Parution mars 2000

Kalmoukie, Sara Daniel

Les salaires sont impayés et la Cité des Echecs rouille dans le désert

Ubu roi en Kalmoukie

Ici, comme dans plusieurs Républiques orientales, les oukases du Kremlin se perdent dans la steppe. Et il n’est pas conseillé de mettre en colère le président Kirsan Ilioumjinov, qui règne en autocrate sur sa République

 

Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est la steppe, immense et grise. Une plaine navrante où quelques moutons rescapés d’une époque plus clémente n’arrivent pas à rompre la monotonie du paysage. Lorsqu’on approche de la capitale, Elista, on ne peut plus les manquer, ces signes de la démence ordinaire du régime kalmouk. Ils sont là, entre les masses sombres des immeubles soviétiques déglingués qui bordent l’unique route de la République. Il y a d’abord les immenses panneaux qui représentent le président de la Kalmoukie, Kirsan Ilioumjinov, en train de serrer la main du Dalaï Lama, puis celle du Pape, enfin celle du patriarche Alexei. Le jeune président de la République bouddhiste n’est pas sectaire, sauf en matière de jeu d’échec, dont il a fait l’autre religion locale. Car Kirsan est un champion, un maître de la diagonale du fou. A l’école, le jeu est matière obligatoire. Des statues de tour ou de cavalier, pièces gigantesques, rappellent au passant qu’ici, il vaut mieux savoir "pousser le bois" si on ne veut pas finir mat. Des 89 républiques, régions et oblasts de la fédération de Russie, qui, pourtant, compte de nombreux spécimens de tyranneaux insolites, la Kamoulkie est peut-être la plus désespérante. En 1993, Kirsan Ilioumjinov, 31 ans, est élu président de la République dans le respect des règles les plus démocratiques. Depuis, l’Ubu du Caucase a pris quelques accommodements avec la constitution de sa République – constitution qu’il a rebaptisée "code de la steppe". Il a décidé de prolonger son deuxième mandat jusqu’en 2002. Alexeï Simonov, président de l’association Glasnost, une organisation qui veille au respect des règles démocratiques dans les médias et a fort à faire, explique la placidité avec laquelle a été accueillie l’entorse faite au suffrage universel: "En Kalmoukie comme dans le reste de la Russie, les gens sont fatigués du soi disant processus démocratique. On ne cesse de leur demander leur avis, sans aucun bénéfice tangible pour eux…" Dans les villages, on s’éclaire à la bougie. Les habitants n’ont pas perçu leur salaire depuis plusieurs mois. Il y a quelques jours, des enfants ont été empoisonnés par la cantine scolaire qui leur avait servi une nourriture avariée. A écouter Kirsan, lors de son premier mandat, sa République, l’une des plus pauvres de Russie, allait bientôt devenir un autre Koweit. Le moindre berger devait disposer d’un téléphone portable. "Je suis l’un des hommes politiques les plus riches de Russie, claironnait-il, je serai donc l’un des moins corrompus". Ex membre du Soviet Suprême, il s’est enrichi au lendemain de la chute du communisme dans l’import-export et l’implantation de casinos. Dès son élection, il dispose des ressources de la République comme si elles lui appartenaient en propre. Les journaux officiels le décrivent aujourd’hui comme un milliardaire dont les 50 entreprises font 500 millions de dollars de chiffre d’affaires. Le président se complaît à en rajouter: il est sans doute moins riche qu’il ne le prétend. Sept ans après son élection, son entourage a ravalé de sa superbe: A peine: "Nous tiendrons nos promesses!". Comment? "Il faut faire naître chez le peuple le sentiment de la nécessité de posséder", martèle Kirsan 1er, adepte du marketing. Sur le chapitre de la consommation, pas question de laisser le choix à ses sujets: il a royalement payé les récoltes des paysans par des abonnements au journal "la Vérité kalmouke", le seul journal rédigé en langue mongole. Une langue qui n’est plus enseignée... Kirsan 1er a décrété la nécessité de consommer du spirituel. Les 45% de Kalmouks bouddhistes, qui arrivent à peine à se nourrir, n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un prélèvement sur leur salaire (les quelques fois où ils l’ont touché) pour payer la construction du temple dans lequel trône un Bouddha en or. Un chanteur de folklore kalmouk, promu au titre pompeux de "secrétaire d’Etat à l’idéologie", élabore une "pensée ethno-planétaire" destinée à mettre du baume dans les cœurs, à défaut de beurre dans les épinards. Mais qui s’en plaindrait? Pas les habitants de la République, qui baissent les yeux dès qu’on leur pose une question... Il n’est pas conseillé de mettre en colère le petit Caligula de la Steppe. Tout le monde le sait ici. Larissa Youdina est morte de refuser l’omerta. Elle était la rédactrice en chef de "Kalmoulie soviétique", le seul journal d’opposition de la République. Son corps a été retrouvé dans un étang près d’Elista, le 6 juin 1998. Boris Eltsine lui-même en a parlé comme d’un crime politique. On soupçonne le propre frère du président Kirsan et le directeur de la banque centrale kalmouke Steppe d’avoir commandité l’assassinat. Les hommes de main ont été jugés et condamnés. Mais six mois après le meurtre, ils couraient déjà dehors, relaxés… Larissa Youdina enquêtait sur les détournements de fonds budgétaires de Kirsan. Des crédits avaient été débloqués par le Kremlin pour une filature et un projet fédéral de développement de la région de la mer Caspienne. La journaliste s’intéressait également à l’agence Aris, que le président kalmouk avait chargé du montage financier du championnat international d’échecs d’Elista. Un projet à l’échelle de sa mégalomanie, pour lequel il avait exigé la construction d’un quartier au beau milieu de la steppe. Un an et demi ont passé depuis ces Olympiades. Dans la Cité des Echecs, pavillons et cottages rouillent déjà sur pied. Personne n’a pu s’offrir les appartements luxueux avec "confort à l’occidentale". La yourte de verre et d’acier qui abritait le tournoi reste désespérément vide. Qui aurait envie de tenir séminaire à Elista? Interrogé sur le meurtre de la journaliste, Alexandre Dorjdieiev, le président du gouvernement kalmouk s’impatiente: "Nous n’avons eu qu’un seul meurtre, un seul! et tout le monde nous demande des comptes. En Russie, il y en a des dizaines, tous les jours…" Ulcéré par un si grand désir de nuire à la réputation de la République, il brandit le livre de Brzezinski au dessus de la tête. Comme une explication: "Tout le monde veut mettre la main sur les réserves du pétrole de la mer Caspienne. On nous jalouse. On veut nous faire tomber. Voilà pourquoi Iakoblo, le parti démocrate, nous calomnie avec l’assassinat de cette journaliste!" Sans le meurtre de Larissa, la Cour des Comptes de Russie se serait-elle décidée à venir mettre son nez dans les affaires d’Ilioumjinov? Dès l’arrivée des inspecteurs de Moscou, une rupture de canalisation noyait les archives de l’agence Aris. Malgré ce "contretemps", les enquêteurs ne repartent pas tout à fait bredouilles. Ils découvrent que Kirsan 1er bat monnaie! Le rouble est devenu, un moment, une devise étrangère dans cette République de la Fédération! Kirsan ne se laisse pas démonter par les reproches des "fédéraux" : il les jette tout simplement à la porte! Les foudres du Kremlin se déchaînent? Pas du tout. Moscou abandonne les recherches et ferme les yeux sur les affaires louches de la présidence kalmouke comme sur le meurtre de Larissa Youdina. Car face à un roitelet de province qui lève l’impôt et verrouille son administration et sa police, le tsar est nu. Il peut prononcer autant d’oukazes qu’il veut, elles resteront lettres mortes tant que le seigneur de l’oblast en aura décidé ainsi. Légitimés par le suffrage universel, les gouverneurs règnent désormais de droit divin. Et le Kremlin n’y peut mais, qui les craint plus qu’ils ne le craignent. En Ingouchie, par exemple, quarante articles de la constitution locale – pas moins – sont en flagrante contradiction avec la constitution de la Fédération. Tant pis pour la Constitution… Le pouvoir central a contesté l’élection de Rakhimov, au Bashkotostan. Rakhimov est cependant président. Tant pis pour le pouvoir central… Pour faire encore bon poids sur le centre, les gouverneurs se liguent. Ils se sont organisés en parti. Au gré de leurs intérêts, ils forment des coalitions qu’ils font et défont. Le Kremlin courbe l’échine. La faiblesse de Moscou, dont le budget est équivalent à celui de la Belgique, n’explique pas tout. En Russie, les intérêts des hauts fonctionnaires sont souvent plus puissants que ceux de l’Etat. Retour à la Kalmoukie, et à son statut de zone offshore: paradis fiscal du Caucase, plus de 500 entreprises russes y sont enregistrées. La nomenclature y a ses habitudes… Et Kirsan beaucoup de "relations". Il n’a jamais eu de chance, l’Ubu du Caucase, avec les journalistes. Une ancienne présentatrice de la télévision, élue députée de la Kalmoukie à la Douma, veut lui pourrir la vie. Alexandra Barateïva, 35 ans, star des médias, a abandonné le salaire confortable que lui versait la chaîne de Berezovski pour, dit-elle, "changer la République". La rumeur prétend qu’elle doit son élection à l’insistance musclée du Kremlin qui aurait dépêché quelques gendarmes pour "surveiller" les urnes. Alexandra est confiante, elle vient de rencontrer Poutine: "Il m’a assuré, annonce-t-elle d’un ton confiant, que la seule dictature acceptable en Kalmoukie, c’est celle de la loi. Seul Poutine est capable d’imposer l’ordre dans cette région de fous". Pourtant, Madame la députée n’ignore pas que le président du comité de soutien à l’élection de Poutine est le directeur de la société Aris, l’homme par lequel transite tout l’argent sale de Kalmoukie.

Larissa enquêtait sur lui, avant d’en mourir...

SARA DANIEL

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