L'or et la liberté économique
par Alan Greenspan
Un antagonisme presque hystérique à l'encontre de l'étalon or est ce qui unit les étatistes de toute livrée. On dirait qu'ils sentent peut-être plus clairement et plus subtilement que bien des défenseurs cohérents du laissez-faire - que l'or et la liberté économique sont inséparables, que l'étalon or est un instrument du laissez-faire et que l'un implique et nécessite l'autre.
Pour comprendre la source de leur hostilité, il faut d'abord comprendre le rôle spécifique de l'or dans une société libre.
La monnaie est le dénominateur commun de toutes les transactions marchandes. C'est la marchandise qui sert de moyen d'échange, qui est universellement acceptable comme paiement de leurs biens et services par les parties prenantes à une économie, et peut donc servir comme repère de la valeur marchande et comme réserve de valeur, c'est-à-dire comme moyen d'épargne.
L'existence d'une telle marchandise est une condition préalable à l'existence d'une économie de division du travail. Si les hommes n'avaient pas un produit ayant une valeur objective et généralement acceptable comme monnaie, ils devraient avoir recours à un troc primitif, seraient forcés de vivre dans des fermes autosuffisantes et de renoncer aux avantages inestimables de la spécialisation. Si les hommes n'avaient aucun moyen d'accumuler de la valeur, c'est-à-dire d'épargner, ni les plans à long terme ni l'échange ne seraient possibles.
L'instrument d'échange qui sera acceptable par tous les participants à une économie n'est pas déterminé arbitrairement. Pour commencer, il faut que ce moyen d'échange soit durable. Dans une société primitive de petits moyens, le blé pourrait être suffisamment durable pour jouer ce rôle d'instrument, car tous les échanges n'auraient lieu que durant la moisson et immédiatement après elle, ne laissant aucun surplus de valeur à stocker. Mais là où les considérations de stockage de la valeur sont importants, comme dans des sociétés plus riches, plus civilisées, il faut que le moyen d'échange soit un produit durable, en général métallique. On choisit généralement un métal, parce qu'il est homogène et divisible : chacune de ses unités peut être identique à l'autre, et on peut le fondre ou le frapper dans n'importe quelle quantité.
Plus important, il faut que la marchandise choisie comme instrument d'échange soit un bien de luxe. Le désir humain pour le luxe est illimité, de sorte qu'il y aura toujours une demande pour les biens de luxe, qui seront toujours acceptables. Le blé est un luxe dans les civilisations mal nourries, mais pas dans une société prospère. Les cigarettes, normalement, ne servent pas de monnaie, mais elles l'ont fait en Europe à la suite de la deuxième guerre mondiale. Le terme de "bien de luxe" implique la rareté et une grande valeur à l'unité. Ayant une grande valeur à l'unité, un tel bien est facile à porter. Par exemple, une once d'or vaut une demi-tonne de fonte.
Au cours des premières étapes du développement d'une économie monétaire, il est possible que plusieurs instruments d'échange soient utilisés en même temps, un grand nombre de marchandises pouvant satisfaire aux conditions précitées. Cependant, l'une d'entre elles finira progressivement par remplacer les autres. Les préférences quant à ce qu'il convient de détenir comme réserve de valeur se porteront sur la marchandise la plus acceptable, ce qui contribuera à son tour à la rendre encore plus acceptable. Le report se fait progressivement, jusqu'à ce que cette marchandise soit devenue le seul instrument d'échange. L'emploi d'un instrument unique est hautement avantageux, pour la même raison qui fait qu'une économie monétaire est supérieure à une économie de troc : cela rend possibles les échanges à une incomparablement plus grande échelle.
Savoir si cet instrument unique est l'or, l'argent, les coquillages, le bétail ou le tabac est un choix ouvert : cela dépend du contexte et du niveau de développement d'une économie donnée. En fait, tous ont été utilisés, à un moment ou à un autre, comme instruments d'échange. Au cours même de ce siècle, deux marchandises principales, l'or et l'argent, ont été utilisées comme instruments d'échange internationaux, l'or devenant finalement dominant. L'or, avec ses emplois artistiques et fonctionnels, relativement rare, a toujours été considéré comme un bien de luxe. Il est durable, transportable, homogène, divisible, et possède donc des avantages notables sur tous les autres instruments d'échange. Depuis le début de la première guerre mondiale, c'est pratiquement le seul instrument d'échange international (1).
Si tous les biens et services devaient être payés en or, il serait difficile de régler les montants élevés, et cela entraverait l'extension de la division du travail et de la spécialisation dans la société. Ainsi, la conséquence logique de la création d'un instrument d'échange est le développement d'un système bancaire et d'instruments de crédit (billets de banque et dépôts) qui sont convertibles en or et lui servent de substitut.
Un système de banque libre fondé sur l'or est capable de faire du crédit et ainsi de créer des billets de banque et des dépôts, en réponse aux besoins de production de l'économie. Le paiement d'intérêt incite les individus propriétaires de l'or à en faire le dépôt dans une banque (dépôt sur lequel ils peuvent tirer des chèques). Cependant, comme il est rare que les déposants désirent tous retirer leur or au même moment, le banquier n'a besoin de conserver qu'une partie de cet or en réserves. Cela permet au banquier de prêter au-delà du montant déposé en or (ce qui veut dire qu'il détient des créances en or et non de l'or en garantie de ses dépôts). Cependant, le montant des prêt qu'il peut faire n'est pas arbitraire : il est tenu de l'estimer en fonction avec ses réserves et de l'état de ses investissements.
Lorsque les banques prêtent de l'argent pour financer des entreprises productives et rentables, les prêts sont rapidement remboursés et le crédit bancaire demeure généralement disponible. Mais lorsque les entreprises financées par le crédit bancaire sont moins rentables et plus difficilement remboursables, les banquiers se rendent vite compte que leurs prêts sont excessifs relativement à leurs réserves en or, et ils commencent à freiner leurs nouveaux prêts, généralement en exigeant des taux d'intérêt plus élevés. Cela tend à restreindre le financement de nouveaux projets et exige des emprunteurs existants qu'ils accroissent leur rentabilité s'ils veulent obtenir du crédit pour de nouvelles extensions. Ainsi, sous le régime de l'étalon-or, un système de banque libre apparaît dans une économie comme le protecteur de la stabilité et d'une croissance économique équilibrée (2).
Lorsque tous les pays, ou la plupart d'entre eux, acceptent l'or comme leur instrument d'échange, un étalon-or international libre d'entraves contribue à promouvoir le commerce international le plus étendu et la plus large division du travail. Alors même que les unités d'échange (le dollar, la livre, le franc) sont différentes d'un pays à l'autre, lorsque toutes sont définies en termes d'une masse d'or les économies des différentes nations se comportent comme une seule - aussi longtemps qu'il n'y a pas de restrictions sur les échanges ni sur les mouvements de capitaux. Le crédit, les taux d'intérêt, les prix ont tendance à évoluer de la même manière dans tous les pays. Par exemple, si les banques d'un pays accroissent trop largement leurs crédits, les taux d'intérêt diminuent dans ce pays, ce qui pousse les déposants à transférer leur or dans des banques qui paient davantage dans les autres pays. Cela créera immédiatement une insuffisance de réserves bancaires dans le pays "expansionniste", imposant des normes plus strictes d'attribution des crédits et une remontée des taux d'intérêts au niveau concurrentiel.
Un système bancaire entièrement libre et un étalon-or pleinement homogène n'ont toujours pas été réalisés. En revanche, avant la première guerre mondiale, le système bancaire des Etats-Unis (et dans la plupart du monde) était fondé sur l'or, et même si les hommes de l'Etat intervenaient de temps en temps, le système bancaire était plus libre que contrôlé. De temps en temps, à cause d'une trop rapide expansion de crédit, les banques prêtaient au-delà de leur limite de réserves en or, les taux d'intérêt s'élevaient fortement, les nouvelles attributions de crédit étaient interrompues, et l'économie subissait une récession brutale, mais de courte durée (comparées aux récessions de 1920 et 1932, les ralentissements de l'activité d'avant 1914 étaient vraiment très bénins). C'était la limite aux réserves en or qui stoppait les expansions déséquilibrées de l'activité productive, avant qu'elles ne puissent se changer dans le type de désastre qu'on a connus après la première guerre mondiale (3). Les périodes de réajustement étaient courtes et les économies recouvraient rapidement une base saine pour reprendre l'expansion.
Malheureusement, on avait commis l'erreur de prendre le processus d'assainissement pour la maladie même : si c'est le manque de réserves bancaires qui cause un ralentissement de l'activité - prétendaient les interventionnistes - pourquoi ne pas trouver un moyen d'en fournir davantage, de sorte que les banques n'aient jamais à en manquer ! Si les banques pouvaient continuer d'accroître leurs crédits indéfiniment, prétendait-on, on n'aurait plus jamais à souffrir des récessions. C'est ainsi que le Système de Réserve Fédérale fut institué en 1913. Il était fait de douze banques régionales de Réserve Fédérale nominalement possédées par des banquiers privés, mais en fait voulues, contrôlées et soutenues par les hommes de l'Etat. Le crédit accordé par ces banques est en pratique (même s'il ne l'est pas légalement) garanti par le pouvoir d'imposer du gouvernement fédéral. Techniquement, nous conservions l'étalon-or. Les particuliers étaient libres de posséder de l'or (4), et l'or servait toujours de réserve pour les banques. Mais en outre, en plus de l'or, le crédit accordé par les banques de la Réserve Fédérale (les "réserves de papier") pouvaient servir de monnaie légale pour payer les déposants.
Lorsque l'activité aux Etats-Unis connut un léger ralentissement en 1927, la Réserve Fédérale créa davantage de réserves de papier dans l'espoir de prévenir toute insuffisance de réserves bancaires. Plus désastreuse, cependant, fut l'aide que la Réserve Fédérale tenta d'apporter à la Grande-Bretagne dont l'or fuyait aux Etats-Unis parce que la Banque d'Angleterre refusait de monter les taux d'intérêt comme l'exigeaient les conditions du marché (c'était politiquement inopportun). Le raisonnement des autorités impliquées était le suivant : si la Réserve Fédérale injecte des réserves supplémentaires dans le système bancaire américain, les taux d'intérêt aux Etats-Unis tomberont à un niveau comparable à ceux de la Grande-Bretagne ; cela contribuera à stopper les pertes d'or de la Grande-Bretagne et lui épargnera l'inconvénient politique d'avoir à remonter les taux.
Le but de la "Fed" fut atteint : elle réussit à arrêter la perte d'or, mais s'arrangea en même temps pour quasiment détruire les économies du monde entier. L'excès de crédit que la Fed injectait dans l'économie se déversait sur les marchés financiers, y provoquant une fantastique hausse spéculative. Avec retard, les responsables de la Réserve Fédérale tentèrent d'éponger les réserves en excès et réussirent finalement à freiner la hausse. Mais c'était trop tard : dès 1929 les déséquilibres spéculatifs étaient devenus si écrasants que cette tentative provoqua un reflux rapide et une démoralisation des entrepreneurs. Et l'économie américaine s'effondra. La Grande-Bretagne s'en tira encore plus mal, et plutôt que de subir les conséquences de sa folie passée, elle abandonna tout à fait l'étalon-or en 1931, détruisant ce qui restait de la confiance et déclenchant des faillites en cascade dans le monde entier. L'économie du monde s'enfonça dans la grande dépression des années 1930.
Avec une logique qui rappelait celle de la génération précédente, les étatistes prétendirent que l'étalon-or était largement responsable de la débâcle du crédit qui avait conduit à la grande dépression. Ils firent valoir que si l'étalon-or n'avait pas existé, l'abandon de ses paiements d'or par la Grande-Bretagne n'aurait pas provoqué ces faillites bancaires dans le monde entier (l'ironie était que, depuis 1913, nous n'étions plus dans un système d'étalon-or, mais dans ce qu'on pourrait appeler un semi-étalon-or ; mais c'est à l'or qu'on a fait porter le chapeau).
Cependant, l'opposition à l'or comme étalon monétaire sous quelque forme que ce soit - venant d'un nombre croissant de partisans de l'Etat-providence - était inspirée par une idée bien plus subtile : par la compréhension du fait que l'étalon-or est incompatible avec un déficit budgétaire chronique (qui caractérise l'Etat-providence). Débarrassé de son jargon universitaire, Etat-providence n'est absolument rien d'autre qu'un mécanisme par lequel les hommes de l'Etat confisquent la richesse des membres productifs de la société pour financer un grand nombre de combines redistributives. Une bonne par de cette confiscation se fait par l'impôt. Mais les étatistes se sont vite rendus compte que s'ils voulaient rester au pouvoir, il leur fallait limiter l'imposition visible et avoir recours à des déficits budgétaires massifs, c'est-à-dire emprunter l'argent, en émettant des obligations d'Etat, pour financer des dépenses "sociales" à grande échelle.
Sous un régime d'étalon-or, le montant de crédit qu'une économie peut soutenir est déterminé par les actifs réels de cette économie : tout instrument de crédit est en dernière analyse une créance sur quelque actif réel. mais les obligations d'Etat ne sont pas adossées à une richesse réelle : ce n'est qu'une promesse faite par les hommes de l'Etat de rembourser sur les recettes fiscales à venir, et les marchés financiers ne peuvent pas facilement l'absorber. On ne peut vendre au public une quantité massive de bons du Trésor qu'à des taux d'intérêt de plus en plus élevés. De sorte que le déficit budgétaire est sérieusement limité dans un système d'étalon-or.
L'abandon de l'étalon-or permettait aux étatistes de se servir du système bancaire pour une expansion illimitée du crédit. Ils ont créé des réserves de papier, sous forme d'obligations d'Etat, que les banques - par une suite d'étapes compliquées - acceptent comme s'il s'agissait d'actifs réels et traitent comme s'il s'agissait de dépôts authentiques, c'est-à-dire comme l'équivalent de ce qu'était autrefois un dépôt en or. Le détenteur d'une obligation d'Etat ou d'un dépôt bancaire créé à partir de réserves de papier s'imagine qu'il a une créance valable sur un actif réel. mais le fait est qu'il y a maintenant davantage de créances distribuées que d'actifs existants.
On ne triche pas avec la loi de l'offre et de la demande. A mesure que l'offre de monnaie (de créances) augmente relativement au stock de biens réels dans l'économie, il faut que les prix finissent par monter. De sorte que les revenus épargnés par les membres productifs de la société perdent de la valeur en termes de biens. Lorsqu'on finit par boucler les comptes de l'économie, on se rend compte que cette perte de valeur représente les produits achetés par les hommes de l'Etat à des fins redistributives ou autres avec l'agent des obligations d'Etat financées par l'expansion du crédit bancaire.
En l'absence d'un étalon-or, il n'existe aucun moyen de protéger l'épargne contre la confiscation par l'inflation. Il n'existe aucune réserve de valeur fiable. S'il y en avait une, il faudrait que les hommes de l'Etat déclarent sa détention illégale, comme ils l'ont fait dans le cas de l'or (5). Si tout le monde décidait, par exemple de convertir tous ses dépôts bancaires en argent, ou en cuivre ou dans toute autre marchandise, et refusait ensuite d'accepter des chèques en paiement d'autres produits, les dépôts bancaires perdraient leur pouvoir d'achat et le crédit bancaire créé par les hommes de l'Etat deviendrait sans valeur comme moyen d'obtenir des biens. La politique financière de l'Etat-providence nécessite par conséquent qu'il n'existe aucun moyen de se protéger pour les détenteurs de richesses.
Voilà donc le minable secret de ces tirades étatistes contre l'or. Le déficit budgétaire n'est rien d'autre qu'une combine pour confisquer la richesse sans en avoir l'air. L'or apparaît comme le gêneur dans cet insidieux processus. Comme le protecteur des Droits de propriété. Si on saisit cela, on n'a aucune peine à comprendre la haine des étatistes à l'encontre de l'étalon-or.
* Titre original : "Gold and Economic Freedom". D'abord paru
dans The Objectivist de juillet 1966 puis dans Capitalism : The
Unknown Ideal - Ayn Rand et al. New York : New American Library, 1967.
Traduit par François Guillaumat.
(1) Ecrit en 1966 [N.d.T.]
(2) Cf. George Selgin : La Théorie de la banque libre. Paris, Les Belles Lettres, 1991.
(3) Bien entendu, ces excès d'expansion de crédit étaient dus aux monopoles réglementaires ou exclusifs qui freinaient le processus d'ajustement, lequel est immédiat dans un système bancaire vraiment libre [N.d.T.].
(4) Le criminel Roosevelt confisqua en 1934 l'or de ses sujets en "échange" de ses billets de la sainte-farce [N.d.T.].
(5) Rappelons que l'indexation générale des contrats contre l'inflation a longtemps été interdite en France. Et les juges, dans tous les pays du monde, ont refusé de compenser la dépréciation monétaire. Cependant, la concurrence entre les monnaies nationales - désormais purement fiduciaires - est venue discipliner la conduite inflationniste des hommes de l'Etat. C'est donc partiellement en vain qu'ils ont renié leurs engagements et institué des monopoles : la concurrence finit toujours par reprendre ses droits. D'où la tentative de super-cartel et super-monopole monétaire Européen (la prétendue "union monétaire"), pour permettre aux castes étatiques de recouvrer leur pouvoir de faire de l'inflation en Europe [N.d.T.].
Mis sur internet par Patrick Madrolle
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