Après avoir longuement hésité
devant la sottise du propos,
Asp Explorer, confus, présente :
L'ECOLE DE BRALIC
(où l'on atteint des sommets insurpassables de bêtise)
1 : La Compagnie des Fléaux de Donjons
A quelques encablures au nord-est de la côte Khôrnienne se trouvaient les petites îles de Poynting et Nablavé, rocailleuses et accidentées, d'accès difficile en raison des violents courants qui agitaient la mer alentour en permanence, et des aiguilles d'obsidienne qui affleuraient à la surface, prêtes à déchirer sans coup férir tout vaisseau qui s'aventurerait dans les parages, sauf lors des marées de vive-eau, où pour un capitaine d'expérience et désireux de tenter l'aventure, quelques chenaux pouvaient se dégager. La destination manquait cependant singulièrement d'attrait, vu l'absence d'habitants et l'hostilité de la faune locale, principalement composée de basilics, de rocs mineurs (les oiseaux géants, pas les cailloux), de crabes géants, d'un vaste choix de scorpions, de quelques bendouks fallacieux, d'un dragon noir antipathique mais heureusement endormi, d'une colonie de harpies dégénérées, de deux sphinx qui ne pouvaient pas se sentir et de tout un menu fretin assez représentatif de la population cauchemardesque des contrées sauvages.
A proximité de l'île de Nablavé, la plus étendue des deux, se trouvait mouillée une petite nef à fond plat, inhabituelle dans ces mers, mais qui était le seul navire capable tout à la fois de traverser la mer et de franchir les dangereux récifs défendant l'île. A son bord, une douzaine de marins nerveux, au bord de l'hystérie, scrutaient les rochers environnants, écrasés par la chaleur, l'arbalète à la main. Ils auraient donné cher pour lever l'ancre et rentrer se saouler à Sembaris, mais on leur avait promis plus cher encore s'ils attendaient sagement. Alors, ils attendaient.
Pas trop loin de là à vol d'oiseau, sur l'île, on pouvait suivre une piste qui s'enfonçait profondément dans une sorte de crevasse étroite et tortueuse. Une crevasse si étroite qu'il fallait faire attention à ne pas s'écorcher les bras contre les parois, si tortueuses que l'on n'y voyait jamais à plus de cinq pas devant soi, vu qu'à aucun moment on ne pouvait faire cinq pas en ligne droite sans s'encastrer assez profondément dans le roc. C'était le seul moyen autre que le creusage de tunnel et l'expédition par catapulte pour pénétrer dans l'intérieur de l'île depuis la minuscule plate-forme de galets déchiquetés que l'on appelait « la plage » et qui constituait le seul mouillage de Nablavé. De l'avis général, c'était l'endroit rêvé pour monter une embuscade. L'avis général avait raison, mais si l'on considérait le nombre considérable des cadavres et fragments de cadavres divers qui jonchaient le parcours, l'avis général aurait mieux fait de se mettre à plus nombreux pour la tendre, l'embuscade. Les parois étaient mouchetés de morceaux des créatures les plus improbables, qui avaient péri brûlées, broyées, tronçonnées, épinglées, démembrées, explosées, dilacérées, pelées ou perforées de toutes les façons possibles.
Un peu plus loin encore, le sinistre défilé débouchait sur une cuvette assez large, un décor morne, triste à pleurer, inexplicablement hostile. On eut dit que c'était le bout de la Terre, la frontière du domaine de la vie, c'était le lieu où bien des preux héros avaient achevé misérablement leurs destinées glorieuses.
Il y avait aussi l'entrée du donjon.
Objectivement, rien ne distinguait cette bouche ronde et ténébreuse de l'entrée banale d'une quelconque grotte honnête et bien tenue. Objectivement, le vent tiède et fétide qui s'en exhalait n'avait rien d'exceptionnel, tant il est fréquent que la pression atmosphérique soit différente à l'entrée d'un souterrain qu'à sa sortie, ce qui entraînait un appel d'air, et les champignons faisaient le reste. Objectivement, le sifflement continu, et pourtant subtilement modulé, semblable à la plainte de milliers d'âmes agonisantes, qui en sortait, avait toutes les chances de n'être que le bruit du vent filant dans les stalactites. Objectivement, c'était une grotte. Mais pourtant, c'était l'entrée du donjon. Vous ne vous demandez jamais si l'individu en bleu qui agite un bâton au carrefour est réellement policier, ni si le personnage en armure noire qui vient de faire sauter la porte du vaisseau spatial sur l'air de « la Marche Impériale » est le méchant du film, vous le savez d'instinct. C'était l'entrée du donjon, aussi sûrement que deux et deux font quatre, que le soleil se lèvera demain, ou que l'ouverture d'une boîte de conserve invoque les chats. Et il était tout aussi certain que ledit donjon était bourré, mais ce qui s'appelle bourré, de pièges, de monstres, et évidemment de trésors. En l'occurrence, un pirate du nom de « Barbe Rose
(1) » était réputé pour avoir caché son butin en ces lieux deux bons siècles auparavant. En conséquence de quoi, une troupe d'aventuriers à la réputation trouble, la « Compagnie des Fléaux de Donjons », était partie de Sembaris la cité des merveilles pour atterrir ici.
Il y avait Ludivine d'Angelia, une frêle jouvencelle de près de deux mètres pour deux cent kilos, qui avait coutume de défendre sa vertu à l'aide d'une masse d'armes, et qui, assise sur un tronc pétrifié, un grand couteau à la main et un rouleau de gaze dans l'autre, prenait soin de son compagnon, Nolan Ghork, un robuste Khnebite des tribus de l'extrême nord, bâti tout comme elle, qui préférait pour sa part la hache d'armes. La griffe de quelque monstre avait écorché son cuir chevelu en traversant l'épaisse toison blonde, et un filet de sang brun gouttait sur sa barbe tressée. Debout, un homme en robe bleu roi faisait les cent pas. Son nom était Saramander. Il était maigre, de teint bistre, et aurait sans nul doute pu passer pour séduisant s'il ne s'était pas laissé pousser le bouc et une fine moustache. Dans sa jeunesse, il s'agissait d'un déguisement destiné à impressionner les autres sorciers en se faisant passer pour un puissant et irascible nécromancien coutumier des pactes avec les puissances maléfiques, alors qu'il n'était qu'un étudiant timoré assez mal noté par ses maîtres. L'ironie du sort voulait que, quinze ans et bien des aventures plus tard, il était finalement devenu ce à quoi il ressemblait. Lulu Van Zooïte semblait, quand à lui, faire tache en cette compagnie. Ce bedonnant quinquagénnaire a la tonsure prononcée, souriant de toutes ses dents, moins une qui lui manquait sur le devant, arborait une physionomie bonhomme et un entrain communicatif. Vêtu sans ostentation particulière, il plaisantait gaiement en bandant une estafilade qu'il avait au bras, sans doute se l'était-il faite en se plaquant contre la paroi lors d'une attaque. Mais les apparences étaient trompeuses, et sous le masque de Lulu se cachait l'esprit retors, calculateur et dénué de scrupule d'un voleur professionnel, assassin à ses heures, qui n'avait d'autres attaches dans ce monde qu'un penchant prononcé pour l'or et la débauche. Penchants qu'il partageait avec son alter-ego et éternel rival, Galfo, un moine à la mine austère, mais dont l'âme vile et malsaine en faisait un des pires scélérats de la Kaltienne. Malgré ses vices innombrables, il était habile à soigner les blessures et à concocter les poisons, ainsi, le cas échéant, à occire quiconque aurait eu la sottise de lui tourner le dos. Le genre d'individu en face duquel une mère préfère trancher elle-même la gorge de ses enfants plutôt que de les lui confier. Un individu comme on n'en croise guère que sous le nom de Frère de ***, dans ces romans que l'on vend sous le manteau et uniquement à des gens qu'on connaît bien. Un individu capable de quitter l'inquisition espagnole avec fracas en la jugeant trop molle. Pas le genre d'individu à dévider une bobine de fil devant un trou.
- Il avance encore, ce pendard ?
Lulu s'enquit de l'état du dévidage auprès de Galfo, qui lui répondit par un grognement affirmatif. Effectivement, de temps en temps, quelque chose situé dans le donjon tirait la ficelle, en libérant quelques dizaines de centimètres de l'étreinte du moine.
- C'est incroyable, voici bien une heure et demie que cet âne bâté est entré dans ce trou puant, et il s'accroche encore à la vie ! C'est à n'y rien comprendre.
- Tout ceci ne me plait pas du tout, reprit Saramander. Je commence à me demander si ton fameux plan subtil était si intelligent que ça. Je n'aimerai pas que ce blanc-bec trouve le trésor avant nous par ta faute.
- Et alors, où est le problème ? Si par extraordinaire ce pouilleux nous revient sain et sauf et couvert d'or, nous le délesterons promptement de son butin ainsi que de sa vie, voilà tout.
- A supposer qu'il ne trouve pas une autre sortie.
- Attends ! Interrompit Lulu. Depuis que nous parlons, la bobine est restée immobile. C'est peut-être le signe que nous attendions, qu'il est tombé dans un piège. Voyez la justesse de mon plan et la simple beauté de sa rouerie : il suffisait de flatter l'oreille de ce jeune imbécile pour qu'il accepte d'entrer seul dans ce lieu de perdition, attaché à une ficelle, afin qu'elle nous prévienne de l'inévitable décès de son propriétaire. Voici un piège en moins à désamorcer, ou un monstre repu de plus qui ne nous menacera pas, et en outre, nous nous délestons d'un compagnon d'utilité discutable, ce qui fait une part de butin en moins à distribuer !
- Mais il est heureux, mon fourbe compagnon, que ce crotteux ait été d'une stupidité si confondante, car à la vérité, le piège est si gros que toute personne normalement constituée aurait pris ses jambes à son cou en t'écoutant arriver avec tes paroles melliflues et tes airs de vendeur de chameau. En plus, si ça se fait, notre gars est mort depuis belle lurette, et quelque monstre assassin trimballe-t-il son cadavre coincé entre ses crocs, ce qui explique les mouvements du fil, qui est sans doute resté accroché à sa ceinture.
- Quoi ? Tu mets en doute mes qualités de voleur et d'escroc ? C'est un affront qui...
A cet instant du récit, il convient que je vous instruise des mœurs du Bendouk Fallacieux. Si vous connaissez un peu la pêche à la ligne, vous savez ce qu'est un porte-bois. Il s'agit de la larve aquatique d'un insecte et qui, pour son malheur, a le corps mou, gras et bien appétissant, ce qui ne va pas sans poser des problèmes de voisinage avec les poissons des alentours. Pour se protéger, le porte-bois se constitue une astucieuse carapace composée de divers matériaux à sa disposition dans son environnement immédiat - grains de sable, petits cailloux, débris végétaux – liés entre eux par une soie souple et résistante, et assemblés de façon à produire une sorte de tube fermé à une extrémité, où donc se love la bestiole. Outre sa résistance, la gaine ainsi produite protège aussi son hôte par son aspect qui, nécessairement, la fait se confondre avec le fond du plan d'eau, notre porte-bois est donc ainsi parfaitement camouflé.
Le Bendouk, lui aussi, était doté d'un abdomen mou et rose, ce qui en aurait fait une proie facile pour les chevaliers à la lance facile s'il n'avait adopté une stratégie en tout point semblable, à ceci près que l'animal, une sorte de crustacé mutant aux tentacules acérés, mesurait dans les quinze mètres à la taille adulte. Malgré son volume imposant et son aspect horrifiant, le Bendouk Fallacieux était une créature timide et peu encline à l'agression, en temps normal. A moins qu'on l'énerve considérablement, ça va de soi.
- Et voilà, soupira Ludivine, un beau pansement. C'est pas encore aujourd'hui que la gangrène t'emportera, mon gros lapin.
Et, satisfaite d'avoir bien accompli sa tâche, elle planta son grand couteau dans le gigantesque tronc sur lequel ils étaient assis. Le tronc, ou du moins son habitant, apprécia modérément.
Ce fut rapide. Ludivine et Nolan furent catapultés contre la paroi opposée par le spasme de la bête, qui sitôt démasquée, transperça d'un tentacule barbelé le sorcier Saramander avant qu'il ai le temps d'esquisser la moindre conjuration de défense. Galfo et Lulu se retournèrent de conserve pour voir, horrifiés, une masse de carapaces articulées et de ventouses marrons. N'écoutant que leur courage, ils tentèrent de fuir en escaladant les rochers. Galfo, empêtré dans sa robe sacerdotale et pris de panique, agrippa une fissure peu sûre qui s'effrita sous ses doigts, et il chût de trois mètres sur une arête déchiquetée, se brisant net l'échine. Lulu, monte-en-l'air expérimenté, eut moins de difficulté, mais arrivé en haut de la paroi, il s'aperçut qu'il était dans le nid d'un oiseau roc femelle d'une taille prodigieuse qui le considérait avec ire car il piétinait un de ses œufs en trait d'éclore, et contre lequel ses talents de baratineur eurent peu d'effet. Lorsque Ludivine reprit ses esprits, trois secondes plus tard, ce fut pour voir la gueule monstrueuse du Bendouk qui trainait son manchon dans sa direction à toute vitesse.
« Et merde ! »
Bralic était content. Enfin on le traitait comme le grand héros qu'il était. Les gars de la Compagnie des Fléaux de Donjons l'avaient tout de suite accueilli dans leur équipe, et même la fille qui ressemblait à un lutteur Héborien. Ils avaient tous la mine franche et sympathique, et ils s'y connaissaient en bagarre, c'est certain. Bien sûr, quand ils lui avaient dit de rester dehors parce que c'était trop dangereux de rentrer dans le donjon, il avait protesté. C'était bien normal, après tout, il était un aventurier comme les autres. Et même qu'il s'était proposé spontanément pour y aller tout seul en éclaireur, pour bien leur montrer qu'il n'avait pas peur. Sur le moment ça lui avait paru être la meilleure chose à faire. Sur le moment. Du reste, il n'avait pas bien compris pourquoi on lui avait attaché une ficelle à la ceinture. Ah si : « Pour te retenir si tu tombes ». Pourtant, si Bralic n'était pas très épais, il doutait que la ficelle puisse le soutenir bien longtemps sans casser. Il commençait à se demander si ses compagnons n'étaient pas un peu ahuris, des fois.
En tout cas, heureusement, il n'était pas tombé. Pour tout dire, et sans le savoir, il avait évité plusieurs pièges mortels, posant ses pieds à quelques millimètres seulement des dalles traîtresses et des filins d'acier tendus en travers des tunnels. Il avait aussi croisé pas mal de monstres, mais il avait réussi à se cacher. Enfin, ce qu'il estimait se cacher. En fait, les quelques gnolls, gobelins et araignées éclipsantes l'avaient bien repéré, mais ils n'avaient pas compris qu'il cherchait à se dissimuler tant il s'y prenait mal, et comme notre héros était contrefait, maladroit et dégingandé, ils le prenaient pour un des leurs, un habitant du donjon, juste un peu timide. En tout cas, il ne correspondait à aucune des catégories classiques d'aventuriers.
Bralic avait donc progressé sans encombres jusqu'au cœur du donjon, où il avait trouvé un dragon endormi depuis tant d'années que la poussière s'était accumulée sur ses écailles en une couche épaisse, le rendant méconnaissable, à tel point que Bralic l'avait pris pour un tas de cailloux, et en outre des débris divers obstruaient ses trous auditifs, sans quoi il eut tôt fait de détecter l'intrus et de le rôtir. Partout alentour étaient stockés des piles d'or et de joyaux. Bralic se servit amplement, et dissimula le tout dans son sac à dos et sous ses vêtements, avant de reprendre le chemin de la surface. Il faisait tant de bruit en brinqueballant dans les couloirs que les quelques monstres qui, à l'aller, avaient pu concevoir quelque soupçon à son endroit, furent rassérénés, et certains se prirent même à rire de bon cœur sur le passage de ce comique qui parodiait si ridiculement les voleurs.
Parvenu à la sortie, après avoir essuyé sans broncher moult quolibets (qu'il ignora superbement, car il ne connaissait pas le gnörtchling), il fut tout de même un peu surpris de ne pas trouver ses amis. Il y avait bien divers débris sanglants jonchant le sol, et il nota distraitement que le grand tronc de pierre avait changé de place, mais son esprit embrumé n'en tira aucune conséquence, et après avoir beuglé à tue-tête pendant un quart d'heure, il dut bien se rendre à l'évidence, ses compagnons n'étaient plus là. Il reprit donc le défilé en sens inverse, craignant de se faire attaquer, mais les monstres du coin s'étaient tous sagement terrés dans leurs tanières en attendant que le Bendouk se rendorme, et c'est sans encombre qu'il parvint à la plage et grimpa dans le bateau, provoquant la satisfaction des marins du bord, ainsi que leur respect craintif, car aucun d'entre eux n'avaient imaginé que le jeune garçon de ferme puisse revenir vivant du guet-apens qui l'attendait. Le capitaine mit les voiles avec précipitation, et quitta ces rivages mortels alors que le soleil commençait à décliner.
C'était l'été, la Kaltienne était bien douce et un petit vent frais les ramenait chez eux à toute vitesse. Tout le monde était content, les marins revenaient vivants et riches, et la perspective de belles beuveries dans les bordels de Sembaris ravissait les âmes de ces gens simples. Cette euphorie explique peut-être cette singulière décision que prit le capitaine : secourir des naufragés.
2 : Les sept prêtres oranges
Il avait quelque chose d'incongru, cet étrange navire échoué au milieu de la mer, sans nulle terre en vue aussi loin qu'on porte le regard. Quel genre de capitaine avait-il bien pu éventrer son navire ainsi, par temps clair et mer étale, sur le seul rocher affleurant à des lieues à la ronde ? Nulle tempête n'en était responsable, car la mâture et le gréement étaient intacts. A propos de gréement, la voile avait une drôle d'allure. On l'aurait dite taillée dans un soufflet de forge, selon une mode qui n'était celle d'aucun constructeur naval de la mer Kaltienne. C'était une nef très longue et solide, équipée de deux gouvernails latéraux à l'arrière, de deux mats, et chose étonnante, le bois dont elle était faite était rouge comme le sang. Non pas peint, mais rouge dans la masse même. C'était bien singulier. Encore plus singulière était l'attitude des occupants du navire. Ils étaient de deux sortes. La première était assez ordinaire, il s'agissait de petits bonshommes bruns, uniquement vêtus de pagnes d'un blanc éclatant, qui couraient, sautaient, tiraient sur les cordages et faisaient ce que font tous les marins du monde dès qu'ils sont sur un bateau : donner l'impression au capitaine qu'ils travaillent à la bonne marche du navire. Mais la deuxième catégorie d'individus se distinguait par sa mise (de petits bonshommes chauves vêtus de robes oranges) et son comportement. L'affaire ne semblait tout simplement pas les intéresser. Certains étaient assis à même les planches dans une position a priori inconfortable, d'autres se tenaient debout sur le bastingage, sans rien faire, deux discutaient de façon calme et polie, et un autre avait même grimpé dans un mât pour se suspendre à un filin par les pieds. Tous sans exception souriaient d'un air niais, sans bien sûr accorder la moindre attention au naufrage ni prêter main forte à l'équipage.
Ceux des étrangers qui se rendaient compte de la situation, sans doute instruits des mœurs farouches qui prévalaient dans les mers d'Occident, redoutaient d'avoir affaire à des malandrins, mais devant les mines réjouies des marins Khôrniens qui venaient à eux, ils comprirent qu'ils n'avaient à craindre aucun acte de piraterie, et nouèrent de bonne grâce à un mat le filin qu'on leur envoya. La mer calme permit de mettre à la mer un radeau, et de le tirer le long du câble, ce qui permit un transbordement rapide des hommes, des vivres, et des quelques marchandises qui, notèrent les marins, ne présentaient guère une valeur suffisante pour que l'on égorge ces étrangers bizarres. Le capitaine, un vieux briscard à la barbe blanche et au regard aiguisé, sortit sa vieille pipe de sa bouche pour accueillir le premier contingent en ces termes :
« Holà, compagnons d'infortune, remerciez vos dieux du sort propice qui nous a fait croiser votre route, car il n'est de navire plus doux et accueillant sur toute la Kaltienne que la « Truie de Mer ». Goûtez sans façon à notre hospitalité, nourrissez vos corps endoloris de bœuf séché et de bon vin Balnais, et reposez vos âmes éprouvées sans crainte du lendemain, nous vous offrons tout ceci de bon cœur. Voyez la joie qui est la notre de vous recevoir, et partagez la, car les cruelles épreuves qui ont été les votres sont terminées, et nous vous mènerons sans dommage à l'île merveilleuse de Khôrn et à notre patrie, Sembaris, ou que je sois damné, foi de cap'taine Igleaux !
- Cap'taine Igleaux ! », reprit l'équipage de la Truie avec lassitude. Le capitaine, homme excentrique depuis qu'il s'était ramassé un beaupré sur le crâne un jour de grand vent, avait la singulière manie, lorsque ses hommes étaient inoccupés, de les faire répéter toutes sortes de petits couplets stupides à sa gloire, et si souvent que ça en devenait vite une seconde nature. Mais l'équipage du navire étranger, écoutant avec patience ce laïus, n'eut pas la chaleureuse réaction escomptée. Les hommes se regardèrent, et sur leurs faces énigmatiques aux traits bizarrement dessinés se peignit une expression qui pouvait passer pour de la perplexité. Un gaillard un peu moins petit et visiblement plus débrouillard, répondit au cap'taine Igleaux en ces termes
« Niwhan nobonobo badabong moultipass? »
Et il vint à l'esprit du capitaine que ces étranger parlaient peut-être l'étranger, une langue que pour sa part, il pratiquait fort mal. A ce moment, quelques hommes en jaune venaient d'embarquer à bord de la Truie, et l'un d'eux, mû par quelque secrète raison, s'avança vers Bralic, et avec un accent prononcé, s'adressa à lui.
« Noble jouvenceau à la mine altière, permets-tu à un misérable chien de polluer tes oreilles de son infect bourdonnement ?
- Ben, j'savions point, faut voir. Où qu'il est, vot'chien, à c't'heure ?
- Je rougis de l'avouer, mais je suis le misérable chien en question.
- Ah ben non, vous êtions eun'drôle de p'tit bonhomme tout ridé et jaune. Un chien, c't'un bestiau poilu qui remue d'la queue et qui fait « ouah ouah ». Même que j'en ai eu un, une fois, qu'il s'appelait Tobie.
- Oh, mes yeux châssieux de pourceau lubrique n'avaient donc pas été à ce point troublés par les tentations du monde matériel que je ne reconnaisse en toi un sage et un ami de la pensée, car tu viens sans difficulté aucune de définir la condition de l'homme par rapport à la bête ! Puissent mes descendants louer ton nom jusqu'à la septième génération. Mon nom est Katsudon, et je suis initié de l'échelon du Lotus Pourpre dans la hiérarchie du Dragon Bicéphale, au temple de Tchao-Lin, dans les mystérieux Sept Anciens Pics de Xian, au fin-fond de la province reculée de Baong-Ti-Baong.
- C'est bien, tout ça.
- Et vous, puissant seigneur de l'Occident, honorerez-vous ma famille en me révélant votre nom ?
- Oui-da, j'soyons Bralic, Bralic eul'Destructeur. Cui qui porte avec ui le vent d'la mort, pour sûr !
- Oh, un puissant guerrier sans doute. Et je vois à votre flanc un glaive digne d'un prince. La larve que je suis se permettra-t-elle de demander à Votre Seigneurie vers quels rivages nous voguons ?
- Ben... J'croyons qu'on va a Sembaris. Hein les gars ? Ah ouais, on rentre à Sembaris.
Le visage du voyageur s'illumina.
- C'est le ciel qui t'envoie, en effet, car la glorieuse cité de Sembaris est le but de notre voyage. Moi, et cinq de mes frères ici présents, avons eu l'immense honneur d'être choisis par le grand maître de notre ordre, le très honorable et très honoré Li-Phong-Yu, pour l'accompagner dans les lointaines terres d'occident, afin de confronter son enseignement, celui de l'Ecole Obscure, avec les grands penseurs de vos contrées, et par l'échange des idées, approfondir et enrichir sa sagesse à la source intarissable de votre étrange mais brillante civilisation. Or à Sembaris est un castel où le baron de Kalmis-Nantepoug, grand protecteur des arts et ami des sciences, invita les chefs des principaux courants de pensée actuels afin qu'ils s'affrontent en joute courtoise, pour le plus grand profit des choses de l'esprit. Nous comptions nous y rendre lorsque par malheur notre capitaine, trahi par une femme cruelle aux appas vénéneux, et rendu désespéré par le chagrin, se prit de boisson et jeta notre pauvre navire contre le rocher avant que de se noyer de tristesse.
- Oh, c'est ben triste.
- En effet, fier héros au regard de braise. Le sort propice a toutefois voulu que nous rencontrions votre nef salvatrice, et nous vous en remercierons encore lorsque nos os auront pourri dans leurs tombes depuis des siècles. Cependant, cet épisode fâcheux nous a convaincus que la route était encore dangereuse, et nombreuses les embûches semées sur notre route par le destin. En outre, les marins du pays Pthath que nous avons interrogés à ce propos nous ont décrit Sembaris et les mœurs de ses honorables citoyens avec des détails charmants et exotiques. Parfois même insolites. Voire même, pour certains, à la limite de l'inquiétant. Voici pourquoi, au nom de mes frères et du Très Aimé Li-Phong-Yu que voici, nous vous prions d'accorder quelques uns de vos précieux instants à l'examen de la requête que, stupéfaits par notre audace, nous nous permettons néanmoins de formuler. Serait-il possible, ô, étranger à l'esprit vif et au bras vigoureux, que vous nous guidiez, et même nous escortiez, jusqu'à notre destination ? Oh, je sais qu'un noble sire de votre qualité n'a que faire de vulgaires roturiers improductifs tels que les pauvres moines que nous sommes, et nous n'avons guère d'or à vous offrir en retour du considérable réconfort que nous serait votre présence, mais au nom de l'harmonie suprême qui guide l'univers, nous serait-il possible, encore de rêver à une acceptation de votre part ?
Il va de soi que Bralic n'avait pas compris le premier mot de cette tirade, mais des années de moqueries et de brimades lui avaient enseigné un sain réflexe consistant, lorsqu'il ne saisissait pas ce qu'on lui disait – et la chose lui arrivait fréquemment – à prendre un air pénétré, à faire mine de réfléchir un instant, puis à hocher la tête en annonant des platitudes du genre « certainement », « probablement », « c'est ben vrai » ou « sûrement ». En l'occurrence, il opta pour l'économie de moyen et un bon « oui ». Cette réponse provoqua la joie de Katsudon, qui se retourna immédiatement vers ses compagnons oranges et s'adressa à eux dans sa langue rapide et nasale. Aussitôt, une profonde reconnaissance se peignit, pour autant que Bralic put en juger, sur ces visages d'ordinaire impassibles, et les moines, à l'exception d'un seul qui garda une distance polie, l'entourèrent d'une bordée de flatteries et de bénédictions qui, si elles étaient incompréhensibles, n'en étaient pas moins gênantes pour notre pauvre guerrier, peu habitué à de tels honneurs et de telles effusions.
Et la galère vogua ainsi paresseusement sur la riante Kaltienne, ses voiles gonflées par les risées complices qui poussait ses occupants vers Sembaris et de grandes quantités d'ennuis.
3 : Les petites contrariétés de l'existence humaine
Sembaris, cité des merveilles ! Sembaris aux mille pignons dégoulinants de clochetons merlonneux, Sembaris aux toits de jais et d'or, aux murailles de craie aux portes de cuivre, Sembaris la lascive, capitale du royaume de désir, métropole des rêves de gloire et de richesse, lieu de mille légendes, résidence de mille héros, Sembaris dont les palais et les temples, dans un abandon songeur, rivalisaient de splendeur en une joute éternelle. Sembaris, rousse courtisane alanguie aux flancs de ses deux fleuves, attendant, paisible et douce, de flamboyer dans les derniers rougeoiements d'une belle journée d'été pour recouvrir d'un manteau de pourpre son opulente majesté.
Surtout la moitié ouest.
Nos petits bonshommes en orange n'attirèrent pas trop l'attention, car le quartier du port, populaire et vivant, était le lieu le plus cosmopolite qu'on puisse imaginer. Des individus de toutes les origines y convergeaient, achetant, vendant ou volant les marchandises les plus diverses. Comme leurs baluchons étaient fort réduits, le débarquement ne dura pas bien longtemps et n'intéressa que fort peu les espions de la guilde des voleurs. A quelques jets de pierre des quais, incrustée dans le dédale de ruelles plus vieilles que l'invention de l'urbanisme, presque invisible au promeneur non-averti, se trouvait l'auberge du Singe Tatoué. Un escalier aussi raide et glissant que les techniques d'alors le permettaient, était barré par deux vauriens jouaient aux osselets, et qui jetaient de temps à autres des regards fuyants, sans doute avaient-ils été stipendiés par le patron pour décourager les clients indésirables. En contrebas, une minuscule cour boueuse, faisant souvent office de latrines, donnait sur un petit monticule d'immondices qu'il fallait enjamber pour atteindre une porte de chêne mangée de champignons, et au-dessus de laquelle pendait une enseigne de bronze dont, après plusieurs minutes d'examen, on pouvait conclure qu'elle avait été naguère émaillée. Une fois la porte ouverte (le port des gants étant recommandé pour cette opération), on avait la surprise d'entrer dans une vaste salle bruyamment animée, où de girondes serveuses couraient joyeusement entre les multiples tables, évitant avec un art consommé les mains baladeuses et les fourreaux d'épées qui traînaient par terre. Car presque tous, en ces lieux, se mettaient en devoir de venir armé, harnaché et arborant toutes sortes d'amulettes et d'anneaux magiques. Nombre de mages se mêlaient aux guerriers, et n'étaient pas les derniers à boire et rigoler en se vantant de leurs exploits. Là aussi, toutes les physionomies, toutes les races, toutes les langues se mêlaient dans un brouhaha incessant, mais tous, hommes ou femmes, vieux ou jeunes, frêles voleurs au verbe haut ou barbares ombrageux, tous avaient l'air de se considérer comme frères. Les murs s'ornaient de moult tableaux racontant des scènes de batailles épiques, des combats contre des créatures fabuleuses, des épisodes de grande sorcellerie, toujours peints avec un grand luxe de détail et un grand réalisme. Entre les tableaux étaient accrochés des casques bosselés, des pièces d'armures fondues, des flèches brisées, les dépouilles empaillées ou les squelettes de toutes sortes de bêtes étranges, ainsi que des petites plaques de cuivre indiquant des choses du genre « don de Noorgsh le Banni en paiement de son ardoise ». Auprès du bar, discutant entre elle ou avec un des trois serveurs se trouvait une demi-douzaine de demoiselles, dont certaines franchement mignonnes, qui semblaient attendre quelque chose, ou proposer quelque commerce. Peut-être faisaient-elles la démonstration de robes qu'elles vendaient ? Les leurs étaient bien belles, quoique courtes, bien remplies et largement décolletées.
En tout état de cause, lorsque Bralic entra dans l'auberge, il ne fallut que quelques secondes pour que le silence se fasse.
- Holà, du tavernier eud'diable, eun' cruchon d'ton meilleur vin, à c't'heure !
Et notre héros s'installa à deux tables vides, dans le fond, avec ses petits bonshommes. Pendant ce temps, les conversations avaient repris de plus belle, dont le sujet était cette fois Bralic.
- Ben ça alors, fit Lhorkan le Hardi, j'en crois pas mon œil !
- Incroyable, renchérit Portia Cheveux d'Argent, il s'en est sorti !
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il a ? Qui c'est ce drôle de gars ?
- Et bien vois-tu, Numiis...
- Numiis Druide Grand-Initié du Bosquet Fleuri, s'il te plait !
- Numiis Druide Grand-Initié du Bosquet Fleuri si tu veux, concéda Hachim Kookoord dit « le poche-furette », et bien ce quidam qui vient d'entrer est le dénommé Bralic le Destructeur, ou plus probablement un doppleganger qui aura pris l'apparence de Bralic le Destructeur.
- Moi je pense que c'est bien Bralic, observa Portia, même un dop' ne pourrait imiter cet air ahuri et cette manière si particulière de choir par terre lorsqu'il tente de s'asseoir.
- Oui, confirma Kloshafröh, il me semble que c'est bien lui, mais si vous voulez je peux lancer une « détection des illusions » pour en être sûr.
- Mais qui est-il donc pour que sa venue vous surprenne tant ?
- C'est vrai que tu viens d'arriver en ville, expliqua Lhorkan. C'est une sorte de célébrité locale, plus ou moins l'idiot du village. Un pauvre type qui se prend pour un aventurier. Il passe son temps à traîner dans les tavernes, à la Compagnie du Basilic, dans les arènes... enfin, tu vois le genre. Il racontait des histoires de bâton filandreux, ou quelque chose comme ça, et il cherchait à se faire engager dans une compagnie d'aventuriers.
- Regardez-le, invita Portia avec un triste sourire, il fait pitié...
- Toujours est-il qu'il y a trois semaines, il trouva un engagement parmi les Compagnie des Fléaux de Donjons, une sinistre coterie de coquins et de truands de la pire espèce. Tout le monde évite de se mêler à ces pirates, qui sont des traîtres sans foi ni loi, et qui ont souvent abusé de la crédulité de jeunes gens naïfs. Tu vois la Compagnie du Val Fleuri ? Bon, c'est quand même pas à ce point là, mais c'est un peu le même genre. Bralic ne s'est pas méfié, évidemment, tout heureux qu'il était de partir guerroyer...
- Personne ne l'a prévenu ?
- Ben...
- Il faut dire, intervint Hachim, qu'il commençait à devenir un peu envahissant à tourner autour de tout ce qui porte une épée en racontant ses balivernes, alors... enfin bref, continue Lhorkan.
- Oh, ben y'a plus grand chose à dire, on lui a fait nos adieux, on l'a embrassé, on était un peu émus bien sûr, et puis il a embarqué... je ne me souviens plus trop où il allait...
- La Caverne Hurlante, sur l'Ile de Nablavé.
- Ah oui, en plus. Brrr... Bref, je pensais bien ne plus le revoir avant d'avoir perdu mon dernier combat. Mais comment a-t-il survécu ?
- Je ne suis pas du genre à colporter des ragots, fit Portia avec un sens certain de l'ironie, mais j'ai entendu des histoires comme quoi ce jeune Bralic aurait, voici peu, triomphé de la sorcière du Bois-aux-Esprits. Au cours d'un duel héroïque.
- Pour ma part, intervint Hachim à mi-voix, on m'a raconté qu'un jeune héros dont la description lui correspond aurait contré les visées des dieux du destin et terrassé un redoutable paladin pour lui prendre ses armes. D'ailleurs, regardez son épée ! C'est du magique, c'est sûr.
- Je me demande maintenant, s'interrogea Lhorkan tout haut, si ce n'est pas lui qui a vaincu les périls du Donjon de Shabalas. Si c'est lui, chapeau. En tout cas, il faut qu'il soit bien sûr de sa force pour se promener seul dans le quartier avec un grand sac plein d'or. A votre avis, l'épée, c'est quoi ?
- Ouh... du +2 ou du +3. Au moins ça, estima Hachim.
- De défense, si ça se fait, posa Kloshafröh d'un air docte.
- Il paraît qu'elle parle, dit Portia. Si elle parle, c'est au moins une sharpness.
- Respect.
- Ouais, +4/+5, quelque chose comme ça. Peut-être même vorpale. Au fait, vous les voyez vous, les mecs de la Compagnie des Fléaux de Donjons?
- Merde, mais t'as raison. Si ça se fait, c'est lui qui les a poussés à aller sur Nablavé, et après il les a tous tronçonnés à la vorpale ! Note, c'est bon débarras, mais ils étaient quand même balèzes ces salopards-là. Et puis c'est qui au juste ces petits mecs en orange, vous les trouvez pas bizarres vous ?
- Mmmm... on dirait des moines ou des prêtres... pas de chez nous, c'est sûr. Et pas francs du collier à sourire tout le temps.
- Sûrement les adorateurs d'une secte quelconque. A mon avis, c'est des prêtres de Seth, ou d'un bestiau du même genre. J'ai le nez pour les repérer les sacrifieurs de jeunes vierges de ce genre-là, j'en ai rencontré pas mal dans ma carrière. Mais jamais autant d'un coup.
- Ouuuuuuh... si il s'acoquine avec les prêtres de Seth...
- Oui, si vous voulez mon avis...
- Balèze.
- Trop fort le gars.
- La vache, s'exclama Numiis, impressionné, il cache bien son jeu, le Bralic.
Et ignorant de la réputation qu'on était en train de lui faire, Bralic écouta longuement Katsudon faire l'éloge de son maître et de ses condisciples, vanter les mérites de Sembaris et louer sa bonté en phrases obscures autant qu'interminables. Bralic opinait gravement du chef et, fidèle à son habitude, sortait à intervalle réguliers des « Dâme, oui » ou des « ça dépend des fois » que Katsudon se mettait en devoir de traduire, provoquant des murmures approbateurs parmi ses compatriotes. Le petit manège se poursuivit jusqu'à la nuit noire, puis ils allèrent se coucher, Bralic dans une chambre, Li-Phong-Yu dans une autre, les disciples devant la porte de ce dernier.
Dans son sommeil, Bralic eut maint songes qui s'embrouillèrent dans son esprit simple. Les deux donjons qu'il avait eu loisir de fréquenter se mélangèrent dans son rêve, il revit la dame bien hospitalière du Bois Joli, ainsi que ses compagnons disparus des Fléaux de Donjons, il revit les squelettes qu'il avait combattus et se vit danser avec eux, et aussi avec son chien Tobie, et aussi il vit les garçons qui étaient méchants avec lui quand il était jeune. Dans un demi sommeil, il repensa à tous ces bons à rien qui avaient ri de lui tant d'années durant. Aujourd'hui, il était un aventurier, un vrai, il était allé dans deux donjons ! Et il était ressorti avec tous ses membres et tous ses yeux !Et beaucoup d'or, beaucoup beaucoup. Et une belle épée. Bientôt, il retournerait au village, avec un pâle-froid, et une belle armure, et un bel écu (et son blouson écrit dessus), et un heaume avec un cimier énorme plein de plumes, et un gonfanon (avec toujours le blouson dessus), et tout et tout, pour leur montrer et leur faire envie. Oui, pour sûr.
Mais pourquoi diable le secouait-on ?
Bralic reprit son peu d'esprit et s'aperçut que la face de Katsudon était penchée au-dessus de la sienne et, poliment, imprimait à son épaule un mouvement de va-et-vient dans le but de le tirer de son sommeil.
- Honorable Seigneur Bralic, honorable Seigneur Bralic, veuillez excuser l'impardonnable effronterie de celui qui ose troubler votre légitime repos, mais puis-je humblement suggérer que vous vous éveillez ? Il semble que des événements préoccupants se soient produits, sur lesquels votre avis pourrait nous être précieux.
L'intéressé bailla à pierre fendre, s'étira autant que les dimensions de la chambre le lui permettaient, puis, comme on l'y invitait, se leva et sortit en caleçon dans le couloir, encore quelque peu hébété. Les cinq autres disciples étaient là, debout devant la porte ouverte de leur maître, et paraissaient un peu ennuyés.
Bralic passa la tête par la porte. Il comprit rapidement ce qui tracassait les disciples : le très vénéré Li-Phong-Yu, allongé sur son lit, semblait en effet avoir quelques problèmes de santé. Sans trop s'y connaître en médecine, notre héros avait néanmoins quelques notions très générales sur le fonctionnement du corps humain, et il était à peu près certain que les tripes d'un individu étaient bien plus à leur place dans son abdomen qu'accrochées à une poutre du plafond en une sanglante guirlande. De même, il lui semblait que l'état naturel d'une gorge ou d'une cage thoracique est l'état fermé, leur ouverture étant peu profitable à leur propriétaire.
- Ben, mon avis, c'est qu'vot'maître là, ben il est mort.
4 : Un plan subtil
Thlas, le patron de l'auberge, fut mandé de toute urgence et arriva tout essoufflé, un joli bonnet de nuit à pompon rayé rouge et blanc sur la tête, suivi de son épouse, d'un commis de salle, de deux soubrettes, d'une courtisane et d'un chien de race « heborian bull mastoc king tiger terrier » répondant au nom de Krang, lequel manifesta un vif intérêt pour la tripaille répandue avant que l'aubergiste ne l'enjoigne, à coups de pieds, d'abandonner le régime anthropophage.
- C'est irritant, commenta Katsudon, traduisant le propos d'un de ses collègues, un placide gringalet nommé Yakitori.
- Par les tétines rougeoyantes d'Y'Golonac, jura l'aubergiste, quel carnage ! Qui a bien pu oser, ici, dans mon auberge ?
- Et surtout comment, honnête commerçant, puissent tes affaires prospérer et ta famille se multiplier. Nous six étions de garde devant la porte, aux aguets et prêts à nous battre, mais nous n'avons rien entendu. Il a fallu que l'honorable Gyoza ici présent aille remplir sa noble tâche de vidage du pot de chambre de notre défunt et estimé maître pour que nous nous rendions compte des tristes circonstances de son décès. Nous voilà tous six déshonorés et nos noms souillés jusqu'à la septième génération.
- Je suppose, intervint l'aubergiste, que l'assassin aura étouffé les cris de sa victime, sans doute avec l'oreiller ou avec un drap, ça n'a pas dû être très difficile. Quelle honte de s'en prendre ainsi à un pauvre vieil homme sans défenses.
- Noble professionnel de la restauration, je rougis de devoir apporter la contradiction à vos propos, qui sont assurément le produit d'une grande expérience et d'une sagesse hors du commun, mais le lumineux Li-Phong-Yu, qui a rejoint le Dragon du Ciel, était expert dans tous les arts et sciences de l'esprit, mais aussi du corps, et croyez-le, il aurait pu vaincre chacun d'entre nous, séparément ou ensemble. Son meurtrier, qui ne s'est certes pas honoré par son acte, a toutefois dû faire preuve d'une grande force et d'une dextérité à nulle autre pareille pour l'occire ainsi sans qu'il puisse même pousser un cri.
- Au fait, comment a-t-il fait pour entrer ? Si vous étiez devant la porte, vous auriez dû le voir entrer !
- Ben, j'croyons qu'il a passé par la fenèt'.
- Mais cette chambre n'a pas de fenêtre, mon jeune ami, voyez...
- Ah. Sûrement que le coquin, il aura passé par la fenèt' là, pis il aura tué le m'sieur Fonguiou, là, et après, ben, il est sorti, et il a bouché la fenèt' de dehors.
- Hein ?
- Ben tiens. Not' tueur, c'est donc forcément un maçon. C'était ben facile c't'affaire, y'a qu'à chercher tous les maçons eud'chez nous, et c'est un qu'est très rapide.
- Euh... Bon, quoiqu'il en soit, je vais appeler la milice. C'est pas qu'il faille en attendre grand chose, mais c'est la loi, c'est obligatoire quand cadavre il y a.
- Puis-je me permettre de suggérer humblement au noble propriétaire de ce somptueux temple des joyeuses ripailles d'attendre quelques minutes avant de faire son devoir de citoyen auprès des autorités. Il n'aura ainsi qu'une seule formalité à accomplir pour nos sept cadavres, d'où un gain de temps appréciable pour un commerçant occupé tel que vous.
- Sept cadavres ? Mais vous êtes vivants.
- Certes, mais dans quelques minutes nous serons morts. Pourrais-je abuser encore de votre bienveillante hospitalité en vous demandant de nous procurer un couteau, afin que nous nous ouvrions convenablement le ventre ?
- Mais... c'est horrible, vous plaisantez j'espère !
- Certes non, notre maître, puisse son enseignement vivre mille fois mille ans, est mort, c'est une raison bien suffisante pour que ses disciples le suivent. En outre il est mort par notre faute, car nous devions le protéger et nous avons failli. Il va de soi qu'en de telles circonstances notre trépas ne peut être différé.
- Vous ne pouvez pas faire ça, s'emporta Thlas, redoutant de ne pouvoir trouver une explication logique à la présence de tant de défunts dans son établissement.
- C'est pourtant la seule issue de cette malheureuse affaire.
- Eh, dis-donc, maintenant qu'il est mort, m'sieur Fonguiou, y'a donc plus personne qui va y aller parler chez les phlysofes, là ?
Katsudon eut l'air ébranlé par cette question, et conféra avec ses semblables, qui furent tout aussi perplexes.
- Grâce vous soit rendue, seigneur Bralic, pour votre clairvoyance et votre infinie sagesse, car vous avez souligné un point d'honneur tout à fait crucial, qui nous avait de prime abord échappé, tourmentés que nous étions par le chagrin d'avoir perdu notre bon maître. En effet, le vénérable et très saint Li-Phong-Yu avait, de son vivant, engagé sa parole et juré d'être présent aux Joutes de l'Esprit du baron de Kalmis-Nantepoug. Nous devons à sa mémoire de défendre l'honneur de son école, ce qui implique que nous endurions notre existence indigne et souillée jusqu'à la fin des manifestations, au moins. L'un d'entre nous pourra, en secret, se faire passer pour le maître lui-même, et son limpide enseignement sortira par sa bouche. Ah, noble seigneur Bralic, comme notre fortune fut grande de vous avoir eu à nos côtés pour nous rappeler à notre devoir sacré, loué soit votre nom pour les siècles à venir.
- A la bonne heure, se réjouit l'aubergiste lorsqu'il eut digéré le verbiage de l'oriental. Et lorsque vous aurez terminé vos affaires, je vous encourage à aller vous égorger sur quelque plage, devant le soleil couchant, c'est tellement plus digne de gens de qualité. Il y a justement une plage propice à ce genre d'exercice à l'extérieur de la ville, à quelques heures de marche, un peu loin d'ici.
- Votre bienveillante sollicitude et votre subtile connaissance de nos usages fait honneur à votre nom, brave aubergiste, et c'est avec joie que nous suivrons vos conseils. Cependant il reste un problème, en effet Li-Phong-Yu le grand, que son esprit nous pénètre et nous relie, était un homme d'une sagesse prodigieuse, dont le verbe illuminait quiconque passait à portée d'oreille, et aucun d'entre nous n'est de force à se faire passer pour lui, et loin s'en faut.
- C'est ben malheureux tout d'même.
- Ainsi, il va tout de même falloir que nous nous donnions la mort sur le champ, car il vaut mille fois mieux que le maître soit dit absent plutôt que de donner de lui l'image médiocre d'hommes de peu d'envergure, tels que nous.
- Tout ça est ben triste, c'est moi qui vous l'dit.
- Mais, que n'y ai-je songé sur l'instant, tout n'est pas perdu puisque nous avons ici celui qui, tel notre maître, allie dans une même perfection souplesse de l'esprit, noblesse de l'âme et habileté du corps. Celui qui tant de fois déjà nous a éblouis et guidés sur les tortueux chemin du devoir et de l'honneur, celui que sans nul doute, les dieux bénéfiques ont placé sur notre route afin de nous sauver et servir à l'édification de ceux qui nous suivront. Mais si jamais j'osais lui demander, accepterait-il de tenir ce rôle ?
- Oh ben pour sûr, opina Bralic, qui depuis un bon moment déjà avait décroché et pensait à autre chose (en l'occurrence sa couette).
- Gloire à vous, seigneur Bralic, nous nous prosternons à vos pieds que nous sommes indignes de baiser, et les mots manquent à mon vocabulaire embryonnaire pour traduire l'admiration d'airain et la reconnaissance de degré très élevée que nous portons à votre personne.
- Hein ? Qu'est-ce que j'ai dit ?
5 : L'anneau de jade
Les Kalmis-Nantepoug faisaient partie des rares familles aristocratiques Khôrniens à avoir su conserver et faire prospérer au fil des siècles le patrimoine hérité de la lointaine époque féodale. Ils disposaient d'un domaine considérable au cœur de Khôrn, possédaient plusieurs petites îles sur la mer des Cyclopes et avaient su passer outre les réticences traditionnelles des nobles pour les métiers du commerce pour prendre des parts importantes dans quelques compagnies marchandes, et disposaient de leur propre armement sur le port, ce qui leur assurait des revenus fort coquets. Leur élégant hôtel particulier, sis à l'extrême sud de Sembaris, entre la porte des Trois Chatons et l'avenue Floconneuse, passait pour une des plus belles demeures de la ville. Derrière une façade de belle facture, dont les statues et les frises rappelaient sans ostentation les hauts faits des ancêtres Kalmis-Nantepoug, s'étendait une enfilade de larges pièces généreusement éclairées sur quatre niveaux, découvrant de ci de là, au détour d'un couloir ou d'un escalier, l'heureuse surprise d'une terrasse ou d'une fontaine. L'hôtel disposait aussi, luxe rare dans une cité aussi populeuse que Sembaris, d'un grand jardin laissé volontairement à demi sauvage, où entre les fausses ruines antiques et les ruisseaux artificiels, les promeneurs privilégiés trouvaient sans peine quelque bosquet, quelque saule ombrageux pour abriter leurs doux serments, ou plus fréquemment la spéculation sur les prochains cours du boisseau d'avoine.
C'est dans ce jardin enchanteur que quelques jours plus tard, par une belle et chaude soirée tiédie d'une menue brise, et parmi des douzaines d'invités de goût et d'esprit, s'ouvrirent les débats. Le maître des lieux fit un discours de bienvenue bref et poliment applaudi. Le baron Guren de Kalmis-Nantepoug, grand rouquin nerveux d'une trentaine d'années, n'était pas réellement à l'aise parmi cet aréopage de beaux esprits à la langue acérée et aux manières doucereuse, c'était un homme d'argent, aimant le risque (calculé et amorti sur 5 ans) et l'action (au porteur), mais certes pas un philosophe, et on lui reconnaîtra cette qualité qu'il ne cherchait pas à se faire passer pour tel. C'était en fait la baronne Séduvie de Kalmis-Nantepoug, petite créature charmante et coquette mais un brin vaniteuse, qui avait poussé son époux à organiser cette année la manifestation (qui d'ordinaire se tenait dans les collines avoisinant la Sembaris), essentiellement pour se faire jalouser de ses amies, qu'elle avait bien sûr toutes invitées. Elle paradait donc, un verre de cristal à la main, dans une robe de soie blanche et rouge, dont les couleurs et les reflets avaient été soigneusement étudiés en laboratoire pour rendre le meilleur effet possible à la lumière des torches, elles-mêmes taillées dans un bois très spécial et macérées dans une résine très spéciale, qui donnaient une teinte d'une précision millimétrique, conçue pile pour s'assortir au mieux avec le maquillage de la baronne, qui était unique et fait sur mesure par des artisans très bien payés pour être talentueux et discrets.
Et tandis que les mondanités battaient son plein, c'est sans traîner que les travaux commencèrent. Une affaire semblait, depuis quelques temps, provoquer quelque inquiétude aux six petits prêtres oranges, qui avaient passé une bonne partie de leur temps libre à conférer entre eux, de la façon la plus virulente et polémique que le leur permettait la bienséance orientale (c'est à dire pas très fort). En fin de compte, Katsudon sembla se rallier à l'avis de ses pairs, et s'approcha de Bralic en compagnie de Toridon, un de ses camarades, tenant dans ses deux mains un élégant et minuscule paquet de soie rouge.
Notre héros avait pour l'occasion revêtu la même tenue que ses compagnons, une sorte de robe ou de toge orange trop petite pour lui et une paire de sandales de corde. Il portait en outre un lourd chapelet de bois dont il égrenait les billes d'un air pénétré, comme on lui avait conseillé de le faire pour « faire vrai ». Toutefois, même ainsi, il n'avait aucune espèce de prestance. Il restait planté au milieu de la fête, souriant niaisement aux convives qui lui répondaient parfois, se déplaçait de la démarche maladroite qui lui était commune mais qui était aggravée par son accoutrement inhabituel, bref il détonnait. Et c'est ce point qui avait d'ailleurs motivé l'intervention de Toridon et Katsudon, qui maintenant commençaient à redouter le moment où il devrait prendre la parole.
- Puissant seigneur Bralic, vous dont les yeux de braise trouent la brume du mensonge pour débusquer les masques du mal, puis-je ambitionner que vous accordiez quelques secondes de votre temps à ouïr mon sot babil ?
- Ih ?
- Il nous apparaît clairement qu'au nombre de vos plus éminentes qualités figure une modestie si vaste et louable qu'elle entrera dans la légende, mais qui en ces lieux pourrait nuire quelque peu à nos entreprises. Par bonheur, feu notre maître le très révéré Li-Phong-Yu, que son esprit nous guide, avait les mêmes caractéristiques et en outre savait fort peu de votre langue, si bien qu'il avait songé à un artifice permettant de rétablir quelque peu les chances face aux valeureux penseurs du monde occidental et qui, sans pour autant entrer dans le domaine de la malhonnêteté, n'en gagnerait pas moins à rester discret. Il s'agit (il déplia le petit paquet et présenta le contenu) de cet anneau de jade, dont l'aspect modeste ne doit pas vous tromper car il est le réceptacle d'une puissante magie. Un enchantement retient prisonnier dans les replis de la pierre l'esprit d'un rusé voleur qui avait offensé le célèbre juge Kwankwan. L'escroc en question usait indignement de sa faconde et de sa belle prestance, qualités qui, si vous portez ledit anneau, vous seront conférées.
- Ih ?
Bralic bien sûr ne comprit rien de ce qu'on lui disait, mais puisqu'on lui tendait une bague, il l'enfila (après plusieurs essais à divers doigts) et vérifia à la mine réjouie de Katsudon que c'était bien ce qu'on attendait de lui.
- Z'êtes ben braves, les gars, remercia-t-il.
Ce qui, par la magie de l'anneau, résonna dans les oreilles du petit prêtre en ces termes :
- Par ma foi, mille mercis, que vos dieux vous payent au centuple vos bienfaits !
Et tandis que les prêtres se congratulaient des résultats obtenus, notre héros s'en fut bravement affronter la foule hostile qui, telle quelque légion de morts-vivants montant la garde devant la tombe d'un roi-sorcier, barraient l'accès au buffet.
6 : Introduction à la philosophie moderne
Après une menue collation, il fut attiré par un grand groupe assemblé autour de gradins de marbre figurant, dans un accès d'architecture romantique, les ruines d'un théâtre. Des individus bien mis s'apostrophaient à grands renforts d'effets de toges, prenant grand soin de leur élocution pour tenir des propos qui emportaient la vive adhésion des uns, soulevaient l'indignation des autres, mais il semblait que l'attitude molle fut proscrite en ces lieux. Bralic s'approcha d'un des spectateurs, un gaillard d'une quarantaine d'années, et attendit qu'il calme quelque peu ses ardeurs véhémentes pour lui demander des explications.
- Holà, mon brav', pourquoi c'qui s'engueulent comme des charretiers, ceux-là donc ?
Le personnage ainsi interpellé avait pour nom Nono, mais tentait de se faire surnommer « Nono l'Aristhèque », ce qui ne signifiait rien mais sonnait riche. Admirateur fervent des grands penseurs passés et contemporains, il tâchait depuis sa jeunesse de les imiter. Toutefois, il avait dû se rendre compte, au bout de quelques années, qu'il n'avait pas la répartie nécessaires pour se faire une place parmi les étoiles, et que cette qualité ne s'apprenait dans aucune école. Cela ne l'empêchait pas de vivre plutôt bien, rédigeant des articles et quelques ouvrages savants, monnayant des cours et des conférences devant quelques bons bourgeois en quête de sagesse ou plus fréquemment de reconnaissance sociale, en petit artisan de la philosophie, à mille lieues de la gloire éternelle dont plus jeune il avait rêvé.
- Bonsoir l'ami, je ne vous ai jamais vu par ici, vous êtes nouveau ? Ah mais j'y songe, vous devez être Li-Phong-Yu, de l'école orientale, venu de bien loin pour participer à nos joutes. Et bien nous voici au cœur de la vie intellectuelle de Sembaris – de la vie intellectuelle tout court donc. Approchons-nous pour mieux voir et entendre. Ce vieil homme barbu qui discoure à grands renforts d'effets de toge, c'est Sogratte d'Hexema, le principal représentant de l'école Félique, auteur notamment du célèbre pamphlet « Raison et désenchantement : déconstruction du néo-linimentisme ». C'est un habitué du festival, un vieux maître fort respecté, mais voyez cet homme faisant encore jeune, qui porte sa toge avec élégance et fait mine de ne rien écouter : c'est Platiton, l'étoile montante de la philosophie. Il est notamment auteur de la fameuse maxime « La guerre, c'est cruel ». Vous admirerez ses magnifiques favoris très à la mode, appelées rouflaquettes platitonnes.
- Euh, de quoi donc y discutent ?
- Umm... laissez-moi écouter... Oui, je crois qu'ils abordent la fameuse polémique du néflisme de Kashewar. Voilà en effet une question d'importance, et qui est loin d'être tranchée. Je me souviens que l'année dernière, et peut-être aussi l'année précédente si je ne m'abuse, de grandes joutes oratoires eurent lieu autour de la question de savoir si Kashewar était ou non néfliste. Un classique, en somme.
Bralic écouta cinq minutes les arguments de Sogratte, puis ceux de Platiton. Ce dernier semblait en effet plus à son aise et échangeait même avec le public quelques plaisanteries qui suscitaient des rires étouffés et des sourires admiratifs. Il va de soi que notre héros ne comprit pas un mot de tout ceci, hormis bien sûr les quelques articles, conjonctions et verbes d'usage courant.
- Euh, c'est quoi donc, néfliste ?
Le penseur fut un peu agacé d'être tiré des méandres de sa réflexion et répondit à Bralic :
- Et bien, c'est un... comment dire, une sorte de mouvement politique je crois. C'était il y a longtemps, trois cent ans environ, les partisans d'un sorcier – ou d'un seigneur de la guerre, je ne me souviens plus trop, qui a ravagé des contrées lointaines, et qui professaient des trucs... enfin, malsains quoi.
- Comme quoi ?
- Malsains. Je sais pas moi, des trucs malsains.
- Comme quand tu dors dans la soue avec les cochons ?
- Plus malsain que ça. En tout cas, c'est très méchant d'être néfliste, c'est tout ce que vous avez à savoir.
- Ah, bon. C'est facile alors. Et qui c'est donc, Kashewar ?
- Pour tout dire, je ne suis pas spécialiste de cette question. Eh, Gus !
- Oui ?
Un grand type tout maigre et tout chauve se retourna, il avait l'air plus disponible que Nono.
- Voici monsieur Li-Phong-Yu, venu de l'Orient lointain et mystérieux, et qui désire savoir qui était Kashewar, pourrais-tu le renseigner ? J'ai pour ma part mieux à faire.
- Oui, bien sûr. Vous vous intéressez à Kashewar ?
- Ben, euh...
- Vous avez raison, c'est un des philosophes les plus importants de l'histoire. L'apport de Kashewar à l'école Somonestine a sans doute ouvert la voie à dialectique nodale et, partant de là, au miracle scholastique.
- Sûrement. Ouque il est ? On peut le voir ?
- Qui ?
- Kashewar. Pour y demander s'il est nélfiste, là.
- Et bien non, évidemment. Il est mort voici huit siècles.
- Oh, désolé.
- Vous l'ignioriez ?
- Ben, ouais. En fait, j'avions jamais entendu parler d'ce gars avant y'a une heure.
Gus soupira.
- Hélas ça ne me surprend pas, même parmi les élites, il est de plus en plus rare de trouver quelqu'un qui ai lu Kashewar. Voici le résultat de cette cabale...
- Et toi tu l'as lu (le fait de savoir lire était pour Bralic le signe d'une intelligence divine) ?
- Euh... c'est difficile de se procurer son œuvre, qui est peu rééditée. Mais j'ai pu me procurer quelques fragments de « Strafonus Bebenus », que je suis en train de traduire en nécropontissien.
- Et, il était-il donc nélfiste ?
- Néfliste, on dit néfliste. FL, comme la tour. Ah, c'est une vaste question que vous posez. On a souvent réduit la pensée de Kashewar à cette seule question du néflisme, au risque d'occulter toute une littérature qui...
- Mais, a part tout ce monde là, y'a t'y personne que ça intéresse ? C'est ben utile à quelqu'un, où bien ?
- Là n'est pas la question, monsieur. La philosophie n'est pas affaire de basse utilité. Voyez, il est tenu pour acquis que la philosophie ne doit point être jugée à la seule aune de son utilité sociale, mais en fonction d'aspirations plus hautes, d'intérêts plus élevés, de périls plus pressants.
- Pasque en fait, j'ai calculé un truc. Kashewar, y a crevé y'a huit siècles.
- Oui.
- Et les néflistes, c'était y'a trois siècles.
- Hmmm... je crois que je commence à suivre le cours de tes pensées, et je ne l'aime pas.
- Alors comment il aurait pu...
Gus s'approcha précipitemment et d'une voix basse mais ferme, il lâcha.
- OK étranger, comme tu fais semblant de pas comprendre, je suis obligé d'être plus clair. Personne ici n'en a rien à branler de ce qu'un vieux croûton aurait bien pu penser d'une bande de fanatiques excités dont il n'a jamais entendu parler de sa vie, mais tu vois les trois costauds là-bas (ils étaient bien trois, mais on avait l'impression qu'ils étaient douze) ? Ils sont payés pour latter les couilles des petits merdeux gâcheurs de métier de ton espèce. L'année dernière, les bouquins, articles et réunions philosophique sur le néflisme de Kashewar ont dégagé un chiffre d'affaire de plus de quatre-cent mille deniers d'or, si tu crois qu'on va laisser tomber le filon pour faire plaisir à un jeune corniaud obsédé de chronologie, tu te fourres le doigt dans l'œil. Alors maintenant tu regardes, tu écoutes et surtout tu la fermes !
Et c'est grâce à ce brillant exposé que Bralic comprit de la philosophie tout ce qu'il y avait à en comprendre.
7 : Autres petites contrariétés de l'existence humaine
Cependant, la controverse sur Kashewar s'était calmée (pour cette année) et notre héros, plus sage mais néanmoins perplexe, s'éloigna dans les fourrés pour y méditer sur les servitudes de la condition humaine. Il en était à se secouer la goutte lorsqu'un soupir attira son attention sur une mignonne petite clairière aménagée non loin, abritant les propos de quelques distingués noctambules autour d'une statue de Xyf ithyphallique pourchassant la nymphe Amalitha. Sur un banc était assis, consterné, un philosophe (reconnaissable à son uniforme de philosophe, toge blanche et sandales) d'une cinquantaine étique, le visage long et marqué de tristesse, le cheveu rare et raide autour de sa tonsure sommitale.
- Holà, l'ami, quoi donc c'est qui t'soucie ? Si t'es constipé, j'connais les herbes qui font aller !
- Salut à toi, qui que tu sois. Mais es-tu réel, ou es-tu l'ombre d'un homme ?
- Non non, j'soyons Bralic, mais en fait non, j'soyons euh... Flonguiou, ouais, je suis un flysophe de loin, c'est ça. Et j'soyons un petit bonhomme tout vieux en orange, même si ça s'voit point.
- Voilà une intéressante profession de foi, Li-Phong-Yu, et si je n'avais entendu parler de toi et de ta sage école, je n'en aurai pas saisi toutes les subtilités. Je suis Phlingas, Maître, Fondateur et Unique Membre de l'Atrabilisme. Mais ces mondaines présentations ne sont que vanité, conte nous plutôt pour quelle raison tu as bravé les affres d'un si long voyage.
- Ben... changement d'herbage réjouit les biaux.
La réponse eut l'air de complaire quelques convives qui s'étaient assemblés autour des deux penseurs, et ils opinèrent de bonne foi.
- Ainsi donc tu penses, comme Anthanagouras de Thèxe, que le voyage compte plus que la destination, voici un point qui se peut discuter. Même si, pour paraphraser Aristète de Paladas, et à l'inverse d'Hexagourion de grosellius, je dois confesser que ces sottes joutes philosophiques m'agacent une gonade sans déranger sa jumelle. Quel triste spectacle, quelle triste époque, quelle honte pour la philosophie. Laisse moi pleurer.
- Oh, faut point être malheureux comme ça, on dirait mon vieux Tobie quand il avait la gale.
- Le malheur, le bonheur, deux moyens de passer le temps en attendant la mort, rien de plus.
- Arrrrrgh !
- Hîîî !
- Oh mon dieu, ils ont tué Khemi !
- Enfoirés !
Des cris avaient déchiré la nuit, venant de derrière un rideau de cyprès. Lorsque Bralic arriva sur place, un rideau de convives horrifiés le séparaient de la scène macabre, qu'il put toutefois apercevoir. Le dénommé Khemi, un homme encore jeune aux attaches graciles, était en effet du dernier défunt. On eut dit que son corps avait été plié autour de la colonne de pierre au pied de laquelle il gisait, mais dans le mauvais sens, il avait en outre été éventré, sans doute de bas en haut comme en témoignait la répartition de quelques lambeaux de chair et de tissus sanglants, et son expression faciale indiquait sans conteste que ses derniers instants n'avaient pas été des plus agréables.
- La vie, énonça gravement Phlingas en guise d'épitaphe, est une tragédie écrite par un idiot, jouée par des mongols, regardée par des crétins et qui mérite de bien mauvaises critiques.
- Pauvre Khémi, fit un des convives, c'est une perte irréparable pour l'humanité.
- Oui, tempéra un autre, enfin, c'est une grande perte pour la philosophie.
- Soyons juste, corrigea un troisième, je dirais plutôt que c'est une perte pour la pensée post-rhéostate et l'auligourchisme.
- Il a été auligourchiste ?
- Ben, oui, c'est pas lui qui a écrit « Après le futur : apologie de l'auligourchisme appliqué à la dialectique thrétive » dans le « Thèmes&Méthodes » d'il y a trois mois ?
- Tu déconnes, c'était Théodosolithe le Tridactyle.
- N'importe quoi, c'était Théodosolithe le Monotrème ! Le Tridactyle, c'est le père de Créodon l'Ancien, et de toute façon il est mort depuis belle lurette.
- Ah... Au temps pour moi, j'ai confondu.
- Quoi ? On assassine ? Ici et maintenant ? Mais c'est la pensée qu'on veut tuer, c'est le verbe qu'on veut baillonner !
Bralic reconnut à ses rouflaquettes celui qu'on appelait Platiton, et qui jouissait apparemment d'une grande considération. Il avait déboulé, tout essoufflé, et à grands renforts d'effets de manches et de grandiloquences sonores, était parvenu à attirer l'attention à lui en quelques secondes. Il continua.
- Voyez l'exemple de cet homme, tout à l'heure si plein de vie, aujourd'hui réduit à l'état de matière inanimée, voici qui nous fait méditer sur la vanité de l'existence, qui si soudainement peut prendre fin. Mais sois sans crainte, Khémi, ton meurtre de restera pas impuni, ton exemple nous inspirera, oui je le dis sans hésiter, tu es encore plus grand mort que vivant.
Et l'on applaudit de bon cœur ce bel exemple de rhétorique platitonéticienne. Cependant arriva le baron Guren, en chemise de nuit car apparemment il était déjà parti se coucher.
- Que se passe-t-il ? Mais ? Gardes, gardes, où étiez-vous donc pendant qu'on assassinait ?
- Mais... mais monseigneur... je euh... gémit un garde qui, débutant dans le métier, ignorait qu'on ne devait jamais arriver premier sur le lieu d'un crime.
- Des incapables, je ne suis servi que par des incapables. Bien sûr, vous n'avez rien vu n'est-ce pas ? Pas la peine de demander. Allez chercher la milice, ahuri, au lieu de béer aux corneilles !
Et tandis que le garde fuyait à toutes jambes jusqu'au poste de la milice le plus proche, tout heureux de s'éloigner du baron, ce dernier se retourna vers les convives.
- Quelqu'un a-t-il vu le crime ? Personne ? Vous n'allez pas me faire croire que ce type était tout seul dans son coin, le jardin n'est pourtant pas si grand. Oui, vous là avec l'air niais, vous voulez dire quelque chose ?
- Ben, j'pensions qu'c'est p'têt ben l'maçon tueur.
- Eh ?
Platiton tâcha d'apporter une explication.
- Monsieur Li-Phong-Yu fait sans doute référence, dans le langage imagé des orientaux, au grand architecte de l'univers, c'est à dire Dieu. Khémi a trouvé son destin ce soir car son heure était venue de périr. Fatalité propre à ces peuples réfléchis, sans doute. J'ai ouï dire qu'ils tenaient les sentiments et les attaches matérielles pour une servitude dont le sage devait se libérer par la méditation et l'ascèse...
- Très intéressant. Et vous n'auriez pas, monsieur le philosophe, une idée de l'identité de l'assassin, ou à défaut de ses motivations ?
- L'âme humaine est un insondable mystère, et nul ne peut à bon droit se vanter de connaître autrui, il est déjà bien difficile de se connaître soi-même (comme je l'ai d'ailleurs écrit dans mon ouvrage « Le Bancal »). Discourant à Somoxa parmi les centropatéticiens, Pseudopodès le Prosélyte décrivait ainsi la merveilleuse diversité de l'esprit humain en ces termes : « C est a l heure du repas qu on voit les boules du chat...
- Mais bordel de merde vous êtes tous cinglés, je vous demande juste QUI L'A TUE ?
La baronne Séduvie tira alors son époux cramoisi par le bras pour lui éviter l'attaque d'apoplexie, et eut ces sages paroles :
- Poursuivez donc, mes amis, vos importants travaux, nul ne peut plus rien pour monsieur Khémi. Nous verrons plus tard pour l'enquête, lorsque la milice sera sur place.
Mais cette recommandation était superflue car déjà, abandonnant la dépouille du pauvre Khémi, les débatteurs avaient repris la polémique, à propos de l'importante question de la guerre au Sal-Hakdin.
8 : Affrontement courtois sur la délicate question du Sal-Hakdin
Donc, dans les « ruines du théâtre », la discussion avait repris de plus belle au sujet de faits graves autant que récents : la guerre au Sal-Hakdin. Pour ceux qui ne seraient pas familiers de la question, voici un petit aperçu de la situation géopolitique qui prévalait à l'extrême ouest de la mer Kaltienne.
Au nord, le puissant royaume de Malachie, qui venait de se réunifier après une longue guerre civile. Ledit royaume était maintenant peuplé de maint soldats, mercenaires, et autres fils cadets désœuvrés, qui menaçaient maraude ainsi que la couronne
(2).
Au sud, le paisible petit royaume de Sal-Hakdin, situé stratégiquement sur un itinéraire marchand connu sous le nom de « route de l'or ».
Entre les deux, un détroit large d'un jet de pierre (par une grosse catapulte quand même).
Les souverains de Malachie, Flosco 1e dit le Benêt (ce qui était injuste) et sa reine Melizaïa dite la Catin, avaient donc jugé avisé de monter une expédition pour conquérir le Sal-Hakdin et soumettre sa population barbare et païenne à la Vraie Foi. Le fait que cela occuperait l'armée et permettrait de mettre la main sur l'or (celui de la route) avait bien dû jouer un peu, bien sûr.
Or, la longue guerre civile qui venait de s'achever n'avait guère développé parmi la race Malachienne le sens de la charité ni de l'humanisme, pas plus que ne les avaient développés l'appât de l'or ou les exhortations du clergé à convertir les infidèles (comprenenez, à les convertir à l'état de cadavre). Donc il se déroulait dans le Sal-Hakdin les atrocités ordinaires qui accompagnent d'habitude les armées en campagne, et même un peu plus.
Voilà, vous en savez maintenant aussi long que les participants des Joutes de l'Esprit.
Platiton était très inspiré par le sujet, qu'il avait visiblement préparé.
- Nous ne pouvons rester les bras ballants, impuissants et honteux tandis qu'à moins de deux semaines de navigation d'ici, on assassine le noble peuple Sal-Hakdien ! La communauté des hommes libres, des hommes de bien, pourra-t-elle encore se dire civilisée si nous laissons faire sans dire mot ? Le temps presse, il faut crier à la face du monde, il faut écrire dans l'urgence, il faut, même si cela nous coûte, mobiliser la troupe et l'envoyer Sal-Hakdin combattre la barbarie moderne !
Applaudissements nourris. Il est vrai qu'à cette époque, peu de gens osaient se dresser contre l'influent Platiton, ami des imprimeurs et de la belle presse. Personne, à part quelques francs-tireurs tels Phlingas, contestataire compulsif et par ailleurs jouissant d'une fortune personnelle qui le mettait à l'abri du besoin.
- Holà, noble Platiton, quel noble élan, quelle virile aspiration, nous ne te connaissions pas une telle détermination martiale ! Mais dis-moi, envisages-tu de t'engager dans l'armée pour mettre tes nobles idéaux en pratique, ou bien, à mon exemple, estimes-tu qu'il ne faut jamais remettre à demain ce que tu peux faire faire à un autre ?
Frémissement d'excitation dans le public, tandis que Platiton, outré, ouvrait de grands yeux pleins d'éclairs et préparait sa riposte. Mais ce fut Katsudon qui dégaina le premier, avec une sage maxime de l'Ecole Obscure :
- Le chat qui se cache derrière un étroit poteau dont dépassent sa queue et son gros cucul est un bouddha.
C'était toute la force de l'école obscure que de proposer des sentences incompréhensibles, auxquelles on était bien obligé d'adhérer sous peine d'avouer qu'on ne les avait pas comprises. Parmi des convives qui redoutaient par dessus tout de passer pour des cuistres, l'effet était dévastateur, même si peu de gens se hasardèrent à décider si l'oriental abondait dans le sens de l'école platitonéticienne ou de l'école atrabiliste.
- Vous me faites un procès d'intention, messieurs, c'est du terrorisme intellectuel (ce faisant, Platiton désigna l'école obscure comme son adversaire). L'humanité commande que nous allions combattre en Sal-Hakdin, tout homme de bonne volonté en conviendra, celui qui voit autrui se noyer a le devoir sacré de lui porter assistance. Monsieur le sceptique me reproche d'être fort en parole, mais tous ne peuvent porter les armes, il faut bien que quelqu'un témoigne, il faut bien que quelqu'un pousse un cri !
- Ah ! S'exclama Bralic, provoquant l'hilarité quelque peu coupable de la foule. Platiton le foudroya du regard, avec une telle intensité que notre héros en fut tout penaud. Mais Phlingas revenait à la charge.
- J'ai l'impression que nous partons d'un postulat de départ faussé. Après tout, qu'est-ce que la guerre a de condamnable ? Certes, on s'y tue à tour de bras, mais songez à la guerre de Prinsonie, ou à la guerre de Bandegoug, ou à tous ces conflits horribles du passé. Certains de leurs contemporains y sont morts, d'autres y ont survécu, mais aujourd'hui, tous sont égaux dans la tombe. A quoi cela aurait-il servi, en fin de compte, d'empêcher ces conflits ? La guerre permet l'avancée des techniques, le progrès social, la naissance et la mort des états qui sans elle seraient éternels. La guerre, en somme, est la seule chose qui sépare l'homme de la bête.
- La guerre, monsieur, est le triomphe du mal sur la raison, il n'y a rien là dedans qu'il ne soit urgent de combattre.
- Le mal dis-tu ? Peut-être, mais n'est-ce pas outrecuidant et vain de vouloir aller contre la nature de l'homme ? Car à la vérité, l'homme naît mauvais, la société ne fait que le rendre médiocre.
Ce trait d'esprit provoqua quelques exclamations amusées, et Platiton commença à sentir que l'affaire était mal engagée. Certes, il ne doutait pas de pouvoir rattraper le coup a posteriori, payant untel pour qu'il se taise, faisant chanter tel autre pour qu'il fasse un compte-rendu favorable des Joute, mais son crédit, patiemment accumulé au cours d'années de manœuvres et ronds-de-jambes, en sortirait diminué. Il décida de revenir aux bases de la rhétorique platitonéticienne. Dressé de toute sa hauteur plus talonnettes, il désigna d'un doigt vengeur ses adversaires, et leur asséna un terrible coup dont il avait le secret.
- C'est la défaite de la pensée ! Vous êtes les fossoyeurs du noble esprit, les chancres de la philosophie. Maintenant, j'y vois clair dans votre jeu, vous êtes à la solde des Malachiens ! Je reconnais derrière vos propos la main fourbe des cruels souverains de ce royaume, c'est leur voix qui s'exprime par vos bouches. Hors de ma vue, tenants de la barbarie à visage humain, vous n'êtes pas digne de vous exprimer dans ce cercle !
Puis il reprit plus calmement à l'intention des autres convives, en ignorant ses contempteurs.
- Laissons les partisans de la lâcheté, les traîtres, croupir dans leur fange. Or donc, pour notre part, une tâche exaltante nous attend, il faut briser ce silence assourdissant. Nous ne pourrons pas dire « nous ne savions pas » !
- Ben oui, dâme, mais est-ce qu'on pourrions dire « on s'en foutait pas mal » ?
Hilarité dans le public. Platiton se retourna, blême. Bralic poursuivit son exposé en ces termes :
- Non pasque Saladime et Malachose, c'est ben loin, et pis, c'est des gens on connaît pas. Comme qui dirait des estrangers. Qu'ils se démerdent entre estrangers, tant qu'y viennent pas bouffer dans ma gamelle, y peuvent ben faire c'qu'y veulent, c'est mon avis. Comme disait la mère, « Faites du bien aux vilains, y vous chient dans la main ». Enfin moi, j'dis ça, j'dis rien...
La profondeur de la pensée bralicienne frappa de plein fouet le public, brisant d'un coup les délicats mécanismes rhétoriques patiemment mis au point par Platiton. Il dut le sentir car, balayant les visages des amateurs de philosophie assemblés autour de lui à la lueur des torches, il ne vit plus que des visages fermés. Tous pensaient maintenant que l'heure de Platiton avait sonné, qu'après avoir brisé tant d'écoles, terrorisé tant de penseurs, c'était à son tour de subir ce sort horrible, l'indignité publique. Mais nul encore n'osait bouger, le titan faisait encore peur. En sueur, il se redressa et tenta une contre-attaque :
- Ne prêtez aucune attention, je vous en conjure, à la propagande fallacieuse de ces maîtres du mensonge au service de l'étranger ! Ils veulent nous inciter à l'inaction, à la décadence, ce sont les fossoyeurs du bel esprit, la barbarie à visage hum...
Et soudain, Platiton, prince de la communauté intellectuelle de Sembaris, sut qu'il venait de creuser lui-même sa propre tombe. Car dans ces Joutes, toutes les fourberies étaient permises, tous les coups étaient admis de bonne grâce pour peu qu'ils soient assénés avec esprit, la mauvaise foi était considérée comme un art, le retournement de veste comme un sport, et compte tenu du niveau général, les fautes de grammaire largement tolérées. Mais il était un crime imprescriptible, impardonnable, une faute indélébile qui vous barrait à jamais la porte des cercles savants.
- Redite ! Asséna sans pitié Phlingas, en embuscade. Le grand Platiton est donc incapable de faire trois phrases sans se répéter, bel exemple pour la jeunesse. Et dire qu'il enseigne l'art qu'il maîtrise si mal, et qu'il a l'outrecuidance de se faire payer...
- Ouuuuuuuh !
- Mais... mais...
- Ouuuuuuh !
- Dehors !
- A la porte, l'analphabète !
- Platiton, au poteau !
- Attrappez-le, il ne faut pas qu'il s'enfuie !
- Je le tiens, je l'ai.
- Allez chercher le goudron et les plumes, on va lui apprendre la philosophie à ce plouc.
La foule, ivre de vengeance après un si long règne de terreur, s'apprêtait à lyncher le malheureux qu'elle adulait cinq minutes plus tôt. Le colosse s'écroulait.
- Jamais, hurla Platiton d'une voix qu'on ne lui connaissait pas. Et il tira une dague de sa manche, qu'il plongea dans le biceps du philosophe baraqué qui le maintenait. Retrouvant sa liberté, il tira une rapière de sous sa toge, et fit face à la foule, une lame dans chaque main, l'écume aux lèvres, prêt à en découdre.
9 : Duel dans la nuit
Voilà que la soirée prenait un tour plutôt original, qui plut assez moyennement aux invités du baron, pour la plupart peu portés sur l'exercice physique. Ils s'égayèrent donc dans une grande confusion, criant, pleurant, invoquant leurs dieux. Trois gardes parvinrent toutefois à remonter le courant pour faire face à Platiton, toutefois, dans le but de ne pas effaroucher les invités, la baronne les avait fait quitter leurs épées et prendre des gourdins. Et le premier des gardes à se ruer sur Platiton fit l'amère expérience de ce qu'une allonge supérieure et un bout effilé conférait comme avantage à un combattant. Par un tour de force incroyable pour un homme de sa corpulence, le philosophe déchu souleva le garde qui, armure comprise, devait dépasser les cent kilos et le jeta, encore tout embroché, sur ses deux collègues. A ce moment sortit la baronne Séduvie, qui revenait coucher son époux. Platiton, premier à réagir, empoigna l'aristocrate et, tenant l'assistance en respect de sa rapière, mit la dague sous le cou blanc de son otage, faisant perler une goutte de sang qui coula sur sa gorge et jusqu'à son corsage, ce qui ravit l'intéressée car sa robe était assortie.
- Le premier qui bouge, j'la bute !
Il recula lentement, menaçant de droite et de gauche, jusqu'à un muret en fausse ruine, adossé au manoir. Bralic était soulagé, toute cette phlisofolie lui avait fait mal à la tête, il ne comprenait rien à ces gens ni à ce qu'ils disaient. Mais un gars avec une épée qui menace une dame, ça, c'était plus conforme à sa vision de l'existence. Mine de rien, il était un héros, et il avait lui aussi sous sa robe orange son épée, ou sa dague, enfin son truc pointu qui changeait tout le temps. Bref, il fallait sauver la dame.
Soudain, Platiton lâcha son hôtesse et sa dague, et grimpa d'un saut leste sur le mur en ruines, puis de là sur une terrasse du manoir en s'appuyant sur la rambarde. N'écoutant que son envie d'en découdre avec ce grossier personnage, Bralic suivit le même chemin. Mais lorsqu'il arriva sur la terrasse, ce fut pour voir que le philosophe avait déjà achevé l'ascension du mur de lierre pour arriver sur une corniche, qu'il longeait pour arriver sur une autre terrasse du deuxième étage. Obstiné, Bralic le poursuivit, sourd aux encouragements de la foule qui, le coquin s'enfuyant, était revenue en nombre. Notre héros manqua de peu sa proie, qui trouva le temps de monter sur une bien pratique statue du dieu Galkor-Aux-Six-Bras avant d'atteindre le toit en pente légère qui couronnait l'hôtel des Kalmis-Nantepoug. Il ne pouvait pas monter beaucoup plus haut, le toit du troisième étage étant inaccessible.
- Vingt dieux, maraud, t'es fait comme un rat-mulot !
- Bouffon de crétin oriental, tout est perdu par ta faute ! Sois maudit, je te pourfendrai et enroulerai tes tripailles autour de ma lame.
Et Platiton fit preuve d'une spectaculaire maîtrise de l'art de l'escrime en se fendant de sixte en un superbe mouvement, que Bralic évita par une figure non moins experte nommée « glissade sur fiente de pigeon mouillée suivie d'un roulé-boulé en tierce ». Platiton tira avantage de sa position pour porter un coup peu académique dit « embrochage de l'imbécile assez maladroit pour tomber à terre », mais la pente aidant, notre garçon de ferme roulait trop vite. Lorsqu'il parvint à se stabiliser, les pieds dans la corniche, il tira son épée magique, qui para de façon miraculeuse un nouveau coup de son adversaire. Bralic recula en catastrophe, retrouvant une station debout plus propice au combat. Infatigable, Platiton se fendit derechef, visant la gorge de notre héros, lequel tenta de mettre en pratique une botte secrète qu'il avait vue porter par un aventurier vantard, et qui consistait à faire des moulinets avec sa lame pour enrouler celle de l'adversaire et ainsi le désarmer. Il se trouvait que la conformation de sa propre épée se prêtait alors à cet exercice, sa garde ayant une forme tarabiscotée propre à assujettir le fer adverse. Bralic porta donc sa botte, avec un demi-succès : les deux épées s'enroulèrent si bien qu'elles jaillirent toutes deux dans les airs en une courbe parabolique, qui les amena de l'autre côté du toit, avant de glisser dans la gouttière.
- OK, tu me cherches, tu me trouves. Couillon va, on va voir si t'es aussi fort à mains nues.
- Oui-da, brequin, j'vais t'rosser à coups d'poings, à c't'heure.
En bas, on ne perdait rien de ce combat homérique. Phlingas, las, s'exclama :
- Bah, ça ne sert à rien que je regarde, Platiton sortira vainqueur.
- Nenni, puissant triomphateur des Joutes de l'Esprit, nenni, car notre maître Li-Phong-Yu, phare céleste à la bonté proverbiale, possède la force et la souplesse de mille dragons furieux. Voyez la qualité de sa garde, la noblesse de son port, il triomphera, j'en suis certain.
- Tiens, mais que fait-il ?
- Voici un des coups secrets qui ne se transmettent que de maître à élève, un enchaînement que seuls les corps les plus affûtés abritant les plus purs peuvent réaliser. Il s'intitule « Le tigre furieux bondit sur sa proie et de ses griffes, la lacère ».
- Impressionnant. Chez nous on appelle ça un coup de coude dans les parties. Et là ?
- C'est remarquable. « Le dragon d'or assomme son ennemi, puis disparaît dans la nuit ».
- Oh. Et ça c'est quoi ?
- « Le serpent-python circonvient la souris, et avec la queue, il l'assomme ».
- Et ça ?
- Euh... « Le singe vantard se prend les pieds dans une tuile, et lourdement, il choit ».
Toutefois, la chute de Bralic l'avait fait dévaler l'autre versant du toit et, comme il en avait maintenant l'habitude, s'arrêter dans la gouttière où, providentiellement, sa main se posa sur la garde de son épée magique. Platiton, qui s'était approché dans le but d'en finir avec son adversaire, dut battre en retraite précipitamment.
- Ah, y fait moins l'malin, le phlysofle à la graisse de bœuf !
Platiton parut un instant décontenancé, puis, à la surprise générale, rejeta la tête en arrière et partit dans un rire puissant et sinistre.
- Tu crois m'avoir vaincu, misérable porc, mais tu te trompes. Tu as contré mes entreprises, et tu peux en être fier mais sache que ma malédiction t'accompagnera jusqu'à ton dernier souffle. Je reviendrais, et ma vengeance sera terrible !
Alors, l'imposant Platiton, dont les yeux rougeoyaient maintenant d'une lueur maligne, se drapa dans sa toge d'où sortirent, causant l'effroi, deux grandes ailes de chauve-souris. Et sautant dans le vide, le philosophe maléfique disparut dans la nuit, son rire satanique se mêlant au claquement sec de ses ailes noires.
10 : Un grand jeu de dupes
- Et donc le dénommé Platiton, philosophe, né à Crampabourg le 16 Totoryphe de l'an 28 de l'ère du Jabot Paresseux, disparut dans la nuit, son rire satanique se mêlant au claquement sec de ses ailes noires. Et vous croyez que je vais gober ces salades ? Non mais vous me prenez pour qui ?
Le capitaine Jablonski, de la milice royale de Sembaris, ayant été mandé en pleine nuit pour l'affaire du meurtre de Khémi, il était arrivé une heure plus tard, juste le temps de se réveiller, de s'habiller et de s'en jeter un petit au « Condor Cramoisi », établissement situé sur la route. Il avait consigné toutes les personnes qui n'avaient pas eu la présence d'esprit de s'esquiver, et les avait assemblées dans le grand salon du manoir, situé au premier étage. Entre lambris cossus et armures de parade des ancêtres Kalmis et Nantepoug, l'assistance devisait de tout et de rien, sous l'œil mauvais du baron en chemise de nuit qui se disait que c'était bien la dernière fois que sa demeure abritait ce genre de rassemblement de fainéants, qui n'apportaient que des ennuis et nuisaient au commerce.
Pour le moment, le capitaine interrogeait un jeune apprenti-philosophe appelé Marchok le Bradype, lequel avait peu de caractère et pleurait toutes les larmes de son corps, tâchant vainement d'articuler des explications entre deux sanglots. Finalement, voyant qu'il n'y avait rien de plus à tirer de sa victime, Jablonski se retrourna, arpenta le centre de la pièce, l'air pénétré et les mains dans le dos, puis, une lueur de triomphe dans les yeux, toisa le premier rang des personnes présentes.
- Cette affaire est hélas très claire, et ces sombres élucubration à propos d'un philosophe volant ne sauraient me troubler. Vous prétendez avoir tous vu ce Platiton sur le toit, prenant son envol, mais toutefois un détail me turlupine. En effet il est impossible que du jardin, vous ayez vu ce qui se passait sur le toit, car le ciel est nuageux et masque la lune.
- Quoi, intervint le baron, vous traitez mes invités de menteurs? Mais savez-vous qui je suis ?
- Nenni, nenni, monseigneur, je ne remets pas en cause votre bonne foi ni celle de vos hôtes, qui sont des gens de qualités et ne pourraient se liguer en un complot comme de vulgaires croquants. L'auraient-ils fait qu'ils auraient d'ailleurs inventé une histoire plus vraisemblable. Je pense plutôt qu'ils ont été victimes d'une illusion, d'un charme lancé par un esprit malin, par quelque magicien maléfique dans le but de nous abuser.
- Un magicien dites-vous ?
- Oui, et sa magie lui aurait servi à cacher la fuite du fameux Platiton. A un quelconque moment de l'action, il aura rendu le malfaiteur invisible, puis lui aura substitué une illusion, sans doute juste après qu'il ait libéré votre épouse de la menace de sa dague. L'illusion aura sauté sans peine de terrasse en corniche, exploit athlétique qu'un philosophe ordinaire aurait été bien en peine à réaliser. Et pendant que monsieur Bralic, ici présent, poursuivait la chimère, notre invisible coquin quittait l'assistance, son forfait accompli.
- Puis-je me permettre humblement de faire valoir une objection à l'incomparable torrent de sagesse qui jaillit de vos lèvres purpurines, ô puissante incarnation de l'ordre public ?
- Oui étranger, je t'écoute ?
- Tous ici avons été témoins du combat du noble Bralic contre l'odieux Platiton, que les démons lui dévorent le foie avec une certaine modération. Or, il n'avait nullement l'air de combattre un ennemi imaginaire, et a semblé à plusieurs reprises marqué par les coups honteux de son adversaire.
- Je m'attendais à cette objection, et j'ai une explication. Bralic, mon ami (il s'approcha du jeune homme, qui présentait son air niais le plus appliqué, et lui passa amicalement le bras autour du cou). Bralic, lorsque vous avez combattu sur les toits, n'avez vous pas remarqué quelque étrangeté dans la démarche de Platiton ?
- Ben dâme, non, je, êh... !
Subitement, le capitaine avait empoigné la tignasse de Bralic et l'avait tiré vers le haut de toutes ses forces. Horreur ! Il sembla que toute la peau de son visage lui fut arrachée d'un coup ! Bralic se voila la face de ses mains en poussant un cri de surprise, tandis que triomphant, le milicien présentait aux hommes révulsés et aux femmes défaillantes le visage contrefait de notre héros.
- Soyez sans crainte, ceci n'est qu'un masque. Enlève tes mains de devant ton visage, que l'on voit ton apparence, répugnant nécromancien.
Alors, celui qui avait porté le masque de Bralic se découvrit, un maigre mage d'une quarantaine d'années, portant bouc noir et cheveux se raréfiant. Son teint bistre et son regard sombre trahissaient des origines méridionales.
- Soit, vous m'avez découvert. Je ne sais comment, mais vous avez percé à jour mon déguisement.
- Seul un esprit supérieur tel que le mien pouvait débusquer le coupable, et ton plan maléfique a été bien proche de réussir. Mais dis nous quelles ont été tes motivations pour des actions si viles ?
- Mes motivations ? Mais l'or, bien sûr, j'ai été payé, et grassement, pour monter cette criminelle mascarade.
- Tu as donc un commanditaire, était-ce Platiton ?
- Oh non, ce n'était qu'un complice. Mon commanditaire, je vais vous le désigner, c'est cet homme !
- Quoi, le baron ?
- Infamie !
- Oui, le baron qui, je l'ai compris, répugnait à voir son domaine envahi chaque année par les philosophes et leurs querelles, et a monté toute cette histoire pour que ces Joutes de l'Esprit soient les dernières.
- Cette accusation est grave, baron, il y a mort d'homme. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
- Ce que j'ai à dire ? Et bien pour commencer, je n'ai jamais vu ce visage de fourbe, mais en revanche, malgré le camouflage, je reconnais cette voix criarde et ce ton plein de morgue, et je ne crois pas me tromper...
D'un geste rapide et précis, le baron agrippa les cheveux du nécromancien et tira le visage, qui à la stupéfaction générale, s'arracha de la tête, découvrant la face d'une vieille femme aux tempes grises et à la mine inflexible.
- Mère ! S'exclama la baronne Séduvie avant de s'évanouir.
- J'en étais sûr, indigne belle-mère. Mauvaise femme, bien que feu votre époux y ait consenti, vous n'avez jamais admis que la fille d'un duc ait pu épouser un baron, fut-il fortuné et estimé. Je savais que vous ne m'aviez jamais aimé, mais je ne pensais pas que vous seriez prête au meurtre pour me compromettre.
- Oh, mais vous vous trompez, Guren. La mésalliance de ma fille est toute relative, et je l'ai acceptée de bon cœur, tant qu'elle a duré. Toutefois, j'ai la sagesse de payer les femmes de chambre de la maison afin qu'elles surveillent les allées et venues, et j'ai découvert l'affreuse vérité. Oui, je suis bien forcée maintenant de faire éclater le honteux scandale au grand jour, ma fille Séduvie, que j'ai chérie de toute mes forces, à qui j'ai donné la meilleure éducation, ma fille a trahi son époux, et à travers lui, elle m'a trahie. Elle a entretenu un amour passionné avec l'un de ces philosophes qu'elle aime à fréquenter, et de cette passion néfaste, irrésistible, est né un complot diabolique visant à assassiner mon gendre.
La digne et vieille bondit alors vers Guren, prit sa chevelure et tira dessus, jusqu'à découvrir, sous le masque du baron, le visage scandalisé et les célèbres rouflaquettes de Platiton.
- Oui, l'immonde Platiton a séduit ma fille, et ensemble, ils ont assassiné son mari pour que lui prenne sa place et sa fortune. Craignant de faire éclater le scandale, j'ai dû me résoudre à ces pauvres stratagèmes pour punir le coupable.
- Le scandale ? Vous ne vouliez pas qu'éclate le scandale ? Mais de quel scandale voulez-vous parler, vieille folle, d'un meurtre, ou bien de la vraie nature de votre famille. Car voyez ce que j'ai découvert en fréquentant Séduvie, voyez et frémissez d'horreur.
Et Platiton, d'un geste puissant, arracha le masque de séduvie pour découvrir la face hideuse et poilue, semblable à celle de quelque loup des montagnes. Plusieurs femmes tournèrent de l'œil devant un spectacle si saisissant.
- Oui, parfaitement, des loups-garous, parmi nous, à Sembaris. Des loup-garous responsables, les soirs de pleine lunes, de meurtres rituels, d'éventrations... C'est sans doute Séduvie elle-même qui, ce soir, assassina le pauvre Khémi.
- Euh... fit Bralic, du fond de la pièce.
- Tout s'éclaire alors, s'exclama sans rire le capitaine Jablonski. Hier, dans une taverne du port, un meurtre horrible a coûté la vie à Li-Phong-Yu, le vrai, et sans doute un de ces lycanthrope en était-il responsable, tout concorde. A part un détail : les loups-garous ont bien des pouvoirs, mais ils ne traversent pas les murs. Mais j'y songe, Platiton, ne seriez-vous pas plus connu sous le sobriquet...
Et derechef, le capitaine démasqua Platiton, sous la figure duquel se trouvait celle du magicien maléfique entrevue précédemment.
- J'en étais sûr, le magicien maléfique !
- Bon, ben j'vais y aller comme qui dirait, ajouta timidement Bralic.
- Non, il n'y a pas de magicien maléfique, en fait mon nom va te surprendre, car je suis (il ôta son masque, sous lequel se trouvaient, à la surprise générale...) le capitaine Jablonski ! Oui, car connaissant les sinistres complots qui se tramaient dans cet antre de la tromperie, j'ai décidé de tirer tout ceci au clair sous ce déguisement. Quelle n'a pas été ma surprise de voir surgir cet autre moi-même ! Allez, ôte ton masque à ton tour, que nous voyons quelle trogne de coquin tu caches.
L'autre Jablonski eut un petit sourire, puis s'exécuta.
- Oh, ça alors, la baronne Séduvie !
- Bon, ben si on a pus besoin de moué... fit Bralic.
- Oui, et je suis résolue à ne pas laisser traîner mon nom dans la boue. Garde, emparez-vous de cette femme !
- Ma fille, comment osez-vous...
- Je ne suis pas votre fille, ou pour être plus précise, vous n'êtes pas ma mère, car vous êtes...
- Allez, 'vais m'coucher. Nuitée !
- ... Oh, le loup-garou.
- Ah, Le magicien !
- Diantre, Li-Phong-Yu !
- Platiton !
- Le maçon tueur !
- La belle-mère !
- ...
- ...
11 : Epilogue
Bralic retourna donc au Singe Tatoué et y sommeilla longuement. A son réveil, le souvenir de la longue nuit passée était déjà passablement embrouillé dans sa pauvre tête, et tout ce qu'il en avait retenu est qu'il lui fallait rendre l'anneau qu'il portait aux petits bonshommes en orange. Mais les petits bonshommes en orange ne se montrèrent pas à l'auberge. D'ailleurs Bralic ne les revit jamais. C'est pourquoi il conserva l'anneau de jade, que d'ailleurs il avait bien gagné.
- Bralic a fait ça ? Bralic le casse-noisettes ?
Numiis le druide fut le premier à émerger de sa stupeur. Lhorkan lui répondit avec humeur.
- Que Banoush me fouette le scrotum avec des orties fraîches si je mens ! Je tiens ce récit d'un mien camarade qui était garde pour la soirée à la propriété Kalmis-Nantepoug.
- Tétinou ! S'exclama Hachim à juste titre. Mais alors, il nous a tous menés en bateau depuis des mois ! Quelle ruse, quelle audace ! Seul un esprit supérieur peut ainsi se jouer des plus grands penseurs de notre temps.
- Et surtout, quelle constance ! Songez à la force de caractère peu commune dont il faut faire preuve pour cacher sa nature pendant tant de temps, pour endurer les moqueries, les quolibets et les farces de mauvais goût. Songez surtout à ses talents de menteur – et j'en connais un rayon, croyez moi – car se faire passer pour un benêt est le rôle le plus difficile qui soit. Hum... il m'impressionne, finalement.
Portia avait, sur la fin, pris sa voix de courtisane lubrique, ce qui n'était pas une insulte mais sa profession.
- Et vous noterez, renchérit Kloshafröh, que les petits prêtres oranges de Seth ont disparu. Alors si vous voulez mon avis...
- Ouuuuuh...
- Ben ça m'étonnerait pas, si vous voyez ce que je veux dire...
- Oui, on se comprend.
- Ouais.
- Sacré Bralic ! A la santé de Bralic le Destructeur !
Après avoir été entendus longuement par la milice sur toute cette histoire complexe, les six petits moines levantins avaient été relâchés, s'étaient retrouvés dans la rue de la ville étrangère, un peu perplexes, et avaient pris le parti d'aller à cette plage que Thlas leur avait indiquée, afin d'accomplir tous ensemble leur devoir et de s'ouvrir le ventre, comme le veut la coutume. Ils sortirent donc de la ville, marchèrent quelques heures le long de la côte, et lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit propice, Miso, le plus jeune, fit fort justement remarquer qu'il allait se poser un point d'honneur. En effet, l'usage voulait que lorsqu'on s'ouvre rituellement le ventre, un ami se tienne derrière vous avec un sabre afin de vous trancher la tête, ce qui vous évite le déshonneur de crier et de vous tortiller de douleur de façon inappropriée. Or d'une part aucun des six prêtres oranges ne possédait de sabre idoine, et d'autre part, qui couperait la tête du dernier ? Pour éviter des épanchements inconvenants, Buttercornlamen, le plus sage des six petits moines oranges, suggéra que chacun s'appropriât une portion de rivage, bien loin des autres de telle manière qu'aucun d'eux ne puisse voir ou entendre les râles d'agonie de ses voisins, ainsi, l'honneur serait sauf. Cette astucieuse solution recueillit l'adhésion générale et, après des effusions viriles et des adieux déchirants qui ne durèrent pas plus de douze secondes, comme le voulaient les règles de bienséances, ils se séparèrent. Chacun des prêtres marcha le long de la mer, seul, et médita longuement sur le sens de sa vie et sur sa place dans l'ordonnancement de l'univers. Ils s'arrêtèrent, l'un après l'autre, au bord du chemin, obliquèrent chacun vers la mer, et chacun fixa la côte de part et d'autre, vérifiant que comme convenu, la distance les séparant était honorable. Chacun s'accroupit alors face à la mer, perdit son regard à la limite séparant les eaux des cieux, et alors, lentement, donnant au moindre geste la grâce qui sied à un acte d'importance, chacun des disciples de Li-Phong-Yu fit demi-tour et s'enfonça dans l'arrière pays pour y trouver femme et ouvrir son restaurant de spécialités exotiques.
1 ) C'était un pirate Bardite.
2 ) - Eh les gars, y'a un zeugma !
- Surtout ne bougez pas, sa vision est basée sur le mouvement...