J’étais sous-marinier sur un U-Boot

 

En souvenir d'un camarade.

 

 

         Convoyeur dans une société de Transports de Fonds durant deux ans (de 1973 à 1975), j’ai fait la connaissance au hasard des compositions journalières des équipages, d’un personnage curieux que tout le monde appelait familièrement mais avec respect « Popeye ». Breton dans l’âme, la quarantaine bien sonnée, célibataire inconditionnel à la suite d’une expérience malheureuse, un peu taciturne et grand buveur de bière devant l’Éternel, il racontait cependant volontiers sa carrière dans La Marine. Étant moi-même un jeune pilote d’avion privé de 26 ans, et donc aux antipodes de ses connaissances, il me fera découvrir un monde inconnu et passionnant : celui des sous-marins diesels-électriques.

      Nous prenions tous les deux un grand plaisir à comparer les deux techniques ‘’aéro’’ et ‘’hydro’’. Il avait navigué sur un sous-marin qui était en fait un ancien U-Boot allemand reconverti. Chaque occasion de travailler ensemble nous permettait d’engager immédiatement une discussion quasi constante sur ce sujet. Cela ne faisait guère le bonheur du troisième convoyeur à bord du fourgon qui n’avait d’autre solution que de participer à la conversation ou de nous subir… Il n’était pas un conteur affabulant sur des exploits imaginaires, ses récits étaient sobres, très techniques ce qui m’obligeait souvent à lui demander des explications qu’il adorait me commenter avec parfois un petit dessin dans le coin d’une feuille de route de notre tournée de convoyage. J’éprouvais de plus en plus d’intérêt pour les récits de cet homme qui était venu s’échouer dans une autre existence quasi militaire où, l’enfermement et l’impossibilité d’ouvrir les fenêtres dans le fourgon blindé, lui rappelait parfois - de loin ! - cette soif d’aventure d’adolescent qui le poussa quelques décennies plus tôt à bord … d’un sous-marin.

      Trente ans plus tard, en son nom, en sa mémoire, pour celle de ses copains et pour le souvenir de tous ces hommes qui ont disparus à bord de submersibles, je transcris aujourd’hui un petit texte qui regroupe ses récits, ses explications techniques si précises et je le dédie aussi à ces bateaux allemands de l’époque si difficiles à maîtriser : les terrifiants  « Unterseeboots ».


      En 1950 la France sort doucement de la guerre et les privations de nourriture et de liberté quand on est un adolescent vous donnent ensuite un désir inébranlable de vivre pleinement sa jeunesse. Il a vingt ans, un CAP de mécanicien et ne veut pas travailler en usine, il convainc ses parents d’entrer à l’école de la marine. Ce n’est pas très glorieux à l’époque mais c’est toujours mieux que d’être enfermé dans un garage et réparer des moteurs de voitures ou de tracteurs tout au long de l’année ; et puis dans « la Royale », on voyage, on voit du pays, bref on va loin ... C’est décidé, il sera marin !

      Après quelque temps et de nombreuses épreuves d’aptitudes physiques et intellectuelles (qui a dit que les militaires étaient des brutes épaisses et sans cerveau ?…), reçu à l’école navale, il accédera enfin à la consécration en se perfectionnant sur les moteurs diesels lourds. Il voudrait être sur porte-avions mais la France ne possède qu’un seul navire : l’ Arromanches ; par contre, il y a de place pour des volontaires dans les sous-marins… va pour les sous-marins. Il passe plusieurs tests dont celui de la claustrophobie : il est enfermé dans un caisson étroit avec d’autres candidats ; on leur demande de procéder à des manipulations d’objets. Brutalement la lumière s’éteint mais ils doivent continuer leurs exercices, à tâtons et sans repères ; et la chaleur augmente par le manque d’air dû à la respiration des candidats ! Ceux qui cèdent à la panique sont éliminés. Vainqueur de toutes ces épreuves, il est enfin accepté dans le monde des sous-mariniers. Dernière nécessité, il doit subir une appendicectomie (ablation de l’appendice) afin d’éviter tout problème en mission car il n’y a pas de médecin à bord de ce type de navire et encore moins de bloc opératoire ni même d’infirmerie, une péritonite serait fatale.

      C’est à Toulon que l’aventure commence, il embarque sur un sous-marin de type « Roland Morillot », un des quelques U-Boote allemands miraculés du désastre, et alloués à la France comme dette de guerre. Le navire est plus petit qu’il ne l’imaginait, une énorme tranchée sans protection occupe une longue partie de l’arrière du pont : c’est la fosse du schnorchel qui pour l’instant est sagement couché dans son logement, il permettra de naviguer avec les moteurs diesels en immersion périscopique. La prise de contact intérieure est curieuse : les matériaux utilisés, les peintures, les vernis ont une particularité olfactive, une odeur « germanique » en quelque sorte, bien sûr les inscriptions et indications teutonnes ont presque toutes été remplacées par des plaquettes en français mais la présence allemande est encore là ! Plusieurs inscriptions de construction et de nombreux cadrans de mesures sont restés dans la langue de Goethe...

      Pas de torpilles à bord pour les patrouilles, le bateau ne sert qu’à l’écoute et à l’observation et pourtant il n’y a guère de place. Trente marins là dedans, on est les uns sur les autres !… Et encore, il paraît qu’ils étaient plus de cinquante bonhommes en temps de guerre à se partager les 50 mètres de long du U-Boot ! Les bannettes sont un peu plus confortables que du temps de la Kriegsmarine, paraît-il, mais il faut encore se partager une couchette à deux (et non plus à trois). Enfin, les machines diesels sont … allemandes bien entendu ; des gros engins qui démarrent à l’air comprimé et qu’il faut pré-graisser avant la mise en route : un moteur électrique pompe l’huile du moteur et lubrifie les parties hautes du diesel pendant quelques minutes avant qu’on ne le démarre dans un chuintement d’air au bruit très particulier.


      Première patrouille : Le départ s’effectue dans l’arsenal de Toulon, quelques hommes sont au garde à vous sur le pont, le pacha, l’officier en second et deux autres sous-mariniers sont sur le kiosque ; le bateau s’éloigne du ponton avec le salut aux couleurs. Le sous-marin manœuvre aux « électriques » jusqu’à la sortie de la passe ; plus pratique et plus souple que l’utilisation des diesels. Les hommes, à l’avant du kiosque, démontent les bastingages et les rangent dans des coffres situés sous le caillebotis du pont. Dans les machines, on est paré pour lancer les diesels. Nouveau à bord, on regarde sans toucher, on aide un peu, on écoute beaucoup, on tente de se rendre utile.

      Çà démarre !… Diable ! Une fois parti, c’est un rugissement d'enfer qui se déchaîne, les parois métalliques du bateau et la faible hauteur de ‘’plafond’’ renvoient le vacarme des « chevaux vapeurs » qui vont chacun faire tourner un arbre de transmission relié, par un embrayage, au moteur électrique. L’arbre de transmission traverse le moteur électrique et actionne l’une des deux hélices. Ces moteurs électriques ont une double fonction : servant à la propulsion du sous-marin en plongée, ils se convertissent en générateurs pour recharger les batteries lorsque les diesels tournent. Ne produisant que du courant continu, il faut plusieurs heures pour recharger les batteries après une longue plongée et l’ingénieur des diesels regarde avec inquiétude ses calculs de consommation de mazout augmenter en raison de l’énergie supplémentaire demandée à ses machines. On est un peu assommé par le vacarme que génèrent ces deux moteurs ; on essaie de comprendre ce que l’on vous dit… Encore et toujours guetter le bon fonctionnement des moteurs et malgré ce vacarme qui exige que chacun hurle dans l’oreille du copain pour se faire entendre, un vieux mécano perçoit tout de suite un piston qui cogne, un injecteur déréglé, une mauvaise alimentation en air … et pourtant, il y a deux engins qui tournent côte à côte ! Et il faut aussi vérifier constamment les deux compte-tours afin de bien synchroniser la rotation des deux hélices, surveiller les pressions d’admission des cylindres, la bonne arrivée du mazout à travers un tube en verre épais qui fait la continuité des tuyauteries d’alimentations, huiler régulièrement à la main avec une burette les axes des tiges des culbuteurs qui sont extérieures au moteur, etc… Et puis il y a la recharge des bouteilles d’air comprimé, surtout celles gonflées à plusieurs centaines de bars et qui permettent le démarrage des deux monstres. Mais il faut également veiller à la bonne ventilation du compartiment, alors de temps en temps, en surface et à des moments prévus, on ferme la vanne du manchon d’admission qui aspire l’air frais des moteurs (par un orifice se trouvant sur le kiosque) ce qui provoque instantanément l’aspiration de l’air extérieur par les écoutilles ouvertes et par les coursives du sous-marin. Idéal pour attraper un rhume mais très efficace pour ventiler le bateau et atténuer un peu le mélange subtil et délicat de l’odeur de fuel, d’huile chaude, de métal humide et… de cuisine qui règne à l’intérieur. Enfin, l’aiguille de la pendule fixée sur la cloison annonce la fin du quart. La relève arrive : sourire, tape amicale dans le dos, on sort de la salle, abruti de bruit et de fatigue, les sons normaux et les voix semblent déformés. Pas d’appétit pour cette première journée, on va se coucher ; les anciens sourient en vous voyant vous hisser dans votre bannette et tirer le rideau avec un geste las… le sommeil vous gagne instantanément.

      Sur ce type de sous-marin, on ne plonge que rarement, une grande partie de la patrouille s’effectue en surface sauf une fois par jour ou le bateau est « pesé ». Moteurs stoppés, tout le personnel est à son poste et les hommes inutiles (ou de repos) dans les bannettes avec interdiction de se lever. On descend en immersion périscopique et on équilibre le navire afin que, sous l’eau, il soit parfaitement stable : ni trop lourd, ni trop léger, ni incliné vers l’avant ou vers l’arrière. La consommation de fuel et l’allègement journalier de la nourriture a une influence sur ce paramètre d’équilibre du sous-marin. Autre contrainte, mais celle-ci en surface, il faut régulièrement arrêter les moteurs diesels l’un après l’autre puis ouvrir et fermer les clapets d’échappement (de gros volants situés au plafond, très lourds à manœuvrer, seront manipulés quatre ou cinq fois de suite chacun) ; c’est une tâche ingrate et épuisante. Il n’en demeure pas moins que cette manœuvre est très importante et impérative : en cas de plongée, les obturateurs extérieurs des échappements, bloqués par la calamine, ne seront pas étanches et la mer pénètrera dans les moteurs créant ainsi une voie d’eau incontrôlable et catastrophique ! Et puis, il y a aussi au plafond tous ces leviers de commandes de purges des ballasts qu’il faut éviter ; après quelques bosses sur le crâne on s’habitue très vite à les contourner. Bien entendu, les premiers temps on est malade du mal de mer : le sous-marin tangue ou roule lamentablement dès que la mer est un peu formée ; on fait quelques erreurs qui nous valent des coups de gueule du patron des machines. Bon, on fait le gros dos et on se demande ce qui nous a pris de vouloir être dans la marine…

      La vie continue entre les quarts et le repos. Le vacarme des moteurs est devenu une sorte de bruit familier ; on s’habitue à eux, ils deviennent nos ‘’bébés’’ ; on les couve un peu. Lorsqu’on est dans la bannette on entend, atténué, leur ronron et les vibrations qu’ils transmettent dans tout le navire. C’est rassurant, on sait que tout va bien. De temps en temps on perçoit aussi le bruit de la pompe de cale principale qui chasse l’eau qui s’est infiltrée dans le bateau. L’eau !… c’est l’élément principal de ce bateau : dehors il y en a beaucoup et… dedans aussi ! Tout est humide tout le temps ; il y a bien des chaufferettes électriques qui tentent de faire remonter un peu le thermomètre mais l’humidité reste le principal habitant de ce navire. Lorsqu’un gars vient de passer son quart de surveillance sur le kiosque, il redescend frigorifié et trempé. Cependant, il y a un local de séchage : ce minuscule carré est surchauffé en permanence afin de sécher les cirés utilisés par les guetteurs ; on peut y déposer aussi quelques vêtements (chandail, chaussettes) par homme et par tranches de 24h (afin que tout le monde puisse en profiter). On est loin du joli fer à repasser électrique que papa à offert à maman pour  Noël ! D’un coup, la lumière blanche de l’éclairage s’alterne avec une couleur rouge ; on vient de passer aux horaires de nuit. Nul coucher de soleil à contempler ni de jour qui baisse lentement, non, c’est le passage jour-nuit immédiat. Le soir on mange vers 17h30, la nourriture n’est pas mauvaise, mais maman faisait de si bons plats surtout le dimanche… Instants nostalgiques, un peu de tristesse dans le cœur ; la « fiancée » qui doit penser à nous en ce moment… enfin, on espère… on fini par s’endormir. Le haut-parleur qui annonce le changement de quart vous réveille durement, on s’habille en se demandant dans quel sens doit-on se diriger pour aller boire vite fait un café, on croise quelques visages fatigués ou endormis. Notre toilette ferait honte à un chat ! Retour au boulot ; c’est presque comme à l’usine. On franchit le sas de la salle des machines, on reprend ses gestes routiniers dans l’odeur familière et le rugissement chantant des deux « bêtes ». On passe beaucoup de temps avec un emporte-pièce à découper des joints de différents diamètres pour les innombrables fuites : raccords d’eau de refroidissement des moteurs, caissons d’équilibrages, conduites de gas-oil. Le travail ne manque pas ; on envie les mécaniciens-électriciens qui oeuvrent dans un environnement propre et silencieux. Et le pacha, il ne s’emm…. pas, lui il sort dans la baignoire quand il le désire. Selon l’état de la mer et avec une autorisation, on peut de temps en temps, monter sur le pont et se délasser ; c’est formidable, on regarde l’horizon, respirer l’air vif qui ramone les poumons et surtout on peut fumer une cigarette ; un copain à un paquet d’ « américaines » ; précautionneusement et avec délice on se passe cette cigarette particulière, au goût outre-atlantique… c’est vraiment autre chose que nos affreuses « troupes » et notre paquet de tabac « petit gris ». On regarde le ciel et les nuages et notre esprit s’évade. Finalement, c’est chouette « la Royale » !


      Aujourd’hui c’est le grand jour, on va plonger profond ! Dans la salle des machines, on est prêt ; il faudra arrêter les diesels et vérifier que les électriques ont bien pris le relais. Attention, c’est parti : la sonnerie retentit, les deux grosses lampes de contrôle du transmetteur d’ordre clignotent : la rouge pour le moteur bâbord, la verte pour le tribord : le Chef manipule les deux poignées du transmetteur pour les faire coïncider avec l’ordre d’arrêt venu du ‘’central’’… les deux lampes s’éteignent. On coupe l’arrivée du mazout, on ferme les clapets des volets d’admission d’air, on surveille l’éventuel « retour » de compression ; les monstres ralentissent, s’immobilisent… se taisent,… le silence est abrutissant, un peu de fumée d’huile des moteurs stoppés s’élève lentement dans notre espace confiné ; tout va bien, l’embrayage est désaccouplé des moteurs électriques et ces derniers prennent le relais dans un ronronnement si agréable à l’oreille. Le submersible avance maintenant silencieusement et on ouvre les purges dont les énormes leviers se trouvent au plafond ; chuintement de l’air qui s’échappe, bruit caractéristique de l’eau qui défile le long de la coque, chant aiguë des électriques qui nous propulsent vers les ‘’profondeurs’’ de la Méditerranée, vérification immédiate de tous les points faibles d’étanchéité, le chef transmet au « central » un rapport « ras » pour les machines ; on entend les ordres donnés par les haut-parleurs, mais on a surtout cette petite angoisse dans le ventre que l’on cache aux anciens qui eux semblent totalement indifférents à tout çà …. On fait illusion mais… ! On descend vite maintenant, l’aiguille de l’énorme profondimètre progresse vers des valeurs qui inquiètent : 40, 50, 60, … le métal grince, couine, un peu partout on entend dans le navire des bruits inquiétants, et ces moteurs électriques qui continuent à nous entraîner vers le bas !… Bon, çà suffit, c’est bien comme çà, … on essaye de faire de la télépathie avec le pacha ; instiller dans son cerveau que 70 mètres c’est largement suffisant… , on a vu… , c’est bien, mais il faudrait peut-être en rester là, non ?… le bateau n’en finit plus de craquer et de geindre de partout, c’est pénible… On arrive à 80 m ! Brutalement on se sent pesant, les jambes fléchissent un peu sous notre poids qui augmente, la descente s’arrête, on se stabilise… 92 m, les moteurs électriques tournent toujours, les oreilles sont un peu bouchées, on avale et hop ! tous les bruits redeviennent plus clairs, la condensation ruisselle sur les parois, goutte depuis le plafond et aux extrémités des manettes ; il commence à faire un peu froid, la pompe d’assèchement de la cale fonctionne ; pourvu qu’elle ne s’arrête pas, on ne sait jamais. Un mouvement du bateau et une engueulade au loin vers l’avant : c’est un gars qui s’est levé pour aller aux toilettes sans en demander l’autorisation.

      Au bout d’une éternité (une demi-heure peut-être) l’ordre béni arrive : « On remonte à l’immersion périscopique » Ouf ! Le profondimètre reprend sa course en sens inverse, on se cramponne car le nez du bateau est pointé vers la surface ; re-craquements en tous genres, le bateau reprend son volume initial, les esprits aussi : les indifférents de tout à l’heure respirent plus sereinement. 40, 30, 20, derniers grincements de la coque et de sa structure. Curieuse sensation de légèreté pendant quelques secondes qui est due au retour à l’assiette horizontale du bateau ; nous sommes à 12 m de profondeur, le périscope doit être sorti après que le radio aura scruté par écoute si aucun navire en surface ne risquait de nous heurter. « Surface ! » ; on chasse un peu d’air dans les ballasts et le sous-marin redevient un bateau comme les autres… enfin presque. De nouveau, çà tangue et çà roule un peu, et voilà que nous sommes à nouveau concerné par les ordres qui arrivent ; il faut s’activer et préparer le démarrage de nos deux monstres. Pré-graissage, ouverture du mazout, pompe d’admission, amorçage, … « Paré pour les diesels ! » : les lampes rouge et verte clignotent à nouveau… C’est parti : chuintement puissant de l’air qui s’engouffre dans les cylindres, premiers mouvements des culbuteurs, hésitations et le bâbord démarre avec quelques toussotements avant de tourner ‘’clair’’ ; le tribord se lance franchement ; on se fait rappeler à l’ordre par l’ingénieur parce qu’il tourne un peu trop vite à froid : « Vous voulez bousiller les paliers et les segments des pistons !… c’est quelque chose çà, faites gaffe m… ! ». Quelques instants plus tard, on embraye sur les arbres de transmissions. Le mécano des électriques shunte ses moteurs en « arrière toute ». Les diesels entraînant l’arbre dans le sens normal, les moteurs électriques en marche arrière se transforment en génératrices ; les batteries sont en recharge. Le temps s’écoule sans histoire, tout va bien. Maintenant les batteries sont pleines, les moteurs électriques sont désexcités : ils tournent librement sans résistance, entraîné à vide par l’arbre de transmission. La routine reprend ses droits.


      Aujourd’hui, on va se poser au fond ; on participe à une opération d’écoute et repérage près de la côte Corse, cela veut dire que l’on va rester longtemps ‘’en bas’’. Il y a à peine une heure que l’on vient de passer du rouge au blanc, donc le jour vient de se lever, lorsque l’ordre de plonger arrive. Comment faisaient les « schleus » pour plonger en une vingtaine de secondes avec un machin pareil ?….. Ils devaient se faire botter le cul en permanence par les officiers ! Pour nous, pas question de se précipiter comme des fous ; on ne sait jamais, on est prudent dans la marine et puis notre pacha est un brave type, pas méchant avec ses subalternes, il nous traite presque comme des copains ; il passe nous voir de temps en temps, s’adresse à chacun d’entre-nous, s’enquiert de notre santé. C’est un peu Notre Père tout puissant : rassurant et autoritaire à la fois. Bon, c’est parti : on descend doucement, on arrive à 60 m ; de nouveau on devient lourd pendant quelques secondes. On arrête les moteurs. On mettra plusieurs minutes à approcher délicatement le fond presque centimètre par centimètre. « Sbrôôm ! » Résonnement métallique qui fait vibrer tout le bateau : on est posé. On  purge encore un peu d'air pour bien asseoir le sous-marin sur son lit de sable. Tout le personnel inutile est envoyé dans les couchettes. On est un peu incliné sur le côté ; c’est drôle de voir les rideaux des bannettes nous rappeler la véritable perpendiculaire. Les lumières principales s’éteignent : économie d’énergie ; silence général à bord sauf urgence. On entend des glouglous provenant de notre bateau, quelques rares bruits provenant certainement du central. Le repas se composera de sandwiches car le cuistot ne peut pas préparer de repas chauds (avec ses casseroles et tout le bastringue qu’il fait dans sa ‘’cuisine’’… et en plus, d’origine italienne, il a la détestable habitude de chanter en rital lorsqu’il est à ses mini-fourneaux).

      Par contre, la mer n’est pas une cathédrale de silence. Des grondements, des chuintements, des cris aigus (certains disent que c’est des baleines car il y en a en Méditerranée, mais il s’agit plus certainement de dauphins qui ont peut-être constaté la présence de notre cachalot métallique posée sur le fond) et puis, et puis… un bruit curieux, lointain pour le moment mais qui se rapproche, un bruit constant, certainement pas naturel, c’est un bateau ; un froissement liquide en continu accompagné d’un battement lourd et régulier qui rappelle un peu le bruit des battoirs des femmes du village lorsqu’elles lavent le linge au lavoir de la commune. Il semble passer près de nous sur le côté, en fait il est certainement plus loin qu’on ne le pense mais les bruits sont multipliés par cinq ou six sous l’eau. Qu’est-ce que cela devait être quand un sous-marin prenait des grenades sur la g…. Comment les équipements pouvaient-ils résister aux explosions et tous ces clapets extérieurs ?  Comment résistaient-ils aux pressions ? Il paraît que le pire c’était aussi la dépression créée par le vide de l’explosion : l’eau en regagnant son volume aspirait les volets d’échappements à l’ouverture créant ainsi une voie d’eau dans les moteurs ! Brrrr ! Bon, pensons à autre chose. Cela fait plusieurs heures que l’on est comme çà, on se couvre d’une seconde couverture, les chaufferettes (électriques) sont bien évidemment coupées et le froid et l’humidité sont les maîtres des lieus. Plusieurs navires de guerre participent à l’exercice ; nous, on les écoute, on les entend, on les reconnaît à leur puissance, leur vitesse et leurs bruits caractéristiques. Çà, c’est un turbiné, le sifflement qui accompagne le battement rapide et puissant de ses hélices le trahit ; sa vitesse aussi, il nous arrive dessus comme une locomotive lancée à pleine vitesse, quelle rapidité… ! Il passe en trombe avec un vacarme qui résonne dans tout notre bateau… Il est déjà loin. On se surprend à penser aux sous-mariniers du monde qui ont vécu les grenadages : attendre dans le noir, les muscles tendus, écouter le rugissement du destroyer qui vous « accroche », le terrible « ping » de l’ASDIC qui frappe la coque du sous-marin et qui vous localise sans aucune possibilité d’erreur, le chasseur qui vous passe dessus et l’attente de ces explosions qui vont tout secouer… Impossible de partir en courant, impossible de se réfugier dans un petit trou, impossible de sauter en parachute, impossible de se défendre, impossible de sortir un drapeau blanc pour se rendre, impossible d’en finir…. L’horreur de la guerre prend toute sa dimension lorsqu’on est là, sous l’eau, enfermé dans ce truc si fragile… Et encore…, nous, on est tranquillement posé au fond à une soixante de mètre, il n’y a pas des milliers de mètres d’eau sous la quille, et puis ‘’ceux’’ d’en haut, c’est des amis et ils ne vont pas nous ch…. dessus avec la ferme intention de nous envoyer Ad Patres ! « Mais comment faisaient les boches pour tenir le coup moralement ? » La peur finit même par s’installer en soi bien que l’on se répète que l’on ne risque rien, que la Marine française aime ses marsouins (depuis 14-18, on s’occupe un peu plus des soldats) et qu’elle ne veut pas qu’il leur arrive quoi que ce soit. On en est sûr, ils l’on dit à nos parents !

      Cinq heures plus tard, fin de la manœuvre, on va remonter,… ouf ! On commençait à en avoir marre. On fait surface précautionneusement (Il y a déjà eu des collisions à cause de remontées en surface trop rapides), on aimerait sortir vite de tout çà mais notre Commandant est un homme sage et prudent. Enfin, nous sommes revenus au soleil ; ceux qui ne sont pas de quart peuvent monter sur le pont ; on a remonté les bastingages afin que personne ne tombe à la baille, on ne sait jamais… On aperçoit les côtes de la Corse et les navires de surface qui ont participé à cette glorieuse expédition. Nous rentrons sur Toulon. Dans quelques jours, les permissionnaires auront un auditoire attentif et admiratif dans leurs familles… « C’est que, dame…, ils défendent la nation ! »


      Patrouille en plongée au schnorchel. Le temps s’y prête mais il ne faut pas se leurrer, çà ne sera pas une promenade de santé nous annonce notre chef-machines ; Ah ! bon ? … Bon, on va voir… « En plongée ! » C’est reparti, mais là on garde les diesels en marche lente car le disgracieux tube du schnorchel a été dressé contre le kiosque et pointe maintenant à la même hauteur que le périscope (sauf qu’il n’est pas rétractable en immersion). Toute l’alimentation en air du bateau et l’échappement des moteurs se fait par ce gros tube muni d’une énorme boule flottante qui obture immédiatement l’orifice d’entrée si le niveau de l’eau atteint son extrémité. Quel est le crétin qui a imaginé ce truc ? : dès qu’une vague un peu forte atteint le flotteur, immédiatement les moteurs aspirent l’air qui se trouve … dans le sous-marin. Attendu que l’intérieur est occupé par des imbéciles qui ont la détestable habitude de respirer, il y a obligatoirement un conflit de quelques secondes entre les diesels et les hommes. On vous laisse deviner qui a toujours le dernier mot. Éprouvant dès qu’une vague soulève le clapet du schnorchel, cela tourne au sadisme quand le pacha décide de pousser un peu la vitesse. Les moteurs n’arrêtent pas de changer de régime à cause de la variation d’admission d’air, nos poumons et nos oreilles aussi ; par précaution, certaines portes de cloisons étanches sont fermées, aussi chaque ouverture de l’une ou de l’autre par un type qui a forcément quelque chose à faire de l’autre côté, provoque un chuintement énorme accompagné d’un déséquilibre de pression qui s’ajoute à l’inconfort déjà présent. A partir d’une dizaine de nœuds de vitesse, le schnorchel fait levier sur le bateau et le déséquilibre : tout commence à vibrer ; la vague soulevée en surface provoque de plus en plus des claquements du flotteur et ces pressions-dépressions finissent par nous attaquer les nerfs. Heureusement, le pacha décide que c’était très bien et que l’on va ralentir un peu… ouf ! On respire, nos oreilles aussi. Le schnorchel c’est bien à l’arrêt, par temps calme et quand on est en permission à la maison.

      La France vient de perdre l’Indochine, l’Algérie elle aussi réclame son indépendance, les américains ont des problèmes sérieux avec les Russes… on sort d’une guerre et voilà que tout recommence à marcher de travers. Nous partons, paraît-il, vers Malte pour participer à des manœuvres qui seront un exercice de protection d’un débarquement de grande envergure. Traversée de « La mare au canard » (la Méditerranée) en accompagnement d’un aviso, d’un ravitailleur et quelques autres navires. Cette fois, nous sommes équipés de torpilles d’exercice, çà nous donne le sentiment que notre sous-marin est redevenu un vrai de vrai, un qui peut faire des dégâts à l’adversaire ; bref on est remonté à bloc. D’après les rumeurs, les bateaux de surface transportent des légionnaires et autres troupes d’élite et ils vont faire un grand exercice avec les américains et les italiens… Mais çà, ce ne sont que les bruits des tubes acoustiques comme on dit dans notre submersible. Pas de pesage dans la journée pour rester dans la formation avec les autres navires.


      Quatre jours plus tard, nous sommes sur place, nous alternons les quarts sans que l’on sache exactement ce que l’on va faire et si les grandes manœuvres ont commencé ou pas. Tout se précise quand le haut-parleur annonce que l’on va plonger. N’étant pas de quart, on se prélasse dans la bannette : cela fera un peu plus de calme pour se reposer et ne rien faire. C’est parti pour la plongée. A peine commencé, le sifflement de l’air purgé est immédiatement couvert par des cris et une agitation totalement anormale: Coup au cœur ! Il y a quelque chose qui ne va pas !  « Avarie de barre avant ! Avarie de barre avant ! » Bon sang ! L’inclinaison est importante, on doit descendre « Du calme, nom de Dieu, du calme ! » c’est bien la voix du pacha, forte et autoritaire, il ne perd pas son sang-froid. Instinctivement on écarte le rideau de toile de la bannette, on se penche en dehors « Personne ne bouge ! Restez tous à vos postes ! » Qui a dit çà?  On ne sait pas… Seigneur !, l’avant pique de plus en plus du nez, des objets tombent sur le plancher, et il y en a de plus en plus qui dégringolent de leurs supports, çà résonne de partout, dans la cuisine, les ustensiles se déversent des placards, « Chassez partout, restez calme, restez calme ! » Facile à dire, le bateau craque, grince épouvantablement ; il vibre de partout, on entend le hurlement strident des moteurs électriques qui tournent à plein régime en marche arrière, le sifflement puissant de l’air qui chasse dans les ballasts, plein d’objets divers dévalent la coursive vers l’avant, tout ce qui file vers le nez du bateau va l’alourdir encore plus, cela devient un véritable vacarme, devant, derrière au milieu : tout se casse la g…. Mon Dieu ! la bannette va atteindre bientôt la verticale, on est presque debout dedans...  Le sous-marin vibre tellement qu’on a l’impression qu’il va se désintégrer, c’est la fin, on va mourir ! On pense : « Maman ! »

       Et puis, comme à regret, le bateau semble ralentir, s’arrête ; on perçoit parmi les épouvantables vibrations que l’on repart en arrière, tout doucement d’abord puis de plus en plus vite, on entend moins de dégringolades mais l’air comprimé chasse toujours dans les ballasts et les tremblements commencent à diminuer. L’angle de la bannette revient vers une position plus acceptable, les bruits de chutes cessent, « On remonte ! - Accrochez-vous, çà va secouer ! » On remonte, on le sait qu’on remonte et c’est tant mieux qu’on remonte ! On va sortir de là, heureusement que … Sensation brutale de vide, on part se cogner sur le plafond de la bannette puis formidable résonance de métal accompagné du bruit de la surface de l’eau qui reçoit le sous-marin qui vient de s’éjecter à la surface le cul en l’air et tassement violent sur le matelas de sa couchette, « Spanbang !!! » On sursaute ! : explosions des gros fusibles de protection des moteurs électriques qui n’ont pas supporté les écarts de résistances lorsque les hélices sont sorties de l’eau en tournant à plein régime. Le choc lors de la retombée a achevé la destruction des électriques. Des balancements qui s’atténuent et enfin le silence avec le sifflement de l’air des ballasts qui s’arrête et les cris des copains blessés, les ordres du pacha qui garde une voie calme mais blanche ; l’odeur caractéristique des fusibles-moteurs qui ont grillé et aussi peut-être des moteurs électriques surchauffés qui nous ont sauvé la vie. Le mécanicien-électricien a mis toute la sauce en arrière dès qu’il a perçu l’avarie sans attendre les ordres ; c’est ce qui nous a épargné la descente aux enfers ! On ouvre toutes les écoutilles après avoir équilibré les pressions intérieures et extérieures ; Ouf ! nous sommes vivants, on commente nerveusement l’accident, on s’affaire autour des copains blessés ; pas de cas graves mais pas mal de lèvres ouvertes, arcades sourcilières fendues, foulures et autres bosses en tous genres. Une frégate se précipite à notre secours. Une voie par mégaphone nous dit : « On arrive, les gars ! » ; on voit des visages inconnus qui nous regardent avec inquiétude, qui nous demandent si çà va. Un des marins nous crie en breton de tenir bon. Un dinghy est débordé de la frégate, à son bord leur médecin, un officier et des marins. La solidarité des hommes de la mer n’est pas à démontrer, elle est là, omniprésente, les hommes de la frégate montent à bord, ils nous sont inconnus mais malgré leur apparente rigueur, il y a un élan de générosité dans leurs gestes, leurs paroles… Un officier ne nous parle pas comme çà en temps normal. Nous sommes pris en remorque par la frégate et pendant que l’on transfère les blessés à son bord, une autre unité vient à notre rencontre et va rester à nos côté pendant le retour, elle envoie à bord des ingénieurs et des mécaniciens spécialisés pour estimer et éventuellement réparer les dégâts les plus urgents, nous sommes tous sonnés par ce qui vient de nous arriver. L’exercice aura lieu sans nous. Nous rentrons à Toulon en remorque. On sera interrogé pour l’enquête, il s’agissait bien d’une avarie électrique de la barre avant qui a amené la gouverne en position négative jusqu’en butée. Le moteur électrique à continué à forcer bloquant ainsi la commande manuelle. Le temps d’agir sur l’alimentation du moteur en cause, le submersible était descendu très vite et très profond. Pas grand chose à dire, nous qui étions à l’arrière, sinon que cela avait été très vite et qu’on avait eu peur. On a parlé secrètement de 200 m de profondeur mais jamais personne ne nous confirmé ou infirmé cette information.

      Démission des sous-mariniers acceptée immédiatement par le commandement et conversion sur un escorteur rapide après un stage de mécanicien-vaporiste. Plus de plafond bas mais des salles propres et grandes avec des tubes fluorescents pour l’éclairage, des brûleurs qui font bouillir de l’eau de mer dessalée pour créer de la vapeur sous pression, cette vapeur fait tourner une turbine reliée à un alternateur. Le courant produit permet d’alimenter d’énormes moteurs électriques qui font tourner les hélices du bateau. C’est moderne, puissant, rapide mais on est plus nombreux à bord, c’est presque la vie de caserne, on marche au clairon, on fait la queue à la cambuse, on peut être puni d’arrêts simples, d’arrêts de rigueur et il y a même un cachot si on fait une grosse bêtise et puis les mentalités ont changé surtout depuis les évènements de Mai 68 ; bref, ce n’est pas du tout comme sur le u-boot… Et puis, on vieillit aussi, les nouveaux n’ont pas vécu tout çà, les sous-marins sont atomiques, ils restent tout le temps sous l’eau, ils descendent à plus de 200 m tranquillement mais eux ils ne peuvent pas se poser au fond comme nous le faisions, et puis ils sont nombreux à bord, presque une centaine, nous, nous étions une bande de copains et chacun était totalement tributaire de l’autre. Aujourd’hui aussi les sous-mariniers sont solidaires mais ce n’est plus pareil, ce n’est plus la même ambiance, tout est électronique !


      Allez Popeye, le passé ne reviendra plus ! Il te reste la nostalgie des souvenirs ; ‘’le bon vieux temps’’ comme disent les anciens. Tout comme mon grand-père qui me parlait de Verdun, mon père de Sedan et de la libération de Paris, ce sous-marinier me parlait de « sa guerre à lui » dans un sous-marin qui en avait fait une autre. Longtemps après leur disparition, ces gens ordinaires qui font l’histoire resteront toujours dans l’esprit de quelqu’un, quelque part dans le monde; cela s’appelle la Mémoire !...

Richard Djierjian