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KALON X
Transportés par une magie aussi puissante qu'incontrôlable, voici que nos aventuriers se retrouvent en un royaume mystérieux au moeurs étranges, et se mèlent pour leur malheur d'une histoire de famille.


une nouvelle histoire du cycle de Kalon :
KALON AU ROYAUME DE PLEONIE

ou

Les choses ne sont plus ce qu'elles étaient



I ) Où l'on se demande où l'on est, et subséquemment ce que l'on y fout.

Il était une fois, dans le paisible royaume de Pléonie, un bon roi qui s'appelait Jolibert. C'était un souverain débonnaire et aimé de son peuple ainsi que de son épouse, la douce reine Christiana. Or il advint que la reine mourut en couches en donnant naissance à leur unique enfant, la princesse Névé. Si grande était l'affliction du roi que nul dans le royaume ne put imaginer le voir un jour sortir de sa tristesse. Mais bien des années plus tard, il se prit d'affection pour la mystérieuse Morganthe, que l'on supposait princesse de quelque lointaine contrée, et l'épousa en justes et dues noces. Puis le bon roi mourut, laissant son royaume dans une drôle de situation.

- Au moins, le pays est joli, nota Chloé, le nez en l'air.
- Ouais, acquiesça mornement Melgo, on devrait sans doute être contents d'être en vie.
- Grmble, fit Kalon.
- Grmble, fit Sook.
Cela faisait deux jours que nos amis erraient pédestrement dans un pays qui leur était parfaitement étranger. Au début, ils avaient tenté de reconnaître quelque massif montagneux, quelque paysage familier, afin d'identifier la contrée où ils avaient chu à la suite de l'affaire de Sembaris, qui leur avaient valu à tous une ample provision de plaies et de bosses, ainsi que le douteux privilège d'un billet sans retour pour une destination mystérieuse. En clair, s'ils avaient réussi le notable exploit de renvoyer la Reine des Ténèbres se faire pendre dans quelque abysse infernal, ils n'étaient pas mieux lotis, et n'avaient pas la moindre idée du chemin à prendre pour rentrer chez eux. Quoiqu'il en fut, la nuit suivant leur arrivée fut pleine d'enseignements, car elle fut claire, pleine d'étoiles et de constellations, que ni la sorcière Sook ni le baroudeur Melgo n'avaient jamais vu dans aucun ciel bien élevé. Il fallut donc exposer à Kalon et Chloé, au coin du feu, la théorie des plans d'existence, des univers parallèles et toutes ces choses passionnantes qui font la joie des écrivains de science-fiction. Comme je me doute que vous avez déjà lu Farmer, Zelazny, Moorcock et quelques autres, je n'en dirais pas plus(1).
Donc, ils marchaient tels de quelconques croquants au fond d'un vallon humide et peu profond, gageant non sans raison que si l'endroit était habité, les indigènes se masseraient plus volontiers à proximité des cours d'eau, comme ils le font généralement. En tout cas, Chloé, Melgo et Kalon marchaient, car Sook, après s'être planté dans les pieds tout ce que la forêt comptait d'épines et de branches mortes, avait décidé de se faire porter par l'Héborien.
Si vous avez lu les histoires précédentes, la lecture du paragraphe qui suit vous sera inutile, vous pouvez sans regrets passer votre chemin, car j'ai bien l'intention d'y décrire nos héros.
A donc, Kalon l'Héborien, géant barbare venu des tréfonds du Septentrion, carré de corps, de visage et de caractère, arpentait à grands pas la cathédrale de verdure et d'ombres, s'arrêtant parfois à contrecoeur pour attendre ses camarades. Son regard était sombre et fixe, sa longue chevelure noire comme la suie, son torse puissant était protégé par une cotte de maille fatiguée. Son poing gauche portait un gantelet magique d'une grande résistance et, sur son dos, prête à jaillir silencieusement de son fourreau à la moindre alerte, était fixée son épée bâtarde, qui s'appelait encore "l'Estourbissante", qui récemment ne s'était pas signalée par son courage face à l'ennemi, mais passons. Il passait aux yeux de ses compatriotes pour un être fort intelligent, aux usages exquis et à l'érudition proverbiale(2), c'est à dire que les mendiants crasseux des peuplades les plus crétines des régions les plus reculées l'auraient qualifié sans hésiter de sombre brute. Mais pas à portée de ses oreilles. Il portait donc Sook, dite la Sorcière Sombre, mais ce fardeau n'était pas insupportable vu que la personne en question n'atteignait pas le mètre cinquante et qu'elle était maigre comme un clou d'un maréchal-ferrant avare. Elle était affligée d'un caractère effroyable, quoiqu'assez habituel dans sa famille, et d'une myopie qui ne la gênait guère, vu son peu d'intérêt pour le monde en général et l'espèce humaine en particulier. Rouges étaient les taches qui ornaient son minois buté, ainsi que ses cheveux, qui en plus étaient ébouriffés. Ordinairement elle se vêtait d'habits masculin sans attrait particulier, pour ne pas dire de guenilles informes, et son physique entretenait la confusion, mais suite à la précédente aventure à laquelle elle avait pris part, elle s'était retrouvée dans le plus simple appareil, tenue qui n'était guère à son goût et qui en plus ne lui permettait pas de dissimuler ce qu'il faut bien appeler son appendice caudal. Melgo lui avait donc prêté son manteau, qui lui faisait comme une robe noire trop longue pour elle. Melgo, donc, vêtu de sa robe sacerdotale sacrée qui lui permettait de se rendre invisible, avait fière allure. Son crâne rasé ainsi que la mine ouverte qui lui était coutumière en faisaient un fort bon prêtre, mais dissimulaient l'esprit retors et calculateur d'un maître-voleur élevé depuis la plus tendre enfance dans les guildes de Pthath dans le but de subtiliser les richesses où qu'elles puissent se trouver. Rien cependant ne l'agaçait autant que de devoir ainsi battre la campagne tel un gueux, sans personne alentour à berner. Citadin de naissance, il avait tendance à croire que tout ce qui se trouvait à l'extérieur des villes n'avait été conçu que par une erreur ou une malveillance divine. Complétant la troupe venait Chloé, dont la svelte et dansante silhouette jouait entre les arbres et les rais de lumière à quelque jeu merveilleux dont les règles échappaient aux hommes. Les elfes se sentent toujours chez eux dans les forêts. Plus que sous les mers en tout cas(3). Le spectacle enchanteur de la jeune fille aux cheveux de bronze et d'argent mêlés aurait sans doute chaviré les coeurs des observateurs les plus blasés s'il y en avait eu, mais certes pas ceux de nos amis, qui y étaient habitués et en outre cherchaient surtout le moyen de regagner leurs pénates et la douce cité de Sembaris, quoique à la réflexion, leurs têtes y étaient probablement mises à prix une petite fortune. Son caractère était insouciant, charmant, elle affichait en permanence une bonne humeur délicieuse et une innocence désarmante. Notons aussi que ses organes génitaux avaient dû lui coûter fort cher, vu l'empressement qu'elle mettait à en amortir le prix avec le manque de retenue le plus gênant (pour ses compagnons).
La contrée était riante, verte et bosselée de douces collines boisées de feuillus gras et prospères. Il était difficile de se faire une idée de l'heure, mais à vue d'estomac, il était midi passé. Après avoir occis un truc volant, dit "oiseau" pour simplifier, et l'avoir dûment embroché, rôti et dévoré accompagné de quelques baies indéterminées avec l'espoir de ne point passer les prochaines heures à se vider par tous les orifices, nos amis se mirent en devoir de deviser gaiement afin de ne pas perdre courage. Sook choisit cet instant pour aller méditer brièvement sur les vicissitudes de la condition humaine. Elle s'éloigna d'une centaine de mètres, puis, à proximité immédiate d'un ru charmant, avisa un petit buisson qui semblait tout à fait idoine et se mit en devoir d'en activer la croissance par un prompt apport d'eau et de sels minéraux.
Brutalement, le buisson s'écarta sur sa droite, faisant apparaître une petite troupe de personnages assez repoussants, vulgaires et rigolards. Celui qui avait si cavalièrement fait fi de l'intimité de la jouvencelle aurait été grand s'il n'avait été contrefait, et l'un de ses yeux n'était que tissu cicatriciel, sans doute percé par le coup d'épée qui lui avait causé la vilaine balafre parcourant obliquement le visage. Derrière, un autre homme de petite taille, presque un nain, brun et bedonnant, à l'orée de la vieillesse, essayait sans y parvenir de boire la vinasse de sa gourde tout en s'esclaffant. Le troisième ressemblait beaucoup à Sook, si ce n'est que son visage, son regard et son attitude étaient marqués du sceau infamant de la folie congénitale. Un autre, très grand et massif, portait une pilosité pectorale aussi fournie que sa barbe noire et crasseuse. Étrangement, le seul endroit de son corps où il n'avait point de poil était son crâne. Le dernier enfin montait à cheval et portait l'armure et l'écu, mais il aurait fallu haïr l'aristocratie à un point bien singulier pour le qualifier de chevalier. Tous étaient crasseux au dernier degré, vêtus d'habits point trop déchirés, car probablement volés depuis peu, et inspiraient une confiance que, sur une échelle de zéro à dix, on aurait du creuser profond pour placer.
- Mirez, gentils copains, la cule de c'te pissouse!
- Ah, fit le grand velu, eun' fumelle robine comme goupil, bien c'que j'aimions!
- Holà, du musardeau, cria le bossu à l'adresse du cavalier, qu'en dis-tu de cette pucelle?
- Ah, ah, ah, oui-da, point temps ne nous manque. On va la pendre à ce bois, là, qu'elle n'allent point nous dire à la garde royale, mais auparavant, hé, hé, on va la fiche en pal à la nostre façon, foi de brigand. Et de toutes les sortes encore! Nudez-la et sortez les bouts, qu'on lui noue les maniques à la branchaille!
- Regarde, ajouta le nabot en dénouant ses aiguillettes, j'ai là grand et beau braquemard qu'il me faut aiguiser d'importance.
Lentement, très lentement, se releva la Sorcière Sombre...

- Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle.
Dans une chambre pas très grande mais fort confortable, dans une glace ovale accrochée au mur, se mirait une très grande et très belle femme. Sa chevelure noire disparaissait dans un hennin écarlate et sa longue robe noire moulait artistement son corps mince, souple et parfaitement fonctionnel. Son visage légèrement triangulaire, d'une symétrie totale, semblait un masque ne laissant rien paraître de ses sentiments, et son regard d'un bleu délavé inspirait terreur, respect et admiration parmi les hommes qu'elle commandait. Pas le genre de nana à parler à un accessoire de mobilier sans raison valable, a priori. Le fait est que le miroir se troubla, et d'une voix lointaine et faible lui répondit.
- 'Pouvez répéter la question?
- Suis-je la plus belle femme du royaume? Parle!
- C'est difficile à dire...
- Je t'ai créé pour cela, tu en es tout à fait capable. Je t'écoute.
- C'est surtout que la beauté est une valeur subjective, voyez-vous, ma reine. Elle varie selon que celui qui regarde est jeune ou vieux, homme ou femme, selon le pays d'ou il vient et le milieu dans lequel il a été élevé, et de fait, chaque homme ici-bas a son goût qui lui est propre. Ainsi les Dogons du Mali...
- Je me contrefous avec la dernière énergie de tes cours de philo et tes Dogons peuvent aller en enfer, parle ou je te brise menu et disperse tes morceaux dans la fange de mes pourceaux!
- Ah. Euh... ben techniquement... vous êtes dans le peloton de tête.
- Qui?
La voix était glaciale.
- La princesse Névé, ma reine. Mais je me permets d'ajouter...
- Épargne-moi tes commentaires.
Elle resta immobile une minute, puis d'une voix éteinte demanda :
- Dis-moi au moins qui est la plus puissante sorcière de Pléonie, ça me calmera.
Silence gêné du meuble.
- Vous promettez de ne pas vous énerver?

- ... et alors toute la taverne crie " le million, le million... "
- Ah ah, elle est bien b...
- FRRRRîîîîîîîîîîîîZZZZZBRRAAAAOOUUUUUUUUUUM!!!!!
Nos amis, médusés, s'interrompirent un instant pour observer la longue et haute traînée de feu qui venait d'embraser la végétation à quelques dizaines de pas du camp. Il faudrait sans doute attendre des siècles l'invention dans ce monde du napalm pour que la forêt connaisse à nouveau pareil spectacle.
- Sook! Cria Kalon en bondissant comme un beau diable, l'épée à la main.
Chloé se dévêtit tout en courant et, abandonnant sa chemise, se transforma plus vite que l'oeil ne pouvait le suivre en une créature d'aspect redoutable, toute de plaques chitineuses, de pointes acérées et d'arêtes polies. Prudent, Melgo assura l'arrière-garde. Ils se frayèrent à toute allure un chemin parmi les ronces enflammées et les branches brisées, taillant de tous côtés, se brûlant plus souvent qu'à leur tour sans y prêter attention pour porter assistance à leur amie.
Ils s'arrêtèrent net en faisant irruption dans ce qui était quelques secondes plus tôt un lieu enchanteur. L'absence d'oxygène avait empêché le feu de prendre, la terre était tout simplement calcinée en profondeur, ainsi que les troncs noirs des arbres, et les cadavres des hommes et du cheval, méconnaissables. La sorcière, dressée, tendait sa main ouverte vers le malandrin bossu qui, assez bizarrement, flottait en l'air deux mètres au dessus du sol, poussant des petits cris d'horreur, portant la main à sa gorge tout en agitant les jambes en signe d'extrême détresse.
- Et maintenant, tu vas mourir, l'informa calmement la sorcière.
Elle ferma sa main d'un coup sec, l'infortuné brigand poussa un hurlement horrible et aigu qui resta gravé au fer rouge dans les mémoires des témoins de cette scène de cauchemar, hurlement qui se perdit dans le sinistre craquement de ses os broyés. Il retomba mollement sur le tapis de cendres, plié selon un angle que seules peuvent atteindre quelques petites contorsionnistes mongoles, glasgow à moins deux.
S'avisant alors de la présence de ses amis, elle jugea bon de détendre l'atmosphère en donnant un coup de pied à sa victime. Mais sans doute portait-il sur lui quelque objet dur et pointu, car la sorcière poussa un cri et, tenant son extrémité blessée et sautant à cloche-pied, s'écria :
- Enfant de putain vérolée, même mort, ce saligaud réussit à me péter les boules.
Et de rage, elle fit exploser le cadavre désarticulé d'une boule de feu bien sentie. Puis elle s'assit par terre pour s'occuper de ses écorchures.
- Qui c'était, s'enquit Kalon?
- Des cons, lui abrégea Sook.
- Tu aurais pu le garder en vie, lui reprocha Melgo, pour le faire parler.
- Il a parlé. Il y a une ville à trois jours de marche, vers l'est. Vous voyez, tout s'arrange.
- Si tu le dis, fit Chloé en jetant un oeil consterné à l'ex-vallée.

II ) Où l'on découvre avec un émerveillement tout relatif le doux pays de Pléonie.

Trois jours plus tard, vers l'est...
Après avoir traversé la forêt sans trop d'encombres, hormis une brève rencontre avec une sympathique petite bande de libres compagnons fort semblable à la première, quoique plus nombreuse, nos amis avaient traversé à la nage le méandre d'un fleuve large et calme formant visiblement la frontière entre la nature sauvage et le monde qui s'estimait civilisé sous prétexte qu'il était durablement infecté d'humanité. Sur l'autre rive donc vivaient quelques paysans fort sales et étiques dans des huttes humides en terre dépourvues d'ouvertures, pour la bonne raison, apprirent-ils plus tard, que le royaume prélevait les taxes d'habitation en fonction du nombre de fenêtres. Il était difficile de se faire une idée sur les habitudes vestimentaires de la contrée, car les haillons de tous les pays sont frères. Le premier bougre qu'ils croisèrent était d'un physique avenant, c'est à dire que bubons et escarres n'avaient point encore totalement mangé son visage.
- Holà, du gueux, l'avisa Melgo, pourriez-vous m'indiquer le bourg le plus proche, afin que nous puissions nous restaurer et...
Sur la face idiote de l'indigène se peignit une vague curiosité, mais surtout une totale incompréhension.
- Toi y'en a parler comme moi?
- Oï, not'maitre, fit l'homme d'un air réjoui.
- Bien. Où est la ville la plus proche?
- A la senestre de gauche, après le pont sur la rivière, vous trouverez la route qui chemine jusqu'à Pergoline, la capitale où siège la Reine.
- Ah. Tiens, voici une pièce de bronze pour ta peine.
Saisissant son dû comme s'il s'agissait du plus grand trésor de la terre, le misérable se répandit en louanges, pour la plupart incompréhensibles. Nos amis s'en furent sans se retourner. Ils poursuivirent leur chemin vers l'est, notant que l'apparence des gens et des maisons s'améliorait quelque peu. La campagne n'était point trop déplaisante, finalement, et la perspective de retrouver un semblant de civilisation poussait nos amis à marcher d'un bon pas. Le soir tombait lorsqu'au détour d'une douce colline, ils découvrirent les hautes murailles de Pergoline dont, notèrent-ils, les hourds étaient dressés. Ils purent passer alors que l'on fermait les portes pour la nuit, en utilisant le genre de sauf-conduit universellement accepté par les gardes de toutes les villes.
La petite cité, qui ne devait pas compter dix-mille âmes, était composée de hautes et minces maisons à colombages aux toits noirs et effilés, ornés de crêtes et de girouettes rivalisant d'originalité. Les rues étaient pavées avec soin, tortueuses, pour la plupart pentues, et surtout fort étroites. Ils trouvèrent rapidement la principale place marchande de la ville, bordée comme de juste par les trois seules auberges, et entrèrent dans la plus vaste, à l'enseigne des trois chats félins et du cheval équestre, sous les regards méfiants des rares badauds de cette heure. Le patron était un petit individu rougeaud et rondouillard, essuyant une chope à l'aide d'un torchon plus sale que le récipient en question. Sans doute quelque usine secrète des plans divins coulait-elle tous les tenanciers de débits de boisson dans le même moule. Mystérieuses sont les voies de la providence divine. Donc, tandis que ses compagnons s'installaient à une table ronde et reculée, Melgo s'approcha, tout sourire, de l'individu au sourire commerçant que démentait son regard un peu inquiet(4).
- Alors mon ami, avez-vous des chambres?
- Certes voyageur de passage, au premier étage, cinq sols pour chacune, payable d'avance. C'est pas que je sois d'une méfiance suspicieuse, mais par les temps qui courent, vous savez bien, avec l'augmentation de la recurdescence...
- Oui, mentit le voleur en posant la somme en question. Quatre repas bien arrosés pour moi et mes compagnons. C'est une belle auberge que vous avez là, on dirait. Très belle, en vérité.
- Par bonheur, j'ai cette chance, en effet, répondit lentement le commerçant en se demandant où son interlocuteur voulait en venir.
- Votre établissement doit être plus ou moins le centre de la vie de la cité, vous devez avoir du passage.
- C'est vrai, je vois pas mal de monde.
- Et je suppose que vous les entendez aussi pas mal, non?
- Le moins possible, c'est mauvais pour la santé.
Et il disparut en cuisine avant que Melgo n'aie eu le temps de sortir des arguments métalliques et circulaires plus propres à délier les langues. Il avisa alors un jeune homme à la mine aussi défaite que sa blonde coiffure, qui visiblement noyait son chagrin dans la boisson.
- Tu sembles bien malheureux, mon fils, quel est ton nom?
- ...
L'individu lui retourna un regard troublé par les larmes et l'alcool, puis éclata en sanglots.
- Allons, allons, reprends-toi, viens à ma table partager le pain et la chaleur de l'amitié.
Il avait cette voix à laquelle nul être en détresse ne pouvait résister bien longtemps. Lorsqu'ils se furent assis, le pleurnichard se moucha et dit:
- Kelorian. C'est le nom de baptême que mes parents m'ont donné quand je suis né, mais j'aurais préféré ne jamais voir le jour.
- Oh, il ne faut pas dire ça, allons. Tiens, bois ce nectar, et raconte-moi ce qui t'arrive. C'est une femme, c'est ça?
- Comment savez-vous? Oui, c'est une femme, la plus douce et tendre créature que j'ai pu voir. Ondine est son nom, et sa voix est plus...
- Ah, oui, toutes les femmes sont en quelque sorte des sorcières.
- Oui, des sorcières.
Et il vida son cruchon d'un air décidé.
- Au fait, puisqu'on en parle, saurais-tu où il y aurait un sorcier en ville?
- Un sorcier? Quelle drôle d'idée insolite, on voit que vous n'êtes pas d'ici. C'est interdit d'être sorcier depuis les guerres raciales. Pas permis. Le bûcher. Evidemment il y a... mais chut. Faites comme si j'avais rien dit.
Il mit son index devant sa bouche, ou en tout cas là où il pensait être sa bouche, et se mit à ricaner. Melgo se pencha pour parler longuement à l'oreille de Chloé, qui vint s'asseoir aux côtés du malheureux.
- Alors, il y a une méchante dame qui t'a fait du mal? Comment peut-on être aussi cruelle envers un gentil garçon comme toi? Viens contre moi et raconte-moi tes malheurs.
- Elle est partie avec un autre type, un imbécile avec de gros muscles. Toutes des chiennes, c'est moi qui vous le dit. A part toi, t'es gentille. Elle avait dit qu'elle m'aimait et qu'on se marierait et qu'on aurait tout plein d'enfants. Tant pis pour elle, je les aurais tout seul, mes enfants!
- Tu sais, elle a peut-être été ensorcelée, ces choses-là arrivent...
- Comment?
- C'est arrivé à une amie, elle était promise à un gentil garçon comme toi, mais un autre garçon la désirait et a payé un sorcier pour lui confectionner un philtre d'amour.
- Quoi, la reine Morganthe aurait fait ça, mais pourquoi?
- La reine dis-tu? Mais pourquoi penses-tu que cela pourrait être elle?
- C'est la seule sorcière du royaume, à ce qu'on dit. A part quelques rebouteux dans la campagne rurale, bien sûr, mais c'est autre chose. Mais je n'aurais pas dû vous le dire.
- Mais si, mais si. Et comment peut-on la trouver, cette reine Morganthe?
- En nous suivant, étrangers, car elle veut vous parler!
Trois grands gaillards en armures recouvertes des armes de la reine, au chien de gueules issant de senestre et aux deux coquilles de sinople sur fond d'argent(5), venaient de faire leur apparition par une porte dérobée, derrière le groupe. Celui qui avait parlé, puissant et barbichu, avait le physique d'un capitaine de la garde royale. Ce qui tombait bien. Kalon sursauta et porta la main à son côté, où il avait posé son arme, et s'immobilisa, prêt à bondir.
- Vous voulez la voir non? Alors suivez-nous.
Ils sortirent pour constater que les environs de l'auberge grouillaient d'une multitude de bonshommes en armure, nerveux et décidés. Il valait mieux obtempérer. Sous bonne escorte, ils remontèrent donc la rue principale de Pergoline jusqu'au Château.
La place n'était visiblement point aisée à prendre. Perchée sur un piton à deux cent mètres au dessus de la ville, le palais royal de Pergoline était une forteresse aussi étroite que ses tours étaient hautes et pointues. Ses blanches murailles percées d'archères luisaient sous les rayons de la lune comme les os d'un dragon échoué sur une montagne. Le seul accès était un chemin étroit et escarpé creusé dans le granite, sous le feu des meurtrières. Après une ascension pénible, ils franchirent l'enceinte, admirèrent brièvement l'étroite cour où la garde se livrait à un exercice à la lueur des torches, puis entrèrent dans le donjon. La salle du trône qui occupait une bonne partie du premier étage sentait bon la résine de pin grillée exhalée par les torches et les deux braseros qui encadraient le siège monumental sur lequel, image vivante de la majesté, avait pris place la reine Morganthe dont le visage blafard encadré de soie noire était plus immobile que jamais. De ses yeux délavés et mi-clos elle contemplait les quatre étrangers à ses pieds. Le capitaine s'agenouilla brièvement aux pieds de sa souveraine et, se penchant à son oreille, lui glissa un mot. Elle parut y accorder le plus grand intérêt, réfléchit un seconde, et donna à son soldat un ordre bref accompagné d'un petit geste de la main, comme pour enlever les miettes d'une table. L'homme marqua un instant de surprise, regarda les aventuriers avec un air bizarre, puis sortit dans un claquement de capes, suivi de ses subordonnés.
- On me dit que vous n'avez pas eu le temps de dîner, me ferez-vous l'honneur de partager mon repas?
La reine n'attendait sans doute pas de réponse à sa question puisqu'elle se leva avec grâce et prit une porte latérale, invitant du regard nos amis à la suivre. Ils prirent place autour d'une table immense et lourde, dans une salle à manger sombre et monumentale. Dos à une immense cheminée où s'activaient deux cuisiniers devant un brasier infernal, la reine s'assit. Il n'y avait que quatre autres chaises, de part et d'autre de la grande souveraine, suffisamment proches d'elle pour qu'elle puisse se faire entendre de leurs occupants sans élever la voix. Un très vieux serviteur apporta des couverts de prix, quoique craquelés par les ans.
- Le royaume n'est plus aussi riche que jadis, hélas, mais nous savons encore offrir l'hospitalité aux étrangers de passage. J'espère que ces mets seront à votre goût.
- Nous n'en doutons pas une seconde, majesté, répondit Melgo. J'avais cependant craint une seconde que vos gardes nous offraient l'hospitalité de vos cachots, et je suis soulagé de voir qu'il n'en est rien.
- Ah? Peut-être vous auront-ils transmis mon invitation avec un peu trop de zèle. Il faut les excuser, ils sont nerveux en ce moment. La guerre vous savez...
- La guerre?
- Vous n'êtes pas au courant? Il est vrai que si vous venez de la Forêt des Brigands, vous n'avez point encore vu le visage hideux d'une campagne ravagée par la plus terrible forme de la guerre, celle qui monte le voisin contre le voisin, le frère contre le frère. Sincèrement, je pensais que vous le saviez, et que vous étiez attirés en Pléonie par la perspective de louer votre épée au plus offrant. Me serais-je trompée?
- Sauf votre respect majesté, oui. C'est le hasard qui a guidé nos pas vers votre royaume, et les aléas d'une sorcellerie ancienne. Nous ne sommes pas de votre monde, et lors d'un combat contre une puissante créature venue des tréfonds de l'enfer, nous fûmes magiquement transportés jusque dans ces bois, à l'ouest de votre royaume. Depuis, nous errons en quête de quelque sorcier dont les pouvoirs pourraient nous ramener chez nous.
Le serviteur venait de servir quelques appétissantes pièces de gibier cuisinées avec art, dégoulinantes de jus et de fruits. Tous se servirent et dévorèrent à belles dents. Sous le sourire affable de la reine défilaient les pensées et les calculs. Se penchant insensiblement et baissant la voix, elle dit :
- Voilà qui est intéressant, en vérité. Moi-même je me passionne pour tout ce qui relève des arcanes, je crois d'ailleurs que vous le savez.
- J'ai cru comprendre que tout le monde en Pléonie est au courant de votre penchant pour la sorcellerie, mais que nul n'osait aborder le sujet sans être fort pris de boisson. Comment se fait-il que vous soyez si discrète à ce sujet?
- Un fait qui se sait est une chose, un fait qui se dit en est une autre. Voyez-vous, voici un siècle commencèrent dans ce pays comme chez nos voisins des guerres affreuses, dont on garde encore le souvenir, les guerres raciales. Les humains, sous des prétextes quelconques et poussés par des prêtres fanatiques et des nobliaux ambitieux, ont commencé à pourchasser elfes et nains, lesquels se sont unis pour leur résister. Alors des Ordres de chevaliers et de sorciers sont nés parmi les humains et ont combattu les autres races avec la dernière férocité. Mais bientôt ces Ordres furent si puissants qu'ils oublièrent leurs buts initiaux pour renverser les royaumes et les baronnies, et finalement se déchirer entre eux, allant jusqu'à passer des alliances, qui avec les royaumes elfes, qui avec les tribus naines pour éliminer leurs concurrents. Ce fut le chaos. Et lorsqu'il n'y eut plus rien à piller dans toute la région, qu'il n'y eut plus de paysans pour nourrir les armées, ni d'artisans pour réparer les armes, les combats s'arrêtèrent aussi subitement qu'un orage d'été. Alors les rois des pays du Phlanx, c'est le fleuve que vous avez traversé, convinrent qu'il fallait tout mettre en oeuvre afin que cela ne se reproduise plus, et écrasèrent les forteresses des derniers Ordres. De même, ils brûlèrent tous les sorciers qui ne voulurent point s'exiler et interdirent la sorcellerie de façon définitive. Voici pourquoi, pour des raisons diplomatiques, je ne puis dire au monde que je suis sorcière. Ma réputation me sert tant qu'elle n'est pas vérifiable, car j'impose le respect à mes ennemis, mais si les choses devenaient officielles, mes voisins seraient obligés de s'unir contre moi et ma tête se promènerait bientôt au bout d'une pique, ce qui serait catastrophique.
- Je vous comprend.
- Pas seulement pour moi, je pense surtout au royaume. Car voyez-vous, je suis le dernier garant de l'unité de la Pléonie. La situation est grave, le royaume de Meskal, à l'est, a toujours eu des prétentions sur la Pléonie, et arme depuis longtemps des rebelles sur notre frontière. Or voici deux ans, après la mort de mon époux, je me suis querellée avec ma belle-fille, la princesse Névé. Une sottise, bien sûr, sans grande importance, mais une dame d'atour de la princesse, aux ordres de Meskal, la monta subtilement contre moi, et avant que je ne comprenne ce qui se passait, elles étaient parties rejoindre le maquis. Il faut que je vous dise que Névé est d'un caractère résolu et obstiné, et qu'elle peut avoir un grand ascendant sur les hommes. Avec une telle figure de proue à sa tête, la rébellion enfla et rallia contre moi une véritable petite armée, qui contrôle une bonne partie des campagnes du royaume. Mes hommes tiennent solidement villes et forteresses, mais le pays est à eux, et sans la collecte des impôts, je ne puis entretenir le royaume. Voici la raison du piètre état de la Pléonie. Mais plus grave, il semble que les rebelles aient réussi à s'attirer la sympathie de plusieurs chefs de tribus nains, jusque là neutres. Si la chose se concrétisait par une alliance en bonne et due forme, je ne pense pas pouvoir éviter une nouvelle guerre raciale qui embrasera à nouveau tous les royaume du Phlanx, et cinquante ans d'efforts pour la paix partiraient en fumée. Voici la situation, étrangers, et elle n'est pas brillante. Mais cessons donc de parler de ces choses peu réjouissantes et qui, j'en suis heureuse pour vous, ne vous concernent en rien. Je crois que vous désiriez me voir?
- En effet majesté, répondit le voleur sous le charme de la reine. Notre but est de retourner à Sembaris, notre cité, et nous ne savons comment faire.
- Sembaris dites-vous?
- Oui, c'est cela.
La reine resta un instant silencieuse.
- Non, je n'ai jamais entendu parler d'un tel endroit. Je pourrais cependant vous apporter mon aide, il est dommage qu'avec cette guerre, le temps me manque tant... Quoique j'ai bon espoir de la voir se terminer bientôt.
- Ah? Une porte de sortie en vue?
- Oui, quoique les risques de l'entreprise soient assez grands. Voyez-vous, il y a au nord d'ici un Carmel dont la prieure en chef, la mère Senesha, est une sainte femme respectée de tous dans le royaume, une sorte d'autorité morale. Elle a accepté de partir vers les maquis porter à Névé une ultime proposition de paix, notre dernière chance de nous entendre sans en découdre.
- C'est fantastique!
- Mais quelques détails techniques me font encore hésiter. Car la route de l'est est infestée de brigands et de soldats en maraude, et je ne puis la faire accompagner de mon armée sans que l'ennemi ne croie à une attaque. Il faudrait qu'un petit groupe d'individus courageux, efficaces et rapides l'escortent jusqu'aux rebelles. De préférence des gens neutres, comme par exemple... je ne sais pas moi...
- Des étrangers? Demanda Sook d'une voix ironique.
- Par exemple.
Melgo consulta rapidement ses compagnons du regard.
- Bon, il nous faudrait un peu de matériel, bien sûr.
- J'ai justement quatre bonnes montures libres à l'écurie. Ainsi que des armes et des vêtements confortables et robustes qui devraient vous aller, et que j'ai pris la liberté de faire monter dans vos chambres. Mais rien ne presse, vous prendrez bien une nuit de repos en mon château...
- Ben tiens.
- Le monastère est facile à trouver, sur la route de Voskrelle, et de là, mère Senesha vous conduira au camp ennemi. Puisse Somin guider vos pas sur la voie de la sagesse.
Ils devisèrent encore de choses et d'autres durant une heure, puis la reine prit congé et, suivant le vieux serviteur, chacun regagna la chambre qui lui était allouée.

Kalon entra dans la pièce, s'assit sur le bord du grand lit, y jeta ses armes et son armure, et enlevait ses bottes lorsque trois coups discrets furent frappés à la porte. Elle s'ouvrit sur une femme assez grande et très blonde, assez jolie, dont la robe bleue et blanche, quoiqu'un peu passée, mettait parfaitement en valeur la pâleur de poitrine. D'une voix timide, elle dit:
- Messire, la coutume veut que le Castel Pergoline fournisse aux invités une compagnie pour la soirée.
Et, tête baissée et mains jointes, elle resta ainsi devant la porte. L'Héborien, un peu étonné de cette intrusion, prit un bon moment un air dubitatif, puis son visage s'éclaira d'une expression joyeuse et, pointant son index vers la servante, s'écria à son adresse :
- Femme!

Melgo entra dans la pièce, dont en un instant il estima les dimensions, l'épaisseur de la porte, la hauteur (dissuasive) de la fenêtre par rapport au sol extérieur et les divers orifices dans les poutres du plafond et les lattes du plancher par lesquels on eut pu faire passer du gaz empoisonné, ainsi que les divers paramètres qu'inconsciemment il vérifiait à chaque fois qu'il pénétrait dans un endroit inconnu. Non qu'il se méfie de la reine, qui n'eusse sans doute pas attendu qu'ils fussent en ses murs pour les mettre à mort si telle avait été son intention, mais l'éducation parlait. Il en était à se demander quels pouvaient être les goûts de Morganthe en matière d'hommes quand on frappa à la porte. Une brunette assez piquante entra, affichant une mine réservée artificielle sous laquelle on devinait facilement un fort tempérament.
- Messire, saviez-vous que l'ancienne coutume des rois de Pléonie est de fournir à ses invités une agréable compagnie pour aider à chasser les démons de la nuit?
Détaillant la jeune femme, il prit sa voix la plus mielleuse pour répondre :
- Que voilà un usage charmant!

Chloé entra dans la pièce et, dès que le vieillard eut refermé la lourde porte de chêne, se mit en devoir de se soulager de son vêtement. Puis elle se jeta sur le lit et sauta joyeusement dessus comme une petite fille pas sage. Elle se calma en entendant frapper à la porte, et alla ouvrir. Le garde jeune et vigoureux qui se tenait là prit instantanément un teint de coquelicot en voyant l'elfette.
- Oui?
- Je... ben... je suis à votre service... pour toute sorte de... services. Si vous avez besoin de moi, de quelque manière... ben je suis là.
- Tu dis, toutes sortes?
- C'est bien ça.
La jeune fille passa sa tête sous l'épaule du gaillard cramoisi et jeta un regard un peu déçu des deux côtés du couloir.
- T'es venu tout seul?

Sook entra dans la pièce et, passablement crevée, s'effondra sur le grand lit à baldaquin. Elle était déjà dans un demi sommeil quand on frappa à la porte et n'entendit pas quand on l'ouvrit. Une toux discrète la sortit de sa torpeur et, lorsqu'elle se retourna, elle vit vaguement qu'une gamine très embarrassée se tenait là, tordant ses doigts et tâchant de se rappeler quelque récitation qu'on lui avait fait apprendre.
- Messire, la coutume veut que les hôtes du château reçoivent une compagnie pour la soirée.
Les neurones fatigués de la sorcière mirent un bon moment à digérer l'information. Elle regarda derrière elle pour voir de quel messire il pouvait bien s'agir, mais il n'y avait personne. Puis elle comprit. Elle hésita alors entre hurler de fureur, sauter à la gorge de l'importune et la maudire de désagréable et spectaculaire façon, mais comme elle était fort lasse et n'avait plus faim, elle la congédia simplement d'un mouvement de la main et reprit immédiatement son sommeil là où elle l'avait laissé.

III ) Où nos amis font une démonstration de force et déposent une gerbe.

Le petit matin était blême, froid et un peu brumeux dans la cour de Castel Pergoline, encore engourdi.
- Je prends ce palefroi là, décréta Sook, qui était systématiquement de mauvaise humeur dès qu'elle devait se lever tôt.
Melgo se mit en devoir d'étaler son érudition en matière hippique.
- Le palefroi est le cheval de promenade, que l'on mène de la main gauche. Celui-ci est plutôt un destrier, le cheval de guerre qui se mène de la main droite. Ainsi lorsque...
- Ouais, ben palefroi ou destrier, un bourrin, c'est un bourrin. La tête d'un côté, la queue de l'autre et la selle entre les deux. Allez, on va pas y passer la semaine.
Et sans attendre, elle lança sa monture au grand galop. Il est heureux que le cheval de Sook eut meilleure vue que sa maîtresse, sans quoi ils se furent tous deux aplatis contre la grille du château, qui était encore baissée. Se sentant un peu ridicule là, arrêtée en plein élan, elle hurla à l'adresse du garde de faction une bordée d'injures digne d'une succube, ce qui le fit se précipiter pour relever l'obstacle coupable. La sorcière n'avait visiblement aucune envie de moisir ici, les manières de la reine lui déplaisant fort.

La vision de la campagne Pléonienne au travers de la brume n'ayant rien de particulièrement réjouissante, ils discutèrent un peu, en route, de la conduite à tenir, mais compte tenu du peu d'éléments dont ils disposaient pour émettre un avis différent, ils durent se contenter de suivre les plans de la reine en espérant que nulle trahison ne se cachait derrière ses belles paroles. Sook notamment n'était guère enthousiasmée à l'idée de cette promenade, bien que l'apparente rareté de la sorcellerie dans ces contrées la plaçait a priori en position avantageuse dans n'importe quelle confrontation.
- Ben si vous voulez mon avis, et puis si vous le voulez pas c'est pareil, la reine, elle m'inspire pas confiance.
- C'est curieux, elle m'a fait plutôt bonne impression, répondit Melgo.
- L'individu qui fait passer le bien de son peuple avant le sien est un individu stupide, ou hypocrite. Et elle ne m'a pas paru stupide. Cette affaire ne me dit rien qui vaille. Et puis l'ambiance du royaume est franchement malsaine.
- C'est vrai, intervint Chloé, parce que cette nuit, j'ai discuté avec un garde qui était venu pour me... pour discuter avec moi... au fait, vous avez eu des visites vous aussi?
- 'te regarde pas. Continue.
- Bon, et bien en fait nous étions dans la position dite "le tire-bouchons et les deux olives à l'huile", si vous connaissez, alors moi j'étais comme ça, mais avec la jambe là...
Elle tordait les doigts de ses deux mains et les emmêlait de curieuse façon tout en poursuivant son récit, que Sook interrompit sèchement.
- Ouais, ben épargne-nous les détails répugnants et viens-en au fait.
- Bon, ben on discutait en même temps, et comme vous le savez dans ces cas-là les langues des hommes se délient. Sauf bien sûr si elles sont occupées ailleurs...
- Oui, et alors?
- Il ressort de tout ceci que le peuple n'aime guère la reine, qui est une étrangère. Il la soupçonne d'être une sorcière, mais aussi l'empoisonneuse de son mari, et il m'a dit aussi que si la princesse Névé a quitté le château, c'était pour une excellente raison.
- Intéressant. Laquelle?
- Je sais pas. Il a pas dit.
- Tu ne lui as pas demandé?
- Ben techniquement, à ce moment là, je pouvais pas parler, parce que...
- Laisse tomber.

La route passait maintenant entre deux collines, le long d'un ru paresseux et moussu, et faisait un coude brusque vers la droite. Melgo fit un signe discret à ses compagnons qui notèrent eux aussi que l'endroit était fort propice à une embuscade. Ils ne furent pas surpris outre mesure de découvrir, derrière le virage, la silhouette massive d'un grand homme au torse nu et à la face de brute couturée de cicatrices, campé sur ses jambes puissantes. A son côté pendait une sorte de cimeterre.
- La bourse ou la vie, messeigneurs. Et peut-être aussi cette jeune personne, là.
La forte constitution du personnage, ainsi que son attitude et son air narquois, laissaient planer peu de doute sur les arguments qu'il emploierait en cas de refus.
- Eh, malotru, lança Sook, je vous signale que je suis une fille moi aussi. Bon, c'était à qui?
- C'est Kalon, désigna Chloé en cherchant du regard les inévitables compagnons tapis dans les fourrés.
- 'Pas vrai, répondit l'intéressé en détaillant le malandrin.
- Oui, soutint Melgo, c'est à Chloé cette fois. Mais si, souviens-toi, la dernière fois c'était Kalon qui s'y était collé. A la fermette abandonnée dans les bois...
- Quoi, tu parles de cette malheureuse affaire? Mais c'était ridicule, enfin, trois pauvres bouseux armés de fourches! C'était plus des mendiants un peu empressés que des hors-la-loi!
- Bon, vas-y, on va pas y passer la journée.
- Ok, ok, mais à force, je vais attraper froid.
L'elfe descendit alors de cheval, à regret, et ôta ses bottines.
- Qu'est-ce que... êh? Fit le brigand lorsque Chloé se fut débarrassée de son pourpoint et de sa chemise.
Elle les plia soigneusement et les disposa dans les fontes de sa selle, car elle aimait à être proprement vêtue en toutes circonstances. Les compagnons du grand type sortirent alors lentement des fourrés, aussi surpris qu'émoustillés, pour mieux voir. Elle défit sa ceinture et fit glisser son pantalon, qu'elle plia de même. Quelques rires nerveux et salaces agitèrent la douzaine de soudards dépenaillés et mal nourris. L'elfe, nue comme un ver, avança sans peur vers le chef, se planta devant lui et, le regardant par en dessous d'un air ennuyé :
- Bon, ben je sais que vous n'en tiendrez aucun compte, mais par acquit de conscience, je vous demande de nous laisser passer gentiment.
- Sinon?
- Sinon je m'énerve. Enfin non, je ne m'énerverai pas, je resterai calme, mais je vous tuerai tous quand même.
- Elle est marrante cette drôlesse. Moi j'ai une autre proposition. Dès qu'on a fini de massacrer tes amis morts, on t'embarque et tu seras comme qui dirait notre femme. Tu verras, tu auras pas mal de nourriture à manger et on te donnera les beaux vêtements pour t'habiller, qu'on trouve durant nos rapines, quoique tu les porteras rarement. Qu'en dis-tu?
Pour toute réponse l'elfe se recouvrit, si rapidement que les yeux ne pouvaient suivre la métamorphose, d'une carapace noire, luisante, hérissée de cruels piquants et de lames barbelées qui la faisaient ressembler à quelque monstrueux hybride d'insecte et de scie circulaire. Elle n'avait rien changé à son attitude et regardait toujours son interlocuteur par en dessous, quoique ses yeux étaient maintenant lisses, durs et noirs.
- Je ne suis pas sûre que j'apprécierais cette vie, continua-t-elle d'une voix assourdie et bourdonnante.
- Ah. Bon. Tant pis. Euh... elle est bien ton armure. Elle est noire. Comme qui dirait.
- Merci, c'est ma couleur naturelle.
- Elle a l'air solide.
- Elle l'est.
- Je peux essayer?
- Te gêne pas.
Il sortit lentement son cimeterre et de la pointe toucha Chloé à l'emplacement logique du sternum. Puis il lui porta un coup de taille à l'abdomen. Puis il regarda le fil ébréché de son arme d'un air ennuyé.
- Bon, ben on va pas vous retenir plus longtemps. Allez, bonjour chez vous.
- Dites-moi, un dernier truc, il y a un Carmel dans le coin, où il est?
- Continuez sur cette route, vous y serez vers midi. S'il est encore debout s'entend, on a vu passer un fort parti de cavaliers à cheval, comme qui dirait, hier matin, qui galopaient dans cette direction à vive allure, et je ne suis pas certain que c'était pour faire retraite et méditer sur la vanité des entreprises humaines, comme qui dirait.
- Des cavaliers vous dites? Vous avez reconnu à qui ils étaient? S'enquit Sook.
- Non, il faisait presque nuit, il y avait du brouillard et pour tout dire on s'était cachés comme qui dirait en tapinois.
- Ah, tant pis. Bon ben à la prochaine.
Mais les bandits de grand chemin avaient déjà précipitamment disparu dans la nuée complice.
- Mais pourquoi on trouve toujours des brigands sur notre route, demanda Chloé, on les attire ou quoi?
- C'est écrit dans les Normes Donjonniques, lui répondit Melgo, que dans un pays en guerre, on peut pas faire deux pas sans se faire détrousser. Heureusement d'ailleurs, ça casse un peu la monotonie des voyages.
- On voit que c'est pas toi qui se fout à poil tous les kilomètres. Y caille.
- Oui, mais le spectacle est intéressant, pas vrai Kal?
- Grrrr, répondit l'Héborien gêné en détournant le regard.
- C'est vrai, je vous plais, s'écria l'elfe en rosissant de contentement. C'est gentil.
- Excusez-moi de troubler ce poignant moment d'amour courtois, mais je vous signale qu'on a encore un monastère à sauver de la férule de cavaliers inconnus, alors faut y aller, si vous y voyez pas d'inconvénients.
La sorcière était quelque peu jalouse de l'attention dont Chloé était l'objet de la part de la gent masculine. Une attitude peu logique car en vérité, la dernière fois qu'un galant, passablement éméché, avait flatté son oreille de comparaisons florales et de propositions inconvenantes, elle s'était fait une joie de vérifier l'adage voulant qu'en chaque homme, il y a un cochon qui sommeille. En outre, bien qu'elle ne se fut jamais beaucoup intéressée à la nature humaine, elle avait vécu assez longtemps pour savoir que deux hommes pour une femme, c'est techniquement possible, mais psychologiquement difficile à gérer, et donc elle se faisait du souci pour la cohésion du groupe.

Vers le milieu de l'après-midi, alors que la brume s'était depuis longtemps levée pour dévoiler de lourds nuages gris, ils arrivèrent au Carmel. Ce lieu de paix et de recueillement était connu dans toute la contrée pour la beauté de son paysage et la verdeur de sa campagne, entretenue par les soeurs de l'Ordre Chrysobérite. Les splendides vergers entourant les constructions alimentaient la congrégation qui préparait de succulentes confitures de poires, pommes, cerises et autres mirabelles avec les délices fournis par la nature.
Quoiqu'à ce moment, les arbres portassent une toute autre sorte de fruits, d'une cinquantaine de kilos avec un pédoncule en chanvre.
Les ruines du grand temple fumaient encore, il en était de même pour l'hôpital où les soeurs recueillaient les vieillards et les indigents, les magasins avaient été éventrés et les récoltes répandues à même le sol, où toute une population de cloportes en haillons, nerveux et tout de même un peu honteux, remplissait des sacs de fruits et de céréales souillées. Les carmélites, donc, avaient visiblement été "livrées au hasard" et soumises à des sévices divers et imaginatifs avant d'être pendues à leurs chers arbres ou empalées sur les grillages de fer forgé entourant le lieu saint. Les acolytes laïques du monastère avaient été passés au fil de l'épée dans la cour, et les pensionnaires de l'hôpital enfermés dans le bâtiment auquel on avait bouté le feu. Les soldats s'étaient fort amusés à se poster sous les fenêtres avec leurs lances plantées dans le sol, attendant la chute des malheureux. Telles sont les scènes que nos héros horrifiés reconstituèrent à la vue de l'effroyable champ de ruines noircies et de cadavres mutilés qu'ils parcouraient maintenant, révulsés.
- Mon petit doigt me dit que quelqu'un est passé avant nous.
Certes, tout le monde n'était pas totalement révulsé. Le mouchoir qu'elle pressait contre sa bouche pour se protéger de l'odeur infecte permettait à Sook de cacher le grand sourire qu'elle arborait toujours lorsqu'elle contemplait de telles scènes de cauchemar. Jamais autant qu'en ces instants ses origines infernales n'étaient aussi patentes.
- C'est affreux, ils sont tous morts!
La voix de Chloé trahissait une tension extrême, elle était à la limite de la crise hystérique.
- Effectivement. En général, les corbeaux ont la délicatesse d'attendre votre trépas pour vous bouffer les yeux. Je suppose que les cris les dérangent pendant leur repas. Oulala, vous avez vu cet arbre là-bas? J'aurais jamais imaginé qu'il puisse supporter un poids pareil. C'est quoi, un poirier?
Personne ne lui répondit. Melgo avisa un personnage voûté, occupé à délester un décapité de ses bottes.
- Holà, le détrousseur de cadavres.
Il se retourna, pris en faute, et chercha une échappatoire d'un regard nerveux et circulaire.
- Sais-tu ce qu'il est arrivé à la prieure Senesha?
Un sourire faux illumina la figure encore jeune du misérable.
- Oui-dà, not'maît'. Elle est point passée, et elle est derrière eul'temp', où on la soigne.
Il désigna la direction de la ruine la plus imposante. Sans accorder un regard supplémentaire au paysan obséquieux, Melgo tourna casaque et chevaucha jusqu'à l'endroit dit. Une femme fort vieille aux cheveux d'argent et à la longue robe noire était allongée là contre un mur, un bandeau rougi de sang cachait ses yeux. Autour d'elle s'affairaient trois paysannes empressées et contrites, qui s'écartèrent pour laisser passer nos héros. Tournant son visage aveugle vers eux, elle demanda.
- Etes-vous les guerriers que la Reine devait m'envoyer?
La gorge nouée, Melgo lui répondit.
- C'est nous qui avons le devoir de vous protéger, mais je vois que nous arrivons trop tard. Que s'est-il donc passé?
- Des malheureux nous ont demandé asile hier au soir. Nous leur avons offert le gîte et le couvert comme l'impose notre règle, sans savoir qu'il s'agissait de maraudeurs. La nuit, ils ont ouvert les portes du couvent à leurs complices qui se sont livrés aux pires horreurs. Je dus assister au supplice de mes compagnes, et ce fut la dernière chose que je vis avant que ces misérables ne me crèvent les yeux. Je pense que c'est par jeu qu'ils m'ont laissé la vie, ou pour que je puisse témoigner de leur vilénie.
- Des maraudeurs dites-vous?
- Oui, déserteurs ou brigands, peu importe.
- Je suppose que notre mission est terminée, il nous faut retourner auprès de la Reine. Nous accompagnerez-vous lorsque vous serez en état de voyager?
- Votre mission n'est pas terminée, étrangers, je suis prêtresse de Somin, et en tant que telle, je dois accomplir mon devoir afin de préserver la paix. Nous irons donc trouver les rebelles là où ils se trouvent.
Chloé eut une illumination.
- Au fait Sook, tu pourrais pas la soigner? J'ai lu ça qu'on pouvait rendre la vue aux aveugles avec des sorts magiques!
- Oh, tu vas pas t'y mettre toi aussi? Je fais pas les guérisons, ma religion me l'interdit.
- Mais tu pourrais...
- Va te faire foutre.
- Ah.
Elle se releva, chercha autour d'elle, puis dit :
- Bonne idée, ça me détendra.
Et elle partit parmi les ruines, insouciante, en quête de quelque partenaire point trop repoussant.
- Bon, ben on aura la paix au moins cinq minutes. Je suggère de monter le camp loin d'ici, et au vent. J'ai pas envie de dormir au milieu des odeurs de macchabées.

IV ) Où je vous emmène jusqu'au pont. Je peux vous amener jusqu'au pont? Oh oui, je vous amène jusqu'au pont.

Le lendemain matin(6), nos compères reprirent la route. Plus ils avançaient vers l'est, plus la contrée devenait sauvage et inhospitalière. Cette partie du royaume avait toujours compté parmi les plus pauvres, car son terrain n'autorisait guère les fantaisies agricoles, et la rébellion, comme l'expliqua Senesha, avait trouvé dans la misère endémique un terreau fertile. L'indigène était rare et fuyant, le paysage devenait accidenté, et le climat ne s'améliorait guère, de telle sorte que de sombres pensées s'abattirent sur nos amis, qu'ils se mirent en devoir d'éloigner au plus vite en entonnant des chansons grivoises et en plaisantant gaiement(7).
...
- Ben... une grenouille... non, je sais pas.
- Le petit Gregory dans un mixer! Ah ah ah ah ah! A pisser de rire!
- Je trouve pas, rétorqua Chloé, qui ne goûtait pas ce genre de plaisanterie.
- Ben si t'es si intelligente, trouves-en une.
- Ok. Attendez, je cherche...
Le regard azuré de l'elfe se perdit un instant dans le lointain.
- Qu'est-ce qui mesure quatre mètres, pèse deux tonnes, porte une barbe et un arbre déraciné en guise de gourdin et attend assis sur un pont?
- Êh? Ben un géant non? Sur un pont.
- Bravo, tu as trouvé.
- J'ai trouvé, mais qu'est-ce qu'il y a de drôle? Tu sais, la coutume veut que ce genre de devinettes se termine par une chute marrante, c'est comme une coutume chez nous autres humains.
- Mais je t'assure que c'est marrant. Parce que cette fois, c'est au tour de Kalon.
Et elle désigna au loin un étroit pont de pierre sur lequel trônait, en effet, un géant qu'en cette contrée on eut sans doute qualifié de massif à la pilosité d'autant plus hirsute qu'il n'avait rien pour la cacher. Il jouait aux billes (de bois). L'air chiffonné, Melgo s'adressa à Senesha.
- On est obligés de passer par ce pont?
- Non, pas vraiment.
- Ah bon.
- On peut aussi faire un détour par le Marais Putride du Dragon Non-Mort, au sud.
- Ah. Évidemment. Et au nord?
- La Forêt Sylvestre de la Vieille Malédiction Ancestrale. Mais le marais est mieux à mon avis.
- Ouais. Compris. Bon, si quelqu'un a une idée pour traiter cet encombrant objectif...
Mais l'Héborien, sans peur ni du reste grand chose d'autre dans la cervelle, galopait déjà sus à l'ennemi, sortant son puissant braquemard (il s'agit ici de son épée) et hurlant comme un possédé. Le voyant arriver de loin, le géant eut tout loisir de se lever péniblement et de faire quelques moulinets de son végétal, pour s'assouplir. Kalon s'engageait à vive allure sur l'ouvrage d'art lorsque, levant la paume de sa main, le monstrueux personnage dit de sa voix rocailleuse et puissante :
- Halte!
- Hum? Demanda le barbare en s'arrêtant dans un nuage de rien parcequ'il avait plu peu de temps auparavant et que la poussière était trop fatiguée pour se lever.
- Halte, guerrier. Moi Grumph le géant. Moi garder ce pont. Moi combattre toi si toi passer. Mais avant, je dois lire ceci.
Il se pencha par dessus la rambarde de pierres moussues et sortit de sous le tablier du pont un parchemin grand comme une couverture, ainsi qu'un linge bariolé et rapiécé semblable à une serpillère gigantesque qu'il se mit sur la tête. Puis il déroula le parchemin et se mit à lire :

COMMUNIQUE

Nous autres, membres de la Confédération Interraciale des Monstres Gardiens et Arpenteurs de Donjons et de la Fédération Unifiée des Travailleurs Souterrains réclamons la suspension du projet de loi inique visant à assujettir l'assurance-chômage à cinq heures de combat mensuelles et à abaisser le taux des remboursements à 45% au lieu de 55%. Cette remise en cause intolérable de nos statuts est un recul social inacceptable et nous espérons tous que l'Archimage Pourpre de Loordh prendra en compte nos justes revendications lors des prochaines commissions contractuelles paritaires, sans quoi notre mouvement revendicatif pourrait être amené à prendre une forme plus radicale.

Signé : le collectif des monstres en colère.

- Uh? Fit Kalon interrogateur.
- Ben oui, parceque sinon, on peut plus. Déjà que c'est pas facile de remplir les quotas.
Puis le géant se leva et, solidement campé sur ses jambes, appuyé sur son tronc d'arbre tenu devant lui, il se remit au travail.
- Je vous interdis de passer.
- Euh??
- Je vous interdis de passer.
Les autres étaient arrivés à l'entrée du pont. Kalon, qui à défaut d'intelligence avait de la mémoire, se souvint d'un cas similaire qui s'était présenté à Sembaris. Supposant que le géant avait reçu mission de lui interdire le passage mais pas de l'empêcher - notez la nuance - il s'avança confiant sans écouter Sook.
- Andouille, ça marche pour les génies gardiens, pas pour les géant! Aïe!
D'un geste leste, Grumph avait envoyé une gifle à Kalon et à son cheval, lequel était tombé assommé. L'Héborien quand à lui avait apprécié un vol bref et n'avait dû son salut qu'à un réflexe surhumain qui l'avait fait s'accrocher à la rambarde de pierre, suspendu à cinquante mètres au dessus du torrent impétueux et plein de cailloux pointus qui coulait gentiment en bas. Le géant s'approchait déjà pour le décrocher et le laisser aux bons soins des lois de Newton lorsque Sook s'adressa à lui.
- Dites-moi, mon grand ami, qui donc vous a dit de garder ce pont?
- Pas le droit de te le dire, gamin.
- Ah oui? Mais ça fait combien que vous bul... êtes de faction?
- Deux semaines.
- Et vous ne vous ennuyez pas un peu?
- Si, mais pourquoi tu me demandes ça?
- Pour laisser à mon collègue le temps de remonter, et à ma copine de se foutre à poil, fils de putain vérolée.
- Aaaah, d'accooord. Eh mais, c'est un piège!
L'elfe sous sa forme monstrueuse courut sus au géant un instant désemparé. Après une série de bonds, elle s'accrocha à son adversaire, bourrant son crâne et son échine de coups de ses poings aux arêtes tranchantes. Le colosse trébucha, tournoya sur lui-même, protégeant ses yeux d'un bras tandis que de l'autre il cherchait à saisir la responsable de son tourment. Il saignait déjà abondamment lorsqu'il la trouva enfin et, la tenant par la jambe, s'en débarrassa en la projetant avec force sur la chaussée. Il lui infligea, avant qu'elle n'ait eu le temps de reprendre ses esprits, un coup de pied qui l'envoya s'écraser sèchement contre les rochers, à côté de Melgo. Celui-ci, qui s'était tenu prudemment en retrait, lança sur le monstre trois de ses dagues mais ne trouva pas les yeux. Il tira sa rapière, décidé à vendre chèrement sa peau, et tourna son regard vers la Sorcière Sombre, qui fouillait avec désespoir dans son sac pour trouver les composantes indispensables à ses sortilèges.
- Raaaah! Y m'ont tout piqué ces bâtards de paysans dégénérés!
Or Kalon avait repris pied sur le pont. Il avait lâché son épée lors de son vol et elle gisait maintenant dans le torrent, hors de portée, mais il lui restait l'arme la plus puissante dont un homme puisse disposer : son intelligence. Vous me direz qu'à ce compte-là, l'intelligence de Kalon ne se mesure point en mégatonnes. Admettons. Cependant, par quelque bizarrerie de la neurobiologie, l'Héborien eut une idée. Voyant que le géant, s'avançant vers ses compagnons désemparés, marchait maintenant sur le parchemin revendicatif qu'il avait laissé là, notre puissant héros bondit, saisit un bout de ce considérable vélin et tira de toutes ses forces d'un coup sec et horizontal. Le géant perdit alors l'équilibre et chut sur le rebord du pont, en équilibre précaire. Kalon s'accroupit alors prestement à son côté, souleva la masse énorme et le fit basculer. Il se rattrapa au dernier moment, ne tenant plus que par ses doigts épais comme des avant-bras cramponnés au même parapet qui plus tôt avait sauvé la vie de son adversaire. Le barbare ramassait déjà une lourde pierre afin d'en frapper les mains du titan suspendu lorsque Melgo eut l'idée de tirer parti de la situation.
- Holà, fit-il en s'approchant, vas-tu nous dire qui t'a mis là?
- Promettez-vous de me laisser la vie si je parle?
- Ma parole, géant. Allez, raconte.
- Certainement, c'est le Lord Verthû, qui m'a ordonné de garder ce pont jusqu'à nouvel ordre. Car sans cela, je ne retrouverai jamais l'anneau d'Isilmou, emblème de ma famille, que les chevaliers de...
- Ouais, ouais, abrège...
- Ben, il m'a dit de garder ce pont et d'interdire le passage à toute personne pouvant être un messager.
- J'aurais dû m'en douter, dit alors Senesha, la rage dans la voix, ce chien de Verthû veut empêcher tout espoir de paix entre les deux partis Pléoniens. Verthû est l'âme damnée de Beghûn, le prince cadet de Meskal, un fourbe dont la seule faculté mentale non atteinte par la débilité semble être l'ambition, un fauteur de guerre qui n'hésite pas à encourager les deux camps pour affaiblir le royaume. Et lorsqu'il ne restera que ruines, soutenu par les armées de son père, il bousculera les dernières résistances et se fera couronner roi de Pléonie. Ces hommes sont le poison insidieux qui ronge notre pays.
- Pas grave, on passera quand même, malgré ce Verthû. Allez Kalon, fais choir ce monsieur et reprenons notre route.
- EH! Mais vous aviez dit...AAAAaaaaaaaaaaaaa....proutch!
- Il n'y a pas d'honneur chez les voleurs, conclut Melgo en remontant sur sa selle, sous le regard affligé de Chloé, qui se tourna vers Senesha l'aveugle en désignant le Pthath d'un index vibrant d'indignation.
- Mais c'est scandaleux ce qu'il a fait là, il l'a honteusement trahi!
- Il est bien des moyens de s'assurer qu'un ennemi ne s'en prendra plus à vous, observa doctement la Sainte Femme, mais il n'en est qu'un qui soit sûr, jeune elfe. Ton ami a agi avec le discernement que donne l'expérience des choses et qui compense sans peine un esprit chevaleresque discutable.
C'est à ce moment que, dans un vrombissement qui réussissait le tour de force d'être vertical, l'épée de Kalon se planta pile entre deux dalles du pont, indiquant le chemin conduisant à la suite de l'aventure.
- D'où elle vient celle-là? Demanda Sook. Je l'avais pas aperçue tomber dans le torrent?
- Si, convint Kalon impassible en s'emparant de l'arme.
- De plus en plus bizarre, ce bout de métal.
Le silence tomba l'espace d'un instant, chacun attendant que les autres disent quelque chose d'intelligent. Puis, constatant que ce ne serait pas le cas, on se remit en selle.

Ils n'avaient pas fait trois pas (C'est une figure de style. Disons cinq cent mètres après) qu'ils tombèrent nez à nez (C'est aussi une figure de style, ils étaient à vingt pas au moins) sur une douzaine d'individus armés à l'aspect physique hétéroclite, collectivement et individuellement parlant, ayant apparemment en commun la méfiance vis à vis de l'élément aqueux, que ce soit à usage interne ou externe.

V ) Où l'on rencontre enfin des rebelles.

- Pfff, et merde, fit Chloé en commençant à délacer ses bottines.
- Quoi, y'a encore des brigands? Demanda Sook d'une voix forte qui n'échappa point aux marauds en question.
- Certes non, gentils seigneurs, fit l'un des inconnus au visage si hâlé qu'on l'eut dit masqué de cuir, en calmant d'un geste du bras ses compagnons nerveux qui déjà encochaient leurs traits dans les boyaux de porc de leurs arcs composites, ou pour certains décomposites.
- Vous n'êtes point bandits de grand chemin? Voilà une bonne nouvelle, dit Melgo, suave. Nous avions peur d'avoir affaire à quelque malandrin.
- Vous avouerez, gentils seigneurs, qu'il faudrait être un bien sot voleur pour attendre en cette contrée le très éventuel passage d'un voyageur qui, mû par quelque extraordinaire courage, aurait trouvé agrément au voyage.
- C'est logique, convint Melgo.
- Nous sommes le Seizième Régiment d'Infanterie A Pied Soltebarien, de l'Armée Populaire de Libération du Haut-Karmouk.
- Eh?
- Les rebelles, expliqua Senesha.
- Oui, c'est cela même. Et il se trouve que vous vous engagez dans une zone de guerre martiale, et que l'on s'y bat, ce qui fait qu'il y a du danger pour les voyageurs de passage. Voici pourquoi je vous demande de bien vouloir faire demi-tour dans l'autre sens pour votre propre sécurité.
- Je suis Senesha, Prieure du Carmel de Salnibon, Grande Prêtresse de Somin. Je suis chargée d'un message pour la princesse Névé, conduisez-nous à elle.
- Euh... Ah, mais oui votre grâce, je vous reconnais! Dans ces conditions, je veux bien vous conduire au camp, mais il faudra bander les yeux à vos amis, afin qu'ils ne sachent point où se trouve la cache secrète de la princesse...
- Ah? Elle n'est plus stationnée à la Clairière de l'Enclume, dans le Bois Sylvestre, sous la Falaise Escarpée?
- Bêêh... enfin... Comment...?
- Les voies du Seigneur sont impénétrables. Conduisez-nous, le temps presse.
La voix de la Prieure était si pleine d'autorité que les hommes se redressèrent par pur réflexe et se surprirent à inspecter leur tenue d'un regard affolé.

Durant le reste de la journée, la troupe traversa avec quelque difficulté la zone aride pour arriver enfin à la lisière du Bois Sylvestre, où ils dressèrent leur camp un peu plus tôt que d'habitude car, d'après les soldats dépenaillés, dormir dans le Bois relevait de la folie furieuse, la faune locale n'étant point réputée pour sa civilité. Après une brève veillée au cours de laquelle un des rebelles, doué pour le chant, régala l'assistance de ses ballades mélancoliques quoiqu'un peu répétitives, le chef organisa avec rigueur un tour de garde et chacun dormit, y compris, pour une fois, Chloé. Or justement, durant son sommeil, la jeune elfe eut un songe.

C'était une forêt d'un vert profond, tiède et douce, à l'épais tapis de mousse humide sur laquelle elle marchait délicatement. Toutes sortes de petits animaux indistincts sautillaient gaiement, allant à leurs amours et leurs affaires sans lui prêter attention dans le plus total silence. Les grandes feuilles gorgées de rosée des plantes exubérantes caressaient sa peau nue(8) à mesure de sa progression.
Jusque là, rien d'étrange. Vaguement consciente de rêver, Chloé s'attendait, comme elle en avait pris l'habitude, à voir surgir une créature massive, à l'aspect variable et flou, sauf en un certain endroit, et qui allait se mettre en devoir de lui faire subir les derniers outrages, ainsi que les premiers, et de façon générale toutes les sortes d'outrages intermédiaires. Mais ce soir là, ce fut différent.
Les herbes s'écartèrent soudain, dévoilant un paysage rouge et désolé, une terre brûlée au dessus de laquelle trônait, implacable, un terrible soleil. Une partie de sa conscience s'évanouit alors, et elle ne vit plus que le ciel où dansaient des nuages de feu. Et les nuages tourbillonnant s'assemblèrent pour former des lettres, des mots, une phrase...

- Et alors? Lui demanda Sook lorsqu'au petit matin, elle lui raconta le songe.
- Ben rien.
- Comment rien?
- Tu sais bien que je sais pas lire.
- Klong, fit l'Estourbissante en sautant de la main de Kalon, qui faisait l'intéressant devant les rebelles, et en tombant par terre.
- Ah, évidemment, tu sais pas lire. Et après?
- Et bien après un géant colossal et velu est arrivé, avec une énorme...
- Oui ben ça m'intéresse pas, coupa la sorcière d'un geste énervé.
- ...bite. Ah? C'est bizarre, mais c'est à partir de là que ça a commencé à m'intéresser.
Mais déjà il était temps de remonter à cheval.

La traversée du Bois Sylverstre fut éprouvante pour les nerfs, car chaque branche craquant dans le lointain, chaque timide muridé s'enfuyant dans les fourrés faisait sursauter la soldatesque hirsute et aux aguets, redoutant le pire à chaque instant. La sente tortueuse serpentait entre les chênes centenaires chargés de lourds champignons en plateau et de lichens gris et pendants, le ciel de cendre défilait dans les rares déchirures entre les sombres frondaisons, formant comme des... euh... trucs.... oh et puis je vois pas pourquoi je me fais chier. Ils traversent le bois aussi vite que possible, sans prendre de repos, et se retrouvent, six heures plus tard, dans la vaste Clairière de l'Enclume, sans avoir vu la queue d'un monstre. Sans doute qu'ils étaient occupés ailleurs, ou que le terrain était trop lourd, ou qu'ils étaient pris dans la circulation, ou que la réputation du Bois était très surfaite, va savoir. Toujours est-il que d'horreur bavante et corusquescente, point n'en fut.
La clairière était en fait un vaste éboulis courant sur trois cent mètres de long et une cinquantaine de large, adossée à une falaise point trop haute, mais en surplomb. Un ruisseau glacé, le Nyphia, coulait à quelques jets de pierres vers le sud, procurant son eau potable au quartier général des rebelles. Des orifices naturels horizontaux conduisaient au réseau de grottes qui couraient sous la lande, au dessus, et procurait un abri idéal pour des soldats et des armes. Cependant la vie troglodyte tentait peu la soldatesque débraillée, qui préférait coucher à la belle étoile ou sous des tentes improvisées, renforcées parfois de branches feuillues. Le camp était entouré d'un fossé planté de longs épieux et d'une palissade qui impressionna nos amis par sa hauteur, trois fois celle d'un homme, et sa régularité, normalement le fait d'une armée bien organisée et non d'une bande de paysans désoeuvrés. Une telle défense était largement suffisante, puisqu'il était impossible de mener des engins de siège jusqu'ici au travers du Bois Sylvestre. Des tours de guet rudimentaires mais efficaces, en bois elles aussi, avaient été érigées à des endroits judicieux, et la sentinelle qui les héla de son perchoir portait une arbalète neuve qu'elle savait visiblement utiliser.
- Qui va là?
- Skobal Olfesen, seizième, tu me reconnais pas?
- Désolé chef, les ordres... Qui sont ces gens?
- Une ambassade, ils veulent parler à la princesse. Allez, laisse-nous entrer.
- La princesse est pas là, elle visite les avant-postes du nord, elle devrait être là ce soir je pense. Allez, passez.
A l'intérieur régnait une joyeuse activité, pour autant qu'ils puissent en juger, quelques trois cent guerriers logeaient ici, chacun doté d'un casque léger, une armure de cuir fort, un bouclier de bois et un glaive d'acier, qu'il essayaient avec force cris de joie et rodomontades viriles, comme des gosse à Noël. Quelques-uns portaient l'arc, d'autres l'arbalète. Malgré leur fatigue, Skobal et ses hommes sourirent et plaisantèrent de bon coeur.
- Eh, elles sont enfin arrivées à ce que je vois, depuis qu'on les attend!
- Qui donc, s'enquit Melgo.
- Et bien les armes voyons, j'ai hâte de toucher les miennes, j'aurais peut-être un plastron de bronze, après tout je suis chef...
Sans attendre les ordres, ses hommes s'étaient débandés et couraient vers les magasins de la falaise. Il eut une hésitation, puis les suivit, laissant nos héros au milieu de l'agitation.
- Je crains, fit sombrement Senesha, que la paix ne soit fort compromise. Ces hommes ont envie de se battre, c'est évident. Jusqu'à présent la situation était équilibrée, la princesse tenait toute les campagnes de l'est grâce au nombre, mais n'avait pas les armes pour prendre les villes et les forteresses. Mais maintenant, tout est différent, la guerre va se déchaîner de nouveau sur mon peuple.
Et donc, jusqu'à ce que le soleil fut bas et rouge sur l'horizon qui d'ailleurs était invisible derrière les arbres, notre compagnie observa la troupe rebelle se livrer à moult viriles empoignades, force exercices d'habileté aux armes et nombre de beuveries, que l'on pourrait facilement résumer sous le vocable "concours de bite". Nul ne leur prêta grande attention et ils eussent fort bien pu saboter le camp ou en prendre des relevés au cordeau afin de faire un plan qu'on ne les eusse pas plus importunés. Il en est souvent des enceintes fortifiées et gardées, que leurs occupants se reposent aveuglément sur ces défenses, et deviennent par là même fort peu vigilants envers ce qui a pu passer. Ils se séparèrent donc, chacun cherchant dans le camp matière à se distraire, sans trop y parvenir.
Au bout de quelques heures, Sook s'assit sur une bûche aux côtés de Melgo et résuma ainsi l'opinion générale :
- Qu'est-ce qu'on s'emmerde.
- C'est vrai, renchérit le rusé voleur, que nous avons rarement au cours de nos aventures l'occasion de nous ennuyer à ce point.
Soudain une lourde cavalcade se fit entendre. Une vingtaine de cavaliers en armures légères et légèrement roussies, escortant une guerrière brune à l'aspect farouche, qui ne pouvait être que la princesse, et un chevalier en armure lourde et rutilante, firent irruption, en proie à la plus vive inquiétude et poussant de hauts cris qui incitèrent les soldats à sauter sur leurs armes toutes neuves.
- Les dragonnets, nous sommes poursuivis par les dragonnets!
Nos compagnons, bien que ne sachant pas trop de quoi il retournait, sortirent à tout hasard leur équipement.
Ils surgirent de derrière la palissade en volant, de monstrueux vers grisâtres à la peau sèche et ridée, dépourvus d'yeux, dont la bouche distordue dévoilait des dents fines comme des arêtes de poisson. Chacune de ces horreurs meurtrières mesurait environ un mètre de long et se mouvait avec célérité et nervosité en agitant une paire d'ailes qui semblait trop grande. Il y en avait déjà une douzaine qui se rassemblaient, un instant dubitatifs, cherchant de leurs regards aveugles à appréhender leur environnement et à comprendre l'agitation qui, devant eux, faisait s'égailler précipitemment les silhouettes affolées de ces bipèdes à la chair si moelleuse.
Un arbalétrier, de faction sur une tour, se trouvait à l'altitude exacte de l'un des monstres, à quelques pas de lui. Il encocha un carreau en tremblant, leva son arme et resta une fraction de seconde paralysé par la peur. Le dragonnet, devinant le danger par quelque sens mystérieux propre à sa race, retourna promptement sa tête vers le garde, dont le doigt appuya providentiellement sur la détente, faisant jaillir le trait qui sans fléchir transperça le cou du monstre de part en part. Le cri horrible de la créature aurait sans doute retenti si la blessure ne l'avait empêché, et le monstre se tortilla un instant dans l'air avant de chuter. Mais il n'avait pas touché le sol que deux de ses frères, témoins de la scène, se mirent en devoir de le venger tandis que les autres jugeaient plus prudent de s'éparpiller et de courir chacun une proie. Les deux vengeurs, donc, se cabrèrent, dessinant chacun un S dans l'air, les ailes largement écartées et la gueule ouverte, une boule sembla alors parcourir tout le corps serpentiforme depuis la queue jusqu'à la tête, et il sortit une sphère lumineuse rouge qui fila droit sur la tour, dont l'occupant n'eut que le temps de sauter, se brisant une jambe sur les pierres. La boule explosa au contact de la tour dans un bruit sec, et une myriade de flammèches embrasèrent le bois et les cordages. Un autre dragonnet sauta allègrement à la gorge du malheureux garde et le déchiqueta avec sauvagerie et moult giclements sanglants tandis que la masse des guerriers se bousculait pour trouver asile dans les cavernes, malgré les exhortations de la princesse Névé qui abreuvait d'injures ces poltrons. Ces cris ne firent qu'attirer sur elle l'attention de cinq monstres qui se lancèrent contre elle, tandis que deux courageux soldats se portaient à ses côtés. A ce moment, Melgo, placé à vingt pas de là, décida d'agir et avec un art consommé lança une des petites dagues de jet que, comme tout voleur digne de ce nom, il dissimulait constamment sur sa personne en quantités déraisonnables. Le projectile vint se ficher à la jointure de l'aile membraneuse d'un des monstres, qui tomba maladroitement à terre dans un cri métallique qui détourna l'attention de ses camarades. Une deuxième dague fusa, cette fois évitée par sa cible dans un mouvement nerveux. Chloé, revêtant son apparence la plus terrifiante, courut à la rencontre du petit groupe d'ennemis volants en hurlant des obscénités en language elfique, attirant sur elle le feu qui ne pouvait pas faire grand mal à son blindage. Kalon ne pouvait pas faire grand-chose avec son épée, il resta donc impuissant quelques instants jusqu'à ce que Sook, couchée par terre, lui désigne du doigt un arc tombé à terre. Il s'en servit avec une certaine maladresse car il ne toucha point sa cible, mais son acte de bravoure eut un résultat intéressant, car voyant ceci, quelques soldats reprirent courage et, se souvenant qu'ils avaient eux aussi des arcs, sortirent de leurs trous par petits groupes craintifs, s'accroupissant derrière la moindre aspérité de terrain, et se mirent à tirer de tous côtés sur les agresseurs. D'autres, plus prudents encore, restèrent à l'abri des cavernes formant des archères naturelles trop basses pour que les créatures puissent y manoeuvrer, chassant à l'affût. Les uns après les autres, les monstres s'abattirent sur les rochers, transpercés de toutes part. Plusieurs dragonnets, sans doute les plus expérimentés, virent que la situation leur était dorénavant défavorable et prirent la fuite, les autres, aveuglés par leur instinct de chasse, restèrent et périrent, emportant encore quelques rebelles avec eux dans un torrent de flammes.
Quatorze rebelles avaient trouvé la mort dans l'assaut, quelques autres avaient subi de cruelles morsures ou de cuisantes brûlures, pas plus d'une demi-douzaine en tout. Les dragonnets chassent pour tuer. Les charognes de plus de vingt serpents volants gisaient eux aussi, épars, dans le camp dévasté. La prince Névé, après avoir fait le tour de sa base et donné des ordres pour que l'on combatte les débuts d'incendie, vint à la rencontre de nos amis.
Elle n'était pas bien grande et sortait à peine de l'adolescence, ce qui ne rendait que plus impressionnant l'ascendant qu'elle avait sur ses hommes. Sa cotte de maille, ses pantalons de cuir et ses bottes noires de cavalier ne parvenaient pas à masquer ses rondeurs féminines, pas plus que les fatigues de la chevauchée et du combat n'avaient empesanti la souplesse de sa démarche. Sa longue chevelure, noire comme l'aile d'un corbeau, luisante de santé et lisse jusqu'à en paraître irisée, mettait en relief le teint laiteux qu'elle partageait avec sa rivale la reine. Par contre la première avait les yeux aussi sombres que la seconde les avait clairs. Sa bouche, petite et moqueuse, était couleur de cerise écrasée. Il émanait de sa personne une énergie peu commune, que Melgo, observateur attentif de la nature humaine, attribua aux mouvements vifs qui agitaient en permanence ses mains et sa tête. La reine avait apparemment une ennemie à sa mesure.
- Je ne crois pas vous avoir déjà rencontrés, mais qui que vous soyez, je vous remercie de votre intervention. Je suis Névé, princesse de Pléonie et souveraine légitime.
La voix de la princesse avait encore les échos de l'enfance. Comme c'était l'usage non-écrit parmi la compagnie, ce fut Melgo qui lui répondit.
- Votre altesse est trop bonne de l'attention qu'elle accorde aux pauvres aventuriers que nous sommes.
- Aventuriers? Pourquoi avoir peur des mots, le métier de mercenaire n'a rien de dégradant! Je suppose que vous venez me proposer vos services? Après ce que vous m'avez montré de vos talents, et pour peu que votre prix ne dépasse pas les limites du raisonnable, je crois que vous serez un appui plus qu'appréciable à notre cause.
- Je crains, Altesse, qu'il n'y ait méprise. Nous sommes déjà au service... déjà employés, et c'est dans le cadre de notre mission que nous sommes venus jusqu'à vous. Mais la prieure Senesha, que nous escortons, vous en dira plus que nous-mêmes. La voici qui arrive, justement, au bras d'un de vos hommes.
- Oui, je la croyais morte dans l'incendie de son carmel.
- Non point, dit à haute voix l'intéressée, dont l'ouïe était apparemment en meilleur état que la vue. Je porte de la reine une proposition de paix.
- Vous êtes blessée, ma mère? Qui donc...
- On m'a pris mes yeux, mais c'est bien peu à payer pour ramener la paix en Pléonie. Voici tout ce qui reste du lieu de prière qu'était le carmel, cette pomme du verger, rouge comme le sang des Pléoniens qui n'a que trop coulé. Tiens, je te l'offre, prends et mange-la, tu dois avoir faim après cette chevauchée.
- Oui j'ai faim, nous discuterons politique après le repas de ce soir, pour l'instant, il faut que j'aille parler à mes hommes et enterrer mes morts. Au plaisir, ma mère.
Et après s'être brièvement agenouillée devant la prieure, la princesse repartit, croquant à belle dents dans le fruit symbolique et remontant à ses gens, qui le moral, qui les bretelles.

VI ) Où la vérité est enfin révélée.

Ceux qui ce soir-là ne furent point occupés à creuser des tombes eurent néanmoins de la besogne, car en l'honneur de Senesha et du prince Beghûn, il fallut banqueter. Beghûn était ce cavalier puissant aperçu tantôt aux côtés de la princesse, et qui durant la bataille avait brillé par sa prudence tactique et la fidélité de son imitation du lièvre affolé. La maison de Meskal avait, de tous temps, été généreuse en coureurs légendaires, que ce soit derrière les filles ou devant les ennemis. Ou même parfois devant les filles. Mais peu importe. Il ne restait déjà rien du crépuscule lorsqu'on se mit à table, autour d'un gigantesque feu qui mit chacun mal à l'aise.
Névé, revêtue d'une robe blanche ceinturée d'une chaîne d'argent, prit place avec grâce entre ses hôtes de marque, nos amis ayant été placés à la droite de Senesha. La princesse semblait en grande forme, plaisantant avec le prince de Meskal dont la figure ronde et bovine exprimait tantôt l'incompréhension, tantôt la haine trop visible qui l'animait lorsqu'il posait les yeux sur les quatre étrangers. Voyant qu'il n'y avait rien à tirer de ce pitoyable convive, elle se tourna vers la prêtresse.
- Mais revenons à des choses plus sérieuses, dites-moi ma mère, comment vont les choses dans l'ouest, j'ai ouï-dire que les territoires contrôlés par notre belle-mère ne sont point trop enclins à verser l'impôt?
- Cela dépend des villages, mais vous auriez tort de croire la reine défaite, son armée est encore impressionnante.
- Certes, ses soldats lui sont fidèles, je suis bien placée pour en parler, et la mort ne leur fait pas peur, mais périr l'épée à la main sur le champ de bataille est une chose, crever de faim dans une caserne en est une autre. Lorsqu'ils ne seront plus payés pendant six mois et que les vivres se feront rares, vous verrez à quelle vitesse s'oublient les convictions les mieux ancrées. Ils viendront tous me rejoindre comme des casseroles après l'orage.
- Pardon?
- Ils viendront tous me rejoindre comme des casseroles après l'orage.
- Pourquoi des casseroles? s'enquit Sook, intriguée.
- J'ai dit casserole moi?
- Je vous assure, votre altesse, que vous avez dit casserole.
- C'est grotesque, un repas sans casserole, c'est comme un fromage sans moustache!
Et après ces fortes paroles, la princesse partit d'un rire inextinguible et solitaire, sous les regards étonnés de l'assistance.
- Vous allez bien princesse? Demanda le prince de Meskal.
- Bien sûr, autant qu'un poisson qui suit un chalutier parce qu'il sait que la caravane passe.
Elle se leva d'un bond, sa coupe de vin (vide) à la main.
- Longue vie aux combattants, et mort aux poulpes!
Et elle s'effondra par terre. Après une seconde d'embarras, un cri retentit :
- ON A EMPOISONNE LA PRINCESSE!
Aussitôt suivi de l'inévitable :
- MORT AUX ETRANGERS FELONS!
Dans un même mouvement, Kalon sauta à un mètre en retrait de la table et sortit son épée, bien décidé à vendre chèrement sa peau, et Chloé se plaçait derrière lui.
- On va vous tuer, fit une sorte de jeune paysan déguisé en guerrier, d'un air assuré.
- Ouais, mortellement, renchérit un autre plus vieux.
- Mais avant, il faut qu'on rende justice bien sûr. Les exécutions sont toujours plus spectaculaires quand on en décide au cours d'un procès!
Chacun opina, cherchant immédiatement à vanter ses mérites en tant que juge, accusateur publique ou bourreau. Aucun cependant n'intrigua pour les défendre. Melgo avait néanmoins mis à profit ce répit pour discuter d'une stratégie avec Sook. Puis se tournant vers la foule.
- Une minute! Il se trouve que nous avons parmi nous une acolyte de... euh... Gahmoghen, le dieu des guérisseurs...
- Eh, c'est pas Skondrel le dieu des guérisseurs?
- Ouais, et puis Baalmouk, et puis aussi Sonishia un peu.
- N'importe quoi, Sonishia c'est pour les vétérinaires!
- Mon amie, fit Melgo d'un air las en désignant la sorcière, vient de l'Orient Lointain et Plein de Mystères, où elle fut initiée aux rites ancestraux et ineffables de Gohmaghen, parce que là bas le dieu des guérisseurs s'appelle comme ça, et si quelqu'un parmi vous est déjà allé dans l'Orient Lointain et Plein de Mystères, il vous le confirmera.
Silence. Le voleur reprit.
- Et donc, en suivant un enseignement surhumain chez les vieux bonzes en jaune, elle a appris tout un tas de trucs très ineffables. Alors pour vous prouver notre innocence et notre bonne foi, elle va guérir votre princesse avec ses prières, et on n'en parlera plus.
La chose pouvant constituer une appréciable distraction d'avant-procès, on laissa donc Sook approcher du corps inanimé de la princesse Névé, s'agenouiller devant le paisible visage éclairé par la rougeur mouvante des torches, et commencer à promener ses mains au dessus de la peau blanche.
- Vous voyez, commenta le voleur, que mon amie l'acolyte de Magomhen invoque son dieu pour lui donner le don de la clairvoyance, et ainsi savoir ce qui est arrivé à votre princesse.
- Elle a été empoisonnée, confirma la sorcière.
- A MORT! TUONS, TUONS LES ETRANGERS FELONS!
- ARRIERE, POPULACE IMPIE! OSEREZ-VOUS ALLER A L'ENCONTRE DE LA SAINTE VOLONTE REPARATRICE ET BENEDICTATOIRE DE GAGHNOMNEN?
Calmés par la mâle assurance de Melgo, ils se turent avant même que le vrai-faux prêtre n'aie à les traiter d'hommes de peu de foi. Cependant, Sook effectuait quelques passes magiques pour véhiculer le poison le long des artères secrètes et mystiques qui irriguaient le corps de la princesse afin de l'évacuer promptement. La manoeuvre était difficile et la sorcière s'en voulut, d'une part de n'avoir pas été plus attentive à ses cours de nécromancie curative, et d'autre part d'avoir bu un verre de trop avant d'opérer. Mais finalement sa science des poisons n'était pas négligeable, et sa patiente reprit vaguement conscience dix minutes plus tard, sous les vivats de la foule en délire. Sook fut portée en triomphe et on loua bien haut les mérites de Gogomachin, le Dieu-Guérisseur de l'Orient. Or il advint que Beghûn fit une remarque sensée, quoiqu'essentiellement motivée par l'envie de causer du tort à Melgo et sa bande :
- Mais alors, qui a empoisonné la princesse, étrangers?
- Oui, c'est vrai, reprit un moujik, c'est qui donc?
On reposa Sook peu avant qu'elle n'explose, et s'assembla autour du voleur.
- Je vais vous le dire, tonna Melgo à grand renfort d'effets de manche. C'est elle!
Et il désigna la prieure Senesha, toujours assise à la table.
- Quoi, la mère Senesha? Une sainte femme révérée dans toute la région? Vous êtes fou! Gardes, emparez-vous de lui!
- Non, je ne mets pas en doute l'intégrité de la prieure Senesha, qui est sans doute une excellente dévote. Je dis que celle-ci n'est pas Senesha, mais une meurtrière envoyée par la reine et qui a pris sa place.
- Oooohhhhh!
- Et je le prouve!
Et d'un geste il arracha le bandeau de la prieure, qui se cacha bien vite les yeux dans sa manche, mais trop tard, car tous avaient vu ses yeux, des yeux comme il n'y en avait pas deux paires dans la contrée.
- Voici la seule partie de son corps qu'elle n'a pu modifier, ses yeux, car ils sont le miroir de l'âme.
- La reine! S'exclama la foule, incrédule.
- Eh oui, la reine, car qui d'autre aurait pu ainsi se transformer et se faire passer pour une autre? Qui donc aurait pu avoir la maîtrise des poisons nécessaires à une telle vilenie?
Beghûn, voyant qu'il ne pourrait plus atteindre Melgo, se choisit une autre victime en la personne de l'accusée.
- Qu'as-tu à répondre, salope, avant qu'on s'amuse de toi toute la nuit avant de laisser ton cadavre mutilé aux loups des bois? J'ai déjà l'idée d'amusants traitements que l'on pourrait t'administrer pour contenter les appétits de ta majesté, pas vrai les gars?
Les rires gras lui répondirent. La reine les fit taire.
- Silence, chiens, silence! Je me doutais de ce que je risquais en venant ici, et il ne sera pas dit que je mourrai seule. Car en ce moment même, mes hommes marchent sur votre camp. Restez et ils vous extermineront, dispersez-vous et vous serez une proie facile. Vous connaissez Sananglo, mon capitaine, il vous pourchassera sans répit jusqu'à ce que tous ici vous m'ayez rejoint dans la tombe. Tuez-moi, et ma malédiction vous accompagnera.
- Ca m'étonnerait, catin, fit une voix tremblante derrière la reine.
La blanche et faible silhouette de Névé s'approchait en titubant, appuyée contre Sook. Et dieu sait qu'il fallait vraiment aller mal pour considérer Sook comme un appui.
- Ce que tu ignores, c'est qu'à l'heure qu'il est, ma force surpasse probablement la tienne! Car ce soir a lieu le rassemblement des tribus naines, au Conseil des Aînés dans quelque cache reculée et secrète des montagnes, où Lord Verthû a bien voulu se rendre pour proposer mon alliance aux sept clans nains sous-la-montagne. Avec nos nouveaux alliés, nous te balaierons, toi et les tiens, de la terre de Pléonie.
- Tu crois? Dis-moi, ce lieu reculé et secret, ça ne serait pas par hasard la vieille carrière d'améthyste près de la Passe au Renard, des fois?
La reine avait un sourire méchant sur sa face blanche, qui contrastait avec la rougeur exorbitée affichée par Névé (qui au moins prouvait que la santé lui revenait à grande vitesse). Une galopade sinistre se fit entendre à l'extérieur du camp, suivi du grincement des portes s'ouvrant. Tremblante sous le coup d'un mauvais pressentiment, Névé laissa la reine sous bonne garde et se porta à la rencontre des nouveaux venus. Il s'agissait de deux barbes en armure. Probablement des nains.
- Princesse Névé, il est arrivé un grand malheur! fit le premier d'une voix éraillée et basse.
- Lequel, parle.
- Et bien, nous montions la garde sur la route, à l'extérieur de la carrière, tandis qu'avait lieu le conseil, quand nous avons entendus des bruits bizarres. On ne s'est pas inquiétés tout d'abord, puis au bout d'une heure, on est allés voir, car personne ne nous avait relevés depuis.
- Et alors?
- Et bien nous sommes entrés dans la carrière, mais nos aînés n'y étaient plus.
- Comment ça?
- On y a trouvé leurs poussières.
- Oui, renchérit l'autre, et les traces de Lord Verthû.
- Juste, toutes noires et collantes contre un rocher. On l'a identifié à son casque à demi fondu.
- Mais vous allez me dire ce qui est arrivé?
- Ils sont tous morts, tous brûlés ou mangés vifs, c'était horrible!
- Malheur, mais comment les dragonnets ont-ils pu aller si haut dans la montagne, ce n'est pas leur habitude?
- Ce n'étaient pas les dragonnets, mais un gigantesque dragon de couleur rouge et d'âge fort vénérable.
- Tiens, des problèmes avec les nains? Fit la reine, ironique. Mais dites-moi, nobles fils de la terre, comment reconnaissez-vous un mort causé par un dragonnet d'un autre occis par un Grand Ver? Êtes-vous experts en la matière? Y a-t-il donc tant de dragons dans vos mines lointaines?
- Non point, madame, mais nos compagnons, avant de tous succomber, se sont battus avec la vaillance commune à notre race, et ont mortellement blessé la bête maléfique, dont les os éburnéens(9) pourrissent désormais au milieu de ses victimes. Ah, que n'avons-nous pas péri en leur compagnie, la hache à la main, comme il se doit pour un vrai nain!
En écoutant ceci, Morganthe prit une mine bien sombre. A son tour, Névé la nargua.
- C'était donc ça, le tour pendable que tu nous préparais, tu avais fait ami-ami avec un dragon. Cela explique pourquoi tu as si facilement repéré notre campement, ainsi que le conseil des nains, tu n'avais pas besoin d'espions puisque ton oeil était dans le ciel.
- Oui, j'ai perdu un allié précieux, mais toi aussi n'est-ce pas? Après la mort de tous leurs chefs, je doute que les nains ressortent de leurs cavernes avant longtemps.
- C'est juste, confirma le nabot invisible sous sa pilosité, il est temps pour nous de repartir vers notre royaume souterrain et de ne plus nous occuper des affaires de la surface, qui décidément sont bien vilaines. Voyez l'étendard que je brandis, les Glands d'Or de la Guerre en ont été enlevés, afin de bien vous dire que nous avons beaucoup perdu ce soir, et que nous nous retirons de votre jeu. C'est la dernière fois que nous nous voyons, adieu princesse Névé.
Et sans plus attendre, il tourna casaque et s'en fut dans la nuit, avec son compagnon et son étendard sans gland levé bien haut.
- Un partout, balle au centre, commenta Sook.
Et Melgo eut une inspiration.
- La guerre, mesdames, fait ressortir le meilleur et le pire de l'homme, à l'inverse de la paix qui ne fait ressortir que le pire. Cependant, il faut savoir s'arrêter tant qu'il reste debout quelque chose pour quoi on se bat, et je vous propose donc de vous retirer en ma compagnie dans une de ces grottes là-bas. Puisque vous êtes enfin réunies, l'occasion est trop belle de faire enfin une paix honorable et respectant les droits des deux parties.
- Mais je proteste, protesta Beghûn! N'oyez point, princesse, le fielleux discours de ce fourbe étranger venu d'on ne sait où, au verbe aussi bifide que son teint est bistre! Vous n'êtes pas sans ignorer que...
- Savoir! Fit Kalon tout en assommant distraitement le cadet de Meskal (il n'appréciait guère les barbarismes).

Et l'une n'ayant plus rien à perdre que sa vie, l'autre étant encore dans le coltard, les deux altesses royales acceptèrent l'invitation à la négociation de Malig Ibn Thebin, ci-devant compagnon de la Guilde des Voleurs de Sembaris et archiprêtre de M'Ranis.

VII ) Où se clôt le dernier chapitre final de cette histoire terminale.

L'heure était fort avancée et bien des hommes en avaient marre de trimbaler des tréteaux d'un bout à l'autre du camp, mais l'instant étant historique, ils se firent violence et opinèrent lorsqu'on leur intima l'ordre d'installer la table de conférence dans la plus vaste des grottes, qui servait ordinairement de logis aux hôtes de marque. Sur la table, un sergent diligent avait posé une pièce d'étoffe épaisse qui avait brillamment réussi sa reconversion professionnelle de rideau en nappe, les trois tabourets de bois étaient adoucis par des coussins dépareillés, une chandelle étant chargée d'éclairer la scène historique qui allait se jouer.
Melgo prit son air le plus docte et sage, il était curieux de voir comme il paraissait tout d'un coup plus âgé. Il fit savoir à ses compagnons qu'il n'avait plus besoin d'eux, puis se retira dans la caverne en compagnie des deux ennemies. Kalon resta debout durant toute la discussion, l'épée à portée de main, à distance respectable des soldats de Névé, auxquels il ne faisait pas confiance. Les filles, loin de partager ses inquiétudes, étaient fort lasses et trouvèrent un coin pour se rouler en boule et dormir. Dans l'obscurité de la nuit sans lune, l'entrée de la caverne rougeoyait faiblement, comme l'oeil d'un démon assoupi.

- Nous sommes donc réunis ce soir autour de cette table pour discuter de l'avenir du royaume de Pléonie. Avez-vous des propositions, princesse Névé, pour sortir de cette situation pénible?
- Ouais. Qu'on la pende.
- Et vous reine Morganthe?
- Je ne réponds pas aux traîtres, serpent au crâne chauve.
- Si vous ne nous aviez point trompés majesté, nous nous serions fait une joie de servir votre cause avec zèle. Il n'y a nulle loyauté à attendre d'alliés que l'on berne. Mais pour en revenir à la Pléonie...
- Quelle Pléonie? Un état-croupion aux basques de Meskal, comme le souhaite cette peste?
- Il vaut mieux avoir des alliés puissants par les temps qui courent, je pense d'abord au bien de mon peuple, moi.
- Pauvre inconsciente, ça ne connaît rien de la vie et ça veut jouer les souveraines. Mais pauvre cruche, ils vont nous bouffer, les Meskal, c'est une évidence. Comment peut-on être gourde à ce point?
- Je suis peut-être gourde, mais je n'ai jamais assassiné le noble roi Jolibert, contrairement à certaines personnes dans cette salle. Le régicide est puni d'écartèlement et c'est exactement ce que tu vas avoir.
- Le noble roi Jolibert? J'ai entendu parler d'un triste sire de ce nom, voici quelques années. Ne s'agit-il pas de ce navrant époux qui fit mourir sa femme sous les coups? Ne s'agit-il pas de ce consternant souverain qui aimait à ce point les écrevisses de nos ruisseaux qu'il ne se passait pas un jour sans qu'il ne les nourrisse des pensionnaires de ses cachots? Ne s'agit-il point de ce père piteux qui, bien qu'il préférât ordinairement la compagnie de jeunes garçonnets enlevés à leurs parents, n'en trouva pas moins le temps d'engrosser sa propre fille au sortir de l'enfance? Je me souviens encore fort bien du jour où il m'a faite enlever, et de ce qu'il m'a fait subir par la suite, le noble roi Jolibert, que ses amis appelaient pour le flatter " le porc ", " le boucher ", ou bien encore " le fléau de Dieu ". Je me souviens aussi de ces soirs où, en larmes, une certaine princesse venait trouver auprès de moi le réconfort, ainsi que certaines médecines bien utiles aux femmes pour effacer les fruits non désirés d'unions contre-nature.
- Ignoble salope, je vais te crever!
Telle un fauve blessé, Névé se jeta avec fureur à la gorge de sa belle-mère. Melgo eut toutes les peines du monde à la maîtriser, et reçut dans l'opération quelques griffures bien senties. La reine se releva et, s'approchant, reprit plus calmement.
- Névé, je ne suis point ton ennemie. Les intrigues et la politique nous ont séparées, oublions donc ces querelles sans intérêt et soyons de nouveau ensemble.
Se reprenant bien vite, Névé se redressa, sècha les larmes de ses joues.
- Ca ne résoud pas le problème du royaume. Deux reines pour un trône, c'est une de trop. Et je te connais trop bien, tu ne renonceras jamais à régner, pas vrai?
- C'est exact. Je n'ai pas fait tout ça pour finir mes jours dans un donjon à broder des tapisseries.
- Ton armée marche vers ici, m'as-tu dit? Sorhjanaï, l'aîné de Meskal, fait de même en ce moment. Les armes décideront pour nous, demain, dans la plaine. Le jugement de Dieu.
- Le jugement de Dieu. Puisse la cause la plus juste triompher.
Un lourd silence s'installa. Puis Melgo toussa.
- Si je puis me permettre, l'histoire montre que Dieu favorise fréquemment les armées les plus nombreuses, sans préjuger de la justesse de leurs idéaux. J'ai peut-être une solution qui vous agréeraient toutes deux, et épargnerait le sang des Pléoniens.
- Eh?
- La princesse Névé souhaite être reine, n'est-ce pas? C'est bien légitime. Mais pourquoi devrait-elle être reine de Pléonie? Il est d'autres royaumes de par le monde.
- Certes, mais pour autant que je sache, tous sont pourvus de rois en quantité suffisante.
- Supposons un instant que demain, sur le champ de bataille, les rebelles de la princesse Névé se retournent brusquement contre l'armée de Meskal, ils seraient pris entre deux feux, à n'en pas douter, et périraient en grand nombre.
- Pourquoi ferais-je ça, c'est idiot?
- Laisse parler l'étranger, son discours me semble intéressant.
- Merci ma reine. Or donc demain, on peut supposer que Meskal serait anéantie. Beghûn aime-t-il particulièrement son frère et son père?
- Je ne pense pas qu'il les porte en son coeur. C'est en vérité une sombre brute.
- C'est bien l'effet qu'il avait produit sur moi. Si l'aîné de Meskal mène véritablement la bataille, il risque fort de prendre un mauvais coup, pas vrai, auquel cas Beghûn deviendrait l'héritier. Il sera alors possible de lui rallier une partie de l'armée survivante, et de marcher sur Meskal. Si la princesse Névé se fait épouser par Beghûn, elle deviendra bien vite la reine de Meskal, qui si j'en crois ce que vous m'avez dit, est un royaume plus vaste et riche que la Pléonie.
- Voilà qui est puissamment raisonné, étranger, opina Morganthe. Savez-vous que j'ai grand besoin à ma cour d'un conseiller ayant votre intelligence et votre scélér... réalisme.
- Hélà minute, je n'ai aucune envie de passer le restant de mes jours avec ce barbare sans foi ni loi, le sort de ma mère ne me tente guère.
- Ah, votre altesse a bien raison, l'homme ne m'a pas donné l'impression d'une finesse exquise. Cependant vous êtes fort agréablement faite, et je ne doute pas que votre charme le conquerra bientôt, si ce n'est déjà fait, et le rendra doux comme un agneau. Et si ce n'était pas le cas, car il est des hommes dont le coeur est fort endurci, ne perdez pas courage, la providence vient souvent au secours des femmes dans ces situations. Après tout, on n'est marié que jusqu'à ce que la mort nous sépare. Ne fut-ce pas votre cas, jadis, reine Morganthe?
Les yeux de la souveraine de Pléonie s'étrécirent.
- Je connais en effet quelque vieille matronne, dans un village reculé, qui sait distiller avec art et discrétion de coûteux mais efficaces flacons de... comment dites-vous? " Providence "?

Le reste de la nuit fut fort studieux, consacré à la mise au point du stratagème et des garanties données aux deux parties. Le prince Beghûn, sans son fidèle Verthû pour le conseiller, s'avéra facile à manoeuvrer et adhéra au plan avec enthousiasme, et pas mal de grossières arrière-pensées qui n'étaient que trop visibles sur sa face épaisse. Le mariage fut promptement célébré le lendemain matin, et la bataille, comme prévu, en milieu d'après-midi, dans un étroit vallon choisi pour que les archers de Névé puissent à loisir aligner la lourde chevalerie de Meskal. Nos amis y participèrent brillamment en portant le coup mortel et décisif au prince Sorhjanaï, selon la méthode maintenant bien rodée, dite " coup du Pancrate(10) ". Les survivants de l'armée de Meskal furent sommés de choisir entre la condition de magasins à corbeaux et celle de hardis partisans du prince Beghûn, et curieusement peu choisirent la première solution.
Avant de partir envahir l'orgueilleuse Meskal à la tête de ses armées, Morganthe indiqua à nos héros la direction d'une montagne où, théoriquement, vivait un vieil ermite poseur d'énigmes à la barbe blanche, qui connaissait, paraît-il, les lieux où les barrières entre les mondes sont plus fragiles. C'était mieux que rien. Ainsi reprirent-ils donc leurs chevaux et leur route parmi les univers infinis, en quête de la fabuleuse cité de Sembaris, laissant derrière eux la Pléonie et ses intrigues.
Quand à Névé et Beghûn, ils vécurent heureux, mais l'une plus longtemps que l'autre, et n'eurent point le temps de s'encombrer de marmaille braillante.

La prochaine de Kalon s'intitulera :

KALON ET LA SEQUENCE DU SECTATEUR


1 ) Et si tel n'est pas le cas, sachez que je vous méprise.
2 ) "Ekrir kom un Kalone" était devenu une expression courante chez les Héboriens qui savaient parler.
3 ) Ils ont tendance à se noyer lorsqu'on les immerge sous l'eau. D'ailleurs, avez-vous jamais entendu parler d'un sous-marin nucléaire elfique?
4 ) Le fait d'être face à un homme de dieu n'était pas pour le rassurer, car il ignorait de quel dieu il s'agissait. Il y a en effet un monde entre un moine de Saint Mormouli, Protecteur des Petits Rongeurs de la Forêt, et un Grand Inquisiteur Écarlate de la Sainte Rédemption par la Souffrance et le Renoncement Volontaire (ou pas) à l'Existence, ordre de l'Instrument Sanglant de l'Oecuménisme par le Vide.
5 ) Dans un langage moins héraldique mais plus clair, un clebs rouge qui fait le beau et deux coquilles saint-jacques vertes sur un fond blanc. Je suis bien d'accord avec vous, la première version en jette plus.
6 ) Ce début de phrase a été employé 19 502 456 fois dans la littérature française. C'est vrai que c'est peu original, mais quel plaisir en revanche de figurer parmi tant d'illustres écrivains.
7 ) Il existe théoriquement deux autres moyens de se réconforter en une telle situation, mais le premier nécessitait des réserves de boissons alcoolisées supérieures à ce qu'ils possèdaient, et le second était difficilement conciliable avec l'art de l'équitation.
8 ) Je ne pense pas vous étonner beaucoup en vous révélant qu'elle se voyait rarement vêtue, dans ses rêves.
9 ) Eburnéen : qui se rapporte à l'ivoire. N'a donc rien à voir avec les eunuques.
10 ) Cette brillante, quoique peu reluisante, tactique militaire est exposée dans " Kalon prend la poudre d'escampette ".