Avertissements : Il n'y en a pas. Les personnages sont à moi et ne ressemblent à personne de connu ou de moins connu (même si les mélomanes averti(e)s pourront sourire de temps en temps à certains emprunts que j'aurai osés).

Il n'y a ni violence ni scène torride.

Par contre, je vais parler "musique classique" et plus particulièrement Opéra. ALors, avant que vous ne partiez en courant, je vous ai préparé un petit glossaire des termes utilisés. Sympa, non ?

Remerciements (par ordre alphabétique) à Fanfan et Rainbow pour leur soutien et la relecture du brouillon.

STYX

 

Le Chevalier à la Rose

 

Ouverture

"Non, c'est non ! Je sais que c'est une occasion magnifique, qui ne se représentera peut-être jamais. Mais je ne veux pas couler ma carrière avant même de la débuter."

Athena Nissopoulos n'y tint plus et se leva de son siège. Elle se mit à aller et venir dans le bureau sous le regard indulgent de son agent et du génie actuel de la mise en scène Alessandro Pietri.

Tout en faisant les cent pas, la jeune mezzo-soprano reprit sa diatribe. "Arrêtez-moi si je me trompe. Nous sommes dimanche matin... à New York... et vous voulez que je chante pour la générale vendredi à Paris. Vous avez déjà réservé mon billet dans le Concorde de ce soir et j'ai quatre jours pour me mettre au point alors que tout le monde répète depuis deux semaines. D'accord, je connais le rôle par cœur et je dois sûrement le chanter en dormant, mais il y a des limites ! Etes-vous sûrs que McLean ne sera pas rétablie d'ici là ?"

Pietri secoua la tête. "C'est certain. Même si sa gorge va mieux et lui permet de chanter, elle sera encore trop fatiguée pour tenir plus d'un acte..."

Tout en parcourant à nouveau le même circuit porte-fenêtre et retour, Athena leva les bras au ciel. "Et la doublure, n'est-elle pas là pour ça ?"

Le metteur en scène prit un air gêné. "Nous avons un problème de couleur de voix. Dans les deux premiers actes, prises séparément, ça va. Mais dans le troisième acte, toutes ensembles, ça ne va pas. Et nous avons eu beau travailler, ça ne passe pas. Elles le reconnaissent toutes."

"Mais pourquoi moi ? Il y a des tas de mezzo-soprano qui pourraient prendre le rôle d'Octavian au pied levé en Europe ?"

Mike Mallone, l'agent d'Athena, prit enfin la parole. "Pas tant que ça Athena. Et tu sais que tu es l'une des meilleures dans le rôle."

"La meilleure, c'est Ellen McLean. Je ne lui arrive pas à la cheville."

Mike sourit. "Je ne te connaissais pas si modeste, 'Thena. Pourquoi te fais-tu tant prier ? C'est une chance inespérée. D'autres tueraient père et mère pour être à ta place. Nous sommes d'accord que tu n'as que très peu de temps, mais ta connaissance du rôle est irremplaçable. Alessandro fera tout ce qu'il faut pour que tu sois à l'aise avec sa mise en scène et tu auras une répétition avec orchestre avant vendredi. Alors dis-moi quel est ton problème !"

Athena parcourut trois fois son circuit avant de s'arrêter devant le metteur en scène. "La Maréchale est bien interprétée par Erika Grosskopf ? On parle bien de son grand retour sur scène après plus de cinq ans d'absence ?"

Alessandro la regarda, engageant. "Oui, exactement. Ce sera sans aucun doute l'événement lyrique de l'année. Et Erika souhaite l'immortaliser par un enregistrement si tout se passe bien. Et j'ai déjà l'accord de Deutsche Grammophon."

Athena le regarda, désespérée. "Vous n'avez pas entendu parler de ce qui s'est passé l'année dernière quand elle a accepté de donner une Master Class ?"

Mike sembla alors se désintéresser de la conversation et tourna son regard vers la grande baie vitrée de son bureau.

La cantatrice poursuivait. "Elle m'a massacrée, laminée, humiliée. Mon Dieu, j'aurais gagné ma vie en chantant dans les rues, à l'écouter, ça n'aurait pas été pire. Et vous voulez que j'aille à Paris dans ces conditions ? Dès qu'elle me verra, elle me rira au nez et retournera dans sa loge. Et qui sera bien ennuyé ? Vous. Car vous devrez annuler les représentations. Et je ne parle même pas de ce que vous fera la grande Erika pour avoir saboté son retour."

Alesandro Pietri sourit alors, certain de sortir son atout. "Et si je vous dis que je suis ici parce qu'Erika vous a demandée ?"

Athena s'arrêta pour la première fois. "Quoi ? Que voulez-vous dire ?"

"Exactement ce que j'ai dit. J'ai demandé à Erika quelques noms avec qui elle voudrait chanter et elle ne m'en a donné qu'un seul, le vôtre. Et face à ses exigences, nous étions prêts à payer votre dédit si vous aviez déjà été occupée ailleurs."

La jeune femme retourna dans son fauteuil, abasourdie. "Elle se souvient de moi ? Vous êtes sûr qu'elle ne me confond pas avec quelqu'un d'autre. Je ne sais pas moi, Angelopoulos peut-être. Ah non ! C'est une soprano..."

Mike se leva et alla poser une main rassurante sur l'épaule de la jeune femme. "J'en ai parlé à Alessandro dès qu'il m'a appelé, mais c'est bien toi qu'elle veut.

Le metteur en scène se leva. "Oui, c'est bien vous. Elle m'a dit avant de partir que j'avais intérêt à vous ramener, qu'elle avait une leçon à finir. Vous comprenez ?"

"Mon Dieu, ça va être ma fête. Devant ses commentaires, je suis partie en claquant la porte. Elle n'a jamais fini sa leçon."

Allesandro Pietri se leva. "Je comprends que la situation soit délicate pour vous. Je ne peux que vous dire qu'Erika tient vraiment à ce spectacle. Son avenir est en jeu également. Nous avons pu réunir un plateau exceptionnel sur son nom seul. Un échec serait dramatique pour tout le monde, mais surtout pour elle. Quoi qu'il se soit passé il y a un an entre vous, je suis certain qu'Erika se comportera comme la grande artiste qu'elle est, en véritable professionnelle. C'est à vous de voir si vous pouvez faire abstraction de cet incident entre vous l'année dernière. Je vais retourner à mon hôtel. Donnez-moi votre réponse dans deux heures au plus tard !"

Athena se leva en même temps que lui. "Attendez ! Ce ne sera pas la peine..."

Mike l'interrompit. "Athena, réfléchis !"

La jeune femme se dirigea vers la porte. "C'est tout réfléchi. J'accepte. Maestro, je vous verrai ce soir à l'aéroport. J'ai des bagages à faire et des dispositions à prendre. Mike, à plus tard !"

Les deux hommes se regardèrent. Mike se rassit. "Al, tu as quelques minutes ?"

"Oui, bien sûr. Ce fut plus rapide que tu ne le pensais ?"

"Oui, beaucoup plus rapide. 'Thena a vraiment été traumatisée par cette Master Class. Elle se faisait une joie d'y assister. Elle avait une très grande admiration pour Erika."

"Avait ?"

"Aujourd'hui, je ne sais plus. Elle n'était pas une simple débutante. Elle avait déjà chanté pendant deux ans avec la troupe du Staatsoper de Vienne. J'ai visionné l'enregistrement de son passage devant Erika. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Elles semblaient toutes les deux sur la défensive. C'est vrai que 'Thena était tellement tendue que ça n'a pas arrangé sa performance, mais Erika a été particulièrement cruelle et insultante. Je ne sais pas si c'est une bonne idée... Je ne peux que te demander, dans la mesure du possible, de faire attention à elle."

Alessandro prit un air pensif. "Tu m'as prévenu et je vois bien que les risques sont grands, mais Erika l'a demandée et la petite a dit oui. Et Erika n'a pas les moyens, tu le sais, de manquer son retour. Ce sont des professionnelles. Tout se passera bien."

"Je l'espère."

 

Premier Acte

Athena n'avait pas beaucoup dormi. La nuit avait été écourtée par l'arrivée tardive à Paris et l'appréhension qu'elle ne pouvait s'empêcher de ressentir. Alessandro lui avait expliqué que ce matin, elle ferait les essais de costumes et qu'il passerait ensuite quelques heures à lui expliquer ce qu'il attendait d'elle. En milieu d'après-midi, elle travaillerait avec les autres artistes sur ses placements et certains enchaînements puis elle chanterait deux heures environ.

Dès le lendemain, la répétition générale se tiendrait en début d'après-midi et ne pouvait être déplacée. La diva exigeait au moins soixante-douze heures entre deux interprétations intégrales de l'œuvre. Les deux jours suivants seraient consacrés principalement au chant avec ses deux co-interprètes et aux détails de la mise en scène. Et vendredi, le moment de vérité. La représentation qui, plus que n'importe quelle autre, pourrait marquer à jamais sa carrière et lui ouvrir le chemin de la gloire ou au contraire la cantonner pour toujours aux programmations de seconde catégorie.

Et tout dépendait d'Erika Grosskopf, son idole pendant longtemps, mais aujourd'hui, une entité inconnue après leur unique et orageuse rencontre.

La sonnerie du téléphone brisa le silence de la chambre d'hôtel que l'opéra lui avait réservée. Une voiture l'attendait pour l'emmener. Le trajet fut rallongé par des embouteillages, fréquents à Paris. Arrivée à l'entrée de l'Opéra-Bastille, un assistant d'Alessandro Pietri se chargea de l'accompagner aux ateliers pour s'occuper de ses costumes. Elle ne pouvait hélas pas se glisser dans ceux d'Ellen McLean, plus petite qu'Athena d'au moins quinze centimètres. Elle eut la bonne surprise de voir que l'atelier avait contacté l'opéra de Vienne et, sur la base des mensurations données, avait déjà dessiné ses patrons. Ils ne nécessitaient que quelques ajustements et Athena put se diriger rapidement vers la salle où se tenait la répétition. Les nœuds de son estomac qui ne l'avaient pas lâchée depuis qu'elle avait accepté de venir, se manifestèrent avec encore plus de violence. Elle dut pâlir car l'assistant l'arrêta et lui demanda si elle se sentait bien. Elle mit son malaise sur le compte de la fatigue et du décalage horaire. Elle suivit l'assistant, Karl, dans la salle de spectacle. Pietri était assis au cinquième rang et donnait des indications scéniques. Il s'agissait de la fin de la première partie du troisième acte, quand l'avenir du Baron Ochs s'écroulait, son incartade dévoilée. Allait ensuite commencer la dernière partie de l'opéra, celle où les trois cantatrices chanteraient ensemble, Octavian et Sophie réalisant qu'il n'y avait plus d'obstacle à leur amour. La Maréchale voyant Octavian quitter sa vie sans un mot, sans se retourner, pour un duo final avec Sophie, quitte la scène en compagnie du père de la jeune fiancée pour lui expliquer tous les avantages à laisser les jeunes gens ensemble.

Il s'agissait également des morceaux qui avaient causé sa venue. Elle était à peu près sûre que Pietri allait lui demander de chanter. Il ne la déçut pas. Dès qu'il aperçut la jeune chanteuse, il lui fit un grand signe du bras pour l'inviter à se joindre à lui. Il la salua avec une effusion tout italienne. Il la remercia à nouveau de sa présence et lui expliqua où il en était de la répétition, lui demandant si elle se sentait assez en voix pour chanter.

Athéna n'était pas sûre de pouvoir chanter. Elle avait fait quelques vocalises avant de quitter son hôtel, mais elle ne se sentait pas vraiment en voix. Cependant, un rapide coup d'œil vers la scène lui révéla Erika, le regard braqué sur elle.

Elle prit une profonde inspiration et, sans dire un mot, se dirigea vers la volée de marches qui avait été installée pour permettre de passer de la salle à la scène.


Athena était enfermée avec un pianiste depuis près d'une demi-heure et elle passait en revue tous ses exercices de chant, survolant les difficultés avec une aisance déconcertante. Et cela ne faisait qu'augmenter la colère qu'elle ressentait contre Pietri qui l'avait fait chanter cet après-midi, contre Erika qui ne l'avait pas quittée des yeux, un petit sourire ironique aux lèvres et surtout contre elle-même qui laissait passer la chance de sa vie en ne pouvant pas se maîtriser quand il le fallait.

Sentant que sa voix étant enfin là, elle fit signe à l'accompagnateur d'attaquer le premier air qu'elle avait sélectionné pour cette répétition. Tout allait bien jusqu'à ce qu'elle sente un léger courant d'air dans son dos. Elle se retourna et vit sa Némésis, Erika Grosskopf, dans l'entrebâillement de la porte. Elle cessa de chanter.

Erika entra dans la pièce et fit signe au pianiste de les laisser. Celui-ci rassembla ses partitions et partit sans dire un mot.

Athéna n'avait rien dit, mais il n'était pas besoin d'être fin psychologue pour voir la colère affleurer à son visage. Alors qu'elle s'apprêtait à parler, Erika l'interrompit.

"Il faut que nous mettions deux ou trois choses au point." Le ton était ferme, mais pas agressif, plus déterminé qu'autoritaire.

Par contre Athéna se tenait franchement sur la défensive. "Je ne vois pas ce qu'il y a à ajouter après ce fiasco. Vous allez attendre que McLean se rétablisse et vous me remettrez dans le prochain avion pour New York."

Pour la première fois, la jeune femme crut voir une légère incertitude dans la contenance de la cantatrice, mais très vite, elle n'eut plus face à elle que la grande artiste de renommée mondiale, à l'assurance sans faille.

"Pourquoi as-tu accepté de venir ?"

"Pardon ?"

Elle regarda Erika prendre place sur le tabouret laissé libre par l'accompagnateur. Si elle y avait pensé plus tôt, elle aurait bien voulu s'asseoir également. L'épuisement accumulé à la suite de son vol transatlantique, puis de cette séance de répétition se faisait enfin sentir et sapait la dernière énergie qui avait nourri son accès de colère. Elle ne réagit même pas au tutoiement inattendu.

Erika ne marqua aucun énervement. "La question me semble simple. Pourquoi avoir accepté la proposition d'Alessandro ?"

Athéna jeta un coup d'œil circulaire dans la pièce, mais ne vit aucun autre siège. Elle fit quelques pas vers le mur le plus proche du piano, s'adossa, puis se laissa glisser à terre. Elle croisa les jambes à l'Indienne et posa ses coudes sur ses genoux. Un grand soupir, puis quelques mots à peine articulés. "Si je le savais…"

"Essaie !"

La jeune femme releva à peine la tête. "Pourquoi ?"

"Si tu es venue pour ce que j'appellerais de bonnes raisons, alors j'essayerai de te convaincre de ne pas abandonner."

"Je ne sais pas quoi dire…"

Erika, qui n'avait que légèrement tourné la tête quand Athéna était allée s'asseoir, se tourna complètement et lui fit face.

"Si je te dis que je te voulais vraiment ici, est-ce que cela t'aide ?"

Un léger haussement d'épaules. "Alessandro l'a dit."

Erika amorça un geste vers la jeune femme, puis reposa ses mains sur les genoux, le dos bien droit, la tête dans l'axe. "C'est la vérité. McLean, c'était pour faire une affiche. Je n'ai rien à dire contre elle. Elle aurait tenu le rôle. Que dire ? Elle a tellement joué ce rôle qu'elle est Octavian. Mais toi, tu es mon choix."

"Pourquoi ?"

"Sais-tu pourquoi j'ai arrêté de chanter ?"

Athéna ne s'étonna pas du changement de direction que prenait la conversation. "J'ai entendu dire que vous aviez eu des problèmes personnels, la famille…. Je ne sais pas trop. Vous avez été toujours très discrète sur votre vie privée. En fait, je crois que certains se demandent si, en dehors du chant, vous avez vraiment une vie privée."

"J'avais une 'vie' si on peut appeler une vie ce qui restait après le chant, les représentations, les répétitions, les déplacements. Mais la personne qui la partageait avec moi a pensé qu'on ne partageait plus que de bons moments… quand j'étais disponible. Et quelqu'un d'autre lui a offert une vraie vie. Je n'avais pas les armes pour lutter."

"Désolée…"

"Quand je me suis retrouvée seule… Je ne sais pas ce que j'ai pensé… que c'était mieux ainsi… que je me devais d'abord à mon art, à mon public. J'ai multiplié les représentations, allant d'une ville à l'autre, alternant entre l'Europe et les Etats-Unis. Tout en faisant ce que je pensais être nécessaire pour ma voix, protéger ma gorge, tu sais ? Et soudain, une peur que nous avons toutes, mais qui m'avait peut-être un peu échappé, est revenue en force : la peur de perdre ma voix. Toutes les conditions semblaient être réunies. La multiplication des rôles, la fatigue, le stress. Au moindre fléchissement, ma peur s'accroissait. Et un jour, je n'ai pas pu chanter. Mais après bien des examens, il est apparu que c'était uniquement psychologique. Mes cordes vocales étaient dans l'état que l'on pouvait imaginer après ce que je leur avais fait subir… mais rien qu'un mois ou deux de repos n'aurait permis de rétablir."

"Dépression ?"

"Oui. Ce fut le diagnostic unanime. Et comme traitement, suivre une thérapie et attendre que l'envie de chanter revienne."

"Apparemment, l'envie est revenue."

"Oui, grâce à toi."

"A moi ! Mais… Que voulez-vous dire ?"

"Pendant quatre ans, j'ai erré… j'ai cherché si je pouvais vivre autrement qu'à travers le chant. L'argent n'était pas un problème. Mais rien, ni personne, ne m'a fait arrêter, réfléchir, changer d'avis… Jusqu'à notre rencontre officielle."

"Officielle ?"

"Oui, je t'avais entendue chanter deux fois à Vienne et une fois dans un petit festival de musique baroque où des professionnels et des semi-amateurs avait monté une œuvre de jeunesse de Haydn ou Monteverdi, je ne sais plus.

Quand on m'a proposé cette Master Class, je me suis dit que ce serait amusant. Malgré mon "handicap", je ne m'étais jamais vraiment écartée de l'opéra. Je n'avais pas de ressentiments. Je vivais la chose avec fatalité. Ma vie était quasiment détruite, en grande partie par ma faute. Je n'avais personne auprès de moi. Une fois la scène arrêtée, je n'étais plus aussi intéressante. Et je n'étais malgré tout pas assez désespérée pour admettre les pique-assiettes.

Quand j'ai vu que tu faisais partie des inscrits, j'étais... je ne sais pas... contente de pouvoir te voir dans un autre contexte. Nous allions être toutes les deux sur la même scène même si ce n'était pas pour chanter ensemble…

Ensuite, je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Je t'ai sentie nerveuse. Tu as choisi cet air de Chérubin que je trouvais trop facile pour toi et tout a dégénéré à partir de là."

"Pourtant, d'autres étaient passés avant moi qui n'avaient pas pris de morceaux particulièrement techniques..."

"Je sais. Mais je crois que dans un sens, c'est moi que j'ai vue en toi et, d'un seul coup, j'ai relâché contre "moi" tout ce que quatre ans de "thérapie" n'avaient pu me faire exprimer. Et plus je ressentais l'injustice de mes propos à ton égard, moins je pouvais me contrôler... J'en suis profondément désolée.

Et quand je t'ai vue arrêter, descendre de la scène et quitter la salle, j'ai réalisé ce que j'avais fait, mais il était trop tard pour te retenir."

"Pour ce que ça peut valoir à vos yeux, je suis désolée également. Je pense que je comprends mieux ce qu'il s'est passé... Cette journée qui devait être le plus beau jour de ma vie, s'est achevée en un tel cauchemar... j'ai failli arrêter de chanter."

"Non !"

"Si. Vous savez que le chant n'a pas toujours été ma principale activité ?"

"C'est pour cela que ta carrière a débuté si tard ?"

"Oui. J'ai longtemps chanté uniquement pour mon plaisir. J'ai participé à quelques festivals ouverts aux amateurs. Et c'est là que j'ai été réellement découverte. A cette époque, je n'avais pas de travail et je me suis dit : pourquoi pas ? Peu après, je me retrouvais à Vienne. Quelques festivals comme Salzbourg ou Aix et me voici."

"Plus une Master Class à New York il y a un an. C'était la première fois ?

"Oui, uniquement à cause de vous. Je vous admirais terriblement."

"Admirais... ?"

Athena baissa la tête. "Parfois, il ne faudrait pas rencontrer les artistes que l'on aime. On se les imagine, on se fait une idée d'eux à travers leur art, mais leur personnalité est si différente... c'est un risque de déception."

"Tu es déçue ?"

"Il y a un an, j'étais détruite. J'ai failli arrêter de chanter. Ce qui fait que je vous admirais n'avait pas disparu, mais vous entendre restait trop associé à New York."

"Tu n'as pas arrêté finalement."

"Non, mon orgueil a été plus fort. Je voulais vous montrer que vous aviez tort."

"Et je voulais aussi te montrer que tu avais tort. Tu n'es pas la seule que cette Master Class ait fait réfléchir. Les derniers mots que tu m'as lancés avant de partir m'ont hantée plusieurs semaines. Et un matin, le désir de chanter était là. D'abord pour te montrer que tu avais tort. Et puis, parce que j'ai soudain réalisé que je pouvais tout recommencer en faisant les choses correctement. Tu avais raison. Tu souris ? Oui, je sais que je me contredis, mais que veux-tu ? J'avoue que tu avais raison. Comment peut-on exprimer un sentiment si on ne l'a pas ressenti ? Et comment éprouver des sentiments si on ne vit pas ? L'opéra, c'est la représentation exacerbée de la vie. La technique seule ne suffit pas. Enfin… la technique satisfera le commun des mortels. Mais il faut tout donner de soi à chaque fois que l'on entre en scène, son cœur, son âme, ses tripes. Et savoir que si l'on donne tout, le public te le rendra à la fin.

Pourquoi dit-on que La Maréchale est un rôle de maturité ? Techniquement, ce n'est pas un rôle exigeant. Il ne demande pas autant que… je ne sais pas, Elektra. Mais si tu n'as pas vécu avant de l'interpréter, c'est vide, sans aucun sens. Il y a cinq ans, je n'aurais pas pu le chanter. Aujourd'hui, je peux. Ou plutôt je pourrai… avec ton aide."

"Je le voudrais bien. Mais vous avez vu comment s'est passée la répétition ? McLean, malade, s'en sortirait mieux que moi… Je ne veux pas vous décevoir… Une fois suffit."

"Tu ne m'as pas déçue. Ou peut-être que si, un peu. Mais on n'est déçu que par les gens auxquels on croit. Si tu m'étais indifférente, ça n'aurait pas d'importance. Nous ne serions même pas là pour en discuter."

"Vous croyez en moi ?"

"Du jour où je t'ai entendue chanté Chérubin à Vienne il y a trois ans."

"Chérubin, encore…"

"Ne pense plus à cette classe ! Nous sommes au-delà de ça, non ?"

"Je ne sais pas…"

"Cet après-midi, tu n'étais pas en voix. Tu es à Paris depuis moins de 48 heures. Tu es encore sous le coup du décalage horaire. Tu as des excuses."

"Je ne suis pas sûre qu'il n'y ait que ça."

"Que veux-tu dire ?"

"Je veux parler de New York. Je veux comprendre ce qu'il s'est passé."

"Ne vient-on pas de le faire ?"

"Oui, mais... Je peux perdre mes moyens à tout moment face à vous si j'ai le moindre doute. Ça m'est déjà arrivé une fois."

"Je pense que tu n'as plus à t'inquiéter et je vais te le prouver."

Erika s'approcha du piano, posa ses mains sur le clavier et joua de mémoire quelques mesures qu'Athéna reconnut immédiatement.

"Tu connais ?"

"Ce n'est pas mon répertoire, mais je connais."

"Ce n'est pas non plus un rôle pour moi, mais je peux au moins chanter cet air sans me ridiculiser. Faisons un essai !"

Erika joua à nouveau les premières notes et commença à chanter

Viens, Mallika, les lianes en fleurs
Jettent déjà leur ombre
sur le ruisseau sacré
qui coule, calme et sombre,
Eveillé par le chant
des oiseaux tapageurs !

Athena poursuivit :

Oh ! maîtresse,
c'est l'heure où je te vois sourire,
l'heure bénie où je puis lire
dans le cœur toujours fermé
de Lakmé !

et enfin ensemble :

(Erika)

Dôme épais le jasmin
à la rose s'assemble,
rive en fleur, frais matin,
nous appellent ensemble.
Ah ! glissons en suivantle courant fuyant
dans l'onde frémissante.
D'une main nonchalante,
gagnons le bord,où l'oiseau chante ;
Dôme épais, blanc jasmin
nous appellent ensemble.

(Athéna)

Sous le dôme épais
où le blanc jasmin
à la rose s'assemble,
sur la rive en fleur,
riant au matin
viens, descendons ensemble.
Doucement glissons :
de son flot charmant
suivons le courant fuyant
dans l'onde frémissante.
D'une main nonchalante,
viens, gagnons le bord,
où la source dort
et l'oiseau chante.
Sous le dôme épais,
sous le blanc jasminah !
descendons ensemble !"

Elle se regardèrent pour la première fois depuis le début du morceau et échangèrent une espèce de demi-sourire : Erika avait eu raison cette fois-ci. Elles pouvaient chanter ensemble et le résultat était plus que satisfaisant.

Elles finirent le morceau, sereinement.

Fin du Premier Acte