Sunnites-chiites : le fossé s'élargit



Malgré quelques succès américains en trompe-l'oeil, l'Irak s'enfonce dans l'anarchie et la guerre civile



C'est sans aucun doute la mort dans l'âme que le général David Petraeus vient de recommander, devant les commissions des Forces armées et des Affaires étrangères de la Chambre des Représentants, qu'une brigade de combat (environ 4 000 hommes) qui doit revenir en décembre ne soit pas remplacée. Ce processus de non-remplacement de troupes plutôt que de réduction d'effectifs ramènerait l'été prochain le nombre de soldats présents à celui du début de 2007, c'est-à-dire avant renvoi de troupes supplémentaires. Soit à quinze brigades. Ses recommandations ont sans doute été dictées par des impératifs de politique intérieure mais aussi; surtout^ par un souci d'humanité. Il sait qu'il ne peut imposer à ses hommes, déjà épuisés par cette guerre à laquelle plus personne ne croit, des rotations de dix-huit mois. En novembre 2003 à Mossoul, nous avions vu le général sanglote^ inconsolable de la perte de ses soldats, lorsqu'un hélicoptère de la 101e divi sion aéroportée avait été abattu. «Cette génération de soldats est formidable», s'était- il exclamé en larmes. Il avait aussi émis des réserves sur la stratégie de Paul Bremer, l'ancien administrateur civil en Irak, affir mant déjà que ses résultats à Mossoul avec ses propres méthodes étaient meilleurs que dans le reste de l'Irak.
Si on lui laissait du temps et des hommes, le général Petraeus pourrait-il inverser le cours dramatique des événements ? «Des progrès politiques ne se produiront que s'il y a une sécurité suffisante», a-t-il souligné devant la Chambre des Représentants. Dans la région d'Al-Anbar, le général a enregistré quelques avancées. En contractant des alliances avec les cheikhs sunnites locaux qui étaient jusqu'ici le fer de lance de la guérilla antiaméricaine et en leur fournissant des armes, les stratèges américains les ont incités à se retourner contre les «Arabes», c'est-à-dire contre les étrangers d'Al-Qaida. Or il s'agissait bel et bien d'un changement profond puisque jusque-là les Américains avaient préféré s'appuyer sur les potentats chiites afin de réduire la rébellion.

Mais ce succès partiel, s'il n'est pas négligeable, suscite nombre d'interrogations. Car cette pacification très limitée est tenue à bout de bras par les Américains. Le gouvernement de Nouri al-Maliki, dont l'autorité ne dépasse guère le périmètre de la «zone verte» de Bagdad, n'est pas reconnu à Al-Anbar. Or les militaires américains y ont réarmé des tribus hostiles au gouvernement central, ce qui entraînera des difficultés supplémentaires dans la perspective, même à long terme, d'un retrait. Le rapprochement des Américains avec la guérilla sunnite a aussi exaspéré non seulement les militants des partis chiites mais surtout l'Iran, qui demeure un acteur majeur dans le conflit irakien. En juillet dernier, à Téhéran, Ali Larijani, le négociateur iranien sur les questions nucléaires, avait eu des mots très durs contre l'ex-ambassadeur américain en Irak, Zalmay Khalilzad, à qui il imputait la paternité de cette nouvelle stratégie. Quant au reste du pays, où se poursuit un nettoyage ethnique et confessionnel, près de 2 millions d'Irakiens y ont déjà été déplacés, victimes de l'instauration progressive d'un réel apartheid. Sous les yeux des Américains, la géographie confessionnelle de l'Irak se redessine : les sunnites ont ainsi pratiquement déserté l'ouest de Bagdad, où ils étaient encore très présents il y a seulement quelques mois. Dans les rares quartiers à population encore mixte, des chicanes de béton et des barbelés installés par les forces américaines séparent les communautés. Dans le quartier d'Amal, où il reste moins de 5 000 sunnites pour 100 000 chiites, les troupes américaines, témoins des massacres, doivent souvent s'interposer entre les escadrons chiites de l'Armée du Mahdi et la population sunnite. Selon le général Raymond Odierno, les forces américaines sont désormais plus souvent attaquées par les milices chiites que par les insurgés sunnites. Et ailleurs, comme à Kerbala, les milices chiites se font même la guerre entre elles. Au point que le chef Moqtada al-Sadr lui-même a reconnu qu'il lui faudrait faire le ménage dans les rangs de son armée. A la fois acteur et témoin principal de cet engrenage tragique, le général Petraeus n'a d'autre choix que d'accepter le non-remplacement d'une partie de son contingent d'hommes épuisés. Même s'il est conscient, plus que quiconque, des terribles conséquences d'un retrait américain : déchus de leurs droits et défaits par les Américains puis par les chiites, les sunnites d'Irak sont aujourd'hui un peuple en sursis.

Sara Daniel
Le Nouvel Observateur