Parution mars 2000
Russie, Sara Daniel
Ils sont 40000 dans les rues de Saint-Pétersbourg
Les enfants du trottoir
Racket, prostitution, petits trafics... Les enfants que la désagrégation familiale a jetés dans la rue survivent en marge de la société, et sous l’aile de la mafia
Il est toujours pressé, Sergueï. Contre le vent glacé qui balaie la perspective Nevski, il trotte vers son petit business, mains dans les poches et bonnet de laine noire sur les yeux. Depuis le jour de ses 11 ans, lorsque sa mère l’a flanqué à la porte, il vit dans les rues de Saint-Pétersbourg. Cela fait déjà trois ans. Il n’a pas vu le temps passer. Il a beau vivre la nuit, il n’a pas une minute. Tous les enfants qui ont élu domicile sous les arcades du métro Pushkinskaya connaissent ses yeux bleus.Tous les après-midi, lorsque Maxime se réveille, vers 16 heures, Sergueï passe taxer 20 ou 30roubles à ce gosse de 13 ans en chaise roulante, qui a perdu son pied alors qu’il sniffait de la colle un peu trop près d’une voie ferrée. Lorsque la recette de Maxime a été bonne, Sergueï peut s’offrir des graines de tournesol et de la glace. Sa préférée: celle avec la vanille entre des gaufrettes. C’est le bon côté de son existence: quand on vit dans la rue, personne ne vous oblige à manger des betteraves.Un petit crochet par Gorkovski pour passer une heure avec sa petite amie, que sa mère empêche de sortir le soir, et Sergueï se dirige vers la station de métro Gastinevod, où des hordes de petits gavroches galopent dans les rames bien chaudes. Il est 19 heures, l’heure de pointe pour les enfants du métro. C’est ici que Sergueï vient racketter les gosses qui revendent des jetons de transport: quand on a entre 5 et 7 ans, face à un grand on vide ses poches. Entre un endroit tiède et un autre – greniers, égouts, chaufferies –, les tout-petits, eux aussi, sont toujours en mouvement.Dans la rue, les seuls qui restent immobiles, ce sont les chefs. Seuls leurs yeux s’agitent pour suivre du regard leurs minuscules travailleurs. Leurs troupes? Ce sont les 40000 enfants qui vivent dans les rues de Saint-Pétersbourg. Ceux qui ont préféré déserter une famille dégradée avec laquelle ils entretiennent des rapports distants. Car un quart seulement de ces enfants sont orphelins.Deux fois par mois, Sergueï va rendre visite à sa mère. Il supporte alors le regard flou de cette femme toujours ivre et les insultes de son beau-père. Le temps de s’assurer qu’ils ne vont pas appeler la milice pour le faire rechercher. Son père? Il a quitté la ville il y a deux ans sans laisser d’adresse. A Saint-Pétersbourg, la désagrégation de la famille est un phénomène généralisé. La pauvreté a touché de plein fouet les habitants, qui étaient employés aux deux tiers par l’industrie de la défense. En trois ans, des salariés des classes moyennes qui avaient un revenu stable et bénéficiaient de congés payés se sont retrouvés sans travail et sans protection sociale. Personne n’est à l’abri. Sergueï connaît deux jumeaux de 12 ans, Slava et Sacha Nikitine, petits-fils d’un général de l’armée russe, qui vivent dans la rue comme lui. Et puis il y a le choc psychologique créé par la perte des anciens repères et l’avènement brutal des plaisirs du libéralisme – sexe et vodka à volonté –, que les adultes ont pris en pleine figure, comme les enfants: sans y être préparés. Alors certains en viennent à évoquer avec nostalgie cet ancien régime qui protégeait ses enfants, ce bon temps où, de l’école de quartier au Komsomol, le Parti se substituait à la famille pour guider les jeunes.21 heures: Sergueï se rend au Niej Kondnisad, le centre de jeux électroniques de la perspective Nevski, baptisé "Jardin d’Amusement". Il vient dans cet endroit une quinzaine de fois dans la journée. Les patrons l’aiment bien, ils lui offrent des parties gratuites. Son jeu préféré, c’est Tomb Raider, mais il a rarement le temps de finir une partie. Ici, on se regarde en coin et les clins d’œil sont sans équivoque. "Tous les chauffeurs de taxi me connaissent", crâne le jeune garçon. Pour 100roubles (20 francs), 300 si Ivan, son copain de bitume, se joint à lui, Sergueï passe la nuit chez les hommes, souvent ivres, qui lui demandent de l’accompagner. Car le Jardin d’Amusement est un haut lieu de la prostitution pédophile. "Si on est habillés comme des clochards, ça marche mieux, explique Ivan, les types savent que cela ne leur coûtera pas grand-chose. Pas comme avec une fille à qui il faudra faire des cadeaux." Pendant que son copain raconte sa vie, Sergueï cache sa honte en jouant les machos: "Vous savez, on en profite toujours pour leur piquer des trucs. A ce jour, j’ai déjà fait plus de vingt cambriolages."L’ogre des bébés qui tapinent, c’est le redoutable Iacov. Entremetteur et consommateur, il a des liens avec la pègre locale. Sergueï, qui a fini par abandonner sa pudeur, raconte la partouze du jour de l’an chez Iacov où il y avait plus de dix enfants de 5 à 14 ans et plusieurs cartons de vodka. C’est Iacov qui a présenté Sergueï à Victor, un mafieux qui lui donnait des cadeaux mais qui a dû s’exiler à Chypre parce qu’il avait des ennuis avec la justice. C’est encore Iacov qui a demandé à Sergueï de lui trouver des enfants pour aller à l’hôtel Cobra, chez Vadim, où l’on filme des hommes qui ont des rapports sexuels avec des enfants dans un Jacuzzi. Pour pouvoir les faire chanter ensuite. "Après le pétrole, les appartements et les filles, les petits garçons sont devenus la nouvelle monnaie d’échange de la mafia. Mais personne ne veut en parler", commente Sacha, un ancien député de la Douma. Pourtant beaucoup de ces "rencontres" se font sans intermédiaire: "Les Américains qui viennent à Saint-Pétersbourg savent très bien où nous trouver", raconte Sergueï.Aujourd’hui si les langues se délient à propos de Iacov, c’est que celui-ci vient d’être arrêté. Au grand étonnement de Sergueï, qui a toujours vu jusqu’ici la milice fermer les yeux. "Un jour, nous avons été contrôlés dans la rue alors que Iakov transportait un pack de six bouteilles de vodka. Quand elle l’a reconnu, la milice m’a demandé si toute cette vodka était à moi!", soupire le garçon.Lorsqu’ils en ont marre du Jardin d’Amusement ou de l’Etable, la discothèque à la sortie de laquelle ils viennent racoler, Sergueï et son copain peuvent quelquefois aller dormir chez la mère d’Ivan. Toujours ivre, elle ne s’aperçoit même pas que les enfants s’introduisent dans la pièce unique qui abrite toute la famille dans le quartier de l’Amirauté. Pourtant, même ce havre très relatif est menacé. Un agent immobilier propose à la mère d’Ivan 500 dollars et deux chambres dans un appartement communautaire contre son studio dans un quartier où le mètre carré vaut actuellement 700 dollars. Sergueï refuse de voir l’arnaque, alors que tous les enfants des rues ont connu la même histoire: ces opérations immobilières sont l’une des principales causes de la situation des enfants de Saint-Pétersbourg. Au cours des trois dernières années, 4317 familles en situation précaire ont perdu leur appartement à la suite d’affaires douteuses et 6049enfants se sont retrouvés à la rue à la suite de ces arnaques. Un zacone (décret) a même été édicté pour interdire aux parents de vendre leur appartement s’ils ont des enfants. Ils doivent désormais, pour le faire, demander une autorisation à la milice.Souvent, cependant, les inspecteurs sont de mèche avec les agents immobiliers. Le système est le suivant: un agent repère une famille dans le besoin qui vit dans un quartier où les prix ont flambé. Il lui propose de les reloger en dehors de la ville avec en plus une petite somme d’argent et une bouteille de vodka par jour. Le milicien accorde l’autorisation. Lorsque la famille arrive sur les lieux supposés de son nouveau domicile, elle ne trouve qu’un hangar. En cas de plainte, le milicien étouffe l’affaire. Les deux complices peuvent alors se partager jusqu’à 20000 dollars, dissoudre l’agence pour ne pas laisser de trace et en recréer une autre deux mois après. "Lorsque les propriétaires isolés et alcooliques refusent de vendre, on peut aussi les faire disparaître et amener un homme de paille chez le notaire, explique un employé de la mairie qui préfère rester anonyme. D’ailleurs, la Ville a intérêt à maintenir quelques pauvres dans ces appartements qui valent aujourd’hui des fortunes: elle contrôle ainsi les prix du marché."Mais il n’y pas que les appartements qui suscitent la convoitise des employés de la Ville. Pour certains fonctionnaires peu scrupuleux, les enfants des rues sont une manne, et un bon moyen de soutirer de l’argent à des organisations non gouvernementales occidentales. Victor Lapan, directeur du Centre de la Famille dea Ville, fait un tableau de la corruption qui existe à touses échelons de l’aide sociale.Le résultat est confondant. D’abord, les 800000 enfants de la région de Saint-Pétersbourg qui sont élevés par des tuteurs ne reçoivent qu’une partie infime de l’argent qu’est censé leur consacrer le budget de la Ville. Souffrant de la faim, ces enfants se retrouvent dans la rue pour essayer de dénicher de quoi manger. Ils sont alors pris en charge par les éducateurs de rue de l’Institut du Mineur. Le directeur de l’Institut détourne la majeure partie des fonds qui lui sont alloués, explique Victor Lapan.Ce soir encore, Sergueï joue aux consoles sous les arcades de la Perspective, en rêvant à ce nouveau Russe à la grosse Mercedes blanche qu’il deviendra peut-être. Avec deux autres de ses petits camarades, il a rendez-vous avec un inspecteur de la milice qui lui a proposé de lui donner quelques roubles s’il trouvait des enfants pour témoigner contre Iacov l’entremetteur. Mais à la milice de la ville, personne ne connaît ce fonctionnaire qui achèterait les témoignages des enfants. Alors Sacha, un des éducateurs de rue, s’inquiète: si l’individu que le petit garçon a rencontré est l’un des hommes de main de Iacov, c’est peut-être la dernière fois, ce soir, que l’on verra Sergueï user ses yeux bleus sur les écrans des jeux vidéo du Jardin d’Amusement.
SARA DANIEL
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