On
l’appelait le «roi des pauvres». La rumeur populaire lui prêtait la fibre
sociale et le désir affirmé d’arracher le Maroc aux années noires de la
répression pour le conduire vers la modernité. Prince des réformes
démocratiques, Mohammed VI devait tourner la page du féodalisme, enterré en
même temps que feu son père, Hassan II. Dix-sept mois se sont écoulés
depuis l’accession au trône du nouveau roi que déjà le «printemps marocain»
a cessé de fleurir. Le mois dernier, sans crier gare, le gouvernement a
supprimé les trois hebdomadaires indépendants du pays, au nom d’une hypothétique
atteinte à «la sûreté de l’Etat». Inaugurée, espérait-on, avec le
règne du nouveau souverain, la liberté d’_expression n’aura été qu’un feu
de paille…
Depuis que «le Journal», hebdomadaire spécialisé dans l’investigation
politique, a été interdit en même temps que «As-Sahifa» et «Demain», deux
autres magazines indépendants, les journalistes de ce qui fut brièvement la
presse libre comptent les coups qui s’abattent sur eux. «L’autre» presse,
unanime, recense leurs manquements à la seule déontologie reconnue au
Maroc: la révérence aux institutions. La parenthèse de l’état de grâce est
refermée. La presse est revenue au «royalement correct», avec une bonne
volonté troublante.
Abla Ababou, 30 ans, responsable de la rubrique des portraits au «Journal»,
est encore ahurie par la vitesse et la facilité avec laquelle le retour à
l’ordre a eu lieu. Elle vient d’en faire l’expérience parmi les étudiants
du lycée Descartes de Rabat. Il y a quelques jours encore, la brune
journaliste tenait pour acquis que la jeunesse était dans le camp de la
liberté. Les organisateurs du débat lycéen aussi, qui lui avaient demandé
de tempérer la fougue de son jeune auditoire. Vaine précaution! C’est un
réquisitoire des prépa HEC indignés par la «chasse aux scoops» des
journalistes «irresponsables» qui attendait Abla. «Comment
osez-vous mettre en danger les institutions? a demandé, sentencieux,
l’un des élèves. Il est bien trop tôt pour tout dire!»
Trop tôt ou déjà trop tard? Enfants des cadres dirigeants du pays –
cœur de cible des trois magazines mis à l’index, dont deux sont en langue
française –, ils parlent déjà comme les brontosaures du système. Où
sont-ils passés, les milliers de lecteurs qui se montraient avides de
vraies informations?
Dans les cénacles des «décideurs», il est moins que jamais admis d’oublier
la déférence quand on parle du «système» marocain. Sur les trois piliers du
royaume: la monarchie, l’armée et les partis de la coalition au pouvoir, la
retenue est de rigueur. Le «makhzen» (étymologiquement, les magasins
royaux; et par extension, l’administration royale) supporte mal la
contestation. Et la gauche, sur ce point, ne se distingue pas du reste de
l’éventail politique. Dans un article intitulé «Pour en finir avec une
escroquerie nommée "le Journal"», Mohammed el-Gahs, rédacteur
en chef de «Libération» – le quotidien qui soutient l’USFP, le parti
socialiste du Premier ministre –, n’hésite pas à parler de «conspiration»
chez les confrères! «Vive la monarchie!, s’exclame-t-il. Vive la
nation une et indivisible, vive la démocratie, vive l’USFP, vive l’armée de
la démocratie, unis pour réussir la transition démocratique!» Sous le
règne de Mohammed VI, la démocratie est toujours une chose trop sérieuse
pour être confiée au peuple.
Les trois hebdomadaires indépendants viennent d’en faire l’expérience
depuis que «le Journal» a osé publier une certaine lettre que ses deux
confrères ont eu l’audace de commenter. Rédigée en 1974 par le dirigeant
socialiste de l’époque Mohammed Basri, ce document révèle que le parti de
l’actuel Premier ministre, Abderrahmane Youssoufi, aurait été impliqué dans
le coup d’Etat de 1972 contre Hassan II. Coup d’Etat dont jusque-là seul le
général Oufkir, l’exécuteur des basses œuvres du roi défunt, était censé
être responsable. Au même Oufkir, on attribue aussi l’assassinat de Mehdi
Ben Barka, le célèbre opposant de gauche enlevé à Paris en octobre 1965.
Sinistres complots enfouis dans le passé, que personne, parmi les actuels
détenteurs du pouvoir – la gauche, l’armée, la monarchie – ne veut voir
exhumer. Les journalistes de l’hebdo interdit se sont-ils fait manipuler?
Ce qui est sûr, c’est que le socialiste Mohammed Basri, auteur de la
lettre, authentifie aujourd’hui le document, alors qu’il niait tout en
1987, lorsque ces accusations avaient commencé à circuler.
Au palais, on admet que la participation de certains membres de la gauche
au coup d’Etat contre Hassan II était connue depuis longtemps et qu’«on
leur a pardonné ». «Peut-être a-t-on eu tort?», commente, non sans
fiel, un familier de la cour, sous le couvert de l’anonymat. Quelle que
soit leur situation sociale, rares sont les Marocains qui acceptent de
parler à visage découvert. Le «grand personnage» du palais quitte son air
blasé pour passer au ton de la remontrance: «Même si elles sont connues,
certaines choses ne sont pas bonnes à étaler en place publique. Un journal,
c’est un peu comme une femme qui enlève son voile. Ce n’est pas une raison
pour qu’elle aille jusqu’au strip-tease…»
Dans l’affaire du «Journal», l’éminence grise du palais affecte
l’amertume du protecteur déçu. C’est le futur Mohammed VI en personne qui
aurait sauvé l’hebdomadaire lorsque Driss Basri – l’ex-ministre de
l’Intérieur – en avait demandé l’interdiction à Hassan II. Un des plus
proches conseillers du souverain, Hassan Aourid, n’a-t-il pas collaboré à
ce journal avant de rejoindre le cabinet royal? «On leur a apporté la
liberté d’_expression sur un plateau d’argent, gronde le favori du
makhzen. Malheureusement, ils n’ont pas su respecter ce cadeau que nous
leur
avions fait.» Comment «le Journal» a-t-il osé donner des conseils
au roi en l’exhortant à suivre l’exemple de Juan Carlos? Comment a-t-il eu
l’audace d’ouvrir ses colonnes à Moulay Hisham, celui qu’on appelle le «prince
rouge», numéro trois dans la succession dynastique, et qui ne fait pas
mystère de son progressisme? C’est clair: le palais vit comme une terrible
ingratitude ce qui était simplement un apprentissage de la liberté
d’_expression.
«Très vite ces journaux ont voulu s’affranchir du parrainage encombrant
de la cour, explique Benjamin Stora, historien, spécialiste du Maghreb,
qui vit à
Rabat depuis deux ans. Et ils ont donné des coups tous azimuts
pour exister.» Peu habitué au journalisme d’investigation, le palais en
est devenu paranoïaque. «On nous a carrément soupçonnés d’être
téléguidés par le Mossad, puis par les services secrets espagnols ou
américains!», raconte Aboubakr Jamaï, le directeur du «Journal». Le
Premier ministre socialiste, Abderrahmane Youssoufi, reconnaît volontiers
sa part de responsabilité dans la décision d’interdire les trois
hebdomadaires: «Avec l’accord du palais royal, bien sûr, s’empresse-t-il
d’ajouter. La démocratie marocaine ne peut supporter un Dreyfus par
jour, un Zola par semaine, ni même un Salman Rushdie par mois. Après tout,
chez vous, Mai-68 n’a duré qu’un mois…»
Non sans une certaine nostalgie, Youssoufi évoque volontiers
l’interdiction dont son propre journal a fait l’objet en 1959: «Je sais
ce que c’est d’être interdit. C’est pour leur éviter les désagréments de
multiples saisies que j’ai décidé d’en finir une fois pour toutes avec ces
trois hebdomadaires…» Aboubakr Jamaï hausse les épaules. Même en
matière de répression, Youssoufi n’aurait pas les pouvoirs dont il se
vante: «Youssoufi perdure parce que c’est le bon vouloir du palais. Il
n’a plus aucune autre légitimité. Il ne peut même pas décider seul de
l’interdiction d’un journal. Et a fortiori réformer le pays, malgré le
marasme économique ambiant, lui qui ne jouit plus d’aucun soutien parmi les
siens. Ce qui explique pourquoi Youssoufi évite depuis huit ans de faire
des élections au sein de l’USFP.» Un haut gradé de l’armée refuse
d’apparaître à visage découvert mais ne cache pas son mépris pour un
Youssoufi «instrumentalisé» par le palais. «Nous avons besoin de
l’alternance avec la gauche pour donner de la stabilité au régime, déclare
l’officier. Pourtant l’USFP de Youssoufi est une coquille vide. Il va
devoir réformer son parti et sans doute partir...»
Pour le jeune directeur du «Journal», le vrai pouvoir du makhzen, celui
qui décrète la fin de l’ère de la tolérance journalistique ou le maintien
de Youssoufi, c’est aujourd’hui l’armée. «Il y a eu l’arrestation des
journalistes de FR3 sur les lieux du pèlerinage de Tazmamart, récapitule
le journaliste. Puis le renvoi de Claude Juvenal, le directeur du bureau
de l’AFP à Rabat. Il venait de reprendre un communiqué de l’Association
marocaine des Droits de l’Homme qui désignait clairement les principaux
généraux de l’état-major de l’armée marocaine, toujours en poste, comme
responsables des tortures pendant les années de plomb. Nous n’avons pas
hésité à faire paraître en une les noms des tortionnaires qui sont
aujourd’hui les barons du régime, les généraux Ben Slimane et Hamidou
Lâanigri. C’est peu de temps après que les trois hebdos ont été interdits…»
Le général Hamidou Lâanigri, la soixantaine, se dit «à la tête d’une
machine bien huilée», la DST marocaine. On lui attribue l’éviction de
Driss Basri, ancien ministre de l’Intérieur, symbole des années noires,
l’homme le plus haï du
Maroc. Eviction qui a contribué fortement à la
popularité de Mohammed VI. Le jeune roi lui en aurait été très
reconnaissant. Au point, dit-on, de se décharger sur lui de toutes les
affaires courantes… Alors au Maroc la rumeur enfle: l’armée serait en train
de prendre le pouvoir. En privé, dans certains clans de l’état-major, on va
jusqu’à se permettre de regretter la faiblesse du jeune roi et le manque de
légitimité du Premier ministre. Au point d’afficher parfois une certaine
nostalgie pour le tempérament inflexible de Hassan II. Il manquerait un
homme fort pour présider aux destinées du pays… «La révolte menace et
les islamistes progressent, affirme un proche de Lâanigri. Justice
et spiritualité, le parti de Cheikh Yacine, risque de tout rafler en 2002,
aux prochaines législatives. L’armée ne laissera pas faire. Nous
interviendrons! Le Maroc est en train de se laisser prendre dans le même
engrenage infernal que l’Algérie.»
Porte-parole du mouvement islamiste fondé par son père, Nadia Yacine
prend tellement au sérieux une possible intervention de l’armée après un
raz de marée de son parti aux prochaines élections qu’elle annonce dès
aujourd’hui que les islamistes ne seront pas candidats en 2002. «Pour
désenkyster la société, explique-t-elle, nous procéderons
autrement.» Actions sociales, quadrillage des quartiers nécessiteux,
camps islamistes sur les plages: Nadia Yacine prétend se contenter, pour
l’instant, du travail de fond: «Transformer la mentalité servile du
Marocain, la "hiba", cette peur révérencielle sur laquelle se
fonde le régime monarchique.» Elle est persuadée que le temps ne peut
jouer qu’en sa faveur…
Le roi, Youssoufi ou l’establishment semblent le redouter eux aussi.
L’armée, devenue l’unique rempart contre l’arrivée au pouvoir des
islamistes, en profite pour redresser le menton. Peu importe le surplace de
la transition démocratique devant la menace que font peser les barbus
républicains. La liberté de la presse, dans cette perspective en
l’occurrence, relèverait-elle pour beaucoup de Marocains du simple détail?
SARA DANIEL
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