Paris, le 7 septembre 2006
" ...Je suis venu vous dire ...
C'est Marie-Jeanne, ma grand-mère qui, après
avoir placé ses quatre jeunes enfants dans des or-
phelinats sous de faux noms, est montée à Paris
pour alerter l'opinion. Elle, la fière Bretonne, qui a
travaillé nuit et jour, vivant misérablement dans une
chambre de bonne au septième étage, rue Vélas-
quez, présentant requête sur requête. Et qui, après
avoir épuisé ses dernières forces à tenter de rejoin-
dre Guillaume, celui qu'elle n'a jamais cessé d'ai-
mer au Brésil (face à Cayenne), est décédée à 45
ans !
Marie, l'aînée des enfants, est morte juste avant.
A l'âge de 20 ans. Elle était entrée au Carmel de
l'île de Jersey pour aller soigner les lépreux en
Guyane. Absurde et fol espoir... Et c'est la mère
de mon grand-père qui, à 82 ans, repris le flam-
beau. Puis c'est leur petite Jeannette, ma mère,
élevant seule ses quatre enfants, qui aura consacré l'entièreté de sa vie à tenter de faire revenir son père de l'enfer du bagne, puis à le faire réhabiliter. Une mère entre deux portes...
Grâcié, mon grand-père mourra, peu après son retour, dans des conditions tragiques et, pour tout dire, suspectes. Poussé sous les roues d'une camionnette qui prendra la fuite. Il décèdera après trois mois de coma dans les bras de Jeanne, avec cette phrase terrible "Maman, on m'a fait trop de mal", prenant ainsi sa petite Jeannette pour sa propre mère...
Elle est décédée le 15 avril 1994 et mon frère Bernard s'est suicidé à Noël de la même année. Puis, peu après, j'ai été débouté. Trois voix contre deux...
Quatre-vingt trois années de sacrifices, de malheurs, d'humiliations et de souffrance... J'ai longtemps cru que cela s'arrêterait un jour, que je serais, enfin, le premier à échapper à la malédiction qui nous a frappés, en réalisant cet ultime espoir : faire reconnaître l'injustice qui nous a broyés... Cette fois-ci, j'espère encore...
"Adieu, adieu, adieu et adieu. Au ciel !" avait écrit Guillaume à Marie-Jeanne en partant pour le bagne. Ils ne se sont plus jamais revus.
Pour les Celtes, autrefois, mourrir signifiait partir dans une île, très loin, dans le grand Océan, "derrière le Soleil". Il ne faudrait pas que ma vie et celles de ma famille aient été inutilement sacrifiées. Perdre courage me ferait craindre de n'avoir pour seule quiétude que de partir. Très loin. Quitte à rejoindre les miens, là-bas, dans cette île lointaine.
Après tout, après l'île de la cité de mon enfance - qui est celle aussi du Palais de Justice...- l'île de Jersey des petites Carmélites, l'île Saint-Louis des lépreux et les îles du Diable des bagnards punis; nous les Seznec, avons toujours été mis dans les îles...
Marie-Jeanne et Guillaume Seznec, Marie leur fragile carmélite, leur petite Jeannette, ma mère, Bernard, mon frère et Serge, mon filleul, sont peut-être sur cette île lointaine. En tout cas, je sais qu'ils m'attendent.
J'espère qu'à partir du 5 octobre, je vais vivre - enfin vivre ! - dans la lumière d'une injustice réparée".
Denis Seznec
( extraits du texte publié
dans la circulaire n°26
du 10 septembre 2006
de France-Justice)