Ma Home Page |
La Geste Sans Fin de
BRALIC
eul'destructeur
Et le soleil se leva. A l'est, comme d'habitude du reste. Naguère, il avait bien fait quelques tentatives pour se lever à d'autres points cardinaux, histoire de varier un peu, mais il avait dû renoncer devant les protestations des navigateurs déboussolés et les suicides en masse d'astronomes fondamentalistes.
Assis à la terrasse du "Cochon Perdu", Bozéfoy de Zalaco, jeune chevalier à la belle figure et à la bourse plate, attendait le destin. Cadet d'une très vieille famille de nobliaux désargentés de provinces, il avait, trois mois plus tôt, quitté le castel ancestral et l'autorité paternelle, avec des regrets tous relatifs. Ce n'est pas que le baron de Zalaco fut particulièrement mauvais bougre, mais il n'avait que faire d'un fils oisif sur ses terres, et pour sa part, Bozéfoy n'avait guère l'âme paysanne. Pour tout dire, il avait été un enfant turbulent, frondeur, bagarreur, et son esprit, très tôt avait été appelé bien au delà des limites du minuscule fief boueux promis à ses frères. Et comme il n'avait guère d'inclinaison évidente pour la prêtrise, le baron avait jugé sage de le placer comme écuyer chez un de ses voisins afin qu'il y apprenne le métier des armes. C'est là qu'il avait rencontré la bohémienne. Il avait une douzaine d'années lorsqu'une petite bonne femme toute fripée, complètement voûtée, crasseuse, puante et vêtue de noir, l'avait agrippé par l'épaule au détour d'un marché. Elle l'avait fixé, cloué sur place sous le poids de son regard fou, et d'une voix brisée par les ans, lui avait dit ces mots, aujourd'hui gravés dans sa mémoire :
"Au matin de tes dix-sept ans, à l'enseigne du Cochon Perdu, l'avenir te sera révélé, beau jouvenceau. De grandes épreuves t'attendront, la gloire et la fortune, les femmes! Oui, à l'enseigne du Cochon Perdu, à Sembaris"
Sembaris. Un nom qui avait résonné aux oreilles du jeune homme comme les trompettes d'un fier tournois. Sembaris la mythique, la prodigieuse, la somptueuse cité nichée au cœur de la mer Kaltienne comme une perle dans son huître. Sembaris, commencement et aboutissement de toutes les histoires héroïques qui avaient bercé son enfance, lieu de légendes sans nombre, sujet intarissable de chansons et de sagas, Sembaris et ses sorciers hallucinés, ses marchands au verbe haut, ses palais de marbre et d'or, ses putains insolentes (bien qu'à l'époque, il ignorât à peu près tout du commerce proposé par cette honorable congrégation), ses ruelles regorgeant de dangers effroyables et de trésors rutilants, Sembaris, donc, comme des millions de jeunes garçons de son âge, l'avait toujours fait rêver.
C'est avec ardeur qu'il avait observé les hommes d'armes autour de lui, qu'il avait appris d'eux le maniement de l'épée longue ou bâtarde, de l'espadon, du fleuret, du glaive, du sabre oriental, de la lance, de la hallebarde et du trident, de la masse d'armes, du fléau, du bec de corbin, de l'arc, de l'arbalète, du petit marteau de guerre, du grand marteau de guerre, de la catapulte, du scorpion, de la baliste, du mangonneau, du fouet barbelé, de la chaîne de combat Vansonienne, du sac étrangleur, du collet de verre, du collet de Dèze, du lansquenet-bouillabaisse, ainsi que toutes sortes d'armes moins ordinaires, il avait forgé son corps à coups de crampes et de bastonnades, avait appris à endurer la peine, à attendre son heure (mais à cette matière, il ne s'était guère illustré), à observer la nature et à défendre son honneur, vertu fort prisée dans l'aristocratie locale.
Enfin, son éducation faite, il avait décliné l'offre d'un marquis du crû d'entrer à son service pour retourner à Zalaco présenter ses civilités à son père, avant de tourner les talons et de filer au sud, vers la mer Kaltienne.
Si grande était sa hâte qu'il était arrivé à Sembaris en avance de plusieurs semaines, temps qu'il avait mis à profit pour constater que somme toute, à son grand désarroi, la ville n'avait pas grand chose à voir avec l'endroit magique de son enfance, que les rues n'y étaient point du tout pavées d'or, que la mendicité et la crasse vérolaient de leur ordure les lieux les plus saints sans que personne n'en paraisse incommodé, que la corruption n'y était pas moins active qu'ailleurs, et que, tout compte fait, l'insolence des putains n'était que vulgarité inspirée par l'alcool.
Néanmoins, attablé sous la tonnelle, par cette belle après-midi d'automne, Bozéfoy attendait.
Au même moment, à quelques pâtés de maison, Bralic noyait son chagrin dans le cidre clairet, seul breuvage à portée de son budget. Lui aussi avait dix-sept ans, lui aussi rêvait d'aventures, mais là s'arrêtait la ressemblance avec Bozéfoy. Car là où l'un était un aristocrate - même sans terre ni fortune - l'autre n'était qu'un paysan de la plus indiscutable roture. Quoique le terme "paysan" est trompeur, on pourrait facilement imaginer quelque entreprenant fils de la terre, rablé, dur à la tâche, madré et grand connaisseur du cycle de la nature. Bralic était hélas un grand gaillard d'une maigreur squelettique, fort laid, maladroit et d'une confondante stupidité. Ce qui ne l'empêchait pas, lui aussi, de s'imaginer bravant le troll, le gobelin, l'orc et le dragon, une princesse dénudée à ses pieds et l'épée fièrement brandie à la main. A cet égard, sa seule arme dont il disposait était un grand bâton noueux orné de runes magiques. Enfin, de runes. Des signes quoi... Bref, un bâton. Le Bâton eud'pouvoir, comme il l'appelait.
La nuit précédente, il avait cru naïvement pouvoir se faire engager dans l'auguste Compagnie du Val Fleuri, une richissime troupe d'aventuriers dont la bravoure légendaire et les hauts faits d'armes faisaient la joie des conteurs de toute la Kaltienne. Mais après un bref entretien à la taverne de l'Anguille Crevée, lieu traditionnel de recrutement, on lui avait signifié qu'on lui écrirait. " Bon point pour moi ", avait-il pensé, avant de se rappeler, bien plus tard, dans la rue, que ce genre de refus constituait un refus net et à peine poli.
Donc, abattu, il s'était attablé à la taverne du "Torchon Pendu", et depuis, il buvait.
Antipatros est le troisième personnage de ce drame. Il était bien vieux, Antipatros, et ce jour là, il était encore bien plus vieux que d'habitude. Il savait qu'il vivait ses derniers jours sur cette Terre, mais n'en éprouvait aucune peur, au contraire. Car il savait. Bien des hommes courent après le savoir, sans jamais y parvenir. Antipatros, lui, avait bien souvent couru pour lui échapper, sans plus de succès. Telle avait été sa malédiction, qui l'avait frappé dès sa naissance, lancée par les capricieux dieux du destin en expiation de quelque affreux pêché de ses parents, ou peut-être par hasard, parce qu'il en fallait un, et que lui était né au mauvais moment, au mauvais endroit. C'était lui, le porteur du destin. Il savait qu'il y en avait quelques autres de par le monde, mais jamais il ne les avait rencontrés. Lui avait parcouru tous les chemins, visité toutes les villes, parlé toutes les langues - sans se donner la peine de les apprendre - et partout il intervenait, par le verbe seulement, pour placer les héros sur le chemin de leur destinée, glorieuse ou misérable.
Et il était arrivé, le dernier héros de sa carrière. Comme à son habitude, Antipatros avait accompli son devoir, et envoyé un jeune homme sur les traces de la renommée. De paroles soigneusement choisies, il avait allumé le feu dans ces yeux juvéniles, le feu de l'aventure, et lui, enfin, pouvait se reposer quelques jours avant de sombrer dans un sommeil sans réveil, pour rejoindre ce lieu où vont les âmes après la mort. Sa destination aussi, il la connaissait, puisqu'il savait, telle était sa malédiction. L'endroit n'avait rien de l'enfer torride et puant auquel les prêtres fanatiques vouaient leurs ouailles à la moindre couchaillerie de travers. Mais cela n'avait rien à voir non plus avec une vallée brillante et grasse où s'ébattent les tendres moutons du paradis et où chaque âme vertueuse reçoit du créateur cent palais de jade, d'or et de turquoise, chacun servi par cent houris juvéniles et expertes en tous les arts que l'homme sait apprécier. Non, non. La réalité était, hélas, bien moins exaltante. Mais au moins pourrait-il reposer ses vieilles jambes.
Oui, il avait bien mérité de s'asseoir, après toute une vie de servitude. Toujours, il avait accompli ses missions avec un soin scrupuleux. Les dieux avaient bien choisi leur jouet, Antipatros était d'une nature ordonnée, ponctuelle, il aimait que les choses soient à leur place. Il était quasiment parfait pour cet emploi. Quasiment, car il avait pu cacher aux dieux du destin deux défauts (mais tous les humains en ont, et les siens étaient bien bénins) : un léger daltonisme et une petite dyslexie.
Songeant avec satisfaction qu'il avait vaincu ses handicaps, il avisa une auberge avenante à laquelle il décida - sans y être contraint par quiconque, pour une fois - de s'y désaltérer. Son visage sévère s'éclaira d'un sourire (la chose était suffisamment rare pour être signalée) et il accéléra l'allure pour s'asseoir sous la tonnelle, en compagnie de ce jeune aristocrate impatient attendant sans doute quelque belle peu farouche. Comment s'appelait cette sympathique buvette? Elles avaient toutes des noms si typiques, celle-ci c'était... ah, le "Cochon Perdu".
Glucks!
Et tout lui revint en tête. Dans sa hâte, il n'avait pas pris les précautions d'usage. Avait-il contrôlé que le jeune homme était bien l'élu? N'était-il pas un peu... rustique pour posséder le puissant Morphoglaive? Et surtout, il n'avait pas, comme à chaque fois que tel cas se présentait, vérifié trois fois, en lisant bien chaque lettre l'une après l'autre, l'orthographe de l'enseigne. Mais au fait, avait-il bien lu celle-ci? C - O - C - H... Non, non, pas ça, pas maintenant! Et ce jeune imbécile qui s'impatientait à sa table... assurément, c'était lui le vrai héros...
Bon, se dit alors le vieil homme avec la sagesse que lui donnait l'expérience. Calmons-nous, maîtrisons notre souffle et les battements de notre cœur, et tâchons de sauver notre âme.
Noble Seigneur! Il l'avait appelé Noble Seigneur! Sans éclater de rire après! C'était la première fois de toute sa courte existence qu'on l'appelait autrement que "l'ahuri" ou "manant". Et voilà que ce vieil homme venait le voir LUI pour lui souffler à l'oreille, dans une auberge, des histoires de fortune, de monstres, de princesses à délivrer et toutes ces choses fabuleuses! Enfin la chance lui souriait à lui, Bralic, destructeur autoproclamé, fils illégitime de Célestin Grospied et de Zénobie Ventrevelu. Bralic avait de nombreux défauts, mais au moins une qualité, il courait vite. Il faut dire que pour chaparder les pommes du voisin et éviter les cailloux des cruels gamins du village, il fallait développer un sens de l'esquive considérable, et en outre, vu sa maigreur, il n'avait pas beaucoup de graisse à déplacer, ce qui accroissait son endurance. Aussitôt assimilé le verbiage du vieil homme, Bralic avait pris ses jambes à son cou et emprunté la rue de la Succube, vers l'ouest; vers l'Aventure. Puis il avait rebroussé chemin devant la porte de la ville, car il avait oublié son bâton et sa besace, avant de repartir dans la rue de la Succube. Qu'avait donc dit le vieil homme? C'était déjà un peu confus dans son esprit, mais ça parlait du Bois Joli. Ah oui, aller trouver la sorcière du Bois Joli, qui détient la clé de la Grotte aux Esprits, dans le Marécage Filandreux, où un troll horrible détient captive la fille du bourgmestre de Shabalas. A moins que ce ne soit l'inverse. Oulalà... que tout ça était donc compliqué. Mais pourquoi donc les gens compliquaient-ils tout? Donjon, monstre, trésor, et puis c'est tout, de quoi d'autre un homme aurait-il besoin pour être heureux? Il avait hâte de se retrouver face au troll, brandissant bien haut son bâton eud'pouvoir, que lui avait confié Mrâtr la rebouteuse-accoucheuse-sorcière-vieille-qui-sait du village. Un bâton de grands sorcellerie. A ce qu'on lui avait dit. C'est vrai que quand il y réfléchissait, le bâton avait accompli tous les miracles que la vieille Mrâtr lui avait décrit : il avait amené la pluie environ un jour sur trois, il l'avait protégé des lutins violacés, et depuis qu'il l'avait, aucun météorite de plus de mille tonnes ne s'était écrasé à proximité immédiate. Un très efficace bâton de protection, donc, même si Bralic avait parfois le sentiment, diffus et incompréhensible, qu'on s'était foutu de sa gueule. Ah, et puis avec le trésor - puisque bien sûr, il y aurait un trésor, l'idée contraire ne lui avait même pas effleuré l'esprit - avec le trésor, il s'offrirait un pâle froid. Ou un truc comme ça. Il ne savait pas exactement ce que c'était, mais comme il n'était pas frileux, ça ne lui faisait pas peur. Et puis aussi une belle armure. Et un bel écu d'acier. Avec le truc coloré peint dessus, là... le blouson. Ah oui, il lui faudrait un blouson. Avec de jolis dessins dessus. Alors une fourche. Parce qu'à la ferme, il était fort à la fourche. Et puis le Bâton eud'Pouvoir, bien sûr. Sur fond jaune, parce qu'il aimait bien le jaune. Et avec un chien, parce qu'il aimait bien les chiens. Surtout le vieux Tobie, qui avait passé l'hiver dernier, mais qui était bien gentil avec lui. Et puis le vert aussi. Et des merlons aussi, il y avait des merlons sur le blouson du gros seigneur Soligouras quand il pavoisait le village.
Tiens, mais où se trouvait-il donc? Et qui étaient donc ces gens?
- Bralic le Destructeur?
- Oui, tel est son nom. Cet être retors et malfaisant, gardien des secrets anciens et de la sagesse dévoyée des prêtres scarifiés de Punt, cet adorateur impie de Y'Golonac et Nyarlapopette, détenteur des sept pactes oubliés de... euh... enfin bref, un type pas clair.
- Ah, quel ignoble individu, opina Bozéfoy.
- N'est-ce pas, renchérit Antipatros. Voici pourquoi il faut l'arrêter avant qu'il ne s'empare de l'Artefact Ancien du Pouvoir qui gît dans la caverne du Troll, où le bourgmestre de Bois Joli détient captive la Sorcière Filandreuse... euh... attend, héros, j'ai l'impression que je m'égare.
- Mais une minute, pourquoi t'adresse-tu à moi, noble vieillard, alors qu'il est de plus illustres et vaillants héros à Sembaris?
- Et bien en fait, la déesse m'est apparue en songe...
- Quelle déesse?
- Une déesse. Elle m'a narré la geste d'un fier et jeune héros qui seul serait capable de vaincre la malédiction de...
- Eh, mais c'est quoi, cette histoire de malédiction maintenant?
- Oh, eh, tu me lâches avec tes questions? Si tu ne veux pas y aller, n'y va pas!
- Bon, bon, du calme, j'y vais. Je te trouve bien susceptible pour un noble vieillard plein de sagesse. Dis moi simplement par où je commence, et j'improviserai sur place.
- Essaie donc le marécage de Shabalas.
Dans les tréfonds d'une forêt particulièrement sombre et mal fréquentée, une foule bariolée et folklorique s'était massée autour de Bralic. Maigres, édentés, sales et vêtus de guenilles, ils paraissaient, de prime abord, fort amicaux.
- Pendez-le!
- A mort !
- Saligaud de Moushite, on va te faire ta fête!
- Clouons-le à cet arbre !
- Ouais, avec les bras en croix !
- Et avec lui deux autres, un de chaque côté, et au milieu ce type-là !
- Et la tête en bas !
- Et on mettra un bûcher en dessous !
- Oui, avec du bois bien vert, comme ça la fumée le fera tousser !
Soudain, un homme entre deux âges s'approcha. De taille moyenne, son corps mince se drapait dans une bure austère et rapiécée sur laquelle pendait un lourd et épais médaillon de fer terni, une torsade complexe et vaguement hideuse à la signification obscure. Sa tête au crâne rasé, à la mâchoire étroite et crispée, semblait celle de quelque homme de dieu sage et plein de commisération.
- Toi, mon fils...
Le doigt crochu de l'homme se pointait sur le visage de Bralic. Chic, se dit-il, il fait comme le père Branda aux sermons du samedi (car le dimanche, le père Branda était occupé à célébrer l'office dans une bourgade plus importante). Bralic aimait bien le père Branda. Il était amusant à s'énerver tout seul pendant la messe. Et puis il savait lire. En tout cas il avait un livre. Il en était fier, il le montrait souvent. Et aussi il disait qu'il était un pêcheur, et ça c'était vrai, Bralic était plutôt adroit avec une gaule, même qu'une fois, il avait choppé la vieille carpe de la mare-au-pendu, qui s'appelait Adélaïde, et qui faisait bien ses douze livres. Et puis il l'appelait " mon fils" alors que c'était pas le père de Bralic, pour autant qu'il sache.
- ... toi, tu m'as l'air d'un païen de la dernière espèce. Avoue, tu es un Moushite envoyé par les sept prêtres gris de Jabla pour nous empêcher de pratiquer le rituel pèlerinage dodécannuel vers le tombeau du demi-corps de notre très saint père Abymaël le Prosélytre (béni soit son saint nom) à Petaluma.
- Eêêêh...?
- Quel est le dieu que tu pries ?
- Ben, le Dieu. J'savions point son p'tit nom, c'est c'ui qu'est tout pissant et qu'a créé l'univers en sept jours ouvrés.
- Ah, tu n'es donc pas un mécréant. Es-tu un païen, un infidèle, un hérétique ou un apostat?
- Ben, c'est quoi donc qu'y vous faut? C'est quoi donc tout c'te bestiaux?
- Ah, mais c'est très différent. Un païen, c'est celui qui pratique les cultes impies. Ceux-là n'ont pas d'âme, et on peut donc les massacrer autant qu'on en trouve. Un infidèle, c'est celui qui vénère le Dieu Unique, mais qui n'observe pas les mêmes commandements et lois. Ceux-là ont une âme, et notre devoir sacré est de la sauver. Pour cela, lorsque nous capturons un infidèle, nous le mortifions longuement afin qu'il se repente de ses errements, et ainsi, lorsque nous le tuons, son âme va directement au paradis de Xamabim le Généreux. Un hérétique, c'est un Balawanien comme nous, mais adepte d'un culte schismatique renégat. Balawan le Grand nous a enseigné que "L'hérésie doit être extirpée du cœur de l'homme sans pitié, par le fer et le feu", loué soit Balawan. Enfin, l'apostat est un ancien zélote de Balawan, qui a renié sa foi. Inutile de vous dire que de telles vipères lubriques et gluantes doivent être écrasées comme elles le méritent.
- Oh...
- Mais attend, j'ai ici un petit questionnaire.
1 ) Complétez la prière suivante : "Il est grand et miséricordieux, il est mon berger sur les verts pâturages du destin, et en son paradis céleste les plus pieux d'entre-nous trouveront paix, sagesse, amour, félicité ainsi que moult houris douces, expertes et -----"
A Blasphématoires
B Velues
C Soumises
D Il est grand le Mystère de la Foi
- Ben... j'savions point... P'têt velues?
- Réponse deux. Je note. Question suivante.
2 ) Quelle est la position officielle de l'Eglise, exprimée dans l'encyclique "De Zboubi Torchibus", sur la difficile question du mariage entre cousins :
A C'est interdit
B C'est obligatoire
C C'est toléré, sauf entre cousins de même sexe
D Il est grand le mystère de la foi
- Euh... la trois.
- Bien bien, suivante.
3 ) Lors de l'Omélie Gilberte annuelle, il est de coutume que l'archidiacre porteur de l'encensoir marmonille cent dix-sept fois une phrase, laquelle?
A Oukéti oukétu oukéti barbapapa
B Znh'o Rhrystenjaï Morhhîybirath Shmoshmo Hazmojde Cespormidable
C Cthulhu reviens Cthulhu reviens Cthulhu reviens parmi les tiens
D Il est grand le mystère de la foi
- Quatre, fit Bralic du ton assuré de l'homme qui ne comprend pas la question et ne cherche plus à comprendre.
- Et dernière question, attention, il y a un piège.
4 ) Vous vous définiriez plutôt comme :
A Un païen
B Un hérétique
C Un apostat
D Un infidèle
- Ben, deux.
- AAAAAHHHHHH! Tu t'es trahi, hérétique. Au bûcher !
- On va lui faire passer le goût de l'hérésie à l'hérétique, rouons-le de coups.
- Oui, et brûlons-le sur tout le corps pour extirper l'esprit malin !
- Et introduisons-lui des charbons ardents dans les orifices pour le purifier de l'intérieur.
- Bonne idée, mes frères, reprit le prêtre illuminé. Ainsi, même si sa vie terrestre aura été perdue, son âme immortelle rejoindra le paradis de Xamabim le Généreux et se fera oindre de miel les parties honteuses par les quarante-neuf houris velues.
- Oui, et tous ensemble flagellons-nous pour nous purger du pêché !
- Oui, flagellons-nous, il n'y a pas de raison qu'il soit le seul à rejoindre le Paradis de Xamabim le Généreux.
- Moi en premier, fit une femme édentée. Frappez-moi avec cette grosse branche.
- Et moi, avec cette branche encore plus grosse et pleine d'épines.
- Et moi, regardez, hurla un gros barbu hystérique qui se dévêtait à toute allure, lapidez-moi avec ces gros galets! Oui, pitié, lapidez moi.
- Regardez comme je me jette dans le feu ! AAAAAARRRRGHGH!
- Et moi comme je m'empa... (poc!)
- Ouuuuh... je vooooole... (spouitch!)
- Et moi comme je m'egorgrlflgl...
- Pendons-nous, pendons-nous !
Et lorsqu'à la nuit tombée, d'un bel ensemble, deux petits vieux réussirent à s'entre-décapiter à coups d'épieu, Bralic se retrouva seul et perplexe parmi les cadavres.
"Adoncques, Chevalier Bozéfoy s'en allait par monts & vaux, cœur hardi et âme pure, chevauchant son bel étalon bai au naseau frémissant. A son flanc portant flamberge de bel acer, à son bras l'écu de ses pères, revêtant le harnois, les solerets, les gantelets et le heaume resplendissant dans la lumière d'un beau matin de printemps, viril et solitaire, magnifique et généreux, il s'en allait pourfendre l'infidèle et l'esprit malin en leurs contrées lointaines."
Voici le genre de chevauchée que l'on a plaisir à lire, je le sais bien. Voilà qui sent l'aventure à plein nez, qui évoque l'héroïsme, les coups fourrés au fond de bois obscurs, la saine violence, la camaraderie, la romance, la quête exaltante de telle ou telle vénérable breloque magique, on imagine déjà, tapis dans les tréfonds de leurs antres putrides, les monstres maléfiques aux mœurs étranges serrant entre leurs griffes leurs trésors merveilleux.
En tout cas, ça marche mieux que :
" Bozéfoy prit les transports en commun et arriva sans encombres jusqu'au marais de Shabalas."
Il n'y a pourtant aucune honte à emprunter la diligence, d'autant que le réseau banlieue de Sembaris est fort développé, il serait donc dommage de ne pas s'en servir.
Non?
Bon, on va transiger. On dira que :
Adoncques, cœur vaillant et pied léger, Bozéfoy de Zalaco hélà une diligence à la station " Porte des Marioneth " et, nullement gêné par la promiscuité de la plèbe infâme, il prit place. Droit et honnête, bien que désargenté, il fit montre de grandeur d'âme et d'esprit civique en s'acquittant scrupuleusement du montant de son titre de transport, soit un billet zone 4 à huit deniers et demie. Ah, quel bel exemple pour la roture que cette édifiante attitude de désintéressement ! Cahotant sur les routes du destin, il franchit monts et cols et, après mille cahots, parvint au modeste poteau qui matérialisait l'arrêt "Marais de Shabalas". En une humble auberge, il goûta à un repos bien mérité, tandis que moult punaises bien grasses goûtèrent à un festin azuré du sang de Zalaco.
Pendant ce temps, Bralic dormit à la fraîche, sous un arbre, tête blottie au creux d'une racine moussue, et somme toute, la rustique hospitalité de la nature lui fut d'un bien meilleur rapport, d'autant qu'elle était gratuite.
Day two : Lands of Despair
Le soleil se leva. A l'est. Bien aligné avec les menhirs de Stonehenge, qui lui fournissaient pour ce faire un point de repère bien pratique. Le soleil est quelqu'un de carré. Enfin, j'me comprend.
En tout cas, ce matin avait au moins eu une vertu pédagogique pour Bralic. Il savait maintenant qu'embrasser un batracien au réveil ne prédisposait que rarement à épouser une princesse et à hériter d'un demi-royaume. Ce genre d'étreinte conduit plus souvent à des éruptions cutanées et à la fréquentation des dermatologues. Mais comme il n'avait pas l'intention de sortir draguer en boîte dans les heures à venir, quelques pustules légèrement suppurantes ne gênaient guère.
Bralic était en lisière du redoutable Bois aux Esprits. Il ne le savait pas car ses compétences en géographie étaient assez minces, mais il y était bien. Il n'y avait personne alentour à qui demander son chemin, mais n'eut-ce été le cas qu'il n'aurait pas su quoi lui demander, vu qu'il avait presque tout oublié du verbiage d'Antipatros. Il se souvenait vaguement d'une histoire de sorcière. Gageant non sans un certain bon sens que les sorcières élisent rarement domicile en bordure des autoroutes, il chercha quelques minutes la sente la plus sombre, humide et malsaine qu'il put trouver, puis, s'y engagea sans hésiter un instant.
Bralic n'était pas vraiment plus courageux que le commun des mortels. Il se trouvait simplement que notre héros ne brillait pas spécialement par l'esprit, et que le fait de marcher - une activité bien plus compliquée qu'il n'y paraît de prime abord - mobilisait déjà la majeure partie de ses facultés mentales, alors vous imaginez bien qu'évaluer les risques que présente le trekking en solo, armé d'un bâton et sans l'appui d'une division d'artillerie dans une forêt hantée au dernier degré était pour l'heure hors de portée. D'autant qu'en plus de marcher, il fallait songer à respirer, à digérer, et toutes ces sortes de tâches de fond. Bref, hors de question d'avoir peur. Trop compliqué.
Or donc, après un temps difficile à évaluer, il se trouva sur le bord du sentier un inconnu. Il était immobile, gris et maigre, tellement qu'il se fondait dans la maladive végétation ambiante, et que Bralic s'approcha plus qu'il ne l'aurait voulu avant de le voir. Du reste, si le fier héros s'aperçut de sa présence, c'est moins grâce à sa vue qu'à son odorat, car l'inconnu puait horriblement. Oui, il puait tant qu'à vingt mètres, il couvrait déjà largement les effluves musquées et fongiques du sous-bois. Il puait tant qu'il incommodait même un garçon de ferme habitué à vivre parmi les animaux de bât, et qui lui même souffrait d'une hygiène lacunaire. Et puis, il avait une dentition exécrable. Evidemment, en ces temps où l'odontologie n'était encore qu'une inaccessible abstraction à peine formulée par quelques hardis philosophes particulièrement avant-gardistes, rares étaient les adultes possédant toutes leurs dents, mais en règle générale, ça n'allait pas jusqu'à la perte de la mâchoire inférieure. En outre, Bralic avait déjà vu un homme perdre des lambeaux de peau, c'était le père Fendrebise après l'incendie de sa grange. Apparemment, ça faisait très mal. D'ailleurs, le père Fendrebise était mort après. Mais là, ce type, ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il restait là, bras ballants, regard dans le vide - d'ailleurs, il n'avait plus d'yeux - sans rien faire. Drôle de gusse.
- ... uuuuummmmm ...
- Le bonjour, eu'msieur ! répondit Bralic, aussi jovial qu'il put.
- ... moooortel ...
- Ah, j'vous croyons, eu'msieur! Y'a guère de distraction par ici, on dirait.
- ... tu vas ... mourir ...
- Ben c'est not'lot à tous, à c'qu'on dit.
- ... ben ...
- Au fait, vous savions où est c'te sorcière, des fois?
- Continuez ... tout droit ... longez le Cimetière des Vanités, tournez à gauche après l'Autel des Horreurs Informes, traversez la Clairière des Ossements-Luisant-Dans-Les-Ténèbres, grimpez sur la Colline du Gibet et demandez à l'Eternel Pendu, il doit connaître... Que la peste pourpre te liquéfie les entrailles.
- Merci bien, brav'gars, paix sur ta maison!
Et sans ouïr plus longtemps les imprécations et gargouillis du trépassé, Bralic s'en fut, toujours plus profond dans les ténèbres malfaisantes, à la rencontre de périls sans nom.
Pendant ce temps, Bozéfoy se faisait reluire le braquemart par un gros moustachu vêtu de cuir.
EH, OH, DU CALME ! RELAX !
Constatant que son équipement était en mauvais état, car des mois de voyage dans des contrées humides avaient piqué de rouille ses armes, Bozéfoy de Zalaco, avant d'affronter les noirs périls tapis dans le marais de Shabalas, décida de faire aiguiser son épée. Il avait confié ce soin à maître Ghunthar, le forgeron du hameau de Valmoustique, en bordure du grand marais. Et donc, il observait avec délectation l'habile artisan pratiquer son métier.
- Voilà, ça fera douze naves cinquante!
- QUOI? Vous plaisantez je suppose! Pour douze naves, je pourrais acheter une épée neuve à Sembaris, et on m'offrirait la gauchère en prime.
- Et bien ici, c'est le prix que je prends pour le remoulage.
- Mais c'est du vol!
- Non, c'est du commerce. Je suis le seul forgeron à proximité du marais, ça se paye. C'est pour ça que je me suis installé ici, c'est pas parce que j'apprécie la compagnie des sangsues et des corbeaux.
- Mais, vous imaginez bien que je n'ai pas douze naves...
- Ah, c'est bête. Vous avez combien?
- Trois... non, deux et demie. Et quelques monnaies du shegann.
- Ah ah ah! Alors comme ça, tu achètes sans en avoir les moyens. Et c'est toi qui me traite de voleur, tu ne manques pas d'air, jouvenceau. Allez, ton épée les vaut bien, ces douze naves, je veux bien la prendre en paiement. Estime-toi heureux que je ne te fasse pas des ennuis avec la justice, galopin.
- Comment? Escroc, pendard, chien galeux, mais je vais te rosser d'importance. Sais-tu que tu parles au chevalier Bozéfoy de Zalaco, qui s'en va, cœur vaillant et...
- Et moi je fais deux fois ton poids, j'ai un marteau dans une main, une épée très bien aiguisée dans l'autre, et le chef de la milice est mon cousin. Allez, dégage, tu me bouches la vue.
Ah, la vie est dure parfois.
Pas très loin de là à vol d'oiseau, il y avait un gibet abandonné. En tout cas il aurait dû l'être, car la forêt était déserte depuis que les dernières peuplades dégénérées qui la hantaient avaient mystérieusement disparu, comme ça, par une nuit de pleine lune, sans laisser de trace, il y a quatre-vingts ans. Il n'empêche que le vieux gibet était encore solide, bien planté sur sa butte sinistre, au milieu d'une étroite clairière. Son bois noir et luisant de mousse ne paraissait nullement altéré par près d'un siècle d'abandon dans ces contrées, si bien que parfois, on venait encore y lyncher, discrètement, quelque pauvre hère qui avait encouru les foudres de la justice expéditive et rurale qui régnait dans ces tristes contrées.
En l'occurrence, celui-là était encore bien frais, et un corbeau, sûr de son droit, de sa force et pas trop pressé, trônait, les griffes plantées sur le crâne pelé de ce malheureux.
- Holà, M'sieur, z'avez pas vu eun'sorcière, à c't'heure?
- Crôaaa??
- Non, pas vous, eul'suspendu, là. Eh?
Le pendu se tourna vers Bralic. Sous l'effet du vent, certes, mais l'effet était néanmoins saisissant.
- Eun'sorcière? Non?
- Tu cherches une sorcière, jeune homme?
Il arrivait dans la clairière un beau brin de femme. Une grande brune à la longue chevelure emmêlée, au teint hâlé, ses mains fines aux doigts longs et habiles portaient un large panier empli de divers fruits, racines, feuilles et herbes de la forêt, ainsi que plusieurs cadavres d'animaux. Elle se d'une robe noire largement décolletée sur une généreuse poitrine, tombant jusqu'à ces gracieuses chevilles, et allait pieds nus, semblant effleurer la terre plutôt que reposer dessus. Sans attendre la réponse de Bralic, elle gravit le monticule, s'agenouilla sous le pendu et cueillit une bizarre plante noirâtre aux feuilles déchiquetées, d'où avait déclose une fleur pourpre, étrangement belle.
- Ah, oui, dame, fit Bralic une fois qu'il eut réalisé que ce n'était pas le corbeau qui s'adressait à lui.
- Et tu lui veux quoi, à la sorcière? Demanda l'inconnue avec un je ne sais quoi d'inquiétant dans la voix (mais qui passa largement au dessus de la tête du jeune héros).
- Ben... à vrai dire, en fait... ben, j'sais pas. J'pense qu'elle doit l'savoir, elle. Enfin, j'crois.
- ...
- Mais p'têt je me gourre.
- Ouais, je vois le genre. Evidemment, tu ne sais pas où dormir?
- Euh... par là non?
- Viens plutôt dans mon humble chaumine, il y a du feu et une bonne soupe.
- Oh merci eu'mdame.
- Tiens, en parlant de soupe, tu peux m'aider à cueillir deux racines de mandragores, un crapaud-feu et une reine des fourmis albinos?
Flosh.
Flosh.
Flosh.
Sfloshg!
- ET MERDE!!!
Bozéfoy se releva mollement avec au cœur une rage comme il en avait rarement connue. Il s'extirpa du trou de vase dans lequel il s'était enfoncé. Il grimpa sur une grosse branche tombée de son arbre. Otant ses bottes et son pantalon, il constata avec horreur ce qu'il avait prévu, la partie inférieure de son corps était transformée en superette à sangsues. Grosses, les sangsues. D'habitude, cette espèce est noire, mais là, elles étaient tellement gonflées qu'elles étaient pourpres. Il les retira l'une après l'autre. Ce n'était pas vraiment douloureux, car les sangsues ont une salive anesthésiante et de surcroît Bozéfoy était transi de froid, non, c'était juste incroyablement dégoûtant. Il fallait les serrer très fort, car elles glissaient, mais pas trop, sinon elles éclataient comme des grains de raisin trop mûrs. Et elles s'accrochaient à la peau avec leurs petites dents invisibles mais tellement tenaces. L'absence même de douleur était insupportable, au moins la souffrance aurait fait oublier, l'espace d'une fulgurante seconde, le contact répugnant de ces monstres miniatures.
- Garder les sangsues, je peux?
- Ah!
Un gnome se tenait là, sur la branche. Sûr, c'était un gnome, avec sa petite taille, son vieux visage aux yeux malicieux, ses grandes oreilles tombantes de lapin mixomateux et son teint verdâtre. Chose surprenante, il était imberbe, et se vêtait d'une harde grise informe en lieu et place de l'uniforme à grelots et du bonnet rouge, mais un gnome est un gnome.
- Pas peur, pas peur! Point de mal je ne te veux. Tes sangsues je veux.
- Pourquoi?
- Le vin je veux faire.
- Beuahhh....
- Excellent est le vin à la sangsue de vieux Soda. Et bon contre la fièvre des marais. Et les et les autres fièvres aussi. Et le mal de dos. Et le mal de tête. Et avec les femmes le manque d'ardeur. Et la courante. Et les maladies des filles vénales. Et le goître. Et la...
- Oui, oui. Prend donc les sangsues, je te les donne, à condition que tu ne me fasse pas boire ton élixir du diable.
- Ah ah, comme tu veux. Le ragoût aussi je fais très bien. Dans ma chaumine, viens passer la nuit.
- Je n'ai pas le temps, gentil gnome, je dois chercher une sorcière, ou une grotte, ou quelque chose d'approchant. En fait, c'est une histoire assez confuse. Mais au fait, tu connais peut-être ces choses?
- T'aider je puis. Il y a un temps pour manger, et un temps pour le combat. Et un temps pour remballer ses bijoux de famille, exhibitionniste ami. Chez moi, tu viens. Parler nous devons.
- Mais je dois... eh, où vas-tu, attend-moi, le nabot!
La Soupe Khôrnienne est réputée dans tout... euh, dans tout Khôrn. Ce plat rustique mais délicat (et surtout fort roboratif) se compose de la manière suivante : on jette pêle-mêle divers ingrédients dans un grand chaudron, on rajoute de l'eau, du lait, du vin, du miel et du vinaigre, on fait chauffer. Indéfiniment. On en prélève quelques grandes louches à chaque repas, et quand le niveau baisse, on rajoute du liquide, de la viande et des légumes, mais il est indispensable que jamais le feu ne s'éteigne dans la cheminée. Bien sûr, vous me direz que ça doit attacher dans le fond. Non, ça DOIT attacher dans le fond, nuance. C'est même là que réside tout l'art de la Soupe Khôrnienne. La mystérieuse matière noircie et grumeleuse où se concentrent tous les arômes de la Soupe s'appelait l'Attaché. La ménagère consciencieuse s'armait de son Bâton à Attaché (avec au bout une pièce de cuivre en forme de petit râteau, un instrument fort pratique dans les scènes de ménage) et chaque jour grattait le fond du chaudron. C'est en grande partie à la taille et à la saveur des morceaux de l'Attaché matrimonial que l'on jugeait de la qualité d'une épouse, ces mêmes petits morceaux qui avaient le pouvoir de retenir les maris à la maison et de tirer des larmes aux yeux des fils partis au loin.
Sorsha la Bohémienne habitait une humble chaumine. Mais comme Bralic n'avait jamais habité ailleurs que dans des taudis insalubres, il lui sembla que la jeune femme était deux ou trois classes sociales au-dessus de lui, ce qui lui imposait un certain respect. Et puis Sorsha devait être très riche puisqu'elle possédait DEUX chaudrons au feu. Dans l'un d'eux bloblottait doucement une sorte de liquide malsain, grisâtre et épais, avec des nappes de substances crémeuses de couleurs variées qui parfois, sous l'effet de la convection, venaient à la surface en longs rubans iridescents, accompagnés de petites bulles malsaines chargées d'une vapeur lourde et grasse. Dans l'autre par contre, ce n'était pas de la soupe.
- Alors beau blond, tu cherches l'aventure, le danger ?
- Oye! Pour sûr.
- Armé d'un simple bâton ? Tu es bien courageux.
- C'est l'Bâton eud'Pouvoir. Qu'est magique. Protège cont'les lutins violacés et les météores.
- Oui oui oui.
- Vot'corsage y tombe, eu'mdame.
- Oh, tu crois? Viens donc remonter ma bretelle.
- Voilà, c'est... oh, l'autre est tombée aussi.
- C'est vrai. Ma robe est trop étroite, mes seins sortent tout le temps.
- Euh, vot'main là.
- Oui?
- Mais qu'est-ce vous faites? Eh là...
Day three : Heart of Darkness
Le soleil se leva. A l'est. A ses débuts, il avait connu pas mal de ratés, car se lever est une opération autrement plus complexe pour une boule d'hydrogène en fusion de plusieurs trillions de milliards de tonnes que, par exemple, pour une concierge. Ou un chauffeur de bus. Même obèse. Mais maintenant, il maîtrisait la technique avec une aisance stupéfiante. Il faut dire qu'il avait cinq milliards d'années d'expérience.
- Alors pas intéressé tu n'es par ma proposition?
- Et bien, c'est sans doute très intéressant et vous devriez demander à quelqu'un d'autre, mais vous savez, ce genre de chose... enfin, c'est pas tout à fait ma tasse de thé. Et puis je ne suis pas certain d'avoir les compétences requises.
- Mais si, mais si, jolie est ta figure d'enfant blond, doux et franc est ton regard de braise, ardente est ta parole, vraiment, l'homme idéal tu es pour moi.
- Mais ma famille serait tellement déçue de me voir dans cette situation, maître Soda. Vous savez, je viens d'une famille noble de province, des gens assez traditionalistes. Ma pauvre mère ne s'en remettrait jamais, quant à mon père, c'est certain, il ne m'adresserait plus jamais la parole.
- Oh. Dommage. Beaucoup j'apprécie ta compagnie. Tu sais, bien je te paierais pour tes services...
- Non, non, je ne serais pas colporteur en vin de sangsues.
- Ce que tu perds, tu ne le sais pas. Mais chacun doit suivre son chemin. Je te donnerais quand même deux bouteilles de mon délicieux vin de sangsues. Contre les varices il est souverain, et les fatigues, les attaques de lutins violacés, la cataracte, la douve du foie, l'infarctus du genou...
- Je n'oublierai pas votre générosité, maître Soda, et soyez sans crainte, je prendrai grand soin de votre vin de sangsues et l'utiliserai à bon escient.
Et, se demandant où il pourrait bien jeter ces bouteilles sans trop nuire à l'environnement, Bozéfoy retourna tracer sa route dans le marais.
C'est à regret que Bralic avait quitté la chaumine de cette charmante jeune dame si hospitalière. Il était parti au petit matin, car il avait coutume de se lever tôt. Puis il avait commis un vol. Bien sûr, maintenant, il avait un peu honte, car il était d'un naturel honnête, mais son estomac n'avait connu jusqu'ici que la faim, la disette ou la famine, et n'avait pu résister à la tentation d'emprunter deux litres de soupe dans le chaudron de Sorsha et d'en remplir une de ses gourdes. Evidemment, il faisait nuit, la lune était timide, la fenêtre étroite, et le feu moribond, si bien que Bralic n'était pas certain d'avoir pioché dans le bon chaudron, mais ces considérations sortirent rapidement de son esprit tant était ardent son désir d'affronter l'aventure. Sorsha, la veille, lui avait parlé d'une caverne sans nom, au sud, en lisière du marais, une caverne sous un tertre qui, selon la légende, n'attendait qu'un héros pour délivrer le maléfice ancestral qui gît au fond des coffres du monstre-gardien oublié par le Dieu poussiéreux et hurlant du démon... et... le parchemin... du sorcier... oui, enfin bon, au sud quoi. Le bois était touffu et le sentier étroit, et il fallait pas mal d'habitude pour ne pas se perdre dans cet enchevêtrement de branches pourrissantes. Mais Bralic, habitué à courir les forêts, était à l'aise dans cet environnement, et ne prêtait guère d'attention à ses pas. Tout juste prenait-il parfois la peine de prendre un repère, un large champignon sur le tronc d'un arbre, un rocher disparaissant sous la sphaigne, un gnome violacé rigolant sur une souche, deux lianes se croisant dans les frondai...
Un gnome violacé?
- Holà, en garde, salopiaud! J'soyons Bralic eul'destructeur, viens donc tâter d'mon bâton eud'pouvoir!
- Blurf!
- Tiens, prend ça, nabot.
- Blublublurf!
Le gnome descendit de sa souche et, sautillant un peu partout, il s'enfonça dans la sombre et tiède forêt.
- Reviens ici, saligaud!
- Blublüblu!
Suspendu à une branche, le violacé (qui commençait à virer au cramoisi sous l'action de la fatigue) blublutait de la façon la plus insolente. Bralic lui courut après mais la minuscule créature était bien plus rapide, et le bâton magique contre les lutins violacés n'avait pas l'air très efficace. Peut-être fallait-il l'écraser violemment contre la face bouffie de l'agaçant blubluteur (délicieuse perspective). Il disparut en se laissant tomber dans un trou de blaireau, ou de grand lièvre, au pied d'un grand chêne. Ivre de rage, Bralic fendit l'obscurité chthonienne de son bâton, frappant au hasard parmi les racines, puis sans réfléchir, glissa son corps étique dans l'ouverture. Il se faufila sans prêter attention aux araignées ou aux choses gluantes qui peuplaient le boyau, et encore moins aux éboulis de terre humide qui dégringolaient sur son crâne. Il était bien résolu à triompher du lutin violacé, quel qu'en soit le prix. Il rampa donc, toujours plus profond sous le chêne centenaire, jusqu'à ce que la terre se dérobe sous lui.
Le choc ne fut pas bien rude, car apparemment, ce n'était pas le premier éboulement, et un large cône de terre molle accueillit la chute de Bralic. Très énervé, et toujours brandissant son bâton, il se releva, fit quelques moulinets, et s'écria :
- Viens-y donc, p'tite vermine, viens-y prendre ta bastonnade!
Puis il prêta attention au lieu où il se trouvait. Par des trouées dans le plafond, pas encore comblées par l'entrelacs des racines, tombaient de grandes tentures de lumière grise qui soulignaient les contours d'une grande pièce octogonale. Les murs étaient faits de grosses pierres taillées en polygones polis, tellement bien ajustées les unes aux autres que l'on eut dit la construction d'un peuple incroyablement avancé, aux connaissances techniques oubliées depuis longtemps. Au dessus des quatre portes symétriques qui bordaient la salle, des caractères gravés dans les massifs linteaux, racontaient dans une langue oubliée des hommes - c'est du moins ce que pensait Bralic - quelque histoire de dieu oublié, de temple maudit, de malédiction ancestrale, et autres prophéties creuses. Même pour un esprit simple comme Bralic, la conclusion s'imposait :
- Oye, c'te donjon!
Il resta un long moment à béer dans les ténèbres, jusqu'à ce que, par la trouée du plafond, tombe à toute vitesse une créature hurlante et vociférante.
- Oye, c'te monstre!
Tous les marins vous le diront, les tempêtes sont difficiles à vivre mais elles ont au moins un avantage, c'est qu'une fois revenus au port, elles fournissent un sujet de conversation bien pratique pour impressionner les filles de tavernes. Et bien, les monstres sont aux aventuriers ce que les tempêtes sont aux marins. C'est un emmerdement professionnel pratique pour draguer.
Et Bozéfoy s'apprêtait à combattre le premier monstre de sa carrière. Eprouvant déjà quelque lassitude, il s'enfonçait toujours plus avant dans le marais, armé du bâton le moins vermoulu qu'il avait pu trouver, c'est à dire qu'il était quand même considérablement vermoulu. Et il tomba nez à nez avec la bête.
L'être, d'une hideuse rotondité, fut surpris au détour d'un arbre moribond, et roula des yeux immenses et fous en bronzinant. De sa trompe frémissante sortit, l'espace d'un instant, un dard blanc et cruel, humide de quelque liqueur malsaine. L'horrible créature était velue, horriblement velue de poils drus, noirs et luisants qui recouvraient sa chair flasque et ses bajoues ignobles. Sous les plis de sa peau, elle dissimulait quatre pattes malingres et recourbées, conçues pour s'agripper sans pitié à la couenne d'une malheureuse proie tandis qu'elle s'abreuvait de son sang en fouaillant de son groin immonde. Comble d'horreur, la chose volait, ou plutôt voletait de ses ailes d'insecte, froissées, tachetées, infestées de vermine. La malévolence émanait de cette immondice comme la puanteur émanait de l'excrément. C'était un strige. Brandissant fièrement son bâton, Bozéfoy se prépara à affronter le péril.
Enfin, le péril, il ne faut pas exagérer. Un strige, c'est gros comme un petit melon, ou une grosse orange, un bon marcheur le distance sans peine, et il en faut quand même un nombre assez conséquent pour vous vider de votre sang. Mais bon, c'était un monstre, un vrai, avec une fiche technique dans les normes donjonniques.
L'adversaire était piètre, toutefois Bozéfoy s'en serait voulu de faire un piètre combat. Il leva donc son bâton, comme s'il s'agissait du sabre bénit du Dragon-Gardien de Xanapont, et engagea la joute héroïque. Il frappa droit d'estoc en se fendant, et ce faisant manqua de s'étaler dans la boue. La bête esquiva avec art, et approcha de la tête blonde et au demeurant appétissante du chevalier. Ce dernier évita la piqûre du dard cruel en se penchant et put se redresser tandis que la noire créature entamait un large virage. Bozéfoy porta un grand coup de taille, évité de justesse par un plongeon du monstre qui jugea alors plus prudent d'aller voir ailleurs. Encouragé par cette fuite, Bozéfoy poursuivit le monstricule de sa vindicte, convaincu que seule la mort de sa proie pourrait parachever sa victoire. Il bondit par-dessus un tronc pourri, glissa sous une racine suspendue dans l'air, évita la proximité de gigantesques champignons qui ne lui inspiraient pas confiance, et eut le temps de voir la forme noire se jeter dans une crevasse d'un rocher moussu. Animé d'une sourde colère, le chevalier de Zalaco se pressa contre le rocher et fouailla l'intérieur de son bâton, cherchant à faire taire définitivement le bruit d'ailes, répugnant, qu'il pouvait entendre sporadiquement à l'intérieur. Mais bizarrement, plus il tentait d'écraser le strige, plus le bruit devenait fort, obsédant pour tout dire.
Il est peut-être temps de faire une pause dans le récit, afin de vous apprendre qu'à l'instar des abeilles, les striges vivent en colonies. C'est écrit en toutes lettres dans les Normes Donjonniques, vous devriez lire les Normes plus souvent.
Retrouvons donc notre héros. Où en est-il? Et bien, comme il a reçu une éducation militaire dans le château paternel, il sait que l'infériorité numérique est un grave handicap stratégique, et donc, confronté à quelques dizaines de striges furieux et affamés, il opère un repli rapide (mais en bon ordre) vers une position qui, à défaut d'avoir été préparée à l'avance, présentait l'avantage d'être éloignée. C'est vrai, de loin, on aurait pu croire que pris de panique, il s'enfuyait à toutes jambes. Impression qui aurait pu être confirmée par les mouvements saccadés de Bozéfoy et ses hurlements de possédé. Mais bien sûr, un véritable héros du Bon Droit ne panique pas. Il n'est pas facile de progresser lorsqu'on patauge dans la gadoue, Bozéfoy chercha donc instinctivement à s'extraire du terrain spongieux sur lequel il évoluait, et grimpa sur une petite éminence caillouteuse, d'où il se retourna un instant pour voir l'essaim mortel et duveteux se rapprocher de lui. Puis pour voir l'essaim mortel aspiré vers le haut. Puis pour voir un truc noir lui boucher la vue.
Rectification, le chevalier de Zalaco venait de choir dans une crevasse.
Et les bords de la crevasse étaient fort rapprochés, et garnis de toutes sortes de cailloux saillants, de telle sorte qu'il fut ballotté tout au long de la descente, et considérablement meurtri sur toutes les parties de son corps. Puis il sentit, avec un soulagement réel autant que bref, que l'emprise de la terre sur lui se dissipait. La gravité reprit tous ses droits pendant quelques mètres, avant que son crâne ne fasse une rencontre douloureuse avec une surface incroyablement dure et plate.
Bralic piqua la forme molle de son bâton, forme molle et inerte. Ses yeux étant maintenant habitués à l'obscurité, il apparut que la chose n'était pas un monstre, mais un homme. Un gentilhomme même, si l'on en croyait son pourpoint de cuir clouté orné d'un superbe blouson. Bralic n'était guère étonné de trouver un guerrier dans un donjon, c'était en quelque sorte l'habitat naturel de l'espèce, par contre, où donc était son épée? L'aventurier (un collègue, se dit-il fièrement) présentait encore quelques signes de vie, et il se demanda quelle attitude il convenait d'adopter dans une telle situation. Il savait, bien sûr, ce que tout honnête aventurier, respectueux des traditions et de ses pairs, devait faire en présence du cadavre d'un infortuné confrère ayant succombé à la violence du monde et aux visées maléfiques des puissances occultes (le fouiller pour récupérer l'équipement), mais il ignorait la marche à suivre si le mort était encore vivant. L'achever à coups de bâton eud'pouvoir? Il sentait confusément que ce n'était pas tout à fait ce que l'on attendait de lui. Soigner peut-être?
- Oh eh? Ca va bien?
Pas de réponse. Saigner du crâne est rarement un signe de bonne santé. Il s'agenouilla auprès du malheureux, qui respirait bruyamment et avec difficulté, et chercha quelque chose à faire. Grande était l'ignorance de Bralic dans tous les domaines, mais en matière médicale, c'était une ignorance impressionnante, prodigieuse, dantesque, une ignorance digne d'un roi de l'ignorance. Il tenta de faire un garrot autour du pied droit, de lui poser une attèle autour de la poitrine, lui massa les genoux, et ce n'est que le manque de feu alentour qui le retint de le cautériser un bon coup, pour voir.
Mais ces traitements n'amenaient aucune amélioration à l'état du patient, alors notre héros se dit que peut-être il avait faim ou soif. Un petit en-cas étant toujours bénéfique pour la santé, il prit sa gourde qui contenait la Soupe Khôrnienne et la porta à la bouche du mourant. La substance gélatineuse descendit lentement dans le gosier de Bozéfoy, qui toussota sans conviction. Il est vrai que la soupe de Sorsha était un peu trop épaisse.
- Attend, not'maît', j'vais t'donner à boire c'te vin qu't'as dans ta gourdasse.
Et ainsi fit-il, débouchant une bouteille de vin de sangsue, il fit couler l'ignoble liquide dans la gorge du pauvre Bozéfoy à qui, décidément, rien n'aura été épargné dans cette histoire.
Et pour des siècles et des siècles, des générations entières d'étudiants en alchimie maudiraient le dénommé Bralic pour avoir inventé cette fameuse "Potion de Régénération de Bralic", tandis qu'autant de générations d'aventuriers loueraient le nom de ce bienfaiteur de l'humanité grâce auquel la randonnée donjonnesque deviendrait une activité un peu moins risquée. Pour l'instant, Bozéfoy de Zalaco dormait du sommeil du juste tandis que ses chairs meurtries se remettaient des multiples traumatismes qu'elles avaient subi.
Level One : Doors of Agony
Le soleil se leva. A l'est. Mais il ne faut voir là la marque d'aucune préférence politique de la part de l'astre du jour. D'ailleurs, il comptait bien se coucher à l'ouest le soir même, comme ça, pas de jaloux.
- Holà, manant? Où sommes-nous? Et que fais-je en ta compagnie?
Bralic, auprès des braises tièdes du foyer qu'il avait confectionné la veille au soir, se réveilla en sursaut.
- Oh! Not'maît, z'êtes réveillé? J'avions peur que vous soyez défunt.
- Répond, manant, où sommes-nous donc?
- Ben, c't'un donjon, on dirait bien.
- Oh...
Bozéfoy considéra, pensif, les quatre portes autour de lui. Oui, c'était bien ce genre de choses qu'il s'était attendu à trouver dans son premier donjon. Il y avait une inscription au-dessus de chacune des portes. Evidemment, une énigme.
- Qu'y a-t-il donc d'écrit?
- Êh? Répondit Bralic, qui ignorait tout de l'art de la lecture, à commencer par le concept de lettre.
- Bon, d'accord.
Le chevalier de Zalaco sortit donc son briquet et le battit sur un morceau d'amadou, puis il alluma une de ses torches. Bien sûr, Bozéfoy avait des torches sur lui, comme tout aventurier qui se respecte, et du reste même le distrait Bralic avait pris cette précaution. Puis il s'agenouilla et, avançant à tout petits pas, la torche au ras des dalles érodées, scrutant la moindre aspérité du sol avec une attention anxieuse tout en progressant vers la plus proche des portes.
- Je cherche les pièges.
- J'avions compris, répondit Bralic, jugeant superflu d'ajouter qu'il avait la veille arpenté la pièce en tous sens.
Constatant l'absence de tout dispositif mortifère, Bozéfoy se releva et lut l'inscription. Cela lui prit un certain temps car il avait fréquenté plus de salles d'armes que de bibliothèques, mais il y parvint à force de patience. Il était écrit :
" Premier port de l'Orient, dernier de l'Occident "
- Ah, voici une bien étrange énigme. Ma géographie est un peu rouillée, voyons la porte suivante.
Derechef, Bozéfoy se baissa et rampa avec la plus extrême prudence jusqu'au porche voisin, sans pour autant trouver plus de pièges que la première fois. Il se releva, constata que la deuxième porte était semblable à la première, faite d'une grande pierre rugueuse et trapézoïdale. Il lut l'inscription sur le linteau.
" Humilie-toi et bois tel l'animal rampant "
- Voilà une imprécation bien singulière... On note cependant que cela rime avec la première, ne dirait-on pas ? Enfin, plus ou moins.
- Êh ?
- Bon, voyons plus loin.
A nouveau, Bozéfoy prit cette posture certes efficace et recommandée par les Normes Donjonniques, mais peu digne de sa naissance et de son rang. Il dut s'en rendre compte car, au milieu du chemin, il se redressa, s'épousseta et repartit d'un pas plus assuré. Peut-être la dernière inscription lui avait-elle ouvert les yeux sur le ridicule de la situation.
" Prend ton gracieux envol, mère de tous les enfants "
Sans autre commentaire, il trottina vers la dernière des inscriptions mystérieuses, et lut, l'air inspiré :
" Premier au paradis, pauvre homme à l'esprit lent "
- Tiens, quelqu'un devait savoir que tu viendrais, manant.
- Êh ?
- Bon, réfléchissons calmement. Comment boit l'animal rampant? Il lèche ? Il suce ? Je ne vais quand même pas lécher la porte à genoux pour l'ouvrir. Tiens, toi, fais-le.
- Êh ?
- Lèche la porte!
- Bon, bon.
Et Bralic lécha la porte avec application. Il y avait une petite couche de lichens jaunes pas dégueulasse, mais la porte ne parut pas plus disposée à s'ouvrir.
- Et la mère de tous les enfants, qui s'envole, quel peut donc être ce prodige? Toi, manant, ta mère volait-elle?
- Non, dame, jamais. Ou alors seulement quand on la voyait pas, ou alors, la nuit, elle volait.
- Ah bon? Voilà qui est singulier.
- Oh pas grand chose, des œufs, du beurre, ou même une poule chez la mère Barnabie.
- Ah. Certes. Mais entends-tu un mot de cette énigme? Une mère qui vole?
- Ben, non. Ma mère l'Oie p't'êt ben?
- Ah... mais oui, gredin, ça ferait bien l'affaire. Faut-il sacrifier une oie à quelque divinité? Quelle stupide énigme. Voyons le point de géographie, je te prie. Un port, entre Orient et Occident? Il y en a plein la côte. Sidon, Tyr, Rakmoul, Alexandretta... j'en connais au moins une douzaine. Et le dernier, il faut expédier un imbécile au paradis, à ce que je comprend. J'ai bien un moyen de le faire...
- C'est p't'êt ben une charade non ?
- Une charade? Bonne idée. L'homme à l'esprit lent serait un niais, un sot, un crétin, un imbécile, un fou? Il y a des dizaines de combinaisons, des centaines, je ne sais même pas dans quel sens il faut agencer les mots. Fou - Rakmoul - Suce - Oie ? Sidon - Canard - Con - Lèche ? Quoi, cesse donc de rire, gueux, et aide-moi donc.
- Tyr - Lape - Oie - Niais ?
- Oui, ou bien...
Bon, ce n'était pas la journée de Bozéfoy. Il se précipita vers la première porte, examina le linteau plus attentivement et décela une cavité rectangulaire dans laquelle il glissa la main. Un barreau métallique était décelable. Il le tira en tremblant, des bruits de chaîne se firent entendre dans les tréfonds de la muraille de pierre massive, des chaînes bien huilées qui actionnaient un mécanisme bien entretenu. Lentement, la porte se souleva.
Ça faisait un drôle de bruit. Quelque chose comme le couinement d'un rat excité et ricaneur, ou un gargouillis de chevrette, quelque langage rapide et insane. Une petite forme sortit de l'embrasure, un humanoïde de petite taille à la peau verte et graisseuse, au long nez torve, des oreilles pointues et décollées, à la fourrure rare et grise. Il se tenait voûté, jetant des coups d'œil furtifs autour de lui, image vivante de la fourberie. Vêtu de hardes repoussantes, il tenait dans ses mains griffues un petit écu d'acier à l'aspect neuf, et une masse d'armes trop lourde pour lui.
- Par la Sang-Bleu, un gobelin!
- Not'mère, un gob!
- Znlörth dagobay!
L'affaire était grave en effet. Un gobelin, c'est un monstre sérieux. Ces créatures sadiques et méprisables vivaient habituellement en bandes considérables, tapies dans les carrières, les grottes et les forêts profondes, n'attaquant qu'à dix contre un, par surprise et par derrière, les voyageurs infortunés. Ils servaient aussi souvent d'esclaves, de piétaille sacrifiable et à l'occasion de garde-manger ambulant aux monstres plus costauds, tels que les orques et les trolls. Un moment, les deux partis se considérèrent en chiens de faïence. Puis une lueur mauvaise traversa l'œil jaune du monstre, qui se releva un instant et désigna avec intérêt un point derrière les deux hommes.
- Bologaï!
Les héros se retournèrent, craignant de se retrouver confronté à la meurtrière fratrie de l'avorton verdâtre. Aussitôt, profitant de l'instant d'inattention et de sa petite taille qui favorisait les manœuvres rapides, le gobelin se précipita sur Bozéfoy et le frappa au tibia gauche. Par bonheur, comme je l'ai dit, l'arme était trop lourde pour le bras frêle du gobelin, et le chevalier jouissait d'un squelette robuste, sans quoi son membre en eut été brisé sec. Il ne s'en effondra pas moins par terre, après avoir poussé un hurlement strident, car cela faisait très mal. Le gnome sortit alors de quelque recoin un petit couteau à lame large qu'il s'apprêta à plonger dans le cou de Bozéfoy, de tout son poids, lorsqu'il en fut empêché par un violent coup de bâton runique appliqué sur le crâne. Le gobelin marqua un moment d'intense stupéfaction avant que Bralic ne lui cueille la tête d'un joli drive, comme au golf. Il s'acharna encore un bon moment sur le petit cadavre mou avec cette obstination et ce manque d'élégance caractéristiques des petites gens lorsqu'ils se sentent en position de force. Oui, lui, Bralic le Destructeur avait triomphé du Monstre. Ah, quelle intense satisfaction. Il se sentait soudain plus fort, plus sûr de lui, il se sentait investi d'une mission sacrée, d'un destin, il sentait le doigt de Dieu pointé sur son épaule... Ah, oui, il était maintenant un Aventurier, un vrai.
- Bravo, gentil écuyer, bravo, j'ai pu juger de ta promptitude et de ta diligence.
- Eh? Qué diligence, j'soyons venu à pied, j'avions point les moyens d'rouler en diligence, à c't'heure.
- Bon, c'est pas grave. Voyons quel trésor gardait ce coquin dans son antre disgracieux. Prends garde, habile quidam, quelque piège garde sans doute mille richesses!
Mais derrière la porte, il n'y avait qu'une pièce carrée, ni très grande, ni très petite, ni sèche ni humide, ni propre ni sale, une pièce parfaitement quelconque, moyennement banale et incroyablement vide. D'une vacuité que l'on ne retrouve plus guère, de nos jours, que dans la prose d'écrivains en manque d'inspiration. L'absence de tout point d'intérêt était si stupéfiante qu'à vrai dire, ni Bralic ni Bozéfoy ne se demandèrent une seule seconde ce qu'un gobelin, seul et sur le pied de guerre, pouvait bien fabriquer dans une pièce vide et hermétiquement close. L'âme humaine est ainsi faite, bien prompte à soupçonner le mal dans les choses les plus anodines, incapable de le reconnaître quand il défile dans la rue en uniforme brun et au pas de l'oie. Mais trêve de digression.
Bozéfoy, qui ne perdait pas le nord, profita de l'hébétude de son partenaire pour se rapprocher du cadavre et le délester de son petit bouclier et de sa masse, qui était fort au goût du jeune noble.
En fait, la pièce du gobelin n'était pas totalement vide. Parmi les pierres composant le mur du fond, il y en avait une plus grande, parfaitement octogonale, bien au milieu, à hauteur d'épaule, et sortant de cette pierre, un minuscule levier de cuivre orienté vers le haut. Vous savez, ce genre de petit levier qui semble vous dire " Eh, toi, tu me tires? Hein? Dis? Histoire de voir ce que ça fait ", un levier aguicheur pour tout dire.
Après s'être assuré qu'il n'y avait pas d'autre choix que tirer le levier et rester là, les bras ballants jusqu'à la consommation des siècles, Bozéfoy s'arma de courage et, brandissant son arme toute neuve, l'œil aux aguets, prêt à bondir sur tout ce qui bougerait, les muscles tendus et durcis par l'appréhension, il tira délicatement l'ustensile, qui s'abaissa sans faire de manière ni opposer de résistance. Derrière, dans la grande salle, un bruit sinistre se fit entendre, un roulement sec, celui d'une pierre qui racle sur une autre pierre. Ils sortirent, Bralic en premier, et virent tout de suite que, dans la paroi en vis-à-vis, la porte béait sur une ténèbre peu engageante au possible. Des lambeaux de quelque étoffe légère et grise s'éparpillaient dans le courant d'air, pendant du linteau comme les dents de quelque gueule monstrueuse. Une deuxième épreuve attendait les jeunes hommes en quête de mystère.
Puis il y eut le sifflement. Un chuintement qui n'était ni moqueur, ni effrayé, ni porteur d'aucune autre émotion commune à l'humanité. Et le bruit de pattes, de multiples pattes empressées. Que tout cela inspirait la terreur. Il sembla bien un instant qu'un reflet très faible émanait du trou d'obscurité, il sembla bien que durant un instant fugace, une mince doigt noir - ou quelque chose d'approchant - se détacha sur le gris sombre de l'embrasure, il sembla bien que quelque chose de terrifiant se déplaçait rapidement à l'abri de l'ombre, quelque chose qui, contrairement au gobelin, n'avait rien pour rappeler l'humanité.
- Ah, soupira Bozéfoy, si seulement j'avais par devers moi une hache de glaive guisarme de ponction à deux lames et neuf queues de flagellation !
- C'est quoi donc ?
- Oh, une arme superbe, que je n'ai jamais eu l'honneur de manier, mais que j'ai vu utiliser, une fois, par un habile maître d'armes. Un instrument redoutable, qui nous fait bien défaut.
Il contempla tristement le modeste casse-tête de feu le gobelin, puis crânement, avança d'un pas.
Le monstre sortit, vif comme l'éclair, une forme noire et complexe, trop rapide pour être clairement distinguée dans cette pénombre. Elle sauta sur Bozéfoy, s'agrippa à son torse par ses multiples griffes, bavant quelque suc par son orifice buccal cliquetant.
- Aaaahh ! ahh ! Débarrasse-moi de cette merde, fais vite !
Hurlant de dégoût, le chevalier de Zalaco tentait de repousser la chose horrible en plongeant ses mains dans l'abdomen mou et velu, avant que les terribles chélicères de la bête n'aient entamé son pourpoint. Bralic porta alors à son ami, tout à la fois secours et un rude coup de son puissant bâton, qui ratant le monstre, frappa Bozéfoy à cette partie précise de l'anatomie qui différencie l'homme de la femme, ce qui coupa le souffle du malheureux, qui chut lamentablement par terre.
Or il se trouve que précédemment, Bozéfoy, sous l'effet de la peur ou de la surprise, avait lâché sa torche, et lorsqu'il chût, ce fut précisément sur le brandon qui roussit quelque peu son pourpoint, mais aussi les poils de l'affreux animal, qui poussa un sifflement strident avant de s'enfuir dans son antre encore plus vite qu'il n'était arrivé. Passant sous un mince rai de lumière, il dévoila néanmoins sa forme complète l'espace d'un instant, celle d'une araignée grosse comme un chien, à l'abdomen rond et aux pattes trapues.
- Ah, vermine, tu montres ton point faible ! Vite, camarade, mettons le feu aux toiles de ce monstre !
Et les deux guerriers se précipitèrent, torche à la main, pour enflammer les larges tentures où se nichait la bête. Et le feu purificateur lécha rapidement les délicates structures de ce logis suspendu, les flammes se propagèrent dans tout le réseau des toiles et des suspentes, ravageant les poches à œufs, les garde-mangers, et même la poche aux trésors où, pour quelque raison, l'araignée entreposait certains objets ayant appartenu à ses victimes. Et notamment un certain parchemin, qui commença à brûler, à brûler...
ZBANG !
L'explosion souffla les deux hommes qui se retrouvèrent à moitié sourds, complètement sonnés et cul par dessus tête. Quand, un peu vaseux, les deux traîne-couloirs se relevèrent, ce fut pour constater que l'explosion avait soufflé les flammes. Ils s'approchèrent avec prudence de la porte, plus rien ne subsistait, à l'intérieur, de l'univers arachnéen, et seuls quelques débris informes qui jonchaient le sol témoignaient que l'endroit avait été occupé. Soudain, à la lueur de sa torche, Bozéfoy décela parmi la poussière et les cailloux une forme familière qui suscita sa convoitise. Un sourire fourbe se dessina un instant sur sa face.
- Tiens, l'ami, tu t'es bien battu, prends donc la masse du gobelin, tu l'as bien méritée !
- Oh, not'maître !
Bralic ne trouvait pas ses mots devant la magnificence d'un tel cadeau, car pour simple et mal entretenue qu'elle fusse, cette arme n'en représentait pas moins sur le marché un an du revenu de ce modeste employé agricole, à supposer qu'il se passe de manger, de se vêtir et d'habiter quelque part. Et puis, c'était la première fois qu'il touchait une arme, une vraie, pas un bricolage rustique mais un véritable outil de mort conçu comme tel par un artisan capable.
- Fais donc quelques moulinets pour te familiariser avec ta masse, elle a un équilibre bien particulier, j'ai pu m'en apercevoir.
Sans se faire prier, Bralic testa son superbe brise-tibia sous le regard amusé du chevalier de Zalaco, qui se baissa en douce pour ramasser, par terre, un glaive de belle facture, quoique légèrement piqué de rouille, une arme bien plus digne d'un aristocrate. Il glissa avec satisfaction le fruit de son exploration dans sa ceinture, puis examina les murs noircis de suie, pour trouver assez vite ce qu'il cherchait, sensiblement au même endroit que dans la pièce précédente (qui a la réflexion avait exactement les mêmes dimensions), un petit levier métallique dans le mur.
- Holà, le drôle, viens donc par ici j'ai trouvé, semble-t-il, la suite des réjouissances !
- Eh ? On dirait qu'vous avions eune épée au côté, à c't'heure ?
- Euh... et bien oui, je l'ai toujours eue. Qui donc irait dans un donjon sans son épée ? Tu me sembles peu observateur, manant.
- Ah bon.
- Vois plutôt ce levier, au lieu de bailler aux corneilles. Je mettrais sans ambages ma langue à rôtir que lorsque nous le tirerons, nous ouvrirons une des deux portes restantes, derrière laquelle nous attend quelque nouveau monstre assoiffé de sang. C'est le moment d'être plus malin, et de lui tendre un piège...
Le plan de Bozéfoy était simple : il s'agissait pour lui de grimper sur le linteau de la porte suivante. L'affaire n'était pas aisée car le linteau en question était haut et le rebord épais d'un peu plus d'un pouce, ce qui n'est guère propice aux gesticulations inutiles. Une fois qu'il fut en position, se cramponnant d'une main à une aspérité, de l'autre à son épée, il enjoignit Bralic d'activer le second levier. Le jeune paysan s'en fut donc, activa la tirette et revint, plein d'appréhension, vers le centre de la grande salle, scrutant l'ouverture qui s'était dévoilée, brandissant sa masse devant lui, plus pour se protéger que pour menacer quiconque. Au bout d'un certain temps, il ne s'était rien passé, et obéissant aux gestes pressants de Bozéfoy, il avança d'un pas, tout petit, puis d'un second. Puis d'un troisième. Une série de cliquètements secs se fit alors entendre dans l'espace noir, qu'ils attribuèrent de façon optimiste à quelque mécanisme de la porte qui aurait du retard à l'allumage. Mais non, c'était un bruit impliquant le choc répété du métal sur une autre matière, creuse et sèche, un bruit cyclique, comme le pas de quelque monstruosité pas trop pressée. Lorsqu'enfin l'ennemi se dessina dans le rectangle noir de la porte, la bouche de Bralic se mit à pendre, ses yeux s'écarquillèrent sous l'effet de la terreur la plus insensée, sa peau se glaça et ses cheveux se hérissèrent plus que de coutume sur sa tête.
Car ce qui venait, ce n'était plus humain. Ça l'avait été, mais ça ne l'était plus. Une horrible parodie de guerrier, portant bouclier et épée, une parodie d'homme, l'œuvre de quelque triste nécromant qui, voici sans doute des siècles, et pour des raisons perdues dans les brumes du temps, avait tiré du repos éternel le cadavre d'un trépassé, et lui avait intimé l'ordre de garder aveuglément ce lieu. Nul poumon n'entretenait le souffle vital, nul cœur ne battait dans cette poitrine desséchée, ses yeux avaient depuis longtemps régalé les insectes, et malgré sa malédiction, le malheureux ne pouvait que sourire, car il n'avait plus de lèvres, ni de visage.
- Sque... sque...
Et Bozéfoy, de son perchoir, ne pouvait ignorer la créature horrible qui défilait sous lui, exposant sans pudeur son crâne dénudé dont il pouvait compter les divisions sinueuses et poussiéreuses.
Aaaahhhh !
Bralic, incapable de bouger, et probablement inconscient du fait qu'il criait, contemplait le mort qui s'approchait de lui inexorablement. Il adressa un regard implorant à Bozéfoy qui, lui aussi paralysé, se rendit soudain compte qu'il allait manquer l'occasion de porter son attaque surprise. Il prit une inspiration rapide et se propulsa de ses cuisses puissantes, oubliant d'ailleurs de porter son épée devant lui. Une fois en l'air, il lui vint toutes sortes de pensées, du genre " est-ce bien raisonnable de risquer ma vie pour ce roturier ? ", ou " la carrière d'aventurier est-elle véritablement faite pour moi ? ", ou bien plus prosaïquement " est-ce que je ne vais pas m'aplatir à trois mètres de ma cible ? ", mais une fois en l'air, vous ne pouvez pas faire grand chose pour modifier votre trajectoire, et finalement, les quatre-vingt dix kilos du robuste chevalier de Zalaco s'abattirent sur le mort-vivant, l'écrasant avec fracas et faisant jaillir alentour toutes sortes de fragments, échardes et osselets.
Il lui fallut un petit moment pour se relever, fort courbaturé car certains éléments du squelette avaient rudement meurtri son torse au travers de son armure. Il s'épousseta, car l'ennemi qu'il avait écrasé avait une hygiène déplorable, et s'apprêta à lancer quelque plaisanterie bravache à l'adresse de Bralic, lorsqu'il vit que ce dernier béait toujours en direction de la porte. Il prêta alors attention au fait que malgré la destruction du mort-vivant, le cliquetis sinistre persistait et même s'amplifiait. Deux autre horreurs approchaient, chacune portant une hallebarde rouillée.
Bozéfoy recula d'un pas hésitant à engager le combat, et se mit sur la même ligne que Bralic, à qui il donna un coup de coude pour le réveiller.
- Eh, camarade, c'est le moment de montrer ce que nous valons, pas vrai ?
- Euh...
- A trois, on y va. Un, deux...
- Euh...
- Bon, trois. Lâche !
Bozéfoy était plus ou moins dans son élément, avec une épée à la main. Il s'était beaucoup entraîné, et avait même livré quelques duels bénins. Bien sûr, l'ennemi était plus impressionnant que les jeunes nobles et bourgeois qui fréquentaient habituellement les salles d'armes, mais après tout, il en avait déjà tué un sans trop de difficulté, les deux autres avaient des armes peu adaptées à ce type de combat - la hallebarde est surtout utile dans les batailles rangées - et n'avaient ni écu ni armure.
Bozéfoy savait qu'il avait peu de chances de triompher seul de deux adversaires, voilà pourquoi il souhaitait se débarrasser d'un des squelette lors de sa première attaque. Il esquiva un coup de hallebarde, se glissa habilement sous la garde du monstre et, arrivé à son contact, porta toute sa force dans un coup formidable à la face blanchâtre du défunt. Le glaive défonça la figure grimaçante, et le crâne se détacha des vertèbres cervicales pour s'écraser contre un mur. Et d'un, se dit Bozéfoy, roulant à terre pour échapper à l'attaque du deuxième opposant. Le fer du non-mort effleura son épaule, faisant couler un trait de sang sur les dalles grises. Ces squelettes étaient plus rapides qu'il ne l'avait imaginé. Plus rapides et plus résistants car, avec horreur, Il s'aperçut que tout étêté qu'il était, le premier des hallebardier tenait encore fermement sa lance, et même privé de ses orbites, quelque sens mystérieux lui indiquait la direction de son ennemi. Bozéfoy, pris au dépourvu, manqua totalement sa deuxième attaque, et évita de justesse de se faire embrocher. L'allonge des deux créatures était largement supérieure à la sienne et il ne voyait pas comment pénétrer leur formation sans prendre des risques insensés. Ah, qu'ils étaient donc trompeurs, ces récits d'ivrognes où tel barbare analphabète affrontait seul, armé de sa hache, des légions de squelettes. Dans la pratique, la chose était plus compliquée. Ou alors les barbares avaient quelque chose de plus que lui. Attentif à l'évolution des combattants, il parvint soudain à trouver une faille et détourna du plat de la main un coup de lance destiné à son flanc, remonta le long du bois et glissa son fer dans la cage thoracique du combattant maudit. Mauvaise idée. Le glaive se retrouva coincé, enfoncé dans une vertèbre qui refusait de céder. Il resta une demi-seconde de trop à proximité du squelette et son comparse porta un coup de hallebarde dont il parvint à éviter le tranchant, mais pas le lourd manche, qui lui engourdit le bras gauche. Etouffant un cri, il recula, désarmé.
Alors, la providence vint à son secours en la personne de Bralic qui avait repris ses esprits. Les squelettes étaient passés à côté de lui sans lui prêter attention, et malgré son amour propre peu développé, il en avait conçu quelque soupçon d'agacement, qui l'avait tiré de sa léthargie. Sans faire de bruit, il s'était glissé derrière le squelette qui avait encore sa tête, et avait pensé à Ephédion Jableu. Ephédion Jableu était un personnage vil et retors, l'âme damnée de Samrag Benados, le chef des garnements du village qui l'avaient persécuté pendant toute son enfance et son adolescence (son adolescence s'étant terminée la semaine passée). Bien sûr, Bralic n'avait jamais osé s'imaginer rosser Samrag Benados, qui était le fils du forgeron, un personnage important, par contre, il ne se privait pas de rêver à quelque mémorable correction qu'il pourrait infliger à Ephédion, l'ignoble Ephédion, avec sa bouche en cul de poule et sa tonsure précoce. En ce moment précis, il s'imaginait lui briser les reins afin d'en faire à tout jamais un impotent bavant et incontinent, c'est pourquoi il visa les lombaires du squelettes. Le coup fut fort puissant, et une vertèbre fut expulsée de son logement. La partie supérieure du squelette chût par terre, agitée de spasmes, tandis que les jambes et le bassin, encore debout, couraient en tous sens dans la pièce. Alors, le décapité se retourna, son attitude marquant quelque surprise, ce qui laissa à Bozéfoy le temps de s'esquiver vers l'entrée de la petite salle, où gisaient encore les armes du premier squelette. Il laissa le bouclier, mais prit l'épée longue, une arme lourde, rouillée, qui valait presque celle qu'il avait laissée chez le forgeron indélicat. Mieux armé pour faire face à l'adversité, il repartit à l'assaut avec un entrain nouveau, et tandis que Bralic brisait un bras du squelette restant (il visait le sternum), le chevalier de Zalaco lui coupa une jambe à hauteur de genou, le condamnant à choir tel un arbre qu'on abat. De conserve, ils s'éloignèrent rapidement du lieu du combat, les restes des deux squelettes s'agitaient encore de façon désordonnée. Ils allèrent rapidement quérir de lourdes pierres, qu'ils lancèrent sur tout ce qui faisait mine de se mouvoir, et ne s'arrêtèrent que lorsque la dernière articulation fut démantibulée.
La pièce gardée par les squelettes était aussi vide que les autres, et on y trouvait, sans surprise, le petit levier permettant, sans doute, d'ouvrir la dernière porte.
- Par Heaum, s'écria Bozéfoy, voici enfin le dernier levier. Encore un monstre, et nous serons au bout de nos peines. Pansons vite nos blessures et... mais pourquoi ris-tu ?
- Qui, moi ? J'avions point ri, j'croyons qu'c'était vous ?
- Tu n'as pas ri ? Mais attend, j'entend en effet pouffer, cela vient de cette direction, de ce mur... Silence...
Bozéfoy sortit précipitamment dans la grande salle et colla son oreille à l'un des murs. Un mur qui avait l'air parfaitement banal, à ceci près qu'il était moins glacé, moins humide que les autres, peut-être. Bozéfoy toqua, et cela fit toc. Et ce n'est pas l'os de l'index qui fit ce bruit, mais le mur lui-même. C'est étrange, car un mur de pierre ne fait ordinairement aucun bruit. Le chevalier approcha sa torche, chercha la moindre aspérité, inspecta les joints des pierres, et décela rapidement une fissure plus large qui courait sur une bonne partie du pan de mur, ainsi qu'une crevasse à hauteur de nombril, moins épaisse qu'un doigt d'homme mais dont il ne pouvait voir le fond. Il glissa la pointe de son épée dans la fissure, suivi par Bralic, et tous deux firent levier. Le pan de mur sortit de son logement, d'un ou deux millimètres, mais il était bloqué par quelque chose. Bozéfoy décida de changer de tactique et utilisa une hallebarde (il avait peur d'abîmer son arme) comme d'une hache. Sous une couche de pierres collées, de peinture et de poussière, il trouva vite un panneau de bois qu'il frappa de toutes ses forces. Bientôt, le fer entama le bois et le chevalier vit le mécanisme qui fermait la porte secrète, une simple barre de bois posée sur des tenons de bronze. Il la fit rapidement sauter en glissant le manche de la hallebarde par les lattes disjointes et donna un coup de pied rageur pour dégager le passage.
Ce qui se trouvait derrière était bien singulier. Deux salles, taillées sans fioritures dans le roc nu, il fallait se baisser pour y progresser. Un habitat minuscule pour une créature minuscule, et des meubles à la même échelle, des meubles confortables d'ailleurs. Une table et une chaise dans un coin, une assiette emplie d'un brouet de haricots encore tièdes, une petite lampe à huile qui refroidissait, un coffre béant vomissant des tenues d'un mauvais goût improbables - mais toutes de petites tailles - et une armoire tremblotante, un petit lit à baldaquin et sa literie de satin bleu, un tableau représentant une femelle gnome assez avenante selon les critères de sa race, et de multiples objets hétéroclites jonchant le sol recouvert de tapis moelleux.
Il ne fut pas difficile de trouver l'occupant des lieux, un gnome qui se terrait dans l'armoire. Bozéfoy l'attrapa par le collet et mena sa figure rougeaude en face de la sienne.
- Eh, l'avorton, que fais-tu céans ? Est-ce un lieu pour les demi-portions ? Echappe-toi vite, avant que de te faire occire par quelque habitant de ces tunnels. Tu as de la chance d'être tombé sur nous.
- Modère ton langage, grand dadais, tu ne sais pas à qui tu as affaire ! Je suis Gourias le Magnifique !
- Oh, Gourias, sûrement quelque grand nécromant, un puissant mage d'outremer, qui connaît les pactes anciens et les paroles secrètes, c'est ça ?
- Oui, exactement ! Un grand nécromant. Et par Baalinos, je te conjure de me relâcher sans tarder, sinon, je te transforme en... chose désagréable.
- C'est ça, bien sûr. Je suis impressionné. Bon, trêve de plaisanterie, parle, ou je te transforme en tranches de gnome par la magie ancestrale de cette épée. Le prochain monstre, c'est quoi, et comment peut-on le vaincre ?
- Dans ma grande mansuétude, je vais vous répondre malgré votre impolitesse. Si vous pouviez mettre cette lame ailleurs que sous ma gorge... Bref, le monstre qui se terre derrière la quatrième porte sera un adversaire bien plus difficile à vaincre que les précédents, et si vous n'y prenez garde, il vous broiera dans ses anneaux écailleux. C'est un serpent, un gigantesque python qui a gobé tout cru plus d'un héros imprudent. Absolument !
- Malédiction ! Nous n'avons pas d'élixir contre le poison. Maudite soit mon imprévoyance !
- Si vous aviez quelque connaissance en zoologie, vous sauriez que les pythons sont des constricteurs, ils ne sont pas venimeux.
- Ah, vous me rassurez.
- Ne prenez pas cet adversaire à la légère, c'est un puissant reptile, et rusé comme un renard qui plus est.
- Tant pis pour lui, j'ai déjà un plan subtil.
La configuration de combat était la suivante : Bralic, armé d'une hallebarde, se tenait à son emplacement habituel, au centre de la grande salle, prêt à frapper tout ce qui passerait un museau par l'ouverture. Mais cette fois, Bozéfoy ne jouait pas les équilibristes, il était dans la troisième petite pièce latérale, avec la deuxième hallebarde. Il arrivait ainsi à toucher le petit levier du bout du manche tout en passant la tête dans l'embrasure. Quand à Gourias, il avait de nouveau trouvé refuge dans son réduit, et observait tout depuis son abri camouflé.
Bozéfoy actionna le levier, le cœur battant fort dans sa poitrine. Il vit la porte se soulever en dégageant un léger nuage de poussière, et attendit. Et il attendit. Et encore.
Bralic se retourna, et adressa une muette interrogation à son collègue aventurier, qui haussa les épaules. Ils attendirent encore un certain temps, jusqu'à ce que les armes en deviennent lourdes à brandir.
- On fait quoi, not'maître ?
- Et bien avance, titille le donc !
- C'est que, ben... comment dire...
- Ah, ces manants, quelle plaie. Attend, j'y vais.
Avec mille précautions et à une vitesse d'escargot asthmatique, le chevalier de Zalaco s'approcha, torche à la main, épée dans l'autre, jusqu'à discerner les formes qui occupaient la quatrième pièce. Elle paraissait plus grande que les trois précédentes, et en son centre était posé un grand quadrilatère de pierre, qui par ses dimensions rappelaient plus un lit pour deux personnes qu'un autel sacré. Sur l'autel, car c'en était pourtant un, une forme noire et luisante gisait, repliée. C'était apparemment mou, car un bout pendait jusque par terre, et c'était complètement immobile. En déplaçant la torche de gauche à droite - très lentement - Bozéfoy parvint à faire jouer la lumière sur les multitudes de toutes petites écailles laquées, et à évaluer le volume de la chose, sans toutefois distinguer clairement ce qui était à l'avant et ce qui était à l'arrière. Un éclat métallique, dans le fond de la pièce, attira cependant le regard du jeune noble. Dans une niche, au sur le mur du fond (là même où aurait dû se trouver le quatrième levier s'il y en avait eu un quatrième), gisait une autre forme, bien plus amicale. Le cœur de Bozéfoy se mit à battre si fort qu'il crut un instant que ce vacarme allait réveiller le grand serpent. Il contourna l'autel par la droite, rasant le mur car il n'y avait pas beaucoup d'espace, et s'étonna de la hardiesse qui était la sienne à s'approcher à moins d'un mètre d'un monstre qui, éveillé, l'aurait occis sans coup férir dans une étreinte aussi douloureuse que brève. Il s'éloigna de la bête avec soulagement et avança vers le fond de la pièce, contemplant l'objet de sa convoitise. Oui, c'était bien ce qu'il avait vu. En parfait état. Il saisit dans sa main gauche les trois boules de fer délicatement hérissées de barbelures, tendit les chaînes afin qu'elles ne fassent pas de bruit, puis de la main droite il empoigna le manche épais de l'arme. Il la souleva avec peine, c'était parfait, exactement ce qu'il avait désiré, l'outil de mort, le porteur de désespoir, le semeur de veuves. Il contempla la longue pique dentelée destinée à déchirer douloureusement les chairs, la double lame de hache à l'autre extrémité, les multiples gardes dont les excroissances étaient soigneusement calculées pour, dans les mains d'un guerrier expert, bloquer aisément la lame de n'importe quel adversaire, voire le désarmer. Il y avait des compartiments pour les poisons, un lance-fléchettes actionné par un bouton dans le manche, et quelques autres joyeusetés du même ordre. C'était une hache de glaive guisarme de ponction à deux lames et neuf queues de flagellation ! Une vraie ! Enfin, il se sentait plus fort, invincible pour tout dire. Mais mon dieu, que ce truc était donc lourd !
Il prit donc l'arme par devers lui et revint sur la pointe des pieds vers la grande salle, en contournant de nouveau le serpent endormi, attentif au moindre mouvement, au moindre bruit. Il y était presque parvenu lorsque la voix de Bralic se fit entendre, pour tout dire, il braillait à tue-tête :
- Holà, not'maître, z'avions besoin d'aide ? Eh oh !
Il eut un hoquet de surprise, et l'une des lourdes boules d'acier en profita pour s'échapper de sa main moite et tremblante pour venir s'écraser sur quelque chose de sec et dur. Quelque chose qui se redressa dans un mouvement incroyablement fluide, quelque chose qui était triangulaire, grand comme deux fois la main de Bozéfoy, et dont il émanait un sifflement furieux. Sur l'autel, le corps du serpent se dévida, se répandit comme une lave noire, progressant beaucoup trop vite en direction de Bozéfoy, qui abandonna toute velléité de passer inaperçu et courut vers la grande salle en criant à tue-tête :
- Maintenant, le levier !
Bralic hésita un peu, pris de panique, puis courut vers la troisième petite pièce et se jeta littéralement sur le levier, qu'il actionna derechef. La porte commença à se refermer juste derrière Bozéfoy, mais pas assez vite pour interdire l'accès au serpent qui se glissa à toute vitesse vers sa proie affolée en dessinant des zigzags sur le sol. Bozéfoy tomba par terre, aidé en cela par la lourde masse de sa hache, et se retourna pour voir devant lui l'énorme python se dresser, crachant furieusement, et se débattant avec rage. Il ne comprit pas tout de suite la raison de cette attitude de la part d'un monstre qui n'avait à l'évidence pas besoin d'en rajouter pour impressionner, mais en rampant hors de portée du terrible reptile, il vit qu'au loin, sa queue était coincée sous la porte, de telle sorte qu'il était maintenant pris au piège comme un chien dont la laisse est trop courte. Sans doute le bloc de pierre lui écrasait-il l'appendice caudal, lui causant les pires tourments, mais comme aucun organe vital n'était touché, il restait un adversaire terrible.
Après s'être assurés que ses contorsions ne pourraient pas le libérer, nos amis tentèrent d'occire le serpent en lui lançant des cailloux, qui frappèrent son armure sans causer de dégât, ou des hallebardes, qu'il dévia sans peine d'un coup de museau. Rien n'y faisait, le terrible animal crachait et fulminait, sans qu'il soit possible de l'approcher pour lui porter un coup. Toujours en gardant leur adversaire à l'œil, nos deux héros allèrent trouver Gourias, et lui demandèrent conseil (l'épée sous la gorge).
- Alors, le serpent n'est plus une menace, et j'ai la hache de glaive guisarme de ponction à deux lames et neuf queues de flagellation qu'il gardait. Que devons-nous faire, maintenant ?
- En théorie, bien sûr, je ne devrai pas vous le dire, mais comme vous m'êtes sympathique, sachez que sous l'autel se trouve un passage secret menant au niveau inférieur.
- L'autel ? L'autel du serpent ?
- Oui, c'est ça.
- Mais, on ne peut pas passer !
- C'est pas ma faute, vous noterez.
- Ah, mais quelle misère. Nous aurions dû amener avec nous des armes de jet, des arcs, des choses de ce genre, nous aurions pu sans peine vaincre ce gardien. Ah, cruel destin qui si près du but nous prive de la victoire !
- Ouais, enfin, si près du but, c'est tout relatif.
- Que veux-tu dire, gnome ? Tu prétendais voici un instant que le trésor était sous l'autel...
- Je n'ai pas parlé du trésor, mais du niveau inférieur. Vous êtes ici dans le vestibule du Donjon Filandreux, qui est en quelque sorte une entrée en matière. Dans le niveau inférieur se tapissent des créatures bien plus étranges, bien plus dangereuses et surtout bien plus nombreuses, des pièges mortels, des sortilèges maléfiques, des énigmes retorses... et c'est une fois vaincus tous ces périls que vous aurez le droit de toucher la récompense de vos efforts !
- Le trésor, enfin !
- Mais non voyons, réfléchissez, l'accès au troisième niveau. Mais il y en a d'autres dessous, bien sûr. Le trésor est tout au fond.
Un ange passe.
- ... et combien de niveaux y a-t-il au juste ?
- Aucune idée, je ne suis pas dans le secret de Ceux-des-Profondeurs.
- Ben dame, on n'est point sortis d'l'auberge, à c't'heure ! Y'a point un moyen d'aller plus vite ?
- Quoi ? Aller plus vite ? Voyons, c'est impossible, ce serait contre toutes les règles, vous vous rendez compte. Un donjon, il faut l'explorer niveau par niveau, vaincre dans l'ordre chacune des embûches, c'est seulement à ce prix que l'on peut mériter les trésors enfouis.
- D'accord, ce ne serait pas très déontologique, mais est-ce que techniquement, ce serait possible ?
- Mais bien sûr que non, soyez sérieux. Il est évident que le Donjon a été conçu par ses architectes pour parer à toute tentative de ce genre, à moins de... non, enfin, c'est impossible.
- Eh, microscopique avorton, à moins de quoi ?
- Oh, un moyen m'a un instant traversé l'esprit, mais... non, oubliez ceci, je ne puis rien garantir.
- Parle donc, maraud, ou tu tâteras de mes armes !
- Soit, soit, j'ai un moyen de vous faire parvenir plusieurs niveaux en dessous, peut-être même jusqu'aux tréfonds du Donjon, qui sait. Mais je ne garantis nullement que vous parviendrez vivants jusque là. Etes-vous prêts à tenter l'aventure ?
- Euh... ben, j'savions pas trop...
- Ton discours me plaît. Bien sûr que nous sommes prêts ! Allez, mon compagnon d'infortune, allons vaillamment à l'encontre des créatures démoniaques, et remettons notre sort entre les mains de ce trotte-menu. Et toi, le gnome, pas d'entourloupe hein ? Sache qu'au moindre mauvais coup, tu te retrouves manchot et cul de jatte, foi de Zalaco !
- Oui-da, sire chevalier. Si vous voulez bien me suivre, il faut une préparation spéciale pour le rituel.
Gourias avait prononcé cette dernière phrase avec un sourd accent de menace, qui avait cependant totalement échappé à nos deux compères. Les gnomes sont de nature volubile et facétieuse, de telle sorte qu'à les fréquenter, on en venait rapidement à oublier toute prudence à leur endroit et à les considérer comme quantité négligeable. Il s'agissait d'une adaptation naturelle qui avait sauvé la vie à maint et maint gnomes aux prises avec des forces qui les dépassaient.
Les trois compères longèrent le mur, laissant le serpent à sa douloureuse captivité pour se retrouver dans le petit poste d'observation du gnome. De l'armoire il sortit un grand bourdon, probablement de magicien, ainsi qu'une corde, qui ne pouvait être que magique. Il noua sans un mot le poignet gauche de Bozéfoy au poignet droit de Bralic, puis vint se poster devant une trappe circulaire d'assez grande taille qui occupait le fond de la cuisine. Il tapa trois fois du bout du bâton sur le bois de la trappe, qui s'ouvrit d'un coup avec un grand fracas.
- Tenez vous tous deux devant le Puits des Ames, et levez vos mains, voilà, comme cela. Et maintenant, concentrez-vous, fermez les yeux pour laisser passer le flux magique.
- Crédieu, quelle fouettance ! Quelle infecteté gerbeuse !
- Le manant a raison, il pue quasiment comme un vide-ordure, votre puits.
- Oh, vous croyez ? Concentrez vous plutôt sur le sortilège.
Gourias s'approcha des deux hommes, le bourdon tenu à l'horizontale, et récita sa formule magique d'une voix nasillarde.
" Fils de la terre nourricière
parmi vos roches de satin
vos mines d'or et vos carrières
accueillez donc ces deux crétins "
Et tandis qu'il prononçait le dernier vers, il se jeta en avant, projetant les deux aventuriers entravés d'un vigoureux coup de bâton dans le vide ordure.
- Mes amitiés à Belzébuth, andouilles !
Level Two : Corridors of Torment
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Three : Dark Temple of Sin
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Four : Maze of Black Pain
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Five : Ellipsoïd Tomb of Mûm-Ra
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Six : City of Eternal Darkness
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Seven : Tunnels of Sorrow
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Eight : Web of the Spider Queen
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Nine : Palace of the Unholy Spirit
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Ten : Azurean Forge of the Elder Ones
aaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaa
Level Eleven : Caves of Fingers in the Nose
AaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAZBLØØØØRTSCH !
Un long silence accueillit cette molle onomatopée. Un instant même, les gouttelettes d'immondices semi-liquides qui pleuvaient en permanence sur les sphaignes de la profonde caverne parurent se taire, attentives au destin des deux malheureux voyageurs verticaux. Puis, un monticule verdâtre et putréfié se souleva avec une intense lassitude, et un autre pas trop loin, et encore un autre, qui devait correspondre à quelque coude ou genou. C'était tiède, et gluant, et infect au dernier degré. Quand à l'odeur, c'était au-delà des mots du vocabulaire commun. Et il y avait de cette matière une couche très épaisse, qui sédimentait, ou coagulait, au fond, de telle sorte que l'on pouvait se déplacer péniblement à quatre pattes en prenant appui sur les croûtes, ou quoique ce soit, qui flottaient entre deux eaux, ce que nos héros ne se privèrent pas de faire. En vomissant, ils parvinrent à se hisser sur une sorte de monticule, qui semblait reposer sur une bizarre armature ramifiée, peut-être le squelette de quelque créature sphérique, ou les racines d'un arbre bien étrange. Un peu plus loin, une autre de ces îles surnageait, et plus loin, encore une autre, et tout autour, dans la lueur orange distillée par de répugnants lichens, des grandes quantités de ces bosses irrégulières s'offraient aux regards dubitatifs des deux jeunes gens. L'endroit était si inhabituel aux regards des humains que l'œil ne pouvait se fixer, ni évaluer les distances, et encore moins comprendre la finalité de ce lieu. Le fait est que la gravité agit dans les donjons de même qu'à la surface, et que ce qui vient du dehors sert de provende à ceux qui vivent dans les niveaux supérieurs, lesquels, par leur industrie et leur biologie, produisent des déchets, qui entraînés par les infiltrations et les cours d'eau souterrains, sont à leur tour utilisés comme nourriture, boisson ou matière première par ceux qui vivent en dessous, et ainsi de suite, se dégradant à chaque étape jusqu'aux tréfonds les plus obscurs de la terre, où plus rien ni personne, même avec la meilleure volonté du monde, ne peut rien en tirer. Voilà ce qui entourait Bralic et Bozéfoy, voilà où ils se trouvaient.
- ... trouver... sortie...
- ... hmmummf...
Les deux hommes se redressèrent sur leur support branlant, s'appuyant sur une branche moussue, et regardèrent autour d'eux avec une plus grande acuité. Le liquide gluant, telle une lave froide, semblait animée de remous intérieurs lents mais inexorables. Bozéfoy ramena la hache de glaive guisarme de ponction à deux lames et neuf queues de flagellation qui avait chu près de lui et s'y agrippa. Des yeux, il chercha une sortie. Mais encore eut-il fallu pour cela qu'il visse les parois de ce lieu souterrain, lesquelles se perdaient dans l'ombre et dans une brume malsaine.
- Pas de monstre ? s'interrogea Bozéfoy entre deux quintes de toux.
- Ben, comme on dit, point d'goupil dans l'poulailler contente le fermier !
- Si tu le dis, moi je n'y connais rien en volaille. Maintenant que j'y songe, on m'avait parlé d'un sombre nécromant... Dis-moi, croquant, connais-tu un certain Bralic ?
- Oui-da, not'maît', c'est moi !
- Hein ? Tu t'appelles Bralic ?
- C'est bien moi, pour sûr.
Le chevalier de Zalaco se rapprocha de son compagnon, l'arme à la main, l'air vaguement menaçant.
- J'ai entendu parler d'un Bralic le Destructeur...
- Mais oui, c'est ben ça, Bralic eul'Destructeur...
- Alors, ami, prépare-toi à mourir.
Et d'un unique coup de son arme monstrueuse, le chevalier de Zalaco trancha la tête de Bralic le Destructeur.
En tout cas il aurait bien voulu. Car Bralic, sans en avoir l'air, esquiva le coup qui se perdit dans la tourbe pourpre. Une totale incompréhension se peignait sur les traits du jeune paysan, qui esquiva le second coup sans peine en roulant un peu plus loin. Au point où il en était, se salir un peu plus lui importait peu. Les masselottes s'écrasèrent là où, une demi-seconde avant, était sa tête, pulvérisant la gangue moussue et libérant un os noir et immense. Il fallut que Bozéfoy porte, et rate, un troisième coup, pour que Bralic réalise qu'il était en train de subir une tentative d'assassinat en bonne et due forme.
Quand à Bozéfoy, il était frappé d'un étonnement grandissant devant l'incroyable résistance de son ennemi. Il savait bien que Bralic n'avait aucune des qualités d'un combattant, qu'il était frêle, indécis, maladroit et sans une once d'expérience des armes, et il savait bien que le pauvre bâton gravé de runes ne serait qu'une protection toute symbolique. Mais pourquoi cet entêté s'obstinait-il à rester ainsi en vie ? Et comment ? Par quel miracle ce paysan mal dégrossi parvenait-il à éviter ses coups à lui, authentique guerrier, qui avait passé sa vie à s'entraîner, à apprendre les attaques, les parades, les contre-parades...
Pardi, c'était ça ! Bozéfoy, inconsciemment, mû par son long apprentissage, portait ses coups là où Bralic aurait dû se trouver s'il avait été un combattant normalement doué. Mais comme il était exceptionnellement médiocre et ignorait tout de l'art de se battre, le garçon de ferme dépenaillé se retrouvait systématiquement dans une position qu'aucun guerrier sensé n'aurait jamais occupé, et que Bozéfoy, de ses combinaisons mortellement élaborées, ne pouvait atteindre. Intégrant ces données nouvelles, le chevalier de Zalaco modifia sa posture et sa prise, et s'apprêta à achever le combat.
Mais Bralic avait enfin compris qu'on cherchait à l'occire, et mû par un puissant instinct de survie, il s'en fut à toutes jambes, abandonnant son bâton pour mieux sauter d'îlot en îlot afin d'échapper le plus longtemps possible au assauts de son ancien partenaire. Et ainsi durant de longues minutes, deux silhouettes crottées, abruties par le dégoût et par la fatigue, se livrèrent à un étrange ballet dans la lumière crépusculaire et fongique, l'un fuyant maladroitement les attaques de l'autre.
Or l'habileté tactique n'était pas non plus une qualité éminente chez Bralic, qui bientôt se retrouva sur un ilôt certes un peu plus grand que les autres, mais aussi, par le hasard des courants, isolé, de telle sorte que lorsque Bozéfoy sauta à son tour sur le havre en question, il ne put se retenir de ricaner en songeant qu'enfin, cette course insensée se terminait. Bralic, quand à lui, se retrouva acculé à une grosse éminence aux formes irrégulières et à la surface mordorée, et contempla un instant avec une terreur non dissimulée le spectacle de son trépas qui avançait vers lui.
Toutefois, les généraux les plus sages savent qu'il est dangereux d'acculer un adversaire, qui n'ayant plus rien à perdre, ne ménagera plus sa peine ni sa rage pour, à défaut de vaincre, causer autant de dommage que possible à l'ennemi. Bralic, se retrouvant dans cette situation de bête traquée, agrippa le premier objet saillant venu pour tâcher de s'en faire une arme. Il jeta son dévolu sur une curieuse protubérance longue d'un pied, émanant du rocher auquel il s'adossait, qui semblait plantée là comme une dague dans le crâne d'un dragon mort. Il empoigna la masse spongieuse qui sous la pression exhala des relents méphitiques ainsi qu'un jus noirâtre, et d'un coup sec, tira. Cela vint tout seul. Et Bralic ne fut même pas surpris de découvrir que l'arme improvisée ne l'était pas tant que ça, car si la poignée fongique était glissante et malcommode, c'est bien une lame de deux pieds de long qui était sortie du rocher, une lame d'un acier incroyablement bleu, intact, sans doute la seule chose à avoir survécu à la corruption insondable qui régnait en ces lieux. Et soudain, une mince étincelle de confiance en soi vint réconforter notre héros.
Bozéfoy porta un coup de la large hache à la face de Bralic, qui sans réfléchir - il est vrai que l'exercice ne lui était pas familier - porta un coup de la longue dague vers le fer mortel. Un tel coup est bien sûr totalement contraire aux enseignements traditionnels des grands maîtres d'armes, car la dague n'est pas l'arme la plus idoine pour la parade. Pourtant, Bralic para le coup. Tout son squelette résonna et protesta devant le mauvais traitement qui lui était infligé, mais il para. Ses muscles se durcirent douloureusement, mais il para. La hache avait glissé le long de la lame bleue du glaive et s'était retrouvée coincée dans un éperon de fer qui sortait de la garde. Un éperon de fer qu'à bien y réfléchir, Bralic et Bozéfoy remarquaient pour la première fois. Le jeune garçon tenta alors de se dégager en portant un coup à l'aveugle à son adversaire. Un coup de taille assez vilain, horizontal et bâclé, qui en toute logique n'aurait jamais dû transpercer la garde de Bozéfoy, notamment en raison d'un manque dramatique d'allonge. Et pourtant, il sembla bien que l'arme facétieuse était plus longue qu'il n'y avait paru au premier abord, car la pointe accrocha le pourpoint du chevalier et le déchira sur une dizaine de centimètres de long, pas assez profondément pour le mettre en danger, certes, mais suffisamment pour que coule un mince filet de sang. Stupéfait d'avoir ainsi été touché, il regarda un instant le visage étique du pauvre valet de ferme qui venait de le blesser. Visiblement, celui-ci était encore plus surpris. Le combat cessa un instant tandis qu'ils se considéraient l'un l'autre, ne sachant que faire.
Puis, ne trouvant pas de meilleure conduite à tenir, ils reprirent leur joute.
Et cela dura de longues minutes, ou bien des heures. Toujours Bozéfoy portait les coups les plus redoutables, avec ruse, force, ou bien les deux ensemble, et toujours le fer bleu de Bralic se trouvait en travers, dévoilant un crochet, un rebord, un tranchant jusque-là caché. Tantôt elle était un modeste coutelas de chasse, tantôt massive épée à deux mains, et jamais la transition d'un état à l'autre n'était visible. Jamais l'étrange magie à l'œuvre dans l'arme bleue ne présentait les traits rassurants d'un enchantement spectaculaire plein d'étincelles et d'embrasements. Non, à chaque changement d'orientation, à chaque rai d'ombre ou de lumière, la géométrie de la lame d'azur se déployait avec un naturel confondant, comme faisant partie de l'ordre naturel des choses.
Et durant cet interminable et surprenant combat, il s'opéra une étrange magie dans l'esprit des deux jeunes hommes. Tandis que Bralic, fort de ses succès d'escrime, prenait de l'assurance et commençait à envisager, sinon la victoire, en tout cas un trépas glorieux, voici que l'indomptable tempérament aristocratique de Bozéfoy, malmené par l'adversité et l'insoutenable persistance d'un adversaire indigne de lui, s'assouplissait quelque peu, et commençait à prendre en compte d'autres données que celles directement relatives à sa propre existence. L'un apprenait la grandeur, l'autre l'humilité.
Et tous deux apprenaient la fatigue.
De conserve, ils s'écroulèrent parmi l'infecte fange, haletant comme des carnes maltraitées. Bozéfoy était certes de constitution bien plus robuste, mais il avait le désavantage de porter l'assaut, et de plus, son arme était décidément beaucoup trop lourde. Voici pourquoi ils tombèrent en même temps, peu désireux de reprendre la lutte avant un bon moment. Mais une voix aussi dure que flétrie par les ans se fit entendre derrière eux.
- Et bien, Chevalier, quelle est donc cette attitude indigne ?
Flottant à trois mètres au-dessus du sol, la silhouette nerveuse d'Antipatros était apparue. A moins qu'elle n'ait été là depuis le début et que, pris par l'excitation du combat, ils ne l'aient pas vue.
- Que fais-tu donc assis misérablement, en compagnie de ton ennemi qui plus est ? Ne te souviens-tu pas de ce que je t'ai dit de lui ? Il est fourbe et cruel, et rêve de dominer le monde...
- Eh, l'bonjour, eu'msieur Tantrapitos ! Vous savions pourquoi y'm'tape dessus, cui-là ?
- Oui, reprit Bozéfoy, c'est aussi la question que je me posais. Car plus le me bats contre Bralic, plus il m'apparaît qu'ils s'agit là d'un manant de peu d'éducation, et qu'il n'a rien à voir avec le nécromancien annoncé. Et voilà maintenant qu'il vous reconnaît, et vous adresse la parole sans crainte comme si vous étiez son ami.
- Quoi ? Tu mets en doute ma parole ?
- Que ne l'ai-je fait plus tôt ! Je vois clairement, maintenant, que pour satisfaire quelque mystérieux caprice, vous m'avez demandé d'assassiner ce gueux là, qui ne m'est rien et ne m'a en rien causé tort. Mais pourquoi, monstrueux vieillard ? Qu'est-ce qui te pousse à ourdir si vil complot contre un garçon de si basse extraction ?
- Crois-moi, fils de Zalaco, j'agis pour ton bien. Tu dois tuer Bralic, afin de t'emparer de cette arme qui te revient de droit. C'est ton destin, vois comme il est proche. Toute ta vie, tu as travaillé avec obstination, tu as fait de ton corps une arme mortelle, tu as étudié les mille manières de donner la mort, et aujourd'hui je te vois prêt. Il te reste un geste à accomplir pour rejoindre le cours naturel des choses, avant qu'il ne soit trop tard. C'est ton destin.
- Mon destin dis-tu ? Quel est-il mon destin, toi qui parais si bien informé ?
- Glorieux, assurément !
- Glorieux hein ? Tu l'as dit toi même, j'ai gaspillé toute ma jeunesse dans les salles d'armes à apprendre les vingt-deux parades à la botte Crepine à deux glaives, à boxer jusqu'à m'user les phalange sur des coussins de cuir qui ne m'avaient rien fait, à me faire bastonner par mes maîtres pour un pas de travers lors de la Riposte Fulgurante du Baron Gris, et à trotter sans but comme un chien de course en beuglant des chansons vulgaires en compagnie d'autres pue-la-sueur de mon genre. J'étais toujours le meilleur, ou parmi les meilleurs élèves, partout où j'appris à me battre. J'y ai mis tout mon cœur, toute mon âme, oubliant chaque soir mes courbatures en pensant à mon " glorieux destin ". Et pour quel résultat ? Fuir devant des striges, me faire rosser par un gobelin, patauger dans la merde, et maintenant, je vois que je suis incapable de battre le plus misérable des gringalet qu'il me fut donné de voir. Mon glorieux destin, je lui en fais cadeau, à Bralic le Destructeur. Qu'il se couvre d'honneurs si ça lui chante, que son nom soit loué dans par les bardes et martelé aux frontons des temples de Pthath, grand bien lui fasse. Pour ma part, je vais remonter à la surface, vendre cette arme inutilisable, et tâcher de me rendre utile en faisant un vrai métier. J'ai perdu assez de temps avec ces fadaises.
- Mais c'est impossible, ça ne peut pas arriver, ça n'est jamais arrivé ! Tu ne peux pas faire ça !
- Je le fais.
Et les dieux du destin, à bout de patience, reprirent l'âme de leur serviteur Antipatros, afin d'en faire... ma foi, autant l'ignorer.
Remonter à la surface fut dur pour nos héros exténués, car l'ascenseur était en panne. Une fois revenus à une altitude décente, ils s'éloignèrent quelque peu du marais, s'allongèrent sous un grand arbre et, sans attendre la nuit, dormirent. Au matin, ils se mirent en route et regagnèrent Sembaris, en plaisantant, un peu. A midi, ils s'attablèrent à une auberge sympathique, y mangèrent, y burent, et voyant qu'ils n'avaient plus grand chose à se dire, se quittèrent sur une virile poignée de main.
Et le destin de Bozéfoy ne s'accomplit point, à son grand soulagement. Il ne vendit pas sa hache de glaive guisarme de ponction à deux lames et neuf queues de flagellation, mais ne s'en servit pas beaucoup non plus. Il entra au service de maître Khafou Samathork, le patron du " Cochon Perdu ", qui, souhaitant transformer son établissement en cabaret, avait besoin d'un videur. Assurément, Bozéfoy et son arme extravagante tinrent en respect les malandrins les plus obstinés, et firent merveille pour reconduire jusqu'au caniveau les ivrognes, même obèses. Il se rendit aussi utile pour toutes sortes de travaux de force ou de bricolage, et acquit la confiance de son patron, tant et si bien qu'il lui donna sa fille en mariage. Zénobie Samathork n'était pas la plus gracieuse jouvencelle de la Kaltienne, mais elle était de compagnie agréable, et elle lui fit deux beaux garçons ainsi que quatre pisseuses, des bambins joufflus et braillards pour lesquels il se prit d'affection. Dans les faubourgs du port de Mestios, pas très loin de Sembaris, ils bâtirent une taverne qu'ils appelèrent " A la hache à boules ", et qui, sans acquérir une renommée considérable, nourrit amplement ses propriétaires durant de longues années. Et souvent, le patron, qui avait pris de la bedaine et perdu quelques cheveux, racontait aux enfants du quartier, avec forces détails horribles, son unique aventure, du temps où il était jeune et insouciant. Il vécut ainsi, honnête contribuable et citoyen modèle, travailla assez dur, mais pas trop, et eut une vie prospère. Il mourut une nuit, à soixante-trois ans, d'une bronchite qui l'avait pris trois jours plus tôt, et bien des habitants de Mestios vinrent pleurer à ses obsèques.
Et au repas qui suit traditionnellement la crémation dans la coutume Khôrnienne, repas où l'on se remémora avec émotion les faits et dits du défunt, un des convives, un notaire a l'esprit aiguisé qu'il avait pour ami dans les dernières années de sa vie, fit remarquer que Bozéfoy avait été un des rares hommes de sa connaissance qu'il n'ai jamais entendu se plaindre de son sort. Tous cherchèrent dans leurs souvenirs un épisode démontrant le contraire, mais ils n'en trouvèrent pas, et opinèrent donc gravement du bonnet, en quête de quelque sage philosophie à en tirer.
Quand à Barlic, il eut, on s'en doute, un destin plus mouvementé.