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Reportage Espagne marbella

 

 

 

Article rédigé en juillet 2000

 

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On l’appelle «le Caligula de Marbella», parce qu’il coupe les têtes de ses contradicteurs, «l’Attila de la côte», parce que là où il passe ne repousse que du béton. Jesus Gil, maire de Marbella, risque aujourd’hui trente ans de prison. Mais son système s’exporte bien

 

Les bonnes fortunes de «Don Jesus»

Tous les palmiers de Marbella bruissent de la rumeur de ses excès et de ses coups de gueule. Alors, le soir, sur le coup de 8heures, les édiles de la ville aiment à se retrouver dans les cafés de la place des Orangers pour évoquer les meilleures péripéties de la geste de «Don Jesus». «Tu te souviens de la fois où il a donné une interview télévisée depuis sa piscine, une fille dans chaque bras?» «Et lorsqu’il s’était mis à danser en poussant des hurlements dans l’avion de ligne parce qu’il venait de gagner au loto…!» On évoque ses villas, son ranch de 200 chevaux, ses troupeaux de taureaux et son cercueil – un mausolée qui peut contenir 69 corps avec une épitaphe: «Ci-gît un homme courageux qui s’est moqué des imbéciles.» On admire ses exploits: «Il ne dort que trois heures par jour, quelle maîtrise!» Sa fortune personnelle est estimée à 800 millions de francs. Parfois on se laisse un peu aller. On enjolive. Il aurait été jusqu’à ajouter quelques centigrades aux thermomètres à cristaux liquides de la ville pour inciter les touristes à venir à Marbella en hiver… On récite la liste de ses surnoms qui est presque aussi longue que celle de ses excentricités: «le Caligula de Marbella», parce qu’il coupe les têtes de ceux qui osent le contredire; «l’Attila de la côte», parce que là où il passe ne repousse que du béton; «Gitler», parce qu’on ne compte plus les bavures de sa milice municipale; «le Gros», on comprend pourquoi… et tant d’autres.
Mais ce soir, au milieu de ses fontaines de stuc et des jardins de sa demeure, Jesus Gil est un peu triste. Alors, pour tromper sa solitude, il écoute les acclamations d’une foule imaginaire. Il a beau avoir passé vingt-cinq jours sur le petit banc en bois des accusés du tribunal de Malaga. Il a beau être l’objet de 90 poursuites judiciaires pour détournement de fonds, faux en écritures et prévarication, risquer trente-quatre ans de prison, cent vingt et un ans d’inéligibilité, une amende de 2milliards de pesetas (78 millions de francs), après avoir payé 57 millions de francs de caution pour sa liberté conditionnelle, le Don Quichotte de la Costa del Sol veut croire que les habitants de Marbella l’adorent toujours. Malgré les procureurs: «Ces rats, ces inquisiteurs»; malgré les attaques d’Aznar et du parti socialiste: «Ces voleurs de chorizo»; malgré les journalistes: «Des personnes répugnantes qui me dégoûtent», il se persuade que «son peuple» lui est resté fidèle. A cause de sa simplicité. Parce qu’il s’habille toujours en short et que ses chemisettes trop courtes laissent voir son gros ventre. Parce qu’il mange salement les huit œufs qu’il engloutit pour le petit déjeuner. Parce qu’il traite tous les managers qui défilent à la tête de l’Atletico, son équipe de foot, de «fils de pute». Bref, parce qu’à côté de lui Bernard Tapie et Jean-Marie Le Pen ont le flegme et la retenue de majordomes anglais. «J’ai compris à quel point les gens m’aimaient au cours de la procession du patron de la ville saint Barnabé, explique sérieusement le maire en se rengorgeant dans ses bajoues, ce jour-là, ce n’est pas le saint qu’ils ont acclamé, c’est moi…!»
Jesus Gil y Gil crâne un peu par habitude. Mais on sent que le cœur n’y est pas. Qu’est devenu le matamore hargneux qui éructait: «Les gens normaux, on leur envoie le fisc. Moi, le fisc, je m’en bats les couilles»? Celui qui jugeait avec l’aplomb que lui donnaient ses succès électoraux: «La politique? Un ramassis d’incompétents. Moi, je ne les prendrais même pas comme garçons de courses dans mon entreprise!» Les ennuis judiciaires ont-ils finalement eu raison de la gouaille poujadiste d’un maire qui fêtait la victoire de son club de foot en exhibant fièrement sa silhouette trapue sur son cheval, dans les rues de Madrid? Le décor n’a pas changé. M. le Maire reçoit au Club financier immobilier, tout un programme! Un «ça m’suffit» de marbre et de colonnades de style hétéroclite. Aujourd’hui le Gil s’est fait chic: short rouge en rayonne et un polo noir, sandales, il trône dans son Alhambra de pacotille. «Au Mexique, on vous tire une balle dans la tête. Ici, c’est petit à petit qu’on vous tue», commence «Don Jesus» pour commenter ses ennuis avec la justice. «Je pensais naïvement que l’on pouvait se présenter librement devant les électeurs dans ce pays», continue-t-il en s’échauffant. C’est vrai qu’il a quelques raisons de se prévaloir de ses succès électoraux. Par trois fois en dix ans, le maire de Marbella a été élu puis réélu à la majorité absolue à la tête de la ville. Il faut dire que ses méthodes sont convaincantes. En 1991, après la guerre du Golfe, la ville était en plein marasme. En quelques années, «Don Jesus» a fait de cette ville à l’abandon la Marbella que l’on connaît aujourd’hui, avec ses larges avenues qui sentent le jasmin et les pots d’échappement. Corridor opulent et tapageur d’hommes d’affaires plus ou moins louches, havre des mafias russe ou sicilienne qui ont droit, elles aussi, au repos du guerrier. Peu à peu les palais verticaux de béton ont été achetés par des milliardaires en short aux gourmettes trop lourdes pour être honnêtes. Devise de «Gil-Ier»: «L’argent, peu importe d’où il vient, du moment qu’il vient.» Pour assurer la tranquillité de ces hôtes très solvables, le maire a appelé à la rescousse le dénommé, «Rambo», un ancien gradé de la Guardia civil qui forme les 500 flics de la milice municipale aux cris de: «Qu’est-ce que vous avez entre les jambes?» Réponse: «Marbella, Marbella!»
Tout aurait donc été parfait dans le meilleur des paradis fiscaux possibles si tout d’un coup la ville ne s’était pas trouvée au bord du gouffre financier. Il fallait bien soigner ses nouvelles relations. Alors, pour Puerto Banus, Gil a commandé à Tsereteli, un artiste russe, ami du maire de Moscou, une imposante statue facturée 190 millions de pesetas à la ville de Marbella. Une de ses connaissances désire acquérir une discothèque? Il l’a fait construire sur un terrain municipal classé zone verte. La spéculation immobilière bat son plein. Les immeubles poussent sur les zones protégées comme des champignons. Mais curieusement, le plan d’occupation des sols accommodé à la sauce Gil ne suffit pas à équilibrer les comptes de la ville. Et puis il y a «la Tribuna», le journal qui chante à longueur de colonne les louanges de M. le Maire. Sa télévision aussi. «Toute cette publicité personnelle coûte quotidiennement à la ville 2,5 millions de pesetas», constate Antonio Pacheco, journaliste local. Résultat: la dette cumulée de Marbella se monte aujourd’hui a 100 milliards de pesetas. Non remboursable... Faute d’argent, le palais des congrès est encoreen chantier. Et Jesus Gil attend un don du roi Fahd (le véritable roi de Marbella) pour pouvoir achever le théâtre municipal promis à la ville. Les habitants, eux, ne voient que la prospérité provocante, le tout nouveau Corte Ingles pris d’assaut, les restaurants où l’on s’arrache les tables. «Don Jesus» décide donc d’exporter une recette qui marche. Après tout c’est un entrepreneur. Il crée un parti qu’il baptise en toute simplicité le GIL (Groupe indépendant et libéral). Très vite, le parti gagne les suffrages des villes de la côte. Estepona (aux mains de son fils jusqu’aux municipales de 1999), Ronda et surtout les enclaves de Ceuta et de Melilla, dont le maire veut faire le «Hongkong de l’Europe», tombent dans son escarcelle. Inquiet de cette percée spectaculaire, Aznar appelle à «un pacte des partis démocratiques», une sorte de Front républicain qu’«El Gordo» n’a toujours pas digéré. C’est la fin du rêve. Entre cette levée de boucliers des partis et ses ennuis judiciaires, Gil sait qu’il lui faut aujourd’hui abandonner ses rêves de conquête du sud de l’Espagne. A 67 ans, il dit vouloir prendre du bon temps avec «ses taureaux, ses chevaux et sa famille». Et se concentrer sur son pré carré, l’Atletico et Marbella, deux des plus célèbres clubs de foot. Les deux joyaux de son empire. Cela tombe bien, c’est sur les rapports incestueux qu’ont entretenus les deux enfants chéris de «Don Jesus» que la justice a décidé de se concentrer, elle aussi. En attendant.
«Si c’est un délit, que Dieu vienne et le voit.» Jesus Gil affirme ne pas comprendre. Pourquoi ne pas faire bénéficier à l’Atletico des largesses de Marbella? Oui, les joueurs de l’Atletico ont arboré sur leur maillot le mot «Marbella», pour le plus grand bénéfice de la ville. Oui, cette opération de parrainage a été facturée à la municipalité. Et alors!… Aujourd’hui Gil est accusé d’avoir détourné 450millions de pesetas des caisses de Marbella vers l’Atletico. Mais cela fait presque dix ans que «l’affaire des maillots de foot» a commencé. Alors pourquoi avoir tant attendu pour poursuivre le maire populiste de la Costa del Sol?
«Don Jesus» a bien une idée pour expliquer le calendrier de sa déchéance: «Lorsque j’ai gagné dans les enclaves, on m’a prévenu que j’allais être électrocuté…» Il n’a peut-être pas tort. Ceuta et Melilla, têtes de pont de l’Espagne sur la côte marocaine, sont des lieux très sensibles. Et pas seulement parce qu’elles sont assiégées par les pateras, ces barques de fortune chargées de travailleurs clandestins. Ceuta et Melilla, ce sont de véritables petites Siciles. Avec leurs parrains, leurs narcotrafiquants, leur économie souterraine. 20% des échanges de devises de toute l’Espagne se font sur ces deux territoires. Chaque année les mafias locales y feraient transiter plus de 400 milliards de pesetas (16 milliards de francs). «Et puis, on l’a vu à Marbella, la méthode de Gil lorsqu’il a conquis une région c’est de la vendre par appartements. Si le maire vendait des terrains à Ceuta et Mellila, ce seraient les Marocains qui achèteraient. Le gouvernement espagnol ne peut prendre ce risque alors que la question du rattachement est en suspens», ajoute Antonio Pacheco.
Sur la côte, beaucoup pensent que «Don Jesus» a fait son temps. «Les gens qui viennent en vacances ici ont besoin d’être tranquilles», explique Carlo Fernandez. Ce chef du parti andalou, ex-bras droit du maire, est aujourd’hui son opposant le plus farouche. Selon lui «El Gordo» est devenu trop voyant. Les voyous qui se sont servis de Gil pour s’installer à Marbella n’ont plus besoin de lui. Sa vulgarité fait de moins en moins rire: «Maintenant, quand il arrive avec ses shorts dans les réceptions, même les parrains de la Mafia ont honte d’être vus avec lui…»

 

 SARA DANIEL

 

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