Notre envoyée spéciale Sara Daniel était l'une des six journalistes invités par la République islamique à rencontrer les principaux responsables de son programme nucléaire et à visiter quelques sites sensibles... à la veille d'une nouvelle résolution des Nations unies sur le nucléaire iranien, qui pourrait être accompagnée de sanctions.
Dûment encadrés par des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, six journalistes occidentaux déambulent, le souffle courte dans la touffeur moite des coursives de la centrale nucléaire de Buchehr, en Iran. Nous sommes à 400 kilomètres au sud de Téhéran, parcourant, dans cette ville étuve du golfe Persique, la cathédrale de béton construite et laissée inachevée par la Russie. C'est le gouvernement iranien qui nous a invités à effectuer cette «plongée» guidée mais inattendue au coeur de l'Iran nucléaire, objet de toutes les controverses. Ce très rare effort de relations publiques s'explique par l'imminence d'une nouvelle résolution des Nations unies sur le nucléaire iranien, qui devrait s'accompagner de sanctions.
Avant d'arriver à Buchehr, nous avons visité l'usine de conversion d'Ispahan où l'uranium est transformé en hexafluorure, l'étape qui précède l'enrichissement, et où nous a été révélé le but de notre voyage. «Vous pourrez vous rendre compte par vous-mêmes de la pureté de notre travail [en clair : de son caractère civil] et annoncer au monde extérieur la bonne nouvelle», nous a expliqué Hossein Simorgh, le porte-parole de l'industrie nucléaire iranienne. Mais l'effort de transparence a montré ses limites : malgré notre insistance, nous n'avons pu, «pour des raisons techniques», nous rendre dans l'usine d'enrichissement d'uranium de Natanz ni visiter le réacteur de recherche d'Arak, qui pourrait produire du plutonium, les deux sites qui sont au coeur du contentieux entre l'Iran et l'Occident.
Alors pourquoi sommes-nous aujourd'hui en train de visiter cette usine qui ne fonctionne pas ?
Pourquoi Buchehr figure-t-il dans le plan média de la République islamique, qui ne laisse rien au hasard ?
C'est peut-être justement parce que ce chantier, jusqu'ici parfaitement inutile, de 800 millions de dollars sert de justification à l'Iran lorsqu'il revendique le droit de posséder la maîtrise de toute la chaîne nucléaire. Car la Russie, qui a fini par se ranger dans le camp des Occidentaux, a fait savoir qu'elle ne livrerait pas le combustible nucléaire nécessaire au fonctionnement de la centrale tant que l'Iran n'aurait pas suspendu ses activités d'enrichissement de l'uranium. «Les Russes ne livreront jamais le combustible pour Buchehr. C'est un jeu de dupes, nous a expliqué, à Téhéran, un officiel du ministère des Affaires étrangères, visiblement indigné. Lorsque la communauté internationale nous demande de suspendre l'enrichissement, ce qu'elle exige, en fait, c'est que nous arrêtions tout notre programme. Mais nous ne nous laisserons plus prendre. Quant à nos prétendues activités non déclarées... Il a fallu dix ans aux Japonais pour faire la preuve qu'ils ne cachaient rien aux inspecteurs. Nous ne pouvons pas attendre tout ce temps !»
Un raisonnement fallacieux selon la communauté internationale, qui ne comprend pas la hâte des Iraniens à vouloir enrichir l'uranium puisque la centrale de Buchehr ne peut fonctionner qu'avec du combustible russe et que les Iraniens n'ont pas, pour le moment, d'autres centrales de production dans lesquelles ils pourraient utiliser leur propre uranium enrichi...
Et si, finalement, personne n'avait intérêt à ce que l'immense complexe soit achevé un jour ? Comme nous l'explique à Téhéran Saïd Leylaz, un analyste politique iranien, «Buchehr, ce n'est pas une centrale, c'est un bouclier géopolitique». Le chantier, en d'autres termes, symbolise la complexité et les paradoxes du dossier nucléaire iranien. «Les Russes, ajoute Saïd Leylaz, se servent de Buchehr comme levier dans leurs rapports avec les Américains. Les Iraniens, comme justification de leur programme d'enrichissement : la fin du chantier n'est pas proche !»
A entendre le négociateur en chef des questions nucléaires pour la République islamique, le conservateur Ali Larijani, qui nous reçoit au siège du Conseil suprême de la Sécurité nationale, l'enrichissement de l'uranium est une option stratégique fondamentale de l'Iran. Lorsqu'on lui demande si l'Iran serait prêt à revenir sur son refus de suspendre l'enrichissement de l'uranium s'il recevait des garanties de sécurité de la part des Américains, le négociateur nous répond : «Je ne vois pas le rapport entre les deux choses. C'est comme si je vous demandais : Seriez-vous prêts à arrêter de respirer si les Américains assuraient votre sécurité ?» Selon l'ex-pasdaran, le refus des Américains de permettre à l'Iran de posséder la technologie nucléaire, même civile, «n'a pas de sens, puisque nous la maîtrisons déjà »...
Selon un autre officiel proche des négociations, l'Iran posséderait aujourd'hui près de 3 000 centrifugeuses à Natanz, «assez pour conduire à la fabrication d'une bombe. Mais à quoi nous servirait-elle ? Si nous la lancions sur Israël, les Etats-Unis répliqueraient avec des centaines de bombes. Ce serait du suicide !» Et lorsqu'on lui fait observer que l'arme nucléaire est un moyen de dissuasion qui n'est pas destiné à être utilisé, il nous cite la fatwa du Guide suprême, Ali Khamenei, qui a déclaré toute arme de dissuasion massive «non islamique».
«Ce programme nucléaire n'aurait aucun sens s'il n'était pas militaire, affirme en revanche Kambiz A., un économiste iranien qui ne croit pas une seconde au caractère pacifique du programme nucléaire de son pays. Sous le président Khatami, déjà, les dirigeants de la République islamique se sont rendu compte que l'obtention de la bombe serait le seul moyen de sauver la République islamique, alors ils sont déterminés à l'acquérir coûte que coûte.» «Si l'Iran veut devenir un Etat nucléaire, explique de son côté cet ancien homme politique iranien qui préfère garder l'anonymat, c'est maintenant. Le pays arrivera-t-il à avoir la bombe avant que les Etats-Unis ne se dégagent du bourbier irakien ? La course est engagée, et si nous gagnons, un jour, vous verrez l'Iran quitter le traité de non-prolifération et tester sa première bombe dans le désert...»
Déjà le gouvernement iranien s'est préparé à l'éventualité des sanctions en adoptant une mesure extrêmement impopulaire : le rationnement de l'essence, pour réduire la dépendance par rapport aux importations de produits pétroliers raffinés. Hossein Shariatmadari, le directeur de la rédaction de «Kayan», un journal ultraconservateur, proche du président Ahmadinejad, milite pour que l'Iran quitte dès maintenant le traité de non-prolifération, qui, plaide-t-il avec une certaine logique, ne lui apporte que des contraintes. Il évoque la vulnérabilité des bateaux américains dans les eaux du Golfe face aux Zodiac des kamikazes et les cent méthodes pour atteindre les Occidentaux si les Etats-Unis étaient tentés de «faire les mauvais choix». Quant au haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, il admet que, si des sanctions étaient adoptées contre l'Iran, la République islamique serait tentée de choisir l'illégalité, sans vouloir nous donner plus de précisions...
Tandis que Téhéran tient un discours musclé devant les journalistes occidentaux, la République islamique discute à Bagdad avec les Américains du sort de l'Irak. Et lorsqu'on demande pourquoi l'Iran accepte de participer à un tour de table avec la nation qu'elle condamne si durement et qui l'accuse d'être un des principaux pays responsables du chaos irakien, on n'obtient qu'une réponse convenue. « Si le but avoué, pour les Américains, est d'empêcher l'Iran d'enrichir de l'uranium, pour les Iraniens, le but caché est que les Etats-Unis les reconnaissent enfin comme puissance régionale », analyse Saïd Leylaz. Un désir de reconnaissance paradoxal puisqu'il s'adresse à la nation que la République islamique a définie depuis sa naissance comme son ennemi principal.
Ce que d'autres résument d'une manière plus brutale en estimant que les négociations elles- mêmes avec Washington portent en germe la fin de la République islamique telle que l'Occident la redoute...
Sara Daniel
Le Nouvel Observateur