Fin novembre 1994



aux Etats-Unis, Sara Daniel



Comment le FIS a séduit l’Amérique




"Nous, des terroristes? Allons donc!"A Washington, le représentant des islamistes algériens montre patte blanche. Et toutes les portes s’ouvrent







"Dans le monde entier, les femmes ont encore une lutte âpre à mener. En

Iran, bien sûr, un pays rétrograde où elles sont asservies, mais aussi

aux Etats-Unis où le harcèlement sexuel et l'inégalité des salaires à

compétences égales entre les hommes et les femmes sont une réalité

quotidienne du monde du travail." Ce n'est pas une rescapée d'un

quelconque mouvement féministe américain qui s'exprime ici, mais Anwar

Haddam, le représentant du Front islamique du Salut aux Etats-Unis, une

organisation qu'on n'aurait pas crue soucieuse de se plier à la loi du

"politically correct".

Et pourtant. Depuis que les Etats-Unis ont autorisé le FIS à ouvrir un

bureau à Washington, en septembre, les propos de son représentant, dont

la tâche est de "préparer les futures relations de l'Etat islamique 

avec

les Etats-Unis", sont empreintes d'un progressisme social destiné à

impressionner favorablement l'Amérique. Et le fait qu'Anwar Haddam

puisse s'enorgueillir du titre pompeux de "chef de la délégation

parlementaire du FIS" – parce qu'il a été élu député de Tlemcen en

décembre 1991, avant l'interruption du processus électoral par les

militaires – lui confère une dose de légitimité aux yeux de

l'administration Clinton.

1212 New York Avenue. Dans le bureau du FIS, installé au siège 

high-tech

de l'American Muslim Council, "Brother Haddam", qu'une femme voilée

vient d'appeler sur son téléphone cellulaire, porte un costume gris on

ne peut plus classique et accepte de s'exprimer en français. Un fin

collier de barbe qui souligne la rondeur de son visage, un léger

bégaiement: l'homme qui vante d'une voix douce les vertus du

multipartisme et de la démocratie n'a pas l'air d'un terroriste. 

Lorsque

les "Allahou Akbar" du muezzin se font entendre dans le haut-parleur de

son téléphone, il leur coupe le sifflet: "C'est l'heure de la prière",

dit-il avec l'air de s'excuser. Difficile d'imaginer qu'on se trouve en

présence d'un membre présumé du Groupement islamique armé, l'un des

groupes les plus radicaux de la mouvance islamiste, un homme qui a été

un moment excommunié par le représentant du FIS à l'étranger, Rabah

Kébir, pour son intransigeance. On peut comprendre l'impatience du

gouvernement français devant le traitement réservé à celui qui est l'un

des principaux porte-parole du FIS. En août, Pasqua avait appelé les

Etats-Unis à mettre Anwar Haddam hors d'état de nuire. L'administration

Clinton a repoussé cette demande, en priant la France de lui apporter

d'abord la preuve de sa culpabilité. Aujourd'hui, "Anwar Haddam campe

littéralement au Département d'Etat et dans les bureaux des membres du

Congrès", admet un haut fonctionnaire. Car au sein du State Department,

nombreux sont ceux qui, comme Robert Pelletreau, secrétaire d'Etat

adjoint pour le Proche-Orient et ex-ambassadeur en Tunisie, estiment 

que

le mouvement islamiste est une lame de fond qui a des racines 

populaires

et avec lequel il vaut mieux commencer à traiter dès aujourd'hui. Pour

éviter de reproduire le schéma iranien – la hantise du conseiller de

Clinton, Anthony Lake – et d'être de nouveau perçu comme le "Grand

Satan", l'administration Clinton a décidé de distinguer les membres

pacifiques du FIS, avec lesquels ils encouragent les discussions, et 

les

groupes terroristes type GIA. Certains analystes politiques pensent

cependant – comme le gouvernement français – que la distinction établie

entre GIA et FIS n'est que rhétorique: les représentants à l'étranger 

du

Parti de Dieu ne se démarqueraient publiquement du mouvement armé que

pour ne pas s'aliéner les gouvernements occidentaux.

"Nous rejetons l'idée qu'un regain d'intérêt apporté aux valeurs

traditionnelles de l'islam conduise forcément à un affrontement avec

l'Ouest et ses valeurs démocratiques." Cette tolérance exprimée par

Anthony Lake a encouragé les islamistes à venir s'installer aux

Etats-Unis, le troisième pays le plus accueillant pour eux, après 

l'Iran

et le Soudan. Au sein des universités, où ils peuvent s'exprimer

librement sans être inquiétés, le pouvoir des islamistes se renforce.

Leur influence se fait aussi sentir sur les messageries d’Internet, ces

réseaux informatiques qui leur permettent de lever des fonds.

Selon Azzedine Layachi, professeur de sciences politiques à St. John

University, les Américains n'ont pas oublié le cas iranien, et leur

attitude pragmatique face au FIS est motivée par trois raisons:

1. Eviter de voir, après l'Iran, un nouvel Etat échapper à leur sphère

d'influence, et se soustraire aux représailles terroristes (jusqu'ici,

en Algérie, les Américains ont été épargnés par les attentats);

2. Ménager des intérêts économiques potentiels considérables (gaz,

pétrole, un nouveau marché);

3. Protéger les alliés des Etats-Unis dans la région: l'Egypte, qui 

joue un rôle prépondérant dans les négociations de paix avec Israël, et le

Maroc,  lié aux Etats-Unis par un accord de sécurité et dont le

souverain, Hassan II, inspire une réelle sympathie à l'influente

communauté juive américaine.

Par-dessus tout, il semble que les Etats-Unis, qui croient à 

l'émergence

d'un mouvement islamique fédérateur du monde arabe, veuillent y occuper

une place de choix: "L'ordre postcolonial est mort, les zones

d'influence définies par le colonialisme n'ont plus de raison d'être",

explique le professeur Layachi. Dans ces conditions, les Etats-Unis ne

veulent plus laisser à la France le soin d'être leur médiateur en

Afrique du Nord. Derrière les malentendus observés ces derniers mois

entre le State Department et le Quai-d'Orsay se profilerait donc un 

bras

de fer pour une lutte d'influence dans une région dont l'importance

géopolitique est cruciale. En s'arc-boutant sur le refus catégorique de

considérer l'éventualité d'un gouvernement qui comprendrait des

islamistes en Algérie, la France a peut-être précipité ce transfert

d'influence. Mais parce qu'ils se préparent à s'accommoder d'une

victoire des islamistes, les Etats-Unis ont renforcé ceux-ci, au risque

de précipiter leur arrivée au pouvoir.



SARA DANIEL

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