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KALON I
De retour dans leur monde après une escapade dans les plans d'existence, nos amis constatent dépités qu'il leur faudra, pour regagner Sembaris, participer à une putain de guerre.


KALON : KNEES DEEP IN THE TAILS

Ou

Putain de guerre



I ) Où il est dit que les plus longs voyages commencent toujours par un premier pas.

- Mais quand donc finira t'elle donc, cette putain de guerre?
Djøn, sergent dans l'armée Kalmouki, se posait de plus en plus souvent cette question. A la trentaine bien sonnée, il était déjà un vieux combattant plein de sagesse et d'expérience, en tout cas c'est ainsi que le voyaient ses soldats, de jeunes guerriers pleins de fougue, presque des enfants.
En fait, cela faisait des siècles que les Kalmouki luttaient indistinctement contre tous leurs voisins pour défendre leur royaume, qui consistait en trois vallées chichement insolées et rarement humectées par les cieux, coincées entre les arêtes déchiquetées des monts du Krakaboram. C'était leur pays, c'était leur terre, ainsi était-il écrit dans " Les dits de Skorpal ", le livre saint des Kalmouki. Et même si le dénommé Skorpal leur avait refilé le pire coin de terre qu'un fidèle eut jamais le courage d'essayer de cultiver, et bien tant pis, il fallait accepter son destin. Ainsi étaient les montagnards du Krakaboramistan, ombrageux mais fatalistes, pieux mais butés commes leurs glaciers, et surtout indubitablement, profondément, indécrottablement crétins.
Cependant, les temps avaient changé, même dans les monts du Krakaboram. Deux de leurs voisins recevaient, depuis une dizaine d'années, l'appui de nombreux soldats étrangers et d'armes modernes. Les Talismans et les Pechmelbas, ces deux peuples renégats, s'étaient alliés pour conquérir le Kalmoukistan et les principautés environnantes. Après de longs mois de flottement, durant lesquels les chefs des tribus agressées ne parvinrent à se faire à l'idée que l'union faisait la force, il fut tout de même convenu de faire alliance afin de chasser les étrangers hors les montagnes. Plus facile à dire qu'à faire, car des onze tribus de l'alliance, il ne s'en trouvait pas deux pour parler - même vaguement - le même patois, et le poids de siècles d'inimitiés soigneusement entretenues dans la mémoire populaire par les sagas guerrières interminables, faisaient qu'en pratique, chaque peuple défendait son territoire sans attendre grand-chose d'autre de ses " alliés " qu'une certaine neutralité. Déjà, les Tatanes, les Iogourtes, les Patchoums et les Trukmens étaient tombés sous les coups de l'ennemi, leurs vallées avaient été ravagées, les cultures saccagées, les anciens éventrés, les femmes violées, les enfants menés en esclavage, et pire que tout, leurs chèvres avaient été enlevées. Le colonel Mapøtåss, le chef de guerre Kalmouki, n'avait pas levé le petit doigt pour défendre ses voisins, avec lesquels il avait des comptes à régler, notamment avec les Iogourtes, dont une famille lui devait trois chèvres depuis six générations. Il avait donc applaudi lorsqu'étaient arrivées les nouvelles de la déconfiture de ses alliés, mais maintenant, il riait jaune, car c'était aux Kalmouki de supporter le poids de la guerre. Cette perspective peu réjouissante avait, malgré les interdits religieux concernant la boisson, rendu Mapøtåss alcoolique.
A donc, de faction à l'entrée de la passe de Kragg, à mi-hauteur d'un éboulis de rochers, Djøn et ses quatre guerriers, dans la nuit glacée, emmitouflés dans leurs manteaux en peau de yacht, écoutaient de toutes leurs oreilles les bruits de la vallée.
Et voici ce qu'ils entendirent :
- Chtônn, chtônn, tchac, tchouff, aaaaaaarrrrhhhh!
C'était le bruit caractéristique de l'arc composite, la nouvelle arme des combattants ennemis. L'une des flèches s'était fracassée sur le rocher, à quelques centimètres de la tête de Djøn, l'autre avait transpercé l'homme à sa droite.
- On nous attaque! Nota-t-il avec un certain sens de l'observation.
Avec la célérité que donne la peur, les combattants Kalmouki se jetèrent à couvert derrière les rochers. Les assaillants les avaient pris à revers et jouissaient d'une confortable position sur la crête.
- S'ils ne sont que deux, fit-il à mi-voix pour encourager ses hommes, on peut les avoir!
- Chtônn, chtônn, tchac, chtônn, chtônn, tchac, tchac, chtônn, tchac, tchac!
Pour toute réponse, une grêle de traits s'abattit autour du groupe. Un croissant de lune éclairait généreusement la position des défenseurs, de telle sorte qu'ils ne pouvaient se relever pour tirer, ni s'enfuir, car ils se seraient fait tirer comme des lapins.
- Putain de guerre! On va pas se laisser mourir comme ça quand même. On va se battre! Whil et Bhøb, allez derrière ce fourré à droite, moi et Maïki, on se mettra derrière le gros rocher à gauche. Si on y parvient, nous pourrons riposter de deux positions différentes. A mon signal, courez comme si le diable était à vos trousses. Allez!
Au signal de leur chef, tous quatre se relevèrent et galopèrent comme des cabris parmi les cailloux. Les flèches sifflaient aux oreilles de Djøn tandis qu'avec l'énergie du désespoir il martelait de ses bottes le sol inégal afin de rejoindre la position qu'il avait choisi. D'horribles secondes s'écoulèrent tandis qu'il fuyait, sous le seul couvert de sa vitesse, attentif au bruit de la course de Maïki, son jeune neveu.
Avec soulagement, il se retrouva enfin à l'abri derrière une énorme boule rocheuse qui, par quelque caprice de la nature, n'avait pas jugé utile de rouler plus loin jusqu'à la vallée.
- Alors Maïki, je t'avais bien dit qu'on y arriverait!
- Oui, sergent...
Et le malheureux s'effondra dans les bras de son supérieur.
- Eh, qu'est-ce qui t'es arrivé? Maïki!
Une flèche était fichée sous son bras, sans doute avait-il été touché dans les dernières minutes de la course.
- Eh, Maïki, du courage!
- Je vais crever, hein, sergent?
- Mais non mon p'tit gars, dis pas des choses pareilles. C'est qu'une égratignure tu sais, tu vas pas pleurer comme une bonne femme, pas vrai? On n'est pas des pédés chez les Kalmouki!
- Sergent, allez... dire à maman...
- Tu lui diras toi-même Maïki, tu verras, on retournera ensemble au village, tu lui raconteras comme tu as été courageux, comme tu t'es bien battu, comme un vrai Kalmouki! Et tu reverras aussi la petite Patchina, je sais qu'elle te plaît. Tu sais, vous pourriez vous marier dès le printemps, si son père est d'accord... Eh, tu m'entends?
Mais déjà Maïki n'entendait plus rien. Djøn serra contre son coeur le cadavre frêle de son neveu et, entre ses dents serrées de rage, il dit :
- Putain de guerre!
Puis il revint à ses devoir de meneur d'hommes. Son AK47(1) à la main, une flèche encochée, il lança des cris brefs, en patois Kalmouki.
- Eh les gars, Maïki y est passé. Eh, y'a de la casse chez vous? Eh vous m'entendez?
- Oui chef, Bhøb est mort, mais moi je vais chtônn tchoc arrgleueu...
- Whil?
Djøn était seul maintenant, et ses ennemis étaient au moins une dizaine, tapis dans la nuit. Il entendait déjà le bruit des pierres roulant les unes sur les autres, sous les pieds prudents des assaillants qui descendaient vers lui. Il n'avait aucune chance, il le savait, car l'arc composite des ennemis était supérieur en portée au sien. Il fixa son arme dans son dos et sortit son Kjindhal, le poignard des montagnards, espérant, dans le combat rapproché, ouvrir une ou deux panses à ces chiens avant de périr à son tour.
Mais Skorpal veillait ce soir sur la destinée de Djøn, alors même qu'il se préparait à mourir comme un brave, la lumière se fit plus faible. Il crut tout d'abord à une illusion créée par la fatigue, mais en levant les yeux au ciel, il vit qu'un mince filet de nuages porté par un vent rapide voilait la face impitoyable de la Lune.
Les ennemis comprirent en même temps que Djøn, et dévalèrent la pente à toute vitesse, oublieux de leur prudence. Mais le Kalmouki avait déjà pris la fuite. Non vers le bas comme l'aurait fait un combattant moins expérimenté, car il se fut retrouvé piégé dans le vallon, mais latéralement, vers une zone de rochers solides, où ses pas ne feraient pas de bruit. Sa course folle reprit, sous les traits de ses ennemis qui, cette fois, tiraient au jugé. Sans doute n'étaient-ce pas d'excellents soldats, car s'ils avaient eu un peu de jugeotte, ils auraient compris qu'ils gaspillaient non seulement des flèches, mais surtout du temps, que Djøn mettait à profit pour s'éloigner. Une trouée dans les nuages illumina un instant la scène barbare. le Kalmouki était arrivé à la zone rocheuse qui était son but, il plongea derrière un des premiers gros rochers, le contourna et, ressortant de l'autre côté, vit devant lui six guerriers Pechmelbas à faible distance, et quelques autres descendant plus prudemment, au loin. Il ne se souvenait pas avoir apprêté son arc, mais il était pourtant dans sa main. Il eut le temps de tirer sur deux Pechmelbas. Le premier s'écroula sans bruit, la gorge transpercée, le second poussa un cri, mais Djøn eut la sagesse de ne pas rester pour voir le résultat exact de son tir. Il reprit sa fuite haletante, et de nouveau la nuée lui fut propice en dissimulant sa course, il se dit que la main de son dieu était sur son épaule. Peut-être, si ses jambes ne le trahissaient pas, parviendrait-il à échapper à ces hommes...
Mais la main de son dieu lui lâcha brusquement l'épaule quand sous lui il sentit le sol se dérober. Une flèche l'avait-elle atteinte, le laissant sans force? Non, il n'y avait tout simplement plus rien sous lui. Les étoiles disparurent vers le haut, ses tripes lui semblèrent vouloir se frayer un chemin jusqu'à sa gorge, la gravité fut abolie durant quelques longues secondes que dura la chute libre. Par trois fois son corps désemparé heurta violemment des parois, sans que les chocs n'eussent la miséricorde de le faire sombrer dans l'inconscience, puis finalement il tomba mollement sur un plan incliné de sable et de gravier qui amortit providentiellement son atterrissage. Il s'immobilisa, sans trop y croire, les bras en croix sur le roc dur et froid.

Certains esprit forts, écologistes fanatiques et autres ennemis du progrès prétendent que la science n'a d'autre objet que de mettre des noms compliqués sur des choses simples. C'est exagéré. Cependant un géologue aurait décrit la région en employant le terme " relief karstique ". Karstique signifie " montagnes trouée comme du gruyère par des tas de grottes communiquant entre elles ". Eh, il faut bien justifier les émoluments des professeurs d'université!

Curieusement, il y avait assez de lumière dans la caverne pour que, malgré sa vue diminuée par l'épuisement et les contusions, Djøn puisse voir son chemin. Dans des temps reculés, quelque peuple mystérieux avait choisi ce lieu pour rendre culte à son dieu oublié. Nombreux étaient les hommes qui, au cours des siècles, avaient trouvé refuge dans les vallées encaissées et inhospitalières du Krakaboram, amenant par vagues leurs coutumes et leurs cultures, avant qu'elles ne disparaissent de la face de la terre. Un mur entier, taillé avec soin, représentait un grand mandala environné de flammes, dans lequel dansait une divinité androgyne presque nue, à trois yeux. Un dieu, et un art, inconnus du Kalmouki. Combien de temps ce bas-relief était-il resté ici, caché aux yeux des hommes? Nul n'aurait pu le dire, car en ce lieu épargné par le vent, l'humidité et les variations de températures, les millénaires pouvaient s'écouler sans altérer l'aspect originel des créations humaines. Il émanait du mur la lueur verdâtre qui remplissait la grotte, mais Djøn était en trop mauvaise condition pour s'en étonner. Il se releva en s'appuyant sur son arme et tituba vers l'étrange sculpture, qui semblait le contempler d'un air moqueur. Son oeil gauche fut soudain envahi par un trouble, une matière chaude et collante, y portant la main, il vit que son cuir chevelu saignait. Regardant à ses pieds, il vit qu'il se trouvait au centre d'un ensemble de dalles adroitement ajustées formant six cercles concentriques autour d'une unique dalle circulaire, étrangement gravée de motifs remplis par la poussière séculaire de ces lieux. Et la poussière fut maculée par de petits points noirs qui apparurent, l'un après l'autre... son sang souillait le sanctuaire. Alors seulement, la douleur qui l'habitait s'estompa, tandis que sa conscience le fuyait et que, lentement, il tombait sur le sol sacré.

II ) Où arrivent enfin nos héros.

Un triangle blanc et rouge, trouble et mouvant, au dessus de lui, telle fut la première vision qu'il eut lorsqu'il revint à lui. Des yeux, une bouche, c'était un visage, celui d'une femme. " Suis-je au paradis de Skorpal, s'interrogea le Kalmouki, est-ce quelque houri délicate et soumise chargée de récompenser dans l'au-delà ma bravoure au combat en m'enduisant la... Ah non, sûrement pas, les houris sont mieux que ça... ". Il est vrai que la jeune personne, maigre et assez mal vêtue, ne semblait en outre pas d'humeur à se livrer à des onctions balano-urinaire au miel d'acacia. Elle se leva brusquement, sortit un parchemin qu'elle déroula augustement, et d'une voix d'où sourdait une malveillance à peine contenue, elle égréna des noms anciens et emplis de maléfice :
- MIYSHAK, ABADDON, MEGGIDO, MALEBOLGE, DIS, PSEUDOPOLIS, BEBARZEL, RASHOMON, SHELOB, MESHNON, KALINTAN, HOSHEMEN, MAÏKASSEN, BIRRAB, GERYON, BAALZEBUL, YAHIM, DREBBO, YERTCHELAÏM, DAHANES, ANTINOOUS, VASHTI, REBABAK, NUS-ABYLOM, SHIG-ABYLOM, et là on prend le büüs direct jusqu'à Sembaris. Je vois pas où on a pu se tromper.
- Quand je pense qu'on a payé cette carte cent-trente machin-chouettes d'or et qu'on a été obligés de vendre nos montures, ces guides sont des escrocs.
Djøn n'entendait rien à cette langue, mais s'aperçut que trois autres personnages se tenaient non loin. Celui qui avait parlé se dépêchait d'ôter une robe sacerdotale qu'il roula en boule dans un sac. Sa figure, sous son crâne rasé, présentait le remarquable trait particulier de n'en avoir aucun. A son côté, un immense barbare brun et carré, sans doute des steppes nordiques, quelque géant idiot à l'épée facile et au verbe rare. Enfin, dans l'ombre, une déesse. Ou une houri. Ou une succube. Ou alors un top-model, mais en plus petite. Une brunette avec une mèche blanche et des yeux immenses, bleu pâles. Une elfe, c'est ça, une elfe! Le personnage au crâne rasé vint à lui et le redressa d'un geste fraternel en lui tendant sa gourde.
- Mass ghan Bohlek?
- Uh? Répondit le guerrier.
- Diyo spikk mergoutch?
Incompréhension totale.
- Sprôtchen-zi Khnebsk?
Djøn haussa les épaules.
- Nihongo o wakarimas ka?
Dénégation du guerrier.
- Toi parlir Ostrelangue?
- Je un peu, répondit alors Djøn avec un grand sourire qui trouva un écho sur le visage de son interlocuteur. L'idiome en question était en usage dans le lointain occident, sur la rivages de la mer Kaltienne, et son père, qui avait jadis guidé(2) quelques caravanes marchandes, lui en avait jadis appris les rudiments afin qu'il prenne sa succession.
- Il connaît l'Ostrelanguais! C'est sans doute un de ces sauvages de l'est, nous sommes revenus dans notre monde!
- T'excite pas, Melgo, temporisa Sook, c'est peut-être une coïncidence. Demande-lui s'il connaît Sembaris.
- Je Melgo.
- Je Djøn.
- Eux Sook, Kalon, Chloé. Toi connaît ville Sembaris?
- Si, si, grand ville dans île sur mer. Riche. Mais il faut beaucoup bateau.
- C'est loin d'ici?
- Loin. Deux fois les doigts des mains pleins de jours pour le ville Rakmoul, là où le soleil dort. Ville sur la mer. Et après bateau sur l'eau.
- Qu'est-ce qu'il raconte ton copain?
- Il connaît Sembaris. Je pense que le port de Rakmoul est à vingt jours de marche à l'ouest. Je connais Rakmoul, c'est un port crasseux et minuscule sur la côte orientale de la Kaltienne. Nous touchons au but mes amis! Si M'ranis est avec nous, nous serons en nos foyers avant trois lunes.
- Ah, pour une bonne nouvelle, c'est bonne nouvelle. Et comment on sort d'ici? S'enquit Chloé en observant le puits par où Djøn était tombé. La pente m'a l'air raide.
- Comment-où sortage?
- Grimpance avec doigts des mains.
- Ben on n'est pas sortis les enfants.
- Soyez sans crainte, mes amis, intervint Sook, car je connais un sortilège puissant qui rendra l'un d'entre nous plus léger, de sorte qu'il pourra sans peine grimper le long de ce boyal tortueux. De là il nous enverra une corde.
Djøn attrapa vivement Melgo par le col et désigna la direction haute d'un air enuyé.
- Ennemis. Plein. Dehors.
- Ennemis a toi ou ennemis a moi?
- Ennemis tue tout le monde.
- Eh, c'est fini les messes basses en baragouin?
- Il me dit que dehors, il y a des ennemis. Quoi ennemi?
- Ennemi Pechmelba, ennemi Talisman, ennemi bête noire.
- Bête noire?
- Qui vole, bête de la nuit. Flap flap. Prend la tête comme gueule de bois. Peur.
- Eh?
- Comme je dis.
- Il a peur de guerriers du cru, et de bêtes noires. Bon, on verra. Allez, Sook, balance ton sort sur Kalon. C'est le meilleur grimpeur, et il pourra faire face si d'aventure un de ces ennemis nous attend dehors.

Et ainsi les choses furent faites. Apparemment, Djøn était resté inconscient un bon moment, puisque le jour était déjà bien entamé lorsqu'ils sortirent au flanc de la montagne. Le Kalmouki jeta un regard derrière lui et vit qu'il était plus près du lieu de l'embuscade qu'il ne l'avait cru. L'ouverture de la grotte, une fente étroite derrière un rocher, avait sans doute échappé aux recherches de ses assaillants dans la complice obscurité, à moins qu'ils ne l'aient laissé pour mort.
- Village a moi, fit-il en désignant le nord.
- Bon, allons au village à lui.
Le chemin emprunté par Djøn était le plus périlleux qu'on puisse imaginer. Il longeait une falaise, dominant la vallée d'une hauteur qui ne cessait de croître. En fait de chemin, ce n'en était pas vraiment un. Il s'agissait d'une sorte d'aqueduc montagnard creusé dans la roche, chargé d'apporter dans le haut de la vallée l'eau précieuse d'une source glaciaire. C'est sur la bordure de ce petit canal que nos amis, peu rassurés, tentaient de suivre la rapide cadence de leur guide. Soudain, celui-ci s'écria :
- PLONGIR!
Et il sauta dans l'eau avec précipitation. Aussitôt ses suivants l'imitèrent. Elle était plutôt caillante. Chloé allait protester vertement - ou en l'occurence bleument - contre ce bain précipité et inconfortable, quand elle vit ce qui avait alerté le Kalmouki.
Descendant la vallée avec une lenteur surnaturelle, trois formes de cauchemar planaient en rase-mottes dans un silence total. Chaque bête mesurait dix pas de long sur quinze d'envergure. Leurs ailes de cuir faisaient penser à des dragons, mais il n'y avait rien de la grâce reptilienne dans leurs corps décharnés, dépourvus de pattes, ni dans leur mufle camus. Quel accouplement grotesque et contre-nature avait pu donné naissance à une telle race? Quelle variété de ver hideux et malsain avait donc servi de base à l'élaboration de ces monstres? Il semblait douteux que la nature seule, qui faisait ordinairement preuve de bon goût dans ses créations, ait pu engendrer si vilaines créatures sans le concours de quelque insane nécromant. Sur toute la longueur de leurs corps cylindriques, ils étaient noirs comme la suie, pour tout dire, ils semblaient absorber la lumière. Les seules parties de leur anatomie qui fassent exception étaient les dents, longues comme des poignards et fines comme des aiguilles, qui sortaient de leurs gueules, et les yeux, immenses, sans paupières, et blancs sur toute leur hideuse surface, des yeux qu'on ne pouvait oublier. Etaient-ils aveugles? Quels sens secrets les guidaient-ils dans l'étroite vallée? A moins que leurs cavaliers ne leur indiquassent le chemin à prendre... Car en effet, chacun de ces animaux était harnaché et monté par un cavalier, fier et droit, portant cuirasse noire, cape, lance de tournoi et arbalète.
- Empire secret, dit Kalon dans un souffle.
Melgo attendit que les tueurs silencieux aient disparu derrière un coude de la vallée pour se relever.
- Pourquoi dis-tu Empire... eh, mais oui, je me souviens maintenant, nous avons déjà vu pareilles bêtes!
- Eh? Quelles bêtes, fit Sook de fort mauvaise humeur, comme toujours lorsqu'elle était trempée.
- Tu ne les as pas vues? Ah mais non, j'oubliais. C'était les mêmes créatures que nous avions vues lors de notre fuite de Pthath, ces animaux aux ordres de l'Empire Secret qui avaient fui hors de la galère volante quand elle s'était abîmée en plein désert...
- Quoi, c'était la vérité? Demanda Chloé stupéfaite. Je croyais que tu racontais des salades, comme c'est ton habitude.
- Moi, mentir? Je ne mens jamais, sache-le...
- Même quand tu m'as raconté ta glorieuse victoire, seul dans la steppe ennemie, armé d'un canif, contre les hordes de farouches guerriers Pictetés mangeurs de chair humaine?
- Euh... ouais, ben bon, ta gueule.
- Bêtes noires!
- Pas aveugle. Bon, pressons, avant qu'ils reviennent.
Puis, la curiosité souffla à Melgo quelques questions.
- Bêtes noires depuis longtemps?
- Manger sur la tête du grand Oiseau, sans velu dedans. Au moins.
- Ah. Et ils viennent d'où?
- Gros feu dans vertugadins, sur corne d'eau dans fenêtre.
- Certes, certes.
- Des problèmes? Qu'est-ce qu'il dit?
- Soit ce pauvre homme est fou à lier, soit mon Ostrelanguais est un peu rouillé. Eh mais, pourquoi t'arrêtes-tu?
Le Kalmouki s'était figé, bouche bée, devant le triste spectacle qui s'offrait à ses yeux. De son village, accroché sur la pente de la montagne, entre les étroites terrasses cultivées, émanaient de multiples colonnes de fumée noire. Il se mit à courir comme un fou, hurlant des mots qui étaient sans doute les noms de ses proches, semant sans peine nos amis. Ils ne le rattrapèrent qu'au village. Il n'y avait plus rien de vivant dans les décombres calcinés, les cadavres jonchaient le sol, l'ennemi était déjà parti, abandonnant sa facile conquête. Djøn, agenouillé devant une maison qui devait être son logis, contemplant les corps brûlés des siens, était frappé de stupeur. La compagnie du Val Fleuri le laissa à sa peine, et inspecta les ruines fumantes, en quête de quelque richesse oubliée par les assaillants, et d'indices sur le déroulement du massacre. Apparemment, les anciens avaient été enlevés, les femmes éventrées, les enfants saccagés, les cultures violées et, détail navrant, les chèvres menées en esclavage.
- Ces Pechmelbas n'ont pas l'air de guerriers bien expérimentées, on voit qu'ils ne savent pas s'y prendre. Regardez-moi ce gâchis, c'est ni fait ni à faire. Ils n'en ont même pas pendu un seul, un vrai scandale. Alors on se crève à respecter la tradition, et voilà une bande de blanc-becs qui font n'importe quoi. Ah, jeunesse, que n'apprécies-tu point les bonnes choses de la vie? De mon temps, on se livrait au pillage dans les règles, avec désordre et indiscipline, comme il sied...
- Sook.
- Oui?
- La ferme.

Ce soir là, à la veillée, Kalon s'éclipsa quelques secondes pour satisfaire à quelque besoin bien naturel, urinant de bon coeur en regardant les étoiles. Comme tous ceux de sa race, il vénérait les dieux célestes et connaissait les constellations, séjours des puissances mystiques. Or, il nota un fait curieux. Il fit de savantes estimations, pour autant qu'il en fut capable, sans parvenir à comprendre. Il retourna discrètement chercher Sook, et lui exposa son problème en lui désignant du doigt les repères célestes qu'il connaissait.
- Ici Grand Berger. Ici Cercle de Glace. Ici Trois Rats Crevés. Ici Titan des...
- Je connais tout ça. Si tu cherches à me draguer sous la Lune, je te préviens, tu perds ton temps.
- Pas à leur place, les étoiles.
- Comment, qu'est-ce que tu dis?
- Début automne, on voit pas Trois Rats Crevés. Pas début automne aujourd'hui, fin printemps.
- Oh?
Effectivement, la sorcière, qui par sa profession était nécessairement au courant de la carte du ciel, fut bien obligé d'en convenir. Elle avait compté les jours depuis leur départ forcé de Sembaris, elle avait consigné le passage du temps dans un petit carnet, et ses calculs coïncidaient avec les estimations temporelles du barbare : ils n'étaient pas à la bonne saison.
- C'est normal, on a du être un peu décalés dans le temps lors du premier voyage. Tu te souviens, on a été éjectés sans contrôle. On a probablement dérapé de quelques mois. J'avais pas pensé à ça mais maintenant que tu me le dis, c'est tout à fait logique.
- Ah bon, fit Kalon, visiblement rassuré car il se fiait en toute confiance au jugement de la Sorcière Sombre.
Mais pour sa part, Sook ne put s'empêcher de se dire que les quelques mois pouvaient tout aussi bien être quelques années, ou quelques siècles. Lorsqu'elle revint près du feu, dans la ruine qui leur servait d'abri, Djøn exposait ses projets.
- Moi tuer Pechmelbas. Moi tuer Talismans. Moi tuer bêtes noires et étrangers.
- Keskidi?
- Il a les boules. 'Faut le comprendre. Mais tout seul contre l'Empire Secret et ses féaux, j'ai bien peur que ses chances ne soient assez réduites.
- C'est bien joli, mais il nous faut un guide, et à cette heure-ci, l'Office du Tourisme est sûrement fermé. Propose-lui donc quelques pièces pour nous conduire au port, après il pourra se faire massacrer autant qu'il voudra, nous, on sera loin.
- Je reconnais bien là les vertus d'humanisme qui te rendent si sympathiques. Mais je ne pense pas que ce gentilhomme soit d'humeur à accepter notre contribution à sa juste cause. Quoique...
Le regard du voleur se perdit dans le vide, comme cela lui arrivait souvent lorsqu'il réfléchissait sur la nature humaine.
- Toi battre seul?
- Ben... si Kalmouki vivants...
- Non. Toi battre seul, toi crever seul et con. Toi partir Kalmoukistan, toi partir là où soleil dort avec nous, toi aller tribus amies, toi lever grande armée. Et toi venger Kalmouki.
Le guerrier prit à son tour son temps pour réfléchir. Homme taciturne et pragmatique, il ne laissait pas longtemps la haine obscurcir son jugement.
- Pas loin aller, pays ennemi. Pechmelbas et Talismans partout. Bêtes noires partout. Ennemi partout maintenant.
- Pas passage?
- Non. Sauf Skelos.
A ce seul mot, les quatre aventuriers sursautèrent. Skelos... Skelos le seigneur du mal, Skelos le ravageur, Skelos le dragon bicéphale, l'archimage, le prince de la tyrannie, craint des dieux, haï des mortels, Skelos dont le seul nom terrorisait encore les contrées civilisées mille ans après que le dernier os de son corps eut été réduit en poussière, Skelos le faiseur de sortilèges, encore admiré par tous les mages de la création, Skelos le tortionnaire, mille livres avaient été écrits à son sujet, et même si les derniers maléfices de son règne cauchemardesque avaient connu l'annihilation voici plus de douze mille ans, nul n'ignorait son nom, ni sa puissance, ni sa malédiction. Avant lui, le monde avait été jeune, après lui, il fut vieux. Tel avait été Skelos.
Or la Bête avait un antre, une forteresse immense, un royaume au sein du royaume, un enfer personnel, un monstrueux entrelac de galeries forées sous le fouet par des légions de nains esclaves, qui creusèrent là leur tombeau. L'Antre Maudit de Skelos fut le père de tous les donjons. Avant, il y avait eu le règne des grands châteaux aux tours orgueilleuses et aux oriflammes chamarrés, après, nombre de seigneurs avaient troqué ces élégantes demeures pour quelque tanière souterraine et piégée. Mais aucun donjon dans le monde connu n'égalait en perversion et en étendue l'Antre Maudit, son modèle. Or effectivement, il revint au souvenir de Melgo que selon la légende, la mortelle cité se trouvait quelque part, dans le Krakaboram.
- Tu... tu dis Skelos. L'Antre de Skelos?
- Oui. Traverser, l'Antre, traverser montagnes. Pas facile.
- L'entrée?
- Village Begdou, pas loin. Entrée là.
- Dites-moi, mes bons amis, vous agréerait-il de vivre une expérience enrichissante et...
- Nan, fit Sook d'un air buté.
- Quoi non?
- Je sais très bien où tu veux en venir, j'ai entendu. Si tu crois que je vais mettre un orteil dans l'Antre Maudit de Skelos, j'aime autant te le dire, tu te goures.
- Mais j'ai...
- NON! Jamais je n'irais là-bas, tu m'entends, Malig Ibn Thebin? JAMAIS! Ce donjon est la pire des atrocités, il fait des maléfices comme la viande pourrie fait les vers, et nous, on n'est pas équipés, on n'a même pas un plan. Si ça t'amuse de finir en fantôme ou en squeu à errer sans fin dans des souterrains crasseux et pleins de champignons, c'est ton problème, mais moi je préfère tenter ma chance avec les Bananasplits. Alors maintenant lis sur mes lèvres : JA-MAIS!

III ) Où, par bonheur, l'intérêt du récit est sauf. Où l'on " affronte " le Gardien.

Le lendemain matin, à Begdou.
- Bon, et elle est où, l'entrée de ton putain de donj'?
Begdou avait subi, à peu de chose près, le même sort que le village de Djøn. Mais on sentait que les choses s'amélioraient nettement au niveau de l'expérience des soldats. Ils avaient eu la délicatesse de pendre le chef du village à l'entrée, et d'empaler le shaman à la sortie, afin que tout le monde comprenne ce qui s'était passé. Et puis tout le reste du sac avait été fait dans le règles. Certes, on trouvait encore quelques anciens brûlés et plusieurs chèvres avaient subi les derniers outrages, mais dans l'ensemble, ça méritait une mention encourageante, du genre " en progrès : 12/20 ".
Cependant, ce spectacle n'avait pas rendu la sorcière sombre de meilleure humeur.
Assez curieusement, sur leur route en pays prétendument hostile, ils n'avaient vu personne. Il faut dire qu'il pleuvait à seaux. Ni guerrier montagnard, ni soldat de l'Empire secret, ni réfugiés en fuite, pas un chat. Le petit spécimen dépenaillé qui miaulait à fendre l'âme sous l'abri improvisé d'une planche était le premier. Melgo s'en approcha.
- Minou minou minou, viens ici minou. Et hop, dans le sac le minou.
- Pourquoi tu martyrises ce pauvre animal qui t'a rien fait?
- Je ne martyrise pas, j'embarque. On a toujours besoin d'un chat dans un donjon.
- Grotesque.
- Tu verras bien quand on y sera. Maintenant que j'y pense, il y a plein de richesses à chercher dans l'Antre Maudit. C'est ici, d'après la légende, que gît le Grimoire Azuré, ainsi que la Sainte Orbe des Nains, et aussi la Cape de Mostyr le Grand. Et le trésor oublié des Chevaliers-Très-Toniques.
- Oui, renchérit Chloé, et aussi le Sceptre du Roi des Elfes. Il est joli, paraît-il.
- Glaive de Shambara, ajouta Kalon.
- C'est vrai, glissa perfidement Sook, et puis aussi Boggartha l'araignée géante, Huxken l'Archi-Liche, Drakkubith le sombre seigneur, Semmo-Aïolsto l'oeil-unique, Sphenx le démon sans visage, Boshim le ténébreux et sa horde mort-vivante, Khasfou le ténébreux aussi et ses monstres mécaniques, Gunth-Sebovit le piégeur fou, Arsinoë, ma soeur exilée, Stukka le Grand Vautour, Mozzingo et son cirque magique, Skemni " griffe d'acier ", Dothmethsk le Grand Cornu, une bonne demi-douzaine de dragons majeurs, ainsi que des troupes innombrables de trolls, orcs, gobs, morts-vivants de tout poil, bestioles gluantes et fongoïdes, et autres racailles des donjons. Mais c'est pas grave puisqu'on est cinq. Ah pardon, six en comptant le minou. Alors, il propose quoi, l'archiprêtre de M'ranis? On les encercle et on les somme de se rendre? Ou on leur demande poliment si par hasard ils veulent bien sortir prendre l'air cinq minutes le temps qu'on pille leurs salles au trésor?
- Beu... euh... je... Oh et puis merde, je ne parle pas aux gens qui ont une queue.
Mais il fallait bien reconnaître qu'effectivement, leur force de frappe était largement insuffisante pour faire autre chose qu'un bref passage.

Toutes les entrées de l'Antre Maudit de Skelos étaient habilement dissimulée derrière le rideau d'une cascade, ou à proximité de la bouche d'un volcan, ou sous les flots d'un lac, ou au plus profond de quelque citadelle hantée, ou plus simplement derrière un buisson. Toutes, sauf l'entrée principale.
- Ca être entrée Antre Maudit Skelos.
- Moi sait lire.
Juste devant un tas d'immondices d'une taille telle qu'il me faut pour le décrire employer le terme " colline ", se trouvait donc l'entrée principale. Le portail faisait vingt mètres de haut. Deux simples portes de bronze, armées de clous pointus, adossées à la falaise d'un massif montagneux immense, le Sinri-Bornad. Comme l'avait fait remarquer Melgo, il était gravé au dessus, en lettres d'argent et en Emeshite Ancien : " Antre Maudit de Skelos ". Tout autour, fichées dans le roc à diverses hauteurs, brillaient par intermittence des torches magiques et multicolores, de telle sorte que même en pleine nuit il était impossible de louper l'endroit.
Sur le côté gauche de l'huis monumental, une plaque de bronze, usée et oxydée par les siècles, proclamait :

" Lorsque dans la vallée
Résonnera le grondement du métal
Une fois, trois fois, une fois,
Alors s'éveillera le Gardien
Et s'ouvrira la Porte "

Sur le côté droit de l'huis, une gigantesque plaque de pierre scellée dans la roche-mère, portant des noms de tous les pays et de tous les temps, par milliers, sur douze pas de haut et sur plus de cent colonnes. A côté de chaque nom était inscrit en Ancien-Décompte, un nombre, et curieusement, suivant le sens de lecture Emeshite traditionnel, de haut en bas et de gauche à droite, les nombres allaient en décroissant. Les premiers dépassait les cent-mille, les derniers, une quinzaine, étaient à zéro. Et au-dessus de la plaque gigantesque, il était indiqué :

" Hall of Fame "

- C'est nul, dit Sook en lisant l'inscription de gauche. C'est même pas une énigme, c'est une insulte à l'intelligence. Regardez, sur la porte, cette plaque usée par des milliers de coups martelés, il suffit de frapper selon la séquence dite...
- ...Et apparaîtra le Gardien. Mes amis, c'est le moment de vérité. Sook, quels sortilèges as-tu prêts?
- Les Orbes de la Sainte Alliance, fit la sorcière en faisant jouer dans sa main les sept pièces d'or nécessaires à cette puissante théurgie. Occupez-le le temps que j'incante, et couchez-vous à mon signal. Normalement, rien n'y résiste.
- Bon, fit Melgo. Kalon, Chloé et Djøn se mettent devant, pour empêcher le gardien de passer, moi je me mets à côté de Sook avec mon arc. Kalon, va frapper la porte comme il est écrit.
- Grumph, grogna le barbare en tirant son épée sans nom. Il s'avança de la porte prudemment, fléchi sur ses jambes aux muscles saillants. Arrivé devant le sinistre panneau d'airain, il le frappa du pommeau de son arme.

Toc, toctoctoc, toc!

Et il lui fut répondu

Clic clac!

Un verrou, qui au bruit devait être monumental, venait d'être tiré par quelque force prodigieuse. Le sang fouetté par une terreur ancestrale, Kalon l'Héborien recula d'un bond jusqu'à la ligne de ses compagnons. Comme les autres, il avait entendu parler de Skelos et de son Antre Maudit, comme tous les petits enfants d'Héboria, sa prime enfance avait été marquée par les terrifiantes histoires, narrées avec force détails par les shamans et par ses parents, au sujet des ignominies qui s'étaient déroulées dans le Lieu des Souffrances, le Noir-Royaume, l'enfer sur terre dont, à sa grande surprise, il avait trouvé la force de frapper à la porte. Il est vrai que le petit Kalon avait été un bambin certes plein de vie, mais fort turbulent, même selon les critères de sa race, et qu'il fallait lui en raconter un paquet pour qu'il veuille bien se tenir tranquille.
Un souffle puissant sortit de l'obscurité pour frapper nos amis lorsque la porte s'entrouvrit. Ils se sentaient bien petits dans cette nature grandiose, face à cette colossale réalisation du démon, oui, ils se sentaient comme des insectes dans la main griffue d'un géant.
Et la forme du Gardien apparut. C'était de loin la créature vivante la plus colossale qu'aucun des protagonistes ai jamais vu, si grand qu'il dut se courber pour passer sous la porte. A quelle lignée animale se rattachait-il, ce titan? Son cuir rêche aux tons roux ne s'ornait ni de poils, ni d'écailles, ni de plumes. Dressé sur sa queue massive et ses monstrueuses pattes arrières, aux griffes longues comme des épées à deux mains, ni son maintien ni sa démarche ne l'apparentait à une quelconque créature connue. Ses membres antérieurs, puissamment musclés, se terminaient par des mains à trois doigts, garnis elles aussi de griffes longues comme un homme et épaisses comme un chêne, qui tenaient un colossal cratère de cuivre gravée de runes antiques, et qui se rapprochait plus par la taille de la piscine que de l'instrument de cuisine. Et sa tête, sa monstrueuse tête aplatie, portait deux yeux noirs ridiculement petits placés en position latérale, et une gueule affreuse, un appareil masticatoire cauchemardesque de complexité, aux articulations multiples, aux dents et aux mandibules innombrables. Haut comme quinze hommes, lourd comme cinq mille, le plus infime de ses mouvements faisait trembler la terre. Sook, avec sa petite monnaie, se sentait un peu con.
Et alors le Gardien parla.
- QUI OSE DERANGER MOUGGARH, LE GARDIEN?
- Euh... je... Fit Melgo, peu inspiré par la voix qui devait porter à cinquante kilomètres ou par l'haleine infecte de la créature.
- PARCE QUE SI C'EST ENCORE LES TÉMOINS DE JEHOVAH, VOUS PERDEZ VOTRE TEMPS, LES LOCATAIRES NE SONT PAS INTERESSES.
Et le Gardien, sans prêter plus d'attention au groupe assemblé, se dirigea d'un pas sismique vers le tas d'ordures, et y déversa les tonnes d'immondices contenues dans le chaudron. Il retourna alors vers le portail monumental, puis devant la mine médusée des arrivants, prit un air ennuyé (pour autant qu'un tel air puisse se peindre sur une telle face) et expliqua en guise d'excuse.
- JE SAIS QUE C'EST PAS TRÈS PROPRE. LES BOUEUX AURAIENT DU PASSER IL Y A TRENTE ANS, MAIS AVEC LA GREVE...
- Euh, ben... voilà, on voudrait entrer dans l'Antre Maudit de Skelos, et donc... euh...
- POURQUOI? VOUS VENEZ DÉFIER EN LOYAL COMBAT MARDOUKH LE SCATOPHAGE? OU BIEN ZIPPO LE DRAGON PÉTOMANE?
- Rien de tout cela, rassurez-vous, puissant Gardien. Nous souhaitons juste traverser l'Antre afin d'échapper à nos poursuivants et retourner en notre patrie de Sembaris le plus vite possible.
- AH, fit le Gardien l'air déçu (pour autant, là aussi...), DES TOURISTES. J'AURAIS DÛ M'EN DOUTER. EN GÉNÉRAL LES VRAIS CLIENTS VIENNENT EN TROUPES PLUS NOMBREUSES. BON, DEPECHEZ-VOUS D'ENTRER, IL FAIT FROID DEHORS.
Les héros ne se le firent pas dire deux fois (y compris Sook, qui comprit que le moment était mal choisi pour expliquer que même s'ils entraient, il n'en ferait pas pour autant plus chaud dehors) et franchirent en courant le seuil de bronze.
- HALTE, MORTELS! Rugit la voix du Gardien (force 6 sur l'échelle de Richter), faisant s'arrêter les coeurs de nos amis.
- Euh..., fit Melgo en se retournant, glacé d'horreur. D'un doigt impérieux et frémissant, le monstre désignait un point du sol, à côté de l'entrée, où gisaient quelques petits carrés d'une étoffe prodigieusement ancienne.
- LES PATINS.

IV ) Où on se goure d'embranchement.

Nos amis mirent les patins avec conscience, et à mesure que leur vue s'adaptait à l'obscurité, firent des efforts mentaux pour ne pas trop prêter attention aux dimensions du hall d'entrée. Disons que le plafond était si haut qu'on aurait pu y assembler plusieurs navettes spatiales empilées les unes sur les autres, et que la superficie du hall se comptait en hectares ou en kilomètres carrés. On aurait largement pu y bâtir une ville, avec remparts et cathédrale, et il serait resté de la place pour les cultures alentour. Des piliers naturels épais de dizaines, voire de centaines de mètres, soutenaient la voûte, et avaient été creusés et/ou recouverts d'escaliers.
- Euh, puissant gardien, on passe par où?
- ET BIEN, SI VOUS ETES SPORTIFS, VOUS POUVEZ ESSAYER LE PUITS DE GLACE, OU BIENCACHAY ET SES LAPINS AUX OREILLES MOLLES, OU LE FLEUVE DE SANG, LA-BAS, OU BIEN MELANURBIS LA CITÉ NOIRE, PAR LA. MAIS SI VOUS ETES PRESSES, JE VOUS CONSEILLE D'EMPRUNTER LE COULOIR CACHÉ DERRIÈRE CE PILIER, A COTE DE LA PILE DE SQUELETTES. IL CONDUIT AU SOUFOURVIAIRE, L'ITINERAIRE BIS INFERNAL. IL VOUS MENERA DIRECTEMENT DE L'AUTRE CÔTÉ DE LA MONTAGNE. PRENEZ UN DEPLIANT SUR LE PRESENTOIR, IL Y A UN PLAN.
- Génial.
- EN CETTE SAISON, CA DEVRAIT ETRE PLUTOT CALME.
Puis le titan s'en fut à sa tâche, laissant nos héros à leur destin.

Quelques heures plus tard.
- T'es sûre que c'était par là? Demanda Melgo.
- Mais oui enfin, répondit Chloé, qui avait insisté pour tenir la carte malgré ses quelques lacunes au niveau de l'alphabétisation(3). Logiquement, après la bretelle, on prend la troisième sortie et on arrive à un petit rond-point. Ensuite on passe devant ce couvoir " S.M.R.R.zigouigoui.O. "...
- On n'est jamais passé devant un couvoir.
- Et après, on arrive devant une buvette. Là, tu vois, ça doit être ce boyau.
- Une buvette? S'exclama Sook. J'ai une de ces soifs, j'ai bien envie de m'en jeter un. Hardi compagnons, sus à la chopine!
Et sans attendre ses amis, la sorcière courut à toutes jambes. Elle déboucha dans une assez grande salle, où aboutissaient un grand nombre de couloirs ainsi que plein d'individus diversement bipèdes et plus ou moins vivants. Mais sans leur jeter un regard, qui du reste ne lui aurait pas appris grand chose car elle avait la vue basse, Sook. La plupart des indigènes entraient ou sortaient par petits groupes d'un édifice dont la façade finement ouvragée portait une grande variété de luminaires. Elle s'y engouffra sans prêter attention au lieu ni aux gens, et faillit buter contre une colonne de jade, verte et épaisse, sur laquelle était posée une valve de quelque énorme coquillage, remplie d'une eau pure et claire. Elle détacha sa gourde de sa ceinture, l'ouvrit et la plongea dans l'onde en entonnant à tue-tête une vieille chanson d'aventuriers :

" Ah, nom de dieu, buvons mon cochon,
Ah nom de dieu buvons,
Ah nom de dieu vidons nos cruchons,
Qu'on en voie vite le fond!
Ce soir debout par-dessus du pont,
'soir par-dessus le pont,
Face à la Lune nous pisserons,
Ensemble mes compagnons! "

Et les compagnons arrivèrent, avec des mines horrifiées, tandis que Sook vidait sa gourde. Et voici ce qu'ils virent. Une immense salle circulaire s'étendait devant eux, pleine à craquer de monstres hideux. Il y avait là des cadavres de diverses races à divers stades de décomposition, animés par quelque hideux sortilège, des orcs répugnants et velus aux groins humides, des gobelins malingres et écailleux aux yeux sournois et cruels, des monstres troglodytes à l'épiderme moite et squameux, tenant du lézard et du crapaud, quelques hommes-serpents, rejetons d'une race moribonde, des humanoïdes malsains, entièrement enveloppés de bandes sales et de capes rapiécées, et aussi des goules au cuir caoutchouteux et à la gueule blafarde, des lutins minuscules aux yeux immenses et stupides, quelques hommes et femmes d'aspects variables mais tous totalement fous, comme en attestaient leurs regards de possédés, divers monstres difformes et misérables inspirant moins la haine que la pitié, et au centre, devant une table de pierre circulaire aux armes de Nocturi, la Lune Noire, se dressait le spectre d'un monumental guerrier, dont seules étaient visibles les pièces de son armure argentée. Tous, muets comme la tombe, avaient tourné leurs yeux vers la sorcière et ses suivants.
- Sook...
- Ah, j'ai cru que j'allais crever de soif. Elle est sympa cette petite auberge.
- C'est un temple Sook. Maudit.
- Hein? Mais cet abreuvoir...
- Un bénitier.
- Oups.
Alors le prêtre en armure leva son bras sépulcral et dit, d'une voix difficile à comprendre tant elle se chargeait d'écho :
- Ramenez-moi ces sacrilèges. Vivants!
Mais nos amis s'éclipsaient déjà à toutes jambes en empruntant un passage latéral. Ils montèrent un étroit escalier en colimaçon et débouchèrent en trombe dans une galerie circulaire qui surplombait la grand-salle du temple, tandis qu'un des fidèles sonnait l'alarme en frappant quelque bourdon au timbre apocalyptique. Ils évitèrent les rares projectiles qui leur furent envoyés depuis le bas, et prirent le premier couloir à gauche, bousculant quelques religieux tirés de leurs activités par le bruit. Ils tournèrent, retournèrent, et tournèrent encore, montant et descendant tous les escaliers qui se présentaient à eux, tant que leur souffle le leur permit, pensant semer leurs poursuivants par les détours qu'ils faisaient. Ils avaient atteint une zone de ruines, désertées depuis des siècles. Des gravats et des poutres de soutènement brisées jonchaient le sol, recouverts d'une épaisse couche de poussière. Il émanait de cet endroit une atmosphère glacée et lugubre. Chloé, reprenant son souffle, s'éloigna un peu de ses compagnons éreintés et tendit l'oreille.
- Eteignez les torches, ils arrivent.
- Vite, dans cette pièce!
Nos héros franchirent une porte miraculeusement intacte et se fondirent dans la totale obscurité de leur hâvre, priant pour qu'on ne les y cherche pas et haletant le plus doucement possible.
Une vingtaine de créatures passèrent dans le couloir, grognant dans un sabir incompréhensible, s'interrogeant apparemment sur la direction à prendre, puis ils se séparèrent en deux groupes, qui s'éloignèrent.
- Ouf, fit Melgo en s'appuyant sur quelque meuble derrière lui. Par malheur ledit meuble, un très vieux guéridon, était dans un état pitoyable, rongé par les vers depuis des éons, et ne tenait debout que par la force de l'habitude. Il s'effondra sur lui-même dans un bruit mou, faisant choir dans le même mouvement la poterie de grand prix qui était posée dessus. Zbling, fit-elle en heurtant le sol.
Aussitôt, l'oreille d'un des sbires maléfiques fut attirée, et avec prudence, il rameuta ses compagnons. L'épée au poing, il se campa devant la porte close, et la fit sauter d'un coup de patte.
C'est alors que Melgo fit preuve de sa grande prévoyance. Il sortit de son sac le chaton qu'il y avait mis, et d'une grande claque sur le gros cucul, lui donna congé. Le miron hurlant et crachant s'en fut entre les jambes du monstre trop curieux, lui attirant les lazzis de ses compagnons. Humilié, il décida de ne pas prolonger plus avant l'investigation.
- Ouf, fit Melgo derechef, après avoir cette fois-ci attendu un bon moment après que le silence fut revenu.
- Intéressante technique, convint Chloé.
- C'est le coup du chat, un classique. Tiens, passe moi du feu, qu'on y voie clair.
Trois grandes lampes à huile s'allumèrent simultanément, en même temps qu'un feu ronflant dans la cheminée, éclairant ce qui avait été un grand salon richement décoré. Et dans un fauteuil moisi, tournant le dos au feu, attendait patiemment le spectre à l'armure d'argent.

V ) Où on... euh... Ti Ba.

Prenant son courage à deux mains, Melgo entama la discussion sur un ton qui se voulait détaché, et prit le parti d'essayer la flatterie.
- Bonjour monsieur le spectre, que vous êtes joli, que vous me semblez... euh... piètre, sans mentir...
- Silence, mortels, et préparez-vous...
- Et moi je peux parler? Demanda Sook. Pasque je suis pas une mortelle, moi.
- Silence à toi aussi, individu au sexe vague. Préparez-vous, mortels, à périr dans d'atroces...
- Je ne suis pas de sexe vague, monoprix...
- Malappris, corrigea Kalon.
- Ah oui c'est ça, mal à pris. Non mais t'as vu comme y nous cause l'aut' là? Et puis d'abord on se découvre quand on parle à des gens de qualité.
- Soit, fit le spectre de sa voix sépulcrale, et il ôta son haume. Sa face n'était que nuée ténébreuse où flottaient vaguement deux points rougeoyants à la place des yeux.
- Euh, tout compte fait, tu peux remettre ton saladier. T'es mieux avec.
- Ah, merci. Donc, où j'en étais?
- C'est gentil chez vous.
- Merci. J'avais fait décorer par Gughnoz le Hardi, de mon vivant. Après je l'ai fait empaler par la bouche au-dessus d'un feu de bois vert.
- Ah, intéressant supplice. Et original.
- Oh, bien peu de chose en vérité. J'ai reçu plusieurs prix vous savez. Tenez, regardez sur la cheminée, le fouet d'or trois années de suite au festival de Pissentrailles, le Néron du meilleur décapiteur en 55, et ici, vous voyez, j'ai même reçu la Cagoule Pourpre du meilleur bourreau. Mais j'ai un peu raccroché ces dernières années. Voyez-vous, la carrière n'est plus ce qu'elle était.
- A qui le dites vous, mon pauvre ami. Figurez-vous qu'on vient de passer dans un village fraîchement pillé, et bien vous le croirez ou pas, mais il n'y avait pas un pendu, pas un empalé, même pas la moindre tête plantée sur une pique à l'entrée pour inciter les gens à passer leur chemin. J'ai vu ça, j'étais verte. Ces jeunes ne respectent rien.
- Quelle pitié. Mais au fait, à quel propos étiez-vous ici?
- Je sais plus, et vous les gars?
- On allait prendre congé, fit précipitamment Melgo.
- Ah oui, on prenait congé. Bon allez salut, et bonjour à vot'dame.
- Je n'y manquerais pas.
Nos amis sortirent de la pièce d'un air dégagé, et une fois dans le couloir, se regardèrent, et d'un bel ensemble se mirent à courir à toute vitesse tandis que derrière eux le mort-vivant, se souvenant subitement du sacrilège, hurlait de rage et se répandait en malédictions.

Ils coururent encore un bon moment dans ce qui avait été une grande ville souterraine, poursuivis par une armée de créatures furieuses, et s'engouffrèrent dans un large tunnel aux parois érodées et polies, espérant y découvrir quelque terrain propice à la tenue d'une embuscade.
- Malédiction, un cul-de-sac!
Eh oui, car un cruel destin avait placé sur le chemin de nos héros une rivière souterraine au cours rapide.
- On va être obligés de se battre là, à découvert, ça ne me dit rien qui vaille. A moins que... Sook, ton bâton!
- Oui?
- Tu te rappelles, une fois, tu avais fait un sort avec pour respirer sous l'eau. Mais si, rappelle-toi.
- Ah oui, exact. C'était quoi la formule déjà... attend, si j'ai de la fiente de castor, ou alors du blanc d'oeuf de casoar...
- Allez, dépêche-toi, ils arrivent...
Djøn, agenouillé, avait encoché une flèche et attendait les assaillants de pied ferme.
- Je crois me souvenir que j'avais mis ça sur un parcho au cas où. Attend, les voilà... Projectile Velu, Luminescence Porcine, Sorticule Pélagique de Baral, Question Maléfique de Lep-Hers, Chute de Plume, Invocation de Démons Mineurs de Moins de 180 Ans Non-Accompagnés de leurs Parents, Glissement de Terrain, Equeutage Satanique de Bebarzel l'Ancien, Destruction des Archives...
- Attend, c'était quoi le sort avant?
- Equeutage Satanique de Bebarzel l'Ancien, ça sert à dépouiller les démons majeurs de leur queue. Je me l'étais gardé pour moi au cas où, mais je ne pense pas que dans les circonstances...
- Mais celui d'avant?
- Glissement de Terrain? Ben, comme son nom l'indique, ça fait un glissement de terrain.
- Et si tu le jetais dans ce couloir, ça ferait quoi?
- Ben je suppose que la voûte... Oooohhhh!
- Ah!
Aussitôt, la sorcière se mit à lire d'une voix forte la strophe magique qui retenait le sortilège prisonnier des runes du parchemin,

" Scories en fusion et coulées pyroclastiques,
Pierres ponces et laves siliceuses,
Je vous ordonne par cette formule magique
De prendre la consistance de l'eau aqueuse "

- Ben y s'est pas cassé le sorcier qu'a écrit ça, ajouta la sorcière, tandis que devant les créatures affolées s'effondrait le tunnel.
- Ouf, tu nous ôtes les pines du pied, commenta Chloé. Et maintenant?
- Il va falloir se mettre à l'eau. Je vais préparer mon sort.
- Il faudra aussi s'encorder, observa Melgo, le courant a l'air fort. Espérons que cette rivière conduit quelque part.
Ainsi firent-ils, tandis que Melgo expliquait la situation à Djøn, qui suivait toute l'affaire avec placidité. Puis Sook se sentit prête et lança le sortilège, utilisant son bâton, et se tenant par la main, les cinq compagnons entrèrent dans l'eau glaciale.
- Et surtout, quoiqu'il arrive, ne paniquez pas!

Ils ne paniquèrent pas lorsqu'ils furent déséquilibrés par le courant, pas même lorsqu'ils furent aspirés par le siphon, et toujours pas lorsqu'ils se blessèrent contre les rochers saillants du boyau inondé. En fait, ils durent attendre que le sortilège de Sook se dissipe mystérieusement pour vraiment paniquer. Mais de toute façon, panique ou pas, ça ne changeait pas grand chose à leur situation, ils étaient ballottés par un flot impétueux, sans contrôle sur leur destinée.
Finalement, après avoir abondamment goûté aux immenses bienfaits d'une eau riche en oligo-éléments, ils se retrouvèrent sans trop savoir comment sur une plage de divers débris et de gros galets, à demi noyés. Nos amis s'étaient jusque là éclairés avec des boules lumineuse enchantées par Sook, de petits objets magiques fort pratiques répandant une clarté bien supérieure à celle d'une torche et que l'on pouvait refermer à tout moment si un ennemi se présentait. Or, elles étaient maintenant éteintes, pour une raison inconnue. Il leur fallut sortir de leurs sacs huilés les quelques bonnes vieilles torches qu'ils avaient prises " au cas où ", et les allumer. Ici, le fleuve souterrain débouchait avec fracas dans un grand lac, au bout duquel on discernait la forme circulaire et très inquiétante d'un puissant maelström. En comparaison, les trois boyaux en forme de trous de serrures géants qui donnaient sur la plage avaient l'air accueillants, malgré le fait que les " divers débris " dont la plage était jonchée étaient pour la plupart de la variété blanche et dure avec un nom latin.
- Iîîîî! Fit Chloé en se réveillant le nez dans une cage thoracique. Elle sauta au cou du premier vivant venu, en l'occurrence Djøn. Melgo quant à lui jugea utile, en sa qualité de prêtre, de réconforter ses amis par quelques bonnes paroles.
- Je gage que ces malheureux ont trouvé ici un adversaire dangereux. Prenez garde mes amis, qui sait quel mal ancien rôde dans ces couloirs pestilentiels. Puisse leur sort nous être un avertissement profitable, et que les dépouilles éparses de ces pauvres gens connaissent la paix...
- Elle dribble, elle feinte, elle est démarquée, seule face au gardien, va-t-elle manquer l'immanquable, yeah, shoot again! Gôôôôôôôôôôôôôôôôôôl!
Et propulsé par un vigoureux coup de pied de Sook, un crâne partit au ras des flots et se fracassa contre une stalagmite de l'autre côté du petit lac dans un bruit sec, tandis que la sorcière, agenouillée et les bras au ciel, saluait un public imaginaire. Puis elle se reprit.
- Bon, on passe par où? J'ai pas envie de passer la nuit ici.
- Trois couloirs d'aspects similaires, le hasard seul décidera pour nous. Sook, où veux-tu aller?
- Ti.
- Pardon?
- Ti.
La sorcière, fort volubile quelques instants auparavant, était maintenant plantée comme un piquet, les yeux dans le vague, encore plus qu'à l'accoutumée.
- Qu'est-ce qui lui prend, c'est encore une de ses blagues débiles? Eh Sook, tu m'entends? Y'a quelqu'un là dedans? Ou ça sonne creux quand...
- Quand quoi? Demanda Chloé.
- Ba, répondit le voleur.
- Ti, émit Sook en retour.
Alors Djøn devint livide et, sortant son poignard et jetant des regards désespérés autour de lui, s'écria :
- Mashraï bebonoï, mashraï bebonoï!
Ce que bien sûr nul ne comprit. Surtout pas Kalon, qui lui était devenu partisan déclaré du " Ti ". Puis à son tour, le Kalmouki se figea, et conclut son avertissement par " Ti Ba ".
- Oh, les gars, c'est pas drôle, fit Chloé d'une voix peu assurée.
- Ba.
- Ti.
Comprenant que la situation devenait grave, l'elfe tira sa courte épée, et fit face à l'inconnu. A ses oreilles aiguisées parvenait maintenant de l'un des couloirs un léger bruit, comme un froissement, et surtout un sifflement suraigu qu'elle venait à peine de remarquer, mais qui était présent depuis leur arrivée sur la plage. Et les bruits s'enflaient, tandis que ses jambes se faisaient faibles et tremblantes.
Et l'indicible, soudain, fit irruption dans la grotte. On eut dit que le boyau vomissait des filaments de ténèbres se répandaient à toute vitesse autour de Chloé, d'innombrables ailes la frôlèrent, l'enveloppant dans un nuage noir et mouvant. Elle se transforma instantanément, sentant avec un immense plaisir sa peau se muer en carapace dure et épaisse, et balaya aveuglément l'espace autour d'elle, comme pour se débarrasser d'un cauchemar tenace. Mais l'ennemi n'était pas seulement autour d'elle, il était aussi en elle. Chloé se rendit compte que dans son âme même commençait à s'étendre une plage obscure, une pression maléfique et insidieuse faisait céder l'une après l'autre les défenses psychiques de l'elfe, celles-là même qui l'avaient protégée plus longtemps que ses camarades humains contre l'attaque mentale. Alors ses mouvements se firent plus lents, et elle sentit que la mort s'approchait.
C'est à ce moment que Kalon se mit en mouvement. Curieusement, son regard était toujours aussi vide, mais malgré tout, son corps monumental de barbare Héborien semblait avoir retrouvé toute sa souplesse et toute sa force. Tirant son épée de derrière son dos, frappant de taille et d'estoc, broyant les immondices ténébreuses de sa main gauche gantée, il fit de considérables ravages parmi les créatures ennemies qui tourbillonnaient, affolées et surprises qu'on leur résiste ainsi. Puis, après un instant de flottement durant lequel les monstres noirs perdirent une bonne partie de leurs effectifs, ils comprirent que l'agression psychique n'avait aucun effet sur leur adversaire et dévoilèrent leurs crocs aiguisés.
Le combat qui s'engagea fut pénible et n'eut aucun témoin. Kalon, tel un possédé, faisait jaillir à chacun de ses rapides mouvements le sang et les tripes des bestioles volantes qui, avec obstination, revenaient s'accrocher à la peau du barbare telles d'immondes sangsues. Le plus souvent elles ne trouvaient que le cuir de ses braies ou de ses bottes, ou bien les mailles de son armure, mais parfois sa main droite ou son visage subissait l'assaut d'une de ces bêtes, et alors il l'arrachait d'un geste dégoûté.
Alors, de guerre lasse et effrayées par les pertes, les bêtes s'en furent toutes ensemble, par le boyau central. Et tel un jouet mécanique arrivé au bout de son ressort, Kalon s'immobilisa, une intense douleur se peignant sur son visage. Hagard, Melgo, qui s'était effondré, fit un effort louable pour s'asseoir.
- Gmmmff! Qu'est-ce qui s'est passé? J'ai la gueule de bois comme si je m'étais saoûlé à la " casse-gueule ".
Tout autour de lui, sur la plage, gisaient d'innombrables charognes de bien étranges créatures. Longues chacune d'un pas, minces et molles comme des serpents, et surtout noires comme la suie, les créatures aux ailes membraneuses gisaient par centaines sur les galets.
- Ca me dit quelque chose, pensa tout haut le voleur, mais son esprit n'était pas en état de mener à bien quelque réflexion que ce fut.
- Putain de guerre!
Ils prirent le couloir de gauche, mais durent faire demi-tour en voyant qu'il s'était effondré quelques mètres plus loin. Le couloir de droite, quant à lui, s'avéra empli d'immenses toiles d'araignées. Subodorant que les arthropodes responsables de ces tentures devaient être de taille monumentale et pas spécialement végétariens, ils en furent réduits à emprunter le même chemin que les petites créatures, un boyau tortueux dans lequel il paraissait impossible de voler décemment, et débouchèrent dans une salle basse et large, dont le plafond, soutenu par de minces et élégantes colonnes de concrétions, s'ornait de curieux sacs marrons faits apparemment de débris divers pris dans quelque glu organique. Attentifs au moindre son, nos héros traversèrent la caverne accidentée avec lenteur et discrétion. D'un des sacs émanait un grattement inquiétant et un discret bruit de poulie mal graissée.
- J'y suis, s'exclama soudain Melgo à mi-vois. Ce sont des Notoptères, les terribles vers de la nuit. Ils sont quasi-inoffensifs lorsqu'ils sont solitaires, mais en fortes colonies, ils développent des pouvoirs mentaux effrayants dont ils se servent pour frapper leurs proies de stupeur. J'ai lu quelque chose à leur sujet, nous avons eu de la chance de leur échapper. Ces sacs sont sans doute leurs gîtes, prenons garde à ne point les déranger. CHLOE, QU'EST-CE QUE TU FOUS?
- Gouzigouzi, poutchipoutchipoutchi kilémougnon le poupoute. Regarde Mel, j'ai trouvé un oeuf en train d'éclore, c'est mignon non? Oh, regarde comme il est tout petit et tout mouillé. Allez, on va t'enlever ta coquille...
- Repose vite cette merde, on vient!
Effectivement, le bruit bien reconnaissable de paires de bottes marchant au pas cadencé commençait à résonner dans la grotte. Chloé, frustrée dans son instinct maternel, reposa son oeuf dans le sac où elle l'avait trouvé et se dissimula derrière un pilier naturel, à l'exemple de ses compagnons d'aventure, qui avaient éteint leurs torches. On entendit une clé actionner une serrure, puis une deuxième, et une porte s'ouvrit, laissant entrer une assez vive lumière et trois personnages. Deux d'entre eux portaient des uniformes gris et stricts, le dernier était vêtu de noir, tous trois portaient un heaume étrange.
Et nos amis comprirent alors qu'ils avaient affaire à l'Empire Secret.
Un des soldats en gris désigna le sac où Chloé avait pris son oeuf, l'homme en noir s'en approcha, fouilla de sa main l'étrange nid et en retira l'oeuf, dont la bête était presque sortie. Avec une délicatesse contrastant avec son aspect martial, il ôta l'un après l'autre les petits morceaux de coquille, jusqu'à n'avoir plus dans sa main gantée de noir que la bestiole se tortillant et battant de ses ailes encore gluantes.
C'est alors que Sook, aplatie contre son pilier, fit racler contre le calcaire sa boucle de ceinture. Aussitôt, les trois ennemis sortirent leurs armes et avancèrent à pas de loups. Pour se sortir de ce mauvais pas, la sorcière eut alors une idée.
- Euh... miaou. Miaou miaou. C'est un chat.
Rassurés, les trois rengainèrent leurs épées et repartirent par là d'où ils étaient venus, fermant soigneusement derrière eux.
- Ben quoi, ça a marché non?
- Ah ben merde, il a emporté ma boubouille!
- L'empire secret, encore eux, mais que font-ils donc dans ces montagnes? S'interrogea Melgo sans se soucier des plaintes de l'elfe.
- Ca explique que mes sorts ne marchent plus, expliqua Sook. Si ces types sont dans les parages, leurs machines volantes ne sont pas loin, et vous savez ce qu'elles font de ma magie.
- Bon, il faut sortir d'ici. Sans sortilège, pas la peine d'espérer continuer dans la rivière, on va se noyer...
- En plus elle caille.
- ...Et le tunnel aux araignées, merci, très peu pour moi. Donc, il va falloir prendre la porte et se taper les gugusses en gris.
- Au fait, intervint Chloé, s'ils ont des vaisseaux volants dans les parages, ça veut dire qu'on n'est pas loin de la surface.
- Eh, mais c'est ma foi vrai! Attend, on pourrait emprunter des uniformes à ces braves gens, ainsi on pourrait se déplacer sans problème. On trouve une sortie, et là... mais oui, on leur dérobe un navire volant, le plus rapide possible, et on s'arrache en vitesse, direction l'ouest.
- Et éventuellement, si on a l'occasion, on leur fait brûler leur base, complèta Sook, fort excitée. Ca leur apprendra à construire leurs cochonneries sur notre chemin.
- Ah, mes amis, quel intéressant programme! Cette fois, je crois que plus rien ne peut nous arrêter!

Un peu plus tôt, quelques centaines de kilomètres plus à l'est, dans la cité de Shedzen, capitale de l'Empire Secret, deux personnes n'étaient pas de cet avis. L'un était un immense guerrier, entièrement revêtu d'une épaisse armure noire et d'une cape de fuligine. C'était le Chevalier Noir, Seigneur de Kush, un être impitoyable irradiant le mal et la corruption autour de lui, sombre rejeton des ténèbres, haï et craint par tout ce que l'Empire Secret comptait d'ennemis, mais aussi d'alliés. Il était étrange de voir un si puissant personnage agenouillé humblement devant un autre, vieux et chenu, à la face ridée et uniquement revêtu d'une bure grise qui parvenait mal à cacher son aspect chétif, mais il est vrai que l'autre en question n'était pas le premier venu. C'était Pileplatane, le maître du Chevalier Noir, et néanmoins Empereur, régnant par la terreur sur un territoire immmense conquis en quelques années de guerres atroces et s'étendant, à ce qu'on disait, jusqu'aux confins du puissant Shedung. Sa voix douce parvenait assourdie aux oreilles du Chevalier Noir.
- Ainsi, nos nouvelles galères blindées de classe " Mikhaz " sont dignes des espoirs que nous avions placés en elles.
- Oui, mon maître. Les graves défauts de la classe " Akhim " ont été corrigés, et nous avons pu prendre les citadelles montagnardes du Shedung sans coup férir.
- Parfait, parfait.
- Euh... si je puis me permettre...
- Oui, mon ami?
- Où en sommes-nous avec le projet " Shimbas "?
- Nous rencontrons quelques difficultés.
- Ah?
- Oui.
- A ce point?
- Bon, ce n'est pas vos affaires, mêlez-vous de ce qui...
Le sombre monarque s'était arrêté au milieu de sa phrase, oubliant l'irritation que lui causait le Chevalier Noir en lui rappelant cette cuisante affaire de fourmis. Car son esprit aiguisé, toujours attentif à la douce musique de l'éther, venait de ressentir une violente perturbation. Son disciple, le Chevalier Noir, ressentit lui aussi le choc.
- Cela vient de l'ouest.
- Oui, mon ami, non loin de l'Antre Maudit de Skelos. De puissantes créatures ont transpercé le rideau qui sépare les dimensions et ont pénétré dans les terres que nous contrôlons.
- La sorcière qui m'a vaincu jadis se trouve parmi eux.
- Ah? Etrange, je ne l'ai pas senti. Je me demande si vos impressions dans ce domaine son claires.
- Elles le sont, mon maître.
Voyant son disciple si affirmatif, l'Empereur s'émut quelque peu.
- La citadelle de Dar-Khalsom se trouve non loin, est-elle bien protégée?
- Elle est vulnérable tant qu'elle n'est pas terminée.
- Alors, mon ami, prenez une compagnie d'assaut, et chevauchez vos wyrms. Il faut que vous alliez là-bas au plus vite. Et ramenez-les moi, vivants si possible.
- Oui, mon maître. Et le Chevalier Noir se retira aussi rapidement que la dignité le lui permettait.

VI ) Où l'on visite et discute philosophie politique.

C'est Melgo qui s'était chargé de la suite des opérations. Il avait crocheté silencieusement la porte de la grotte et, sous le couvert de l'invisibilité, s'était glissé hors de la salle. Sur la droite, il pouvait entendre des rumeurs et des cris paillards dans la langue gutturale de l'empire secret, provenant d'une extrémité du couloir éclairée par un rougeoiement tremblant. A pas de loups, il s'approcha. Des soldats trompaient ici leur ennui en jouant leur solde aux dominos. Revenant sur ses pas, Melgo explora l'autre extrémité du couloir. Le tunnel se terminait par trois portes semblables à celle qu'il avait ouverte, garnies de petits guichets. Il porta son oreille à l'ouverture, pour s'assurer que la pièce ne servait pas de geôle à quelque malheureux, puis l'ouvrit. De grandes quantités de planches, cordes et pièces d'étoffe grossière moisissaient dans cette immense cavité naturelle servant d'entrepôt. Or, cela faisait maintenant bien des heures que nos amis courraient sans repos de montagne en donjon, et la fatigue se faisait méchamment sentir. Le voleur retourna donc chercher ses compagnons, et ils ne se firent pas trop prier pour accepter l'idée d'un petit somme réparateur avant l'assaut de la forteresse souterraine. Melgo referma soigneusement les portes derrière lui et ils prirent leurs quartiers temporaires parmi les sacs de jute après un repas aussi bref qu'apprécié.
Ils dormirent sans encombres durant un temps indéterminé, puis, profitant du fait qu'ils avaient les idées claires, ils mirent au point un plan pour se débarrasser des gardes. Il s'agissait de les mettre hors de combat sans abîmer leurs uniformes, et surtout sans qu'aucun d'eux ne puisse s'enfuir pour donner l'alarme.
Suivant l'ordre de marche, la colonne se mit en branle. Melgo redevint invisible, puis laissa ses camarades adossés à la paroi, à une dizaine de pas de la petite salle où encore braillaient quatre gardes et leur sergent - qui apparemment leur narrait ses souvenirs d'ancien combattant. Tel un fantôme, il franchit la salle, prenant soin de ne frôler aucun meuble, puis s'approcha de la sortie, barrée par une porte de bois renforcée, en haut d'un court escalier. Avec d'infinies précautions, il referma le battant jusque là entrouvert, et tira le verrou. Qui était rouillé. Et qui donc fit crîîîîc. Les gardes s'arrêtèrent soudain et l'un d'eux se pencha pour voir ce qui se passait. Surgissant dans leur dos, Kalon leur sauta dessus avec la rapidité foudroyante du tigre. Il avait laissé son épée à Djøn pour l'occasion, mais même désarmé, il bénéficiait de l'effet de surprise, et surtout de l'effet de masse. Le barbare s'était déjà débarrassé de deux de ses adversaires quand un semblant d'organisation défensive se fit jour parmi les impériaux. Mais ce frêle dispositif fut battu en brèche aussitôt par Melgo, qui frappa deux des gardes dans la nuque avant qu'ils n'aient compris ce qui leur arrivait. Le dernier défenseur tomba sous les coups de l'Héborien, avant d'avoir songé à crier pour donner l'alerte.
Sans se soucier de savoir s'ils étaient vivants où morts, nos amis déshabillèrent les corps inanimés, les transportèrent à travers le long couloir, les dissimulèrent sous les mêmes tissus qui leur avaient donné asile plus tôt, et rangèrent la salle des gardes afin d'effacer toute trace du combat. Ainsi, la relève mettrait l'absence de gardes sur le compte d'une erreur administrative, d'une désertion ou d'un " pas envie " plutôt que sur un acte hostile d'un élément étranger, ce qui donnerait aux hardis aventuriers quelques minutes ou quelques heures de répit supplémentaire avant qu'on mette la base sens dessus dessous.
Après quoi, nos amis revêtirent les uniformes des soldats impériaux, casques compris. Un petit problème surgit alors. Car les gardes, de corpulence moyenne, vêtaient fort obligemment Chloé, Melgo et Djøn, eux-mêmes normalement bâtis. Mais ni la frêle Sook ni le titanesque Kalon ne pouvaient endosser les habits militaires de façon convaincante. Cependant, étant gens de ressources, ils trouvèrent un moyen de biaiser en faisant passer les deux aventuriers hors calibre pour quelques prisonniers capturés en leur liant les poignets avec des cordages dont les noeuds étaient subtilement faits, de façon à ce qu'ils puissent se libérer en un instant si l'affaire tournait mal. Melgo se chargea de transporter la besace de Sook, et Djøn l'épée de Kalon. Cet étrange équipage sortit dans les couloirs de la gigantesque ruche qu'était la Citadelle de Dar-Khalsom.
Ils s'étaient attendu à être vite démasqués et à devoir se battre, mais les premiers personnages qu'ils croisèrent leur inspirèrent plus de pitié que de crainte, c'étaient des esclaves. De misérables loques humaines vêtues de guenilles grises s'activaient dans les tunnels, portant ici et là qui des madriers, qui des outils, qui des brouettées de cailloux et de terre. Tous étaient maigres et sales, tous avaient les joues creuses et la peau marquée d'escarres répugnantes, reliques de maux que nul ne s'était préoccupé de soigner. Mais c'était le regard de ces épaves ambulantes qui impressionna le plus nos compères révulsés, des regards gris, sans vie ni volonté, des regards de damnés, qui ne se posèrent pas même un instant sur les trois étranges militaires et leurs deux prisonniers. A la vérité, aucun de ces misérables ne méritait plus le nom d'homme.
Ils errèrent ainsi dans ce lieu effroyable, cet enfer surgi non de l'activité démoniaque mais de la volonté humaine, croisant maint damnés et, aussi, quelques militaires à qui ils rendirent leurs saluts nerveux. Il régnait dans la citadelle des ténèbres une atmosphère tendue, terrifiante, malévolente et fébrile, même les officiers qu'ils virent, sous leurs airs arrogants et virils, leur firent l'effet d'avoir laissé leurs vies, leurs passés derrière eux et, ayant perdu leurs existences, de s'adonner au mal avec l'énergie du désespoir.
Mais quel genre de pouvoir pouvait-il bien mener tant d'hommes jeunes et pleins de santé à une telle détresse morale? Quelle malfaisance, quel maléfice, quelle intelligence maligne pouvait imposer ainsi son insane volonté à tout un empire et, surtout, vers quel but tendait cette activité insensée? Car l'errance de nos héros dura des heures, des heures interminables de marche, à un bon pas, dans des couloirs ténébreux qui paraissaient s'étirer à l'infini, le long desquels s'alignaient des salles cyclopéennes agrandies au burin par des légions de travailleurs aux âmes mortes, des forges dignes des dieux, prêtes à cracher bronze et acier, des ateliers, des dortoirs prêts à accueillir des légions innombrables, des salles, des salles, encore des salles, en construction ou à peine achevées, sans autre décoration que le motif infiniment répété, y compris sur les uniformes de nos amis, de quatre losanges noirs sur fond blanc, l'étendard de l'Empire Secret.
Alors seulement, tandis qu'ils commençaient à être gagnés par l'angoissante atmosphère du lieu, nos amis débouchèrent sur une salle prodigieuse. Une voûte taillée dans le roc noir culminait à une centaine de mètres, dégageant un espace immense et rigoureusement plat, sur lequel étaient posés trois machines de fer, grandes comme des maisons, qui semblaient perdues au milieu d'un tel espace. Entre les lourds contreforts soutenant la voûte avaient été installés d'étranges boxes donnant asile, non pas à d'honnêtes chevaux, mais à de terribles chauves-souris velues et marrons, grandes chacune comme deux hommes, à l'aspect terrible, suspendues par leurs pattes griffues à une immense poutre. Un large couloir reliait l'immense hall à un autre, jumeau, en construction, et deux soldats en rigoureuse faction gardaient le grand treuil permettant de rabaisser une lourde herse qui pouvait isoler les deux salles. Quelques autres soldats vaquaient à leurs occupations sur les passerelles de bois montées en hauteur sur le mur du fond, qui reliaient quelques cabines en rondins.
Mais ce qui inspira le plus nos héros, ce fut le mur opposé, qui présentait une large ouverture par laquelle ils purent contempler, enfin, le réconfortant scintillement des étoiles dans la tenture du ciel nocturne.
- Ouf, sauvés, fit Chloé avec un soulagement visible. J'ai cru qu'on trouverait jamais la sortie. Tu as vu, ils les font en métal maintenant. Notre barque était en bois... Dites, vous avez vu la taille de ces salles, c'est énorme, on pourrait y rentrer des galères entières, avec mâts et voilures.
- Ils ne regardent pas à la dépense, dans l'Empire secret, on dirait. Tout ça pour régner sur trois ports crasseux et quelques tribus de montagnards pouilleux, franchement...
Mais Sook s'arrêta dans son monologue, comprenant soudain la raison d'être de telles installations. Melgo aussi comprenait, ou pour être juste il ne pouvait plus se voiler la face tant l'évidence lui sautait aux yeux.
- Ce n'est pas l'orient qui les intéresse, ce n'est certes pas pour les quelques miséreux de ces régions qu'ils se donnent toute cette peine. Voyez, mes amis, et tremblez car sous vos yeux se tapissent les forces les plus noires et les plus dangereuses que la civilisation ait eu à affronter depuis les Guerres Universelles. Ces fous s'apprêtent visiblement à lancer leurs machines infernales et leurs serviteurs décérébrés sur les nations d'Occident, pour porter la guerre, la mort et l'anéantissement dans nos foyers.
- C'est ennuyeux.
- Mais ne perdez pas espoir, mes amis, car jamais le mal ne triomphera sur cette terre. Prévenons rois et princes, levons les armées de la liberté, fourbissons nos armes et cultivons notre courage, que se dresse l'étendard de la justice, car c'est au coeur des ténèbres les plus noires que surgit l'espoir. Il est écrit dans les Livres Sacrés que le mal se retourne toujours contre le mal, et que misérablement finissent tous les rêves de conquête et s'effondrent les empires maléfiques. Oui, mes amis, je vous en fais le serment, nous verrons de nos yeux les cadavres de nos ennemis pourrir parmi les décombres de leurs forteresses abattues, et dans l'histoires, nos noms resteront à jamais écrits en lettres glorieuses.
- Si tu le dis.
- Tu n'as pas l'air convaincue, sorcière mon amie.
- Ben, sans vouloir te décourager, il n'y a rien dans l'arsenal ordinaire des nations d'occident qui puisse arrêter une seule de leurs galères flottantes, et la magie, c'est pas la peine d'y penser, comme vous le savez. Donc même si on parvenait à unifier les diverses nations d'occident, l'avantage de l'ennemi serait encore écrasant. Or nous ne parviendrons jamais à unifier ces crétins de souverains occidentaux, qui sont pour la plupart des fins de race dégénérés qui se haïssent entre eux, à juste titre d'ailleurs, et qui se croiront chacun plus malins que le voisin en pactisant avec l'Empire.
- La félonie ne paie jamais. Dans la honte et dans la douleur, ainsi finissent les traîtres!
- Ah, c'est beau la jeunesse. Mais je suis plus ancienne que toi, Melgo, et mon expérience de la vie et des hommes m'autorise à te dire que la plupart du temps, riches, dans leur lit et entourés de l'affection de leurs arrières petits-enfants, ainsi finissent les traîtres. Et s'il arrive parfois que triomphe la justice, c'est toujours au prix d'une iniquité plus grande encore. Quant aux Livres Sacrés, ils disent beaucoup de choses, dont pas mal de conneries, et s'il est écrit que le mal se retourne toujours contre lui-même, il est vrai aussi que la corruption se cache toujours au coeur du bien le plus pur. L'homme naît foncièrement mauvais et cruel, et la société ne le rend pas meilleur, juste plus petit et mesquin. Le knout! Voilà le seul moyen de traiter. La force engendre la terreur, la terreur engendre la force, et le tout fait travailler les honnêtes gens et disparaître les parasites, ainsi conduit-on un état bien tenu. Ah, qu'on me donne une armée, et je vous montrerais la justesse de... Oui? Un problème?
La sorcière s'arrêta dans le geste explicite qu'elle faisait pour appuyer son propos, voyant la mine de ses amis. Il était heureux que Melgo fut masqué, sans quoi on l'eut vu blêmir. Il dit doucement.
- Les dieux fassent que jamais tu ne poses tes fesses sur un trône, Sook.
Puis il se reprit.
- Bon, et qu'est-ce que vous proposez pour l'instant?
- Harnachir. Gros velu.
- Oui, moi aussi, mais pas trop.
Alors le voleur vit ce que le Kalmouki désignait du doigt. Un étrange harnais de cuir gisait par terre, devant l'une des trois petites nefs de fer. Or nulle autre bête de somme ne pouvait tirer des vaisseaux volants, sinon une bête volante. Et les énormes chauve-souris parquées à côté étaient de taille parfaite pour entrer dans les harnais!
- Oh... Ah, si on pouvait accrocher ces bestiaux...
- On ne pourrait sûrement pas le conduire. Ca s'apprend pas en cinq minutes. Si je me souviens bien, la dernière fois, il a fallu invoquer une déesse pour pas finir en format crèpe.
- Oui, ajouta Chloé, mais on pourrait peut-être convaincre un type qui sait y faire?
- Conv... ah, convaincre!

VII ) Où nos amis s'échappent.

- Bon, alors voilà ce que je propose. Là-haut, sur cet espèce d'échafaudage, la cabine vitrée là, ce doit être une sorte de capitainerie. Je vais y aller avec Chloé, normalement on devrait y convaincre quelqu'un de nous accompagner. Quand ce sera fait, Djøn ira " relever " ces sympathiques gardes, là-bas. Et vous deux, les prisonniers, vous restez tranquillement ici, et vous rappliquez en vitesse si ça tourne mal.
- Oui, not'maît', on fe'a com' y veu, not'maît', fit Sook en prenant l'accent des paysans esclaves du sud de Pthath. Il est vrai qu'elle était fort énervée par le fait de ne pouvoir lancer de sortilèges à proximité des installations impériales.
Melgo exposa le plan à Djøn en quelques mots et gestes explicites, qu'il parut comprendre fort bien. Puis ils se séparèrent.
Melgo et Chloé prirent leur air le plus dégagé possible pour gravir les échelles de bois, et croisèrent sans encombre quelques soldats moroses. La cabine, petite pièce destinée au contrôle du trafic et aux tâches administratives du hangar, était éclairée de l'intérieur par une lanterne et chauffée par un poële chichement alimenté. Deux hommes en veste de cuir noir y discutaient vivement avec un troisième, assis, dans la langue gutturale qui était celle de l'Empire Secret. Melgo désigna à sa compagne le moins robuste des hommes en noir.
- Fais taire celui-là, ce sera notre pilote. Je m'occupe des deux autres.
Puis, de son air le plus martial, il toqua à la porte, salua sèchement selon le rituel qu'il avait observé chez les soldats de l'Empire, entra sans y être invité d'un air pressé, fit mine de sortir de dans sa manche un objet allongé, comme un message urgent par exemple. L'officier n'eut pas le temps de se lever, la lame fendit l'air et pénétra dans sa gorge en même temps que de la main gauche, Melgo poignardait le plus costaud de ses interlocuteurs. D'un mouvement tournant, Chloé se plaça derrière le deuxième gaillard avant qu'il n'ait le temps de réagir, et lui appuya son poignard sur sa glotte.
- Calme-toi, mon joli, on te veut vivant. Alors pas un bruit.
Bien qu'il ne comprenne rien à cette langue, la voix de l'elfe eut sur l'impérial des vertus apaisantes qui l'empêchèrent de faire une bêtise. Jetant un oeil inquiet par la grande verrière, Melgo vit en contrebas la minuscule silhouette de Djøn s'approcher des deux gardes de faction. D'aussi loin et dans l'obscurité, il ne put voir distinctement les coups portés par le roué guerrier Kalmouki, mais le résultat escompté fut atteint sans problème apparent, et l'assassin se dépêcha de couvrir d'une bâche les derniers soubresauts des corps saignants. Melgo, à son tour, dissimula hâtivement ses cadavres et, pressant la pointe de sa dague sous les côtes de son prisonnier, le poussa devant lui parmi les échafaudages. Chloé passa devant pour se débarrasser, d'un coup de poing dans la nuque, d'un autre militaire qui encombrait inutilement les passerelles en fumant quelque herbe malodorante, puis d'un deuxième, plus jeune, qui passait innocemment dans les parages pour se rendre aux feuillées. Le hangar était à eux.
Tandis que Chloé gardait l'entrée qu'ils avaient emprunté pour venir et que Djøn remplaçait les gardes qu'il avait occis auprès du passage, Sook se débarrassa de ses entraves et aida Melgo et Kalon à harnacher les bêtes volantes, qui se révélèrent d'une placidité bovine malgré leur aspect féroce et la puanteur infecte qui se dégageait de leurs fourrures brunes. Curieusement, le jeune impérial qu'ils avaient fait prisonnier, après qu'il eut compris les intentions de la troupe, se montra fort coopératif, faisant par là montre d'un patriotisme assez relatif. Sans doute quelque raison le poussait à vouloir quitter au plus vite le service de l'Empire Secret.
Le vaisseau volant avait la forme d'une lentille de quinze pas de largeur sur un peu plus de long, et dont la hauteur totale ne dépassait pas celle d'un homme. Deux poutres de bois, sur le devant, servaient à attacher les attelages de bêtes volantes. Derrière, la totalité de la coque, en bois de chêne, était recouverte de plaques de bronze rivetées et juxtaposées avec soin, de manière à ne laisser aucun interstice à la merci d'une flèche enflammée. Sur le pourtour, des jours étroits avaient été ménagés, et des supports pour arbalètes placés juste derrière. Au sommet, une petite tourelle permettait à un tireur d'ajuster son tir sans trop s'exposer. Sur la face inférieure, une trappe permettait de viser un ennemi venant de dessous, ou de lâcher des projectiles. Le pilote, assis à l'avant du véhicule, pouvait diriger son engin en tirant sur les mors des bêtes, ou en actionnant par un jeu de poulies les quatre grandes barres d'alliage anti-gravité qui, plus ou moins retirées de leurs manchons de cuivre, permettaient de soulever le navire aérien.
- Belle mécanique, fit Melgo en toquant contre la coque blindée. Espérons que nous n'aurons pas trop d'imprévus sur la route.

Le vent s'était levé et l'orage menaçait, ce qui avait contraint le Chevalier Noir à contourner l'orgueilleux Sinri-Bornad, couronnant l'Antre Maudit de Skelos, plutôt que de le survoler comme il en avait l'intention. Fort lassés par ce voyage éreintant autant qu'imprévu, et par dessus le marché considérablement trempés par les pluies qu'ils avaient traversées, les cinq cavaliers, leur chef ténébreux et leurs wyrms fuligineux ne furent pas mécontents d'arriver enfin en vue de la citadelle souterraine de Dar-Khalsom, étincelante sous la discrète lueur des étoiles. Les impériaux obliquèrent, s'engouffrèrent dans la première des deux bouches immenses - mais invisibles depuis la vallée - qui s'ouvraient à eux, à flanc de montagne, et posèrent leurs bêtes, provoquant une vive agitation parmi les personnels au sol de faction ce soir-là. Tous, bien sûr, avaient reconnu en tremblant le terrible Chevalier Noir, seigneur de Kush, disciple de l'Empereur, tyran de Ghoraz et Baneth, fléau des armées du Shedung, général en chef des légions noires, archidiacre de l'ordre pourpre, et joueur de balisette pas trop maladroit, à ses heures. Il jeta un oeil au hangar gigantesque, sans y trouver rien d'anormal. L'officier de garde, gris de mine comme de vêture, accourut aussitôt.
- Monseigneur, j'espère que vous avez fait bon voyage. Que nous vaut le plaisir de cet honneur inattendu?
- Je vous dispense de politesses. Y a-t-il eu un groupe d'intrus dans la citadelle aujourd'hui?
- Euh, Monseigneur, je l'ignore, je viens de prendre mon...
- Et bien allez réveiller le colonel de la place, qu'il fasse tripler toutes les gardes et mette la citadelle en état d'alerte. Au nom de l'Empereur, je prends le commandement de...
- Monseigneur?
L'imposant personnage en armure et cape noire s'était arrêté au milieu de ses ordre et jetait, de nouveau, des regards inquiets autour de lui, tel le loup flairant un gibier. Ses pouvoirs mentaux extraordinaires étaient connus de tous. Il se fixa sur le garde de faction au grand couloir de service, entre les hangars, et le désigna de sa main gantée.
- C'est un traître! Vite, à l'autre hangar!

Djøn, se voyant ainsi découvert, jeta un oeil derrière lui et vit que ses compagnons mettaient la dernière main au harnachement des chauve-souris géantes. Il prit alors la décision qui s'imposait. Il tira de son fourreau l'épée que lui avait confié Kalon, l'épée magique qui maintenant flamboyait d'éclairs silencieux, et l'abattit sur la corde à son côté, au plus près du treuil, la tranchant sans difficulté. La lourde herse s'abattit derrière lui dans un fracas assourdissant, prévenant ses compagnons du péril qui s'approchait et isolant les deux hangars, le laissant seul face aux soldats et au terrible paladin de noir vêtu. Il se mit en garde, sans hâte, et comme un Kalmouki dit adieu à la vie. Tirant à son tour sa lame de feu, le Chevalier Noir fit un geste en direction d'un tunnel et ordonna à ses hommes de courir plus vite à l'autre hangar. Puis il salua fort civilement son adversaire, avança sur le Kalmouki.
- Putain de guerre, ajouta Djøn, non sans raison il est vrai.

Durant ce temps, nos héros avaient considérablement activé la manoeuvre et pris place à bord de la machine volante. Quelques soldats des alentours, alertés par les cris, étaient arrivés prestement et, du haut de la passerelle, décochaient les carreaux de leurs arbalètes sur la cible ô combien véloce que leur offrait Chloé, obligée de courir sur toute la longueur du hangar. D'une pensée, elle se changea en monstre blindé, faisant éclater le malcommode uniforme de l'Empire Secret, gageant avec quelque bon sens qu'une carapace de chitine qui avait résisté aux assauts d'un démon majeur ne pouvait guère souffrir de quelques bouts de métal pointus. Forte de cette certitude, elle se retourna en un geste de défi et, usant de la petite arbalète qu'elle avait dérobée à l'un des impériaux, tira à son tour en direction de ses assaillants, sans espoir de toucher quelqu'un, juste pour freiner quelques instants la progression des soldats ennemis en les forçant à se mettre à couvert. Ceci fait, elle se jeta dans la porte arrière du vaisseau et, aidée de Sook, la referma précipitamment, juste à temps pour entendre une grêle de chocs métalliques contre la coque. Quelques hardis impériaux avaient atteint le sol du hangar et couraient maintenant droit vers le vaisseau. Melgo, qui tenait toujours en respect le pilote au blouson noir, rugit.
- Il faut les arrêter, les bestioles ne sont pas blindées!
Avec une célérité qui ne lui était pas coutumière, Kalon sauta dans la cavité articulée située au centre de la machine volante, saisit les poignées d'une étrange arbalète à carreaux multiples qui y trônait et sans réfléchir tira " dans le tas ", ce qui arrêta définitivement deux des soldats et convainquit les autres que trop de hâte n'est pas toujours bonne conseillère. Cependant, Chloé avait rechargé son arme et, soulevant un sabord métallique cachant une des fentes latérales, tira sur un autre militaire, qu'elle manqua, car la réputation des elfes aux armes à distance est fort surfaite.
- Mais tu vas nous faire décoller, andouille de militaire, hurla Melgo à son captif.
- Bitjouta! Répondit grossièrement l'intéressé, qui se démenait depuis quelques minutes avec les complexes commandes de l'engin. Enfin, il tourna à toute vitesse les deux volants de cuivre actionnant les barres de sustentation, et lorsqu'il donna un coup sec du long fouet articulé sur les flancs des quatre chauves-souris géantes, elles déployèrent leurs grandes ailes noires et en battirent à l'unisson, traînant les patins de l'appareil pendant quelques mètres sur la surface irrégulière du hangar avant de prendre un peu de vitesse et quelques centimètres d'altitude.
Alors, regardant par les sabords, nos quatre amis fascinés assistèrent aux dernières passes d'un combat peu commun.
S'étant battu comme un lion, sans autre perspective que la vengeance, contre un formidable adversaire, son étincelante flamberge serrée dans ses mains ensanglantées, Djøn portait contre le Chevalier Noir les derniers coups que sa fatigue lui permettait. Frappant avec une énergie et une bravoure sans égales, il parvint un instant à faire trébucher le sombre seigneur, et tournoyant, mit toute son âme dans un coup de taille à la poitrine. Tout autre que le seigneur de Kush fut mort à ce moment, cependant il se releva, sa formidable armure noire ayant à peine été entamée. Le combat était perdu pour Djøn qui recula, jeta un regard à la nef volante qui s'en allait, et longtemps Melgo crut qu'il avait vu, sur ses lèvres, l'esquisse d'un sourire lorsque le Chevalier Noir, à son tour, le frappa sans qu'il fasse un geste pour se protéger.
- Oh, ben le pauvre! Vous avez vu? Il est mort! Fit Chloé, fort à propos.
- Ça alors! Admira Melgo. C'est ce qui s'appelle avoir des couilles.
- Mon épée, commenta Kalon, sans songer à cacher son mécontentement d'avoir perdu son arme.
- Bon, vous me réveillez à Sembaris, les gars.
Et la sorcière se mit en boule sur le plancher avec la ferme intention de dormir.
- Cette fille est incroyable, marmonna Melgo en jetant un dernière regard à la hideuse citadelle dont seules les bouches éclairées étaient visibles.
- C'est triste ce qui est arrivé à ce pauvre Djøn, songea tout haut Chloé, assise contre la paroi.
- N'aie pas de regrets, fillette, car il a choisi son destin. Il aurait pu courir vers nous, mais il a préféré condamner la herse, se condamnant à la mort, pour nous laisser le temps de partir. Voici un acte de bravoure dont bien peu auraient été capables, et il a fait honneur à son peuple en l'accomplissant. De toute façon, les siens avaient péri, et il savait en lui-même qu'il les rejoindrait bientôt, d'une façon ou d'une autre. Un grand guerrier est mort ce soir, et même si souvent les vieillards sont oublieux, lorsque l'âge viendra, je me souviendrai de lui comme d'un homme qui... Tiens, mais on ralentit. Holà, le prisonnier, fouette un peu les bestioles, qu'on s'éloigne de cet endroit de malheur. Eh, tu m'entends?
- Ti, répondit l'impérial lorsque Melgo lui secoua rudement l'épaule.
- Euh...
- Ba! Gronda Kalon, raide comme un piquet.
- Les vers! Hurla Chloé, comme possédée. Comme dans la grotte, les vers noirs nous attaquent. Je le sens dans mon cerveau, ils arrivent... Melgo, aide-moi...
Désemparé, le voleur regarda autour de lui, puis passa la tête par la tourelle supérieure pour voir autour de l'appareil. Tels les dragons de l'Apocalypse, cinq wyrms fuligineux se découpaient sur la tenture étoilée, claquant de leurs ailes veloutées autour du vaisseau. En voyant leurs yeux immenses et blancs comme la neige, il reconnut la hideuse parentée entre les petits vers cavernicoles qui s'étaient abattus sur eux dans l'Antre Maudit de Skelos et ces grandes montures qui maintenant les traquaient jusque dans leurs âmes. Mais pourquoi, maintenant, résistait-il à leur appel débilitant, tandis que même Chloé semblait prête à leur céder? Pourquoi maintenant, et pas la veille, dans la grotte?
- Le casque! Il me protège de ces attaques mentales, voilà pourquoi à la citadelle, tous le portaient. Vite, essaie d'en trouver parmi les bagages.
- Je... nne...
La nef volante était maintenant totalement arrêtée, sans doute les quatre bêtes qui la tiraient avaient-elles, à leur tour, fait les frais de l'attaque sournoise des wyrms. Fouillant à toute vitesse les multiples caches offertes par le vaisseau, le voleur ne put trouver aucun casque pour son amie, qui poussait maintenant de petits cris aigus et désespérés. Plus grave, il sentait à son tour une macule d'obscurité glacée se répandre dans son cerveau. Il se dirigea vers l'arbalète inférieure et regarda aux alentours, tentant de repérer les formes fantômatiques volant autour de lui tout en encochant un trait, mais les wyrms volaient autour de la nef, accomplissant de savantes arabesques dans la nuit, bien trop vite pour que Melgo ait le temps d'ajuster son tir.
Et le salut vint, lui-aussi, du ciel. Un septième wyrm déboula soudain sur le champ de bataille aérien, plongeant sans peur au milieu de la formation de ses congénères. Plus véloce qu'eux car dépourvu de cavalier et de harnachement, il frappa de sa queue un des chevaliers qui fut désarçonné sur le coup, tandis qu'un deuxième, accidentellement effleuré par l'aile de sa monture affolée, fut sonné pour le compte. Profitant de la désorganisation de l'ennemi, Melgo put enfin ajuster l'un des impériaux, qui avait dû s'immobiliser une seconde pour localiser le nouvel adversaire, et logea un carreau dans la gorge du wyrm, provoquant un cri de terreur chez son maître, qui se savait condamné. Délivrée de la pression mentale exercée sur elle par les terribles bêtes, Chloé avait repris ses esprits et, par la tourelle supérieure, tentait de viser un des chevaliers restants avec son arbalète. Kalon, lui aussi réveillé, bien qu'un peu vaseux, la poussa rudement et lui prit son arme des mains, puis tira avec habileté sur l'un des chevaliers en déroute, lui perçant la poitrine. Un autre wyrm avait plongé pour courir sus au providentiel sauveteur ailé de nos héros, mais il ne put jamais le voir d'assez près pour lui tirer dessus, car sa monture était exténuée et alourdie. Le Chevalier Noir restait en lice, restant un instant aux côtés de la nef volante, se demandant s'il convenait de continuer seul un combat inégal, où s'il devait rentrer auprès de l'Empereur confesser son échec. Melgo décida pour lui. Il avait, en effet, eu le temps de recharger complètement l'arbalète multiple de la face inférieure, et put mettre en joue le sombre seigneur. Celui-ci sentit au dernier moment la menace, par quelque sens inconnu, et plongea pour se protéger, mais pas assez vite pour éviter que son propre wyrm ne fut cruellement blessé par un carreau qui transperça la voilure interne de son aile droite. Le ver volant ne pouvait plus donner la chasse à quoique ce soit, il aurait déjà bien de la chance s'il rentrait à sa base. Ils firent demi-tour en vitesse et partirent sans demander leur reste, à la grande joie de l'équipage à moitié sonné de la nef volante, qui de nouveau s'ébranla vers le couchant.

Le soleil se leva quelques heures plus tard. Malgré la fatigue, nul ne put s'endormir en raison de l'excitation du combat (à part Sook, qui avait tout raté de cet épisode, vu qu'elle dormait). Le wyrm providentiel apparut alors, flottant paresseusement aux côtés de la nef, sa gueule gouttant encore d'un sang épais. Apparemment, son adversaire avait trouvé plus fort que lui.
- C'est ma boubouille! S'écria Chloé en le voyant arriver.
- Brââââïïïï, répondit l'intéressé.
- Quoi, celui que tu avais sorti de l'oeuf? Il a grandi plutôt vite.
- Sûrement que ces imbéciles de l'Empire lui ont fait subir un traitement à leur façon pour le... euh... gonfler, je sais pas. En tout cas il est venu à temps pour sauver sa maman, le gentil bébé. Comment on va t'appeler? Gouzigouzi? Bibouillou? Jolipupuce?

Et c'est ainsi qu'un étrange équipage composé de quatre héros fatigués, un impérial plus ou moins renégat, un vaisseau volant, quatre chauves-souris géantes et un wyrm fuligineux parfaitement hideux appelé " Grospoupoute " prit la direction de l'ouest, laissant derrière lui les sombres manigances de l'Empire Secret et de ses féaux.
Et derrière, loin derrière, suivait en volant une épée magique assez mécontente qu'on l'oublie.

And Kalon will bi baque in :

KALON, REVIENS PARMI LES TIENS


1 ) Arc Kalmouki portée 47 pas
2 ) Guidé vers leur trépas, il était pillard.
3 ) Mais elle connaissait toutes les lettres de E à T, ainsi que celles qui suivent le V.