Retour sous le catcheur

Le règne de
l'horreur blafarde

Une nouvelle horrifique de ASP EXPLORER



En ces heures où je parviens au crépuscule de ma vie, alors que mon ouïe s'obscurcit, que ma vue s'assourdit et que ma raison ... ma raison parfois ... attendez, ne m'aidez pas, c'est une histoire de train il me semble ... Ah oui, ma raison s'égare. Donc tout ça pour dire que je me fais vieux, et qu'avant de disparaître, il me faut porter témoignage devant l'humanité toute entière de l'aventure extraordinaire que je vécus voici bientôt cinquante ans, il faut que je révèle l'incroyable et terrible secret qui gît depuis des éons sans nom dans les tréfonds des sombres abysses de Xangw Wnyxth Wnzhf P'Thngung enfin bref pas trop loin de Clermont-Ferrand.

J'étais à l'époque un jeune et brillant archéologue ... pour être plus juste, disons "amateur d'antiquités". Bon d'accord, j'étais pilleur de tombes. Toujours est-il que mon histoire a réellement débuté le 13 juillet 1922. J'avais été attiré en Auvergne, cette région du centre de la France à la beauté farouche et secrète, par la lecture de "De Bello Gallico", le célèbre ouvrage de Jules César où le grand général narre sa conquête de la Gaule quelques décennies avant notre ère. J'avais été particulièrement intéressé par un passage décrivant la bataille d'Alesia où les légions romaines écrasèrent les dernières armées du chef Vercingétorix et capturèrent ce dernier. Dans une ancienne version trouvée à la Bibliothèque Nationale de Paris (il m'avait fallu "convaincre" une partie du personnel pour avoir accès à certaine salle ordinairement peu visitable), il était fait mention du butin pris aux celtes et notamment du bouclier d'or sur lequel montait solennellement le chef des gaulois lors des assemblées à caractère sacré, lequel bouclier avait disparu de mystérieuse façon peu après la bataille. Quelques éléments m'avaient amené à croire que le fameux bouclier avait été dérobé par des gaulois et caché non loin du site de la bataille dans l'espoir d'une renaissance de la nation celte qui n'eut jamais lieu.
Donc cette année là, j'établis mon camp avec miss Peggy Poddington (ma compagne d'alors, une délicieuse aristocrate britannique fort portée sur les aventures romantiques et le spiritisme, que la perspective d'un beau voyage et, je l'espère, mon charme avaient convaincue de me suivre) à quelques miles au sud d'un ancien volcan érodé par les millénaires, portant le nom fort pittoresque de "Puy de la Vache". Moyennant la promesse de quelques piécettes, nous avions engagé une demi-douzaine d'indigènes pour porter notre matériel et creuser le sable.
Ces dernières journées de bonheur que nous vécûmes dans la ténébreuse et millénaire Vallée des Rois ne s'effaceront jamais de ma mémoire. Les dunes veloutées balayées par le vent à perte de vue, le chant du muezzin à l'heure de la prière, les blanches voiles portant les felouques sur le Nil, inchangées depuis le temps des pharaons, la force de l'Afrique et la subtilité de l'Orient réunis dans ... euh, attendez, il est possible que je fasse erreur. Oui effectivement je confondais avec un autre voyage, je suppose que vous aurez rectifié de vous-même. Donc quelques fils de paysans recrutés au village voisin creusaient le sol autour d'un dolmen que je pensais pouvoir être la cachette tant recherchée. Le vent glacé et la neige rendaient les travaux pénibles, mais ces rudes gaillards, souvent encouragés par Peggy qui allait les réchauffait d'un bol de soupe, étaient durs à la besogne. Donc ce 13 juillet, nous venions de déblayer la terre sous le dolmen qui mesurait environ treize pieds et dix-huit pouces de long, sur un yard et sept douzièmes de large. C'est vers la fin de l'après-midi qu'un jeune péon dont le nom m'échappe, et qui était chargé de trier les déblais, vint en courant dans ma tente. Sans entendre un mot de son sabir, je compris tout de suite qu'il avait fait une découverte intéressante; il brandissait en effet un étrange objet que j'examinais sur le champ.
Il s'agissait d'une sorte de tore de quatre pouces de diamètre, qui n'était pas un bracelet car l'orifice central n'était pas assez large pour un poignet humain. Sur tout le pourtour de l'objet, légèrement aplati, étaient profondément gravés des motifs géométriques faits de tronçons de ligne droite obscènement brisés et répétés en un motif hypnotique qui, si on le regardait trop longtemps, semblait se perdre dans d'étranges dimensions où l'esprit humain n'a pas sa place. Mais le plus étrange dans la Chose était la matière dont elle était constituée, noire comme le charbon, mais tiède et molle comme une atroce caricature de chair vivante, une matière chthonienne, tellurique, qui éveilla en moi une terreur animale venue du fond des âges, de mes instincts primaires et reptiliens et que j'eus le plus grand mal à dominer. Je récompensais cependant mon sherpa de quelques mots de son dialecte et d'une quelconque verroterie, avant de jeter la Chose avec gêne parmi les modestes résultats des précédents jours de fouille, dans mon coffre-fort.
La nuit qui suivit fut parmi les plus effrayantes de mon existence. Je fus assailli de cauchemars atroces où, dans une obscurité de fin du monde, je dévalais plaines et montagnes à des vitesses inconnues de l'homme, pierres et branches déchirant mon visage, des insectes fous se jetant dans mes yeux, mes bouche, je me sentais le jouet impuissant d'un esprit supérieur et étranger à notre race.
Lorsqu'enfin je m'éveillais le lendemain matin, la nuit ne m'avait apporté aucun repos. Toujours torturé par ces visions d'épouvante, je décidais d'accompagner mon boy jusqu'au village afin d'acheter des provisions et de m'éclaircir les idées. Je laissais donc miss Poddington diriger les fouilles, comme elle commençait à en avoir l'habitude, et nous nous mîmes en route d'un bon pas. Ayant une demi-heure de marche devant moi, je commençais à deviser avec le jeune coolie, qui savait quelques mots d'anglais. Je l'interrogeais sur les légendes locales, le folklore, les traditions du pays, cherchant à les rattacher aux éléments glanés dans les écrits de César et d'autres auteurs latins de la même période. Mais s'il fut loquace et enjoué au début, le garçon se renfrogna dès que j'abordais le sujet du tore noir. Tout ce que j'obtins de lui, c'est un "moi pas connaître" suivi d'un mutisme obstiné. Je n'insistai donc pas.
Le bourg de Saint-Eustache en Verdon, avec ses toits de lourde lauzes et ses murs de granit nu, était tout à fait pittoresque. La vie s'organisait autour de la place centrale bordée de platanes centenaires, sur laquelle étaient installés la petite mairie, les deux cafés, le boulanger et le bureau de poste. Mais dans ce décor typique du massif central, l'église ne semblait curieusement pas avoir sa place. Nul ne pouvait ignorer cet imposant édifice roman, le plus haut bâtiment du village, tout entier du basalte le plus sombre, et dont le parvis surplombait le reste de la place d'un bon mètre. Les rues qui la bordaient de toute part étaient fort larges, comme si les bâtisseurs des maisons environnantes avaient voulu éviter une trop grande proximité avec le lieu de culte. Derrière l'église, clos d'un mur qui disparaissait sous le lierre et la mousse, se trouvait le cimetière.
Je laissais mon guide quérir notre pitance et descendis la grand-rue jusqu'à l'école communale, située un peu à l'écart. J'avais quelques jours plus tôt rencontré Brice Lecloadec, l'instituteur, un jeune homme fluet et d'assez petite taille mais d'une culture indéniable, que les voies mystérieuses de l'administration avaient affecté bien loin de sa Bretagne natale. Pour autant que j'ai pu en juger, il vivait quelque peu en marge de la population locale pour qui, il est vrai, même les habitants de Clermont-Ferrand sont des "estrangers". Il accomplissait cependant sa mission civilisatrice avec courage et obstination, ce qui lui avait tout de suite valu ma sympathie.
Je trouvais Brice dans sa classe, préparant sa leçon de la matinée. Je profitais de la demi-heure qui lui restait avant la venue des enfants pour lui demander son avis au sujet de la Chose. Il ne me fut hélas pas d'une grande aide, m'affirmant qu'il n'avait jamais rien vu ou entendu de semblable. J'en fus fort désappointé et m'apprêtais à prendre congé quand je formulais le projet de questionner le curé de la paroisse. Alors Brice se leva d'un bond, le visage plus blanc encore qu'à l'habituée, et me conjura de n'en rien faire.
- Prenez grade, monsieur Thomkins, cette terre recèle des secrets anciens et horribles. Je vous en conjure, ne dites pas un mot de tout ceci au village, et surtout pas au père Lesueur.
- Mais expliquez-vous, Brice, de quoi parlez-vous?
- Vous ne les connaissez pas comme moi je les connais, ils se rassemblent le soir, ils ...
L'enseignant se tut soudain, le visage décomposé, le regard fixé au fond de la salle. Là, seul, se tenait un enfant qui ne devait pas avoir plus d'une dizaine d'années. Comment était-il entré sans que nous ne le remarquions, depuis quand nous écoutait-il, nous observait-il gravement de ses yeux bleus qui semblaient sans âge?
Après un long moment de silence, Brice se ressaisit et me souhaita bonne chance dans mes recherches. Je le saluais, peu rassuré sur sa santé mentale, et sortis en croisant les enfants qui allaient en classe. Je remarquais alors que de leur petite troupe n'émanait nul chant joyeux, nul cri, nul bruit de dispute, tous se contentaient de me dévisager en silence et, tandis que je m'éloignais, je sentis encore longtemps peser sur mes épaules le poids de leurs regards.
Lorsque nous revînmes au camp, mon esprit n'avait donc pas trouvé la paix tant désirée et de nouvelles interrogations avaient surgi. Je ne prêtais guère d'attention ce jour-là à l'avancement des travaux, laissant Peggy s'en charger, et je restais dans ma tente à consulter les nombreux livres de ma bibliothèque personnelle que j'emportais toujours avec moi, afin de trouver une description de l'objet ou un quelconque indice me permettant de l'identifier et de le rattacher à une culture connue. C'est bien tard dans la soirée, alors que je n'avais bu ni mangé de la journée, que je trouvais enfin ce que je cherchais. Dans l'ouvrage "Art des Civilisations Celtiques et Préceltiques" de Werner Weissturm, à la page 441, se trouvait la reproduction d'un parchemin romain du premier siècle avant Jésus-Christ où était figuré un objet de culte des gaulois Arvernes, l'orbe noire. La traduction du texte latin qui l'accompagnait n'apportait guère d'éclaircissement sur l'usage et la symbolique de l'objet, mais la description en était d'une similitude troublante avec la Chose que je possédais, à l'exception d'un fait : la taille de l'orbe était sensée être de plus d'une coudée, alors que la mienne tenait dans la main. Le récit d'un centurion romain était lui aussi traduit :

"Quand nous brûlâmes les orbes noires sous le regard des druides gaulois, ils crièrent "Buvons, buvons, buvons", tandis que du bûcher s'élevait une fumée noire et épaisse à l'odeur repoussante. Et quand ils comprirent que rien ne pourrait sauver leurs idoles, grand fut leur désarroi et ils sombrèrent dans la prostration. Je suis heureux que nous ayons pu débarrasser les Gaules de ce culte répugnant et ramener ces gens dans la lumière de la civilisation avant qu'il n'ait été trop tard."

Quel monstrueux secret recelait la terre d'Auvergne, à quels dieux immondes les druides Arvernes rendaient- ils un culte, quels événements ont bien pu pousser les romains, d'ordinaire si tolérants avec les dieux étrangers, à l'iconoclasme? Toutes ces questions me hantèrent jusque tard dans la nuit quand, recru de fatigue, je m'écroulai sur ma table de travail. Mon sommeil fut, cette nuit encore, peuplée d'un cauchemar hideux. Au fond d'un abysse souterrain, une masse cyclopéenne, que ma vision ne pouvait englober en totalité, se mouvait, se roulait en une danse obscène et lascive, attendant quelque improbable événement qui la libérerait de sa prison. Car il m'apparaissait comme une évidence que le monstre se morfondait en silence dans quelque gouffre prodigieux, agitant des membres qui n'en étaient pas, gesticulant avec une lenteur surnaturelle dans son antre de de ténèbres. Et soudain il s'immobilisa et tourna vers moi l'amas informe qui était son visage, et alors je vis, mon dieu, après tant d'années il m'est encore impossible d'évoquer cette abomination sans frémir, je vis son oeil rond, sans paupière, d'une taille effrayante et qui n'était qu'une fenêtre sur le degré le plus ultime de la folie et de la perversion mentale. Il m'avait vu, j'en étais sûr, et bien après que je me fusse réveillé en sueur, résonnait encore dans mon crâne son rire dément et maléfique.
Au petit matin, il m'apparut que je trouverais peut-être le noeud du problème dans l'étrange église, chez le père Lesueur. Je m'y rendis seul alors que le camp dormait encore et que les brumes de l'aube commençaient à se dissiper. Rien ne bougeait dans le paysage de fin du monde, pas un oiseau dans le ciel gris, aucune trace d'activité humaine ou animale, rien que la lande verte, humide et accidentée. Mais alors que je franchissais un petit pont de pierre enjambant un ru paresseux, je fus hélé par une voix faible et éraillée en contrebas.
- Vous veniez à ma rencontre, monsieur Thomkins?
Etait-ce une question ou une affirmation, je me le demande encore. Au bord du ruisseau, debout dans son inquiétante soutane, les mains jointes devant lui, se tenait le père Lesueur. Il était fort grand et maigre, et on aurait eu du mal à donner un âge à son visage osseux et allongé. Ses petits yeux me considéraient, me sembla-t-il, avec dédain. Je m'appuyai contre le parapet.
- Oui, je venais vous voir mon père.
- Quelle coïncidence, n'est-ce pas, je m'apprêtais moi-même à vous rendre visite.
Un affreux sourire déforma ses traits, l'homme était fou ou pas loin de l'être.
- Je venais vous demander des précisions sur l'histoire de la région, les légendes...
- Savez-vous qu'il existe justement une légende païenne concernant le dolmen autour duquel vous creusez?
Il escalada prestement le talus et me rejoignit avant de reprendre.
- On dit que ce n'était pas le tombeau d'un chef gaulois, comme les autres dolmens de la région, mais le centre d'un culte impie auquel l'invasion romaine aurait mis fin. Cependant au cours des siècles, de nombreux faits de sorcellerie on été rapportés dans les archives paroissiales, peut-être voudrez-vous y jeter un coup d'oeil?
- Un culte impie, voila qui est curieux, quelles divinités adoraient-ils selon vous?
- A mon avis, aucun des dieux celtiques connus, mais plutôt quelque chose de plus original, un dieu qu'on ne rencontre que dans cette région. On dit que le dolmen était en fait un lieu de passage, une porte vers le domaine de la divinité, c'est en tout cas ce que j'en ai compris en consultant mes archives.
Légèrement effrayé par l'insistance du prêtre à vouloir m'entraîner dans son église, je déclinai poliment son offre, bafouillant quelque prétexte peu habile. Je retournai sur mes pas tandis qu'il me suivait silencieusement des yeux, tel un noir corbeau. Lorsque je revins au camp, les travaux avaient repris sous la direction de ma douce compagne qui était visiblement fort appréciée de mes hommes. Je passais la journée à examiner les déblais, en quête de quelque tesson de poterie, pièce de monnaie ou autre fibule que je pourrais vendre.
Dans l'après-midi, j'eus la visite de Brice Lecloadec qui m'entretint de ses soupçons dans ma tente.
- Le père Lesueur est né dans un village des environs, Maisenville, qui brûla entièrement alors qu'il était enfant. Il fut le seul survivant, ses parents et amis moururent tous dans cet étrange incendie qui défraya la chronique il y a trente ans. Il fut recueilli à l'orphelinat des père Jésuites, à Clermont, et devint tout naturellement prêtre. Lorsqu'il revint à Saint-Eustache, il y a trois ans, il commença à s'intéresser de très près à l'histoire de la région. Il a tout de suite commencé, au catéchisme, à enseigner aux enfants d'étranges choses sur les gaulois et leurs coutumes impies, je m'en suis rendu compte lors de mes cours d'histoire. J'ai tenté de mettre en garde les autres villageois, mais ils ne m'ont pas écouté, c'est un enfant de la région et moi pas. Parfois le soir, il les emmène en randonnée comme il dit, jamais je n'ai pu apprendre ce qu'il pouvait bien se passer durant ces nuits-là, ils gardent tous le silence, mais parfois dans la cour de récréation, je les entends chanter d'étranges comptines dans une langue gutturale qu'ils ont dû s'inventer, car elle ne ressemble en rien à ce que je connais. Prenez garde, lors de son dernier sermon à l'église, il a fait allusion à vous en termes peu flatteurs, et j'ai peur qu'à la messe de demain, il ne monte les villageois contre vous pour vous expulser.
Les dires de l'instituteur ne firent que confirmer la mauvaise impression que m'avait produite le curé, et je me félicitais de ne pas l'avoir inconsidérément suivi dans son antre.
Nous discutâmes encore quelques minutes, et je racontais la rencontre de ce matin, jusqu'à environ quatre heures de l'après-midi, où des cris retentirent. Tous nos garçons s'étaient assemblés autour du dolmen.
Accourant, nous arrivâmes à leur hauteur et pûmes voir un curieux spectacle. Entre les pierres dressées, l'un des fouilleurs était enfoncé dans le sol jusqu'à la taille, et gesticulait de façon désordonnée en poussant les hurlements de peur que nous avions entendu. Ses camarades le tenaient par les bras et essayaient de le sortir, ou du moins de le retenir. Je craignis que le dolmen, miné par en-dessous, ne s'écroule sur le malheureux, et fis activer le sauvetage. Finalement, nous pûmes le dégager du trou béant qui avait failli l'engloutir sans autre conséquence qu'une peur bleue, et nous nous remîmes de nos émotions en dégustant de bonnes quantités d'une affreuse piquette que l'on trouvait au village. Puis nos employés rentrèrent chez eux, car le lendemain était un dimanche et ils voulaient rester en famille. Cela tombait bien, car avec Brice et Peggy, nous pourrions explorer le trou en paix et dans la discrétion.
Je leur fis part de mon intention qu'ils approuvèrent avec enthousiasme, nous prîmes un dîner consistant, puis préparâmes tout un matériel composé d'une ample provision de cordes, de lanternes, et surtout de deux fusils de chasse. Nous nous dirigeâmes en silence vers le sinistre monument, tandis que dans le lointain, le soleil jetait ses derniers feux sur cette journée riche en événements.
Le boyau d'un mètre de diamètre environ s'enfonçait à la verticale, si bien que je dus accrocher la corde autour d'une des pierres dressées et, m'attachant tant bien que mal, descendre comme une araignée le long de son fil. Les parois étaient de terre mêlée de pierraille et de racines qui s'enfonçaient plus profondément que je n'aurais pu le supposer. Bientôt j'atteignis le socle granitique, mais le boyau continuait, visiblement creusé par la main de l'homme. Enfin, presque en bout de corde, je posais les pieds sur un éboulis. Dans la lumière de ma lanterne à pétrole, je découvris un couloir étroit, dont les parois de pierre recouvertes d'une épaisse couche de concrétions calcaires présentaient un aspect quasi organique. Le plus souvent d'un blanc laiteux, le calcaire présentait parfois des zones inexplicablement jaunes, voire d'un rouge soutenu, telles d'atroces tumeurs corrompant le minéral.
Je fis signe à mes compagnons de descendre et, une fois que Peggy nous eut rejoints, nous nous enfonçâmes dans les entrailles putréfiées de la Terre. Il nous fallut bien de la persévérance au cours de ces longues heures pour continuer notre chemin dans ce monde hostile et terrifiant qui nous entourait. Afin de sauvegarder notre santé mentale, nous accordâmes le moins d'attention possible aux horribles spectacles que la grotte nous offrit alors, car partout les bas-reliefs obscènes et blasphématoires laissaient la place à d'indiscibles concrétions fongoïdes et autres coruscations fuligineuses dont les formes suggestives et millénaires hantent encore mes nuits de cauchemar. Bref, la déco laissait à désirer. Mais le plus horrible, c'était ce bruit sourd et répété qui au début m'avait semblé être le produit de mon imagination, et maintenant n'était qu'effroyablement réel. Et bientôt au rythme syncopé de ce coeur cyclopéen s'ajoutèrent des chants cristallins, des voix admirables qui eussent tiré des larmes au plus endurci des hommes si les paroles de ces mélopées n'avaient pas été d'une langue inconnue, normalement imprononçable, aux accents étrangers à la race humaine, à la planète elle même. Lorsque, l'esprit en fièvre, les bras en sueur, nous pénétrâmes enfin dans la caverne que nous savions dans nos coeurs être le but ultime de notre voyage, nous ne pûmes réprimer un hurlement provenant du plus profond de nos êtres, de nos instincts ancestraux les sombres.
Autour d'un puits plus large que profond se tenaient la trentaine d'enfant du village, chantant des horreurs sans nom, des sourires cruels et possédés illuminant leurs visages innocents. Le père Lesueur, dans sa soutane qui paraissait encore plus noire que d'habitude, semblant défier les dieux de son rire dément, tenait à bout de bras une de ces orbes gauloises, mais d'une taille semblable à celle décrite dans le manuscrit romain, et son regard fou contemplait avec contentement la chose qui occupait le fond du puits. Car l'horreur était là. Puisse ma raison ne pas chavirer avant que j'ai fini d'écrire ces lignes.

Au fond donc, rampait dans une grande quantité d'une sorte de goudron immonde une créature telle que jamais notre mère la Terre n'a pu, je suis sûr, en enfanter. IL n'était que matière molle et blême, que replis monstrueux d'une chair flasque, énorme, répugnante au plus haut degré, il se coulait d'un bord à l'autre du bassin, sa forme était une caricature de forme humaine, ses bras, ses jambes, son tronc, tout en lui n'était qu'imitation de ce chef d'oeuvre de la création qu'est l'homme. Mais ce qui me révulse le plus lorsque je repense à cette triste nuit, ce sont les yeux de ce dieu, immenses, ronds, semblant presque rire du mortel que je suis, mais je savais que l'humour était chose trop humaine pour lui être accessibe. Et tandis que ma raison se perdait dans la contemplation de la chose, continuait à résonner dans mes oreilles l'étrange mélopée venue du fond de l'espace, du fond des temps.

- Iä, Iä, Byi'Bindömm, Myi'Chèlinng fthaghn !
Cette invocation immonde, ainsi que le coeur du monstre indicible et le rire dément du prêtre dévoyé, accompagnèrent ma fuite insensée dans les couloirs. Ce que devinrent mes compagnons, je préfère ne pas l'imaginer, jamais je ne les revis. Le plus difficile pour moi ne fut pas de vivre avec leurs morts sur la conscience, mais de SAVOIR, de VOIR pendant toutes ces années se répandre de par le monde les mignons de l'indicible dieu Arverne, de voir SON icône blasphématoire reproduite à des millions d'exemplaires par des industriels sans scrupule, d'entendre SON nom mille fois maudit répété encore et encore à la radio et à la télévision. J'ai vu les routes du beau pays de France se couvrir de SES panneaux, de grandes armées se guider avec SES plans et j'ai vu croître le nombre de SES noirs rejetons lancés sur toutes les route de l'univers. Bientôt IL n'aura plus besoin de se cacher et alors, alors IL sortira de son antre, gorgé des prières de millions de fidèles, pour asservir l'humanité aveugle et docile.

Extrait des carnets d'Abraham J. Thomkins, retrouvés près de lui le 21 mars 1973 sur la route départementale 666, à hauteur de Bourzy-les-Pins (Eure-et-Cher). Monsieur Thomkins, citoyen américain, a été retrouvé mort, écrasé par un véhicule qui n'a pas été retrouvé. Les traces de pneus semblent indiquer que le conducteur s'est acharné à rouler plusieurs fois sur le cadavre pour l'achever.