Parution novembre 1997
Au Caire, Sara Daniel
Sacrifice barbare à Louxor
Le massacre du temple de Hatchepsout a été perpétré par des islamistes que l’on dit en perte de vitesse. Mais il montre les limites d’une simple politique de répression, dans un pays où les milliers de chômeurs risquent de fournir de nouvelles recrues aux groupes terroristes
Hosni Moubarak venait tout juste de vanter, devant le parlement égyptien, le succès de sa lutte contre les terroristes islamistes. Il avait évoqué avec fierté la nouvelle prospérité économique du pays et la vague de privatisation qu’il allait lancer dans une Egypte enfin pacifiée et enrichie par le succès du tourisme. Les islamistes lui ont répondu par un pied de nez sanglant. C’est à Louxor, au cœur de la Mecque touristique du pays, que les commandos des Jama’a Islamiya, la principale organisation intégriste armée d’Egypte, ont choisi de frapper. Lundi, loin de leurs bastions traditionnels du Sud, de Minya ou d’Assiout, dix des leurs, déguisés en agents de la sécurité nationale, ont réussi à rejoindre, avec leurs armes, la rive ouest du Nil qui abrite la vallée des Rois. Là, ils ont massacré à la mitraillette soixante-sept touristes qui montaient la rampe d’accès au temple d’Hatchepsout. A court de munitions, ils ont fini la tuerie au poignard. Les habitants de Louxor ont immédiatement afflué vers les hôpitaux pour donner leur sang, en signe de solidarité. Pour eux, les conséquences de l’acte barbare des terroristes seront immenses. Les paysans des environs vendent la quasi-totalité de leur récolte aux hôtels. La population locale, qui vivait du tourisme, est plongée dans l’angoisse. "Pendant au moins trois ans, dit un petit commerçant, nous n’aurons plus rien à manger. Désormais deux hommes devront se partager la même cigarette." Comment les terroristes ont-ils pu si facilement accomplir leur forfait? La plupart des analystes politiques, eux aussi, avaient décrété un peu vite la fin de l’ère des attentats. Parce que les principaux chefs de la Jama’a purgent tous des peines de prison à vie, parce que le gouvernement, qui est allé jusqu’à fonctionnariser les cheikhs des plus petites mosquées pour les garder sous sa coupe, encadre et surveille toutes les manifestations religieuses, on pensait le danger écarté. Et pourtant les journaux se font presque quotidiennement l’écho de la guérilla qui oppose la police aux Jama’a dans le centre du pays, dans une région comprise entre Beni Souef, au sud du Caire, et Qena, au nord de Louxor, où les champs de canne à sucre, comme ceux de Nagaa Hamadi, offrent un abri idéal aux combattants. C’est d’ailleurs dans cette région, près de Minya, que la Jama’a avait tué neuf policiers en octobre. Sans doute le nombre des victimes des affrontements entre islamistes et policiers avait-il chuté de 373 morts en 1996 à 174 en 1996, ce qui était une évolution plutôt encourageante. "Pourtant, il était un peu naïf de penser que les intégristes avaient été vaincus, explique Hala Moutapha, chargée de recherches au Centre d’Etudes politiques de l’université El-Azhar. Ils savent parfaitement exploiter les rivalités claniques dans les villages. Pour cette raison, on ne pourra jamais les éradiquer complètement. De plus, la Jama’a est une organisation extrêmement bien organisée, structurée en cellules et sous-cellules, et qui, comme le Hamas, comprend une branche armée." C’est pourtant cette organisation elle-même qui avait donné le signal de la trêve. En mars dernier, le chef de la Jama’a d’Assouan, du fond de sa prison, a appelé à l’arrêt des hostilités. Puis ce fut au tour d’Aboud el-Zomar, le leader du Jihad, l’autre organisation fondamentaliste d’Egypte, responsable de l’assassinat de Sadate, de proposer une paix avec le gouvernement. Pour la première fois, cet appel à la réconciliation n’était assorti d’aucune condition préalable comme la relaxe des prisonniers fondamentalistes ou le respect plus scrupuleux de la charia. Le gouvernement a-t-il alors manqué de souplesse? Le ministre de l’Intérieur, Hassan el-Afni, qui a interprété cette proposition de trêve comme un aveu de faiblesse, a décliné l’offre. Il a également refusé une nouvelle fois d’accorder la reconnaissance légale au parti des Frères musulmans, qui avaient pourtant condamné la Jama’a Islamiya. Dans sa revendication de l’attentat de Louxor, l’organisation terroriste a fait le lien entre le massacre et un procès qui vient de commencer en Egypte: celui de Moustafa Hamza, accusé d’avoir fomenté un attentat contre Moubarak en 1995 à Adis-Abeba. Il y a quelques jours également, s’est achevé le procès des auteurs de l’attentat de la place Tahir, au cours duquel neuf touristes allemands ont été assassinés le 18 septembre devant le musée du Caire. Le tribunal n’a siégé que quinze jours avant de condamner à mort les frères Saber, auteurs de l’attentat. C’est le jugement le plus expéditif rendu depuis que Moubarak, en 1992, a confié aux militaires le soin de juger les islamistes. Mais les procès bâclés, et le fait que des centaines d’islamistes soient enfermés dans les cachots égyptiens sans jugement, tout cela ne suffit peut-être pas à expliquer ce massacre. Pour certains experts, l’attentat de Louxor est avant tout un acte désespéré de la part de fondamentalistes désormais acculés dans une voie sans issue. Un signe de l’échec de leur stratégie de conquête légale du pouvoir. Le massacre serait alors destiné à relancer leur capacité de marchandage. C’est la thèse de Ahmed Sid Ahmed, éditorialiste au quotidien "Al Ahram", qui précise cependant: "On a cru que ces groupes étaient démantelés. C’est faux. Ils ont établi la preuve qu’ils disposent d’une logistique sophistiquée. Qu’ils ont les moyens de manifester leur radicalisme. La vague de privatisation annoncée par le gouvernement va mettre de nombreux Egyptiens au chômage. Espérons qu’ils n’écouteront pas les sirènes des fondamentalistes." Le gouvernement, en tout cas, fera le maximum pour les en dissuader. Parce qu’il veut poursuivre à tout prix l’"infitah", la politique d’ouverture aux capitaux étrangers, Moubarak refuse toute concession. Il suffisait pour s’en convaincre de voir les réactions des autorités: quelques heures après l’attentat, les hôtels du Caire, prestement occupés par la police, avaient dejà des allures de casernes.
Sara Daniel
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