Voyage au coeur du talibanistan



Depuis Peshawar au nord-ouest du Pakistan, déstabilisé par les islamistes armés, jusqu'à la capitale afghane, Kaboul, en proie à la corruption du régime Karzaï, notre envoyée spéciale Sara Daniel a traversé les champs de pavot qui font de l'Afghanistan un narco-Etat, rencontré les villageois ralliés aux talibans et constaté, partout, le retour en force des « étudiants en religion », chassés du pouvoir il y a cinq ans...


Peshawar
« Cheikh Oussama est en bonne santé? »

Si Quetta est la base arrière des combattants talibans, le refuge où malades et blessés se font soigner, Peshawar, ville dirigêts à déclarer avec assurance que leur victoire n'est plus qu'une question de temps. Ils sont partout. Ici on ne demande pas : « Savez-vous où se trouve Ben Laden ? » On ne pose pas la question non plus pour le numéro deux d'Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, qui a pourtant été repéré pour la dernière fois tout près d'ici, dans les montagnes de Landi Kotal. Poser ces questions dans les zones tribales du Pakistan est une faute de goût. Vous n?obtiendrez aucune réponse, mais une moue réprobatrice de la part de votre interlocuteur, qui se montrera soudain pressé de vous reconduire.

Non, ce qu'il faut demander, c'est « comment va le cheikh Oussama ? ». Cette question, nous la posons au maulana Muhammad Yousouf Qureshi, le mollah de la plus ancienne mosquée de Peshawar, qui a offert 1 million de dollars à toute personne qui assassinerait le dessinateur danois, auteur des caricatures du Prophète. « Grâce à Dieu, cheikh Oussama est en très bonne santé, merci ! », répond-il en faisant couler sa longue barbe blanche entre ses doigts comme dans un anneau. Tout comme les talibans ! Qureshi, c?est le religieux qui a incité les policiers de la ville à pratiquer des autodafés de CD auxquels ces derniers se livrent désormais de façon régulière. « Sinon nous commencions le djihad », soupire-t-il, comme si cela ne l?amusait pas plus que cela. Solidaire des mollahs de la Mosquée rouge d?Islamabad, dont la reprise par l?armée pakistanaise a fait près de 100 morts, la semaine dernière, il n?exprime que du mépris pour le président Musharraf. « Cet homme joue un double jeu, affirme-t-il. La dernière fois qu?il est venu me voir, il m?a dit : ?Les Américains m?obligent à les aider, et pourtant mon c?ur est du côté des talibans? ! » Car les Américains, comme le président du Pakistan, viennent régulièrement rendre visite à Qureshi pour prendre le pouls de la contestation islamiste dans la région. Verdict : la talibanisation progresse indéniablement dans les zones tribales. Et contamine le Pakistan. 72 stations de FM, chacune contrôlée par un mollah, incitent à la violence et félicitent la population qui a renoncé à envoyer ses filles à l?école. Dans le sud du Waziristan, les talibans locaux enlèvent des enfants dans les écoles primaires pour en faire des kamikazes. Sohailzeb, un adolescent arrêté dans les rues de Tank alors qu?il portait une ceinture d?explosifs, a raconté à la police que son instructeur ouzbek avait recommandé aux enfants appelés à se faire exploser de bien pencher la tête pour ne pas entrer au paradis décapités.

Khyber Pass
« Les meilleurs des musulmans? »

A Bara, où trois personnes , une femme et deux hommes , viennent d'être lapidées puis criblées de balles parce qu'on les soupçonnait de m?urs légères, un policier monte dans notre voiture. En principe, il est chargé d?assurer notre sécurité dans les zones tribales ; en fait, il se montre surtout soucieux de nous soutirer de l'argent et de nous empêcher de prendre des photos. Notre « protecteur » du gouvernement pakistanais nous tient un discours assez peu hospitalier : « Inch Allah, les talibans vont bientôt reprendre le pouvoir et tuer tous ces infidèles d'Occidentaux », explique-t-il à notre traducteur, qui s'empresse de nous délivrer le message. Selon lui, la famille lapidée de Bara l'a bien mérité. Dans ce village, dit-il, aucune fille ne va plus à l'école depuis longtemps. Ce sont les intégristes du parti Lashkar-i-Taiba (un parti indépendantiste cachemiri aujourd'hui interdit au Pakistan) qui contrôlent la zone ? « les meilleurs des musulmans », selon notre guide. Il concède pourtant qu'il y a un léger problème dans le village : il n'y a plus aucun magasin de vidéo. Il n'y a d'ailleurs plus de commerce du tout. Car à Bara on ose à peine sortir de chez soi. « Ils nous tirent dessus, alors chacun reste dans sa zone tribale », explique le garde.

Nous traversons la frontière avec l'Afghanistan sous une pluie battante. Des Cosette asiatiques ploient sous des ballots de produits de contrebande... Ici, à Khyber Pass, les trafiquants transportent leurs marchandises : drogue, pièces détachées de voitures ? à dos de chameau. Il y a quelques jours, un ancien membre de l'ISI (services secrets pakistanais) est arrivé avec un arsenal destiné aux chefs de la guérilla talibane. Des douaniers peu amènes chassent les Occidentaux que nous sommes d'un revers de la main, en nous maudissant, de l'autre côté de la frontière. Et puis soudain, les plaines vert tendre de l'Afghanistan et au loin les montagnes dont on ne voit que les crêtes enneigées, suspendues dans le ciel au-dessus des cultures. Sur la route de Jalalabad, une petite fille, une bohémienne kutchi, utilise sa main comme un couteau et fait mine de se trancher la gorge en me regardant droit dans les yeux.

La route de Jalalabad
Pourquoi Omar rêve de devenir kamikaze?

La cause de cette hostilité qui nous enveloppe de plus en plus franchement depuis que nous avons traversé la frontière ? Les « dommages collatéraux » du maintien de la paix et de la guerre au terrorisme. Les erreurs de tir, les massacres de civils par les armées occidentales déployées en Afghanistan. Les manifestations de douleur et de haine qui les accompagnent vont scander notre voyage, l'interrompre parfois lorsque les cercueils sont posés sur les routes en signe de protestation.

Juste avant d'arriver à Jalalabad, nous nous arrêtons à un endroit où le goudron lisse de la route toute neuve est troué de plusieurs cratères. Omar a 19 ans et un beau sourire grave. Il pose mille questions sur nos vies, nos goûts d'Occidentaux, puis raconte la mort de son grand-père adoré, sur cette route, il y a deux jours. Devant le poste de police, on peut encore voir sa voiture criblée de centaines d'impacts de balles. Ce sont les Américains, paniqués, qui ont ouvert le feu à l'aveugle : les jeunes soldats fraîchement arrivés avaient perdu le contrôle de leurs nerfs après avoir essuyé une attaque. Soudain les cernes de ses yeux sont plus marqués, de sa voix douce Omar dit qu'il veut devenir un kamikaze, tuer des Américains. Quel espoir autrement pour lui ? Comment trouver un job puisqu'il n'a pas d?argent pour verser des pots-de-vin aux fonctionnaires corrompus ? Je l'écoute en pensant à mon ami le docteur Salam de Fallouja, en Irak, qui aurait pu tenir le même discours. Et à cette route le long de la palmeraie de Baqouba où les Américains se vengeaient des bombes anonymes plantées sur le chemin en faisant feu sur les maisons. Beaucoup d'histoires ici évoquent l'engrenage irakien. Et seule la majesté des montagnes rappelle que nous sommes en Afghanistan.

Ces « erreurs de renseignement », nous en avons aussi trouvé l'écho dans l'enceinte de la prison de Jalalabad où un gardien complaisant a accepté de nous introduire. Derrière les barreaux s'agglutinent, dans la promiscuité et la crasse, des hommes, parfois des adolescents. Le gardien laisse sortir ceux qu'il juge les plus « doux » pour que je puisse leur parler. Ceux qui ne sont pas trop aigris de la terrible injustice qui leur a souvent été faite : ces victimes des dénonciations mensongères et de la justice expéditive des Américains qui ont du mal à décoder les coutumes locales? Ils ont été dénoncés par un voisin qui voulait s?emparer de leur terre (à l'hôpital, on retrouve beaucoup de victimes de ces disputes) ou bien par un concurrent qui les jalousait. Comme Anargul, un boulanger qui a été accusé par un autre boulanger d'être un voleur et un taliban parce que son affaire était trop florissante et puis « parce que mon pain est bien meilleur que le sien », sourit-il. Il purge une peine de sept ans. « Au temps des talibans, les punitions étaient très sévères mais, eux, ils faisaient une enquête? », soupire-t-il, éc?uré.

Jalalabad
L'Eliot Ness du Nangarhar

Il ne compte plus les menaces, ni les attentats qui ont failli lui coûter la vie. En Afghanistan, Ali Zaid, l'Eliot Ness de l'opium, est une aberration. Un incorruptible dans un monde de corruption. Un pur. Comment résiste-t-il ? On se demande en observant ce géant aux manières brutales, qui traite ses domestiques comme autant d'esclaves, pourquoi il est tombé du bon côté de la loi. Surtout que ce « bon » choix a un prix ici. Il est célibataire, trop dangereux dans sa position d'avoir une famille. Fonctionnaire gouvernemental, c?est d?abord à Kandahar, sa ville d?origine, qu'il a commencé à lutter contre le trafic de drogue avant d'être écarté par les autorités. Trop zélé. On lui cherchait des poux dans la tête, on s'en prenait à sa famille. Lorsqu'une journaliste du « New York Times » a publié la liste des gouverneurs (dont le frère de Karzaï) et des ministres liés au trafic de drogue qu'Ali Zaid lui avait remise, il a risqué l'exil. Et puis on l'a muté ici à Jalalabad, où presque tout le monde cultive une petite parcelle de pavot, trafique un peu. « Je suis comme dans une cage, dit Ali Zaid, je ne peux pas parler, ni bouger, tout ça pour 50 dollars par mois. Dans les moments de découragement, je me demande pourquoi je fais cela. Il serait si facile de devenir riche. Comme eux? » Dans son jardin, il cultive des pavots « pour mieux guetter le moment de la récolte et pour que les cultivateurs ne puissent pas me mener en bateau ». Tout le monde essaie pourtant. Justement, c'est le moment de la récolte dans le Nangarhar et nous n'avons pas à aller très loin pour trouver les champs de pavot qui s'étendent à perte de vue. Le premier que nous apercevons longe la route de Jalalabad. Les ouvriers griffent le bulbe de la fleur de pavot et recueillent la pâte rose qui, une fois transformée, deviendra de l'opium puis de l'héroïne. Ali Zaid s'approche d'un vieux fermier : « Alors baba, vous cultivez de l'opium ? Non, commandant, ce n'est pas du pavot, ce sont de belles fleurs. ? Pourquoi les griffes-tu alors ? Le Prophète te punira. Allah n'aime pas les menteurs. ? Excuse-moi, je suis un pauvre homme, ne brûle pas mon pavot ! »

Les deux hommes tombent dans les bras l'un de l'autre. Ali Zaid est aussi conciliant avec les petits fermiers qu'il est impitoyable avec les gros trafiquants : « L'opium, c'est toute l'économie de la région. S'ils n'en cultivent pas, ils ne peuvent rien faire, ni se marier ni vivre. L'Afghanistan est un narco-Etat ! » explique Ali Zaid.Cette année, à cause des talibans qui encouragent les fermiers, à cause de l'échec de toute politique de substitution, la culture du pavot est en très nette progression dans le Nangarhar : « L'année dernière, la culture du pavot concernait 7 districts sur 22. Cette année, c'est 18 », soupire Ali Zaid. Le long de la rivière Kunar, tous les cultivateurs d'opium affichent la même déception : « Pendant cinq ans, nous avons cultivé des pastèques à la place de l'opium, raconte Mahmoud Sharan, un fermier de 55 ans, très respecté dans le district de Gochtah. Mais cette année, en signe de protestation, nous avons recommencé : nous ne croyons plus aux promesses de Karzaï ! »

Quant aux autorités locales, elles ferment les yeux, brûlent quelques champs, une fois la récolte terminée, pour faire plaisir aux Américains? « Le gouvernement doit faire attention, explique Nour al-Islam, un policier qui surveille les champs d'opium. Les talibans peuplent ces montagnes et si on aliène les cultivateurs, ils vont rejoindre les insurgés. » Dans le coffre de son bureau, Ali Zaid a une autre liste, celle de tous les gros trafiquants de la région, mais il refuse de la communiquer. « Cette fois, je ne commettrai pas la même erreur. J'attendrai que les Américains se montrent un peu sérieux sur cette question ! »

Kaboul
Karzaï rattrapé par le tribalisme

« Le problème, c'est l'entourage du président Karzaï ! » Dans les bureaux des ambassadeurs à Kaboul, chez les diplomates et les fonctionnaires internationaux, c'est toujours la même phrase qui revient. « Il y a des choses qui ont progressé en Afghanistan : quand nous avons été directifs, cela a marché », explique un ambassadeur occidental qui cite au rang des améliorations : la police et le recrutement de nouveaux gouverneurs, moins corrompus. Un autre fonctionnaire international met un bémol à ce satisfecit : « Il est vrai que l'examen qui a été instauré a professionnalisé la police. Mais les policiers sont si mal payés qu'ils restent très vulnérables aux pressions des seigneurs de guerre? » L'ambassadeur pense, lui, que la communauté internationale devrait maintenant exiger la démission de ses conseillers, et surtout du frère du président. « Comment les Afghans pourraient-ils nous faire confiance, s'interroge-t-il, si nous demandons l'éradication des champs de pavot, tout en laissant tranquille le plus grand dealer de drogue du pays? Et puis, pour Karzaï, ce serait une manière de faire ses preuves : tous les grands dirigeants afghans ont pris des distances avec leurs frères, de possibles rivaux. »

Un autre de ses anciens conseillers occidentaux, qui a été déçu par la dérive féodale du président afghan, avance une explication psychologique à l'habitude, chère à Karzaï, de mal choisir son entourage. Le président, estime-t-il, souffre du syndrome de l'usurpateur. Les amis de son père, qui le considèrent comme un vassal des Américains, le jugent mal. Alors il emploie leurs fils et ils deviennent ses obligés : c'est le système tribal à l'afghane. Et puis en employant les pires, il montre aussi son indépendance, puisqu'il rejette les conseils de la communauté internationale?

Kaboul
« Les Américains ne veulent pas vraiment arrêter les talibans »

Il n'y a pas que les Occidentaux qui arpentent leur guest house, nerveux et claustrophobes, en essayant de savoir comment sortir de Kaboul et jusqu'où sont arrivés les talibans. Les parlementaires afghans, eux aussi, sont consignés dans la capitale, interdits de séjour dans leur village natal. Alors, lorsqu'ils ne sont pas au Parlement, ils arpentent les couloirs de l'Hôtel Serena ou de ces nouveaux restaurants coloniaux aux tapis ouzbeks, décorés de l'artisanat de Bamiyan, où se pressent les membres des ONG et les journalistes. Ou bien ils restent dans les maisons qu'ils ont fini par louer à Kaboul faute de pouvoir rentrer chez eux.

Car ils sont de plus en plus nombreux, les parlementaires exilés dans la capitale afghane, interdits de séjour. Mamoor Jabaar, député de Ghazni, une province à trois heures de route au sud de Kaboul, ne s'est pas rendu dans sa région depuis l'hiver dernier. Les talibans y ont pris un district entier. Jabaar décrit les larcins et les menaces des « étudiants en religion » qui vivent désormais aux crochets des villages qu'ils terrorisent. Alors par réalisme, la population se détourne d'un gouvernement qui n'a pu ni assurer leur sécurité ni lutter contre le chômage, contre la pénurie d'écoles et d'hôpitaux. Selon le député de Ghazni, les Afghans, lui le premier, ne comprennent pas la stratégie des Occidentaux : « Les Américains ne veulent pas vraiment arrêter les talibans. Tout le monde sait que leurs chefs sont tranquillement à Quetta, au Pakistan. Alors pourquoi ne vont-ils pas les arrêter ? Par incompétence ? Nous croyons que les Américains veulent en finir avec le monde musulman, à n'importe quel prix. Oussama a été leur créature, maintenant ils soutiennent le Pakistan, pour mieux détruire l'Islam? » Les Afghans préfèrent élaborer une théorie de la conspiration plutôt que de faire l'hypothèse de l'incompétence des Etats-Unis.

Pourquoi les Etats-Unis soutiennent-ils Musharraf, alors qu?il est clair lorsqu'on traverse ces régions qu?une grande partie de l'instabilité de l'Afghanistan trouve sa source au Pakistan, base arrière des talibans. Alors qu'il est clair aussi que cette instabilité est tolérée ? voire encouragée ? par le général-président. Un diplomate occidental en poste depuis la chute des talibans propose une explication étayée par son expérience de la région : « Les Américains font, comme toujours, pression sur les plus faibles pour contenter les plus forts. Sur l'Afghanistan vis-à-vis du Pakistan. Sur le Pakistan vis-à-vis de l'Inde. Empêtrés dans ces logiques locales, ils ont perdu de vue le tableau général, leur but et Ben Laden. Changer maintenant de tactique, lâcher Musharraf parce qu'il ne veut pas ou ne peut plus contrôler les talibans, ce serait reconnaître qu'ils se sont fourvoyés? »


Reportage photo : B. Meunier

Sara Daniel
Le Nouvel Observateur


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Nouvelobs.com :
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Les liens photos de cet article :

Reportage photo de Bertrand Meunier (Tendance Floue) au Pakistan