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Reportage Maroc

 

Article rédigé en décembre 2000

 

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trois hebdomadaires interdits par le gouvernement

 

 

 

Dix-sept mois après l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI, l’espoir d’une démocratisation du royaume s’éloigne. Première cible du régime: la presse indépendante, coupable d’avoir oublié que «certaines choses ne sont pas bonnes à étaler en place publique» De notre envoyée spéciale, Sara Daniel

 

Maroc le retour du «royalement correct»

On l’appelait le «roi des pauvres». La rumeur populaire lui prêtait la fibre sociale et le désir affirmé d’arracher le Maroc aux années noires de la répression pour le conduire vers la modernité. Prince des réformes démocratiques, Mohammed VI devait tourner la page du féodalisme, enterré en même temps que feu son père, Hassan II. Dix-sept mois se sont écoulés depuis l’accession au trône du nouveau roi que déjà le «printemps marocain» a cessé de fleurir. Le mois dernier, sans crier gare, le gouvernement a supprimé les trois hebdomadaires indépendants du pays, au nom d’une hypothétique atteinte à «la sûreté de l’Etat». Inaugurée, espérait-on, avec le règne du nouveau souverain, la liberté d’_expression n’aura été qu’un feu de paille…
Depuis que «le Journal», hebdomadaire spécialisé dans l’investigation politique, a été interdit en même temps que «As-Sahifa» et «Demain», deux autres magazines indépendants, les journalistes de ce qui fut brièvement la presse libre comptent les coups qui s’abattent sur eux. «L’autre» presse, unanime, recense leurs manquements à la seule déontologie reconnue au Maroc: la révérence aux institutions. La parenthèse de l’état de grâce est refermée. La presse est revenue au «royalement correct», avec une bonne volonté troublante.
Abla Ababou, 30 ans, responsable de la rubrique des portraits au «Journal», est encore ahurie par la vitesse et la facilité avec laquelle le retour à l’ordre a eu lieu. Elle vient d’en faire l’expérience parmi les étudiants du lycée Descartes de Rabat. Il y a quelques jours encore, la brune journaliste tenait pour acquis que la jeunesse était dans le camp de la liberté. Les organisateurs du débat lycéen aussi, qui lui avaient demandé de tempérer la fougue de son jeune auditoire. Vaine précaution! C’est un réquisitoire des prépa HEC indignés par la «chasse aux scoops» des journalistes «irresponsables» qui attendait Abla. «Comment osez-vous mettre en danger les institutions? a demandé, sentencieux, l’un des élèves. Il est bien trop tôt pour tout dire!»
Trop tôt ou déjà trop tard? Enfants des cadres dirigeants du pays – cœur de cible des trois magazines mis à l’index, dont deux sont en langue française –, ils parlent déjà comme les brontosaures du système. Où sont-ils passés, les milliers de lecteurs qui se montraient avides de vraies informations?
Dans les cénacles des «décideurs», il est moins que jamais admis d’oublier la déférence quand on parle du «système» marocain. Sur les trois piliers du royaume: la monarchie, l’armée et les partis de la coalition au pouvoir, la retenue est de rigueur. Le «makhzen» (étymologiquement, les magasins royaux; et par extension, l’administration royale) supporte mal la contestation. Et la gauche, sur ce point, ne se distingue pas du reste de l’éventail politique. Dans un article intitulé «Pour en finir avec une escroquerie nommée "le Journal"», Mohammed el-Gahs, rédacteur en chef de «Libération» – le quotidien qui soutient l’USFP, le parti socialiste du Premier ministre –, n’hésite pas à parler de «conspiration» chez les confrères! «Vive la monarchie!, s’exclame-t-il. Vive la nation une et indivisible, vive la démocratie, vive l’USFP, vive l’armée de la démocratie, unis pour réussir la transition démocratique!» Sous le règne de Mohammed VI, la démocratie est toujours une chose trop sérieuse pour être confiée au peuple.
Les trois hebdomadaires indépendants viennent d’en faire l’expérience depuis que «le Journal» a osé publier une certaine lettre que ses deux confrères ont eu l’audace de commenter. Rédigée en 1974 par le dirigeant socialiste de l’époque Mohammed Basri, ce document révèle que le parti de l’actuel Premier ministre, Abderrahmane Youssoufi, aurait été impliqué dans le coup d’Etat de 1972 contre Hassan II. Coup d’Etat dont jusque-là seul le général Oufkir, l’exécuteur des basses œuvres du roi défunt, était censé être responsable. Au même Oufkir, on attribue aussi l’assassinat de Mehdi Ben Barka, le célèbre opposant de gauche enlevé à Paris en octobre 1965. Sinistres complots enfouis dans le passé, que personne, parmi les actuels détenteurs du pouvoir – la gauche, l’armée, la monarchie – ne veut voir exhumer. Les journalistes de l’hebdo interdit se sont-ils fait manipuler? Ce qui est sûr, c’est que le socialiste Mohammed Basri, auteur de la lettre, authentifie aujourd’hui le document, alors qu’il niait tout en 1987, lorsque ces accusations avaient commencé à circuler.
Au palais, on admet que la participation de certains membres de la gauche au coup d’Etat contre Hassan II était connue depuis longtemps et qu’«on leur a pardonné ». «Peut-être a-t-on eu tort?», commente, non sans fiel, un familier de la cour, sous le couvert de l’anonymat. Quelle que soit leur situation sociale, rares sont les Marocains qui acceptent de parler à visage découvert. Le «grand personnage» du palais quitte son air blasé pour passer au ton de la remontrance: «Même si elles sont connues, certaines choses ne sont pas bonnes à étaler en place publique. Un journal, c’est un peu comme une femme qui enlève son voile. Ce n’est pas une raison pour qu’elle aille jusqu’au strip-tease…»
Dans l’affaire du «Journal», l’éminence grise du palais affecte l’amertume du protecteur déçu. C’est le futur Mohammed VI en personne qui aurait sauvé l’hebdomadaire lorsque Driss Basri – l’ex-ministre de l’Intérieur – en avait demandé l’interdiction à Hassan II. Un des plus proches conseillers du souverain, Hassan Aourid, n’a-t-il pas collaboré à ce journal avant de rejoindre le cabinet royal? «On leur a apporté la liberté d’_expression sur un plateau d’argent, gronde le favori du makhzen. Malheureusement, ils n’ont pas su respecter ce cadeau que nous leur avions fait.» Comment «le Journal» a-t-il osé donner des conseils au roi en l’exhortant à suivre l’exemple de Juan Carlos? Comment a-t-il eu l’audace d’ouvrir ses colonnes à Moulay Hisham, celui qu’on appelle le «prince rouge», numéro trois dans la succession dynastique, et qui ne fait pas mystère de son progressisme? C’est clair: le palais vit comme une terrible ingratitude ce qui était simplement un apprentissage de la liberté d’_expression.
«Très vite ces journaux ont voulu s’affranchir du parrainage encombrant de la cour, explique Benjamin Stora, historien, spécialiste du Maghreb, qui vit à Rabat depuis deux ans. Et ils ont donné des coups tous azimuts pour exister.» Peu habitué au journalisme d’investigation, le palais en est devenu paranoïaque. «On nous a carrément soupçonnés d’être téléguidés par le Mossad, puis par les services secrets espagnols ou américains!», raconte Aboubakr Jamaï, le directeur du «Journal». Le Premier ministre socialiste, Abderrahmane Youssoufi, reconnaît volontiers sa part de responsabilité dans la décision d’interdire les trois hebdomadaires: «Avec l’accord du palais royal, bien sûr, s’empresse-t-il d’ajouter. La démocratie marocaine ne peut supporter un Dreyfus par jour, un Zola par semaine, ni même un Salman Rushdie par mois. Après tout, chez vous, Mai-68 n’a duré qu’un mois…»
Non sans une certaine nostalgie, Youssoufi évoque volontiers l’interdiction dont son propre journal a fait l’objet en 1959: «Je sais ce que c’est d’être interdit. C’est pour leur éviter les désagréments de multiples saisies que j’ai décidé d’en finir une fois pour toutes avec ces trois hebdomadaires…» Aboubakr Jamaï hausse les épaules. Même en matière de répression, Youssoufi n’aurait pas les pouvoirs dont il se vante: «Youssoufi perdure parce que c’est le bon vouloir du palais. Il n’a plus aucune autre légitimité. Il ne peut même pas décider seul de l’interdiction d’un journal. Et a fortiori réformer le pays, malgré le marasme économique ambiant, lui qui ne jouit plus d’aucun soutien parmi les siens. Ce qui explique pourquoi Youssoufi évite depuis huit ans de faire des élections au sein de l’USFP.» Un haut gradé de l’armée refuse d’apparaître à visage découvert mais ne cache pas son mépris pour un Youssoufi «instrumentalisé» par le palais. «Nous avons besoin de l’alternance avec la gauche pour donner de la stabilité au régime, déclare l’officier. Pourtant l’USFP de Youssoufi est une coquille vide. Il va devoir réformer son parti et sans doute partir...»
Pour le jeune directeur du «Journal», le vrai pouvoir du makhzen, celui qui décrète la fin de l’ère de la tolérance journalistique ou le maintien de Youssoufi, c’est aujourd’hui l’armée. «Il y a eu l’arrestation des journalistes de FR3 sur les lieux du pèlerinage de Tazmamart, récapitule le journaliste. Puis le renvoi de Claude Juvenal, le directeur du bureau de l’AFP à Rabat. Il venait de reprendre un communiqué de l’Association marocaine des Droits de l’Homme qui désignait clairement les principaux généraux de l’état-major de l’armée marocaine, toujours en poste, comme responsables des tortures pendant les années de plomb. Nous n’avons pas hésité à faire paraître en une les noms des tortionnaires qui sont aujourd’hui les barons du régime, les généraux Ben Slimane et Hamidou Lâanigri. C’est peu de temps après que les trois hebdos ont été interdits…»
Le général Hamidou Lâanigri, la soixantaine, se dit «à la tête d’une machine bien huilée», la DST marocaine. On lui attribue l’éviction de Driss Basri, ancien ministre de l’Intérieur, symbole des années noires, l’homme le plus haï du Maroc. Eviction qui a contribué fortement à la popularité de Mohammed VI. Le jeune roi lui en aurait été très reconnaissant. Au point, dit-on, de se décharger sur lui de toutes les affaires courantes… Alors au Maroc la rumeur enfle: l’armée serait en train de prendre le pouvoir. En privé, dans certains clans de l’état-major, on va jusqu’à se permettre de regretter la faiblesse du jeune roi et le manque de légitimité du Premier ministre. Au point d’afficher parfois une certaine nostalgie pour le tempérament inflexible de Hassan II. Il manquerait un homme fort pour présider aux destinées du pays… «La révolte menace et les islamistes progressent, affirme un proche de Lâanigri. Justice et spiritualité, le parti de Cheikh Yacine, risque de tout rafler en 2002, aux prochaines législatives. L’armée ne laissera pas faire. Nous interviendrons! Le Maroc est en train de se laisser prendre dans le même engrenage infernal que l’Algérie.»
Porte-parole du mouvement islamiste fondé par son père, Nadia Yacine prend tellement au sérieux une possible intervention de l’armée après un raz de marée de son parti aux prochaines élections qu’elle annonce dès aujourd’hui que les islamistes ne seront pas candidats en 2002. «Pour désenkyster la société, explique-t-elle, nous procéderons autrement.» Actions sociales, quadrillage des quartiers nécessiteux, camps islamistes sur les plages: Nadia Yacine prétend se contenter, pour l’instant, du travail de fond: «Transformer la mentalité servile du Marocain, la "hiba", cette peur révérencielle sur laquelle se fonde le régime monarchique.» Elle est persuadée que le temps ne peut jouer qu’en sa faveur…
Le roi, Youssoufi ou l’establishment semblent le redouter eux aussi. L’armée, devenue l’unique rempart contre l’arrivée au pouvoir des islamistes, en profite pour redresser le menton. Peu importe le surplace de la transition démocratique devant la menace que font peser les barbus républicains. La liberté de la presse, dans cette perspective en l’occurrence, relèverait-elle pour beaucoup de Marocains du simple détail?

 

SARA DANIEL

 

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