DES RESEAUX ET DES HOMMES. LES RESEAUX A COMMUTATION DE PAQUETS, UN
ENJEU POUR LE MONDE DES TELECOMMUNICATIONS ET DE L’INFORMATIQUE FRANÇAISES (DES
ANNEES 1960 AU DEBUT DES ANNEES 1980).
Thèse soutenue le
19 Novembre 2007 par Valérie Schafer JURY M. Alain Beltran, Directeur de recherches au CNRS M. Andreas Fickers, Professeur à l’Université de Maastricht M. Patrice Flichy, Professeur à l’Université de Marne-la-Vallée M. Patrick Fridenson, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ------------------------------------------------------------------------------------------------- Au début des
années 1970 naissent deux projets de réseaux à commutation de paquets, RCP dans
le cadre du Centre national d’études des télécommunications puis du CCETT, et
Cyclades, hébergé à l’Institut de recherche en informatique et automatique et
lancé par la Délégation à l’informatique. La première
partie de la thèse, des années 1960 à 1973, retrace la genèse de la
téléinformatique et des réseaux et celle des deux projets et équipes, leurs
cadres respectifs (institutionnels, techniques, leur insertion dans la
recherche française) ainsi que leur rencontre jusqu’à l’échec de l’accord de
coopération de 1972 et l’annonce en 1973 par le Directeur général des
télécommunications, Louis-Joseph Libois, de l’étude de l’ouverture d’un réseau
public à commutation de paquets. La Délégation
à l’informatique, créée dans le cadre du Plan Calcul en 1966, choisit de
lancer, dès 1971, une réflexion sur la réalisation d’un réseau. Le projet
rencontre un certain scepticisme dans le cadre des groupes de travail
constitués au Comité de recherche en informatique, mais le volontarisme du
Délégué à l’informatique, Maurice Allègre, permet, fin 1971, le lancement des
recherches sur le réseau Cyclades. En
remontant
à l’origine de l’intérêt pour
l’informatique dans les télécommunications, et en
particulier au Cnet, on peut voir que dès la création par
Pierre Marzin de la
RME (Recherche sur les machines électroniques), le monde des
télécommunications, de son côté,
n’ignore pas l’informatique (commutation
électronique, Antinéa, Ramsès, etc). Dès 1969,
deux projets de réseaux publics de transport de données ont été initiés au
Cnet, Caducée et surtout Hermès, qui doit intégrer les avancées les plus
récentes dans le domaine numérique et se veut à la pointe de la
« modernité ». En engageant des recherches dans la voie de la
commutation de paquets, en parallèle à l’étude de la commutation de circuits,
les ingénieurs de l’équipe d’Alain Profit font un pari audacieux. En effet, la
commutation de paquets, dont l’origine remonte aux travaux de Paul Baran à la Rand Corporation,
de Donald Davies au National Physical Laboratory ou de Leonard Kleinrock, et a été intégrée dans
l’expérience britannique Mark I ou le
projet Arpanet, tout comme le choix des informaticiens de Cyclades de
construire un réseau d’ordinateurs hétérogènes, constituent des défis
techniques. En choisissant
dans le projet Hermès de confier à Rémi Després le développement d’une option
reposant sur la commutation de paquets, les télécommunicants croisent la route
de l’équipe Cyclades, constituée fin 1971 d’ingénieurs extérieurs à l’Iria,
mais accueillis par le jeune institut. Autour de Louis Pouzin cette petite
équipe hétérogène développe un projet expérimental, le premier projet-pilote de
l’Iria. Les équipes
de Louis Pouzin et de Rémi Després ne sont pas seules sur le terrain de la
téléinformatique et des transmissions de données, et sont susceptibles de
rencontrer d’autres organismes qui, à des titres divers, prennent part à cette
recherche (Armée, IBM La Gaude, CII, Bull, Universités, SSII dont la Sesa). Si le Cnet et
l’Iria retiennent l’attention, c’est que ces centres de recherches publics, en
développant deux recherches qui ne poursuivent pas des objectifs tout à fait
identiques (le réseau Cyclades souhaitant être un réseau général, c’est-à-dire
ouvert à des machines de constructeurs différents, aux langages et systèmes
d’exploitation éventuellement dissemblables), bien qu’elles aient en commun le
choix de la commutation de paquets, vont très vite être amenés à mener leurs
projets de front. Les ingénieurs des télécommunications préfèrent une solution
fondée sur des circuit virtuels, là où les informaticiens préconisent les
datagrammes. Un accord de coopération en
1972 scelle la volonté de la Direction générale des télécommunications et de la
Délégation à l’informatique de voir les recherches se rejoindre, mais la
collaboration est remise en question par ces divergences, qui rapidement
dépassent le simple cadre technique. Ce différent,
souvent présenté comme « culturel », permet d’étudier « le
mariage de raison du téléphone et de l’ordinateur » et au-delà les
formations des ingénieurs, les objectifs et représentations qu’ils ont de leur
recherche, et d’opposer au « corps des télécommunicants », le milieu
informatique, qui oscille dans les années 1970 entre « science et
artisanat ». Il faut cependant s’interroger sur cette interprétation
culturelle (culture technique ? culture professionnelle ?
« culture de projet » ? homogénéité des équipes ?) et
les autres facteurs qui ont pu renforcer l’incompréhension. La deuxième
partie de la thèse s’ouvre en 1973 et se veut multiscalaire. A la fin de cette
année, le Directeur Général des Télécommunications, L-J. Libois, annonce
l’étude d’un futur réseau public à commutation de paquets, tandis que les
débats prennent une dimension de plus en plus internationale. Les enjeux
évoluent, tant sur le plan national qu’international (mise en place de
Transpac, passage au stade opérationnel de Cyclades puis extinction, transferts
de savoirs avec l’étranger, projets européens, normalisation de X25 et de
l’OSI, passage de la « téléinformatique » à la
« télématique »). Les projets
français trouvent des prolongements aux échelles européennes et
internationales. La mise en place des réseaux à commutation de paquets
intéresse d’autres communautés scientifiques, comme l’équipe Arpanet aux
Etats-Unis, les Britanniques du National
Physical Laboratory ou du British Post Office
(réseau EPSS, Experimental Packet Switching Service) ou les
Canadiens qui ouvriront Datapac. Les liens
sont réguliers entre l’équipe Cyclades et celle d’Arpanet, qui poursuivent en
commun l’idée de créer un réseau ouvert (participation de Louis Pouzin à l’International Network Working Group, ou l’année passée par Gérard Le
Lann à Stanford auprès de Vinton Cerf par exemple). Les transferts de savoirs
sont bilatéraux, puisque les Français apportent à l’équipe Arpanet la notion
de « datagrammes purs » ou de windowing. Les
télécommunicants ne sont pas moins présents sur la scène internationale. Ils
nouent des alliances pour faire normaliser en 1976 l’avis X25 au CCITT, qui
recommande notamment les circuits virtuels. Ils obtiennent aussi des autres
administrations des télécommunications une place de choix dans le projet de
réseau européen Euronet. Les informaticiens de l’Iria s’étaient assurés une
position tout aussi privilégiée dans l’European
Informatics Network, lancé auparavant par la Communauté Européenne, mais
Euronet préfère se détacher des conceptions d’EIN (plutôt proches de celles de
Cyclades), et privilégier la solution des circuits virtuels et de X25. X25 connaît
une reconnaissance internationale, renforcée par le choix d’IBM de tenir compte
de ce standard. Peu après, à partir de 1977, dans le cadre de l’organisme de normalisation
qui concerne davantage le monde informatique, l’ISO (International Organization for Standardization), est lancée la
définition de l’Open Systems Interconnection (OSI). Cette architecture d’interconnexion des
systèmes ouverts a pour but de faciliter une informatique hétérogène et
répartie. L’OSI incorpore un modèle en sept couches, que les Français, et
notamment l’équipe Cyclades, ont contribué à formaliser, mais les efforts de
normalisation, longs à se mettre en place, ont pu souffrir du caractère
« oecuménique » du projet. Dès 1974 Louis Pouzin a pressenti que face
aux standards officiels risquent de s’imposer des standards de fait. C’est de fait, aussi, que les télécommunicants s’imposent dans le cadre national. L’annonce en 1973 par le Directeur général des télécommunications, Louis-Joseph Libois, de l’étude de l’ouverture d’un réseau public à commutation de paquets, implique de l’équipe Cyclades de s’adapter au futur réseau Transpac puis à l’avis X25. Si Cyclades est opérationnel dès 1974, il s’éteint fin 1979. L’ouverture de Transpac en 1978 ou la normalisation de X25 ne sont pas les seuls éléments qui entrent en compte dans une telle décision, les réformes de l’informatique (suppression de la Délégation à l’informatique et remplacement par la Dieli), l’absence de volonté politique, ou de reprise industrielle ont aussi leur rôle. Toutefois le réseau Cyclades, au-delà de son extinction, a des prolongements. Ils sont conceptuels à l’International Organization for Standardization. Cyclades a apporté une compétence réseau en France, et TCP/IP (Transport Control Protocol/Internet Protocol) va, à partir du milieu des années 1980, faire revenir sur le devant de la scène les « datagrammes purs ». Avec le
succès rapide de Transpac, et grâce notamment à plusieurs choix
audacieux (création d’une société, tarification indépendante de la distance,
collaboration pour la maîtrise d’oeuvre avec la Sesa, association des grands
utilisateurs dans le Gerpac, annonce de projections de tarification deux ans à
l’avance, évolution ensuite vers le trafic minitel), les télécommunicants
s’imposent dans le domaine des réseaux publics. Mais au-delà ils deviennent des « acteurs de communication » à part entière, par la rencontre des réseaux et des applications (vidéotex, visiophonie, télé-diffusion, etc). Ils dépassent la simple fourniture des lignes, dans laquelle ils risquaient de se voir cantonnés, et peuvent apparaître au début des années 1980 comme ayant la maîtrise des réseaux dans le cadre national. |