Début de l'été 1956, si lointain. Debout au bord de la Léna je respire la fraîche brise du grand fleuve. Je viens de recevoir le diplôme d'études secondaires de l'Ecole de Jigansk. On entend les voix sonores et le rire de mes camarades de promotion. Le bal scolaire est terminé mais il fait très clair. C'est la journée polaire.

La Léna coule majeusement vers l'Océan Arctique ; il faut une heure pour la traverser en vedette. Deux caps forment dans cet endroit un grand golfe avec la plage de sable pur où brillent parfois des jolies petites pierres multicolores. Je m'assieds sur une des grandes dalles ovales de calcaire à la surface polie par les débâcles des printemps, quand le niveau de la Léna monte de 10 mètres. Sur l'horizon clair au-delà du fleuve, on voit apparaître la petite silhouette bleue d'une montagne lointaine. A côté, apparait progressivement la deuxième montagne. Dix minute plus tard je vois la chaîne des Monts de Verkhoïansk, pourtant très éloignés. On ne les voit pas d'habitude, c'est un présage de tempête.

 

 

Zigansk 

© JIPTO, Grigori TOMSKI, 1988-2005

J

igansk est le centre administratif d'un département qui est presque égal à la moitié de la France mais qui ne compte que quelques milliers d'habitants. C'est une grandiose mer de taïga composée principalement de mélèzes, de sapins et d'autres espèces d'arbres résistants au froid et à la sécheresse.

La forêt boréale est giboyeuse. Rivières et lacs sont souvent très poissonneux. En hiver, c'est le vertige des solitudes froides, l'angoisse du silence et des craquements des arbres gelés dormants sous leurs manteaux de neige et de givre. La température tombe jusqu'à -60° C et, dans certains endroits, jusqu'à -70° C. Mais l'hiver a aussi ses avantages. La neige rend visibles les traces du gibier.

Au printemps, la taïga se réveille : on voit apparaître les bourgeons des arbres et les perce-neiges ; les oiseaux gazouillent, la neige fond et les ruisseaux d'eau pure coulent partout. En été et en automne, toutes sortes de baies y mûrissent : airelles et busseroles, fraises et groseilles, mûres et framboises.

Les enfants se sentent à leur aise dans la taïga environnante, ils la considèrent comme la source d'un intime bien-être. Ils y jouent beaucoup, récoltent aussi des baies pour l'hiver, sans se soucier des moustiques. Les enfants passent beaucoup de temps sur le bord de la Léna, se baignent et pêchent en été. Ils utilisent surtout les lignes et jettent les hameçons le plus loin possible afin de capturer les gros poissons, parfois même des brochets et des esturgeons.

Pendant leurs vacances, les enfants accompagnent souvent les chasseurs, participent aux activités des éleveurs de rennes et des chevaux, à celles des pêcheurs. Ils aiment pénétrer ainsi dans la taïga, vivre dans les hameaux de pêcheurs. Les habitants de la taïga ne se considèrent jamais comme les "maîtres de la nature". La nature leur donne une vision du monde, dont elle est la figure majeure, cible de rites, partenaire de la vie quotidienne, référence des idées qui mènent à toute une morale. C'est un univers. Mais il est familier comme un être dont on partage l'existence.

Les enfants s'initient non seulement au savoir-faire professionnel des habitants du Grand Nord mais ils plongent dans des traditions toujours vivantes. Ils observent. Ils participent aux rites qui visent à contraindre animaux et plantes à respecter leurs cycles et à rappeler aux humains leur devoir de contrepartie. Un chasseur ne tue jamais un animal contre sa volonté, il "obtient" son consentement en sollicitant l'esprit du lieu qui lui en fait cadeau. On comprend qu'il ne faut pas trop prendre dans les ressources de la nature qui ne sont pas inépuisables. Sous cet éclairage, ces rites ne sont ni naïfs ni désuets ni dérisoires. Au contraire, ils expriment les règles rationnelles de conduite et les tabous utiles à la continuité de la vision traditionnelle du monde. Le respect de ces principes est obligatoire et il est dangereux d'y manquer. Celui qui n'adhère pas au code convenable de conduite, face à la nature, est sanctionné par la société. Il est considéré comme un pécheur. En continuant de négliger les coutumes il s'est condamné à l'expulsion rapide de sa communauté.

En effet, ces principes de respect de la nature des chasseurs du Grand Nord sont très rationnels et instructifs ; ils rendent les gens responsables les uns des autres. Par exemple, il est interdit d'exterminer un troupeau de rennes sauvages ou toute une volée de canards. On chasse en priorité les mâles âgés. On ne tue pas une bête qui dort. On ne chasse pas sans en avoir vraiment besoin. On ne prend jamais tous les oeufs d'un nid. La poursuite est tenue pour la plus noble forme de chasse : le chasseur choisit sa proie, épargne les femelles gravides, laisse les jeunes grandir. On n'aime pas ces formes passives de chasse que sont les pièges et les fosses. On n'y recourt que pour les loups, les bêtes à fourrure et les oiseaux. En quittant un lieu de chasse il faut retirer tous les pièges et surtout les arbalètes, combler les fosses. Il est catégoriquement défendu d'utiliser des méthodes de chasse non efficaces qui font souffrir le gibier. Les enfants ne doivent pas détruire les nids, déranger les oiseaux.

Les vieux récitent à leurs chers petits enfants qui les quittent pour la rentrée scolaire des bénédictions traditionnelles :

Jouis d'un bonheur grand comme une neige épaisse sur un dense buisson de sapin ! Que les esprits des monts, des bois et des eaux t'accompagnent de bénédictions, et de prédictions fastes ! Qu'ils abaissent les hauteurs, et repoussent les obstacles ! Que la neige, la pluie, le vent modèrent contre toi leurs bourrasques ! Que le soleil tempère ses rayons !

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