Colloque "JIPTO et Creativite" ( l’UNESCO, 6-8 janvier 1999)

JEUX DE PAIX
Le JIPTO comme systeme ludique de formation a l’emulation, a la concentration et a l’education

Prof. Robert Pages, President d’honneur et conseiller scientifique special d’Eurotalent

INTRODUCTION

Il convient d’abord de prendre en compte les traits particuliers de JIPTO, jeu intellectuel de poursuite (JIP), du au professeur Grigori Tomski. On supposera connus les constituants elementaires de ce jeu.

LA COMPOSANTE POETIQUE ET ARTISTIQUE DU SYSTEME 
DE JEU, ETENDUE DU TITRE A L’ENSEMBLE

Inspiration et structure du JIPTO

Ce que veut dire TO de JIPTO, c’est d’abord Tomski, mais la derniere syllabe du sigle JIPTO, acronyme prononcable en mot, comporte un aspect qui n’est ni mathematique ni nominatif. Nous allons voir en quoi il releve plutot de la definition de la poesie telle que nous la proposons depuis quelques lustres dans nos cours et seminaires. Et nous essaierons de montrer l’interet operationnel de cette caracterisation.

La poesie resulte d’une hyperdensite semantique, i.e. d’un developpement particulierement intense des significations d’un texte a nombre de signes egal. Autrefois, et c’est sans doute un trait de l’espece humaine, les poetes etaient aedes i.e. chanteurs. Il y avait donc toujours chez eux, dans leur langage d’apparat, un double signifiant ou support simultane de signification : le texte et la musique. Celle-ci etait en general a la fois vocale et instrumentale : la lyre ou la harpe pouvait servir a ces accompagnements, comme aujourd’hui la guitare pour la chanson. Cela faisait trois supports, avec trois lignes principales de signification, conjuguees en correspondance chronologique et tout a fait a l’oppose du texte qui pouvait, comme tel, etre univoque. Or, aujourd’hui, dans la poesie non chantee, l’enrichissement semantique peut se faire, exclusivement, a l’interieur du texte, a la faveur de plurivalences semantiques des supports au niveau de composants (signifiants elementaires) et surtout a celui de compositions diverses des elements. Ainsi, du coup, l’enrichissement se fait-il par une polysemie ou plurivocite du texte - eventuellement meme par la polydoxie- (R.Pages, 1985-86; J.-M.Monteil, L.Bavent, M.-F.Lacassagne, 1986) i.e. la pluralite, pas forcement coherente, parfois contradictoire, d’opinion et/ou de sentiments, que le texte transmet ou suscite.
Il est donc tout a fait interessant a cet egard de voir que le titre de l’instrument culturel cree par Tomski comporte, suivant la declaration expresse de l’auteur, une signification seconde dans laquelle nous voyons un effet de polysemie. Par elle-meme et deliberement, elle ouvre la porte de l’ambiguite, et en annonce la legitimite, en rompant avec la clause generalement convenue d’unicite de sens. Car si -TO dans JIPTO signifie bien Tomski -ce qui souligne l’individualite de l’initiative et le droit d’auteur- il indique aussi la destination, le caractere universel et non singulier de l’instrument culturel : il est pour tous, TOus : des enfants de la maternelle aux adultes chercheurs, i.e. jusqu’au sommet de la culture. Cette signification seconde, explicitee par G.Tomski, figure litteralement dans le sous-titre qui suit JIPTO : Jeux de reflexion pour tous. TOus.

Il y a un autre sens que le Prof. Tomski a omis de specifier car il est exceptionnel -autrement que par plaisanterie ou humour, deja quasi-poetique- de donner ne serait-ce que deux sens a un sigle : un theme est pourtant frequemment present dans ses propos : le JIPTO est l’oeuvre de son esprit, mais il rappelle qu’il est en quelque sorte l’oeuvre de tous. Il est certes pour tous, mais aussi par tous. Tomski exprime ainsi sa dette a tous les createurs de grands jeux intellectuels classiques. Le JIPTO continue et integre leurs traditions : usage du plateau, usage de pions, ces pietons ou fantassins de l’armee, soldat a pied (pedo pedonis en latin <pes pedis «le pied») qui sont inferieurs aux cavaliers, aux guerriers montes, bien plus mobiles.

Le JIPTO simule un jeu de poursuite, comme de la proie par le chasseur ou/et le chien, comme de la cible mobile par un projectile, comme d’un adversaire par un combattant, soldat ou joueur adverse. La poursuite est une modalite essentielle de lutte. Les jeux de lutte sont a leur tour une modalite de combat qui s’apparente a la joute et donc au jeu de guerre a armes courtoises (Kriegspiel, wargame). La joute simule un conflit et n’est pourtant pas conflictuelle pour le bon, sauf a cesser d’etre une joute. Si elle est oeuvre de toutes les cultures, c’est que la notion de poursuite, y compris la poursuite sur place, y est d’une extreme generalite. Elle inclut la quete d’un objectif qui se derobe, que ce soit le but d’un entrepreneur ou d’un homme d’action, d’un operateur quelconque.

De plus, s’il est vrai que l’auteur du JIPTO revendique la ... poursuite de toute une tradition universelle, il assure avec force y exprimer toutes les particularites d’un terroir civilisationnel, celui du peuple Yakoute, peuple de cavaliers qui, chasseurs, courent apres le gibier, guerriers, apres l’ennemi; et aussi peuple de pecheurs quetant le poisson dans de vastes fleuves, et de coureurs dans d’immenses territoires ou les moyens d’existence sont parfois rares et considerablement disperses. Ainsi le JIPTO est-il marque aussi d’une totalite (TO) plus specifique ou plus topique, parce que c’est le produit d’un terroir original et originel.

Le JIPTO est encyclopedique a la facon des mets de terroir, utilisant les ressources locales ou bien universellement accessibles pour faire des repas et des regimes equilibres gustativement et biochimiquement complets. Il en est ainsi parce qu’ils sont, comme les mets le sont, un produit et un instrument culturel. Il est clair le JIPTO se veut effectivement et se presente comme toticulturel, le JIP total. Il est clair que cette visee profite pleinement des particularites d’une culture ou d’une civilisation pour y prelever a suffisance les ingredients dont l’interaction fait l’universalite.

La puissance de connotation de la syllabe TO dans JIPTO, qui est l’initiale a deux lettres de tous, total, totalite, totaliser, est floue mais reelle pour peu qu’on songe. Elle peut fort bien se garder des risques du dogmatisme doctrinaire qui transforme le total et l’universel en totalitaire. L’aspect poetique de l’usage de TO, mais aussi de l’ensemble de la presentation du JIPTO, est precisement un des moyens les plus fondamentaux de maintenir la liberte dans la globalisation systemique : la difference entre la poesie epique et les mythes vivants, articles de foi, reside dans le fait que la legende chatoyante n’y est pas confondue avec la realite univoque et que, le livre ferme ou le recit clos, on n’est plus tenu par la fiction. Nous reverrons plus loin le sort de ce type capital de distinction.

Particularites conceptuelles et structures impliquees dans le jeu

Notons en passant que les enfants intellectuellement surdoues se font remarquer par un gout particulier pour le passage aux extremes (R.Pages, 1998), aux concepts et aux propositions extremes qu’on peut appeler les acrologons (acro- : extreme; - logon : notion). C’est ce que nous etudions avec Pelagie Papoutsaki. Le concept du tout est, comme chaque passage a la limite, chaque extremisation, la source de paradoxes et de difficultes (cf. Kant, dialectique de la raison pure, 1781) qu’il faut apprendre a traiter. Ce passage aux extremes (limites, totalites, infinites) produit aussi frequemment des concepts intrinsequement contradictoires (criticologons) : c’est aussi ce que nous etudions par ailleurs et plus specialement avec Taoufic Boubaker. La facon de reperer et de traiter ces concepts nous parait d’autant plus importante que la psychologie des objectifs, finalites ou ideaux rencontre frequemment ces conceptions extremes. La encore ces complications conceptuelles concernent les enfants qu’on peut appeler rationnellement surdoues et, en bref, surrationnels, qui sont une variete tres importante de surdoues, mais non la seule. Elles peuvent entrainer, si elles ne sont pas bien gerees, une vulnerabilite particuliere a des ideologies metaphysiques plus ou moins esoteriques. Ces risques ont ete abordes dans une conference au recent Colloque de Lille sur le surdouement (R. Pages, 1998).

Ce sont la d’autres significations de TO qui ne sont que des explications de la presentation et de pratique de ce systeme de jeu, sous-tendu par les idees culturelles sous-jacentes aux possibilites mentionnees. Il cherche a reprendre en particulier des elements mythologiques, en partie abstraits ou decoratifs, comme chez Musulmans iconoclastes bien que les Yakoutes ne sont pas musulmans. Mais il est aussi iconique, figuratif avec la flore et la faune, surtout la faune, et les representations anthropomorphiques. La mythologie vehicule a travers l’art, et de facon vigoureuse, des traces religieuses traditionnelles, comme c’est le cas des sculptures miniaturisees dans les pions ou les oeuvres plastiques a deux dimensions sur les panneaux ou les tapis du jeu.

Autrement dit, l’encyclopedisme s’analyse ici comme celui des axes memes de toute culture, qui forment l’armature de son organisation. Car cette armature consiste en plusieurs axes. Elle comporte l’axe cognitiel. On ne l’appellera pas cognitif, car il rapporte aussi bien a la cognition (pole cognitif) qu’a l’anticognition (pole anticognitif). Cette fonction est toujours fort active et generalement meconnue comme telle dans toute culture : les scientifiques de certaines sciences humaines repugnent souvent a etudier le fonctionnement irrationnel ou antirationnel du psychisme. Ils font parfois comme si l’objet d’etude etait intellectuellement contagieux pour le chercheur, comme si l’etude des passions (et de toute l’affectivite) -pourtant jadis entreprise biosocio-psychologiquement par Descartes (1649)- etait elle-meme passionnelle, irrationnelle et donc contaminatrice et hors de propos. Elle est au contraire centrale et scientifiquement purificatrice, authentiquement cathartique (Jean-Didier Vincent, 1985). Elle renvoie a l’art ce qui, dans l’elaboration conceptuelle, n’est plus objet de foi.

Complementairement Nicolas Boileau, catholique, mais pas mystique, proscrivait, dans des vers curieusement et outrageusement prosaiques, et cela en pleine Contre-Reforme, le principe meme d’un art religieux : «De la foi d’un chretien les mysteres terribles / D’ornements egayes ne sont point susceptibles» (Boileau-Despreaux, 1674). Il renvoyait a la foi ce dont il pensait que ce n’etait pas de la competence de l’art, et il interdisait d’art ce qui relevait de la foi, dans un vrai purisme touchant cette dissociation. C’etait deja une sorte de laicisme : la separation de l’Eglise et de la poesie. Au contraire, le renvoi des contenus de culte, rite et mythe, a l’art, satisfait la resistance au reel (l’anticognition) sans exiger la foi dans les contre-parties que cette resistance engendre. Il entraine autour du jeu tous ces aspects transferes, eventuellement fantastiques, a la rescousse des exercices strategiques formels du jeu.

L’interdit de Boileau a l’egard du merveilleux chretien se justifiait de facon, en quelque sorte, officielle, par la necessite de ne pas travestir ou alterer l’Ecriture Sainte. «Et de nos fictions le melange coupable / Meme a ses verites donne l’aire de la fable», dit-il au meme endroit. Ses verites : celle de l’Ecriture, naturellement. Ce qui parait clair, c’est que Boileau se soucie beaucoup moins de proteger la religion que de satisfaire sa passion a lui et celle de bon nombre de ses amis : la passion du vrai, celle de son ami Moliere exprimant dans Tartuffe (1664) et contre tous les tartuffes imposteurs ou bandits : c’est bien la une passion aussi. Moderne malgre lui, dans la querelle passionnee des Anciens et des Modernes, Boileau combattait plutot le fantastique thaumaturgique de Desmarets de Saint-Sorlin et son Clovis ou la France chretienne (1657), caricature involontaire de Virgile (Eneide) qu’il ne combattait un Perrault, moderniste certes, mais attire par les Contes de ma Mere l’Oie i.e. des mythes desaffectes comme les mythes paiens antiques. Ces chasses-croises de la pensee dans la Querelle qui auraient pu rapprocher Boileau, en tant que realiste, de Fontenelle ne pouvaient se resoudre que par l’effondrement des orthodoxies religieuses au XVIIIeme siecle. Seul l’effondrement voltairien et revolutionnaire a permis une authentique relance de la poesie, epique et fantastique (e.g. V. Hugo, 1859) dans une perspective de neoreligion, de religiosite innovatrice, et nullement de revelations inalterables et conservatrices. C’est une difference de conjoncture religieuse entre la Contre-Reforme triomphante chez Louis XIV et la crise de toutes les religions orthodoxes au XIXeme siecle (V. Hugo, 1880) qui fait l’absurdite de la reprise des exclusives litterales de Boileau par un Ferdinard Brunetiere (1905) qui croyait pouvoir frapper des interdits de Boileau la Legende des Siecles («Booz endormi», ou «le sacre de la femme») et meme Chateaubriand ou Lamartine.

Ces quelques apercus historiques ont semble utiles pour comprendre l’insertion moderne et joyeuse d’un jeu d’aspect logico-experimental, deja fortement implante dans la recherche mathematique et organise en reseau international du developpement technique d’un produit en utilisant toutes les ressources de la communication : cette expansion n’en est pas moins plongee dans toute une affabulation issue d’un folklore, i.e. d’une legende populaire tres pregnante et puissante.

A lire les textes qui accompagnent la diffusion du JIPTO, on ne manque pas d’etre frappe par l’importance attachee au monument epique yakoute que constitue Olonkho, recit des faits et gestes du paladin Niourgoun l’impetueux, ou Niourgoun l’Eclair. L’epithete est voisine de celle du bouillant d’Achille d’Homere (Iliade). Comment ancrer la culture technoscientifique, dont le sigle JIPTO est si proche, dans la culture epique populaire ? Cette question est d’autant plus opportune que l’epopee traite bel et bien de lecon perpetuelles et universelles, eminemment pertinentes a toute reflexion sur les jeux. La benediction du Paladin Niourgoun l’Eclair par des anciens (familiaux) est a la gloire du vainqueur dans les combats et les joutes dont on peut faire l’apologie. Mais on y affirme avec non moins de vigueur, sinon plus, l’obligation d’amenite et de moderation du vainqueur (Olonkho, in Republique Sakha, 1977, pp. 16-25). 
Traduction proposee :
O toi l’inegalable en force et en valeurN’en viens jamais a humilier tes inferieursNe fais pas qu’ils se croient victimes de pillage.A repandre sur eux les coups et les outragesLe mal qui s’ensuivra au gre des quatre ventsPortera le malheur sur tous tes descendantsEt le cuisant remords sera leur heritageTout en malediction transmise d’age en age.
(Extrait de l’epopee yakoute Olonkho. Adaptation d’apres les traductions, en anglais et en francais).

L’abus des positions dominantes dans les competitions empoisonne le climat affectif societal et s’inscrit dans une memoire et un ressentiment historique durables. Naturellement, cette lecon de sagesse, choisie par les auteurs Yakoutes, nous interesse d’autant plus a cause de ce choix, meme si une etude poussee doit recourir a l’?uvre d’ensemble (Yankel Karro, 1994). L’epopee, et c’est son role encyclopedique initial, est a la fois poetique (artistique, esthetique), cognitive, garante d’une chronique reputee veridique et de savoirs multiples, et elle nourrit l’action de regulations et de normes.

Autrement dit le traitement de l’axe cognitiel nous oblige d’emblee a reconnaitre que les axes distincts sont une abstraction qui consiste a poser les axes comme s’ils etaient toujours presents a la conscience des agents culturels. La dissociation des axes fonctionnels et la reconnaissance de la difference de leurs fonctions sont elles-memes des processus historiques longs, difficiles, critiques (?) inegalement partages dans les populations.

Ces problemes et processus ont bel et bien ete semblables a ceux de la culture scientifique emergente dans deux ou trois premiers siecles de la surrection technoscientifique en France. Le pari de Pascal, aux sources du calcul des probabilites mais aussi de la mystique infinitiste, est intervenu dans un milieu truffe de libertins grands amateurs de jeu et associant hasard et strategie mais aussi de solitaires a la piete exaltee (la s?ur de Pascal et le Port-Royal des Jansenistes). On observe donc ce renvoi en miroir des structurations culturelles, dans les civilisations en cours de modernisation, par le triple degagement de la connaissance scientifique, de l’art allege de ses preoccupations cognitives et morales traditionnelles et de l’action alimentee par les autres fonctions, en savoir et en inspiration, et qui engendre ses savoir-faire. Obtenu par analyse abstraite de l’implicite ou deja manifeste dans l’organisation institutionnelle voici quelques aspects de partage fonctionnel.

L’axe esthetique croise dans la culture l’axe cognitiel : l’art plastique s’y condense ou s’y epanouit, en correlation avec l’apport poetique qui s’y inclut. Ce que signifie la fonction esthetique la plus epuree, c’est la limitation provisoire de la pensee a la sensibilite appreciative du charme, excluant, de soi, avec l’engagement affectif fort, le jugement, la volonte et meme les attitudes pour ou contre ; c’est le maintien en suspens au niveau du senti qui cree une sorte d’enchantement momentane de la pensee autour de toutes les autres fonctions culturelles. Et cela dans des processus ou la poesie pure (verbal) est plus rare sans doute que la musique pure dans un tissu culturel toujours mele.Croise aux autres, un axe d’action intervient a son tour dans la structure culturelle. Il est rendu possible par l’investissement affectif, la saisie du reel et l’interaction volontaire et determinee avec lui. Ceci integre la connaissance sans s’y reduire et en faisant sa part a l’art.

On peut ajouter que la texture culturelle s’articule a son tour a ce triedre d’axes largement implicites. Elle definit :
des qualites d’acte fonctionnellement quelconque (cognitif ou anticognitif, esthetique ou non) qui varient, de l’ebauche fruste, aux plus minutieux raffinements ; 
des qualites de matieres ou d’ouvrages des plus dures aux plus malleables. La texture est ainsi constituee par le croisement du degre d’elaboration (finesse) avec la consistance (molle, douce ou dure).

Ces caracteres culturels trouvent une large place pour caracteriser l’ensemble et le detail des dispositifs et de la conception du JIPTO et de tout systeme de jeu ou de travail, cognitif, esthetique ou pratique qui serait malleable et ductile ou rigide, inflexible; et d’autre part, capable d’autant de simplicite et d’autant l’elaboration.
La toticulturalite qui peut se definir ou se jalonner grossierement par le systeme de cinq variables propose ici, s’implique point par point dans ce systeme de jeu. La richesse des conceptions y est developpee de facon intuitive et audacieuse. Elle se condense dans cette sorte de suffixe totalisant TO qui clot le sigle JIPTO.

«L’hiver saison de l’art serein, l’hiver lucide» (S. Mallarme)

On peut justifier ce qui est ecrit en epigraphe et qui, en deux vers approximatifs variant un peu suivant les releves (o.c.) vient du terroir francais. Comment une certaine ambiance poetique, touchant une situation hivernale typique, peut-elle se construire, se materialiser dans un objet poetique tres simple par des procedes artistiques anonymes et elementaires ? Comment s’exprime, de Mallarme au folklore, la mise a profit culturelle de l’hiver ? 
"En janvier aupres d’un bon feu. Fait bon jouer a quelque jeu."
Voila qui est deux fois bon pour les mots a la rime i.e. en vedette. Sont bon le feu et le jeu, sources et effets de plaisir conjoint dans l’action. La qualite poetique, modeste mais reelle et decelable, est assuree ainsi. Elle ressort de la repetition de bon, ce qui est pimente par le fait que l’un des deux mots bon est adverbe et l’autre adjectif; et que les deux expressions qui les contiennent (bon feu Vs fait bon) sont, l’une en fin de vers, l’autre en debut de vers : en position privilegiee. Ainsi est mise en relief l’alliteration de b et f : bon feu (b et f) est allitere avec fait bon (f et b) et cela dans deux cas pour deux termes monosyllabes, distribues differemment a chaque fois sur deux parties du discours ou categories grammaticales (adjectif + nom Vs verbe + adverbe) ...

Il est significatif que le premier venu des dictons du folklore francais fournisse lui aussi des traits de surdensite morphosemantique pour caracteriser un bon microclimat artificiel, chauffant et chaleureux, muni de traditions ludiques, dans ce qu’on est tente d’appeler (avec V. Hugo, 1859) «la saison mauvais», celle des «Pauvres gens». C’est un contraste qui est marque par l’expression sonnets mauvais ou sonnets malsains attachee par Mallarme a ses sonnets sur l» «printemps maladif» (Renouveau) et sur l’ete (Tristesse d’ete). Il leur oppose l’art serein de l’hiver lucide : il se manifeste par cette antithese, une culture de climat froid, centree ici sur le foyer.

Ainsi peut s’analyser un bref discours folklorique francais, un dicton, pour montrer qu’il a une structure poetique fine, attachee d’ailleurs aux particularites de la langue (guere traduisibles). Elles sont associees a des proprietes plus generales, extradiscursives, liees aux referents, plus au moins communs, des mots. Comme tel le distique releve lui-meme d’un jeu, d’un art ludique tout a fait analogue par ses procedes largement spontanes, aux procedes des poetes. Ce sont bien la d’ailleurs des procedes utilises sans calcul ni reflexion, rendus possibles par le fond gnomique (R. Pages, R. Mbede, 1980, 1981) transmit tout fait par apprentissage, de chaque systeme culturel et dont les modes de construction poetique plus ou moins codifies font eux-memes partie. Ce jeu d’art est bien un jeu social, communicatif, mais qui, ici, n’implique pas de joute.
Cela n’empeche pas qu’il y ait aussi, en face des inspirations solitaires ou chorales, des jeux de competition poetique : les chants alternes, dits amboebees, des Grecs anciens, le Zajal des Arabes contemporains. On trouve nombre d’elements de jeux d’art dans le JIPTO.

On voit a quel point un certain type de ludisme du coin du feu, tres restrictif au point de vue moteur, ecologiquement confine mais, chez l’homme, suractive au point de vue mental au lieu d’etre lethargique, comme chez d’autres animaux, peut etre lie a un climat froid, plus ou moins intense, celui d’un hiver bref ou long. Quand Stephane Mallarme en celebre la lucidite, il s’oppose a la torpeur d’autres homeothermes comme les marmottes, les ours, etc.

Or janvier, en France, est, en termes de froid, de tres petite biere a cote de l’hiver sakha de Yakoutie (jusqu’a -70°C), typique d’un climat qui n’est pas seulement arctique au Nord, circumpolaire, mais qui est tres continental avec des etes jusqu’a +40°C. Certes la culture yakoute etait celle des cavaliers allant jadis chercher au loin tout ce qu’ils desiraient, y compris chercher femme a travers des rapts, communs dans bien des civilisations (romaine et germanique incluses) et qui furent sans doute reels avant d’etre ritualises et/ou de faire place a des sortes de marches a travers les modalites d’»arrangements» nuptiaux. Ces evolutions et ambiguites autour d’un amour sexuel genereux qui, tres remarquablement, n’a cependant jamais omis ni cesse d’etre celebre (poetiquement), sont partagees par beaucoup de civilisations; et cela sur le fond d’une exogamie qui est essentielle et pas seulement humaine. Mais au sein de la vigoureuse extraversion tres distale qui s’y rattache, il y a apparemment place pour une sous-culture plus precautionneuse d’hivernants, qui oblige a de longs sejours a l’abri et qui les amenage, hors de la phase annuelle, tres breve, de vegetation exuberante.

Ici je m’interroge et j’interroge les Yakoutes et specialement les Sakhas sur leurs usages. Les jeux intellectuels, y compris les jeux verbaux, dans la France paysanne, etaient bien souvent ceux du coin du feu, tandis que les demi-saisons etaient celles de la motricite lourde typiquement non couchee, non assise et mobile. Mais le jeu intellectuel dans un certain repos musculaire ne pouvait laisser oublier le recours oblige aux vertus les plus combatives dans une nature parcimonieuse en ressources et fertile en dangers; le recours aux necessites de la ruse et de l’endurance, aux necessites du traitement des situations extremes, et extremes dans deux sens opposes (trop chaud et trop froid, d’abord, et, du meme coup, symboliquement). Une civilisation des extremes ne doit-elle pas s’exprimer aussi dans l’extreme de l’immobilisation forcee et donc dans une concentration intimiste intensive ?

Dans le recours a cette concentration, c’est bien l’extraordinaire variete et l’ampleur previsible de la gamme imprevue des ajustements necessaires qui parait inspirer le JIPTO. C’est ce que traduit sa demarche poetique; et non seulement sur son acronyme en TO, a coup sur (ce n’est qu’un symptome de la demarche) mais dans tout l’ensemble de sa presentation. La poesie, c’est l’etendue indefinie des dimensions de signification et donc une riche pepiniere de toutes les hybridations possibles d’idees et d’images qui sont autant d’options disponibles pour les ajustements psychiques qui peuvent feconder l’action.

Le JIPTO jeu des jeux

Disons-le donc immediatement : une des principales vertus du JIPTO est manifestement de n’etre pas un seul jeu, comme le jeu d’echecs ou de dames, avec un corps de regles et de moyens qui varie tres peu. Ce qui caracterise le JIPTO, c’est d’etre un metajeu, au sens ou la metamathematique appartient aux mathematiques : c’est un systeme de jeux autovariable donnant eventuellement un primat a un jeu de choix entre des jeux extremement differents.

Les uns, e.g. sont des jeux de quasi-hasard, avec des informations tres incompletes (inscrites au revers des pions). Le joueur essaiera d’en deviner la teneur d’apres le comportement de l’adversaire. Ce type de jeu, comme le poker, fait une place particuliere a la capacite d’empathie divinatrice pour la perspicacite, et a celle d’impenetrabilite pour la parade : capacites psycho-sociales agonales par excellence pour la deuxieme et bivalente pour la premiere. D’autres jeux sont purement strategiques. Ils partagent les memes implications psycho-sociales mais de facon moins saillante. Certains sont des jeux a regles extremement simples, accessibles aux tres petits enfants et appropries aux debutants. D’autres sont des jeux complexifies a plaisir, avec e.g. des pions ovales : ainsi peut se compliquer, d’une orientation relative, le positionnement des pions. De meme peut-on multiplier les pions attaquants ou attaques (poursuivants ou fugitifs) dans l’une ou/et l’autre des categories fondamentales. Ou bien on peut varier la nature de ces categories, e.g. par l’introduction de pions secouristes agissant pour sauver des fugitifs mis hors de combat par les poursuivants. C’est deja un jeu de paix a l’interieur d’un jeu de lutte, d’une joute. Le dernier exemple montre bien combien cette autovariabilite du metajeu peut en transformer l’esprit tant dans les objectifs que dans les moyens a mobiliser. Pour des raisons de longueur, on ne tentera pas ici d’epuiser les cas de figure car c’est impossible.



SUR QUOI DEBOUCHE LE SYSTEME JIPTO 
DANS LA FORMATION

Au c?ur des problemes evoques par le JIPTO se trouvent des considerations de pedagogie (ped- ou paid-, -agogie) pour autant qu’on s’occupe d’enfants; de psychologie, sans acception d’age et meme d’ethagogie, i.e. d’assistance au pilotage de la conduite sociale (ethos). Il s’agit d’une formation ou les competences scientifiques requises sont a la fois bio-, socio-, -psychologiques. C’est cela meme qu’ethagogie signifie. Et c’est la raison pour laquelle nous nous interessons au JIPTO en lui-meme, theoriquement et pratiquement et dans sa contexture : le systeme de ses conditions et connexions, au-dela du plaisir eventuel d’y jouer.

Jeux de guerre, joutes et jeux de paix

Une autre remarque : de la civilisation en climat rude (qui ne fait pas forcement une culture rude -une rudiculture- mais qui a pu tendre a le faire dans le passe), il se peut que le jeu ait garde, on l’a dit, des aspects par ailleurs frequents : ceux de simulation de guerre (Kriegspiel, wargame intellectuel). La simulation de guerre, sous toutes ses formes, est familiere aux formations militaires sous le nom ancien de man?uvres. Mais l’entrainement agonal (au combat) est familier aussi aux sportifs et aux entrepreneurs, tous friands de capacites competitives.

Il faut surtout ajouter a la liste les politiques. En effet, selon le mot celebre de Carl von Clausewitz (ecrit en 1816-1830, a l’issue des guerres napoleoniennes, et edite de 1831 a 1834) «la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens». Et il dit ailleurs, a la place de politique, «echange politique» (Verkaer en allemand) ce qui fait des adversaires des partenaires d’echange, dont diverses situations de marche peuvent etre proches parentes. Quant a la parente avec les jeux, rappelons que le grec ancien exprimait par agon des activites de lutte ayant le caractere agonal ou agonistique de conflit, ou aussi bien celui de joute, i.e. de combat ludique ou de match suppose dans ce cas inoffensif, meme quand il n’est pas expressement «amical» (on sait la portee flottante de ces epithetes).

L’interet de la joute ou de l’affrontement ludique tient a la realite de la combativite necessaire, sous toutes ses formes et a tous les degres, dans l’eventualite de conflits. Cela reste vrai meme si on a demontre experimentalement que le conflit correctement defini comme interlesionnel, mutuellement dommageable, ne se confond nullement avec la divergence, et qu’il est cognitivement et intellectuellement sterile ou nocif (L. Salhani, R. Pages, M/ Derghal, 1996), contrairement a de nombreux travaux sur le conflit sociocognitif. Or il est non moins vrai que le dispositif JIPTO tient compte de la possibilite de former des equipes de joueurs, meme si ce sont, notamment, des equipes d’attaque qui supposent neanmoins la cooperation a l’interieur de l’equipe. Ce qui conduit a y developper la «paix civile». Et surtout il peut y avoir aussi des equipes ou interludes de deliberation ou de concertation sur les regles a choisir. Celles-ci peuvent tenir un role essentiel dans la nature meme du jeu. Ici peuvent apparaitre tous les problemes de socialisation de l’enfant et de formation de ses ideologies et attitudes conjointes a travers l’experience vecue. Or on peut et doit se preoccuper de former les enfants au moins autant a l’amenite (aux conduites avenantes et cooperatrices) qu’aux conduites combatives, agonales. Elles evoquent ici le huitain extrait de l’epopee Olonkho. Les unes et les autres doivent etre disponibles suivant l’occurrence.

Et il y a lieu d’examiner l’interpretation inversee de Clausewitz par V.I. Lenine au plus fort de la guerre mondiale et de la revolution : «la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens». Or meme Clausewitz fixait la paix comme objectif a la guerre. Il y a donc lieu, croyons-nous, de considerer une hypothese inverse de la vision belliciste et reposant sur le fait que la politique poursuit, essentiellement, des objectifs pacifiques, certes, mais a travers des procedes dont la guerre est sans doute le plus couteux et le plus incertain. Il y a donc lieu d’instituer un primat de l’amenite et de la formation aux conduites pacifiques et surtout pacifiantes, y compris par des strategies de reduction des conflits. Ici les travaux conduits naguere au Laboratoire de Psychologie sociale de la Sorbonne par Roger Lambert sur les situations mixtes de cooperation-competition pourraient etre pertinents (1960).

Jeux et inventivite : etude et formation

Arretons-nous en tout cas sur un point capital qui a trait au caractere de metajeu propre au JIPTO : c’est son rapport a l’inventivite. Ce terme inclut ce qu’on appelle souvent creativite qui n’a que le tort d’evoquer le scheme mythique de la creation ex nihilo, implique dans beaucoup d’abus, notamment publicitaires : ils sont surtout generateurs de l’occultation des ingredients, antecedents de l’invention et modes de traitement des ingredients qui sont l’operation meme de l’invention.

On peut voir la question sous differents angles. Voyons l’angle en quelque sorte ethologique : en quoi et comment JIPTO recourt-il a l’inventivite ? -Cela va de soi pour le jeu en lui-meme dans son aspect strategique et competitif commun avec d’autres jeux. Mais c’est encore plus evident ici puisque les sujets disposent de la faculte de se faire legislateurs et poseurs de normes, nomothetes, comme disait les Grecs, ou normatiseurs : en somme citoyens gouvernants de la Cite des jeux.

Cette facilite de creer des normes et, en somme, d’inventer indefiniment de nouvelles versions du JIPTO comporte deux types de jeu essentiels : a) celui de la ludinvention, l’invention de jeux; b) celui du choix de jeux, deja mentionne. Pour ces deux types de jeu ou phases de jeu, le travail collectif est possible, y compris d’ailleurs sous des formes competitives, eventuellement encadrees par la cooperation. Faire assaut d’idees pour l’invention est un mode classique de formation et de travail (une forme empirique en est le remue-meninges, le brainstorming).

Le choix du jeu est mode collectif de decision et de concentration, pour lequel, la encore, il faut constituer des regles du jeu comme il faut apprendre a y obeir, une fois la decision prise, sans recourir a aucune tricherie. (Dopage sportif, piratage informatique, fraude scolaire ou commerciale, en disent long sur l’importance mieux cerner la tricherie, scientifiquement et didactiquement). Ce type d’exercice ressemble beaucoup a une education civique dont on parle beaucoup comme d’une necessite democratique «pour les enfants» mais dont les formes pratiques et pedagogiques ne paraissent guere se dessiner. On va ici a la rencontre des travaux sociopsychologiques experimentaux dont beaucoup existent deja et auxquels le JIPTO fournirait un cadre et un materiel experimental de formation par l’experimentation. Experimentation de redecouverte, ou de decouverte, nous y reviendrons. La methode d’utilisation de l’experimentation pour la formation (Pages, 1958) pratiquee longtemps, notamment au Laboratoire de Psychologie sociale, par nous et nos equipes, surtout avec des cadres detaches annuellement par le Belge Deurinck dans les annees 60, pourrait y trouver un terrain d’application en meme temps que la recherche dont certains problemes pourraient se trouver renouveles.

Il est clair aussi que la question meme de la nature du douement et donc du surdouement trouverait ici son compte. A travers des exercices d’invention de versions de JIPTO, des variables rarement mesurees pourraient devenir mesurables. Ainsi l’inventivite en general, dont la psychometrie est peu developpee, pourrait trouver un terrain de developpement : a) dans la capacite d’invention de jeux, avec ou sans objectif predefini et sans doute aussi b) le sentiment d’invention qui est essentiel a eprouver et a identifier par chaque apprenant, au meme titre que d’autres sensations essentielles a la regulation du comportement. La psychometrie differentielle de l’inventivite est tres importante pour la determination des aptitudes.

La psychometrie de la sociabilite, des marques du primat de l’amenite jusque dans les situations de competition, l’est tout autant avec la capacite d’emulation, i.e. de concurrence dans la cooperation sans lesion mutuelle. Il en va de meme de la fluidite du passage de l’amenite a la combativite et reciproquement. Nous avons naguere esquisse sur ce point un travail critique a propos de la notion de surgence, retravaillee a partir du concept appele surgency par R.B. Cattel (1969) a l’issue d’analyses factorielles de tests de personnalite. Nos esquisses sur la notion de surgence sont venues au cours de nos recherches sur la volonte, fonction si intimement liee a la forme, au sens sportif et d’ailleurs general du mot (travaux R. Pages, N. Boufalgha). Il y a la matiere a developpements tres susceptibles d’interesser actuellement la formation en education physique et sportive, notamment.
L’apport de la reflexion sur le JIPTO et son utilisation offrent un terrain de choix a l’epistemologie de la connaissance pratique courante et ontogenetique dans l’enfance, au sens scientifique de l’epistemologie genetique de Piaget (1950). Nos propres travaux d’epistemologie scientifique etaient fort differents mais engages a la meme epoque (R. Pages, 1948, ed. 1955). On peut aller au-dela, en ce sens, car il s’agit ici moins d’appliquer une science deja faite que d’en signaler des voies de developpement : c’est notre conception d’une epistemonomie, regulation de la science, i.e. de la recherche scientifique : celle-ci ne fonctionne pas seulement sur commande, mais elle exploite, a des fins intelligibles et admissibles, des chantiers theoriquement sans doute decisifs.

Enseignement par la recherche et jeux heuristiques

C’est un precepte essentiel de la pedagogie moderne qu’il faut apprendre le savoir a l’enfant en lui faisant decouvrir par lui-meme. Enseigner en faisant decouvrir ou inventer. Et telle est la methode que le physicien Georges Charpak (1996, 1998) essaie de developper en France, en liaison avec des applications etats-uniennes du principe.

Il est evident que nous appuyons cette facon de faire qui s’integre naturellement a la demarche priveligiant l’inventivite. Nous croyons que ce n’est pas une methode bonne exclusivement pour les sciences physico-chimiques ou meme biologiques mais aussi pour les sciences de la conduite (ethistique); et pas seulement pour ceux des enfants qui sont surdoues en matiere de raisonnement logico-empirique verbal ou mathematise. Ce sont ceux qui sont le plus aisement detectes par les tests de quotient intellectuel, qu’ils soient d’origine factorialiste et formalisee ou de la lignee binetienne par echantillonnage de conduites heterogenes (e.g. les tests de Wechsler). On pourrait appeler ces surdoues des surrationnels puisque les tests qui les detectent mettent en oeuvre surtout des types de raisonnement judicieusement soucieux : de coherence discursive parfaite, de comparabilite stricte des situations et de denombrement rigoureux des facteurs.

C’est bien la un sel de la terre parmi quelques autres. Encore ne faut-il pas negliger ces autres sels : des formes d’aptitude psychologique qui ne comportent pas les memes restrictions et qui jouent d’autres roles plus proches parfois d’un certain type d’inventivite intellectuelle. Il peut s’agir d’operations intellectuelles qui s’exercent precisement a travers la consideration, formelle ou non, de logiques diverses, de compatibilites plus floues ou d’ouverture plus large de l’inventaire des variables pertinentes.

Cela soit dit, pour esquisser des exemples de criteres; et ne serait-ce que pour que la recherche psychometrique s’engage dans la determination systematique de types de criteres de cet ordre, qui est modele par une analyse a son tour pluridimensionnelle de l’axe cognitiel global sus-mentionne.Ainsi se resument quelques unes de nos conclusions pratiques.

Il reste que le recours a la redecouverte est une regle generale de pedagogie, qui suppose une restructuration didactique technique et institutionnelle entre les voies de la memorisation, plus tributaires de banques de donnees, et les voies de l’etude-recherche plus liees a un tutorat serre et aussi a un intermonitorial libre ou regle. Ces deux composantes sont complementaires. Redecouvrir, c’est agir comme Pascal l’a fait pour de grands morceaux de la geometrie d’Euclide. Et sans doute faut-il regarder cet acte legendaire comme exemplaire et non seulement comme prodigieux ou phenomenal. Phenomene et phenomenal marquent un cas rare et parfois monstrueux. Le but serait plutot de rendre courante l’attitude de redecouverte. Mais redecouvrir les connaissances deja acquises dans les sciences et techniques est une chose. Decouvrir les conditions des decouvertes (a quoi contribue l’histoire mais aussi l’experimentation) et apprendre comment agir sur ces conditions est une autre chose, qui se situe en amont.

Or c’est peut-etre un apprentissage en amont que le systeme JIPTO rend possible, grace au chantier qu’il ouvre sur la nomothese ou production de regles; regles a imaginer pour mise a l’essai. Ce n’est pas assez d’apprendre a jouer le jeu, -le jeu preforme. Il faut apprendre aussi a imaginer les regles de jeux et a se concerter et s’accorder sur les regles du jeu aussi clairement que possible avant de s’engager a y jouer. Il ne s’agit pas la seulement d’un terrain de chasse d’apprentissage pour les enfants. C’est aussi un terrain d’experimentation pour les ethisticiens-didacticiens, specialistes de conduite sociale aux fins de formation, y compris la formation de specialistes ou de partenaires des actions de formation (enseignants, apprentis ethisticiens generalistes ou specialises, parents).



LES CONDITIONS D’EMERGENCE ET DE RELAIS DES SITES ET MICROCLIMATS D’INVENTION ET D’INNOVATION

Le JIPTO est Yakoute. Pourquoi ?

Reste a se demander pourquoi c’est avec des Yakoutes que nous sommes amenes a discuter ces difficiles problemes avec une intensite quand meme assez rare sur ce theme et en ces matieres. C’est sur ce terrain que nous retrouvons certaines sources de surprise et de differents types de surprise.

Une premiere chose frappe l’ethisticien, celui qui s’occupe de la science de l’ethos (conduite sociale) sans la separer des problemes pratiques de pilotage de l’ethos, la conduite de la conduite, e.g. ici, de la pedagogie ou facon de conduire les enfants et surtout de les aider a se conduire pour leur plus grand profit et celui de notre espece : c’est que les moyens qui nous sont offerts le sont a travers l’UNESCO. Or c’est l’une des quelques organisations qui contribuent a l’esquisse de regulation planetaire de la conduite de l’espece. On sait aujourd’hui que, de la conduite de cette espece, peut dependre une bonne part de son sort prochain ou definitif et peut-etre de celui de toutes les autres especes vivantes ou semi-biotiques, des virus aux grands primates.

Une deuxieme chose est frappante : c’est que l’espace de jeu intellectuel travaille par une equipe de scientifiques et pedagogues dirigee par Prof. Grigori Tomski nous vient d’une culture moderne vigoureusement emergente qui est celle d’une Republique issue de l’ex-sovietie, quelques annees apres 1989, apres la chute du mur de Berlin. De ce 89-la, curieusement bicentenaire d’une autre revolution, nous retiendrons pour l’instant un effet revolutionnaire principal : le renforcement assez net a la guerre pour regler le conflit est-ouest (de l’Euroamerique contre une partie de l’Euroasie) et la disparition d’une forme policiere de la cloison est-ouest entre ces espaces intercontinentaux. Leur continuite culturelle est en fait beaucoup plus evidente que leur contraste.

La lecture d’une brochure yakoute comme « L’instruction aux approches du XXIeme siecle» (1997) enseigne a prendre en compte des retards, des heterogeneites et des innovations. Cependant elle confirme pleinement l’impression que j’avais gardee de l’existence de puissants noyaux de developpement et de regulation dans les republiques exsovietiques lors du Congres de pedagogie du Conseil de l’Europe a Strasbourg (1993) ou «l’Europe’ allait tout uniment de Vancouver a Vladivistok.

La virtualite humaine de la mathematique, de Socrate aux ethnomathematiciens

Il etait clair qu’une troisieme remarque frappante s’impose dans un des travaux auxquels nous nous initions aujourd’hui : il se realise en Yakoutie ce que la toute premiere experimentation de psychologie sociale experimentale (i.e. d’ethistique) aurait du permettre de prevoir. Quand Socrate dans le Menton (dialogue de Platon) pose la question de l’inneite du raisonnement mathematique dans l’ensemble de l’espece humaine, il entreprend de demontrer cette inneite, nous dirons ce don, ce douement. Il etait pourtant reste bien longtemps assez virtuel au moins litteralement, mais il etait et demeure incorpore dans le langage par tous ses idiomes et dans les operations graphiques et plastiques. La didactique ordinaire commune des mathematiques exploite probablement trop peu ces virtualites.

La virtualite, ou latence, de la mathematique etait moindre qu’il n’y parait pourtant, malgre ce qu’etaient la recence, la rarete et l’insertion mystico-magique des premieres formalisations mathematiques dans les cultures proches de la Mediterranee orientale et, notamment, chez les Pythagoriciens inspirateurs de Socrate. Songeons en effet a la formalisation par le grand mathematicien Andre Weil des systemes de parente dans Claude Levi-Strauss (1949), au prolongement de ces travaux par Th. Guilbaud puis M. Barbut (Seminaire des Hautes Etudes) et de quelques autre. Il en ressortait la complexite des algebres du mariage licite et de ses effets, du droit matrimonial coutumier, dans toutes sortes de populations de niveau technoscientifique repute faible. Comme on le voit, la virtualite de formalisation de certaines mathematiques dans une population n’est pas incompatible avec la virtuosite d’application effective de leurs modeles, exprimes tout autrement, dans une technologie classificatoire et des modes d’emploi. Il y a la un polymorphisme surprenant de la connaissance avec des actualisations fort heterogenes et qui font la preuve de la validite fonciere de ce polymorphisme, epistemologiquement et didactiquement tres precieux.
Revenons a Socrate : il recourt pour le probleme qu’il pose a un garcon, domestique de son hote Menon, un jeune adolescent. Sur le mode de la maieutique, il le fait accoucher, pas a pas, de la demonstration du theoreme de Pythagore. L’enfant n’etait pas Grec, ayant tout juste appris suffisamment de grec pour la conversation courante. Obtenir de lui la demonstration du theoricien, c’etait demontrer experimentalement, meme sur un seul sujet, que l’aptitude mathematique existe des que l’enfant est intellectuellement forme au sens biologique, de quelque origine qu’il soit, sans privilege ethnique ou racial, et sans privilege de classe ou de hierarchie sociale. Resultat en fait acquis pour nous depuis 2 500 ans bientot. Dommage seulement que l’enfant fut male : la demonstration sur une fille aurait leve une autre hypotheque. Mais la haute estime de Socrate pour la sage Diotime (dans le Banquet) laisse entendre, de facon, notons-le pour la suite, non experimentale, qu’une jeune esclave aurait pu remplacer l’esclavon dans l’esprit de Socrate.

Statistique de la decision et paris moins puristes

Que la demonstration ait pu etre faite (et de facon passablement convaincante) sur un seul sujet, montre les limites de nos indispensables principes de precaution statistique dans la decision. Il est vrai que certains processus psychiques sont si distinctifs d’un haut niveau cognitif et ce niveau cognitif si lie a des competences specifiquement humaines que leur seule presence chez le tout venant, meme chez un individu unique, rend immediatement tres improbable qu’il ne soit pas present chez tous.

Ce n’est pas une simple parenthese de noter, a propos cette suggestion, d’une facon dangereuse, a normaliser et pourtant indispensable de raisonner : elle tient compte d’une experience humaine tres concrete et commune retenue comme observation suffisante et incorporee aux evidences, meme si elle a ete menee de facon non systematique. Elle peut rendre suspecte, dans ce cas, d’etre fourvoyante, une rigueur mathematique qui s’isolerait d’une demarche clinique, comme telle pourtant tres peu apodictique. D’ou des precautions necessaires pour la science et pour la psychometrie de l’intelligence qui risquerait de ne retenir de l’axe cognitiel que le pole positif, experio-mathematique, et plus mathematique qu’experimental. 
Ce pole ne peut pas etre place en tour d’ivoire, pour la pratique et la theorie des domaines empiriques.

C’est exactement ce dernier raisonnement de precaution en apparence laxiste qui a permis, tres tot, de resister en conscience aux arguties, d’apparence demonstrative, d’une difference de capacite intellectuelle moyenne dans deux populations marques e.g. par des differences de couleur. Cette vision des choses a assure au pari humaniste universaliste la force de resister aux grandes refutations pseudobiologiques.

Les relais de progression entre sites innovants

Les consequences pratiques en longue duree de cette immunite et perpetuation du patrimoine genetique humain en sont tout aussi nettes. Elles expliquent un effet sans doute essentiel et, semble-t-il tres courant : la precocite d’un developpement culturel, e.g. technique, dans un site humain determine donne lieu a des investissements en termes d’equipement mais aussi en termes d’apprentissage, d’habitudes, de coutumes et de normes operatoires. Les sites culturels precoces ou pionniers deviennent assez vite des sites anciens. On dit souvent qu’on y a essuye les platres pour des developpement nouveaux, qui bientot se font plus volontiers dans de nouveaux sites, des sites neufs. De sorte que les innovations ne se produisent pas forcement dans des sites pionniers.

Leon Festinger s’est mis en rupture de ban de la psychologie sociale experimentale, vers le milieu des annees 70. Peut-etre etait-ce a) par deception pour les resultats de sa theorie de la dissonance cognitive (1957) (qui privilegie, a mon sens a l’exces, en coherentialisme dans l’explication du fonctionnement psychique); peut-etre b) a cause d’un durcissement, de type en partie puritain, de la deontologie de l’experimentation psycho-sociale, -Festinger en etait venu au choix d’un probleme a traiter historiquement (et non plus de facon experio-mathematique) : pourquoi les developpements normaux de la technoscience ne se sont-ils pas produits sur le site de la civilisation technoscientifiquement avancee de l’Antiquite (autour de Constantinople-Byzance, le centre tardif du site grec) ; mais sont-ils advenus plutot en Italie ou en France du Sud, puis en France du Nord, puis en Angleterre, en Hollande, en Allemagne ... ? Il s’agissait de sites neufs, plus nord-occidentaux et moins sud-orientaux. Pourquoi ce phenomene de relais de progression ? Il pourrait s’agir de relais geo-historiques de progression comme dans les courses de relais. Le temoin transmissible y est passe, par le coureur fatigue d’un galop intense, au coureur suivant pour un nouveau galop, impossible a un seul coureur en aller aussi vite. Le relais de progression se produit comme une chaine de galops, due chaque fois a un alourdissement de phase du coureur, a une accumulation d’inertie (du fait des charges de tous ordres, y compris des investissements scleroses ou archaiques et des retombees nocives particulieres a l’operation).

Nous avons deja vu la grande utilite du metajeu intellectuel que constitue JIPTO : c’est de faire remonter plus haut le caractere heurogene (generateur de recherche) de la pedagogie, appliquee notemment a toutes les sciences, y compris humaines et ethistiques. Il ne s’arreterait plus au stade des etudes instructives portant sur le savoir constitue, mais en amont du savoir, jusqu’aux etudes-recherches formatives qui en developpent les agents et le milieu. Cette accentuation dans le sens heuristique est essentielle et c’est une propriete fondamentale du jeu-des-jeux qu’est, par definition, un jeu d’interjeu. Ici c’est le JIPTO, qui fait naitre un jeu synoptique capable de mettre en interaction plusieurs jeux methodiquement differentiables.

Mais pourquoi cette possibilite nous vient-elle des enseignants yakoutes diriges par Grigori Tomski, chercheur-inventeur ? C’est probablement que les Yakoutes sont, comme d’autres hier, en phase necessairement heuragogique, centree sur le redecouverte par des etudes-recherches et sur le pilotage de ces recherches qui est l’heuragogie. Ils sont tenue a une haute dose d’autodidaxie, beaucoup plus elevee pour chacun que dans les sites plus anciens. D’ou une liberte, paradoxalement forcee, de choix, d’initiative. Forcee mais par des necessites factuelles stimulantes non point par autorite humiliante. Il ne faut pas seulement bien jouer. Il faut commencer par inventer les regles du jeu. Cette escalade en amont est peut-etre ce qui manque aux cultures atteintes d’un mal (qui n’est pas une maladie, mais une sante trop facile) : atteintes du mal de suffisance, i.e. de croyance a sa propre suffisance, a son autosuffisance et a l’insuffisance des autres.

Les phases d’heuragogie forcee semblent bien etre des plus fecondes. Elles sont aussi les plus mobiles, changeantes, diverses. Celles qui ont si fortement rythme la Renaissance europeenne nous ont valu sur l’homme le celebre diagnostic de Montaigne: que l’homme est «ondoyant et divers». Malheureusement dans ce qu’apres Auguste Compte on a appele les phases organiques (par opposition aux phases critiques de l’histoire societale), l’homme (homo) n’est peut-etre plus assez ondoyant ni assez divers. C’est peut-etre le sentiment, errone, d’une uniformite qui fait envisager a certains le clonage : la caracterisation et meme la definition de l’homme change avec les sites spatiotemporels, geohistoriques, avec ce qu’on y sait et ce qu’on croit devoir y souhaiter.

Nulle societe ne peut regir l’education des enfants, ni la formation permanente des adultes, ni l’epanouissement heureux et novateur des talents potentiels les plus prometteurs, sans avoir une certaine idee de la pluralite des hommes, de leur capacite d’organisation, d’invention et de satisfaction, et de l’amenagement des sites qui favorisent cette idee. Comment transformer une phase organique (statique) en phase critique (inquiete et inventive), telle est la question. Certain types de jeux, et conjointement, de reappreciation des surdouement reels et varies peuvent y contribuer.

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