Tous
les palmiers de Marbella bruissent de la rumeur de ses excès et de ses coups
de gueule. Alors, le soir, sur le coup de 8heures, les édiles de la ville
aiment à se retrouver dans les cafés de la place des Orangers pour évoquer
les meilleures péripéties de la geste de «Don Jesus». «Tu te souviens de la
fois où il a donné une interview télévisée depuis sa piscine, une fille
dans chaque bras?» «Et lorsqu’il s’était mis à danser en poussant des
hurlements dans l’avion de ligne parce qu’il venait de gagner au loto…!» On
évoque ses villas, son ranch de 200 chevaux, ses troupeaux de taureaux et
son cercueil – un mausolée qui peut contenir 69 corps avec une épitaphe:
«Ci-gît un homme courageux qui s’est moqué des imbéciles.» On admire ses
exploits: «Il ne dort que trois heures par jour, quelle maîtrise!» Sa
fortune personnelle est estimée à 800 millions de francs. Parfois on se
laisse un peu aller. On enjolive. Il aurait été jusqu’à ajouter quelques
centigrades aux thermomètres à cristaux liquides de la ville pour inciter
les touristes à venir à Marbella en hiver… On récite la liste de ses
surnoms qui est presque aussi longue que celle de ses excentricités: «le
Caligula de Marbella», parce qu’il coupe les têtes de ceux qui osent le
contredire; «l’Attila de la côte», parce que là où il passe ne repousse que
du béton; «Gitler», parce qu’on ne compte plus les bavures de sa milice
municipale; «le Gros», on comprend pourquoi… et tant d’autres.
Mais ce soir, au milieu de ses fontaines de stuc et des jardins de sa
demeure, Jesus Gil est un peu triste. Alors, pour tromper sa solitude, il
écoute les acclamations d’une foule imaginaire. Il a beau avoir passé
vingt-cinq jours sur le petit banc en bois des accusés du tribunal de
Malaga. Il a beau être l’objet de 90 poursuites judiciaires pour
détournement de fonds, faux en écritures et prévarication, risquer
trente-quatre ans de prison, cent vingt et un ans d’inéligibilité, une
amende de 2milliards de pesetas (78 millions de francs), après avoir payé
57 millions de francs de caution pour sa liberté conditionnelle, le Don
Quichotte de la Costa del Sol veut croire que les habitants de Marbella
l’adorent toujours. Malgré les procureurs: «Ces rats, ces inquisiteurs»;
malgré les attaques d’Aznar et du parti socialiste: «Ces voleurs de
chorizo»; malgré les journalistes: «Des personnes répugnantes qui me dégoûtent»,
il se persuade que «son peuple» lui est resté fidèle. A cause de sa
simplicité. Parce qu’il s’habille toujours en short et que ses chemisettes
trop courtes laissent voir son gros ventre. Parce qu’il mange salement les
huit œufs qu’il engloutit pour le petit déjeuner. Parce qu’il traite tous
les managers qui défilent à la tête de l’Atletico, son équipe de foot, de
«fils de pute». Bref, parce qu’à côté de lui Bernard Tapie et Jean-Marie Le
Pen ont le flegme et la retenue de majordomes anglais. «J’ai compris à quel
point les gens m’aimaient au cours de la procession du patron de la ville
saint Barnabé, explique sérieusement le maire en se rengorgeant dans ses
bajoues, ce jour-là, ce n’est pas le saint qu’ils ont acclamé, c’est moi…!»
Jesus Gil y Gil crâne un peu par habitude. Mais on sent que le cœur n’y est
pas. Qu’est devenu le matamore hargneux qui éructait: «Les gens normaux, on
leur envoie le fisc. Moi, le fisc, je m’en bats les couilles»? Celui qui
jugeait avec l’aplomb que lui donnaient ses succès électoraux: «La
politique? Un ramassis d’incompétents. Moi, je ne les prendrais même pas
comme garçons de courses dans mon entreprise!» Les ennuis judiciaires
ont-ils finalement eu raison de la gouaille poujadiste d’un maire qui
fêtait la victoire de son club de foot en exhibant fièrement sa silhouette
trapue sur son cheval, dans les rues de Madrid? Le décor n’a pas changé. M.
le Maire reçoit au Club financier immobilier, tout un programme! Un «ça
m’suffit» de marbre et de colonnades de style hétéroclite. Aujourd’hui le
Gil s’est fait chic: short rouge en rayonne et un polo noir, sandales, il
trône dans son Alhambra de pacotille. «Au Mexique, on vous tire une balle
dans la tête. Ici, c’est petit à petit qu’on vous tue», commence «Don
Jesus» pour commenter ses ennuis avec la justice. «Je pensais naïvement que
l’on pouvait se présenter librement devant les électeurs dans ce pays»,
continue-t-il en s’échauffant. C’est vrai qu’il a quelques raisons de se
prévaloir de ses succès électoraux. Par trois fois en dix ans, le maire de
Marbella a été élu puis réélu à la majorité absolue à la tête de la ville.
Il faut dire que ses méthodes sont convaincantes. En 1991, après la guerre
du Golfe, la ville était en plein marasme. En quelques années, «Don Jesus»
a fait de cette ville à l’abandon la Marbella que l’on connaît aujourd’hui,
avec ses larges avenues qui sentent le jasmin et les pots d’échappement.
Corridor opulent et tapageur d’hommes d’affaires plus ou moins louches,
havre des mafias russe ou sicilienne qui ont droit, elles aussi, au repos
du guerrier. Peu à peu les palais verticaux de béton ont été achetés par
des milliardaires en short aux gourmettes trop lourdes pour être honnêtes.
Devise de «Gil-Ier»: «L’argent, peu importe d’où il vient, du moment qu’il
vient.» Pour assurer la tranquillité de ces hôtes très solvables, le maire
a appelé à la rescousse le dénommé, «Rambo», un ancien gradé de la Guardia
civil qui forme les 500 flics de la milice municipale aux cris de:
«Qu’est-ce que vous avez entre les jambes?» Réponse: «Marbella, Marbella!»
Tout aurait donc été parfait dans le meilleur des paradis fiscaux possibles
si tout d’un coup la ville ne s’était pas trouvée au bord du gouffre
financier. Il fallait bien soigner ses nouvelles relations. Alors, pour
Puerto Banus, Gil a commandé à Tsereteli, un artiste russe, ami du maire de
Moscou, une imposante statue facturée 190 millions de pesetas à la ville de
Marbella. Une de ses connaissances désire acquérir une discothèque? Il l’a
fait construire sur un terrain municipal classé zone verte. La spéculation
immobilière bat son plein. Les immeubles poussent sur les zones protégées
comme des champignons. Mais curieusement, le plan d’occupation des sols
accommodé à la sauce Gil ne suffit pas à équilibrer les comptes de la ville.
Et puis il y a «la Tribuna», le journal qui chante à longueur de colonne
les louanges de M. le Maire. Sa télévision aussi. «Toute cette publicité
personnelle coûte quotidiennement à la ville 2,5 millions de pesetas»,
constate Antonio Pacheco, journaliste local. Résultat: la dette cumulée de
Marbella se monte aujourd’hui a 100 milliards de pesetas. Non
remboursable... Faute d’argent, le palais des congrès est encoreen
chantier. Et Jesus Gil attend un don du roi Fahd (le véritable roi de
Marbella) pour pouvoir achever le théâtre municipal promis à la ville. Les
habitants, eux, ne voient que la prospérité provocante, le tout nouveau
Corte Ingles pris d’assaut, les restaurants où l’on s’arrache les tables.
«Don Jesus» décide donc d’exporter une recette qui marche. Après tout c’est
un entrepreneur. Il crée un parti qu’il baptise en toute simplicité le GIL
(Groupe indépendant et libéral). Très vite, le parti gagne les suffrages
des villes de la côte. Estepona (aux mains de son fils jusqu’aux
municipales de 1999), Ronda et surtout les enclaves de Ceuta et de Melilla,
dont le maire veut faire le «Hongkong de l’Europe», tombent dans son
escarcelle. Inquiet de cette percée spectaculaire, Aznar appelle à «un
pacte des partis démocratiques», une sorte de Front républicain qu’«El
Gordo» n’a toujours pas digéré. C’est la fin du rêve. Entre cette levée de
boucliers des partis et ses ennuis judiciaires, Gil sait qu’il lui faut
aujourd’hui abandonner ses rêves de conquête du sud de l’Espagne. A 67 ans,
il dit vouloir prendre du bon temps avec «ses taureaux, ses chevaux et sa
famille». Et se concentrer sur son pré carré, l’Atletico et Marbella, deux
des plus célèbres clubs de foot. Les deux joyaux de son empire. Cela tombe
bien, c’est sur les rapports incestueux qu’ont entretenus les deux enfants
chéris de «Don Jesus» que la justice a décidé de se concentrer, elle aussi.
En attendant.
«Si c’est un délit, que Dieu vienne et le voit.» Jesus Gil affirme ne pas
comprendre. Pourquoi ne pas faire bénéficier à l’Atletico des largesses de
Marbella? Oui, les joueurs de l’Atletico ont arboré sur leur maillot le mot
«Marbella», pour le plus grand bénéfice de la ville. Oui, cette opération
de parrainage a été facturée à la municipalité. Et alors!… Aujourd’hui Gil
est accusé d’avoir détourné 450millions de pesetas des caisses de Marbella
vers l’Atletico. Mais cela fait presque dix ans que «l’affaire des maillots
de foot» a commencé. Alors pourquoi avoir tant attendu pour poursuivre le
maire populiste de la Costa del Sol?
«Don Jesus» a bien une idée pour expliquer le calendrier de sa déchéance:
«Lorsque j’ai gagné dans les enclaves, on m’a prévenu que j’allais être
électrocuté…» Il n’a peut-être pas tort. Ceuta et Melilla, têtes de pont de
l’Espagne sur la côte marocaine, sont des lieux très sensibles. Et pas
seulement parce qu’elles sont assiégées par les pateras, ces barques de
fortune chargées de travailleurs clandestins. Ceuta et Melilla, ce sont de
véritables petites Siciles. Avec leurs parrains, leurs narcotrafiquants,
leur économie souterraine. 20% des échanges de devises de toute l’Espagne
se font sur ces deux territoires. Chaque année les mafias locales y
feraient transiter plus de 400 milliards de pesetas (16 milliards de
francs). «Et puis, on l’a vu à Marbella, la méthode de Gil lorsqu’il a
conquis une région c’est de la vendre par appartements. Si le maire vendait
des terrains à Ceuta et Mellila, ce seraient les Marocains qui
achèteraient. Le gouvernement espagnol ne peut prendre ce risque alors que
la question du rattachement est en suspens», ajoute Antonio Pacheco.
Sur la côte, beaucoup pensent que «Don Jesus» a fait son temps. «Les gens
qui viennent en vacances ici ont besoin d’être tranquilles», explique Carlo
Fernandez. Ce chef du parti andalou, ex-bras droit du maire, est aujourd’hui
son opposant le plus farouche. Selon lui «El Gordo» est devenu trop voyant.
Les voyous qui se sont servis de Gil pour s’installer à Marbella n’ont plus
besoin de lui. Sa vulgarité fait de moins en moins rire: «Maintenant, quand
il arrive avec ses shorts dans les réceptions, même les parrains de la
Mafia ont honte d’être vus avec lui…»
SARA DANIEL
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