Parution septembre 1998

Aux Etats-Unis, Sara Daniel

Le grand pardon de la presse américaine

La rage du scoop à tout prix dans l’affaire Monica Lewinsky a provoqué d’inquiétants dérapages médiatiques et sapé la confiance dont bénéficiait jusqu’ici le journalisme d’investigation

 

Le grand pardon de la presse américaine David Brock est l’un des meilleurs journalistes de sa génération. Les Américains l’appellent le Bob Woodward de droite, en référence à ce reporter du "Washington Post" qui avait révélé l’affaire du Watergate avec son confrère Carl Bernstein. Sans David Brock, on n’aurait sans doute jamais entendu parler de Paula Jones. Ni de Monica Lewinsky. Jusqu’ici, Brock pouvait se vanter d’avoir été le premier à signer un article sur les infidélités du président. Publié dans le très conservateur "American Spectator" et titré "Son cœur trompeur", ce papier rapportait les ragots des gardes du corps de Clinton – ceux-là même qui avaient conduit Paula Jones dans la chambre d’hôtel du gouverneur de l’Arkansas. C’est la lecture de cet article qui a décidé Paula Jones à porter plainte contre le président, parce que son prénom y était mentionné. Aujourd’hui, David Brock ne se pavane pas dans les innombrables talk-shows consacrés à "l’affaire". Il essaie de faire oublier que ses informations ont servi de carburant à une machine judiciaire qui risque d’écraser l’homme le plus puissant du monde. Le journaliste s’excuse. Depuis plusieurs mois il fait son mea culpa. "C’était du mauvais journalisme", reconnaît-il. Dans une lettre ouverte au président, publiée par le magazine "Esquire" d’avril, il explique que ses motivations étaient avant tout politiques: "Ce qui m’a excité dans cette affaire, ce n’était ni l’intérêt supérieur de la nation ni mon travail de journaliste scrupuleux. Non, je voulais vous atteindre entre les deux yeux." Brock reconnaît avoir fait acte de propagande. C’est le trésorier d’un institut conservateur créé par Newt Gingrich qui l’a mis en contact avec les gorilles de Clinton, qu’on appelle ici "troopers". "Plus Clinton réussissait, explique Brook, plus la droite était prête à tout pour gagner, comme de chercher à le détruire sur le plan personnel. Ce qui explique le Troopergate." Les scrupules de Brock sont estimables. Mais ils révèlent surtout qu’aujourd’hui en Amérique le journalisme d’investigation est en mauvaise posture. Cette forme d’enquête avait conquis ses lettres de noblesse avec le Watergate. Ses révélations avaient provoqué la démission du président des Etats-Unis. Aujourd’hui, l’investigation a bien changé. La plupart de ses "scoops" ont pour origine des fuites distillées à des fins exclusivement politiques et donc très orientées. L’affaire Monica Lewinsky est inquiétante pour l’avenir de la démocratie américaine. Car cette fois, la presse libérale, prétendument majoritaire aux Etats-Unis, n’a pas joué son rôle de contre-pouvoir. Abreuvée d’indiscrétions savamment calculées par le bureau du procureur Kenneth Starr, lequel bombardait les journalistes d’exclusivités invérifiables, la machine médiatique s’est emballée. Enfermés dans une concurrence de plus en plus acharnée, complètement dépendants de leur source unique, tous les médias sans exception ont relayé la propagande du procureur, de peur de rater "le" scoop qui provoquerait l’impeachment du président. "La grande différence entre l’affaire Monica et le Watergate, analyse Bob Woodward, c’est qu’à l’époque les procureurs ne connaissaient pas les gens que nous allions interroger, Bernstein et moi. C’était cela, le Watergate: le fait que le gouvernement n’enquêtait pas correctement sur l’affaire, et que nous, les journalistes, nous nous substituions à lui. Dans l’affaire Monica, le reportage consiste à écrire sous la dictée ce que disent les juges." Alors certains réagissent. Consterné par le traitement médiatique de l’affaire Lewinsky, Steven Brill, fondateur de la chaîne Court TV qui retransmet les procès en direct, a créé un nouveau magazine, "Brill’s Content" qui entend élaborer, à partir d’exemples concrets, une nouvelle déontologie des médias et dénoncer tous les abus de ses confrères journalistes. Dans son premier numéro, daté de juillet-août 1998, Steven Brill revient sur la couverture médiatique des premières semaines de l’affaire Lewinsky. Son article a provoqué un électrochoc. "Ce qui fait du comportement des médias dans cette affaire un véritable scandale, l’exemple d’une institution complètement corrompue, c’est que la course au scoop les a si bien ensorcelés qu’ils ont laissé l’homme de pouvoir (Kenneth Starr) écrire l’article", affirme-t-il en préambule. Le reportage qui suit est édifiant. Il montre comment les médias les plus renommés se sont mis à colporter des ragots jamais vérifiés. Un exemple? L’histoire du témoin qui aurait assisté à une rencontre entre Clinton et Lewinsky est proprement consternante. Le 23janvier, sur la chaîne ABC, Jackie Judd annonce qu’elle a du nouveau sur l’affaire: plusieurs "sources" (l’expression deviendra un leitmotiv et désigne en réalité les aides du procureur Starr) ont révélé à la présentatrice qu’il existait un témoin oculaire d’un des rendez-vous entre Bill et Monica. Cette "révélation" survient au moment où Starr essaie de convaincre la stagiaire de témoigner qu’elle a bien eu une aventure avec le président, et que ce dernier lui a demandé de mentir à ce propos. Le "Daily News" et le "New York Post" sortent avec ce titre de une: "Pris sur le fait". NBC reprend l’histoire. Et le "Saint Louis Post Dispatch" cite le "scoop" de ABC. C’est alors que Larry King, de CNN, lisant à l’antenne une dépêche citant le "Dallas Morning News", annonce qu’un agent du secret service est prêt à témoigner qu’il a assisté aux ébats de Monica et du président. Steven Brill a retrouvé la source de ce "scoop". Il s’agit en fait des confidences d’un avocat de Washington. Ce lawyer, nommé Di Genova, a entendu sa femme parler à l’ami de quelqu’un qui a parlé à quelqu’un qui dit avoir vu Clinton et Lewinsky. CNN est donc le septième relais de l’histoire, puisqu’il faut ajouter à la liste le "Dallas Morning News" et Associated Press avant d’arriver à Larry King, le présentateur vedette de la chaîne d’information. On n’a évidemment pas retrouvé le fameux témoin. Mais l’audience de CNN a progressé de 40% pendant ces premières semaines. Un groupe de journalistes inquiets de la tournure prise par la couverture médiatique, le Committee of Concerned Journalists, a examiné plus de 1500déclarations faites par les télévisions et les journaux pendant les six premiers jours de l’affaire. Ils ont découvert que 41% des déclarations ne procédaient pas de reportages factuels, mais de "spéculations ou jugements", et que 26% seulement de ces déclarations provenaient de sources identifiées... L’analyse de Steven Brill est extrêmement pessimiste: "A cause de ce besoin désespéré de nourrir son appétit vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la presse a abandonné son rôle de quatrième pouvoir. L’affaire Lewinsky marque un changement fondamental dans le rôle de la presse. On discutera des problèmes que ce changement soulève bien après que l’on aura déterminé la culpabilité du président et le fait de savoir s’il a fait ou non obstruction à la justice." Il est donc paradoxal que l’une des premières conséquences visibles de la médiocrité de la couverture de l’affaire Lewinsky ait été un mouvement de moralisation de la presse. Pour retrouver un peu de leur crédibilité, les médias ont dû s’imposer des règles plus strictes. C’est ainsi que le talentueux reporter Steven Glass, 25ans, collaborateur du magazine "George" et de "The New Republic", a été licencié en mai dernier parce qu’il avait inventé de toutes pièces des citations, des personnages ou des détails de ses articles. En juillet, CNN renvoyait deux de ses producteurs, coupables d’avoir monté un faux scoop selon lequel les militaires américains auraient tué des déserteurs au gaz sarin, au cours d’une mission commando au Laos, en 1970. Peter Arnett, le commentateur de la guerre du Golfe pour CNN, qui avait repris le "scoop", était réprimandé publiquement. Enfin, en août dernier, Mike Barnicle, éditorialiste depuis vingt-cinq ans au "Boston Globe" était remercié. Il était accusé d’avoir totalement inventé l’histoire poignante de deux familles, l’une blanche et riche, l’autre pauvre et noire, qui s’étaient liées d’amitié parce que leurs fils avaient tous deux un cancer. Dans le même temps, certains journalistes qui couvrent l’affaire Lewinsky ont commencé à se montrer plus circonspects. Interrogé par Larry King sur les nouveaux développements de l’affaire, le journaliste Jeff Greenfield de CNN répondait: "Comme je n’étais pas dans la chambre avec eux, comme je n’ai pas parlé à Linda Tripp ni à Monica Lewinsky, comme je n’ai pas écouté l’enregistrement, je pense que pour moi le mieux serait de vous répondre que je ne sais pas... Et, je commence à penser que ce sont les mots les plus précieux de notre vocabulaire, et que nous, les journalistes, nous devrions nous en souvenir..."

Sara Daniel

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