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KALON XIII
Voici que nos amis retrouvent enfin leurs pénates, alors que bien des ans se sont écoulés depuis leur départ, de par le fait des paradoxe temporels. Et ils découvrent que leur souvenir est encore vivace dans les âmes des sembarites.


KALON, REVIENS PARMI LES TIENS

Ou

Hard to starboard !



I ) Où l'on retrouve avec soulagement, mais aussi difficulté, un rivage familier.

Ecumant de force et de rage, bondissant parmi les éclairs et les coups de vent, jaillissant tels des diables d'une mer noire comme la suie, les vagues soulevaient la nef désemparée, la retournaient presque parfois, poussant ses occupants et ses marchandises d'un bord à l'autre, sans que nul n'eut de meilleure solution à proposer que la prière ou l'ivrognerie. Parfois, le navire était entouré de collines d'eau escarpées et menaçantes, et l'instant d'après, il se trouvait au sommet d'une colonne liquide et éphémère, contemplant l'espace d'un battement de coeur l'étendue de sa misère et la force infinie de la nature. De lourds paquets de mers s'abattaient régulièrement sur le pont, emportant tout ce qui n'y était pas solidement assujetti, et les huit vents furieux semblaient s'être donné rendez-vous en cet endroit précis pour y donner leur concert de hurlements mortels. Seul un noir démon exhalé des entrailles de l'enfer aurait pu tenir dehors, bravant les éléments, et contempler de son oeil de feu l'étendue de la folie divine sans s'y perdre à son tour. Et en effet, c'était bien un démon qui, la main gauche crispée à une écoute, dardait les éléments de son regard vague.
Puis elle se pencha en avant par-dessus le bastingage et dégobilla, une nouvelle fois, tripes et boyaux.
Sur sa (longue) liste des choses à éliminer de toute urgence le jour où elle serait le maître du Monde, Sook avait placé la mer en bonne position. Ces " immenses étendues de pisse de poisson et de sperme de poulpe ", comme elle disait, ne lui semblaient avoir été placées sur terre que pour la faire chier personnellement, et ce voyage n'allait sûrement pas arranger son opinion à ce propos. Tout d'abord, ses amis lui faisaient plus ou moins la gueule depuis qu'ils s'étaient aperçu que les quelques mois qu'avaient duré leur périple parmi les dimensions s'étaient en fait traduits en une dizaine d'années dans leur monde. Elle avait eu beau leur expliquer que les glissements temporels sont fréquents et imprévisibles, que c'était pas sa faute, que le terrain était lourd, qu'elle s'appliquerait la prochaine fois, qu'ils pouvaient s'estimer heureux de pas en avoir été de dix mille ans et qu'après tout, s'ils pensaient mieux faire, ils n'avaient qu'à essayer, ces arguments n'avaient pas eu l'air de les convaincre outre mesure. En plus de ça, Melgo avait jugé plus prudent de poser leur nef volante dans le désert de rocailles, non loin de Rakmoul, de congédier les chauve-souris géantes qui leur avaient servi de bêtes de sommes et de dissimuler la machine dans une caverne. En effet, il s'était cru intelligent en prévoyant que leur ville de Sembaris ne les accueillerait pas forcément à bras ouverts, vu qu'ils l'avaient mise en assez mauvais état quand ils l'avaient quittée. Donc son plan consistait à rejoindre la grande cité par la mer, en prenant place pour ce faire dans une petite nef qui justement s'y rendait. Or il s'avéra que l'équipage était infiltré par un parti de pirates, qui se mutina contre le capitaine dès qu'ils furent hors de vue des côtes d'Orient. Ledit capitaine, ivrogne et incapable, fut incapable de faire face, et finit jeté à la mer sans avoir dessaoulé, avec quelques-uns de ses marins restés inexplicablement fidèles. Alors, les libres compagnons eurent le tort de se retourner contre les quatre passagers, restés jusque-là neutres.
A trente malandrins contre quatre aventuriers, le combat fut inégal et promptement achevé, et les cadavres des pillards, tranchés, démembrés, transpercés, brûlés, atrocement déformés, avaient vite fait la joie des mérous autochtones.
C'est alors que Melgo se mit en grande colère, et chapitra vertement ses amis, arguant que sans équipage, il serait bien difficile de manoeuvrer un tel bateau. Ils en étaient encore à s'engueuler lorsque Chloé, que l'élément marin avait rendue bien plus vindicative qu'à l'habitude, fut prévenue par son animal familier, un reptile volant du dernier hideux appelé " Grospoupoute ", qu'une tempête s'approchait.
Melgo avait bien tenté de faire le capitaine, utilisant pour cela sa courte expérience de l'élément liquide, mais il devint rapidement évident que quatre amateurs ne pouvaient réussir à éviter l'orage là où trente marins confirmés eussent été bien à la peine. Ils prirent donc le parti d'amener les voiles, de calfeutrer les écoutilles et de faire le gros dos en attendant que ça passe. Sauf que Sook, bien trop malade, avait préféré sortir pour rendre à la nature ce qu'elle lui devait, gageant que la mort par noyade était infiniment préférable au malaise qui la tenaillait et qui lui donnait l'impression que sa peau souhaitait se retourner afin que les organes se retrouvent dehors.
- Rentre, andouille, tu vas attraper la mort!
Elle voulut se retourner pour dire à Melgo ce qu'elle pensait de lui en ces termes imagés et fleuris qui lui étaient habituels, mais son système digestif était d'un autre avis.
- Allez, va la chercher avant qu'elle ne passe par-dessus bord!
Le voleur se poussa pour laisser place à la grande silhouette de Kalon, le barbare des steppes nordiques, seul capable de s'aventurer sur le pont. Il saisit Sook par la taille et la ramena rapidement à l'abri, sans tenir compte de ses faibles protestations.
Ah, elle formait un beau tableau, la glorieuse Compagnie du Val Fleuri, blottie, tremblante de froid, d'humidité et il faut bien le dire de peur, à fond de cale, à la lueur vacillante d'une lanterne à huile.
Kalon était un puissant barbare d'Héboria, contrée qui fabriquait à la chaîne des brutes au muscle d'acier et au cerveau anecdotique. Sa longue chevelure noire cascadait sur sa poitrine nue aux rondeurs viriles mises en valeur par les embruns, ses yeux sombres et ordinairement d'un calme imperturbable trahissaient ce jour-là une agitation intérieure qu'il s'efforçait de cacher autant qu'il le pouvait. Il portait donc Sook, l'étrange succube myope, sorcière et misanthrope, à la coiffure rousse et désordonnée. Que le mot " succube " ne vous égare pas, elle était aussi sexy qu'un pot de yaourt au bifidus actif plein de mégots. On ne pouvait pas en dire autant de Chloé, qui il est vrai était une elfe, race connue pour son goût de la séduction. L'épisode des pirates l'avait laissée nue comme un ver, car elle possédait l'étrange pouvoir de se recouvrir d'une épaisse et solide carapace de chitine noire, qui la rendait quasiment invulnérable, mais qui faisait immanquablement exploser tous les vêtements qu'elle portait à chaque combat. Grelottant, éternuant et reniflant bruyamment, emmitouflée dans une voile prise dans la réserve, elle n'en demeurait pas moins d'une stupéfiante beauté. Enfin, le dernier personnage du groupe, Melgo de Pthath, voleur de formation et grand-prêtre de M'Ranis par hasard, faisait plus ou moins office de leader. Sa face bistre, sans âge, ni grâce, ni défaut particulier, et son crâne intégralement rasé suite à un voeu étaient les seules particularités qu'on aurait pu citer à son sujet. Dans un coin de la petite cale, ils avaient entassé tous leurs biens les plus précieux, leur matériel d'aventure, ainsi que les quelques armes magiques qu'ils avaient acquises au cours de leurs pérégrinations.

Ainsi donc, verdâtres et vomissants, nos héros traversèrent sans gloire excessive une partie de la mer Kaltienne avant qu'une accalmie ne leur permette de voir, au ponant, une terre. L'espoir de quitter enfin l'élément liquide leur donna quelque énergie, et sous le commandement de Melgo, ils s'affairèrent à la manoeuvre afin de virer de bord. Ils parvinrent, au bout de quelques heures, à attirer l'attention de quelques pêcheurs du cru qui, dès que leur fou-rire eut cessé, leur prêtèrent assistance. Ainsi parvinrent-ils, avant la nuit, à gagner le havre propice d'un petit port de pêche.
- Eh bien, vous venez d'où, avec vot' bateau trop grand, vous aut'?
Ainsi s'exprimait un de ces loups de mer qu'on dit vieux car leur visage porte les marques de leur dur métier(1), tout en amarrant son propre esquif à la jetée.
- Ah, fit Melgo en prenant son air le plus las, ce qui ne lui demanda aucun effort. Bien long fut notre périple, nombreuses furent les épreuves que les dieux ombrageux tendirent sur notre route, bien des tempêtes avons-nous affrontées sans jamais que faiblisse notre espoir de revoir un jour notre pays. Toutes sortes d'hommes avons-nous croisés, des grands et des médiocres, des saints et des démoniaques, des pleutres et des héros, en si grand nombre qu'en nos souvenirs, leurs faces et leurs noms se mélangent. Nos regards ont caressé des paysages effroyables comme les rêves du diable, d'autres si beaux qu'à leur souvenir, les larmes me viennent aux yeux, nos oreilles ont ouï le chant des sirènes et les plaintes...
- Euh... sûrement, mais vous venez d'où avec ça?
- Sembaris, conclut Kalon.
- Ah? Et vous avez fait tout ça pour parcourir vingt børns en bateau? Vous n'êtes pas les meilleurs marins que je connaisse, pas vrai?
- Vingt børns? S'enquit Sook. Mais où sommes-nous donc?
Le marin se redressa, bomba le torse autant que sa bedaine le lui permettait, et désignant une douzaine de baraques pouilleuses d'un geste ample, dit :
- Mekiotikoulis, le plus beau village de Khôrn!
- Khôrn? Je n'ose le croire, nous serons chez nous demain!
- Oui, sauf si vous prenez la mer, ah ah ah!
Ils acceptèrent bien volontiers l'hospitalité rustique du marin rigolard et de sa femme - qu'il avait dû épouser au poids - et ne se firent pas prier pour dormir longuement, bercés par la douce perspective de regagner leurs pénates.

Donc, le lendemain matin, tandis que Sook dormait encore, les trois autres compères s'étaient réunis dans ce qu'un topographe indulgent aurait certainement appelé une rue, afin d'être à l'abri des oreilles indiscrètes. Ils n'avaient pas convié leur collègue car elle avait toujours eu de gros besoins en sommeil, elle était de fort mauvais poil quand on la réveillait prématurément, et de toute façon, c'était une chieuse.
- On pourrait peut-être y aller par la mer, suggéra Chloé.
- Ben, vu le résultat de la dernière fois, je serais plutôt d'avis de prendre les routes, comme d'honnêtes gens.
- Je voulais dire qu'on pourrait engager un équipage compétent et suffisant, ces gens là doivent savoir faire avancer un bateau.
- Les sous, fit Kalon en montrant ses poches vides.
- Pour ça pas de problème, répondit l'elfe, on peut leur promettre de leur donner le bateau en paiement à Sembaris.
- De toute façon, j'ai pu repérer diverses bricoles cachées dans certains recoins du navire, vous savez comme je suis... Bref, on n'a pas à s'en faire pour l'argent. Mais il y a une autre raison pour laquelle je préfère la voie terrestre, c'est que, si vous vous souvenez bien, quand on a quitté Sembaris la dernière fois, on l'avait laissée en flammes après avoir pillé le trésor royal. J'aimerais d'abord tâter le terrain avant de débarquer sur les quais, la gueule enfarinée, pour voir si on a un peu oublié nos " exploits ". Parce que les Arènes, je les connais déjà, et j'ai pas envie d'être l'attraction principale.
Ils furent bien obligés d'en convenir, et se rallièrent à ce sage point de vue. Ils se rendirent chez l'homme le plus riche du village, et échangèrent leur navire contre quatre chevaux, qui en l'occurrence se trouvèrent être des mules, et commencèrent à les charger des quelques " bricoles ", soient environ cinq livres d'argent en petites et grandes monnaies, une tapisserie de grand prix et de provenance inconnue, trois estocs de parade négociables chacun une centaine de naves et diverses breloques de moindre valeur. Puis ils récupérèrent leur sorcière un peu vaseuse, firent des adieux touchants à leurs hôtes, leur promettant de revenir les voir, et toutes sortes d'émouvants mensonges du même genre, et prirent la sente muletière réputée conduire directement à la capitale.

La réputation de la sente était toutefois fort surfaite, et l'adverbe " directement " semblait revêtir des significations fort diverses selon l'individu qui l'employait. De fait, ils avaient pris du retard au matin, et après avoir traversé force landes tortueuses et gravi moult collines escarpées, traversé quelques hameaux et croisé sans leur adresser la parole de nombreux voyageurs, ils étaient encore loin de leur douce cité quand le soleil déclina. Avisant un pré bordant un bois, traversé d'un ru clair et glacé, nos amis convinrent qu'il serait parfait pour y dormir. Du reste, deux autres groupes de voyageurs semblaient avoir eu la même idée.
Le premier consistait en deux carrioles à boeufs transportant l'une du matériel de scène, et l'autre trois jeunes garçons au physique avantageux, au cheveu court et aux dents blanches, allant torse-nu ou vêtus de fines chemises largement ouvertes. Ils étaient accompagnés par un garde adipeux et taciturne, ancien mercenaire Balnais à en juger par ses armes, une femme d'âge mûr, sèche et d'abord désagréable, et un homme d'une quarantaine d'années richement vêtu de velours noir, exhibant une chaîne en or autour du cou et des bagues clinquantes aux doigts, portant un catogan à la dernière mode, et aux manières odieuses. Il faisait exécuter aux trois éphèbes des mouvements amples et synchronisés en un ballet qui évoquait quelque sombre rituel, quelque invocation shamanique et impie venue du fond des temps afin de rappeler les dieux anciens et hideux, et tout un tas de trucs comme ça. Mais en se rapprochant, nos amis perçurent le son d'un clavecin portatif actionné par la femme, jouant une musique syncopée sur laquelle dansaient les jouvenceaux. Les deux chariots étaient aux armes des " Bards 2 Men, (c) productions Merdouni ". Sans doute était-ce un spectacle à la mode, et nos héros ne purent s'empêcher de trouver la mode regrettable.
L'autre groupe, un peu plus loin, était bien plus important, une centaine de membres environ. Ils terminaient leur installation dans la bonne humeur et les chansons. Il émanait de leur camp une atmosphère écoeurante de fanatisme aveugle, de joie factice, de fausseté et de mensonge que Melgo identifia immédiatement :
- Des pèlerins, cracha-t-il, comme s'il avait désigné les pires renégats de la Terre.
Ils décidèrent donc de préférer la compagnie des Bards 2 Men.

Finalement, Merdouni et sa troupe se révélèrent de fréquentation assez agréable.
- C'est vrai que c'est pas de l'opéra, confia le promoteur à Melgo, mais il faut bien répondre à la demande du public, et surtout le cibler efficacement.
- Cibler?
- Eh oui, expliqua-t-il au voleur en désignant deux des garçons qui effectuaient une petite démonstration de leurs talents devant Sook et Kalon. Regardez votre ami barbare, là, il n'a pas l'air très convaincu, comme vous le voyez...
- C'est le moins que l'on puisse dire.
- Notre public est en effet essentiellement féminin, et de préférence très jeune. D'où les torses musclés et épilés que vous voyez, les jouvencelles sont semble-t-il effrayées par une pilosité excessive. C'est dommage, j'avais monté un groupe de bûcherons chantants, mais ça n'a jamais pris. En plus on a eu des problèmes après un concert, où l'un des gars avait... euh, avec une groupie, vous voyez... comment dire, enfin bref, l'aventure avait connu une fin précipitée. Ce qui ne risque pas d'arriver avec ces trois bellâtres demi-mongols dont je m'occupe depuis, car j'ai bien fait attention à les choisir dans les thermes d'une certaine palestre, dans la cité bardite de Nokhina... mais je vois que nous nous comprenons. Ils ne risquent donc pas de serrer la clientèle de trop près, vu qu'ils ne savent guère apprécier le beau sexe.
- Oui, enfin c'est vous qui le dites. Au fait, où est donc votre troisième larron, et la fille qui nous accompagne?
Médusé, Merdouni s'aperçut que les individus en question s'étaient éclipsés de conserve depuis plusieurs minutes.
- Naaaan, c'est pas possible!
- Chloé est capable de choses étonnantes, vous savez. Mais dites-moi, quelle raison vous pousse à prendre le chemin de Sembaris?
- Et bien comme tout le monde je suppose, on vient pour les Journées.
- Journées?
- Ben oui, quoi, les Journées de la Jeunesse Kaltienne. Je suppose que vous aussi vous venez pour ça. Avec tout ce monde, c'est sûr qu'on aura pas mal de public.
- Ah oui, bien sûr, mentit Melgo qui depuis tout petit savait quels périls on courait à passer pour un ignorant.
- Quand même, si jamais on m'avait dit que je verrais une telle chose de mon vivant, je ne l'aurais pas cru. Eh mais, on dirait que nos voisins nous envoient de la visite.
En effet, deux hommes s'avançaient d'un bon pas, droit sur le foyer de nos héros. Le premier, bien que de taille moyenne et de maigre corpulence, dégageait comme une forte aura invisible. Son long visage pâle encadré de longs cheveux blancs, bien qu'il ne fut point encore un vieillard, se creusait de ces ridules que l'on prétend dues à l'excès de sourire. Et ces yeux, gris et fixes, enfoncés dans ces orbites cernées, avaient le pouvoir rare autant que puissant de capter immédiatement l'attention. A son côté, vêtu comme lui d'une longue chasuble blanche et chaussé de sandales usées par des lieues de marche, se tenait un garçonnet brun d'une douzaine d'années, mince et beau comme un dieu Bardite, semblant lui-aussi atteint de transe mystique au stade terminal. Sans doute, songea Melgo, s'agissait-il de son giton. Mais il faut dire que Melgo avait l'esprit tordu. Le plus âgé parla, d'une voix assurée et hypnotique.
- Paix sur vous, gentils sires, j'ai nom Bestibal, et voici mon jeune novice Fridouille. Etes-vous comme nous de gentils pèlerins en quête de communion apostolique avec les mystères de la résurrection et...
Sook l'arrêta d'un geste sec avant même que Melgo n'aie eu le temps de réagir.
- Non, on vient en ville pour affaires.
L'illuminé, peu habitué à ne pas pouvoir finir ses phrases, ne s'avoua pas vaincu pour autant et prit place sans gêne auprès de Sook. Sans doute aimait-il la difficulté.
- Je sens en vous une âme en quête du sens de l'existence, une âme qui cherche le chemin de la vérité et de l'espérance. Savez-vous que le secours de la religion peut vous apporter le réconfort et la bienfaisante chaleur de l'esprit divin?
Pour toute réponse, la sorcière sortit de sous sa chemise les pendentifs qu'elle portait sur sa poitrine. Le pentagramme d'or de la guilde des sorciers de Sembaris, indiquant son rang dans la noble institution, et dont elle avait fait déplacer la boucle d'un dixième de tour afin que la pointe se retrouve en bas, l'Amulette des Ténèbres portant six crânes de rats et un de taupe, prise à l'un des malheureux nécromants qui lui avaient cherché noise dans sa jeunesse, et la Médaille du Bouc Noir, trophée reçu à la CCXDVIième Biennale de la Malédiction de Ghozdâr(2). Elle reprit pour l'occasion son accent oriental, hérité de son enfance, pour répondre au prêtre.
- Effectivement, je crois que la religion a besoin de secours quand je suis là, car je suis le démon, la bête de l'apocalypse, celle qui va avec le feu et le sang, celle qui sème sur la Terre les graines de la destruction. Craignez mon courroux, craignez ma puissance, et écoutez ma prophétie : la chair, elle mangera, le sang, elle boira. Ainsi est-il écrit dans les Livres Noirs depuis la nuit des temps. Maintenant va, la peur au coeur et la folie à l'esprit, et répand la nouvelle de mon avènement.
Dans la mouvante lumière du feu, qui n'apportait aucun sentiment de chaleur à cette scène, la rousse chevelure de la succube se détachait avec une intensité inquiétante. Le prêtre, après avoir roulé des yeux ronds, se releva comme s'il avait été piqué par un scorpion et s'en fut précipitamment, regardant par instants derrière son épaule. Devant les mines grisâtres de ses compagnons, Sook se crut obligée d'expliquer :
- Le premier truc qu'on apprend dans les écoles de sorciers, c'est que bien souvent, quelques paroles creuses et vagues menaces suffisent à éloigner les importuns, ce qui fait l'économie d'un sortilège. C'est bien pratique.
- Tu m'en diras tant.
- Vous n'auriez pas dû prononcer ces paroles, avertit Merdouni visiblement inquiet. Ils sont puissants, évitez Sembaris si vous tenez à la vie.
- Quoi, ces quelques illuminés? Quel mal pourraient-ils nous faire?
- Eux, pas grand chose, mais s'ils...
Mais, au grand énervement de Melgo, le promoteur de spectacle fut interrompu par son troisième jeune protégé, qui s'en revenait du bois, la mine rouge et le pas peu assuré. Il fut suivi de peu par Chloé, qui chantonnait joyeusement et prenait son temps. Elle finit par se laisser tomber entre Kalon et Sook, assise en tailleur, et un grand sourire aux lèvres.
- Alors, tu t'es amusée?
- Moui.
- C'est répugnant! Allez, au pieu bande d'obsédés, demain risque d'être long.
Et sans attendre, la sorcière sombre se roula en boule et s'endormit, mettant un point final à la veillée. La concentration en aventuriers traque-bestes de tout poil était telle dans les parages de Sembaris que les probabilités pour qu'un monstre survivant au génocide ait l'outrecuidance d'errer alentour sont quasi-nulles, il ne fut donc pas nécessaire de monter la garde, et ils s'endormirent, bercés par les chants nocturnes des bestioles qui n'ont rien d'autre à foutre qu'à chanter la nuit.

II ) Où bien des choses ont changé depuis mon époque, eh oui...

Le lendemain, excités par l'idée de retrouver Sembaris, la cité éternelle, leur foyer, ils furent debout dès l'aurore et se mirent promptement en chemin. L'astre du jour était encore bas sur l'horizon lorsque le chemin franchit une crête, et qu'à leurs yeux ébahis s'étendit la plaine et la baie de Sembaris. Stupéfaits par la splendeur de ce spectacle matinal, ils firent une halte improvisée pour béer tout leur saoul.
L'arête sud-est de la muraille frappée par les rayons du soleil d'automne formait une ligne brillante dans les tons roses, entrecoupée par les dents larges et anguleuses des tours de garde, et la puissante barbacane défendant la porte de Schemel, où se pressait une foule inhabituelle à cette heure. La Compagnie n'avait pas eu le loisir, lors de son départ précipité, d'apprécier les dégâts occasionnés par leur combat contre la succube Lilith, mais ils avaient craint de ne retrouver que des ruines. Par bonheur, ce n'était pas le cas. Il semblait que les échoppes des marchands se dressaient, plus colorées que jamais, dans les fraîches ruelles de la cité, au loin, troublés de brume, le Palais Royal et la Tour-Aux-Mages rivalisaient de majesté, les Arènes étaient toujours debout, et les grandes rues n'avaient apparemment pas bougé d'une coudée. Cependant, deux faits curieux attirèrent l'attention de nos amis (sauf Sook, qui n'aurait pas remarqué un rhinocéros broutant dans son sac).
En premier lieu, le port de Sembaris était submergé de navires. Certes la cité vivait du commerce depuis la nuit des temps, mais là, il n'y avait plus la moindre place sur les quais, y compris ceux du très mal famé Faux-port, et bon nombre de nefs et galères de toutes tailles et de toutes provenances en étaient réduites à s'arrimer entre elles, mouillées au milieu de la baie, et à utiliser les canots que les Sembarites, peuple industrieux et à l'esprit d'entreprise développé, mettait à leur disposition moyennant finance. Et ce n'était pas terminé, car en jetant un oeil à la mer, Melgo compta pas moins de treize nouvelles voiles faisant route vers la Grande-Passe. Une telle affluence était bien étrange, et le voleur s'en voulut d'être parti dès potron-minet, sans attendre Merdouni, duquel il aurait sans doute pu soutirer quelques informations sur ces fameuses Journées de la Jeunesse Kaltienne.
D'autant que l'autre fait curieux était pour le moins stupéfiant. En effet, depuis toujours ou presque, la partie est de la ville, appelée " Faux-port ", constituait la plus effroyable concentration de miséreux au mètre carré du monde connu. Tout n'était que crasse et corruption, vilenie et putréfaction, mort et maladie, et depuis la construction du quartier par un roi mal inspiré, ce qui remontait à quinze siècles, aucun promoteur sensé n'avait jamais été ne serait-ce qu'effleuré par l'idée hautement farfelue de faire construire quoique ce soit dans un tel endroit, où voleurs et putains constituaient la seule clientèle vaguement solvable. Or, à moins que quelque divinité miséricordieuse n'ait décidé de recouvrir tant de misère d'un voile illusoire, force était de constater que les échafaudages poussaient dru, et que partout se dressaient des constructions rutilantes hautes souvent de plusieurs étages, qui n'étaient certes pas là dix ans plus tôt. La zone la plus remarquable était l'endroit jadis occupé par le cimetière Rosbalite, à mi-chemin du Clos-Aux-Mages et de la Guilde des Voleurs, où l'on construisait un bâtiment colossal en pierre blanche, entouré d'une colonnade qui même à cette distance paraissait monumentale.
Donc, loin de causer sa perte, le cataclysme avait été plutôt profitable à Sembaris.
- Ah, ils ont dû s'en mettre plein les poches, les saligauds qui ont réussi à assainir le Faux-port, dit Melgo d'un air songeur. Bon, je propose que nous nous séparions, et que nous nous retrouvions demain matin, devant les Arènes par exemple. Pour ma part, sous le couvert de l'invisibilité, je me rendrai dans le Faux-port pour m'y renseigner sur ce qui s'y passe. Mais vous, il faudrait vous grimer de façon subtile afin qu'on ne vous reconnaisse pas.
- Je t'accompagnerai un bout de chemin, j'ai des formalités à remplir à la Tour-Aux-Mages, dit la sorcière. Je suppose qu'on pourrait emprunter des robes de bure, qui n'attireront guère l'attention parmi tous ces pèlerins.
- Excellente idée. Et vous, où...?
- Il faut que j'achète des vêtements décents, je ne peux tout de même pas rentrer en ville habillée comme une Sook (elle se baissa machinalement pour éviter le projectile). Je me demande quelle est la mode en ce moment. Dis Kal, tu m'accompagnes? Si j'y vais toute seule, j'ai peur qu'on me prenne pour une pauvre fille qui n'a pas de mec.
Kalon, qui n'avait rien prévu d'autre que de faire un inventaire des tavernes, acquiesça, et après s'être procuré les déguisements qui leur faisaient défaut, les membres de la Compagnie du Val Fleuri se séparèrent.

Melgo se souvenait des paroles de son professeur de morale, lorsqu'il n'était encore qu'apprenti-voleur à la guilde de Thebin, et qui disait avec sagesse :
" Mon fils, il est bien des domaines où un malandrin ayant ton talent et ton absence de scrupules pourrait exercer son art. Tu pourrais bien sûr pratiquer la cambriole, le brigandage, le détroussage, l'escroquerie, tu pourrais aussi t'orienter, si tes goûts t'y poussent, vers la contrebande, le commerce des filles, ou pourquoi pas l'assassinat, qui connaît ces dernières années un regain d'activité. Tu pourrais te faire mercenaire, ou rejoindre une bande d'aventuriers, tu pourrais aller renverser quelque nobliau dans le lointain septentrion du continent Klisto, où les dynasties sont peu assurées et la gloire à portée de main pour quiconque a du caractère. Tous ces moyens de gagner sa vie, bien que certaines soient réprouvées par la Guilde, sont en fait d'égal rapport (mais ne répète pas mes propos). Par contre, il est une activité dont aucun voleur digne de ce nom n'approcherait, une activité de gens sans honneur, de damnés sans humanité, de franches crapules, de loups, que dis-je de loups, de chacals. Même les pirates Tartaresques mangeurs de tripes humaines ont des manières d'exquis gentilshommes comparés à ces rats affameurs avides de richesses. Oui, écoute, mon fils, les exhortations d'un vieil homme qui n'a que trop, pour son malheur, fréquenté ces infâmes fripouilles, ces chancres baveux qui infestent de la plus puissante cité à la plus infime bourgade, écoute et retiens bien : ne deviens jamais, tu m'entends, JAMAIS promoteur immobilier."
Notre voleur, suivant ces sages conseils, s'était toute sa vie tenu éloigné des cabinets notariaux, des vestes moutarde et de tout ce qui rappelait quotidiennement à l'homme combien est cher le luxe d'habiter. Ce qu'il voyait ce matin-là dans le Faux-port le glaçait de terreur. Tout en effet n'était qu'échafaudages, poulies, pierre et mortier. Ici on gâchait le torchis, là on dégrossissait les pignons au petit burin, ailleurs quelque maladroit se faisait aplatir sous un bloc... apparemment, quelqu'un avait décidé de s'en mettre plein les poches sur une échelle jusque-là jamais atteinte dans toute l'histoire de Sembaris, et mettait des moyens prodigieux dans son entreprise. Connaissant le prix - pour ainsi dire nul - du mètre carré dans le quartier avant le chantier, évaluant ce qu'il serait raisonnable de donner pour le même mètre carré après " rénovation ", et multipliant par la surface totale, il se surprit à jongler avec des nombres dont on a plus l'usage pour compter des distances interplanétaires que des unités monétaires. Cheminant dans les ruelles jadis infectes, aujourd'hui boueuses du passage incessant des ouvriers et des charrettes, il commença à se demander pourquoi lui et ses semblables se donnaient tant de mal pour s'approprier le bien d'autrui. Il se remémora les noms et les visages de ses camarades d'étude, jadis, dans la lointaine Thebin, il se souvint de ceux qui avaient péri, chutant d'un toit, transpercés par les flèches de la garde, empoisonnés par quelque aiguille dissimulée dans une serrure, étranglés par la guilde sous quelque prétexte, il se souvint de ceux qui avaient eu la main tranchée par le bourreau, de ceux qui avaient eu les reins brisés par un coup de matraque trop appuyé, des proxénètes rongés de vérole, il se souvint de tous ceux qui avaient fini assis à même la rue, tendant la main... et il se sentit bien seul, car rares étaient les voleurs qui arrivaient à son âge suffisamment vivants pour enseigner aux jeunes les erreurs à ne pas commettre.
Or voilà qu'autour de lui s'étalait la richesse incroyable de quelques croquants qui n'avaient pour seul talent que celui de sourire niaisement à leurs clients en leur faisant croire que vivre au dessus d'une tannerie était excellent pour les bronches ou que la pente dont était affligée le sol de la salle de séjour lui donnait un petit air original dont raffoleraient leurs invités.
Mais trêve de digression. Notre voleur perdu dans ses pensées, après maint zigzags habiles pour éviter les légions de passants de tout poil qui encombraient les voies de Sembaris, déboucha sur une esplanade qu'une tripotée d'ouvriers hilares pavaient de gros et onéreux blocs de marbre, tout en chantant dans toutes les langues connues. Par-delà ce vaste espace se construisait un édifice qui s'annonçait cyclopéen, celui-là même qu'il avait aperçu plus tôt. L'aile ouest était encore au stade du creusement des fondations, et la colonnade est s'élevait déjà à trois ou quatre hauteurs d'homme, tandis que sur le bâtiment central, qui barrait tout le nord de l'esplanade, s'activaient une horde de tailleurs de pierre, pressés de terminer les frises et chapiteaux. La façade cachait déjà la salle monumentale que l'on devinait sans peine sous l'audacieuse coupole dont une forme de bois permettait aux ouvriers de poser les premiers arceaux.
- Eh, l'ami, tu nous donne un coup de main?
Un robuste gaillard armé d'une scie s'était arrêté de peindre un panneau de bois pour apostropher Melgo.
- Bel ouvrage, dites-moi, on doit se sentir fier de participer à une telle oeuvre!
- Oui, fier et honoré de contribuer ainsi à l'accomplissement de la parole divine. Viens avec nous, on va faire un décor digne de ce lieu. Dis-moi, tu viens d'arriver n'est-ce pas, on le voit à ton air ahuri.
- Euh, oui, en fait je suis déjà venu il y a quelques années, mais tout a beaucoup changé.
- Je te crois. Allez, aide-moi à finir avant l'office de midi, c'est la grande-prêtresse qui va officier, à ce qu'on dit!
A cet instant débouchèrent sur la place plusieurs groupes de pèlerins, parmi lesquels Bestibal et ses ahuris de fidèles. Puisqu'on lui proposait si obligeamment une occasion de se fondre dans la foule et d'observer, Melgo décida d'assister le peintre-charpentier dans sa tâche. Et une fois le panneau installé sur une grande estrade, ils allèrent de bon coeur manger frugalement, dans l'attente du fameux office.

Kalon et Chloé prirent la Rue du Pendu Mouillé et obliquèrent dans le Boulevard Sanglant pour traverser le fleuve Sakomal sur le Pont Neuf, qui comme dans toutes les villes pourvues d'un fleuve, était le plus ancien de la cité. Le quartier des marchands, entre le Sakomal et le Blenis, était d'ordinaire le plus cosmopolite de Sembaris. Cependant, ce matin-là, il semblait que toutes les bornes avaient été dépassées. Les méridionaux basanés et nerveux, les nordiques placides et ombrageux, les bardites court-vêtus, les balnais aux jabots chamarrés, les orientaux fatalistes, les fiers malachiens, les gigantesques khnébites aux haches de bronze gravées, les sokripans belliqueux de tous clans, les chevaliers du Shegann avec leurs gens et leurs chevaux, et de multiples représentants de peuplades plus ou moins identifiables, il semblait que tout l'univers connu se fut donné rendez-vous dans le quartier pour quelque mystérieuse raison, et il devenait bien difficile d'isoler ne serait-ce qu'un seul sembarite de souche parmi tout ce bazar.
- Non mais t'as vu tous ces étrangers qui viennent manger notre pain, se plaignit Chloé. C'est vraiment un scandale, y faut faire quelque chose. Tiens, si j'étais au pouvoir, je renverrais toute cette racaille à la mer, vite fait...
- 'Bien vrai, 'métèques, renchérit Kalon, qui n'était en vérité pas plus Sembarite que l'elfette, mais au moins pouvait se vantait d'appartenir au genre humain. Puis il avisa un panache de fumée émanant de la Place du Crabe Merdif et entraîna sa compagne dans cette direction. Cependant, il fut fort désappointé de constater qu'il ne s'agissait pas d'un incendie, mais d'un vulgaire autodafé.
- Qu'est-ce qu'il a fait? S'enquit le barbare en désignant la pitoyable silhouette qui émettait encore quelques gargouillis desséchés du haut de son bûcher.
Le gras marchand à qui il avait tiré la manche lui répondit, après l'avoir considéré d'un air désapprobateur.
- Ce chien est un boucher. Il a osé vendre de la viande le jour même de la Sainte-Révélation, vous vous rendez compte? Ce cochon a bien ce qu'il mérite!
- Ah. Sans doute.
Kalon avait depuis longtemps appris à garder pour lui le profond dégoût que lui inspiraient la plupart des coutumes civilisées. Mais pas Chloé.
- Quoi? Mais c'est un scandale, on peut pas brûler les gens comme ça pour une histmouf moufff moiueoufff!
Mais Kalon avait été trop lent à bâillonner la bouillante jeune fille, qui de ses cris avait déjà ameuté quelques-uns des puissants soldats postés alentour.
Ils avaient bien sûr remarqué ces omniprésents spadassins, facilement reconnaissables à leurs armures de maille, dorées et argentées, à leurs bassinets aux nasals en forme de trèfles, et à leurs capes jaunes et blanches, frappées en leurs centres d'une épée rouge sur un globe d'argent. En tous lieux ils se pavanaient, droits et fiers, par groupes d'une demi-douzaine. Quelques-uns étaient armés de même, à ceci près que leurs couleurs étaient l'azur et l'argent, et que leur emblème était le trident de gueules sur un globe d'argent.
- Et bien, vous deux, la justice du Temple vous déplaît? Peut-être voulez-vous déposer une plainte auprès de l'Enquêteur Général de Vérité?
Il y eut un flottement dans la foule. Quelques-uns se demandaient apparemment si les étrangers oseraient braver les gardes, d'autres semblaient prêts à les lyncher sur le champ sans que la justice du Temple, quelle qu'elle puisse être, n'ait son mot à dire sur la question. Kalon s'apprêtait à tirer son épée magique et Chloé se préparait déjà à prendre sa forme de bataille lorsqu'une voix timide prit leur défense.
- Je pense, messire templier, que cette jeune fille se plaignait que dans sa grande mansuétude, le Temple n'ait pas infligé à cet infidèle blasphémateur un châtiment à la hauteur de son crime, et que le bûcher ait été un traitement trop doux. Pas vrai?
- Mouf, acquiesça Chloé avec empressement.
- Ah, j'aime mieux ça, conclut le gradé, qui tout compte fait n'avait qu'une envie très limitée de connaître les capacités de combat du barbare.
- La prochaine fois, j'espère que vous garderez vos sentiments pour vous. Ils vous honorent, mais ils sont susceptibles de vous conduire direct au bûcher.
Il s'agissait d'une brunette assez rondouillarde, point encore en âge de se marier et vêtue comme une serveuse d'auberge.
- Mouf, assura l'elfe.
- Je m'appelle Shigas, allez, salut et faites pas de bêtises!
Et avant que Kalon n'ait pu l'empêcher, elle disparut dans la foule, lui laissant un étrange sentiment de tristesse. Sûr, dès qu'il se serait débarrassé de Chloé, il partirait à la recherche de cette Shigas, et là, il lui ferait connaître ce que seul un barbare des steppes glacées d'Héboria peut donner à une femme(3).
De dépit, il s'éloigna et prit un journal à un crieur.

N°7321 L'INDEPANDANT KHORNIEN 10 sarcles

LE JOURRNAL QUOTTIDIENT DU FIDAILE
ou on trouve le récit de tous les
évènements qui sont intéréssants et
qui mérittent d'être raconter dans
un journal.

PARTENERRE OFFISIEL DeS JOURNEES
DE LA JEUNESSE KALTIENNE

C 'est avec des explosion de joie non dénuées de satisfaction que la nouvelle a été accueillite parmit la population de Sembaris et les multipples participants des Journées de la Jeunesse Kaltienne, comme quoi ce midi, à midi, l'office rituel et sacré aurat lieux devant le Temple - ce qui est normal jusquent la - mais qu'en nouttre, il serat celebre par la Grande-Pretresse en pErsone, qui onctionnera elle-meme les fideles de ses petites mains potelees. Oui, la grande-pretresse, qui viendrat surement dans sa jolie petite robe rituelle oferte par maitre Smaldo, Créatteur à Sembaris, 13 rue de la Couette Pansue, diligences station Verte-Poule. Par ailleurt, le Scribe et Chevain du Tample, interojé ace propot, nous a confier que malgret les retarts pris dans les praparatifs, et faisant fit des rumeurts alarmantes et misteryeuses qui courent pARMient le Cercle Oculte, la Grande Cérémonie aurat bien lieus dans demain soirt, comme il a été prevus et anoncé dans nos colones,dans le Champ Long devant la porte des FEes. Venez nombreuts! De toute fasson, vous avez pas le choit.

Mais même la colère ordinairement provoquée par l'approximative typographie de l'Indépendant ne pouvait effacer du souvenir de notre héros le sourire, pourtant très moyennement enjôleur, de la jeune Shigas.

C'est pourtant vrai que le quartier avait changé. Même la très myope Sook pouvait s'en apercevoir. Naguère, il lui aurait fallu occire en moyenne une demi-douzaine de malandrins pour traverser le quartier et arriver au Clos-aux-Mages, alors que là, parmi la multitude chamarrée, les chars et les animaux de trait, personne ne lui prêta attention. Mais où étaient-ils donc, ces mendiants croûteux aux enfants amputés dès leur plus jeune âge ? Où étaient ces brigands hirsutes et malodorants, et ces jeunes squelettes ambulants bourrés de tics nerveux prêts à tuer leurs mères pour leur came de la journée? Où diable avaient-elles pu passer, ces putains fatiguées et malades ? Et leurs protecteurs, les négociants en épices illicites, les trafiquants d'armes, et les aristocratiques voleurs de la Guilde ? Tous ces braves gens qui faisaient une vie de quartier si animée, qu'étaient-ils devenus ? Pourquoi fallait-il donc qu'autour d'elle, tout change et périsse ? Etait-ce là le prix de son immortalité ? La sorcière sombre était perdue dans ses réflexions sur le temps assassin qui passe et emporte au loin les souvenirs de la jeunesse et les rires de l'enfance, et toutes les conneries attenantes, quand non loin des hautes murailles du Clos, elle se cogna violemment contre un personnage sombre et pressé qui débouchait d'une ruelle en reconstruction, et sous le choc, elle retomba assise sur son fessier osseux et caudé. Avec un frisson, la foule s'écarta jusqu'à une distance respectable, une mère rattrapa son nourrisson dans la rue pour l'enfermer à la maison. Tous s'attendaient à un spectacle bref, humiliant et cruel, dont Sook serait la malheureuse victime. Elle exprima alors quelque ire.
- Quel est le résidu de jus d'étron de fils de putain vérolée qui m'a renversé, que je lui pète la gueule à ce connard de sa race maudite!
Le résidu en question se dressa de toute sa hauteur - pas très élevée par ailleurs - afin de faire admirer sa mise. Vêtu d'une longue robe noire qui aurait pu passer pour une humble bure monastique si elle n'avait eu l'éclat du satin, ornée en plusieurs endroits d'un pentacle rouge sur une orbe d'argent, son visage sec et encore jeune arborant une morgue sans nom, sans doute espérait-il que son interlocutrice lui présente les plus plates excuses en faisant assaut de courbettes et flagorneries. Alors, peut-être, consentirait-il à lui accorder une indulgence, non sans l'avoir fait quelque peu bastonner par ses gens, bien sûr. Or il se trouve que Sook ignorait tout du Cercle Occulte, que même si elle l'avait connu, elle n'aurait pu en reconnaître les insignes du fait de sa déficience visuelle, et qu'enfin, si elle avait bien des défauts, la bassesse et la couardise n'en faisaient certes pas partie, si bien que même en connaissant son adversaire, elle n'aurait certes pas retiré un mot à sa diatribe.
- Tu pourrais répondre quand je te parle, eh trouduc. A moins que l'éponge qui te tient lieu de cervelle n'ait coulé dans ta gorge sous l'effet de la décomposition?
- Ah, il suffit, vil faquin. Par moi, tu insultes tout le Cercle Occulte, tu vas donc tâter de la puissance de ma magie. Prends garde, maraud, car les lames glacées de Xathopet t'environnent maintenant, et en se resserrant, te lacéreront lentement. Cependant, je suis prêt à ouïr tes suppliques afin de t'accorder, si ta repentance est bien basse, une mort rapide.
Or il était mal tombé, l'occultiste. Car d'une part bien peu de sorciers pouvaient en apprendre à Sook en matière de magie de bataille, qui était sa spécialité, et d'autre part, en prévision de sa petite randonnée solitaire en ville, elle avait préparé les jours précédents moult et moult sortilèges mortifères. Ainsi, les petits éclats bleu clair qui se mirent à tournoyer autour d'elle ne l'impressionnèrent pas trop, vu qu'elle connaissait la chose, une version altérée de la " mitraille mortifiante ", un de ses sortilèges préférés. D'un geste de la main, et d'une parole secrète murmurée, elle évoqua un penta-bouclier latéral, faisant par là preuve de style et d'imagination. Les éclats se fracassèrent avec de petits éclairs contre les cinq ailettes du bouclier invisible.
- L'heure de la vengeance a sonné, ignoble bousculateur, tu vas payer pour tous ceux que tu as renversé!
Sook lança son bras en avant et, de son index et son majeur, envoya vers le sorcier une série d'éclairs qu'il eut le plus grand mal à éviter en s'abritant derrière un tas de pavés abandonné par des ouvriers qui avaient pris la fuite. Il trouva cependant une parade intéressante en transformant le sol en boue sous les pieds de son adversaire. Seule la couche superficielle de la rue fut touchée, mais Sook dut cesser son sortilège sous peine de s'électrocuter. La magie de l'élément aqueux ne lui était pas très familière, elle décida cependant de riposter sur ce terrain en faisant naître de la couche de boue une grande quantité de petits serpents gluants et venimeux, qui se tortillèrent à l'assaut de l'occultiste. Il dut sortir précipitamment de sa manche un bâtonnet long comme une allumette, qui se mit à grandir dans sa main jusqu'à devenir un bourdon haut comme un homme, d'aspect rustique, s'ornant au sommet d'une sphère de cuivre. Il le brandit bien haut devant les serpents qui, sous le charme d'une volonté supérieure, s'immobilisèrent, la tête relevée vers la sphère qui palpitait maintenant d'une lumière noire et malsaine. Prononçant des paroles dans une langue oubliée des hommes, le nécromant de noir vêtu s'apprêtait à broyer le coeur de son ennemie de sa puissance mentale. La sorcière sortit alors son propre bâton de mage.
Jadis, la déesse M'ranis lui avait confié cet artefact divin spécialisé dans le contrôle élémentaire, un objet représentant deux serpents enlacés, le Sceptre de Grande Sorcellerie. Curieusement, la sorcière lui donna le diminutif d' " Ebony Dwarven Daï-Sook'n Staff of Retribution and Destruction de la mort qui tue, ta femme revient, tu gagnes au tiercé, ton patron t'augmente ". Vous noterez ici que terme " diminutif " est impropre. Cependant, peu de lettrés lui en avaient fait la remarque.
Du bout du bâton, elle frappa le sol, formant un bourrelet mouvant qui souleva la terre meuble, renversant le sorcier et lui faisant perdre sa concentration. Vive comme l'éclair, notre douteuse héroïne sortit de sa manche une longue dague et courut sus à sa proie désarmée et stupéfaite. Il convient ici de préciser qu'il n'est absolument pas d'usage pour un sorcier respectable de porter des armes, et encore moins de les utiliser lors d'un duel. Les jeteurs de sort, traditionnellement, estiment leur art au-dessus des contingences matérielles, et font peu de cas des porteurs d'épées et autres fer-vêtus, considérés comme des brutes à peine sorties de l'âge de pierre et qui feraient mieux d'y retourner avant qu'on leur pique leurs massues. Cependant, quelques-uns des théurgistes les plus pragmatiques, lorsqu'ils ont quelque peu trop bu, se laissent parfois aller à confier à mi-voix, à mots couverts et à des personnes de toute confiance que le point faible des sorciers réside dans l'élément temporel. Car un sortilège, il faut du temps pour le lancer, et pendant les quelques secondes nécessaires à la formulation d'un sort de protection, même simple, le guerrier le plus balourd aura beau jeu de tremper sa masse d'arme dans la cervelle du malheureux nécromant et de mettre fin prématurément à un combat qui s'annonçait épique. Voici pourquoi tous les sorciers nantis d'un peu de jugeote s'entourent de baraqués lorsqu'ils vont chercher l'aventure.
En tout cas, Sook n'avait jamais bien compris ces traditions stupides bannissant l'usage des armes, et avait à plusieurs reprises occis de fort duellistes en leur tranchant la gorge avec du bon et bel acier.
Mais en l'occurrence, elle fut arrêtée dans son discutable assassinat par un violent tir de barrage qui creusa une tranchée d'une vingtaine de centimètres de profondeur sur toute la largeur de la rue, projetant de grosses gouttes de boue et des morceaux de serpents sur tous les murs du quartier.
- Des ennuis Maître?
Trois nouveaux sorciers vêtus pareillement au premier se tenaient plus loin dans la rue, prêts à se battre.
- Tuez-le, il est dangereux!
Sook nota alors un bel exemple de coordination chez les trois sorciers, l'un incantait un sortilège de protection, l'autre préparait un sortilège offensif, et le troisième se mit à décrire de grands cercles avec ses bras, comme pour invoquer quelque créature qui pourrait lui venir en aide. La chose était surprenante, les sorciers étant par nature égoïstes et peu propices au travail d'équipe.
- OK, les bozos. Vous voulez jouer aux cons, alors fini les sorts pour gamins. GHAFFEN KHAZ-MODHYAM HATSHALWADARA MIXTU...
L'un des trois sorcier se tourna vers celui qu'il appelait son maître.
- Euh... maître, il va quand même pas invoquer un para-démon de destruction? Ça ressemble je trouve.
- Ben... On va... euh... Allez, courage, mes amis, la foi triomphera, pour la gloire du Temple et du Cercle, nous vaincrons. Hardi!
Et tout en prononçant ces belles paroles, il se prépara un sort de téléportation, au cas où les choses tourneraient mal.
- ... GALOGMESH ARACHANTHOBVOI NIKTU!
Et devant le sourire carnassier de la sorcière, ils surent que le sort avait réussi, ils surent que quelque chose approchait, se contorsionnait entre les plans infinis jusqu'à ce quartier de Sembaris, une créature plus ancienne que la Terre elle-même, et dans un tourbillon noir et glacé, apparut le Démon.
Ses sept yeux pédonculés se contournaient en tous sens autour de ses trois gueules luminescentes et bavant du pus noir et crémeux, qui se mêlait au fluide verdâtre jaillissant de ses pseudopodes au nombre variable - mais toujours impair. Son ventre annelé s'ornait d'écailles dégouttantes de scories iridescentes et croûteuses, tandis que sur son dos cassé, empalés sur une mer de pointes roses et mauves, se décomposaient lentement les squelettes de créatures difformes mais hideusement familières, qui poussaient des hurlements à glacer d'effroi le coeur le plus endurci. Il battit l'air un instant de sa tête bovine, puis la levant bien haut au ciel, il stridula de la plus horrible façon, comme pour signaler aux dieux son arrivée dans le monde des mortels.
- Comment vous me trouvez ? S'enquit la créature de l'apocalypse, contente d'elle. C'est plutôt réussi non? J'ai un peu manqué de temps pour la queue, mais le reste est franchement hideux, à mon avis.
- Sans doute, démon, répondit la sorcière. Mais je suis myope comme une taupe, alors... Mais dis-moi, t'es pas un para-démon de destruction? C'est moi qui me suis gourée ou y'a un problème?
- Ben, non, je suis Urlnotfound.
- Qui?
- Ben, Urlnotfound, le démon messager.
- Eh?
- Urlnotfound. Celui-Qui-Ne-Doit-Pas-Etre-Nommé-Sauf-Cas-De-Nécessité-Absolue. Je suis connu tout de même, tu sors d'où?
- J'ai été absente longtemps...
- Ah je comprend. Bon alors voilà, maintenant, quand un démon n'est pas disponible pour une invocation, c'est moi qui me déplace, moyennant une petite contribution annuelle, pour annoncer au sorcier qu'il ferait mieux de rappeler plus tard. C'est tellement plus sympa que le répondeur...
- Oh? On n'arrête pas le progrès. Et tu pourrais pas m'aider un peu, j'ai quatre sorciers à latter, là-bas...
- Désolé, je déteste la violence. A ce propos, sais-tu que je fais aussi des abonnements pour les mortels? Fini les invocations surprises à deux heures du matin grâce à Urlnotfound, service garanti, efficacité...
- M'intéresse pas. A la prochaine.
- Je vous laisse quand même ma carte, si vous changez d'avis. Bonjour chez vous!
Puis il repartit, laissant Sook à ses problèmes. Elle se demanda distraitement si elle aurait le temps de lancer son bouclier pentachrome avant que les boules de feu ne se mettent à pleuvoir sur elle, quand une cavalcade effrénée attira l'attention de ses assaillants. C'était un cavalier portant une armure noire aux armes du Cercle Occulte, juché sur un lourd cheval de guerre. Sa mise et son port étaient splendides, c'était assurément un meneur d'hommes.
- Quel est ce pugilat? J'avais interdit les duels durant la Semaine Sainte.
Sa voix, amplifiée par son heaume laqué, résonnait comme les tambours de l'apocalypse.
- Messire Commandeur, quel honneur inattendu! S'empressa de babiller le premier sorcier avec force génuflexions. Prenez garde, voilà un sorcier de première force qui a insulté ma robe et notre ordre de ses propos inconvenants et de ses charmes nécromantiques...
- C'est lui qui m'a bousculée, ce malotru, se défendit Sook d'un index vibrant d'indignation en achevant son bouclier.
Le cavalier la considéra avec attention, puis se tourna vers le sorcier, puis de nouveau vers Sook, et encore vers le sorcier.
- Et bien Nozthar, vous n'avez pas honte de bousculer les dames? Laissez-nous, nous avons à discuter.
- Tu as entendu, pendard, laisse-...
- Non, c'est toi qui dois partir. Je dois parler à cette sorcière.
- Ah? Comme il vous plaira, monseigneur.
Et les quatre robes noires s'éloignèrent vite fait dans les ruelles du Faux-port.
- Allons à la Commanderie, nous serons plus tranquilles.
Et le noir cavalier tendit sa main à la sorcière qui le rejoignit en croupe. Pour autant qu'elle put en juger, la Commanderie était un pâté de maisons entier dans le Faux-port, à deux pas du Clos-aux-Mages, autour duquel on avait dressé un rempart de briques. Quelques édifices du centre avaient été abattus et le terrain aplani pour constituer une place d'armes convenable, sur la droite de laquelle avait été aménagée une écurie où le chevalier laissa son dextrier, comme disait Sook. Autour, les maisons avaient été repeintes, pour certaines reconstruites, et leurs toitures neuves et assorties aux tuiles agencées en motifs géométriques attestaient de ce que le Faux-port aurait dû être dans l'esprit de ses concepteurs, un endroit plaisant et prospère où le bourgeois aurait trouvé agrément à faire des affaires et à se reproduire. Ces bâtisses abritaient les bureaux et les habitations de multiples sorciers aux robes noires.
Ils empruntèrent l'entrée principale, gardée par un hallebardier en armure bleue, firent quelques détours dans des couloirs pleins de gens affairés et obséquieux, et après que le maître des lieux eut ordonné à sa secrétaire de ne point le déranger durant les deux prochaines heures, ils entrèrent enfin dans un bureau aussi grand que spartiatement décoré, juste une bannière de satin aux armes du Cercle Occulte, un petit autel plein d'icônes indéterminées et une grande table pleine de parchemins. Aussitôt la porte claquée, Sook se retourna, très colère, et lança d'une voix qui évoquait la pose à mains nues de rails du transsibérien à la mi-février :
- J'espère que vous avez une explication valable à ce...
- Ma petite maman! S'exclama le noir cavalier pleurant de joie tout en écrasant la sorcière contre son plastron.

Midi.
Une foule impressionnante se pressait autour de l'estrade montée par Melgo, lequel avait manoeuvré avec art pour se retrouver à un endroit lui offrant à la fois bonne visibilité et grande discrétion. Une centaine de gardes en cotte de maille or et argent formait un cordon de sécurité en repoussant l'assemblée des fanatiques loin du sanctuaire et dégageant une large allée.
A l'heure exacte où l'ombre d'un certain bâton planté dans une certaine pierre fut au plus court, éclata une cacophonie infernale. Melgo crut tout d'abord à une alarme ou à une attaque, mais ses oreilles exercées reconnurent bien vite dans ce magma sonore les discordances caractéristiques du gros tambour Zymbagien, du cor de chasse Moushite, de la flûte-à-trois-becs de Bûrle, de l'olifant sacré du Haut-Pthath, de la harpe de guerre Emeshite, du bâton à clochettes Khnébite, et de divers autres instruments qui avaient en commun le fait de ne pas du tout s'accorder avec les autres.
L'improbable fanfare défila en trombe, ajoutant l'effet Doppler à l'horreur musicale, et se disposa entre les malheureux soldats et l'estrade. Trois jeunes danseuse méridionales, nues comme de jolis vers et frappant du tambourin, firent assaut de virevoltes et entrechats, ignorant superbement les multiples rythmes imposés par l'orchestre fou, et dispersèrent des fumerolles d'encens en agitant de leur main libre de grosses boules de cuivres au bout de chaînes, négligeant le fait que ça ne servait pas à grand chose, vu que la cérémonie se déroulait à l'extérieur et qu'il ventait pas mal. Quatre jeunes prêtres vêtus de jaune et blanc entrèrent en une lente procession, et se placèrent aux quatre coins de l'estrade, brandissant respectivement un glaive de cérémonie, une fiole d'huile rouge, une masse de carrier et ce qui, sauf erreur, ressemblait beaucoup à un godemiché.
Puis la tension - ainsi malheureusement que le niveau sonore - monta lorsqu'apparurent quatre autres jeunes filles, presque décentes cette fois, venant de l'intérieur du temple en construction en semant derrière elles un tapis de pétales de fleurs qu'elles jetaient avec des gestes amples, gracieux et pour tout dire inutiles.
Derrière, encadrée par deux colosses en armures de cérémonie, suivie par douze prêtres aux crânes rasés et quatre des meilleurs sorciers du Cercle Occulte, portant contre sa poitrine nue le Fléau-des-Infidèles et le Globe de la Foi, s'avança la Grande Prêtresse.
Le terme " Grande Prêtresse " éveille sans doute en vous quelque intérêt, surtout si vous êtes de sexe masculin. Probablement imaginez-vous quelque Jézabel longiligne et fardée, à la noire et interminable chevelure, aux yeux calculateurs, au port hautain et au charme vénéneux, quelque femme splendide à la vie sentimentale agitée et à la dague sacrificielle facile. Et même si votre bon sens vous crie que le cursus nécessaire pour atteindre le rang suprême d'une religion est d'une longueur telle qu'une telle femme devrait avoir depuis longtemps dépassé la date de péremption, le rêve prime la raison, c'est humain. D'autant qu'en l'occurrence, le rêve aurait eu raison, la Grande-Prêtresse était à se damner. Elle ne devait pas avoir trente ans. Sa tenue consistait en une longue jupe noire plissée, et pas grand chose d'autre. Son visage d'une pâleur de craie n'avait pas besoin de beaucoup de maquillage pour paraître lointain et splendide. Melgo le savait, pour l'avoir intimement connue alors qu'elle était au sortir de l'enfance, une dizaine d'années auparavant. Pas de doute, c'était bien Félicia, sa doulce mie aux manières mielleuses, à la voix ensorcelante, et au caractère bien trempé(4). Le voleur fut content voir qu'elle avait trouvé un boulot, mais qu'est-ce qu'elle foutait là?
Elle leva les bras pour faire taire - au soulagement général - la fanfare, et énonça rituellement le credo de son église, repris en choeur par tous les fidèles :
- Louée soit M'ranis notre déesse, et béni Saint Melgo son divin prophète.
Et tandis que dans la liesse générale débutait la cérémonie, Saint Melgo le prophète sentit sur ses épaules retomber le poids de l'univers, de la masse manquante et d'une quantité hallucinante de petits neutrinos mignons.

III ) Où sont narrées des retrouvailles et expliquées diverses choses.

Par la suite, il ne se souvint plus de ce qui s'était passé durant la cérémonie. Il y avait du bruit et de l'agitation, et des gens bizarres qui faisaient des trucs étranges sur l'estrade, et c'est tout. Il est vrai que même si l'on y avait sacrifié douze jeunes vierges unijambistes à Tsuog-Shjnebeth le Distordeur de Bouche tout en interprétant la Paimpolaise en cingalais, cela n'aurait pas suscité en lui plus d'intérêt, tant était grande sa confusion.
Il resta un bon moment planté sur l'esplanade après que l'office fut terminé, les yeux dans le vague. Il n'attira pas l'attention car quelques autres fidèles étaient dans le même cas autour de lui, bien qu'en l'occurrence, il s'agissait de transe mystique et non du saisissement de celui qui s'aperçoit qu'on lui rend culte.
Enfin, il reprit ses esprits et décida de tirer tout cela au clair. Sortant de son sac la robe sacerdotale que la déesse M'ranis elle-même lui avait donnée, il l'enfila et rabattit le capuchon sur son crâne chauve et perplexe. Certes il aurait pu entrer dans le Temple en se dissimulant ou en " empruntant " un costume à un prêtre " de bonne volonté ", mais il n'était guère d'humeur, ce jour là, à se montrer sportif, et c'est sous le couvert de l'invisibilité qu'il franchit la très théorique enceinte, évitant autant que possible de frôler les multiples usagers du site. Si les lieux de culte étaient encore en travaux et pour longtemps, la partie arrière du Temple M'ranite, comprenant les logements des dignitaires et l'administration centrale, était terminée, et l'on se pressait dans les couloirs de marbre, quêtant quelque obole, aide ou indulgence auprès du clergé. Jugeant la progression délicate, notre héros choisit un coin sombre derrière une statue à son effigie et utilisa l'un des dons très utiles qu'il avait développés lors de son apprentissage à la guilde des voleurs de Thebin, celui d'écouter plusieurs conversations à la fois. Bien vite, il constata que les paroles des prêtres étaient sans intérêt, leurs préoccupations se portant sur des détails aussi importants que la température qu'il fait en enfer, le nombre d'âmes pêcheresses qu'on peut entasser sur une tête d'épingle, la composition exacte de l'éther, l'elfitude de Sainte Chloé ou, plus prosaïquement, sur la dramatique insuffisance des sanitaires prévus pour la grande cérémonie du lendemain soir, où on attendait une foule innombrable d'un million de pèlerins, ce que Melgo eut de la peine à croire, vu d'une part l'énormité du nombre en question, et d'autre part le fait que si on les compte, c'est qu'ils ne sont pas innombrables.
Voyant que le babil sacerdotal ne lui serait d'aucune aide, il suivit le petit personnel, à savoir deux femmes de ménage qui, entre deux serpillières, devisaient bruyamment de leurs charges respectives.
- ... les cochonneries qu'elle fout partout. Je sais que ça fait partie de sa charge, mais elle pourrait faire ça avec un peu de retenue tout de même.
- Et la Modeste Cellule de la Grande Prêtresse n'est pas gardée? S'époumona la seconde. Tu m'étonnes.
- Pas la peine, il y a un piège, hurla la première. Tu vois cette clé, si j'ouvre la porte avec une autre, le sort gravé dessus me foudroie. On m'a bien mise en garde, tu penses, on m'a aussi bien dit de ne le répéter à personne, si ça se savait...
- Oui tu as raison, il faut garder le secret et ne le dire à personne, brailla la seconde à tue-tête. Bon, allez, salut, il faut encore que j'aille déblayer l'esplanade. 'encore un boulot de dingue.
Et en bougonnant, elle repartit à sa tâche. Melgo suivit la première de ces dames, celle à la clé, jusqu'à un couloir discret menant à une aile particulière du bâtiment, monta un escalier jusqu'à un troisième étage, s'assura que la pipelette emploie bien la bonne clé, et la suivit dans la Modeste Cellule de la Grande Prêtresse.
Le plafond de la Modeste Cellule, une succession de voûtes hexagonales soutenues par une forêt de fines colonnes de marbre noir et gris aux chapiteaux dorés, culminait à trois hauteurs d'homme, et s'ornait d'une succession de scènes liturgiques et orgiaques, ce qui revenait au même car M'ranis était entre autres la déesse du sexe, peintes en fresque dans un style balnais moderne étincelant de couleurs. Aux murs, des panneaux de marqueterie donnaient une bonne idée de ce qu'un ébéniste talentueux, aimant son métier et disposant de moyens illimités pouvait faire avec une ample provision de tous les bois les plus précieux venant des contrées les plus lointaines. Il était presque dommage que beaucoup disparaissent sous un dégoulinement de tentures variées et derrière les meubles précieux supportant une quantité étonnante de bibelots divers autant qu'onéreux. Il fallait dégager du pied les tapis d'orient et les énormes coussins de soie remplis de plumes de canaris écarlate pour s'apercevoir que le sol était pavé de dalles hexagonales alternativement bleuâtres, grises et roses. Au milieu de cette grande salle, servant probablement aux réceptions, une adorable fontaine d'albâtre reliée à quelque subtil système hydraulique crachait par ses gueules en forme de passereaux joueurs des petits jets d'une eau cristalline qui retombait dans un bassin plein de nénuphars nains, ce qui faisait un charmant clapotis. Un peu plus loin devait se trouver l'Humble Chambrette de Félicia, ainsi que la Petite Kitchenette et la Minuscule Terrasse et diverses autres pièces bourrées de trucs dorés et incrustés de joyaux.
S'ennuyant ferme, Melgo se surprit à porter quelque intérêt au labeur de la domestique, ainsi qu'aux refrains stupides qu'elle fredonnait en travaillant. Lorsqu'elle eut fini et qu'elle fut enfin sortie, il fit le tour de ces luxueux appartements, sans rien toucher pour ne pas déclencher quelque piège, puis s'assit en tailleur à même le sol et profita de ce temps libre pour réfléchir à ce qui avait bien pu se produire durant leur absence. Mais les heures passèrent sans apporter de réponse satisfaisante.
Puis elle entra en coup de vent, manquant de faire sursauter notre voleur. Elle passa à quelques centimètres de lui, vêtue d'une simple robe de lin blanc ceinte de pourpre. Elle se dirigea vers son cabinet de travail, se servit un verre de quelque breuvage violacé pour se donner du courage, et entama la lecture d'une pile de papiers d'une épaisseur dissuasive en poussant un soupir découragé. Il posa longuement son regard sur son visage ovale, le genre de visage qui même au soir de sa vie ne perdrait jamais sa grâce juvénile. Elle mâchouillait pensivement son porte-plume en étudiant quelque document sans doute très important. Melgo aurait aimé rester là à la regarder une éternité durant, mais des affaires urgentes devaient être réglées. Néanmoins, pour satisfaire sa vanité, il décida de soigner son entrée.
- Hum.
La Grande Prêtresse se leva en un éclair, jambes et bras écartés, une dague avait fait son apparition dans sa main gauche (elle était gauchère, Melgo s'en souvint soudain), elle n'avait rien oublié de son éducation au sein de la Guilde des Voleurs.
- C'est donc les armes à la main que tu reçois ton bien aimé qui s'en revient d'un long voyage?
Il rabattit le capuchon de sa robe sacerdotale et apparut, dans l'encadrement de la porte ouvragée. Félicia resta un instant sans voix.
- Allez, viens ici, ma grande, et raconte moi tes malheurs.
Et elle se jeta contre sa poitrine en pleurant à chaudes larmes.
- Oh, Melgo, nous t'avions cru mort depuis si longtemps, pourquoi es-tu parti?
- Je suis là, tu vois. Je suis revenu dès que j'ai pu. Nous avions été projetés à travers les dimensions avec la démone Lilith, et pour retourner à Sembaris, nous avons eu le grand tort de faire confiance à cette grosse andouille de Sook qui a réussi à nous planter de dix ans. Tu ne peux pas imaginer les périls que nous avons dû affronter pour revenir ici, nous avons chevauché à travers les mondes, nous avons vaincu monstres et dra...
- C'est inutile de mentir avec moi, tu le sais bien.
- Mais je... bon, tu as raison, c'est pas important.
Il lui caressa le crâne un bon moment en silence, puis se sentit un peu gêné, et jetant un oeil à son environnement immédiat, nota :
- C'est gentil chez toi. Humble mais propret.
- Tu aimes? C'est un peu à toi tu sais.
- Dis moi, poussinou, je t'ai vue à la messe ce midi - à ce propos tu aurais pu te couvrir, il fait encore frais - et donc j'ai cru comprendre que ce temple serait celui de M'ranis...
- Ben oui.
- On parle bien de M'ranis, la petite déesse rigolote du sexe, de la violence, de la destruction, de la recherche scientifique et de tout un tas d'autres trucs marrants?
- Exact, Très Saint Père de la Foi.
- Les majuscules c'est comme la confiture, quand on en met trop, ça dégouline. Mais pour autant que je m'en souvienne, la dernière fois, il s'agissait d'un infime culticule mineur quasi inconnu en dehors de quelques excités dans le désert.
- Ah, s'exclama Félicia du ton de celui qui va entamer un long et ennuyeux récit. Elle se décolla de son bien-aimé et passa dans le salon, désignant un pouf à Melgo. Elle lui servit un petit verre de Liqueur Opaline (obtenue en distillant le jus d'écrasement d'une larve d'un certain scarabée vivant exclusivement dans le bois de séquoias géants de plus de huit siècles infestés de gale pourpre, et qui avait le même goût que le cidre brut pour un prix dix-sept mille fois supérieur), et s'affala à son tour pour se gaver de raisin.
- Sache qu'avant même que vous ne partiez, mais la nouvelle n'est parvenue qu'après, les " quelques excités " comme tu les appelle avaient rameuté toutes leurs tribus et les avaient converties à notre culte. Ces tribus, sous la houlette de leur chef, le beï Sahirudin, s'étaient unifiées et avaient... comment dire, enfin, ils avaient convaincu les autres tribus de la justesse de nos vues. Une fois que tous les nomades du désert se furent rendus à notre cause, ils chevauchèrent jusqu'aux ports du coin, tu sais, Merenré, Kalibos, Prytie, Lebonilas et tous ces petits états côtiers, qui de bonne grâce et sous les vivats accueillirent dans l'allégresse l'ost libérateur. Ah, quelle heure glorieuse ce fut pour nos légions, acclamées de si touchante façon par tous ces malheureux affranchis du joug de la servitude. Et ils louèrent le nom de M'ranis pour des siècles et des...
- Toi non plus, tu n'es pas obligée de mentir.
- C'est vrai, l'habitude. Bref, après avoir rétabli l'ordre, ils ont tenté de faire la jonction avec un autre groupe de M'ranites, qui vivait dans la clandestinité au sein du désert de Pthath.
- Et l'armée du Pancrate, qu'est-ce qu'elle en a pensé?
- Et bien justement, tu penses bien qu'elle voyait d'un assez mauvais oeil une religion dont les prophètes avaient un peu occis leur souverain et s'en étaient vanté à grands cris en promenant la tête de l'infortuné sur le champ de bataille.
- On les comprend.
- Donc, l'armée impériale se rassembla et fit la chasse aux M'ranites, sur tout le sud de la mer Kaltienne, balayant comme fétu de paille l'état que nous venions à peine d'instaurer dans cette région. A dix contre un, les nôtres se sont bien battus, mais que veux-tu, la cause la plus juste triomphe rarement quand l'adversaire est dix fois plus nombreux.
Elle s'arrêta un instant dans sa narration, et resta les yeux dans le vide. Puis reprit.
- Mais d'une défaite peut naître une victoire. Car grâce au sacrifice de certaines unités de combattants fanatiques, le gros des troupes put embarquer à bord de notre flotte - j'ai oublié de te dire, nous possédons à peu près tout ce qui flotte sur la Kaltienne - donc on a pu sauver notre armée, mais aussi de nombreux artisans et commerçants, ainsi que diverses babioles, tu sais comment ça se passe. Nos partisans se sont donc dispersés sur tout le pourtour de la Kaltienne, apportant leurs affaires, leurs connaissances, et aussi leur foi, et partout des temples à la gloire de M'ranis ont commencé à s'ériger. Notamment ici, à Sembaris, où beaucoup de fidèles ont pu trouver refuge, attirés par la renommée de vos exploits. Or rapidement, cela n'a pas été du goût des autorités, mais fort heureusement, nous avons pu arriver à un compromis.
- Diable, comment cela?
- Et bien, comme j'entretenais de bonnes relations avec la guilde des voleurs qui contrôlait le Faux-port, nous avons pu nous entendre pour... euh, j'oublie toujours le terme exact. Réhabiliter(5), voilà, pour réhabiliter le quartier, pour notre plus grand profit mutuel. De là, nous avons pu élargir notre influence politique. Tout d'abord, certains membres influents de la vieille noblesse, en général assez désargentés, nous ont assuré de leur bienveillante neutralité moyennant quelques arrangements avec leurs créanciers. Les marchands n'ont jamais fait de difficulté, puisque nos navires escortaient déjà leurs convois. Ils ont vite compris que nous n'étions pas une menace pour leurs affaires, ce qui leur a suffi. Les opposants restants se sont réunis une ou deux fois, mais nous avons pu leur envoyer des émissaires qui les ont rassurés et nous ont permis d'arriver à un consensus assez général.
- Des émissaires? Ils ont dû employer des arguments persuasifs, je suppose.
- Oh, Melgo, que vas-tu penser là? Nous sommes des gens bien élevés tout de même. Certes, il est possible que voyant nos hommes habillés de noir de pied en cap, portant la dague à la ceinture, les attendre nuitamment dans leurs chambre à coucher pour leur exposer nos vues, certains de nos opposants ont pu mal interpréter nos méthodes de relations publiques. On ne peut pas empêcher les gens d'avoir de l'imagination tout de même.
Assez curieusement, elle n'avait pas l'air de plaisanter.
- Tu es en train de me dire que tu es la maîtresse de Sembaris.
- C'est plus compliqué. Khôrn est gouvernée par le roi...
- Qui n'avait déjà pas grand pouvoir avant.
- Juste. Mais je dois constamment jongler entre mes partisans au sein du pouvoir. La guilde des voleurs est restée très indépendante, les autres religions jalousent notre influence et complotent pour nous renverser, les ordres guerriers de notre culte sont de plus en plus insolents, et même le clergé de M'ranis est très indiscipliné et je dois faire preuve de souplesse pour éviter que les églises provinciales ne fassent schisme.
- Oulala, que de problèmes. Et tu n'as jamais pensé à fédérer tout ça, je ne sais pas moi, avec un événement fort, comme par exemple...
- Une guerre sainte? Pourquoi diable crois-tu que j'ai appelé un million de fidèles venus de tous horizons à Sembaris? Pourquoi crois-tu que j'ai assemblé la flotte et les Missions Evangéliques? Pas plus tard que demain soir, je compte bien appeler les croyants à prendre les armes pour une croisade comme jamais il n'y en eut dans toute l'histoire. Beaucoup d'exilés souhaitent revenir chez eux, je n'aurais aucun mal à les convaincre. Les greniers sont pleins, les armes fourbies, il ne manque plus qu'un ordre de moi et nous mettons les voiles vers Pthath et ses richesses.
- Pthath?
- Et bien oui, qui d'autre voudrais-tu combattre? D'ailleurs, nous avons déjà des agents dans l'entourage du Pancrate, qui se feront une joie de déstabiliser le régime au moment venu.
- Tu n'as jamais songé aux mystères de l'Orient? De terres sans fin sur lesquelles jamais le soleil ne se couche? Des riches et millénaires empires aux cités décadentes? Aux rues pavées d'or avec des égouts en platine?
- Toi, tu cherches à m'entortiller. Ah mais c'est vrai, tu es natif de Pthath, est-ce un accès de patriotisme qui te fait hésiter ainsi?
- Arrête de m'insulter. Il se trouve simplement qu'en Orient, de grandes armées s'assemblent, sous le commandement d'un empire maléfique. Leurs armes sont terribles et mystérieuses, et pour autant que j'ai pu en juger, ils disposent de moyens illimités, de légions d'esclaves et d'une détermination sans faille.
- L'Empire Secret?
- Ah, tu les connais?
- Ce n'est qu'une rumeur. Certains de mes espions dans les ports de l'est m'ont effectivement fait des rapports très alarmants, mais tu sais comment sont les orientaux, grands amateurs d'herbes à fumer, celles qui feraient ressembler un merle à un dragon et une milice municipale en guenilles à une horde barbare. Et mes experts m'ont affirmé que l'Empire Secret était une fiction.
- Ils se fourrent le doigt dans l'oeil jusqu'au chiasma optique, tes experts. Nous avons pu visiter une de leurs forteresses en venant, dans le Sinri-Bornad, même ton Grand Temple de M'ranis a l'air d'une cabane de loterie en comparaison. Ah, quel dommage, nous avions capturé un de leurs soldats, mais il nous a échappé juste avant la traversée, il aurait pu t'en raconter de belles.
- C'est si grave que ça?
- Ben tiens, ils ont des bêtes qui te mangent l'esprit, des navires volants, une armée impeccable pour aller dessus...
- La barque! Je me demandais d'où venait la barque volante avec laquelle vous aviez pris la fuite il y a dix ans.
- Pardi, on l'a volée à l'Empire Secret. Nous avions aussi volé une autre nef volante, mais nous avons du l'abandonner dans l'est.
- Voici des années que mes savants essaient de percer le secret de cet appareil. Ah, si nous avions une flotte de ces navires volants, nous serions invincibles, et nous pourrions répandre la Sainte Parole partout sur la Terre avec célérité et en terro... en éblouissant les infidèles de notre science. Ainsi la gloire de Notre Déesse resplendirait sur le monde...
- Les barres de métal sont d'un alliage spécial aux propriétés étranges, dont je connais le secret.
- Oooooh. Fantastique!
- Mais sache que les navires de l'Empire Secret sont d'une taille monstrueuse, renforcés de fer, bardés d'armes et de piques, et qu'une flotte de barquettes volantes ne servirait à rien face à eux.
- Il faudrait gagner du temps, afin d'organiser une industrie...
- Voici pourquoi il faut prendre leur forteresse. Si nous restons sur la défensive, nous sommes sûrs de nous faire écraser. Il faut leur porter un rude coup afin de les convaincre qu'ils ne sont pas invincibles. Nous pourrions même détruire plusieurs de leurs croiseurs pendant l'opération.
- Bonne idée! Mais comment...
- Toc toc toc.
On frappait à la porte. Melgo se releva et se rendit invisible.
- Quoi, qui ose?
Une servante entra. En tatouant des numéros de pages sur son corps, on aurait obtenu une alternative convenable à la table des matières du " compendiun des tares congénitales consécutives aux accouplements consanguins chez l'être humain, à l'usage des étudiants en nécromancie, par Vazalopeth le Dissécateur ".
- La madam', ala voulou que yé l'appelle quand y serait l'heure du Rituel d'Accueil.
- Ah, c'est vrai. Tu peux disposer.
Avec une célérité peu commune, la créature ancillaire s'éclipsa. Sans la moindre trace de pudeur, Félicia se dévêtit et se dirigea vers sa garde-robe.
- Bon, ben désolée, mais il faut que j'aille me faire sauter, et après j'ai une réunion ultra importante.
- Te faire quoi?
- Sauter. Je suis la Grande Prêtresse de la déesse du sexe, il convient que je montre l'exemple et que je m'accouple rituellement avec les prêtres du Temple. C'est une histoire de fertilité et de cycle de la nature, tout ça. J'espère que ça ne te chagrine pas.
- Non, répondit-il de la voix du condamné qui refuse le bandeau. Je suppose que ce sont les prêtres qui ont instauré ce... rituel d'accueil.
- Oui, c'est le Concile Permanent du Sacerdoce, à l'unanimité si je me souviens bien... Mais où ai-je mis le Harnais de la Mortification du Péché et les Liens Sacrés de la Flagellation?
C'est pourtant vrai que les relations avec le clergé demandent de la souplesse, se dit Melgo, sans parvenir à se faire rire intérieurement.
- Retrouvons-nous ce soir à neuf heures, il faut que nous discutions plus en profondeur de toutes ces choses. Il y a une maison discrète au treize de la Rue de l'Harmonie Rédemptrice (anciennement Venelle Obscure des Meurtres Douloureux) reliée au Temple par un souterrain. Nous y serons tranquilles.
- Oui, avec joie!
- J'ai cru comprendre que tes amis étaient revenus aussi, qu'ils t'accompagnent donc.
- Ah. Ouais. Bon salut, amuse-toi bien.
Et il sortit du Temple en coup de vent, bousculant la foule des fidèles qui ne le voyaient pas.

Soosgohan n'avait pas beaucoup changé. Sa musculature s'était épaissie, les ans et les responsabilités avaient marqué son visage d'une force nouvelle et d'une assurance qui n'était plus celle d'un jeune homme ignorant, mais dans l'ensemble, il était toujours aussi peu accordé à la Sorcière Sombre. Son caractère expansif et optimiste, sa personnalité brillante, contrastaient à ce point avec le naturel maussade et acerbe de sa mère qu'on eut été légitimement en droit de douter que l'un fut réellement sorti de l'autre. Après quelques effusions gênantes, répondant aux questions de sa génitrice, il s'était mis à marcher en tous sens et à agiter ses bras pour ponctuer son récit qui, sur le fond, différait assez peu de celui de Félicia. Il était arrivé à Sembaris lorsque lui était parvenue la nouvelle des événements du cimetière rosbalite, et sans se vanter de son ascendance, avait proposé ses services au jeune clergé M'ranite, qui cherchait des contacts dans le milieu de la sorcellerie. Il fit bien mieux, en fondant un ordre religieux exclusivement réservé aux sorciers, le Cercle Occulte, ce qui avait fait de lui un des dignitaires les plus importants du clergé, et un des plus influents sorciers au sein de la Tour. Il lui avait fallu beaucoup de travail, pas mal de menaces et quelques " exemples édifiants " pour que ses hommes, par nature individualistes, acceptent de collaborer et de se plier à la discipline du Cercle afin de former une force cohérente et non une juxtaposition de nécromants égoïstes tout juste bons à se tirer dans les pattes et à se poignarder dans le dos, comme l'atavisme des sorciers les y poussait naturellement. Mais en affirmant son charisme, il était parvenu à un résultat utilisable.
- Et pourquoi ne leur avez-vous pas dit que vous étiez mon fils, vous avez honte?
Sook pouvait avoir dans la voix un ton très agaçant.
- Je... je voulais réussir par moi-même. Mes hommes m'auraient obéi plus facilement s'ils avaient su que j'étais le fils de Sainte Sook la Théurgiste, mais je voulais qu'ils me respectent pour moi. J'ai ma fierté.
- Fierté mal placée.
- Et puis, m'auraient-ils cru? De nos jours, les Enquêteurs de Vérité vous soumettent volontiers à la question pour un mot de travers, alors si je m'étais vanté d'une ascendance divine... Ah, les bûchers poussent vite en ce moment.
- Tant mieux, ça fait des chômeurs en moins. J'ai l'impression que vous déplorez les pratiques du Temple.
- Hum... on ne peut pas vraiment...
Il se tut une seconde, laissant la sorcière deviner ses réticences. Elle le connaissait comme si elle l'avait fait, et savait qu'il avait toujours été trop sensible à son goût. Néanmoins, elle était heureuse de le revoir, même si elle se serait étranglée elle-même avec une corde à piano plutôt que de se l'avouer.
- Mais dites-moi, mon fils, vous critiquez la rudesse du Temple, mais j'ai cru remarquer que vos propres troupes se promenaient partout en ville en pratiquant la crémation des passants innocents. N'est-ce pas un peu paradoxal?
- Ah oui, mais il faut excuser mes hommes, ce n'est pas dans leur habitude de se conduire ainsi. Et à ce propos, cela tombe bien que vous soyez de retour, nous risquons d'avoir besoin de vous.
- Diable?
- C'est le cas de le dire. Demain soir aura lieu la grande cérémonie commémorant le dixième anniversaire de votre victoire sur la reine des ténèbres.
- Ah oui?
- Des hordes de pèlerins sont venues à Sembaris pour l'occasion, ça va être une célébration grandiose.
- J'ai vu ça, on peut pas faire un pas sans écraser trois bardites. Et ça rend vos occultistes nerveux?
- Ce serait en soi largement suffisant, mais un élément supplémentaire nous fait craindre le pire. En effet, nous surveillons en permanence les allées et venues dans la région par des sortilèges de localisation, d'identification, des augures, toutes ces choses. Rien ne peut nous échapper, toute créature, tout objet un tant soit peu magique est suivi à la trace, tout sortilège est détecté et analysé par nos experts. Or depuis une semaine, les prédictions des cartes, des chamans, et même le rituel de Khaz-Modâm ont annoncé l'arrivée d'une puissante entité maléfique à Sembaris. Nous étions sur le pied de guerre jusqu'à ce matin, avec des patrouilles dans toute la ville, comme celle que vous avez croisée. Or précisément, ce matin, nous avons pu mieux identifier la créature en question, ce qui a confirmé nos craintes. Il y a une succube dans l'enceinte de Sembaris!
Sook fit de son mieux pour ne pas trahir le soulagement qu'elle ressentait, après l'inquiétude sourde que les paroles de son fils avaient fait naître en elle. Dans les recoins de son cerveau, elle avait une zone intitulée " choses à faire " avec des étiquettes telles que " vider les poubelles ", " tuer un arlequin ", " manger ", " renouveler ma carte à la guilde ", et autant de petites cases à cocher mentalement à côté. Elle en profita pour rajouter " expliquer à Soosgohan deux-trois choses à mon sujet " et " renforcer mes sortilèges anti-détection ". Puis elle se tortilla pour se rasseoir machinalement sur sa queue.
- Vous parlez d'une incarnation holomorphe de succube, ou bien d'un cas de possession de quelque pauvresse par l'esprit démoniaque ?
- Ni l'un ni l'autre, je parle réellement d'une vraie succube, dans toute sa matière et la plénitude de ses pouvoirs. Le rituel est formel, il ne s'agit pas d'une manifestation mineure, mais bel et bien d'une démone qui a trouvé le moyen de passer vers notre plan. C'est une catastrophe !
- Bah, une succube, c'est pas la mer à boire. Cessez donc de vous en faire pour si peu et calmez donc vos encapuchonnés, il pourrait y avoir des accidents.
- Vous... vous êtes sûre? Il étrécit son regard, pensif. Vous savez quelque chose que j'ignore?
- Oui. Maintenant il faut que j'y aille, je dois faire renouveler ma carte à la Tour-aux-Mages (coche).
- Euh... mère, j'ai encore une question à vous poser.
- Allez-y, mon enfant, qu'est-ce qui vous tracasse?
- Mon père.
- Et bien?
- Qui était-ce? Avant, je pensais que vous me le diriez lorsque vous le jugeriez nécessaire, mais durant ces dix années où je vous ai crue morte, je me suis maudit mille fois de ne pas vous avoir posé la question. D'autant que... comment dire, je sens parfois en moi des énergies, des pouvoirs, et aussi des envies qui... enfin, je me demande souvent quel sang mon père m'a transmis. Qui est-il? Est-il en vie?
- Ce lamentable pendard est probablement toujours en vie vu que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, il a réussi à m'échapper.
- Hein?
- Et s'il a deux sous de jugement, il court encore.
- Mais, qui était-ce donc?
- Un sorcier. On avait fait nos études ensemble. Nous vous avons conçu après lors de notre soirée de fin d'études, qui fut assez arrosée comme vous l'imaginez. Bah, ne vous tracassez pas, ça n'en vaut pas la peine.
- Et mes pouvoirs alors?
Sook soupira. " Mon dieu, j'ai enfanté un crétin ", songea-t-elle en se massant le front. Puis elle réfléchit à une tournure de phrase suffisamment sibylline pour faire bonne impression.
- En vérité, mon fils, vous avez connaissance de tous les éléments pour écarter les voiles du passé et percer les mystères qui vous préoccupent. Si votre esprit n'y parvient pas, c'est qu'il ne le souhaite pas, pour quelques raisons qui relèvent plus de la psychanalyse que d'autre chose. Sur ce désolée de vous quitter, mais j'ai du lait sur le feu.
Pour ceux qui ignoreraient l'aspect que peuvent prendre deux ronds de flan, le commandeur du Cercle Occulte en montrait alors un bon exemple.

IV ) Où arrivent d'ennuyeuses nouvelles.

Melgo courut droit vers la Tour-Aux-Mages, où il n'eut guère de problèmes à retrouver Sook aux hurlements excédés qu'elle échangeait avec madame Hokk, la très désagréable préposée aux cartes, qui entre deux volutes de fumée (bien que le tabagisme fut strictement interdit dans l'enceinte de la Tour pour des raisons de sécurité évidentes) faisait valoir qu'il était bientôt quatre heures et demie, et qu'elle n'avait pas le temps de s'occuper de ça, et que si elle n'était pas contente, elle n'avait qu'à se plaindre au Chancelier, et que de toute façon elle s'en foutait car elle avait la sécurité de l'emploi, et qu'il ne fallait pas lui parler de la sorte car elle était Secrétaire de Troisième Echelon, d'un ton qui sous-entendait que ce titre conférait le droit séculaire de rendre justice, de battre monnaie et d'entrer à cheval dans les églises. Le voleur grimpa les escaliers quatre à quatre et parvint au bureau juste à temps pour éviter la succubification de la Sorcière Sombre et la carbonisation subséquente d'une bonne partie de la Tour. Il la souleva par les épaules et la tira à distance respectable en lui murmurant des paroles apaisantes, jusqu'à ce qu'elle cesse d'employer des mots en " ure " et en " asse ", puis lui rapporta l'invitation de Félicia.
Ce fut aussi facile, mais plus long, de retrouver Chloé et Kalon : il suffit que Melgo fasse quelques signes connus des seuls voleurs à quelques-uns de ces bons à rien au sourire narquois que l'on trouve toujours adossés à des murs sales, les mains dans les poches, dans toutes les villes de l'univers, pour que ceux-ci lui confirment le passage des deux compagnons. En suivant ainsi leur trace, il les retrouva avant la tombée du soir.
Chloé, sans doute oublieuse des consignes de prudence et de discrétion, avait fait subir à Kalon un outrage que jamais auparavant dans la légende des siècles aucun autre barbare de sa race n'avait eu à subir. Car non contente de se ruiner en toilettes satinées, l'elfe avait décidé de " prendre les choses en main " et, confiant son ami à des tribus entières de " créateurs " aux mains soyeuses, au verbe mielleux et aux moeurs suspectes, elle leur avait donné la consigne de le rendre " élégant comme un prince ". Il se retrouva donc affublé d'un pourpoint bouffant vert à fraise et dentelles blanches à la dernière mode, d'une culotte balnaise à rayures rose et mauve garnie de perles fines, de bas de soie blanche, de petits chaussons de cuir souple et d'un chapeau large comme un parapluie sur lequel était plantées des plumes de divers oiseaux qui apparemment n'avaient que faire des lois de l'aérodynamique. Notre malheureux Héborien, voyant arriver Melgo, lui adressa un pauvre regard chargé de honte et de toute la misère du monde, le prenant à témoin de son infortune et de l'inconséquence des femmes, un regard si empli de désespoir qu'il coupa au voleur l'envie de se gausser d'un tel accoutrement.
- îîîiiiiiii... iiiiiiiiii... hhhhhhh!
Se retournant, Melgo vit que le bruit étrange provenait de Sook qui se roulait par terre, à même le pavé couvert d'immondices, le rire lui coupant le souffle.
- Ben quoi, il est pas joli? Pour une fois que quelqu'un s'occupe de lui...
- Sook, tu pourrais faire preuve d'un peu charité.
- Oui sans doute. Ahhhh! Ah ah ah!
Laissant la succube à ses gloussements et tâchant de ne pas poser les yeux sur le costume chamarré du géant nordique, Melgo exposa la situation et proposa d'aller se restaurer dans quelque lieu dévolu à cet usage. Ils firent bombance au " Martinet d'Azur ", cabaret d'excellente réputation, avant que de se rendre au lieu du rendez-vous.

Une bruine pénétrante s'insinuait plus qu'elle ne tombait lorsque nos héros arrivèrent dans l'ancien quartier des fondeurs de chandelles, juste derrière le Temple. Un temps propice à la conspiration, ou du moins aux réunions discrètes. Assez curieusement, la vague de rénovation n'avait pas encore touché cette partie du Faux-port, qui avait gardé son " cachet " d'origine. La Rue de l'Harmonie Rédemptrice, si étroite et contournée qu'elle ne figurait sur aucune carte, sentait encore bon l'urine et la charogne. Avant d'entrer au numéro treize, Melgo nota qu'un rai de lumière rougeâtre encadrait un volet légèrement disjoint au premier étage. Il toqua tandis que ses compagnons inspectaient la venelle, un petit bonhomme au crâne chauve ouvrit, le rez-de-chaussée était étriqué, dépourvu de meubles, et lavé de frais. Dans le plus grand silence il indiqua un escalier dans la pénombre, que nos amis empruntèrent. Après avoir soulevé une trappe, Melgo arriva dans une petite pièce à deux fenêtres, éclairé par une lanterne à huile. Autour d'une table ronde semblable à celles que l'on trouve dans les tavernes étaient assis trois personnages, dont les chuchotements cessèrent dès qu'il fut entré. Félicia, vêtue d'une robe de satin noir, resplendissait de sobriété et d'élégance. A son côté, un individu de forte corpulence et d'âge moyen, arborant une barbe lissée et une moustache fournie, écarquillait ses grands yeux marrons. C'était, d'après son teint et son allure, un oriental, un fils du désert. Il portait les insignes des gardes du Temple, mais son armure était bien mieux ouvragée que celles des soldats ordinaires. A sa gauche, Soosgohan, lui aussi vêtu de noir, paraissait nerveux. Tous trois se levèrent lorsque parurent les aventuriers. Solennellement, Félicia prit la parole.
- Soyez les bienvenus, ô vous, premiers parmi les égaux, et qu'il soit écrit que...
- Ah, quelle exaltation ! S'écria soudain Soosgohan en s'élançant au-devant des quatre saints bannisseurs de Lilith. Puis il se mit à genoux, prenant des airs d'adoration, et murmura, trop bas pour être entendu par ses pairs :
- Vous ne me connaissez pas, OK ?
- Et bien, Soosgohan, est-ce ainsi qu'un grand-prêtre se conduit ? morigéna Félicia. Un peu de dignité que diable, nous avons des affaires sérieuses à discuter.
- Certes, je suis confus, veuillez excuser mon zèle.
Et il reprit sa place à reculons, clignant de l'œil à l'adresse des demi-dieux.
- Bien, reprit Félicia, veuillez prendre place, je vous prie.
- Si fait, gracieuse prêtresse, répondit Melgo en s'asseyant, mais il me semblait avoir compris que vous seriez seule...
- Telle était mon intention, Très-Saint-Père-de-la-Foi, mais les événements se sont précipités. Tout d'abord, permettez-moi de vous présenter le beï Sahirudin, commandeur de l'ordre des Chevaliers du Temple, et maître Soosgohan, commandeur du Cercle Occulte. L'affaire est la suivante : depuis quelques jours, le Cercle Occulte me fait parvenir des rapports comme quoi une succube tramerait ses machinations infectes et perverses dans la région. Je n'ai nul besoin de vous expliquer en quoi ceci serait fâcheux...
- Oui, interrompit Melgo, nous sommes au courant.
- Ah, déjà ?
- Bien sûr. Et nous ne partageons pas votre approche alarmiste de la situation.
- Vous avez sans doute vos raisons, mais vous allez sûrement changer d'avis en entendant ceci : voici deux heures, nos services de renseignements nous ont rapporté le décès d'un de nos agents qui assurait la surveillance des pèlerins. On l'a retrouvé noyé dans la fosse d'aisance du pissoir public situé non loin de la Porte des Fées.
- Voilà un décès déplaisant. Mais après tout, quoi d'étonnant qu'il y ait quelques difficultés à maintenir l'ordre dans une ville aussi populeuse que peut l'être Sembaris en ce jour.
- Là n'est pas la question, nous avons retrouvé dans sa botte ce petit parchemin, une dernière mise en garde de notre agent. Tenez, voici...
Elle tendit à Melgo un rouleau fort malodorant, et pour cause, qu'il déroula avec dégoût. Une belle écriture pleine de courbes subtiles et de pointes élégantes s'offrit à ses yeux (entre les taches d'étron).

L'ennemi est en ville, complotant notre perte
Elevant ses servants maléfique, pervers,
Les lâchera tantôt, sur la foule découverte.
Eteignez l'incendie, boutez dehors le Ver !

- Voyez, c'est clair, elle passera à l'attaque demain, lors de la cérémonie !
- Elle qui ? S'enquit Sook.
- Et bien, la succube.
- Je conçois que ceci est préoccupant, mais qu'est-ce qui vous fait dire que c'est bien votre succube qui trame quelque chose contre vous ? Après tout, elle est peut-être là pour faire du tourisme, je sais pas, visiter les monuments. Si on perd notre temps à chasser une pauvre succube innocente et qu'on laisse courir celui ou ceux qui veulent nous perdre, on aura l'air malin.
- Une succube innocente ? S'emporta Soosgohan avec véhémence. Mais ces démons lubriques ne sont qu'hypocrisie, mensonge et duplicité distillés. Quand bien même serait-elle innocente, ce qui serait bien la première fois de toute l'histoire des enfers, nous sommes des paladins de M'Ranis et il est de notre devoir d'exterminer cette engeance maudite. Nous les débusquerons où qu'elles se terrent, ces filles du mal, et nous les empalerons en place publique avec les malheureux qu'elles auront séduit.
- Et pareil pour leur ignoble progéniture je suppose ?
- Par bonheur, la succube est stérile.
- Bon alors deux choses, tout d'abord le génocide des succubes ne me semble pas une entreprise réaliste, car il existe vingt-sept succubes majeures, ou Princesses des Ténèbres, Lilith comprise, et que chacune a six-cent soixante six succubes à son service, soit un total de... euh, beaucoup de succubes. C'est comme ça, c'est les conventions infernales. Lorsqu'une succube meurt, une autre prend sa place, c'est automatique, donc il y en aura toujours le même nombre.
- Dix-huit mille neuf, précisa Melgo après un bref griffonnage au dos du parchemin merdeux.
- C'est ça, dix... Putain, tant que ça ? !
- Recompte si t'as pas confiance.
- Attend. Ça fait à peu près trente par six-cent... Ouais, ça a l'air correct. Et ben dis-donc, ça en fait du peuple. Essaie 666 au carré, pour voir combien il y a de démons en tout. Rajoute 666 seigneurs-démons.
- (gratte gratte) 444222.
- Dingue, j'avais jamais réalisé qu'il y en avait autant.
Chloé intervint alors.
- Dis-moi Sook, toi qui t'y connais, ça mesure combien une queue de succube ?
- Ben, dans les quatre-vingt centimètres en général...
- Et multiplié par le nombre de succubes, ça fait ?
- Euh... attend, alors je pose ça ici... ça nous donne environ quatorze kilomètres quatre-cent de queues, la vache.
- Ah, c'est rigolo.
Félicia, un peu excédée, interrompit les calculs savants.
- Euh... dites les enfants, quand vous aurez fini vos exercices de gématrie, vous me le direz...
- Oui, au fait, de quoi on parlait ?
- Qu'est-ce qu'on fait pour la succube ?
- Mon avis est le suivant, trancha Melgo. La quête des succubes est notre spécialité, on s'en chargera donc. Pendant ce temps, concentrez vos efforts sur la protection de la cérémonie de demain, fouillez les pèlerins, soyez attentifs à tout ce qui pourrait paraître inhabituel. Le beï ici présent m'a l'air d'être l'homme de la situation.
- Très Saint Père de la Foi, vos paroles emplissent mon cœur d'une fierté sans nom, et c'est avec joie que je justifierais la confiance que vous placez en moi !
Devant l'enthousiasme visible du commandeur, Félicia et Soosgohan ne purent que s'incliner.
- Bon, reste à régler le problème de votre retour parmi nous. Les fidèles risqueraient de ne pas comprendre si vous arriviez, comme ça. Il y aurait des risques de schisme entre ceux qui croient en votre retour et ceux qui vous prendraient pour des imposteurs, et c'est pas vraiment le moment. Voici pourquoi j'avais pensé à vous faire apparaître à grand bruit, sur l'estrade, durant l'office. Je ferais une grande cérémonie d'invocation, en saignant un ou deux bestiaux, et alors vous ferez des artifices magiques, avec des éclairs, de la fumée, toutes ces choses.
- Je préférerais que ce soit Soosgohan qui s'en charge, demanda Sook, car d'une part je préfère réserver mes sorts pour votre chasse à la succube, et d'autre part il a toujours été meilleur que moi pour les illusions (elle craignait en fait que l'exercice d'autres sortilèges ne lui fasse perdre le contrôle de ses charmes de furtivité, qui rendaient indécelable sa nature démoniaque).
- Vous connaissez donc Soosgohan ? S'interrogea perfidement Félicia. Vous ne m'en aviez jamais parlé mon ami.
- Euh... ben, c'est jamais venu dans la conversation (il jeta à sa mère un regard assassin).
- Mais dites-moi, vous étiez jeune lors du bannissement de Lilith, si je compte bien. Comment vous êtes-vous connus ?
- Là n'est pas la question, intervint la sorcière à point nommé. Bon, montrez-nous comment se présentera le lieu du culte, qu'on se mette d'accord.
Félicia, que sa charge avait habituée à la prévoyance, sortit un plan tracé à la hâte qu'elle étala sur la table.
- Bon, voilà le champ qui a été choisi pour l'office, car l'esplanade du Temple était trop petite. Les fidèles arriveront directement par la porte des Fées, prendront la route de la côte et obliqueront pour remplir l'espace disponible. L'obélisque rituel a été dressé au sud, entouré par une plate-forme. Quatre gradins reliés par des plans inclinés descendent jusqu'au niveau de la foule, les dignitaires s'y placeront l'un après l'autre avant le début de l'office. Le grand autel a été placé contre le rebord de la plate-forme supérieure, de manière à ce que je puisse être facilement vue même des premiers rangs, qui sont très en dessous.
- Quelle est la taille de la plate-forme ?
- Trois mètres sur cinq, l'obélisque est planté un peu en arrière, comme vous le voyez.
- C'est une ferme ici ? On pourra s'y dissimuler le temps que notre tour vienne. Il faudra songer à placer une échelle derrière l'échafaudage, de manière à ce qu'on monte discrètement.
- Oui évidemment. Et enlever les gardes afin qu'ils ne vous entendent pas, je ne veux pas que notre petit stratagème s'ébruite parmi les fidèles.
- Sûr, ça ferait mauvais genre. Donc on vient sur la plate-forme, invisibles, Soosgohan fait un sortilège d'illusion aussi impressionnant que possible...
- Il faudra me donner un signal quelconque, précisa l'intéressé.
- Oui, répondit Félicia. Les hauts dignitaires de notre religion vont monter sur l'estrade un par un pour me porter les offrandes symboliques de leurs contrées. Mais dès que ce sera fini, ils redescendront par devant, et vous pourrez monter par derrière. Lorsque vous serez tous sur la plate-forme, l'un d'entre vous me tapera sur l'épaule. Alors je commencerais à entrer en transe, je lèverais les bras au ciel, et là Soosgohan, vous intervenez comme nous avons dit. Puis la très sainte Sook relâchera son sortilège d'invisibilité afin de laisser croire à quelque apparition d'un autre monde, un rappel du royaume des morts, quelque chose de ce genre.
- OK, acquiesça la sorcière, ça roule. Alors la succube c'est fait, notre retour c'est fait, alors c'est pas pour paraître impolie, mais on a peu dormi ces derniers jours, on s'est levé tôt ce matin, et on a beaucoup marché, et il est tard, alors si vous voyez où je veux en venir...
- En effet, il est tard et la journée de demain sera longue. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Avez-vous un endroit pour dormir, ou souhaitez-vous coucher au Temple ? Nous venons de terminer plusieurs chambres pour hôtes de marque...
- Non merci, j'aime pas dormir à l'autel. A l'autel ! Eh, c'est marrant, à l'autel ! Humour.
Charitablement, personne ne fit de commentaire.
- Ce ne serait pas prudent, dit Melgo, on pourrait nous reconnaître. Il vaut mieux que nous nous rendions dans quelque auberge.
- L'autel. Dans un temple ! C'est drôle.
- Parfait, alors à demain, répondit Félicia en ignorant les piètres calembours de Sook.

- Remarque, moi, j'aurais bien couché au temple, fit observer Chloé lorsqu'ils furent rentrés une petite chambre qu'ils venaient de louer à prix d'or auprès d'une mégère du quartier. C'est pas terrible ici.
- Uuummm... j'avais besoin de calme pour étudier ce parchemin. Dis-moi Sook, ton avis là-dessus ?
Penché sur la tablette, Melgo étudiait avec attention le parchemin de l'espion infortuné, et inscrivait sur une autre feuille des colonnes de lettres et de chiffres sans signification.
- Mon avis est que quelqu'un s'est torché avec.
- Ça ne te paraît pas curieux qu'un espion fasse ses rapports en alexandrins ? Ordinairement, ils ne se donnent pas la peine de respecter la rime, ni de faire des frais de calligraphie. Ils se contentent de relater les faits, avec éventuellement un code quelconque pour crypter leurs écrits.
- Euh... j'en sais rien, j'ai jamais été espion.
- Et toi Kalon, qui a souvent eu des inspirations divines, qu'en penses-tu ?
- Sommeil.
- Bon, tu as raison, la nuit porte conseil.

V ) Où l'on se livre aux jeux de l'amour et de la mort.

La logeuse passa une bonne partie de la nuit à faire part de ses récriminations au malheureux dont elle avait, trente ans plus tôt, juré devant le prêtre de faire le malheur. Mais nos amis étant fort las, ils trouvèrent le sommeil sans problème.
Quelques heures plus tard, tandis que les noires collines de l'est commençaient à se détacher sur le ciel rosissant, et selon un ordre qui semblait immuable, Kalon se leva en premier et enfila sa cotte de maille, ses bottes, son gantelet, son épée magique sur son dos, son vieux bouclier rond à l'acier bosselé par mille batailles par dessus, et tenta de dissimuler le tout sous une pèlerine trop petite. Même un enfant aurait reconnu, à sa haute taille et aux multiples reliefs qui transparaissaient sous l'étoffe, le mercenaire barbare qu'il était, mais peu importait. De toute façon, cela valait mieux que de subir les goûts vestimentaires de Chloé. L'Héborien appréciait sa présence tiède et réconfortante à ses côtés lorsque, certains soirs, revenaient le hanter les démons de l'obscurité, mais il est vrai que par moments, elle devenait casse-couilles.
Melgo, habitué à guetter le moindre bruit anormal, même lorsqu'il était endormi, se réveilla à son tour et se vêtit. Puis, ils descendirent ensemble dans la ruelle voisine acheter quelques victuailles, flâner, boire entre hommes et voir si la Confrérie du Basilic et son auberge de l'Anguille Crevée n'avaient pas changé de place, laissant les filles à leurs rêves.
Nul ne vit donc Chloé s'asseoir avec grâce, s'étirer en tous sens et raviver les muscles fins et les souples articulations de son corps elfique et juvénile par des contorsions improbables. C'était pourtant un spectacle fort plaisant. Cette petite gymnastique finit par provoquer le bougonnement de la sorcière rousse, qui se retourna de l'autre côté pour se rendormir. La voix claire et pénétrante de Chloé ne lui en laissa pas l'occasion.
- Alors Sook, comment vas-tu ce matin ?
Elle avait toujours détesté cette question, dont généralement l'auteur ne souhaitait nullement entendre la réponse. L'irritation que cela lui causait était telle qu'elle avait depuis longtemps mis au frais dans un recoin de sa cervelle (juste à côté des cases à cocher) tout un tas de réponses du genre " Pas fort, je métastase sec en ce moment ", " mal depuis cinq secondes ", " je m'accroupis et je pousse ", " Mieux depuis les trithérapies ", " Pourquoi, t'as fait médecine? ", " Je fais une allergie au connardus parlibus ", " Mon docteur dit que c'est pas contagieux " ou, plus brièvement, " Merde ". Mais elle était peu en forme et, vaguement consciente de devoir se lever, elle tâcha de motiver son organisme. Elle fit quelques sommaires ablutions à la suite de Chloé, évitant de confondre la bassine d'eau et le pot de chambre, et ne perdit pas trop de temps à essayer de se faire belle, ça ne servait à rien.
- Les garçons ont laissé un mot, gazouilla Chloé d'un ton enjoué.
- Ça dit quoi ?
- C'est des gribouillis avec des lettres, regarde.
Chloé avait quelques difficultés avec le langage écrit, mais n'en faisait aucun complexe. Il en fallait beaucoup pour complexer Chloé. La sorcière approcha la feuille de ses yeux, et lut l'écriture élégante que Melgo avait posée sur la feuille qui, la veille, lui avait servi à ses essais de décryptage.
- " Nous allons en ville nous renseigner sur divers sujets. Soyez sages. Rendez-vous au couchant, devant la grande taverne de la Place d'Orient. ". Je parie que ces deux bons à rien sont allés se saouler à notre santé dans toutes les tavernes de la ville. Tiens, c'est quoi ces gribouillis ? l . e . l . e ? 1 6 3 2 5... ? l . c . e . m .... L.C.E.M.L.S.E.B. ! Ou il a trouvé ça ? Le message...
- Qu'est-ce qui te prend de crier comme ça ?
- Mais... Tu ne comprend pas, c'est une catastrophe ! Je me suis trompée !
- Qui ? Quoi ? Eh, qu'est-ce qui se passe, où tu me tires comme ça ?
- J'ai besoin de toi.
Mais la sorcière, sous le coup d'une vive agitation, la traînait avec une force peu commune vers une destination inconnue.

La Confrérie du Basilic, l'illustre guilde des aventuriers de Sembaris, faisait partie de ces choses immuables qui préexistent à votre naissance et survivent à votre trépas sans que vous y trouviez rien à redire. Elle était sise dans un quartier d'artisans et de petits marchands, au sud du Cirque et à l'est du Palais Royal. Les murs du bâtiment mêlaient des blocs de calcaire noirci et lépreux à des murets de briques, dont beaucoup, mal cuites, s'érodaient à grande vitesse, le tout donnant une impression de chaos architectural. Ici une fenêtre avait été comblée à la hâte, là un appentis avait été ajouté au dernier moment, ailleurs, une arche en plein cintre soutenait une voûte jamais construite. Contreforts et arc-boutants semblaient plus préoccupés d'avoir l'air élégants que de maintenir l'équilibre de l'ensemble, et apparemment, tous les architectes que Sembaris avait comptés avaient tenu à apporter leur contribution à l'édifice, bien qu'ils eussent manifestement des conceptions contradictoires de l'architecture. Rares étaient les fenêtres, nombreuses les gargouilles, innombrables les vices de construction, mais la chose tenait en l'air, par miracle.
Une vaste cour abritait une écurie, un poulailler, quelques cochons et pas mal de linge mis à sécher. Il aurait été facile de passer devant l'entrée principale sans la voir, il fallait descendre une volée de marches et passer par une minuscule porte toujours ouverte, prendre un escalier en colimaçon aux marches si usées qu'il se rapprochait plus d'un plan incliné hélicoïdal, passer dans un couloir étroit et sombre empli d'armes et d'armures rouillées offertes par des aventuriers dont plus personne ne se souvenait, et enfin, après avoir jeté un regard torve au physionomiste - un monstre balafré à l'embonpoint proéminent qui de mémoire d'homme n'avait jamais refusé l'accès des lieux à quiconque - on entrait à l'Anguille Crevée, le plus célèbre cabaret de la Kaltienne, le cœur et l'âme de la Guilde.
Ce qui frappait de prime abord dans la grande salle, chichement fréquentée à cette heure matinale par quelques lève-tôt et d'exceptionnels couche-très-tard, c'était le calme du lieu. Moult bagarres homériques avaient jalonné l'histoire de l'établissement, mais c'est en vain que l'on en cherchait la trace sur les murs, le sol ou le mobilier. Les musiciens ne jouaient que le soir, les joueurs professionnels ne volaient que la nuit, et il fallait bien que les putains se reposent. Quelques employés aux trait tirés passaient le balais en se houspillant mutuellement, tandis que d'autres essuyaient les tables et les chopes. L'Anguille Crevée ne fermait jamais, c'était une tradition. Tandis que Melgo et Kalon s'approchaient du bar, une jeune fille émergea d'une cave, portant un lourd tonnelet d'hydromel avec un entrain étonnant. En se trémoussant, elle chantonnait une de ces ritournelles insipides et rythmées qui étaient à la mode ces derniers temps.

" J'aime la magie de ton sourire
Avant tout, j'aime t'entendre rire
A jamais durer notre amour
Aimons nous jusqu'à la fin du jour
Ow ow ow ! "

- Hum, fit Melgo du fond du capuchon qui cachait ses traits.
- Oh... Bonjour messires, et bienvenue à l'Anguille Crevée. Que puis-je pour vous ?
- Une mousse pour moi et... Pour toi mon ami ?
- Shigas.
- On se connaît ? Demanda la jeune fille. Oh, mais oui, je vous reconnais, vous êtes le gars d'hier, au bûcher. Votre délicieuse femme n'est plus avec vous ?
- Pas ma femme. Célibataire.
- Ah bon, j'avais cru.
- Pas pédé, juste célibataire, crut bon de préciser le barbare en virant écrevisse.
- C'est très intéressant, fit la demoiselle en tortillant de l'avant. Comme le veut la coutume des serveuse sembarites, son décolleté lui arrivait à ras les têtons. Il paraît que c'est bon pour le chiffre d'affaire.
- Je suis donc libre. Et je suis instruit, car je sais lire. Et j'ai du bien. Et je n'ai pas encore pris femme.
Une telle logorrhée verbale(6) n'était pas du tout dans les habitudes du barbare, Melgo faillit s'étouffer avec sa bière en découvrant les douteux talents de séducteur de son compagnon.
- C'est intéressant ce que vous me dites, répondit la belle.
- Mais j'ai rien contre, s'empressa d'ajouter Kalon.
- On pourrait peut-être en discuter tout à l'heure, je finis mon service bientôt...
- Eh bien, Kalon, tu pourrais me présenter cette charmante pers...
- Touche pas.
- Mais je voulais juste...
- Grrrrr...
Jamais Melgo n'avait vu son ami dans cet état depuis... depuis qu'ils s'étaient rencontrés, en fait, sur l'Ile du Dieu Fou, ce qui faisait déjà un bail.
- Bon, ben je te laisse à tes... hein, et puis bonne b... euh, amusez-v... oh et puis merde !
De toute façon, Kalon et Shigas n'étaient déjà plus sur la même planète que lui. Notre voleur s'éloigna du bar où s'échangeaient de tendres banalités, puis suivit des yeux les amoureux s'embarquant pour ces rivages lointains faits de miel et de douceur, où deux êtres qui s'aiment tendrement peuvent trouver, l'espace d'un sublime instant, l'apaisement de l'âme. Courant comme deux enfants dans le jardin de jeux qu'était la Confrérie du Basilic, traversant en trombe les monumentales cuisines où s'activaient des marmitons aux torses luisants de sueur et aux mines étonnées, ils reprirent leur souffle dans les écuries, montèrent à bord d'une luxueuse calèche stationnée, et là, sur le cuir moelleux des sièges de grand prix, haletant dans l'air froid du matin, ils s'aimèrent comme s'ils étaient seuls au monde.
Plus haut, dans le poste d'observation tribord, l'officier de quart blêmit, avant de hurler :
- Iceberg, right ahead !

Sook s'engouffra à grands pas dans le hall de la Tour-Aux-Mages, et jeta un regard lourd de menaces au fonctionnaire de faction, qui s'abstint avec raison de lui demander sa carte. Chloé tâchait de suivre en trottinant et en jetant des regards effarés autour d'elle, car c'était la première fois qu'elle avait l'occasion de visiter le légendaire et colossal siège de la guilde des sorciers de Sembaris. Avec une vitalité dont on ne se serait pas douté en la voyant si frêle, la Sorcière Sombre grimpa quatre à quatre plusieurs enfilades d'escaliers, emprunta des couloirs contournés aux murs d'obsidienne et de malachite aux parements hideusement suggestifs, traversa le Belvédère des Honorables, encombré des bustes de jade d'anciens archimages, et bousculant sans les voir une horde d'étudiants bigarrés et bruyants sortant d'un cours d'altération, elle prit un petit corridor sombre et dérobé, en s'assurant que l'elfe la suivait toujours.
Il se trouvait au fond une porte ornée de glyphes cryptiques et de graffitis obscènes, en bois noirci de crasse. Dessus était punaisée une feuille de papier portant un tableau à plusieurs colonnes, où les sorciers de la Tour pouvaient réserver la salle à l'avance. D'après les dates, personne n'y avait mis les pieds depuis six ans. Sook repoussa le panneau grinçant d'un geste sec, et sursauta en voyant qu'il y avait déjà du monde. Cinq jeunes étudiants, de la variété que l'on voit rarement en cours, furent surpris alors qu'ils s'échangeaient, moyennant des sommes rondelettes, des petites bourses de certains composants de sorts, probablement tombés d'une étagère.
- Toi, s'exclama un nabot après un moment de flottement, t'as intérêt à fermer ta gueule sinon...
- Dehors.
La sorcière avait employé un ton glacial et détaché, tel qu'à eux cinq, les magouilleurs se sentirent en infériorité numérique.
- Eh mais, c'est notre territoire, on est ici chez n...
- DEHORS !
Ils sortirent à toute vitesse, en faisant un grand détour pour éviter la proximité dangereuse de la sorcière. L'un d'eux se fendit quand même d'un sifflet admiratif au passage de Chloé, mais sans conviction.
- On est où ?
C'était une salle de forme pentagonale, pauvrement éclairée par un globe magique en fin de vie, qui paraissait exiguë car le plafond était très haut, et de nombreux recoins disparaissaient dans l'ombre. Il y régnait un désordre malsain, les meubles, tous en état de décrépitude avancée, semblaient avoir lentement quitté leur position d'origine le long des murs, pour se rapprocher dangereusement du centre. Des coffres éventrés répandaient par terre leurs contenus d'immondices sans âge, parmi les rogatons de chandelles noires ou rouges couvertes de poussière collante et noire. Un espace dégagé était ménagé au centre, et sur le parquet, on pouvait encore deviner le tracé à demi effacé d'un pentagramme à la peinture d'argent. Devant trônait une table d'albâtre, grande comme un lit, à la surface plate et maculée en son centre d'une ombre marron.
- Déshabille-toi.
L'elfe commença à délacer son corsage. Elle se dépoitraillait déjà lorsqu'elle eut la présence d'esprit de demander :
- Pourquoi ?
Elle eut alors la surprise de constater qu'après avoir ôté sa bure marron, Sook se déchaussait, puis enlevait ses braies et son maillot de cuir. Le spectacle était pour le moins inhabituel. Elle s'accroupit devant son sac et en sortit tout un attirail brinquebalant.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Allonge-toi sur la table en pierre, là...
- Ici ? Tu te décides enfin, c'est pas trop tôt. Mais tu sais, si tu voulais, on pouvait faire ça chez nous, c'était pas la peine de traverser la ville.
- Tais-toi donc et met ce collier.
- Oooooh... quel joli diamant bleu, il est énorme, merci Sook, comme tu es gentille ! Oh, mais c'est quoi cette lumière dedans ?
- On verra ça tout à l'heure, précisa la sorcière en revêtant une robe de satin noir trois tailles trop grande. En attendant tais-toi et reste allongée.
- Comme ça ?
- Non, sur le dos. Met le diamant sur ton cœur (Sook fouillait dans un coffret ouvragé et en sortit une dague d'argent à double lame, dont la poignée et la garde figurait deux serpents enlacés aux yeux de rubis).
- Iîî, c'est froid. Il tient pas sur mon cœur, il roule.
- Ah évidemment, quand on est mal foutue... Bon, ferme les yeux... non, je vais plutôt te mettre un bandeau.
- Ah oui, ça j'aime bien. Je me souviens qu'une fois j'avais un...
Sans ouïr plus avant les souvenirs d'ancien combattant de l'amour que Chloé avait l'habitude de raconter sans vergogne à tout le monde, Sook se débrouilla pour trouver un ruban de vieille étoffe, jadis pourpre, souleva la petite tête ronde de son amie, la ceint sans ménagement avant de nouer le lien, très serré, dans la brune chevelure.
- ... donner les verges. Je précise qu'il s'agit d'une manière de fouetter, avec des sortes de branches tu vois...
- Tais-toi et ne bouge plus.
- D'accord.
Et du fond de son obscurité, Chloé entendit la sorcière prononcer des mots interdits, marmonner des phrases oubliées, psalmodier des chants impies et incroyablement anciens, invoquer des puissances d'une malévolence prodigieuse, sombrer peu à peu dans les profondeurs de la transe gnostique, et toujours revenait, parmi le magma impie sortant de sa gorge, un mantra infernal, un nom qui n'était point fait pour être prononcé ni entendu par les mortels :
- KI-SI-KIL-LIL-LA-KE !
- Ben dis donc, j'ai déjà vu des gens détraqués, mais toi tu les bats tous.
Sook, possédée par son propre sortilège, n'entendait plus rien.
- J'ai connu un type comme ça, il faisait aussi tout plein de trucs bizarres avant, comme chanter et danser et allumer des chandelles, mais au moins il me tripotait un peu. Par politesse.
Ses yeux marrons perdus dans le vague, la sorcière leva la dague au dessus du corps offert de sa compagne...
- Remarque, le résultat n'était pas brillant, vu qu'il bandait m... oh...
... et l'abattit obliquement en un arc de cercle parfait, sous le sternum, transperçant le cœur.
- Couic, mourut Chloé dans un spasme, sans vraiment avoir le temps de souffrir.
Sook retira le poignard et dans un gobelet d'argent, recueillit le sang elfique, qu'elle but, en laissant goutter un mince filet pourpre au coin de ses lèvres. Alors, tenant dans sa main droite le gobelet et dans la droite la dague du sacrifice, les bras levés vers le ciel, elle vomit plus qu'elle hurla le mot ultime de l'invocation.
Alors l'air sembla s'ouvrir dans un soupir, une portion d'espace parut se dissoudre, laissant passer Ce qui était derrière par un mince interstice. D'informes palpes d'obscurité franchirent la frontière des mondes, surgissant de la fente monstrueuse, en tâtant les bords et balayant l'univers dans lequel ils étaient conviés, telles les antennes de quelque monstrueux cafard sortant de son trou. Puis d'un coup, une tornade tomba dans la pièce, la balayant de vents tourbillonnants et glacés, qui firent virevolter les livres et les meubles, les bouts de chandelle, les lambeaux de tissus moisi, les bouts de parchemin, la poussière séculaire et la robe de satin noir de l'invocatrice maléfique.
- Gagné!
La voix sépulcrale surgit de l'Ouverture, répandant dans la pièce des remugles bestiaux, et faisant sortir Sook de son état second.
- Quoi gagné?
- J'avais parié avec un ami que tu étais une vraie rousse.
Dans un réflexe, Sook plaqua les pans de sa robe sur ses cuisses glacées, et rougit. Le démon informe reprit.
- Au cas où tu ne m'aurais pas reconnu, je suis Urlnotfound, le messager du Crépuscule quand il est en dérangement, celui dont le nombre est 404.
- Quoi, encore ?
- Eh oui, encore. Je suis au regret de t'annoncer que ton invocation locative a été bloquée.
- Ah, malédiction ! Et bien, débloque-la, sinon tu ne sortiras jamais du Cercle Hélicoïdal de Nohobla.
- Laisse tomber, j'ai tout mon temps, et il faudra bien que tu dormes un jour ou l'autre, non ?
Sook réfléchit une seconde, puis en convint.
- C'est juste. Mais dis-moi, la créature que j'ai invoquée est-elle bien dans l'aire d'invocation précisée ?
- Je ne puis te le dire, ce serait trahir la confiance du client. J'ai une réputation à défendre.
- Bien sûr. Par contre, tu peux me donner des précisions sur tes formules commerciales non ?
- J'en serais ravi, bien sûr. Sais-tu, sorcière, que je propose des formules très compétitives d'assurance-mort, y compris pour les plus de 55 ans, sans avis médical ni questionnaire de santé...
La masse informe sortit de ses poches - ou assimilées - des cubes lumineux qu'il commença à empiler les uns sur les autres, et où étaient énumérées les qualités du contrat proposé, en grosses lettres. Il avait pris cette habitude pour se faire comprendre des vieux sorciers un peu gâteux.
- Sûrement, sûrement. Mais dis-moi, pour les abonnements, là, genre " Je suis pas là, rappelez plus tard... "...
- Le contrat " Capitalisation-invocation", la spécialité de la maison, 100% de clients satisfaits par nos services. Pour une somme modique...
- Oui, mais j'ai une question technique. Si le client n'est pas dans la zone d'invocation, tu ne te déplaces pas, je suppose ?
- Bien sûr que non, puisque l'invocation va rater de toute façon. Je ne suis pas idiot non plus.
- Donc là par exemple, la créature que j'avais tenté d'invoquer était bien dans la zone.
- Eêêhhhh... Tu es plus rusée que tu en as l'air, sorcière. Effectivement, elle était dans la zone.
- Merci, c'est ce que je voulais savoir.
- Attendez, jetez un œil à la brochure, vous verrez que je propose la solution idéale pour ne plus être invoqué lorsque vous ne le souhaitez pas...
- D'accord, je lirai ça. Salut. Je te conjure, créature de la nuit, bête infecte... enfin, tu connais tout ça.
- Ouais, à la prochaine.
Il s'en fut avec un petit " Whooop ". Lorsque le calme fut revenu dans la salle, Sook se rhabilla en réfléchissant, puis sortit à petits pas, vaguement consciente d'oublier un truc en route.

Cinq minutes plus tard, elle revint en trombe, s'approcha du corps sanglant et nu de Chloé sur l'autel, prit dans son poing droit le Cœur du Crépuscule Infini qui palpita sous la caresse de la magie. Elle puisa aux quatre sources de la magie élémentaire, et fit appel à toute sa connaissance de la chair et de ses mystères, et dégageant en vingt minutes plus de puissance que la plupart des sorciers n'en utilisent durant toute leur vie, elle réchauffa le sang et les viscères, referma la plaie béante, rendit la vie aux nerfs, aux tendons, aux délicates circonvolutions du cerveau elfique, aux muscles et aux viscères, et chacun, à son heure, reprit sa tâche.
- Allez, lève-toi et marche, le soir tombe déjà et on a du boulot.
L'elfe terrifiée ouvrit ses yeux, qui venaient de contempler la vallée de la mort, laquelle devait être bien vilaine à en croire son expression.
- Tu m'as tuée...
- Oui, bon, tu vas pas nous en chier une pendule, il y a plein de gens qui meurent chaque jour et qui ne s'en plaignent pas. Et rhabille-toi, sinon tu vas attraper la mort.

VI ) Où on s'explique en famille , et prend part à de curieux événements.

Le Champ Long, situé à la sortie de la ville, près de la Porte des Fées, était propriété municipale. Les éleveurs pouvaient, moyennant une obole, y faire paître leurs chèvres et leurs moutons. Mais c'est un tout autre troupeau bêlant qui s'y pressait cette nuit là, bien plus gras et bien plus nombreux. Des milliers de flambeaux convergeaient vers l'immense terrain découvert, telle une lente coulée de lave sortant des remparts de Sembaris, illuminés pour l'occasion.
- C'est qu'ils ont l'air nombreux, ces cons !
Sook, cachée au premier étage de la ferme désaffectée choisie pour les retrouvailles, tentait de dérider Chloé qui, assise par terre, tenant ses genoux dans ses bras, regardait fixement le bout de ses chaussures en fredonnant sans joie un air sinistre. Soosgohan, qui était là depuis longtemps (car il avait toujours peur d'être en retard, ce qui fait qu'il arpentait la pièce depuis trois bonnes heures), s'approcha d'elle et lui demanda, comme on parle à un enfant :
- Comment vous sentez-vous ? Vous n'avez pas l'air dans votre assiette ? J'ai là une gourde de vin qui...
Elle leva la tête et lui retourna un regard vide de toute expression, encore plus pâle qu'à l'accoutumée. Voyant qu'il ne pourrait rien en tirer, il retourna à la fenêtre, auprès de sa mère.
- Elle fait une drôle de tête, la petite.
- Ça lui passera avant que ça me reprenne.
Des pas montèrent l'escalier menant à l'étage, ils se retournèrent, se préparant à lancer un sortilège, à tout hasard. Mais ce n'étaient que Kalon et Melgo.
- Et bien, vous en avez mis du temps, on allait partir sans vous. Dites-moi, c'est quoi que cette tenue, vous êtes tout trempés ?
- Il n'y avait pas de canots pour tout le monde... enfin bref, on est là. Et bien, on dirait qu'on va jouer devant salle comble, on a été obligés de faire un détour par une poterne que je connais, sinon on faisait la queue rien que pour sortir de Sembaris. Chloé ? Et bien, qu'est-ce qui se passe ma grande, un coup de pompe ?
De nouveau, elle porta un regard vide et froid, comme les restes gris d'une étoile morte.
- Elle me fait ce cirque depuis que je l'ai tuée tout à l'heure, je vous jure, ce qu'elle est douillette.
- Tu l'as quoi ?
- Je l'ai tuée, il a bien fallu, j'avais besoin de sacrifier un elfe pour le rituel de Zessem-Baharé, et forcément, j'avais qu'elle sous la main.
- Qu'entends-tu exactement par tuer ?
- Un coup de poignard par en dessous. Rapide, sans douleur... Mais je l'ai ressuscitée après, si c'est ça qui t'inquiète.
- Mais t'es vraiment cinglée, ça se fait pas de tuer ses amis...
- Mais puisque je vous dis que je l'ai ressuscitée après ! Tu le vois bien quand même, regarde la, elle a pas de bonnes couleurs ?
Soosgohan empoigna sa mère par les épaules et la dévisagea avec des yeux exorbités.
- Vous avez vraiment poignardée cette pauvre enfant ? Je ne peux le croire, dites-moi que ce n'est pas vrai, vous n'avez pas pu faire ça...
- Et qu'est-ce que vous croyez, je ne suis pas encore impotente, je peux encore me servir d'une dague, j'ai appris ça quand j'étais petite. Et lâchez-moi, vous me faites mal. Quoi, qu'est-ce qu'il y a, vous allez pas tous vous y mettre maintenant. Oui, je l'ai sacrifiée, et c'était nécessaire, car ce que j'ai appris...
- Quelle honte, renchérit Melgo, alors qu'il est de notoriété publique que les elfes sont des créatures du bien et des forces vitales de la nature, et que l'idée même de la mort leur est insupportable. Te rends-tu compte du traumatisme que tu lui as fait subir, à cette pauvre enfant ?
- Chochotte. Moi je vous dis que j'ai découvert...
- Tes arguments fallacieux et tes faux-fuyants ne m'émeuvent guère, Sook, je te connais depuis trop longtemps, et trop longtemps j'ai toléré tes méthodes barbares. J'ai été témoin de trop d'atrocités, trop de vils meurtres et lâches assassinats. Il suffit. Je paraîtrai à tes côtés cette nuit encore, Sorcière Sombre, car je m'y suis engagé auprès de la femme que j'aime, mais je ne resterai pas plus longtemps dans la même Compagnie que toi. Et vous mes amis, je vous engage à me suivre. Le chemin du mal est pavé de souffrances et de déshonneurs, et elle vous y conduit tout droit.
Sook trembla sous le coup de la colère et de l'humiliation que Melgo lui faisait subir, elle s'appuya plus que nécessaire sur le rebord de sa fenêtre, et détourna un instant le regard. Puis elle traversa la pièce et s'accroupit au-devant de Chloé, toujours prostrée.
- Toi ma sœur, qu'en dis-tu ? Resteras-tu avec moi, ou le suivras-tu ?
Pour toute réponse, Chloé se releva d'un bond et se réfugia dans les bras de Melgo, pressant sa tête contre sa poitrine.
- Et toi, Kalon, préféreras-tu écouter le verbe mielleux de ce beau parleur, ce menteur professionnel, cet escroc vantard ? Je n'ai pas son talent pour tromper le monde, les belles paroles me viennent difficilement, les mots peinent à sortir de ma bouche, mais tu me connais, tu as souvent laissé ta vie entre mes mains en toute confiance, et j'ai fait de même sans gêne. Je ne cherche pas à paraître autre chose que ce que je suis.
Visiblement, le géant du nord aurait préféré être à mille lieues. Il recula sans un mot dans la pénombre, leva les deux mains ouvertes devant lui, et les sépara, rejetant ses amis dos à dos.
- Il ne reste plus que toi, Soosgohan. Mais quelle que soit ta décision, n'oublie pas que tu ne pourras jamais me rejeter entièrement. Car je t'ai fait dans mon ventre, je t'ai instruit, je t'ai nourri de mon sang, à défaut de lait, chaque once de ta chair porte ma marque, comme tu le sais.
-Mère, vous l'avez dit, je ne puis vous rejeter. Cependant, si vous voulez ma confiance, il faudra me confier ce secret dont nous avons parlé hier soir, ce secret si terrible que selon vous, il me voile les yeux. Parlez, je vous en conjure, chaque homme a le droit de connaître le secret de ses origines.
La sorcière, rouge de confusion, resta un long moment silencieuse, la bouche entrouverte pour laisser passer sa respiration trop rapide. Puis elle s'apprêta à parler.
Quand soudain, la lumière dans la pièce augmenta. La lanterne, qui jusque-là aurait à peine permis à un moine libidineux de lire les riantes aventures de Sainte Ursule en pays Bardite, sembla prise de folie, la flamme prit une intensité surnaturelle, emplissant la chambre d'une clarté rouge sang. Et la lanterne explosa, libérant la puissance du feu, qui se répandit au milieu de la pièce en une boule, en une forme, en un entrelacs de flammèches et de fumée, qui prit bien vite une forme humanoïde, terrible, ailée, et féminine. Ses merveilleux yeux de lumière balayaient la pauvre mansarde et ses occupants, affirmant une supériorité indéniable, un orgueil sans limite, une avidité de puissance, de violence et de luxure démoniaque. C'était bien un démon qui se manifestait ce soir, à proximité de la plus grande concentration de dévots et de prêtres fanatiques que le monde occidental ait jamais connu.
- La succube, s'écria Soosgohan, je vous l'avais bien dit.
- Mais... comment ?!?
- Ah, vous n'avez pas voulu me croire, mais j'en étais sûr, c'est bien une succube, une femelle en rut de l'enfer, une immonde sœur de l'apocalypse, une infecte...
- Oui, alors toi, avant de critiquer, tu pourrais balayer devant ton arbre généalogique, s'écria la créature lubrique.
- Que veux-tu, succube ? Demanda Sook, la seule à ne pas trembler de terreur.
- Voici la parole que je vous porte, oyez-la bien. Parmi les prêtres qui ce soir vont porter l'allégeance de leurs diocèses, il s'en trouve un félon, un dévoué au mal et à la destruction. Il vous faudra le démasquer, et déjouer son plan.
Melgo, moyennement convaincu, s'avança un peu, mais pas trop.
- Et pourquoi te ferions-nous confiance ? Tu es un démon, c'est plutôt ton intérêt que le chaos règne sur la Terre, si je ne me trompe. Qu'est-ce qui nous prouve ta bonne foi ? Car tu le sais sans doute, nous avons un contentieux avec ta maîtresse Lilith, elle peut chercher à nous perdre par ses mensonges et ses ruses.
- Elle a déjà tenté de nous prévenir, signala Sook. Le message était de sa main, elle l'avait signé. Ce matin, lorsque j'ai vu le papier sur lequel tu avais tenté de déchiffrer le quatrain, j'ai vu une séquence de lettres, L C E M L S E B.
- Oui, je m'en souviens, c'était la suite des premières lettres de chaque sizain.
- Mais c'est aussi un signe de reconnaissance. La Chair Elle Mangera, Le Sang Elle Boira. La devise des royaumes d'iniquité, que toutes les succubes connaissent. Elle tente de nous prévenir depuis le début. Mais tu as raison, Melgo, je ne sais pas pourquoi elle cherche à faire triompher le bien et la justice.
- La politique des enfers est complexe, expliqua la femelle incandescente, et les démons ont plus d'ardeur à lutter entre eux qu'à faire triompher la cause du Mal. C'est la triste vérité, et bien que je le déplore, nous autres ne pouvons que nous plier à un jeu plus ancien que nous-mêmes. Je suis servante de Lilith, il n'est pas de mon intérêt de voir un autre démon établir son empire de terreur sur la Terre, c'est aussi simple que cela.
- Donc, Lilith n'est pas derrière tout ceci. Mais qui ?
- Je l'ignore. C'est Notre Mère elle-même qui m'a envoyé enquêter à ce propos. Oh... mais, je sens venir... prenez garde, les puissances du mal sont à l'œuvre, l'ennemi s'est découvert. Faites vite, je dois pour ma part accomplir une autre tâche tout aussi urgente. Que Lilith arme vos bras.
Et la lumière mourut, plongeant le petit groupe dans l'obscurité. Par terre, une flaque de cuivre et de verre, mêlés par la fusion, achevait de transpercer le plancher vermoulu. La voix de Sook se fit entendre.
- Bon, je vais lancer mon sortilège d'invisibilité. Tenez-vous prêts à vous battre, je la sens mal cette histoire.

Sur des sortes de miradors larges et bas disposés dans le Champ Long, des groupes musicaux venus de tous les coins du monde civilisé faisaient l'animation sonore. La nuit était belle et chaude, et si la Lune était nouvelle, les étoiles n'étaient pas avares de leur éclat. L'atmosphère était à la joie et au recueillement. Les jeunes de toutes les nations se découvraient, échangeaient leurs impressions, le plus souvent dans l'universel langage des mains, et attendaient avec fébrilité que la Grande Prêtresse Félicia, debout sur sa plate-forme, bénisse la foule.
Des groupes appartenant à divers peuples, revêtus de tuniques de couleurs vives, commencèrent à exécuter un ballet longuement répété, à base de larges rubans qu'ils tiraient derrière eux, les croisant sur les étages de l'estrade monumentale, tandis que plusieurs hauts dignitaires du Temple, en grande tenue sacerdotale, y prenaient place. Il y eut un incident, certes mineur, lorsqu'un jeune Emeshite, pris par l'atmosphère électrique de la soirée, emmaillota involontairement le Haut Archidiacre des Deux Bénédictions, un petit bonhomme à la calvitie naissante et au vocabulaire étendu, comme purent le constater les fidèles du premier rang.
Puis, dans l'allée dégagée au milieu du Champ Long, commencèrent à s'avancer les représentants des divers diocèses, apportant chacun un cadeau de prix issu de sa région, en gage de fidélité à la personne de la Grande Prêtresse. De Punt et Venanzi, vinrent cinq magnifiques étalons aux sabots dorés et à la crinière parée de pierres semi-précieuses. Les nomades Meïlus offrirent un chariot de bois précieux, gravé dans ses moindres recoins, et chargé de lourds sacs d'épices rares dont il ne valait mieux pas demander la provenance. Les trois diocèses de Malachie, chacun voulant surpasser son voisin, donnèrent au Temple en tout pour trois-cent mille naves d'or, soient quelques trois mille livres, ainsi que cinq-mille livres d'argent. Les Molokaïs de Semti, au nord des pays Balnais, firent don de parchemins, codex et incunables rarissimes, qui feraient la joie des bibliothécaires du Temple, le jour où le Temple aurait une bibliothèque, bien sûr. Les taciturnes forgerons du royaume montagnard de Foundak, réputés dans tout l'est pour leur science, apportèrent des armures et armes de cérémonie pour les dignitaires du Temple...
Ainsi se déroula la cérémonie de la présentation des offrandes, qui passant devant les fidèles - et aussi beaucoup de curieux - assemblés, soulevaient des exclamations admiratives devant tant de richesses étalées.
Puis passa la délégations de Fossoynie menée par le prêtre Bestibal, nimbé d'une aura mystique, tirant un simple chariot dans lequel était la bien étrange offrande de son pays. C'était un arbre au tronc large et noueux, à la ramure basse et aplatie, aux branches distordues et grises, que quelques rares feuilles noires et allongées ne parvenaient pas à rendre plus rassurant. Le silence se faisait au passage de l'étonnant équipage, tiré par deux bœufs et suivi par huit novices à pied, mais Bestibal ne semblait en avoir cure, et c'est fièrement qu'il progressait vers l'estrade. Arrivé devant les six prêtres m'ranites chargés de recevoir les offrandes, il s'arrêta, faisant signe de la main, puis levant les yeux, désigna la Grande-Prêtresse de l'index avec morgue.
- Voici pour toi, ô ma Grande-Prêtresse, un cadeau digne de toi et de ton Temple. Voici, devant vous, ce que nous avons pris dans les forêts noires de Fossoynie, un présent qui a coûté leurs santés ou leurs vies à maint courageux chasseurs de notre pauvre contrée. Il est dit que jadis, la fabuleuse cité de Shelis-Askin, citadelle des elfes d'occident, aux tours de jade et aux pignons de cuivre, fut perdue lorsque de leur magie impie, les terribles Lloïgors corrompirent les arbres merveilleux qui embellissaient et nourrissaient la cité. Alors, les végétaux maléfiques empoisonnèrent l'air, l'eau, et lors d'une nuit terrible, ils lancèrent leurs branches à l'assaut des habitants, les faisant tous périr de mystérieuse façon, à l'exception d'un seul qui, à moitié fou, parvint à s'échapper pour raconter l'histoire. Bien des générations se sont succédées, Shelis-Askin a connu l'oubli des hommes et des dieux, ses ruines disparaissant peu à peu sous les racines de la grande forêt noire, mais il reste encore, animés d'une vie tenace autant que malsaine, quelques-uns de ces végétaux stériles et redoutables qui causèrent la chute de la cité des elfes. En voici un, Grande-Prêtresse, on l'appelle le Malemortier.
- Impressionnant, répondit Félicia, rompant le grand silence qui s'était fait pendant la présentation de Bestibal. Mais, dis-moi, n'est-ce pas dangereux d'emmener cette chose impie parmi nous ce soir ? Ne peut-il nous attaquer de quelque façon, ton arbre mortifère ?
- La magie des Lloïgors l'a fui depuis des éons, maîtresse, il est inoffensif tant qu'on ne l'alimente pas en puissance mystique avec un puissant artefact, tel que, par exemple, l'Anneau de l'Esprit, l'ancien Objet-Gardien de Shadizaar que je porte au doigt. Voyez son pouvoir...
Et autour du prêtre au regard fou apparut un cercle de feu bleu, qui grossit jusqu'à englober l'arbre derrière lui, lequel commençait à s'agiter en une sinistre pantomime.
- Gardes, gardes !
Comme souvent dans ces situations, il fallut plusieurs secondes pour que la foule comprenne que l'atmosphère festive n'était plus de mise, et que la violence allait se déchaîner. Les gardes chargés de contenir la foule pointèrent avec hésitation leurs hallebardes de cérémonie, fort peu pratiques, vers Bestibal le prêtre félon, au majeur gauche duquel pulsait une lumière verte malsaine, évoquant le goût amer du poison. L'arbre maléfique sembla s'enfler à l'unisson, et ses racines barbelées débordèrent du chariot pour s'enfoncer dans la terre en une obscène parodie de copulation. Une onde de peur ancienne et surnaturelle parcourut le Champ Long. L'assistance fut prise d'un mouvement de panique, les personnes des rangs les plus exposés furent frappés d'une bien compréhensible terreur et refluèrent comme un banc d'étourneaux quand chasse le faucon, se pressant contre ceux qui, trop loin, ignoraient ce qui se passait. La cohue fut terrible. Dans un vacarme cauchemardesque, les pèlerins, qui quelques secondes plus tôt étaient encore de pieux et aimables citoyens, piétinaient maintenant leurs semblables comme les derniers des barbares, hurlant, frappant, meurtrissant femmes et enfants si cela pouvait leur procurer quelques chances de survie supplémentaires. Devant le spectacle de cette hallucinante tourmente humaine, Félicia, un instant catastrophée, se souvint soudain qu'elle avait un atout à jouer, et en appela à son amant.
- Melgo !
Ceux des fidèles qui à cet instant regardèrent vers la Grande Prêtresse, au lieu de fuir à toutes jambes, crurent alors voir se déchirer le voile qui sépare les mondes, et apparaître, comme au sortir d'une brume d'automne, quatre silhouettes légendaires que chaque dévot de M'ranis avait imaginées maint et maint fois. Et il fut écrit - bien plus tard - qu'à cet instant, sur l'estrade, à l'appel désespéré de Félicia, revint d'entre les morts l'illustre Compagnie du Val Fleuri.

Les nains, petites créatures barbues, bourrues et industrieuses, avaient déserté Khôrn depuis des siècles, mais auparavant, ils avaient eu le temps de creuser dans les collines entourant Sembaris quelques milliers de kilomètres de galeries de mine. C'est comme ça, les nains, ils creusent. Ils ne peuvent pas voir un bout de rocher sans faire un trou dedans. Ils n'avaient, bien sûr, rien trouvé d'intéressant dans le sous-sol de Sembaris, dont la légendaire pauvreté en minéraux avait fait le désespoir des géologues et la fortune des importateurs de métaux.
Plus tard, ces innombrables galeries, dont plus personne n'avait les plans (à supposer qu'ils aient jamais existé), avaient servi de forteresses souterraines, de nécropoles, de temples interdits, de tombeaux, de refuges, de caches au trésor, ou plus prosaïquement de champignonnières, ce qui avait attiré toutes sortes de traîne-savates avides de gloire, de richesses, de combats, ou d'omelettes. Bref, des aventuriers (sauf pour les omelettes).
Dans l'une de ces grottes gisait, lové sur elle-même, une créature étonnante. Son corps cylindrique et dépourvu de membres le faisait ressembler à un serpent, mais sa peau d'un noir plus profond que la nuit ne portait nulle écaille, et sa gueule n'avait rien de reptilien, mais semblait appartenir à un de ces poissons hideux qui hantent les abysses et que parfois les pêcheurs remontent dans leurs filets en grimaçant de dégoût. Ses ailes ramenées sur ses anneaux, on ne distinguait dans cette masse de ténèbres entrelacées qu'un œil immense et totalement blanc, démesurément ouvert. Et pourtant la bête dormait, elle n'avait pas de paupières.
Ordinairement, de telles créatures ont nom Fthen le Ravageur, Gthynix des Ténèbres, B'tuorohk Fouetdacier, bref, un patronyme qui inspire l'envie de fuir à toutes jambes. Celui-ci s'appelait Grospoupoute.
Soudain, au fond de l'esprit féroce et étrange du monstre monta un appel. La maîtresse avait besoin de lui. Un frisson le secoua tout au long de son échine cartilagineuse, il se déploya à une vitesse surprenante pour une bête de cette taille, et rampa à toute vitesse vers la sortie. Et sous les étoiles, il ouvrit ses ailes toutes grandes, et prit son envol vers les lumières de la grande cité, au loin.

Parmi les cadavres des gardes M'ranites imprudents, coques desséchées et vidées de leurs substances vitales par les branches hideuses qui se balançaient dangereusement en craquant d'horrible façon, à la lumière des torches tombées par terre et des vasques d'huile éclairant le champ, dans ce décor sinistre donc, se déroulait une scène mythologique, qui serait par la suite reproduite - mais faussement - sur les murs des temples, les tableaux votifs et les manuels religieux pour l'édification des fidèles. Brandissant bien haut sa flamberge, sautant, roulant, Kalon parvenait à éviter les scions mortels et les feuilles suceuses de sang. Lorsqu'il se trouvait en position de frapper l'arbre maléfique, à chaque fois, une attaque soudaine l'en empêchait. Son épée crépitait d'éclairs blancs qui répondaient à la sphère incandescente qui, sous la protection de la ramure diabolique, irradiait au doigt de Bestibal. Melgo, toujours sur l'estrade, avait fait coucher Félicia derrière lui, puis s'était emparé de l'arc d'un garde tombé courageusement et tentait de toucher le prêtre félon. Mais ses traits ne parvenaient jamais à destination, les branches protégeaient leur maître avec une redoutable efficacité. Chloé, horrifiée par un tel massacre, avait revêtu son armure naturelle et luisante dans les feux de lumière. Mais c'est sans plus de succès que Kalon qu'elle se battait, il lui semblait même qu'à chaque contact avec la répugnante matière végétale en furie, un peu de sa force la quittait, comme drainée à travers la chitine noire. Sur les marches de l'estrade, Sook et Soosgohan lançaient leurs sortilèges. Le feu, la glace, les vents de mort et les grêles d'éclairs jaillissaient de leurs mains, transperçant l'espace de magies mortelles qui auraient fait s'écrouler des forteresses, mais toujours, Bestibal les défiait, par la puissance de l'Anneau de l'Esprit et par ses bravades.
- L'histoire de votre culte s'achève ce soir, M'ranites, et devant vos fidèles vous trouverez la mort, et ils se prosterneront pour salueront l'avènement de la Reine des Ténèbres.
- Ca s'annonce mal ! cria Soosgohan à sa mère.
- Penses-tu, du gâteau. Il faudrait juste déconcentrer cet imbécile une seconde. Ah, j'ai une idée.
Puis elle s'adressa en hurlant à Bestibal :
- Ta mère en BM sous le pont de l'Alma !
Mais les insultes n'étaient pas suffisantes. Pour toute réponse, trois spectres sortirent du tronc noueux en stridulant, trois âmes en peine, translucides et blafardes, qui s'élancèrent contre Sook en faisant des effets de linceul. Des banshees, les esprits d'elfes maléfiques rendus fous par des millénaires de claustration et de remords. Immense était leur haine de tout ce qui vivait. A toute vitesse, la sorcière retrouva dans son sac un parchemin si ancien qu'il tombait presque en petits morceaux huileux.

O vous, fils des étoiles et enfants des forêts,
Aux ailes disparues et aux rires envolés,
A vos malédictions à jamais enchaînés,
Cassez vous illico et v'nez plus nous gaver !

" RIIIIîîîîiiii... ", firent les esprits, se dissipant dans l'éther, se glissant avec gratitude dans le néant tant attendu.
- Ah, dans ta gueule, face de raie ! Tu t'y attendais pas hein ?
- Ti ! Répondit Bestibal.
- Uh ? Demanda Sook.
- Ba ! rétorqua le félon.
- Frîîî... Hurla Grospoupoute que, sur fond de nuit, on ne distinguait qu'au bruit de ses ailes.
- Ma bibouillette ! Viens ici ma bestiole jolie !
Chloé courut vers son ver fuligineux, qui sans quitter Bestibal des yeux, se posait non loin. Le ver volant possédait l'esprit du prêtre, il l'immobilisait de son esprit reptilien aussi sûrement que s'il le serrait dans ses anneaux, bientôt, il plongerait ses dents longues et fines dans la chair tiède et humide. Et l'emprise du monstre sur Bestibal fit osciller l'arbre de mort durant plusieurs secondes, comme s'il ne savait à quel saint se vouer.
Mais la Compagnie ne sut profiter du répit, déjà les couleurs revenaient aux joues de Bestibal qui, aidé par son anneau magique, reprenait le contrôle de ses facultés.
- Raaahhhh... Maudits ! Vos pitoyables tours ne sont rien face au pouvoir de l'Anneau de l'Esprit. Voyez sa puissance...
La terre se fendit en longues crevasse qui se surélevèrent, irradiant à partir du Malemortier, devenu monumental. Des boucles noires et terreuses, cylindrique, épaisses comme le bras d'un bûcheron, en sortaient et se contorsionnaient de façon obscène. Les longs radicules blafards et humides qui s'y rattachaient fouettaient l'air alentour, avides de sang et de chair à dévorer. Pires encore que les branches étaient les racines de l'arbre maudit. D'horreur, nos amis reculèrent parmi le chaos laissé par les pèlerins en fuite, mais les monstrueuses racines les suivaient, surgissant aux endroits les plus imprévus, se balançant, dansant à la lumière des torches un sabbat infernal.
Melgo, horrifié par un tel déchaînement de malédiction, vit que l'estrade était maintenant menacée par la progression du monstre, et se retourna pour fuir dans un lieu plus abrité. Alors il vit Félicia. Elle irradiait d'une aura puissante et bénéfique, elle semblait vibrer, la clarté l'entourait, chacun de ses mouvements laissait comme une traînée lumineuse, jamais elle n'avait été aussi belle. Melgo se souvint de ce que ses oreilles avaient enregistré durant l'action, mais que son cerveau n'avait pas pris en considération. La Grande Prêtresse n'était pas le genre de femme à rester prostrée dans un coin, attendant que son chevalier servant la délivre du péril. Elle avait psalmodié, calmement, une mélopée qui, bien que pas antique du tout (le culte de M'ranis était jeune), n'en était pas moins efficace. C'était l'esprit de M'ranis qui, descendu des cieux, l'habitait, lui conférait une part de son pouvoir divin.
L'avatar de la déesse s'approcha de Melgo, bouche bée, et prit dans son dos la dernière de ses flèches. Elle avait été une flèche ordinaire, fabriquée à la chaîne, sans amour excessif, par un apprenti armurier. Le fer, le bois et l'empennage en avaient été de bonne qualité, sans plus. Mais dans les mains de Félicia, elle devint un trait d'ivoire à la pointe d'or et à la plume noire, gravée sur toute sa longueur d'une bénédiction dans le langage des dieux, brillant doucement dans cette furieuse nuit. Et la déesse la rendit au voleur.
- Fais-en bon usage !
Puis Félicia, soudain délivrée de l'emprise céleste, sombra dans l'inconscience.
Un craquement ramena Melgo à la réalité : sous lui, les racines avaient pris possession des fondations de la haute estrade, et commençaient à les broyer. Alors, Melgo eut une idée géniale. Cela arrive parfois dans les situations désespérées. Il cria à l'adresse de Bestibal, de toutes ses forces.
- Eh, Bestibal, nique ta mère !
Le prêtre fou répliqua d'un vigoureux bras d'honneur, assorti d'un doigt levé bien haut, un majeur, le gauche. Celui de l'anneau. Alors, se souvenant de toutes les heures passées à étudier l'art du tir à l'arc avec ses maîtres, du temps où il n'était qu'apprenti-voleur dans les faubourgs de Thebin, Melgo, Père de la Foi, banda son arme, ajusta son tir, et décocha son trait.
Ce fut un tir miraculeux à tous les points de vue. Il était bien improbable de toucher une si petite cible à une telle distance, il était impossible qu'une flèche décrive une trajectoire si droite et si rapide, il était impossible qu'elle traverse sans dévier trois couches de branches dures comme l'acier, faisant jaillir la pulpe et la sève. Le temps resta suspendu, le silence régna un instant. La flèche toucha son but, trancha net le doigt de Bestibal, et continua sa route, emportant au loin le dérisoire morceau de chair et l'anneau de l'esprit.
Bestibal poussa un cri affreux, aigu. La douleur ne l'avait pas encore touché, mais il voyait sa main amputée, le flot du sang qui giclait sur son bras, et la détresse et l'horreur qu'il ressentit à ce moment était bien pire que la souffrance. Mais elle fut brève, car ayant perdu l'anneau, l'arbre maudit ne le reconnut plus comme son maître, et en les branches de mort se refermèrent sur lui en un linceul végétal qui étouffa ses hurlements.
A cet instant, l'intrépide Kalon, à qui sa fierté d'homme des steppes interdisait de s'avouer vaincu par un quelconque végétal, entrevit la victoire. Les branches s'étaient écartées derrière le monstre pour enserrer le prêtre félon, dévoilant de ce fait le tronc noueux du Malemortier. Le barbare se rua dans la brèche, talonné par les racines qui, sans l'appui de l'anneau, avaient perdu une partie de leur vitalité. Il sauta, roula, progressa pour éviter les obstacles mortels, et alors, l'épée pointée en avant, se jeta de toutes ses forces contre l'énorme tronc.
L'épée de flammes brisa l'écorce, et transperça sans effort le bois souple. Et autour de la lame vibrante, la chair ligneuse de l'arbre se déchira. Un spasme terrible parcourut le végétal, mais Kalon, obstiné, se cramponna à la poignée de son arme. La magie de son épée faisait son œuvre salutaire, détruisant de l'intérieur les fibres souillées par la malédiction ancienne, consumant l'arbre, faisant jaillir échardes et éclats d'écorce.

La vermine a la vie dure. La carcasse desséchée de Bestibal, jetée au loin par les branches du malemortier, s'agitait encore d'une respiration saccadée. Dans son visage gris creusé par l'appétit du monstre qui s'était retourné contre lui, seuls les yeux paraissaient encore vivants, et s'agitaient en tous sens.
- Bon, s'enquit Sook après s'être agenouillée auprès de l'agonisant, alors voilà la situation. Une chose est claire, tu vas mourir. Maintenant, j'aimerais bien savoir pourquoi on s'est battus, alors si tu nous expliquais avant de claquer, ce serait gentil.
- ... elle viendra par delà le temps... et les mondes...
- Oui, mais qui ?
- ... chevauchant les tempêtes... de feu...
- Hum hum, très intéressant. Mais qui au juste ?
- ...elle étendra son... règne lascif...
- Lilith ?
- ... Notre Mère... des ténèbres...
- Tu voulais invoquer Lilith ? Tu ne risquais pas d'y arriver comme ça. Si encore tu t'y étais pris sur le parvis du Temple ça aurait pu se faire, il y a une faille, mais ici...
- Fous que vous êtes... la mort... n'est rien... pour le fidèle...
- C'est bien pour ça que je ne suis pas fidèle.
- Il est trop tard... vous ne pourrez plus l'empêcher... oui, je le sens... ma mission est...
- Foirée ?
- ... achevée...
Un long silence.
- Eh oh ? Y'a quelqu'un ?
- Je crois qu'il est défunt, mère.
- Merde, c'est bien le moment. Bon, on ne saura jamais ce qu'il voulait.
- Hum, fit Kalon pour attirer l'attention sur le point qu'il désignait à l'ouest.
Car en cette nuit, les créneaux des murailles de Sembaris se détachaient avec une inquiétante netteté sur une lueur pulsante et rougeoyante, ce même phénomène qu'ils avaient déjà contemplé le soir de leur bannissement, lorsqu'ils avaient affronté la Reine des Ténèbres, à l'endroit où maintenant se construisait le Temple de M'ranis.
Melgo, défait, exprima la crainte de tous.
- Au fait, la succube de tout à l'heure, ne nous a-t-elle pas dit qu'elle avait " une autre tâche " ?
- La petite salope...
- Ah je comprend, la créature de l'enfer a fait le gambit de ce prêtre félon pour faire diversion, et pendant ce temps, elle avait tout loisir d'invoquer la mère de cette race infecte. Ah, la duplicité de ces démons n'a aucune limite.
- Faisons vite, mes amis, il est peut-être encore temps de contrer les noires visées de la succube !
- Remarquez, observa Sook, on aurait dû s'en douter, l'histoire ne pouvait pas finir au sixième chapitre.

VII ) Où l'on se fout copieusement sur la gueule.

Une scène peu banale se déroulait en effet sur l'esplanade du Temple.
Un gigantesque puits s'était ouvert, circulaire, d'une trentaine de mètres de diamètre. Aucun débris, aucune fissure pouvant résulter d'une excavation n'était visible, les dalles paraissaient tranchées net par le trou, ou plutôt, il semblait que le trou eut toujours été là, et que les vaines activités des hommes n'aient fait que le camoufler, l'oublier. De toutes les portes menant de la Terre aux Abysses comme autant de volcans, le Puits de Sembaris était la plus récente, et la plus funestement active. Postés sur la terrasse d'un immeuble bourgeois, nos héros ne pouvaient apercevoir le fond du gouffre, à supposer qu'il y en eut un, mais quelque chose était à l'intérieur, une présence énorme, palpitante et rougeoyante, attendant quelque chose.
La succube était là, comme prévu, silhouette minuscule mais puissante, maniant avec dextérité un terrible fouet à neuf lanières barbelées, flamboyante, iridescente, pas mal bandante aussi, il faut bien le dire.
Par bonheur, la démone avait trouvé un adversaire pour contrecarrer ses visées diaboliques. Oui, un insensé se dressait là, face au monstre, armé d'une simple lance, protégé d'un simple bouclier, revêtu d'une robe qui paraissait orangée dans cette lumière de crépuscule, bien qu'en réalité elle fut parfaitement blanche. Par bonheur la lance n'était pas ordinaire, mais magique, son fer large et au relief tourmenté lançait des éclairs violacés en direction de la succube, avec un certain succès, semblait-il. De même, le bouclier, représentant la face stylisée d'un lion, ou de quelque animal féroce, produisait une luminescence blanche qui, par instant, paraissait recouvrir en partie son porteur d'une aura protectrice.
- Je connais ces armes, annonça Soosgohan, impressionné. Le bouclier du Shemel et la Hallebarde Porte-Mort, ce sont deux des Objets-Gardiens de Shadizaar. Il y en a qui ne se font pas chier.
- Quoi ? demanda Chloé, dont les connaissances mythologiques tournaient surtout autour du " qui fourre qui chez les dieux ".
- Voilà l'histoire. Euh, c'était vers l'an... attend que je compte, enfin, ça remonte à belle lurette, même pour une elfe. Bref, y'avait l'Empire d'Or... et puis les cités, là, enfin tu sais bien, Shadizaar, tout ça...
Soosgohan était assez piètre conteur, vous ne verrez pas d'objection, je pense, à ce que je vous résume son propos.

Or donc, en ces temps là, le monde n'avait point encore été corrompu par la souillure du Mal absolu, il était jeune, plus riant, plus frais et plus coloré, mais là c'est essentiellement parce que le technicolor n'était pas très au point. C'était avant les Guerres Universelles, qui ensemençèrent des cadavres de millions d'êtres la terre qui les avait enfantés, et l'avènement de Skelos l'anéantisseur et de son Cycle de Sang, n' étaient encore que des songes hideux dans les nuits de devins trop doués lorsque déjà, le souvenir de l'Empire d'Or ne survivait que dans des légendes distordues et des ruines incomprises. Il avait été le premier des états bâtis par l'homme, et restait unique dans l'histoire des peuples. Jamais plus, depuis, une telle perfection, une telle harmonie n'avaient été atteintes, jamais plus un tel savoir n'avait été rassemblé. L'Empire d'Or n'était plus qu'un rêve de philosophe, un mythe inaccessible, et beaucoup doutaient que des hommes de chair et de sang aient réellement foulé de leurs sandales les rues de ses sept légendaires cités.

Putain, elle fait mal aux yeux cette fonte. Où j'en étais ? Ah oui...
Or il est écrit que tout empire périra, et tel fut le sort de l'Empire d'Or. L'une après l'autre, les sept cités sombrèrent dans l'oisiveté, le vice, la décadence, la perversion, la barbarie, sans jamais cependant atteindre 20% de chômage ou les 15% des voix pour le Front National, et lorsqu'il advenait que le ministre des affaires étrangères couchait avec la fille de l'ambassadeur d'une nation ennemie, on le pendait encore honnêtement au lieu d'en faire un des plus hauts personnages de l'état, comme quoi les français peuvent faire des choses inédites lorsqu'ils s'y mettent sérieusement.
Mais les trente-huit conseillers qui dirigeaient la plus sainte et la plus sage des sept cités, Shadizaar la glacée, sentirent venir la fin de leur monde, et tentèrent de protéger leur ville des attaques des nécromanciens fous et des hordes barbares libérés par la décadence de l'empire. Ils mirent toutes leurs ressources, toute leur science, toute leur ardeur à forger trente-huit réceptacles magiques, trente-huit objets d'une grande puissance. Puis chacun des conseillers sacrifia sa vie terrestre pour animer un des Objets-Gardiens.
Treize siècles durant, les gardiens tinrent tête aux forces du chaos, mais rien en ce monde n'est éternel, et l'arrogante Shadizaar périt à son tour, dans un cataclysme effroyable.
Les Objets-Gardiens de Shadizaar furent dispersés au cours des pillages qui suivirent. Nombreux furent leurs porteurs, dont certains devinrent de fameux héros et d'autres des martyrs anonymes. Nombreux furent les prêtres aux crânes rasés et les sorciers fous, les rois respectés et les seigneurs de la guerre, les marchands ambitieux et les guerriers exaltés, à rechercher dans la poussière du passé la trace de tel ou tel de ces puissantes reliques. Nombreuses furent les citadelles conçues pour les protéger, innombrables les armées chargées de les reprendre, elles furent chacune échangée pour des monceaux d'or et de joyaux, enchâssée dans les murs des temples, les orbites des idoles ou les ossements de quelque saint oublié, certaines furent égarées des siècles durant, mais aucune ne fut perdue à jamais, aucune ne fut détruite, aucune ne perdit ses pouvoirs. Les Objets-Gardiens accompagnaient la vie des nations depuis la nuit des temps, suivaient les migrations des hordes barbares et les navires des pèlerins, chacun suivant la voie qui lui était propre, selon la personnalité du conseiller de Shadizaar qui lui avait donné son âme.
- Ah, alors je comprends mieux pourquoi ce type se permet d'attaquer la succube.
- Foutaise, jeta Sook. Ouvrez les yeux et voyez ce qu'elle fait avec lui, elle s'en amuse comme le chat s'amuse de la souris.
- C'est pourtant vrai, acquiesça Melgo.
- C'est un défaut courant chez les succubes, elles ne savent pas terminer un combat. Si elle s'en était débarrassé dès le début, elle aurait pu invoquer Lilith avant notre arrivée, mais là, elle a perdu du temps, et on va lui faire payer cette erreur. Bestibal a dit que son anneau était une des reliques de Shadizaar, c'est bête qu'on n'ait pas pensé à le prendre.
- J'ai, annonça fièrement Kalon en exhibant le majeur du prêtre fou où l'anneau était glissé, terne et inerte.
- Qui le veut ? Soosgohan ?
- Euh, je crois savoir que l'Anneau de l'Esprit est maudit, et qu'il pousse fréquemment son porteur à sa perte.
- Moi je veux bien, proposa Melgo.
- T'es sorcier ? Non ? Alors laisse ça aux grandes personnes. Puisque mon auguste fils a les jetons, je me dévoue (elle ôta la bague et l'enfila à son annulaire gauche). Alors voilà mon plan : profitant de l'inattention de la succube, vous vous glissez derrière elle en longeant la colonnade en construction, là. Pendant ce temps, Soosgohan et moi...
Melgo l'interrompit, la voix légèrement plus aiguë qu'à l'accoutumée.
- Une minute, comment te ferions-nous confiance ? Je te rappelle qu'avant ces histoires, nous discutions de l'opportunité de supporter plus longtemps ta présence.
- Pardon ?
- De quel droit donnes-tu des ordres, toi qui es capable de nous poignarder dans le dos si dès que cela présente pour toi le moindre intérêt ? Pas vrai les gars ?
L'auditoire semblait peu convaincu par la diatribe du voleur, tant la perspective d'affronter le démon sans le soutien de la puissante sorcière semblait hasardeuse. Cependant, Sook avait mauvaise vue et guère d'intérêt pour les subtilités de la communication humaine, et la moue dubitative de ses compagnons lui échappa. Elle entra en grande ire.
- OK, je vous ai assez supportés. Dès que j'en aurais fini avec l'autre salope, je ne veux plus vous revoir de ma vie. Et je suis tout à fait capable de m'en débarrasser toute seule, restez donc à pleurnicher dans votre trou et regardez travailler les honnêtes gens. Adieu, les lâches.
Et portée par un sortilège de vol, et aussi par une bonne dose de fureur qui donnait à son visage un aspect encore plus dur et sec qu'à l'accoutumée, elle s'éleva.
- Mais mère, vous allez vous faire tuer, c'est un démon de première force qui... Mais disez-lui vous !
- Bah, puisqu'elle propose de faire le boulot toute seule...

Les succubes ont un sens inconnu des hommes, qui les met en gardes lorsqu'on use de magie à proximité d'elles. La servante de Lilith était un démon expérimenté, et ne serait sûrement jamais arrivée là où elle était sans une bonne dose de réflexes et d'intuition. Encore une fois au cours de son existence de plusieurs siècles, ces qualités lui évitèrent une vilaine mort à l'ultime dixième de seconde. D'un audacieux saut périlleux arrière, elle parvint à éviter les Pieux Noirs de Khapt qui sortirent brusquement du sol en rangs serrés, et qui sans cela l'auraient empalée sur leurs pointes luisantes de diamants éphémères. Elle fut cependant cueillie à son atterrissage par un nuage de cristaux lancés à la vitesse du son, qui lacérèrent sa peau moirée de noir et de feu, faisant jaillir en maints endroits des gouttelettes de cette lave fluide et brûlante qui était son sang, et perdit son fouet qui tomba au loin. Stupéfaite et meurtrie, elle garda cependant sa lucidité, et au lieu de perdre de précieuses secondes à chercher des yeux son adversaire, elle se releva en un éclair et sauta dans les airs, portée par ses ailes de feu, avant d'élaborer une bulle de protection. Sook ne lui en laissa pas le temps. A l'intérieur d'un cercle parfait tracé sur l'esplanade, le sol se fragmenta, et mille pierres antiques, mottes de terres et morceaux de dalles arrachés à la terre montèrent à l'assaut de la succube blessée, la frappant en de nombreux points. Puis, ce fut une boule de feu, énorme et tournoyante, qui monta en sifflant vers la forme suspendue en l'air.
La succube eut un sourire, cette dernière attaque, redoutable pour quiconque, ne pouvait venir à bout d'une fille de Lilith. Le feu était leur nature, leur source de vie, le sorcier qui s'en prenait à elle venait de commettre une faute impardonnable. Elle n'opposa aucune défense et laissa le sortilège qui pénétra ses ultimes remparts, elle s'en nourrit, y puisa un instant la délicieuse brûlure qui lui était familière, avant d'être crucifiée de douleur. Son aile, la gauche, il lui sembla qu'elle avait explosé. Elle tourna les yeux, et comprit que le sorcier l'avait menée là où il l'avait souhaité. La membrane médiane de son aile était déchiquetée, des lambeaux s'en détachaient, une des nervures était brisée et pendait en pissant du sang. Durant sa chute, son expérience de la sorcellerie lui fit venir à son esprit le nom de ce sortilège, c'était la Lance de Fer. La boule de feu de son adversaire l'avait aveuglée un instant, juste assez pour qu'elle ne puisse éviter la Lance pointée vers elle.
Après avoir rudement heurté la terre malmenée de l'esplanade, son corps mince disloqué par les rochers inégaux, elle eut encore la force et l'esprit combatif suffisant pour mobiliser dans ses nerfs le fluide igné qui lui restait, et lâcha un trait de feu dans la direction de ce point qu'elle venait d'apercevoir, au moment de sa chute, l'ennemi qui l'avait terrassée. Sook brandit devant elle le bâton de la déesse M'ranis, qui absorba la majeure partie du souffle de feu. Mais dans la lumière, la succube put enfin voir la face de son adversaire.
- Sook, ma sœur, parvint-elle à articuler.
La sorcière s'approcha.
- Tu t'appelles ?
- Boulotte.
- Tu m'as mal regardée, je suis plutôt mince...
- Je m'appelle Boulotte, c'est mon nom. Et cesse de rire bêtement.
- Parle, que voulais-tu à la fin ?
- Tu n'es qu'une sotte.
- Oui, mais je t'ai battue.
- Et le monde souffrira par ta faute. Regarde derrière toi.
Sook recula, craignant une ruse de sa semblable infernale, et jeta un œil trouble au puits pulsant. Il semblait qu'une petite silhouette se découpait devant la lueur pourpre. L'ombre parut se retourner vers les deux sœurs, et Sook crut même un instant déceler comme une moquerie dans l'attitude de l'être, avant qu'il ne se jette nonchalamment dans le gouffre.
- Eh ?
- Le disciple de Bestibal, son jeune giton, était en fait son maître, l'incarnation terrestre d'un puissant démon dont j'ignore l'identité. Et cette incarnation vient de rejoindre sa chair originelle et primordiale qui est là, dans la porte, entre les mondes. J'essayais de l'empêcher lorsque tu m'es tombée dessus, sotte que tu es. Maintenant il est trop tard, sens-le remonter, il va se repaître de ton monde et en faire son domaine. Ah, quelle imbécile j'ai été de ne pas rentrer aux Royaumes d'Iniquité lorsque j'en avais l'occasion.
- Tu... ce n'est pas Lilith qui remonte ?
- Puisque je te dis que non, elle ne m'aurait pas donné la consigne de fermer la porte à quiconque si elle avait voulu venir. D'ailleurs, elle n'aurait pas répondu à l'invocation, elle a pris un abonnement à Urlnotfound, comme tout le monde.
- Urlnotfound ? Et si c'était lui derrière tout ça ?
- Qui, ce risible bouffon ? Tu déraisonnes.
- Réfléchis, qui connaît mieux que quiconque les passages entre les mondes ? Qui fréquente quotidiennement les sorciers d'ici et d'ailleurs ? Il va et vient depuis des années, invoqué pour un oui ou pour un non, il a du se ménager des amitiés, des pactes, recruter des adorateurs, tout ça. Cette porte mène directement vers les Royaumes d'Iniquité, c'est forcément Lilith qui a été invoquée. Mais si elle a passé un contrat avec Urlnotfound, qui c'est qui va répondre ? Hein ?
- Mais, c'est impossible, c'est un petit démon originaire des Marches d'Agonie, il ne peut avoir la puissance nécessaire...
- Oui, mais j'ai lu ses tarifs, figure-toi qu'il prend treize Cranemors par Cycle Vermeil pour une prestation standard.
- C'est très raisonnable...
- Oui, mais si tu multiplie par le nombre de démons à qui il a vendu ses pactes, si tu ajoutes tous ceux qui ont voulu prendre des " prestations optionnelles " pour épater le voisin - on ne peut pas reprocher à un démon d'être vaniteux - et sans compter les sorciers mortels... Je suis même sûr qu'il a dû démarcher des clients " de l'autre côté ".
- Chez les dieux ? Ca alors...
- Pourquoi il s'en priverait ? Avec son air niais de lémure mal dégrossi, il doit s'être fait des couilles en or, le gros père Urlnotfound. Et avec le fric vient l'ambition, c'est mathématique. En tout cas, qui que ce soit, il faut fermer la porte. T'as une idée ?
- C'est à dire qu'en ce moment, je suis surtout occupée à mourir.
- Ah pardon. Attend, baisse un peu ta température que je puisse t'approcher... voilà, ouvre la bouche...
Celui qui eut observé la scène à cet instant et n'eut point été au courant des moeurs succubes aurait pu croire à une inconvenante démonstration d'affection lesbienne, cependant il n'en était rien. Sook, penchée sur sa sœur agonisante, lui prodigua un baiser long et patient permettant le passage de l'énergie vitale, et la régénéra aux dépens de ses forces, déjà bien entamées par le combat. Mais elle se fut tranchée les bras plutôt que de tituber devant ses compagnons, et lorsqu'ils arrivèrent à proximité, jetant des regards anxieux à la démone ignée qui gisait, inconsciente, parmi les décombres, la sorcière se tenait fière et droite, et seul le tremblement qui agitait le bâton magique sur lequel elle prenait appui pouvait trahir l'état d'épuisement dans lequel elle se trouvait.
- Euh, bon, on fait quoi ? s'enquit Melgo.
- Vous observerez par là-bas un puits donnant sur les enfers. Si vous avez le courage de vous pencher par dessus, vous noterez la présence d'un démon qui en remonte à toute vitesse, et l'expérience montre que lorsqu'ils font ça, c'est rarement dans des buts humanitaires. Je suggère donc - mais ce n'est qu'une suggestion, n'y vois rien de péremptoire, mon ami - je suggère donc que nous claquions la porte au nez de cet importun. Mais peut-être avez-vous un autre avis ?
- Non... évidemment. On fait comment ?
- Pour une manifestation de ce diamètre, seul le Rituel de Bannissement de Koufouré est de mise. Ou alors l'Exclusion Majeure de Masqouÿ le Triburné, mais il nécessite, eh oui, le sacrifice d'une jeune fille de race elfique.
Chloé recula instinctivement à bonne distance de Sook.
- Je ne suis pas sûr qu'elle acceptera.
- Dites-moi, mère, le Rituel de Koufouré ne nécessite-t-il pas la présence de trois sorciers ?
- Euh... oui, en effet. C'était pour voir si tu le savais. Toi et moi, ça fait deux, il en manque un. Tant pis, alors. Que l'on m'apporte céans la victime pour le sacrifice.
Mais Chloé, qui comme tous les elfes jouissait d'une ouïe remarquable et d'un considérable instinct de conservation, avait revêtu sa noire carapace, et semblait peu disposée à l'immolation.
- Je pense qu'il y a une autre possibilité, intervint Soosgohan. L'Anneau de l'Esprit confère de grands pouvoirs à quiconque le porte, peut-être pourrions-nous le confier, par exemple, à sire Melgo, que voici, et qui m'a toujours fait l'effet d'un homme subtil et fort apte aux choses mystiques, et qui était disposé tantôt à accepter les risques inhérents à l'artefact en question. Du reste le troisième sorcier, s'il me souvient bien, n'est qu'un assesseur, et n'a pas de rôle actif dans le déclenchement des forces occultes, cela devrait suffire.
Une légitime fierté maternelle se peignit un instant sur l'austère visage de la sorcière, tandis qu'elle ôtait de son doigt l'Anneau de l'Esprit.
- Mais c'est ma foi vrai ce que vous dites, je vois que je n'ai pas totalement raté votre éducation. Tiens, Mel, et tâche d'en faire bon usage.
Melgo ouvrit la bouche, mais aucune répartie cinglante n'en sortit. Il se contenta de hocher la tête en acceptant l'anneau magique.

Les trois officiants se postèrent en triangle équilatéral autour du puits, essayant de regarder le moins possible la masse mouvante, colossale et protéiforme que l'on devinait, au travers d'une brume écarlate, au fond. Il fallait un opérateur principal pour diriger la manoeuvre, et à la grande surprise de celui-ci, Sook demanda à son fils de tenir ce rôle, ce qu'il accepta avec empressement.
Il entama la mélopée, faisant appel aux quatre éléments, aux sept Sephiroths, aux douze Anges Déchus, aux quatre-cents trente sept Petits Nimbules (adroitement regroupés par seize, pour aller plus vite), à tout un tas de vieilles divinités disparues depuis longtemps, requis l'assistance des mânes de nombre de vieux sages et, à tout hasard, laissé un message au secrétariat de la Tour-aux-Mages.
" ... et les neuf scaldes sacrés du contrevent méphitique,
Perdus dans les brimbochons fatigués
Et le Cercle de Lune Vernaculaire,
Triomphera des cétones alpha-béta éthyléniques
D'un assez beau gabarit, ma foi... (7)"
Dans le même temps, Sook exécutait une sorte de petite danse tribale en tournant sur elle-même et en poussant des petits " squeee " de muridé affolé.
La terre tremblait sous les semelles souples de Melgo, qui commençait à se demander ce qu'il faisait là, et il se mit à soupçonner - à tort - la sorcière de l'avoir hypnotisé pour lui faire accepter l'anneau. Celui-ci, du reste, vibrait à son doigt, et luisait de reflets peu amènes. Plus inquiétante encore était la sensation qui se répandait dans sa main et son avant-bras, cette sensation curieuse et pas forcément désagréable que le sang se retirait et que ses extrémités se minéralisaient.
" ... Bobzhôr engendra Zorophouët,
Zorophouët engendra Kramollo,
Kramollo engendra Litpnitszky,
Ainsi s'écoula la dix-huitième génération... (8)"
La danse de Sook se mua en une hideuse pantomime issue du plus profond des âges, de ces temps où l'homme, dans sa grotte, hésitait encore à quitter la condition animale, une monstrueuse parodie de chorégraphie telle qu'on n'en verrait plus jusqu'à l'invention du break-dance.
Etait-ce normal, se demanda Melgo, à qui la sueur venait maintenant au front. Des tremblements agitaient son bras engourdi, et il était maintenant impossible d'ignorer la lumière vive qui émanait de son anneau, semblable à celle qu'il avait vue, plus tôt, lorsque Bestibal animait son arbre de mort. La poitrine du prêtre de M'ranis lui sembla tout à coup trop petite pour contenir ses viscères, son cœur battait contre sa cage thoracique avec la force d'une cognée de bûcheron, un goût amer vint à ses lèvres. Mais quel plaisir les sorciers pouvaient-ils donc tirer de l'exercice de leur art ? Il fallait être fou pour se soumettre volontairement à telle épreuve.
" ... Vüsht l'Ignomigneux, 664 58 94
Vücht l'Orgueilleux, 325 62 59
Vyliyiashti des Trois Brasiers, 888 21 45
Waa-Khalbim l'Empalé, 214 58 66... (9)"
" Shoop shoop ", ajouta Sook en imitant les vagues avec ses bras et en ondulant du bassin.
C'en était trop pour Melgo, tout son être se révoltait contre l'intrusion de la magie, ses nerfs se tordaient dans ses membres pour résister à l'emprise de l'Anneau de l'Esprit, ses entrailles se nouaient et semblaient prêtes à sortir de son ventre, sa vue se troublait et son jugement, même, s'obscurcissait. La fièvre montait à son front, s'accompagnant de tremblements violents et irrépressibles. Dans un ultime sursaut de volonté, il porta la main à son annulaire droit, au métal glacé de l'anneau magique, tira, tira de toutes ses forces, sans se soucier de la douleur, de la résistance opposée par la volonté étrange et ancienne de l'objet maléfique, et parvint à s'en défaire et à le jeter au loin, avant de s'écrouler.
- Ah, le con ! S'exclama Sook, hors d'elle.
Aussitôt, un séisme ébranla l'esplanade, suivi par un gargouillis grave et puissant, qui se rapprochait. Libéré des entraves magiques qui avaient ralenti sa progression, le démon reprenait son escalade à la vitesse d'une locomotive alimentée par tous les feux de l'Enfer.
- Kalon, prend l'anneau ! Dépêche-toi !
L'Héborien, pour quelque raison qui n'appartenait qu'à lui, avait toujours eu une grande confiance en Sook. Il fit taire la terreur que les manifestations surnaturelles faisaient naître dans son âme farouche, et courut vers le point lumineux de l'Anneau de l'Esprit, dégainant son épée dans un réflexe dérisoire. Il se baissa pour prendre l'anneau, cherchant à oublier la hideuse et humide cacophonie qui régnait derrière lui, et passa à son doigt la bague magique. Un frisson le parcourut, il se sentit soudain réconforté, renforcé, complété, comme s'il avait attendu ce moment depuis des années, des siècles même. Mais non, ce n'était pas lui, c'était une autre volonté qui agissait à travers lui...
Mais les tourments de l'esprit sont peu de chose face à la claire et impérieuse raison de l'instinct de survie. Kalon se retourna, et halluciné, il vit.
Quatre yeux rougeoyants, grands chacun comme un homme, quatre lacs de sang luisants d'une intelligence maligne et d'une dévorante ambition, entouraient une gueule, ou plutôt un bec rappelant celui d'un poulpe, où quatre dents larges, d'un blanc laiteux, s'entrechoquaient dans des claquements secs. Que dire de son corps sinon qu'il était à la fois annelé, chitineux, charnu, et que par endroit poussaient des semblants de sarments noirs et rabougris, rappelant ceux du malemortier. Une mer de petits tentacules ronds et roses, sous lee ventre, se mouvaient comme un champ de blé sous la caresse du vent, et permettaient la reptation du gigantesque ver-démon. Déjà, certains passaient le rebord du Puits, jetant sur les dalles de marbre des traînées de fluides déliquescents, et puants à un degré incroyable.
Sook et son fils avaient estimé de conserve que le rituel était définitivement perdu, et qu'une prompte retraite serait une bonne idée, ne serait-ce que pour mettre au point une contre-attaque. Dans le fracas de l'irruption démoniaque, leurs cris de mise en garde n'avaient pas atteint Kalon, qui se retrouvait maintenant seul à portée de la gueule monstrueuse.
- Lance-moi, c'est ta seule chance !
- Uh ? demanda le barbare d'un air bovin en regardant derrière lui. Mais il n'y avait personne.
- Ici ! Oui, là.
L'Héborien considéra son épée. Elle était magique, c'était un fait acquis, et lui avait sauvé la vie bien des fois, souvent dans des circonstances étranges. Mais c'était la première fois, pour autant qu'il s'en souvienne, qu'elle prenait la parole à haute et intelligible voix.
- Cherche pas à comprendre, lance-moi dans la gueule, je me charge du reste.
- Oh.
Et, rapide comme l'éclair, il fit un artistique moulinet avec son arme avant de la projeter vers la face monstrueuse, au moment où elle plongeait sur lui, béante.
Il y eut une explosion étouffée, juste après que l'arme ne disparaisse dans les ténèbres de la gorge monumentale. Une explosion étouffée, mais puissante, qui projeta alentour de lourds lambeaux de chair répugnante. La bête ne comprit pas tout de suite ce qui lui était arrivé, elle se redressa, une interrogation dans ses yeux multiples, puis vit par terre des morceaux d'elle-même, devant, derrière aussi, car l'épée avait traversé son cou. Elle vit du sang, plus que d'ordinaire, couler de sa gueule en un torrent purpurin. Elle ressentit la douleur, l'amputation. Alors, le démon sut, et hurlant de souffrance, il concentra toute sa puissance magique.

A l'orée de l'esplanade, à l'entrée de la Rue des Peintres, sous la lueur complice d'une lanterne publique, Sook et Soosgohan reprenaient leur souffle et tentaient d'analyser la scène.
- Il se régénère, souffla la sorcière à son fils, il n'entretient plus le passage. C'est une occasion inespérée de le coincer entre deux mondes.
- Mais comment ? Je n'ai pas la puissance nécessaire, et vous êtes morte de fatigue.
- Il y aurait bien un moyen, mais il faudrait que...
- Oui ?
- Décrochez cette lanterne, mon fils. Oui, une télékinésie de Skrapho fera l'affaire. Apportez-la moi et éteignez-la.
- Attention mère, elle est brûlante.
- Parfait. Par où met-on l'huile ?
- Cet opercule, ici. Mais... que faites-vous ? Mais attention, c'est dangereux !
Sans écouter la mise en garde de sa progéniture, la sorcière se reversa le contenu de la lanterne, soient cinq litres d'huile hautement inflammable, sur le crâne. Elle s'en aspergea copieusement toutes les parties du corps.
- Maintenant, recule, et envoie-moi un Projectile Igné Mineur.
- Mais mère, vous allez...
- Ah, c'est pas le moment de tenir une conférence. Fais-le, ne discute pas.
- Soit.
Gageant que sa mère, la plus puissante sorcière de la Kaltienne, savait vaguement ce qu'elle faisait, il invoqua ce sortilège élémentaire, que tous les étudiants connaissent, et qui servait généralement à faire des farces de mauvais goût aux passants innocents. Il espéra jusqu'au dernier moment que Sook avait prévu un bouclier antifeu, ou une dématérialisation au dernier instant. Il vit avec horreur qu'il n'en était rien, il croisa le regard de sa mère à l'instant où, sous le coup de l'intense douleur, elle perdit la confiance qu'elle avait en elle et sombra dans l'affolement. Il vit les flammes recouvrir son corps frêle, il l'entendit hurler tandis qu'elle s'écroulait sur le pavé, hurler, hurler... mais comment une gorge humaine pouvait-elle émettre un tel son ? Et quelles étaient ces formes anguleuses qui sortaient, qui poussaient, sur son dos ?
Alors, elle se releva. Son cri n'avait pas cessé, mais la souffrance avait cédé la place à l'intense excitation que lui procurait son corps de succube. Ses muscles étaient mille fois plus forts, ses os mille fois plus résistants, ses sens mille fois plus affûtés, elle se dit que peut-être, elle aurait dû commencer par là. Elle vit que le visage de son fils béait de stupeur et d'incompréhension, juste éclairé par la lumière rougeoyante émise par son corps de lave en fusion. Puis elle s'envola à tire d'aile, laissant une traînée de tissus carbonisés.
Elle vola jusqu'au dessus du démon, puis étendit ses mains devant elle. Le fluide igné ne lui faisait pas défaut, elle en alimenta un complexe sortilège. De ses doigts naquirent des lignes d'or et de feu, des arcs qui poussèrent, avec régularité, s'entrelaçant. Lorsque le monstre se rendit compte de ce qui se passait, il était déjà trop tard. La structure avait formé un dôme au dessus de lui, dont la magie ne pouvait sortir. Avec une célérité et une souplesse surprenantes pour sa masse, il se retourna afin d'emprunter la Porte en sens inverse, mais constata que le dôme magique se prolongeait sous la terre, sous lui, en une sphère dont il était prisonnier. Encore une fois il se lova, pour voir en face son ennemie. Alors il rassembla toute la puissance magique qui était en lui, ainsi que toute la puissance qu'il put drainer alentour, dans l'espoir de briser sa prison d'un immense coup de boutoir. Il se rendit compte au même moment que c'était une mauvaise idée. Car dans son avidité, il avait absorbé l'énergie délicate qui gardait ouverte la Porte. Les univers n'aiment point être ouverts aux quatre vents, c'était un fait reconnu, et celui de nos amis, qui en avait plus qu'assez de béer, se colmata au plus vite. Le puits implosa dans un silence impressionnant, et le démon, ainsi que le globe d'or et de feu, disparurent comme s'ils n'avaient jamais existé.

Sook se réveilla deux jours plus tard, dans les appartements de Félicia.
- Tu vois, tu avais tort de t'en faire, elle se réveille toujours. Bon, on m'attend pour l'office, salut les gars.
La voix de Melgo lui fit mal aux oreilles. Autour d'elle, Soosgohan et Kalon la regardaient, l'un d'un œil torve, l'autre d'un œil vide. La sorcière nota que le barbare portait toujours l'Anneau de l'Esprit.
- Comment vous sentez-vous ?
- Ca va, je suis pas malade.
- Bien bien. Tant mieux.
- Le démon s'est barré ?
- D'après mes analystes, il est resté coincé dans les Plans Gris, entre ici et les Enfers.
- Bien fait, ça lui fera les pieds.
- Toujours d'après mes analystes, il s'agissait d'Urlnotfound le démon messager, ses résidus plasmiques sont facilement reconnaissables. En outre, ses abonnés sont obligés de se déplacer eux-mêmes depuis l'autre soir, ce qui confirme l'identité du sujet.
- Bon travail mon fils, voilà qui recouvre mes estimations. Et la succube ?
- Disparue. Euh, à ce propos, je voulais vous demander...
Aïe, se dit Sook.
- Oui, mon fils ?
- Et bien voilà. J'ai noté qu'à la fin du combat, vous vous transformâtes, en quelque sorte, si l'on peut dire.
- Oui ?
- J'ai également noté, je n'en ai pas parlé aux autres bien sûr, j'ai noté que vous ressembliez fort aux descriptions que l'on fait généralement des succubes.
- Certes.
- Vous aviez du reste exactement le même aspect que cette succube que vous veniez de défaire.
- Vous êtes observateur. Et bien ?
- Et bien je me demandais si vous... enfin, comment dire... si vous pourriez...
- Oui ?
- Si vous pourriez m'enseigner ce sort qui permet de se transformer en succube, ça a l'air fort utile. Comment avez-vous fait ? J'ai eu beau chercher dans les livres ou demander aux maîtres de la Tour-aux-Mages, je n'ai jamais rien entendu de tel.
Les épaules de la sorcière s'affaissèrent de dix bons centimètres, tandis que ses yeux s'agrandirent de consternation.
- Mais c'est pas possible, j'ai pas pu engendrer un crétin pareil, on t'a échangé à la naissance, je vois que ça. JE SUIS une succube, sombre andouille !
- Hein ?
- Une succube. Moi, ici, succube. Succube. Répète après moi. Su...
- ...Cube ?
- Voilà. Alors ta mère est une une... une... allez, dis-le !
- Euh... je ne comprends pas...
- Et ça, c'est quoi ? Regarde bien.
- ...
- Une queue ! Ca s'appelle une queue. Et tu sais pourquoi j'ai une queue ? Parce que je suis une...
- Une ?
- SUCCUBE !
- 'comprends pas.
- ...

Sook resta coite et atterrée, en plus d'être alitée. Il était clair qu'aucun argument ne pourrait convaincre Soosgohan que sa mère était une fille de Lilith (et qu'il était donc un petit-fils de Lilith) tant son aveuglement était grand. Certes, la capacité à ne pas voir ce qui gêne est un trait courant - et détestable - de la nature humaine, mais elle avait espéré qu'au moins son fils aurait été au-dessus de ces bassesses. Il n'en était rien. Elle s'en doutait depuis des années mais elle en avait ce jour la confirmation, Soosgohan était désespérément, indécrottablement, médiocrement, humain.
Et la sorcière se jura à cet instant de ne plus jamais avoir d'enfant.

Kalon reviendra, forcément, dans :
KALON DANS L'ILE HOZOURS

1 ) Et aussi, il faut bien le dire, de la boisson. Sans doute ces rudes travailleurs de la mer voyaient-ils trop d'eau durant la journée pour éprouver le besoin, le soir venu, d'en boire davantage.
2 ) Pour sa remarquable nécromancie " inversion diabolique des fluides ", permettant de permuter chez la malheureuse victime de la malédiction, les sécretions urinaires et lacrymales. Elle avait eu un certain succès.
3 ) La cassolette de tigre des neiges aux coeurs de chardons sauce piquante. Inoubliable.
4 ) Un moyen poli pour dire qu'elle était butée et que la faire changer d'avis était aussi facile que faire changer de direction le cours d'un torrent.
5 ) Certaines personnes peu au courant du vocabulaire immobilier confondent souvent réhabiliter et rénover, ce qui est pourtant très différent. Rénover consiste à raser un immeuble d'habitation insalubre pour construire à la place un coûteux immeuble de bureaux. Réhabiliter, par contre, consiste à faire des travaux dans un vieil immeuble d'habitations, ce qui permet d'augmenter les loyers, donc de chasser les locataires, et finalement, de tout raser pour construire un coûteux immeuble de bureaux.
6 ) Avec celui là, j'ai eu 17,3 sur 20 au championnat du monde de pléonasme.
7 ) Librement traduit du Chaffouing Cunéiforme.
8 ) Fragments Généalogiques de Punt, Usmir le Jeune, Presses Nécromantiques Balnaises, 755.
9 ) Extrait de l'Annuaire des Plans Infernaux - les Pages Rouges.