MA SIBERIE

Cavaliers du Grand Nord

On ne sait toujours pas aujourd'hui quand et comment les premiers cavaliers, parlant des dialectes turcs et mongols, trouvèrent les pâturages qui s'étendent dans les vallées de la Léna, si éloignées des steppes de la Sibérie du Sud. La population autochtone qui vivait de la chasse et de l'élevage des rennes dans la taïga, la toundra et les montagnes, permit aux nouveaux venus de s'installer dans les vastes pâturages dont|elle n'avait pas besoin. Elle échangeait des fourrures contre des produits d'artisanat.

Bien avant l'arrivée des Russes, les descendants de ces groupes turcs et mongols, avec une partie des tribus toungouses et paléoasiatiques, se consolidèrent en un nouveau peuple Sakha. Ce peuple, plus connu à présent sous le nom déformé de Yakoute, compte aujourd'hui plus de 400 000 personnes et occupe un immense territoire de plus de 3 000 000 km2 dans le nord-est de la Sibérie.

Le pays des Sakhas (Yakoutie) resta longtemps "forteresse sans murs" principalement en raison de son climat extrêmement sévère. Les températures peuvent atteindre en hiver -70°C et en été +40°C. Les relations des Sakhas avec les autres peuples turcs et mongols furent coupées avant l'adoption par ces derniers de la religion musulmane ou bouddhiste. Ainsi isolé, le peuple Sakha va connaître un développement culturel tout à fait original en conservant des traditions très anciennes, disparues depuis longtemps en Asie Centrale et en Mongolie. JIP

 Au-delà du Cercle Polaire

Je suis né, en Yakoutie Centrale. Mes parents étaient à l'époque très jeunes, mon père faisaient ses études dans un collège maritime, ma mère était comptable. Après ses études prises en charge par l'Etat, il devait travailler trois ans dans la flotte de pêche dans le delta de Léna dans le Grand Nord. Ainsi mes premiers souvenirs d'enfance sont les espaces infinis de toundra couverts de petites fleurs et le grand fleuve Léna (longueur 4 300 km).

La situation de la Yakoutie en Russie ressemble à la situation du Québec au Canada. La Yakoutie Centrale ressemble un peu au Québec du Sud. Pour mes parents, la vie dans le Grand Nord était donc une expérience passionnante. La navigation dans le bas Léna ne dure que 3-4 mois. En hiver, mon père travaillait comme technicien (radio et groupe électrogène) dans les villages.

Un hiver, nous avons habité dans un petit village très isolé (au moins 150 km des autres villages), dans une île formée par deux bras du fleuve Léna et par l'Océan Arctique. Je n'avais pas beaucoup de jouets et j'aimais construire des maisons avec des livres et d'autres objets. Ensuite je mettais dans ces "maisons" des "habitants" (pions du jeu d'échecs) qui représentaient nos voisins et les autres habitants de notre village. Ils menaient la vie quotidienne ordinaire et parfois un peu extraordinaire.

Je dis ainsi un jour : "Voilà, les messieurs A et B, la police arrive, les arrête".Quelques jours après les policiers arrivent de la ville Tiksi, centre du département, et arrêtent ces messieurs. Ils ont commis un délit et personne n'était au courant. Je cherche parfois dans les livres des explications.

Télépathie, transmission de pensée ... Peut-être. J'aimerais bien avoir maintenant ce don très utile. Mais je suis d'accord avec Yves Lignon qui écrit|dans son livre "L'autre cerveau" que la voyance|ne peut être qu'épisodique, pas pendant toute la vie et pas dans tous les lieux. Je ne crois pas|aux prédictions des voyants professionnels.

Après trois ans de vie dans l'Arctique mes parents ont décidé de retourner dans la Yakoutie Centrale. Nous sommes partis pour Yakoutsk dans un bateau. Je découvrais d'autres paysages, notre bateau manoeuvrait lentement parmi|les glaces. Pour la première fois de ma vie, j'ai vu des arbres. Et j'ai demandé: "Pourquoi ces fleurs sont si grandes ?" 

 

Assiettes de caviar

Le bateau est arrivé jusqu'à Zigansk, qui se trouve un peu au nord du Cercle polaire à 800 km de Yakoutsk. Continuer le voyage était impossible, le fleuve était presque gelé. Ainsi, par hasard, sommes-nous devenus habitants de Zigansk, où mes parents ont travaillé pendant neuf ans. Ma fenêtre donnait sur le Léna dont la largeur est de 15 km à cet endroit.

Chaque été, je naviguais avec mon père. J'étais passonné par la beauté des grands espaces vierges. A l'époque, l'eau de Léna était pure comme une eau de source. Quand mon père transportait des pêcheurs, ils le payaient en ... esturgeons. Je voyais donc réguliètement offrir par ma mère de larges assiettes remplies de caviar dont je finissais par avoir horreur.

En hiver, après l'école je fabriquais des modèles de navires et aimais jouer avec les pions du jeu d'échecs aux jeux d'histoire (sans soupçonner que je jouais aux "wargames") avec des contenus toujours différents.

Quand j'ai eu 13 ans, mon père m'a donné un livre sur les jeux mathématiques très intéressant. Bientôt j'ai commencé à participer avec succès aux concours et olympiades mathématiques et physiques. Je lisais beaucoup, j'adorais Jules Verne et Alexandre Dumas.

Après le collège, j'ai voulu entrer dans le Lycée des mariniers à Yakoutsk mais j'ai appris alors que j'étais devenu un peu myope. Un de mes oncles était artiste renommé et sculpteur de miniatures en ivoire de mammouth. Il voulait que je devienne artiste comme lui. Mais je ne me sentais pas assez doué...

Par ailleurs, mon oncle était grand adepte des Echecs. Et je pensais parfois : "Est-t-il possible d'inventer un jeu de réflexion aussi intéressant que les Echecs mais avec des règles bien differentes ?" 

 

Par amour de la vérité

En 1962 nous somme venus à Yakoutsk et je commençais à fréquenter la Bibliothèque Nationale de la Yakoutie. Je n'étais jamais satisfait par l'enseignement des sciences sociales à l'école. Je me posais beaucoup de questions et cherchais les réponses dans les livres.

J'ai décidé de devenir un scientifique. Mais dans quel domaine : les mathématiques, la physique, l'histoire... ? Par amour de la vérité j'ai choisi les sciences exactes, independantes de l'idéologie. Or ces sciences étaient très à la mode à l'époque de l'épopée spatiale (spoutnik, Gagarine, ...). Et, en 1966, je suis devenu étudiant de la faculté de Mathématiques de l'Université de Yakoutsk.

J'ai obtenu ensuite une bourse de thèse et continué mes recherches à Leningrad pendant quantre ans. A l'âge de 28 ans, après 21 ans d'études, j'ai soutenu ma thèse et suis devenu docteur en mathématiques. On sait que Petersbourg est un grand centre culturel, ces années ont été très enrichissantes pour moi.

Créativité mathématique

En 1975, j'ai commencé à enseigner à l'Université de Yakoutsk, je suis devenu rapidement maître de conférence et j'ai commencé à écrire ma deuxième thèse pour devenir un docteur d'Etat.

C'était une tâche très difficile. En France, un jury, composé de 4-6 personnes, décerne un titre de"docteur d'université". En Russie, un grand jury de 15-20 professeurs, complété par trois rapporteurs externes et un représentant d'un autre centre scientifique renommé, recommande à la Commission centrale d'attestation (CCA) à Moscou de décerner un titre de "docteur d'Etat" valable pour toutes les universités de l'espace soviétique. Mais ce n'est pas tout, la CCA décerne ce titre uniquement après avoir soumis une thèse aux "experts noirs", ils sont inconnus pour les candidats. Dans mon cas la situation a été aggravée par la concurrence entre les Universités de Leningrad et Ekaterinbourg. La résistance des spécialistes d'Ekaterinbourg a été brisée quand ils ont cessé de comprendre mes résultats qui étaient devenus trop compliqués.

Je suis devenu docteur d'Etat à 40 ans. Mes résultats sont à la portée, peut-être, de 10-15 specialistes contemporains... Moi-même je me demande comment j'ai pu deviner et formuler mes théorèmes et ensuite trouver leurs démonstrations par des réflexions logiques qui duraient pour certaines d'entre elles plusieurs mois. Je pense parfois que mon don de voyance de ma petite enfance a été transformé à un don mathématique. Les Mathématiques sont aussi un art, pour moi elles ont leur poésie, les pages remplies par les formules me rappellent des oeuvres d'art ... J'éprouve une très grande satisfaction créative de mes oeuvres mathématiques.

 

Soit Paris, soit rien !

Pendant mes années scientifiques j'ai voyagé beaucoup. J'ai rencontré des gens remarquables, la majorité des gens de ma connaissance étaient scientifiques. J'ai fait de novembre 1978 à septembre 1979 un stage à l'Université Paris-Dauphine dans le cadre d’échanges scientifiques. J'étais le premier scientifique de Yakoutie à gagner un concours de sélection.

D'abord j'ai été parmi trois candidats sélectionnés dans notre université et j'ai dû opter pour un pays. Comme ma première langue étrangère était le français j'ai choisi la France. On m'a dit : "Ce n'est pas réaliste. Premièrememt, un trop grand nombre de chercheurs d’universités prestigieuses rêvent de faire un stage en France,|deuxièment, vous n'êtez pas membre du Parti. Nous vous conseillons d'opter pour la Pologne." Mais je n'ai pas hésité un instant : "Varsovie n'est pas assez enrichissante après des années d’études à Leningrad, grand centre culturel. Je préfère risquer. Soit Paris, soit rien!"

J'ai passé un concours de la zone de Sibérie et d'Asie centrale grâce à une recommandantion du professeur Ossipov, un de mes collègues, qui est devenu ensuite Président de l’Académie des Siences. J'ai été convoqué avec 40 finalistes dans une ville près de Moscou pour un stage de préparation. Ces finalistes étaient de tous les domaines de savoir, mais aussi des musiciens, un cinéaste, des gens très intéressants. Pendant un mois nous avons chanté des chansons françaises, joué aux mini-spectacles, nous avons dû communiquer entre nous en français. Les anciens stagiaires, les fonctionnaires du Ministère de l'Enseignement supérieur et du Comité central du Parti nous ont expliqué chacun à sa manière ce qui se passait de l'autre coté du "Rideau du fer". Comme c'était un échange, seulement 20 de ces 40 finalistes sont venus en France, les autres ont dû tout recommencer. Au mois de novembre 1978 mon tour est venu. J'ai gagné un grand concours et j'ai eu de la chance!

On ne peut réfléchir efficacement sur les problèmes mathématiques qu'avec une tête bien fraiche. Les chercheurs sont en phase créative 3-4 heures par jour, le reste de la journée on lit la littérature scientifique, on discute. A Paris, je créais, je discutais, mais je ne lisais pas beaucoup. Chaque après-midi je visitais des musées, découvrais des quartiers et des rues, j'étais jeune et curieux. J'ai visité aussi la Normandie, la Côte d'Azur, Le Languedoc, les Alpes. Ce stage était comme une fête continue...

 

Naissance du JIPTO

En 1984 je suis devenu le chef d'une chaire universitaire, en 1989 j'ai créé la chaire de la cybernétique mathématique, mes élèves ont commencé à soutenir leurs thèses. Je dirigeais aussi la division de l'informatique à l'Académie des sciences car j'étais seul "docteur d'Etat" dans ce domaine en Yakoutie tandis que les "docteurs en mathématiques" étaient nombreux. Ensuite j'ai fondé un Centre qui coordonnait toutes les recherches mathématiques en Yakoutie.

En 1988, j'ai formulé définitivement les règles du JIPTO (Jeux Intellectuels de Poursuite pour Tous / Jeux Intellectels de Poursuite de Tomski). C'était un long chemin depuis les jeux de poursuite et de l’histoire de mon enfance jusqu'au JIPTO. J'ai testé pendant des années toutes les versions imaginables.

Une opinion répandue est que la richesse stratégique d'un jeu de réflexion dépend du degré de complexité des règles et du nombre des pions. Ainsi les Echecs sont plus riches que les Dames, le Go est plus riche que les Echecs...

J'ai inventé un jeu avec seulement 8 pions dont les règles sont à la portée des enfants de 5-6 ans mais qui est plus riche que le jeu d'Echecs !

Quand j'ai vu que ce jeu passionnait la majorité des enfants et beaucoup d'adultes j'ai décidé de le promouvoir comme sport national intellectuel en Yakoutie. Dans ce but j'ai créé, en 1990, une Association du JIPTO de la Yakoutie et j'ai organisé une campagne médiatique renforcée par ma notoriété scientifique. JIPTO

 

Sciences, jeux et diplomatie

Au mois de mars 1998, la Yakoutie a fêté le dixième anniversaire du JIPTO par une série de manifestations : Championnat de la Yakoutie, deux colloques (scientifique et pédagogique), des jeux-spectacles, présentation du biathlon intellectuel et le Festival du JIPTO dans le Palais des Enfants.

J'ai érigé une belle et haute montagne dans le monde imaginaire des mathématiques, mais visible seulement pour quelques initiés. Autour du JIPTO j'ai réussi à rassembler une armée d'adeptes et de spécialistes. Peut-on comparer deux choses si différentes? Mais le JIPTO est pour tous et il me donne plus de satisfaction créative.

En 1990, je dirigeais les recherches mathématiques en Yakoutie et je coordonnais les actions pédagogiques et la vie culturelle autour du JIPTO. Je ne soupçonnais pas que j'allais devenir un fonctionnaire international.

En 1991, j'ai assisté à une réunion dans la Maison du Gouvernement de la Yakoutie. Le Président de Yakoutie nous a informé du projet de la création du Comité National pour l'UNESCO et que la Yakoutie détacherait un expert auprès de l'UNESCO. J'ai gagné un concours et, en 1992, je suis venu en France. 

  Librairie du JIPTO

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