Fin avril 1995
à Oklahoma City, Sara Daniel
Un carnage venu du coeur de l’Amérique
Les terroristes qui ont tué plus d’une centaine de personnes à Oklahoma City n’étaient pas des intégristes islamistes mais des Américains, blancs, d’extrême droite, lancés dans une croisade folle contre le pouvoir du gouvernement fédéral
Un carnage venu du coeur de l’Amérique Les Etats-Unis ne sont plus à l’abri du cauchemar terroriste: les Américains avaient dû, stupéfaits, finir par admettre cette rude vérité après l’attentat contre le World Trade Center de New York, qui avait fait 6morts et plus d’un millier de blessés le 26 février 1993. Mais il s’agissait d’une violence importée. Tous les coupables et leurs complices étaient d’origine arabe, liés à des degrés divers à des organisations intégristes islamiques nées dans la poudrière du Proche-Orient. Comme d’autres métropoles du monde occidental – Londres, Rome, Paris –, New York était exposé au terrorisme des Fous d’Allah. Le constat était douloureux et le réveil brutal, mais l’Amérique, après tout, ne découvrait qu’une évidence: à l’aube du XXIe siècle, l’océan Atlantique n’est plus une frontière infranchissable, même pour les poseurs de bombes. Aujourd’hui, c’est une révélation d’une autre nature, autrement plus cruelle, qui explique le véritable état de choc dans lequel est plongée la première puissance de la planète depuis l’attentat d’Oklahoma City. Au-delà de l’ampleur de la tragédie – plus de 80morts, 200blessés, près de 150disparus, ensevelis sous les décombres de l’immeuble fédéral, dont la majorité risquent fort de n’avoir pas survécu à l’attentat –, c’est l’identité des coupables présumés, c’est ce que l’on croit connaître de leurs motivations qui jette l’Amérique dans l’effroi. Après avoir d’abord cru, après l’arrestation à Londres d’un Américain d’origine palestinienne, à une piste islamiste, les enquêteurs du FBI sont désormais convaincus que les responsables du carnage d’Oklahoma City appartiennent à une milice d’extrême droite, les Patriotes, engagée dans une véritable guerre contre l’Etat fédéral. Oui, l’attentat le plus meurtrier commis aux Etats-Unis depuis 1920, où une bombe imputée à des anarchistes avait tué 40personnes à Wall Street, a été imaginé, préparé, réalisé par des citoyens américains, blancs, qui rêvent d’un pays revenu au temps des pionniers où chacun portait ses armes et faisait régner sa loi. Le premier suspect arrêté, Timothy McVeigh, est un paumé de 27ans, ancien sergent de l’armée de terre pendant la guerre du Golfe, qui avait tenté en vain de s’engager dans les Forces spéciales et qui était convaincu que l’armée lui avait implanté une puce informatique dans la fesse pour pouvoir le suivre à la trace. "C’était un bon soldat. Si on lui donnait une mission et une cible, il en venait à bout", se souvient James Ives, l’un de ses camarades de combat au Koweït. Depuis qu’il avait été rejeté par les Bérets verts, Timothy McVeigh était à la dérive. Toujours armé, il partageait son temps entre les réunions de la Milice du Michigan, les entraînements à la guérilla et de longues virées à bord de sa voiture, bourrée d’armes et de munitions, qu’il vendait aux sympathisants de sa cause. Selon des documents officiels, dont la teneur a été communiquée aux journalistes par les enquêteurs, il était littéralement obsédé par l’affaire de Waco, au Texas, où le FBI avait donné l’assaut à la ferme-forteresse de la secte des Davidiens, faisant 86morts parmi les adeptes, deux ans jour pour jour avant l’attentat d’Oklahoma City. Il avait même fait le pèlerinage de Waco, et jurait depuis qu’il vengerait les Davidiens, victimes de la police fédérale. Les deux autres suspects interrogés par le FBI, les frères James et Terry Nichols, étaient également connus des services de police pour leur opposition au gouvernement fédéral. Propriétaire d’une ferme à Decker, dans le Michigan, où McVeigh avait travaillé après sa démobilisation, James Nichols avait l’habitude d’apposer sur ses billets de banque un tampon indiquant qu’il n’était pas responsable de leur valeur. Quant à son frère Terry, ancien compagnon d’armes de McVeigh, il était, selon l’un de ses voisins, Ray Hull, "le genre de type qui peut faire n’importe quoi. Je l’ai vu fabriquer une bombe, dans le passé. Il pouvait fabriquer une bombe en cinq minutes." Il faudra attendre la suite de l’enquête, et sans doute le procès pour savoir ce qui a incité ces trois hommes et leurs complices éventuels à passer à l’acte. Et à choisir pour cible cette petite ville assoupie. Selon des informations recueillies à Oklahoma City, une partie au moins des agents du FBI qui avaient participé à l’assaut de Waco avaient leurs bureaux dans l’immeuble fédéral Alfred-Murrah qui abritait aussi les services secrets, la brigade des stupéfiants, les services du logement, un bureau des Marines, le service des alcools, du tabac et des armes à feu, l’administration des autoroutes, le bureau du budget, le service social de l’armée et une crèche. Aujourd’hui, il ne reste plus de cet immeuble de neuf étages qu’une carcasse éventrée hérissée de câbles, de morceaux de ferraille, de fragments de béton, où s’affairent des sauveteurs désormais impuissants. Une image qui rappelle aux Américains d’autres images d’horreurs venues, il y a quelques années, du Proche-Orient: l’ambassade américaine au Liban, soufflée par une voiture piégée en avril 1983 (63morts), le QG des Marines à Beyrouth, pulvérisé par un camion-suicide, six mois plus tard (241morts). "Beyrouth! C’est Beyrouth!", répétaient, hébétés, les premiers témoins. Depuis une semaine, pas une personne vivante n'a été retrouvée dans les ruines. William Rush, un pompier volontaire, vient de découvrir quatre cadavres disloqués: "On a eu un incendie à Shawnee, et j'ai vu beaucoup de corps brûlés, mais là, c'est comme de travailler dans une morgue." Déserté, le centre d'Oklahoma City dont les rues sont jonchées de verre brisé donne l'impression d'avoir subi un bombardement. Le périmètre délimité par les barrages de police, entre Walker et Broadway, est quadrillé par une centaine d'agents du FBI en tenue bleue, par la police montée du comté ou par les patrouilles d'autoroute dont les voitures sont abandonnées en travers des rues comme si la ville était en guerre. Malgré ce déploiement, le silence est oppressant. Partout dans le quartier envahi par les centaines de camions des équipes de télé, ont surgi des baraquements militaires, des stands de fortune et des buvettes qui donnent à la ville un étrange air de foire. A quelques kilomètres de là, les familles des 150disparus et des dizaines de victimes non identifiées sont rassemblées dans la First Christian Church. Pour elles l'attente est insupportable. Même si les sauveteurs ne cessent de répéter qu’après soixante-douze heures les chances de retrouver des survivants sont inexistantes, comment renoncer à l’espoir d’un miracle? Sur le perron de l'église, une jeune femme entourée de ses deux enfants de 3 et 5ans distribue des petits rubans bleu et mauve, le bleu pour l'Etat de l'Oklahoma et le mauve pour les enfants morts, que toute la ville bientôt portera en signe de deuil. Au moment de l'explosion, elle était dans le bâtiment. Elle pleure doucement. A 21ans, Lyne Johns n'a jamais quitté l'Oklahoma: "Je pensais que c'était l'Etat idéal pour élever une famille." L' Amérique est en état de choc. Personne ne comprend que l'acte de terrorisme le plus meurtrier de l’histoire des Etats-Unis ait eu lieu ici. En Oklahoma, le cœur de l'Amérique dont les voyelles chantées avec l'accent traînant du pays évoquent pour les Américains l'opulence de ses champs de blé et les lacs aux rives d'argile rouge ou l'on pêche le poisson-chat. Une Amérique abasourdie a découvert que le terrorisme avait choisi pour cible cette ville tranquille et provinciale dont le musée le plus important est consacré aux cow-boys et où un panneau vous annonce fièrement à la sortie de l'aéroport qu'elle est la patrie de Vince Gill, le chanteur de musique country. "La peine de mort sera requise contre les responsables de cet attentat", ont annoncé, dès les premières heures qui ont suivi la tragédie, Bill Clinton et son ministre de la Justice, Janet Reno, qui ont lancé sur la piste des coupables les meilleurs spécialistes du FBI, la police fédérale. "Je suis fier du travail des policiers", a affirmé samedi dernier Bill Clinton, tandis que Janet Reno déclarait: "A ce stade, toutes les preuves indiquent que cette affaire est intérieure." Car la clé du drame, c’est bien ici qu’il faut la chercher. Dans cette Amérique profonde qui a voté à une écrasante majorité contre ces démocrates qui voulaient la désarmer, dans ces petites villes qui prêtent une oreille attentive aux émissions de Rush Linbaugh, l’un des hérauts de la lutte contre les "excès de pouvoir" de l’administration fédérale. En Oklahoma, le seul représentant démocrate qui ait survécu aux élections de novembre 1994 militait, contre son parti, pour le droit des citoyens à acquérir une arme sans les entraves imposées par la loi Brady. Dans cette Amérique du Midwest qui par tradition se méfie du gouvernement fédéral. C'est sur ce terreau contestataire que se sont mises à fleurir les milices, ces groupes paramilitaires d'extrême droite qui refusent l'autorité fédérale et revendiquent leur droit constitutionnel à utiliser leurs armes pour se défendre. Parce qu'elle a orchestré et amplifié la rancœur populiste qui critiquait le gouvernement fédéral, la nouvelle majorité républicaine porte sans doute une part de responsabilité dans le développement de ces milices. Interrogé pendant son voyage éclair à Oklahoma City sur son degré de responsabilité indirecte dans le drame, le chef de file des Républicains, Newt Gingrich, s'est indigné. Pourtant, après avoir écarté la piste islamiste, l'Amérique vient de réaliser qu’on ne peut sans cesse dénoncer la corruption des bureaucrates de Washington et proclamer le droit des citoyens à s’armer sans encourager des dérives qui peuvent déboucher sur l'attentat terroriste le plus meurtrier qu'elle ait jamais connu.
SARA DANIEL
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