Chaque individu tente d'améliorer la qualité de sa vie, mais on le comprend de façon bien différente. Sous l'influence de la famille, du système éducatif et des proches, des médias, un individu définit ses valeurs morales et intellectuelles, élabore une méthode d'évaluation de la qualité de sa vie. Bien sûr, il est impossible de mesurer le bien-être général par un indicateur, par exemple le produit intérieur brut (PIB). En effet, cet indicateur évalue le niveau d'activité économique ce qui ne reflète pas nécessairement le niveau de vie. Pour évaluer la qualité de la vie il faut tenir compte de plusieurs paramètres, en particulier :

- la richesse immatérielle ;

- le bien-être économique ;

- la qualité de l'environnement ;

- l'état de santé et l'espérance de vie ;

- la qualité de la vie sociale ;

- la stabilité politique ;

- le niveau de sécurité, etc.

On peut intégrer tous les droits fondamentaux de l'homme dans le droit à la qualité de vie. La protection et l'amélioration de l'environnement, l'augmentation de la richesse immatérielle, la garantie d'un niveau convenable de bien-être économique, la stabilité politique, le niveau suffisant de sécurité sont les composantes importantes de la qualité de la vie pour tous et servent de base à l'élaboration de notre stratégie du développement stable.

La culture traditionnelle sakha est une synthèse des composantes arctiques et turco-mogoles ; la mentalité du peuple est fondée sur le respect de la nature, sur l'harmonie avec l'environnement. Sous nos yeux, en Yakoutie, se développe un processus intensif, de nouvelles synthèses de la culture traditionnelle et de la culture scientifique et technologique.

Les relations harmonieuses de la population de la Yakoutie avec son environnement ont été perturbées pendant l'époque des "victoires soviétiques" sur la nature pour la construction de l'avenir radieux. On ne considerait le Grand Nord que comme un réservoir inépuisable de richesses naturelles pour le renforcement de la puissance de l'Etat.

La gestion de l'économie était centralisée et l'Etat monopolisait les ressources naturelles et les moyens de production. C'est pourquoi les agents économiques n'avaient pas de responsabilité sérieuse dans les conséquences écologiques de leurs activités. La concurrence internationale ne jouait pas de rôle important pour l'économie soviétique. Le développement économique était extensif. Cela ne contribuait pas au progrès technologique, y compris dans le domaine de la protection de la nature. On donnait la priorité à la construction des grandes unités de production. Elles faisaient des dégâts très importants dans leur environnement. Ces entreprises gigantesques détenaient souvent le monopole dans leur branche de l'économie. Il était donc impossible de les fermer ou de réguler leur production pour des raisons écologiques.Avant 1985, la population n'avait aucune possibilité de participer aux discussions sur les projets de développement de sa région. Le complexe militaro-industriel a été surdéveloppé et cette branche très nocive pour l'environnement est restée hors du contrôle de la société civile.

Pendant des décennies on nous berçait de beaux mots : les peuples arctiques et sibériens avaient fait un bond gigantesque dans leur développement historique en passant du système patriarcal et féodal au socialisme.

Oui, si nous voulons être objectifs, au cours des années du pouvoir soviétique, surtout au cours de la première période, des changements importants étaient survenus dans la situation politique, économique et culturelle de ces peuples. Tout d'abord, il faut évoquer la création des entités autonomes (républiques et régions nationales) tenant compte des particularités locales éthniques, historiques, économiques et culturelles. Les peuples de l'Arctique et de la Sibérie s'imprégnaient du sens de l'optimisme historique, ils se préparaient à obtenir le droit naturel des peuples à l'autodétermination. Ils ont eu une vraie espérance de voir s'améliorer leur vie.

En réalité, il s'est passé tout à fait le contraire. L'usage économique et technocratique des terres de ces peuples a amené la destruction non contrôlée des conditions d'existence de populations autochtones ; le système répressif de l'Etat totalitaire a déformé non seulement des individus, mais aussi des ethnies toutes entières.

La Yakoutie est devenue une république autonome en 1922 dans des conditions de guerre civile. A cette époque, les futures républiques de l'Asie Centrale de l'URSS constituaient une seule et même république autonome, celle du Turquestan. Les réformes de ces dernières années ont établi les nouveaux principes de relations dans la Fédération de Russie. La République Sakha (Yakoutie) a déclaré sa souveraineté dans le cadre de la fédération, en septembre 1990, et le Traité fédéral l'a reconnue en 1992.

En 1992, après l'adoption de notre nouvelle Constitution, nous avons commencé d'élaborer notre stratégie du développement durable. La protection de la nature et l'amélioration de la qualité de l'environnement sont parmi les composantes les plus importantes de cette stratégie.

Nous fondons notre politique écologique sur les principes de la portée universelle :

- Protège la nature car elle est ta Mère et tu n'es que son enfant ;

- N'épuise pas la nature car les générations futures doivent aussi profiter de ses richesses ;

- Tes actions négatives sur l'environnement ont toujours des conséquences négatives sur toi-même ;

- Aide la nature à guérir des dégradations résultantes des actions humaines.

Nous reconnaissons la priorité des valeurs morales dans le développement d'une société que nous voudrions créer. Nous nous engageons à vivre selon les principes naturels de simplicité, de paix et de respect de la vie, partagés par toutes les traditions religieuses. On peut formuler ces principes de façon laconique : "Produire pour vivre mieux, mais ne pas vivre seulement pour produire davantage".

 

 

Oiseaux

© Grigori TOMSKI, 1988-2000

 

Le 16 août 1994 j'ai signé le Décret sur le développement du Système des territoires particulièrement protégés. Nous avons opté pour un système, qui tout en protègeant la nature, doit contribuer au développement de l'économie traditionnelle de la population et favoriser la vie en harmonie avec l'environnement.

Les autochtones du Grand Nord ont une vision réconciliée de l'homme et de l'environnement qui induit des comportements sociaux spécifiques. Les conditions extrêmes de l'environnement font apprécier toute manifestation de la vie. L'activité humaine était au service de la perpétuation de la vie, pas de l'accumulation des biens. Dans l'estimation de la qualité de vie, les autochtones donnaient priorité à la qualité de la vie sociale et à la richesse immatérielle ; le volume de ce que l'on s'appropriait était proportionnel aux besoins courants très modestes. Un individu était attaché à sa communauté ; il adoptait dès sa plus tendre enfance les valeurs spirituelles et le savoir-faire de son peuple et les transmettait à ses descendants.

Le mode de vie traditionnel des peuples du Grand Nord et de la Sibérie a été fondé sur le principe de la consommation optimale. Tout le fonctionnement de leurs cultures reposait sur le respect de l'environnement, sur l'auto-contrôle de l'homme et sur la codification de l'expérience millénaire. Les normes sociales ainsi que plusieurs éléments des cultures traditionnelles des peuples autochtones étaient similaires dans tout l'espace du Grand Nord.

Ainsi, les Sakhas ressentent profondément le lien spirituel avec la nature de leur pays et ajoutent très souvent aux noms géographiques les mots "Mère", "Grand-Mère", "Dame". Ainsi ils disent : "notre Grand-Mère la Léna", "notre Dame la Bylyn". Il y a beaucoup de montagnes, de lacs qui s'appellent "la Grande-Mère" ; la terre sous la couche de gazon est appelée en sakha "iïe bor" (terre-mère), l'endroit le plus profond du lac est "iïe ou" (eau-mère), le noyau de la forêt composé de grands arbres est "iïe tya" (foret-mère). La tangraisme, ancienne religion des peuples turco-mongols a été fondé sur la reconnaissance de l'unité fondamentale de l'Univers, de l'homme et de son environnement. Les Sakhas pensaient qu'il existe des esprits protecteurs de la nature comme Baïanaï qui protège les forêts. Ces esprits ont des liens étroits avec les créateurs ; la dégradation de l'environnement est considérée comme un péché qui entraîne des sanctions.

Le voyageur accroche aux arbres sacrés de passage des crins de son cheval et des cadeaux symboliques. Mais c'est surtout par le truchement du feu qu'on "nourrit" ces maîtres des lieux naturels. On y lance des morceaux de pain, des gouttes de boisson. Son rôle vaut au maître du feu une place centrale dans le culte des esprits. Une offrande à lui s'adresse à tous et à chacun : il est personnalisé en tant que maître, porteur d'offrandes à tous les autres esprits protecteurs. Les rites et les coutumes populaires liés à cette conception du monde ont survécu à toutes les épreuves et les intellectuels sakhas les analysent et les synthétisent avec la culture scientifique et technologique moderne.

Beaucoup de superbes aires naturelles, lacs, montagnes, forêts, alas sont considérés comme les lieux sacrés et vénérés. Les "alas" sont les prairies parmi la taïga, résultat du dégel partiel des sols. Chaque alas, avec son lac poissonneux et giboyeux, nourrissait quelques familles sakhas qui habitaient dans les petits hameaux alentours. On vivait de l'élevage et de l'agriculture ; la chasse dans la taïga environnante et la pêche étaient des activités supplémentaires. On utilisait les arbres forts pour les constructions et les arbres morts pour le chauffage. La cueillette des baies était encore une des activités traditionnelles des habitants des alas : fraises et groseilles, mûres et framboises, airelles et busseroles mûrissent précipitamment durant le bref automne des hautes latitudes. On donnait à manger aux animaux sauvages afin de les retenir à proximité, de favoriser l'augmentation optimale de leur population. La chasse et la pêche ont été strictement réglementées ; on protègeait les animaux jeunes, les nids.

En bref, l'homme vivait dans son alas selon une Loi de l'Harmonie avec l'Environnement dont on n'a commencé à comprendre l'importance que récemment : il ne faut pas trop prendre dans les ressources qui ne sont pas inépuisables. Alors que le reste de l'humanité considère l'environnement comme une pure source de profit et cherche le plus souvent à dominer et transformer la nature, les peuples autochtones considèrent la nature comme une ressource renouvelable et indispensable à la vie, qu'il convient de préserver pour la postérité.

C'est dans la Loi sur les territoires particulièrement protégés de la République Sakha (Yakoutie), adoptée par notre Parlement en 1996, qu'on voit la fidélité à ses traditions de l'actuelle Yakoutie lancée dans l'aventure moderne. Cette loi a renforcé les bases juridiques pour la création, à notre initiative, du Système des Hauts Lieux Sacrés (Ytyk Kere Sirder) - des réserves naturelles nationales. Ces réserves doivent combiner la conservation de la biodiversité et des écosystèmes et un développement compatible avec cet objectif. Elles doivent contribuer à la renaissance des traditions séculaires de respect de l'environnement, à la conservation de la nature dans sa beauté originelle et à la préservation de ses diverses ressources pour les générations actuelle et futures. L'homme et son environnement doivent mutuellement s'enrichir.

Ces réserves naturelles sont les lieux les plus beaux et pittoresques, des paysages exemplaires, les lieux de la reproduction et de la migration des animaux sauvages, ainsi que les sites sacrés, les places des festivités et des rites traditionnels.

Je souligne que, d'après notre Loi, les populations sont considérées comme faisant partie intégrante de ces réserves. Cette conception correspond à la "World Conservation Strategy" adoptée en 1980 et soutenue par l'UNESCO.

Le Système des Hauts Lieux Sacrés comprend quatre classes de territoires protégés : les parcs naturels nationaux, les réserves de ressources, les paysages protégés et les sites naturels. Les principales caractéristiques des réserves des deux premières classes sont les suivantes :

Ce sont des zones protégées dont l'importance est reconnue du point de vue de la conservation ainsi que de l'intérêt pour les connaissances scientifiques, les compétences techniques et les valeurs humaines qu'elles permettent de mettre au service d'un développement durable.

La population de ces zones est encouragée à exercer les pratiques traditionnelles d'utilisation de ces territoires compatibles avec les fonctions des réserves et à participer à leur gestion.On protège ainsi les alas, les pâturages des rennes, les prés, les lieux de reproduction des animaux et des oiseaux. La Loi permet de créer aussi des zones de protections supplémentaires par la voie de décisions de l'administration locale avec le consentement de la population et des organismes chargés de la protection de la nature. Ces zones doivent servir de modèles à un aménagement raisonnable du territoire.

L'exploitation du sous-sol de ces réserves n'est pas autorisée. Les générations futures doivent décider elle-mêmes quand exploiter ces réserves naturelles. Elles devront tenir compte de la disponibilité de la technologie compatible avec la conservation de la nature, ainsi que des exigences des objectifs économiques. Les réserves doivent évoluer en harmonie avec tous les changements et permettre aux générations futures de s'adapter aux transitions sociales et économiques sans détérioration de leur environnement.

La protection de la biodiversité sur les grands espaces aidera les générations futures à créer de nouvelles espèces de plantes, en favorisant la fabrication de médicaments utiles.

Nous créons ainsi ce Système des Hauts Lieux Sacrés dans un esprit de protection d'un environnement de qualité et de respect des droits d'accès aux ressources naturelles des générations actuelle et futures. Nous donnons une base solide du développement durable de notre république. Ce système comprend les 6 parcs naturels nationaux, les 60 réserves de ressources, les 25 paysages protégés et de nombreux sites naturels nationaux. La République Sakha aborde le troisième millénaire en plaçant plus que 700 000 km2, environ 25% de son territoire, sous le régime des Hauts Lieux Sacrés.

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