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Cachemire : 3,3 millions de sans-abris après le séisme

Quand les djihadistes se font sauveteurs

En participant aux secours, les moudjahidin du mouvement Jamaat-ud-Dawa espèrent gagner la sympathie de la population


De notre envoyée spéciale Sara Daniel, octobre 2005

Pour la première fois, Manzour est arrivé dans les montagnes du Cachemire sans sa kalachnikov. Il y a quelques semaines encore, il s'entraînait dans les camps secrets de moudjahidin implantés dans la vallée du Kaghan. Et puis les camps aussi ont été ravagés par le tremblement de terre et, devant l'ampleur du désastre qui a frappé cette région disputée, les combattants eux-mêmes ont dû, pour un temps au moins, déposer les armes et participer aux opérations de sauvetage. Ce matin-là, pourtant, dans la ville fantôme de Balakot, avec son pantalon en treillis imperméable, sa pioche et sa carrure de lutteur, Manzour a bien l'air prêt à partir en guerre : « Cette fois, c'est un djihad humanitaire que je suis venu mener. Un djihad contre le temps qui tue à petit feu les rescapés de cette catastrophe pire que toutes les guerres saintes que j'ai pu voir, au Cachemire comme en Afghanistan. »
Manzour appartient au mouvement extrémiste islamiste Lashkar-i-Taiba (l'Armée des Purs), l'un des groupes terroristes les plus dangereux au Cachemire, selon les Etats-Unis. Depuis que le président pakistanais Pervez Moucharraf l'a fait interdire en 2003 à la demande de Washington, le mouvement s'est contenté de changer de nom pour devenir le Jamaat-ud-Dawa (Groupe pour la Prédication). Spécialisé dans les attentats suicides, le JUD est, selon le gouvernement indien, impliqué dans l'attaque du Parlement de New Delhi qui a fait 14 morts - dont les 5 membres du commando - et 16 blessés en décembre 2001. Il est également accusé de faciliter les mouvements des membres d'Al-Qaida au Pakistan. En mars 2002, c'est dans un de ses centres qu'Abou Zoubeïda, l'un des chefs d'Al-Qaida, a été arrêté...


Sur les trottoirs de Peshawar, c'était presque exclusivement devant le stand du groupe extrémiste, où des militants aux longues barbes noires ou teintes en roux distribuaient des tracts, que s'accumulaient les ballots de couvertures et de vivres à destination du Cachemire. Plus tard, sur la route, ce sont aussi ses camions ornés du poignard noir, emblème du parti, que l'on croisait, chargés de secours. A Muzaffarabad, l'hôpital de 80 tentes du JUD, qui comprend une centaine de médecins, est dirigé par Amer Aziz, le médecin de Ben Laden, arrêté par les Américains après le 11 septembre 2001.


Ce matin-là, nous avons rendez-vous à 8 heures au camp des moudjahidin, à l'entrée de Balakot. Une semaine après le tremblement de terre, les combattants du Jamaat-ud-Dawa sont pratiquement les seuls à s'aventurer à pied dans les villages reculés que l'armée et ses hélicoptères n'ont toujours pas visités. Sous une pluie battante, nous suivons un groupe d'une dizaine d'hommes, armés de pioches et de sacs à dos remplis de vivres et de médicaments, en route pour le village de Sarash à plusieurs heures de marche de Balakot, où de nombreux blessés n'ont pas encore reçu de soins. Pour atteindre Sarash, il faut d'abord traverser un long amoncellement de gravats, tout ce qui reste de Balakot, l'ancienne ville-marché de la vallée de Kaghan. Ali, un ingénieur de 24 ans qui ouvre la marche, est bouleversé par le spectacle. Tous les immeubles de la ville sans exception se sont effondrés. Epouvantable, l'odeur qui monte des décombres indique précisément les endroits où les cadavres emprisonnés sous les plaques de béton empilées achèvent de se décomposer. Le long du chemin, des cortèges d'hommes au regard vide transportent des corps emmaillotés dans des linceuls de haillons. Sur les 34 000 habitations de Balakot, 25 000 ont été détruites et il n'y a souvent plus personne pour assister aux enterrements. Près de ce qui fut un centre commercial, des sauveteurs tentent de dégager des corps à l'aide de marteaux piqueurs. « Ils feraient mieux de s'occuper des vivants qui agonisent dans les montagnes », s'énerve Ali. Pourtant, le lendemain de notre passage, huit jours après le tremblement de terre, on retrouvera encore vivant dans les décombres un bébé de 7 mois, dans les environs de Balakot.
Déposés à même le sol sous la pluie diluvienne, les amas de vêtements collectés à l'intention des rescapés forment un tapis spongieux de guenilles multicolores qui ne seront pas d'un grand secours pour les survivants qui grelottent. Des grappes humaines prennent d'assaut les camions de vivres. Une femme trie les vêtements dont elle fait des tas : « Elle va aller les vendre, accuse le jeune combattant. Ces gens qui reçoivent de l'aide ne sont pour la plupart pas d'ici puisque ici tout le monde est mort et que ceux qui ont vraiment besoin d'aide sont bloqués dans les montagnes. » Et le ballet incessant des blessés et des cadavres, émergeant des fumigènes blancs antibactériens que l'on vaporise sur la ville, continue. « C'est le Zalzala que décrit le Coran, la voix de la colère de Dieu », commente Ali devant cette vision d'apocalypse. Dans la nuit de samedi, la colère de Dieu s'est de nouveau manifestée sous la forme d'une secousse - évaluée à 5 sur l'échelle de Richter - qui a ébranlée la région comme si des rochers s'entrechoquaient au centre de la Terre.
Le long de la rivière Kunhar, impossible de rester sur la route : elle a été éventrée par une crevasse de 1,50 mètre de largeur et c'est sur un étroit parapet de pierre que nous avançons. Ali, qui a déjà marché plus de treize heures la veille pour rejoindre un village perdu dans la montagne, chemine d'un pas de danseur sur le parapet et trottine sur le sentier jonché de pierres en se protégeant tant bien que mal des éboulements qui se détachent de la montagne. Les pins et les châtaigniers marquent en pointillé la crête des montagnes : malgré la catastrophe, le paysage de ces confins de l'Himalaya est d'une beauté majestueuse.


Personne n'a survécu dans la première ferme, accrochée à la pente, que nous atteignons. Les bâtiments se sont effondrés et l'odeur de mort prend à la gorge. Après quelques minutes de repos, les moudjahidin reprennent leur marche, encore plus pénible à cette altitude, lorsque l'on n'a ni bu ni mangé depuis des heures. Mais ils respectent scrupuleusement le ramadan. La discussion tourne autour des causes de la catastrophe qui a déjà fait plus de 40 000 morts dans cette province du Cachemire ravagée, depuis la partition de l'Inde en 1947, par quatre guerres sanglantes. Parmi les explications avancées par les combattants, celle qui revient le plus souvent est la luxure. « Dans cette région, il y a beaucoup de touristes étrangers qui ont des moeurs sexuelles légères. Je pense que c'est un coup de semonce de Dieu », explique sans hésiter Asad, un étudiant en deuxième année de médecine, qui ne semble pas partager les inquiétudes des notables et des commerçants cachemiris sur l'effondrement du tourisme dans la province provoqué par la poursuite de la guérilla. Pour Manzour, le chef du groupe, le séisme aura une conséquence positive : « L'armée fait la démonstration de son inefficacité. Ils ne sont nulle part et nous sommes partout. Les villageois vont rejoindre en masse notre combat pour l'indépendance du Cachemire ! »
Lorsque, après une longue escalade, les moudjahidin, épuisés et transis d'avoir marché dans l'eau de la rivière puis pataugé dans la boue, atteignent le somment de la montagne, c'est pour découvrir qu'ils se sont un peu perdus. En contrebas, au pied des rizières en terrasse, les membres d'un groupe de sauveteurs occidentaux les observent à la jumelle. Manifestement furieux, Manzour griffonne un message sur un masque de chirurgien et en enveloppe une pierre qu'il lance vers la vallée. Que dit le message ? En substance : les militants du groupe Jamaat-ud-Dawa, ennemi public numéro un des Etats-Unis au Pakistan, n'ont pas besoin qu'on vienne leur porter secours !


Quant au village de Sarash que nous atteignons finalement un peu plus loin, il se réduit désormais à quelques groupes de mauvaises tentes éparpillées dans les décombres. Le vent glacé et la pluie s'engouffrent par bourrasques dans le plastique gris des tentes et les piquets de fortune ne cessent de glisser dans la boue. Les couvertures sont trempées. Dans un champ, à côté d'une ruine qui, avant le 8 octobre, a dû être une grande ferme confortable, trois familles - une vingtaine de personnes - sont pelotonnées sous leur abri de plastique. Elles n'ont presque plus rien à manger et la seule aide qu'elles aient déjà reçue vient d'une précédente expédition du Jamaat-ud-Dawa. Les moudjahidin soignent les blessés comme ils peuvent, fixent les tentes avec des bouts de ficelle ou des pierres tandis qu'un groupe, armé de pioches, se dirige vers des bâtiments effondrés pour tenter d'en extirper les morts. Manzour distribue des bons à l'emblème de son organisation pour que les hommes valides puissent aller chercher de la nourriture dans son camp de Balakot. Plus loin, on brûle les derniers morceaux de meubles arrachés aux décombres. Devant son maigre feu, un homme pleure. C'est le mollah du village, Mohamed Farooq. Il a l'air d'un vieillard alors qu'il n'a que 38 ans. En quelques mots, il dit que ses deux petites filles sont mortes et qu'il n'a plus envie de lutter. Le regard perdu vers les montagnes qui entourent le village et dont les sommets sont déjà couverts de neige, il explique que les habitants de Sarash qui ne savent pas où aller vont attendre l'hiver sous ces bâches de plastique. « Ceux qui sont morts sur le coup, pendant le tremblement de terre, ont eu de la chance, soupire-t-il. Nous, la mort va venir nous prendre les uns après les autres. Et notre agonie sera lente. » Selon Mia Turner, porte-parole du Programme alimentaire mondial des Nations unies, 600 des 900 villages qui s'éparpillent dans les montagnes autour de Balakot étaient toujours, dix jours après le tremblement de terre, hors de portée des secours...

Sara Daniel

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