Parution septembre 1997
A Oslo, Sara Daniel
L’indigestion norvégienne
Nouveau riche et démagogue, Carl I. Hagen exploite avec succès les angoisses et les frustrations nées de l’opulence pétrolière. Et son parti d’extrême-droite est le grand vainqueur des dernières élections législatives
Il déteste qu’on le compare à Le Pen. Carl I.Hagen, le président du Parti du Progrès, s’énerve lorsqu’on l’interroge sur les similitudes entre le Front national et le Frems-krittspartiet: "Le Pen veut renvoyer tous les étrangers dans leur pays. Nous voulons juste qu’ils fassent l’effort d’apprendre le norvégien." Samedi dernier pourtant, sur la place du marché où se tenaient les derniers meetings de campagne, Hagen, cintré dans un costume bleu et arborant des lunettes fumées, haranguait la foule d’une manière un peu plus musclée: "Ce sont les Nations unies qui devraient s’occuper de recueillir les réfugiés. Pas nous. Comment se fait-il que nous soyons riches lorsqu’il s’agit de donner de l’argent aux Palestiniens et aux pauvres quand il faut aider nos vieux?" La rhétorique s’est révélée payante.Depuis les élections de lundi, le Parti du Progrès, avec 15,3% des voix et 25 représentants au Stortinget, l’Assemblée norvégienne, est devenu la deuxième force politique du pays. Par rapport à 1993, le parti de Hagen a ainsi enregistré une progression de 10 points. Comment expliquer cette montée de l’extrême-droite dans un pays qui ne compte que 80000 étrangers non-européens sur 4 millions d’habitants, où le taux de chômage est à peine de 4% et où le gouvernement social-démocrate s’est montré particulièrement restrictif en manière d’immigration? N’a-t-on pas failli expulser l’année dernière une fillette de7 ans dont la mère, une Africaine, venait de mourir? En réalité, Hagen joue sur des inquiétudes beaucoup plus profondes et plus diffuses. Il n’en veut pas seulement aux immigrés, aux filles mères et aux Lapons des régions nordiques. Sa tête de Turc principale, c’est "Oncle Picsou", Jens Stoltenberg, le ministre des Finances du gouvernement travailliste, et sa mauvaise gestion de l’argent du pétrole. Ce fut le véritable refrain de la campagne du Le Pen norvégien: "Nous avons gagné à la loterie du pétrole, explique-t-il. Pourquoi le gouvernement refuse-t-il de dépenser cet argent pour améliorer nos hôpitaux et nos maisons de retraite?" Paradoxalement, en effet, c’est la manne des pétrodollars de la mer du Nord qui suscite les rancœurs des électeurs. L’opulence rend frileux, et la peur de partager porte à la xénophobie. Mais cela suffit-il à expliquer le succès du démagogue? Bien sûr, grâce aux revenus pétroliers la Norvège se situe au troisième rang des pays les plus riches de l’OCDE. Elle ne connaît pas de déficit mais un excédent budgétaire de 6,8% du PIB. "La richesse est si grande, explique Agnar Kaarbø, chef du service politique du "Dagsavisen", un quotidien proche du Parti travailliste, que cela amplifie les désirs des gens. Tout le monde veut profiter de cette manne. Ceux qui étaient satisfaits dans les années 70 ne le sont plus aujourd’hui. Depuis l’été dernier, notre pétrole a généré 15 millions de couronnes de revenus en plus, et cela juste parce que le taux de change avec le dollar est bon. Comment expliquer qu’il vaut mieux épargner cet argent plutôt que de l’investir dans notre système de santé, qui est catastrophique?" Et il est vrai que les carences de l’Etat-providence corrigent un peu l’impression de pays trop gâté que peut donner la Norvège. Pour se faire opérer ici, on attend souvent plusieurs mois. Des listes sont constituées par maladie: pour l’opération de la hanche, c’est six mois; pour les yeux, deux fois moins. Ceux qui en ont les moyens partent se faire opérer à l’étranger. Dans les maisons de retraite, les personnes âgées s’entassent parfois à quatre ou cinq par chambre. Au point que les intéressés ont créé un Parti des Retraités, que toutes les formations politiques ont courtisés pendant cette campagne. "Tout le monde parle des vieux, s’énerve Merethe Finsnes, 24 ans, mais on ne parle pas du prix des études. Je vais rembourser mes prêts complémentaires jusqu’à l’âge de 50 ans." A l’école, les livres sont si vétustes que l’histoire de l’Union soviétique s’arrête à Brejnev... On peut donc comprendre que, malgré son enthousiasme, le très jeune ministre des Finances Jens Stoltenberg n’arrive pas à convaincre les électeurs lorsqu’il veut leur expliquer qu’il ne faut pas dépenser l’argent du pétrole pour pallier ces carences: "L’économie va s’emballer, l’inflation et le chômage augmenter. Il vaut mieux économiser l’argent de la mer du Nord pour nos retraites", prêchait-il sur les marchés en distribuant des roses rouges. Avec un tel programme, il était difficile pour les travaillistes de provoquer un raz de marée. Avec 35,1% des voix et 65 sièges au Parlement, le Parti travailliste reste de loin le premier du pays. Mais son président, Thorbjørn Jagland, n’a pas réussi à obtenir les 36,9% – le score atteint aux législatives de 1993 – qu’il avait exigés du pays pour rester à son poste. Il a donc annoncé qu’il démissionnerait le 13 octobre pour céder vraisemblablement la place à une coalition des partis du centre. "Le Parti travailliste s’est contenté de gérer la Norvège comme on gère une entreprise, regrette Thomas Eriksen, anthropologue de l’université d’Oslo. Nous sommes devenus un pays de rentiers, comme la Suisse. C’est cela qui explique la popularité de Hagen. Il répond aux nouvelles aspirations individualistes des Norvégiens tout en sollicitant leur vieux fond xénophobe." Il est vrai que les choses ont changé depuis le pactole de la mer du Nord, dans ce pays puritain où les signes extérieurs d’opulence étaient perçus jusqu’alors comme une agression et qui a fait de la anteloven – la loi de l’égalité – sa vertu cardinale. Pour la première fois, on a vu apparaître des nouveaux riches comme Røkke, le Tapie norvégien, qui aime parader sur son yacht dans le port d’Oslo. Carl Hagen lui aussi a un yacht. Le jour des élections, il s’est rendu aux urnes en limousine. Du jamais vu en Norvège, où les hommes politiques se déplacent à pied ou à vélo.
Sara Daniel
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