Parution septembre 1998

Sa conduite a été "consternante", mais...

Les féministes au secours de Clinton

Devenue une arme politique incontrôlable, la lutte contre le harcèlement sexuel menace de faire tomber le président qui a été de tout temps le plus favorable à la cause des femmes. D’où la casuistique savante à laquelle se livrent les militantes pour sauver Bill Clinton de la destitution

 

Elles ont entre 27 et 35 ans. Elles sont peintres, avocates ou journalistes au "New York Times", réunies dans un restaurant indien, au coin de la 28e Rue et de Lexington. Au cours de leurs dîners, jamais elles n’évoquent de sujet politique. "Je sais que cela paraît aberrant, reconnaît Jennifer Callahan, 34 ans, romancière, mais les joutes partisanes des politiciens de Washington semblent si vides qu’elles n’arrivent pas vraiment à nous intéresser. En fait, on évoque nos hommes politiques comme on parlerait de telle célébrité à Hollywood ou de Michael Jordan. Nous les appréhendons sous l’angle anecdotique. Si vous voulez, on parle plus du fait que le gouverneur du Texas, fils de George Bush, soit un ancien alcoolique qui parle couramment espagnol que de ses opinions, que personne ne connaît..." Très vite, la conversation tourne autour du Monicagate. Les jeunes femmes ont beau être féministes et de gauche, elles ne trouvent pas de mots assez durs pour décrire la bêtise de Monica ou la vulgarité des goûts du président. Comme la majorité des femmes du pays, sur le plan moral elles ont désapprouvé la tromperie. Mais elles lui ont déjà pardonné: "J’ai remarqué que les hommes étaient beaucoup plus durs avec Clinton que les femmes, continue Jennifer Callahan. Dans ce pays aux valeurs finalement machistes, où les héros sont des joueurs de base-ball ou de basket, les hommes sont censés se contrôler. Ils pensent que ceux qui ont failli doivent payer. Peut-être est-ce de l’envie? Les femmes, elles, comprennent la force de la tentation dans cet univers hypercontrôlé." Plus tolérantes, alors? Il est pourtant un épisode de la fougue présidentielle que ces femmes ne sont pas prêtes à excuser. C’est la moins médiatique des tentatives de séduction faites par Clinton. Lorsque Kathleen Willey est venue demander à son ami Bill Clinton de l’aider à trouver un emploi, elle était dans une situation financière désespérée. Le jour même, son mari allait d’ailleurs faire une tentative de suicide: "Il est difficile d’imaginer une personne plus vulnérable, écrivait l’éditorialiste Richard Coen. On ne peut pas, il ne faut pas tenter de séduire une femme dans cette situation. C’est cette disproportion dans le rapport de forces qui a enflammé les féministes lors de l’affaire Clarence Thomas. Mais lorsqu’il s’agit de Clinton, les féministes font silence." Richard Coen avait parlé trop tôt. Jusque-là, depuis le début du Sexgate, soucieuses de soutenir le président le plus favorable à l’avortement et à la cause des femmes, les organisations féministes avaient observé un silence gêné. Mais l’affaire Willey les a contraintes à affiner une position qui les avait fait taxer d’hypocrisie par leurs détracteurs: Patricia Ireland, présidente de la National Organisation for Women, a reconnu que si Clinton avait réellement saisi la main de Willey pour la mettre sur son sexe, il était alors coupable de violence sexuelle. Et cela contrairement à l’affaire Monica Lewinsky, où la jeune femme était consentante, ou à l’affaire Paula Jones dans laquelle le président avait obtempéré après avoir essuyé un refus: "Nous parlons ici réellement de prédateurs sexuels et de gens qui, occupant des positions de pouvoir, ont utilisé ce pouvoir pour abuser de femmes", déclarait Patricia Ireland. Il faut comprendre le désarroi et le malaise que connaissent aujourd’hui les mouvements féministes américains avec le Monicagate. Leur fer de lance idéologique, la théorie du harcèlement sexuel élaborée par Katherine Mc Kinnon, est en train de leur revenir comme un boomerang dans la figure. Devenue une arme politique incontrôlable, elle menace de décapiter le président qui a été de tout temps le plus favorable à leur cause. C’est ce qui explique la casuistique savante à laquelle se livrent des chercheuses qui n’étaient pas jusque-là connues pour leur modération. Le dernier communiqué publié par la National Organisation for Women traduit pour la première fois sans détour ce malaise: "A la suite des relations sexuelles engagées par le président avec une stagiaire à la Maison-Blanche, les progrès enregistrés par la cause des femmes sont certainement en danger. Moins à cause de la conduite consternante quoique banale du président que du fait des conséquences de ce scandale sur les élections de 1998 et les suivantes... Nous ne devons pas laisser les forces de droite vaincre du fait de la déception des électrices." Le Sexgate est en passe de discréditer le mouvement féministe américain, accusé de faire deux poids deux mesures selon que le harcèlement est le fait d’un républicain, comme dans le cas de Clarence Thomas, ou d’un démocrate, Bill Clinton. Et il est vrai que lorsqu’en 1991 Anita Hill, une femme noire de la classe moyenne, diplômée de Yale, a déclaré qu’elle avait été harcelée sexuellement par son employeur Clarence Thomas, les féministes ont tout de suite épousé sa cause, sans prendre en considération le fait qu’elle n’apportait aucune preuve pour étayer son accusation et qu’elle avait cherché à rester en contact amical avec Thomas même après avoir quitté son emploi. A court terme, les féministes américaines ont perdu: elles n’ont pu empêcher Clarence Thomas de siéger à la Cour suprême des Etats-Unis. Mais à long terme elles ont enregistré une victoire: avec cette affaire, le concept marginal de harcèlement sexuel allait devenir une des clés de voûte du "politiquement correct", avec toutes les dérives juridiques qui devaient s’ensuivre. Celles-ci ont été stigmatisées par le penseur très conservateur Norman Podhoretz dans la revue "Commentary": "Après l’épisode Anita Hill, chaque fois qu’un homme exerçait son pouvoir en tant que législateur, juge, employeur, administrateur, doyen de faculté ou chef militaire, il se devait de traduire la "révélation" [des dangers du harcèlement sexuel] en lois, codes, règlements qu’il faisait appliquer avec un zèle qu’on n’avait plus vu en Amérique depuis les jours des procès de Salem." On se souvient du cas de ce garçon de 7 ans accusé de harcèlement sexuel parce qu’il avait embrassé une fillette sur la joue ou de cet employé de la Miller Brewing Company renvoyé préventivement parce qu’il avait raconté à une de ses collègues un épisode de "Seinfeld" qui évoquait la masturbation... Bien sûr, on ne peut rendre les féministes américaines complètement responsables de ces dérives absurdes. Mais jusqu’à l’épisode du Monicagate, aucune d’entre elles n’avait pensé à établir des garde-fous, à lutter contre les aberrations observées chaque jour. Alors comment ne pas voir dans la modération des féministes aujourd’hui un calcul politique? Sans chercher à conforter les détracteurs conservateurs de ces mouvements, on peut s’étonner de voir aujourd’hui des championnes du radicalisme féminin comme Gloria Steinem, Susan Faludi ou Susan Estrich soutenir que la liaison du président avec Monica ne contrevient pas aux principes du féminisme américain. Dans un article de "Vanity Fair" sur Monica Lewinsky, Marjorie Williams s’indigne de voir que, loin de s’insurger contre la manière dont la Maison-Blanche essaie de ternir la réputation de "la victime, Monica", des féministes comme Susan Estrich participent à sa disgrâce. Professeur de droit, chantre du mouvement des femmes, Susan Estrich avait en effet écrit: "Lewinsky, en flirtant, a réussi à décrocher un job chez Revlon, puis une offre de mannequin pour 2 millions de dollars et le statut de femme la plus recherchée du monde. Pas mal pour quelqu’un qui ne savait même pas taper une lettre..." Dans les pages éditoriales du "New York Times", Gloria Steinem, la marraine des féministes américaines, s’est expliquée ainsi: "Clinton n’est pas coupable de harcèlement sexuel. Pourquoi? Parce que, contrairement à Clarence Thomas et à Bob Packwood, le président a compris ce que signifiait un "non" (dans le cas de Paula Jones et de Kathleen Willey) et ce que signifiait un "oui" (celui de Monica). C’est la leçon que l’on peut tirer après trente ans de lutte au sein du mouvement des femmes: non signifie non et oui signifie oui." L’argument témoigne d’une évolution théorique considérable. On se souvient de l’influence qu’à exercée une extrémiste comme Andrea Dworkin, qui assimilait toute relation hétérosexuelle à une violation de la pensée féministe américaine. Ou encore de la codification des comportements amoureux dans l’Amérique d’aujourd’hui où la séduction, le flirt sont soumis à des règles. Le nouveau best-seller de John Gray, "Mars et Vénus, ensemble pour toujours", rappelle la conduite à suivre pour réussir ce court moment de trêve entre les sexes, le rendez-vous amoureux, le "date". Sans aller jusqu’à cette extrémité, Susan Estrich écrivait: "Tant que les femmes n’ont pas le même pouvoir que les hommes, on ne peut pas considérer le mot oui comme un vrai signe d’assentiment…" et Katherine Mc Kinnon: "La question est de savoir si, structurellement, les femmes ont seulement la possibilité de pouvoir se poser la question de savoir si elles veulent faire l’amour ou pas." Pour Norman Podhoretz, cette évolution des féministes américaines est un signe de leur hypocrisie, une des conséquences de leur allégeance au Parti démocrate: "Après tout, la liaison de Lewinsky avec le président correspondait en tout point à la définition du harcèlement sexuel que le mouvement féministe nous a obligées à accepter. L’affaire s’est passée sur le lieu de travail, un endroit où le seul fait de raconter une blague peut vous faire renvoyer et poursuivre en justice. Et les rapports sexuels ont eu lieu entre un chef – le chef de tous les chefs – et une subordonnée – la plus subordonnée de toutes les subordonnées." Pourtant, le Monicagate risque d’avoir une conséquence inattendue: désigné comme le responsable de tous les débordements, contraint de faire son autocritique, le mouvement féministe américain va peut-être entrer enfin dans son âge de raison. Selon Cathy Young, du Women’s Freedom Network, l’attitude des féministes pendant la crise que traverse la Maison-Blanche leur interdit définitivement de faire de la lutte contre le harcèlement sexuel le fer de lance du combat d’avant-garde pour les femmes. Et heureusement: "Sept ans après la débâcle de l’affaire Anita Hill, écrit-elle, il y a un grand ressentiment contre un régime qui a durci les relations entre les sexes, qui a considéré les hommes comme coupables jusqu’à ce que leur innocence soit prouvée et qui a encouragé les femmes à jouer les victimes." Avec le Monicagate, les féministes sont en passe d’être définitivement dépassées par l’arme qu’elles avaient forgée. Devenus autant d’instruments juridiques au service de logiques partisanes qui s’affrontent au Congrès, les cas de harcèlement sexuel risquent de se multiplier au rythme des enquêtes que vont diligenter les partis sur la vie privée de leurs adversaires. Et cela au détriment de la cause des femmes. Amanda Hasser, 27 ans, chroniqueur gastronomique au "New York Times", en a pris son parti: "Notre seul modèle à nous les femmes, c’était Hillary Clinton. Regardez comme elle a été humiliée... Le Sexgate nous montre une fois de plus combien sera longue la route qu’il nous reste à parcourir."

SARA DANIEL

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