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KALON XIV*
Et c'est parti pour la course à la relique. A la tête de forts partis, mais en ordre dispersé, nos compères vont affronter mille épreuves dans leur quête de l'Axe du Monde et du fielleux sorcier qui cherche à s'en emparer. Le sort du monde est entre leurs mains. Mais est-il vraiment en de bonnes mains ?


* Ici, XIV se prononce "quatorze", et non "xiv"


KALON DANS
L'ILE HOZOURS


ou

Another one bites the dust


I ) Où de bien étranges mystères se font jour.

" Dépôt légal : octobre 1985 "

A. Malraux, " La condition humaine "

Tchoung tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant, que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme.
- Alors Dugland, tu te décides, ou il te faut un bristol ?
Tchoung sursauta, puis mû par un réflexe longuement affûté à la guilde des assassins, se rua, poignard en avant, vers le coin d'obscurité d'où provenait la voix claire et sarcastique. Mais l'homme n'était pas de ces gens que l'on assassine sans peine, il avait pivoté dans le plus grand silence, s'écartant de la trajectoire du jeune sicaire, et se fiant au déplacement d'air sur le fil de la lame, immobilisa son bras droit, avant de lui luxer le coude d'une vigoureuse torsion. Une fulgurance remonta le long des nerfs de Tchoung, qui laissa filtrer, malgré son entraînement à la souffrance, une plainte sourde. Cependant, il ne perdit pas son sang-froid, et de la main gauche saisit la courte et plate dague cachée - selon l'usage de sa profession - dans sa botte, qui l'avait tant fait souffrir sur le chemin du Temple, mais qui ce soir, il en était sûr, lui sauverait la vie. Mais là où il pensait trouver le flanc de son adversaire, il ne rencontra que le choc d'un autre métal, d'une autre dague. Il sentit son adversaire peser sur lui de tout son poids, tenta de résister, tous ses muscles contractés, tandis que les deux armes emmêlées se rapprochaient, inexorablement, de sa gorge. L'homme frappa Tchoung d'un coup de genou au bas-ventre. Le souffle coupé, il s'effondra, et sentit le fer entrer dans son cou. Là s'acheva la carrière de Tchoung, assassin Bardite.
Il y eut une cavalcade dans le couloir, puis la porte s'ouvrit à toute volée, une lanterne illuminant un vaste trapèze d'espace. Un garde massif et pataud s'inscrivit dans l'embrasure.
- Un... un problème, Très-Saint Père de la Foi ?
- Aucun, aucun, répondit Melgo en reprenant son souffle. Ce gentilhomme a juste eu la discourtoisie d'attendre que vous dormiez pour m'occire, il y a des gens d'un sans-gêne, tout de même.
- Ah... Dois-je... prévenir... qui au juste ?
- Et bien, je ne sais pas moi, la Grande-Prêtresse par exemple, et puis votre capitaine aussi, ça ne serait pas une mauvaise idée. Qu'en pensez-vous, on pourrait organiser un symposium pour en parler.
- Ah ? Euh...
- Allez, file, cloporte !
Le prophète de M'ranis s'assit sur le bord de son lit, sortit du drap la jambe de bois artistement sculptée et peinte qu'il avait commandée pour ce type d'usage, ainsi que l'amas de coussins mous, et prenant une grande inspiration, murmura pour lui-même :
- C'est plus de mon âge, ces conneries.

*
* *

En parlant de conneries...

" L'amour sera toujours le plus fort car au fond de tes yeu-eu-eux
Bien plus fort que la mort brûle le feu-eu-eu
Ce soir nous serons z'unis pour la vi-i-ie,
Ensemble tous les deux nous serons z'heureu-eu-eux

C'est l'amou-ou-our qui guide nos pa-a-as
Toi z'et moi Laetitia-a-a-a-a-a
Laetitia-a-a-a-a-a
Laetitia-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a "

Depuis plusieurs mois sévissait à Sembaris la regrettable mode des bard's band, ces éphèbes épilés et juvéniles qui, ahanant et se trémoussant sur de la musique rythmée, faisaient tomber en pâmoisons les plus sottes jouvencelles de tout Khôrn. Car il est certain qu'aucune femme ayant quelque expérience de la vie et des hommes ne se serait commise dans ces concerts pitoyables et humides où l'on entendait plus les hurlements des fans que les filets de voix des trois efféminés gigotant sur scène.
Il était donc a priori surprenant de retrouver ce soir, au concert des " Bardzones ", l'adorable frimousse et la très reconnaissable chevelure de Chloé, Docteur de la Foi M'ranite, bondissant, pleurant, stridulant à l'unisson des autres pimbèches trop maquillées qui emplissaient la salle. Les elfes sont ordinairement réputés pour leur bon goût artistique, mais Chloé se souciait peu de faire honneur à sa race ou à son rang, et même si son expertise en les choses de l'amour dépassait de loin celui de toutes ses compagnes réunies ce soir, elle n'en était pas moins des plus enthousiastes, hurlant à l'adresse d'un des garçons :
- Steve ! Steve ! Steeeeeeeve !
L'on ignore encore à ce jour comment elle parvenait à reconnaître le dénommé Steve (de son vrai nom Augustin Tendremelon, anciennement employé agricole dans une grande propriété de Malachie), tant les trois individus se ressemblaient.
La transe extatique dura ainsi de longues heures dans l'atmosphère électrique du lieu, et Chloé sortit parmi les dernières, les yeux encore tout pleins d'étoiles, excitée comme une puce. La froidure de la nuit ne parvenait pas à ralentir les battements de son cœur, ni à apaiser la fièvre qui brûlait ses joues et son front. Des rythmes dansaient dans sa tête, s'entrechoquaient et lui faisaient exécuter, dans les petites rues bordant la Place des Baladins, quelques-uns des pas de danse qu'elle avait vus sur la scène.
Elle passa sous la lanterne d'une taverne, seul point illuminé de ce quartier déshérité qui ne disposait pas d'éclairage public, et s'apprêtait à obliquer vers le Faux-Port où elle résidait, lorsqu'elle aperçut du coin de l'œil, au fond d'une ruelle, à une cinquantaine de mètres, une silhouette. Un homme, tenant dans ses mains une arbalète. Etrange, qu'attendait-il là, planté dans ce recoin, à cette heure avancée de la nuit ? Chloé s'immobilisa et considéra le personnage, au loin. Ses traits étaient cachés par un masque noir. Il releva son arme et la pointa avec conscience dans la direction de l'elfe. " Il devrait faire attention, il va blesser quelqu'un avec son truc ", songea-t-elle. Puis elle se dit " Eh, mais il me vise ! ". Elle fit un pas de côté, sans hâte excessive, pour éviter le carreau qui arrivait sur elle et perça le tonneau de récupération d'eau de pluie de l'auberge, lequel commença à pisser son contenu.
Incrédule, Chloé se pétrifia un instant, puis regarda derechef le malandrin, fort occupé à jouer de la manivelle pour remonter son arme. Décidée à obtenir quelques explications sur cet attentat aussi inattendu que maladroit, elle se mit à remonter la rue en courant aussi vite que les froufrous de sa robe le lui permettaient. Voyant cela, l'assassin calcula qu'il n'aurait jamais le temps de réarmer son outil de travail, et prit ses jambes à son cou dans une venelle perpendiculaire. Bien sûr, Chloé n'aurait eu aucune difficulté à le suivre si elle s'était muée en cette forme insectoïde qui faisait d'elle un des guerriers les plus puissants de Sembaris, mais elle aurait dû pour cela lacérer sa jolie robe de satin rouge et rose brodée de perles fines, ainsi que son diadème d'argent, et toute sa petite lingerie qu'elle se faisait confectionner exprès par un artisan de bon goût et de toute confiance, bref, elle n'eut pas le cœur, et laissa galoper l'importun.

*
* *

L'aurore.
- ... Et lors, tout espoir semblait perdu, et Smûkteke le Banni, qu'il ne faut pas confondre avec Makhanni le Suce-Queue, que je connus aussi, et qui était un fier gaillard, quoiqu'en disent les esprits chagrins, mais qui vécut onze siècles au moins après l'époque en question, Smûkteke, donc, me brandit bien haut au-dessus de la horde de trolls bruns des mers, et hurla à leur adresse : " Par la malpeste, je jure sur le nom de mon père que je répandrai ce soir sur ce sol les tripes de cent d'entre vous ! ". Ah, quel héros. Evidemment, les trolls bruns ne sont pas totalement idiots, ils sont restés à bonne distance et l'ont harponné au mollet avant que de le dépecer et de le rôtir à la broche. C'est ainsi que je tombai entre les mains de Gruk-Gruk, chef de la tribu des Ouvre-Crâne de la Mer des Cyclopes. C'était un érudit selon les critères de sa race, puisqu'il connaissait quelques vingt-cinq mots, dont près de la moitié n'étaient pas des jurons...
Kalon commençait à maudire le jour où il avait enfilé à son doigt l'Anneau de l'Esprit, puissant artefact magique qui avait, pour son malheur, donné à son épée le pouvoir de parler. Il s'était avéré que l'arme en question était bavarde et fort encline à ressasser ses souvenirs. Et comme elle avait été forgée voici quelques éons, ses souvenirs remontaient à loin.
Notre puissant héros, sourd aux narrations de son fer, se rendait, comme chaque jour depuis l'affaire précédente, à l'auberge de l'Anguille Crevée, sise dans l'enceinte de la Confrérie du Basilic, au sud-est de la ville. Il s'était mis en ménage avec la dénommée Shigas, jeune et gironde serveuse de l'établissement, et il tenait à l'escorter jusqu'à son lieu de travail, et même à rester un peu pour surveiller les habitués du lieu, dont il connaissait les moeurs dissolues. Il lui était déjà arrivé de devoir apprendre à quelques aventuriers en virée que les femmes sont des fleurs délicates qu'il convient de traiter avec respect et déférence, surtout si elles sont fiancées à un barbare jaloux de plus de deux mètres.
Donc, nos amoureux pressaient le pas dans les ruelles tortueuses de Sembaris, croisant quelques rares ouvriers et commerçants matinaux et mal réveillés. Kalon, tenant la main de sa mie, songeait à elle, s'émerveillait de la douceur de son visage rond, du grain de sa peau, de la profondeur de ses yeux, de la manière qu'avait le soleil de jouer avec les reflets de sa chevelure (à la teinte brunasse par ailleurs fort quelconque), du sens de l'équilibre peu commun qui lui était nécessaire pour ne pas basculer vers l'avant avec une telle poitrine, et de toutes ces choses.
Soudain, il sentit qu'il perdait l'équilibre. Il sentit aussi qu'on lui déboîtait l'épaule. Enfin, il sentit que ses cent-trente kilos d'os et de muscles étaient projetés à quelques mètres de là, pour rouler sur le pavé. Après avoir balancé son compagnon comme fétu de paille, Shigas se jeta de côté juste à temps. Il y eut un gigantesque déplacement d'air, comme le vent de la mort, puis un fracas épouvantable. Là où l'Héborien se trouvait une seconde plus tôt, une pierre de taille d'une bonne demi-tonne venait de se briser sur le pavé, l'enfonçant de plusieurs centimètres. Kalon leva les yeux et vit, sur le toit d'une maison en réparation, une tête ronde se détacher brièvement sur le ciel encore sombre avant de disparaître avec une célérité coupable.
- C'est un attentat, attrape-le, vite ! S'écria la serveuse en désignant le malandrin.
Kalon défonça la petite porte, réveillant en sursaut une famille d'honnêtes fondeurs de chandelles, gravit les échelles avec une habileté simiesque, sans se soucier des obstacles qui encombraient sa route, fit sauter la petite trappe qui menait sur les toits et se dressa de toute sa hauteur. Il vit son agresseur s'enfuir vers l'est, bêtement d'ailleurs, car il se découpait nettement sur l'aube rougeoyante. Avec une dextérité peu en rapport avec son gabarit, le barbare se mit immédiatement à courir sus au malandrin. Après quelques mètres, celui-ci disparut brusquement dans un craquement de charpente moisie et avec une exclamation étouffée. Il dut choir sur quelque chose de mou car, lorsqu'il arriva sur les lieux, Kalon constata que sa proie s'était échappée. Il redescendit précipitamment parmi les obscurs escaliers de quelques hères et déboula dans la rue, regardant à droite et à gauche, attentif à la cavalcade du fugitif. Il n'était pourtant pas allé bien loin. En fait il était juste là, accroupi tel le repentant, de sa bouche grande ouverte ne sortait qu'un petit sifflement voisin du domaine des ultrasons, et il se tenait les organes génitaux à deux mains. A son côté, Shigas arborait une mine satisfaite mais modeste.
- Bon, dit simplement le barbare lorsqu'il eut compris ce qui s'était passé.

*
* *

Ce matin-là, moins d'une centaine d'étudiants en sorcellerie emplissaient les gradins de l'amphitéâtre " Prezbyther(1) ", un des plus utilisés de la Tour-aux-Mages, bavardant de tout et de rien en encombrant les travées. L'heure de début des cours, sonnée par le vieux carillon de cuivre, était passée depuis trois minutes, et Janus Beldoravi, Bâtonnier du Cercle d'Argent et titulaire de la chaire de Sorcellerie Aventurière, était réputé sur tout le campus pour sa ponctualité maniaque(2).
Soudain, un grand silence se fit. On venait de transgresser un interdit. Oh, pas un point du règlement de la Tour, bien sûr (du reste, on n'était pas sûr qu'il y ait un règlement), mais une loi non-écrite, respectée par tous depuis la nuit des temps, un de ces petits rituels par lesquels s'établissent spontanément les liens d'autorité et de hiérarchie entre les hommes, en l'occurrence entre les professeurs et les étudiants. Il saut savoir que ces derniers avaient tout loisir d'utiliser, pour entrer dans les amphis, les deux portes du haut, ainsi que la grande entrée centrale, entre les travées. Toutes trois donnaient sur les grands couloirs aérés en périphérie de la Tour, où les étudiants aimaient à discuter par petits groupes, parfois même de ce qu'ils étudiaient. Par contre, seuls les membres du corps enseignant étaient légitimement fondés à emprunter les deux portes situées de part et d'autre des tableaux monumentaux et de l'estrade, les portes qui menaient derrière, dans ces lieux sombres et mystérieux emplis de sage poussière, où se tramaient, entre grands sorciers, les affaires de la Tour.
Or l'individu qui venait de profaner le passage enseignant était sans conteste un étudiant. Pull marronnasse informe, braies bouffantes malpropres et élimées, petite figure rousse et juvénile.
Ah, sacrilège suprême, il venait de monter sur l'estrade et... mais c'est un fou ! Il jetait maintenant son gros sac de cuir décrépit sur la table, produisant un zing-blonk sonore.
Alors, certains parmi les plus futés se souvinrent de quelques rumeurs qui avaient couru ces dernières semaines, et ils furent pris de tremblements.
- Bon, alors votre professeur monsieur Beldoravi a eu un empêchement et ne pourra pas assurer ce cours, car sa femme est en train de pondre. C'est pourquoi on m'a demandé à la dernière minute de faire ce cours à la place, vu que je m'y connais en sorcellerie aventurière.
Il y eut un mouvement dans l'assistance, accompagné de rumeurs. Le petit personnage jeta un regard vague mais curieusement empreint de menace à l'assemblée, puis se retourna vers le tableau.
- Je m'appelle Sook. MADEMOISELLE Sook (elle inscrivit en même temps son nom, avec le trait irrégulier de ceux qui n'ont pas l'habitude de manipuler une craie). Alors j'aime autant vous prévenir, le premier qui chante, siffle, discute, qui envoie des avions en papyrus ou des boulettes de parchemin, qui m'appelle Monsieur ou Votre Sainteté, ou qui me fait chier en quoique ce soit, je lui fais visiter le plan astral à coup de pompes dans le train. J'espère avoir été claire.
Apparemment, c'était limpide. Oncques n'avait-on vu étudiants plus cois dans l'enceinte de la Tour depuis l'an 445, où une expérience ratée avait transformé tout le personnel de la vénérable institution en truites fario. Sook avait accepté de donner ce cours magistral pour deux raisons. La première c'est qu'on l'avait suppliée. La seconde, c'est qu'elle était mégalomane, pédante, autoritaire, sadique, et qu'elle s'était donc toujours sentie attirée par l'enseignement.
- Donc, on m'a demandé de vous inculquer quelques rudiments de sorcellerie à destination des futurs aventuriers. Mais vu vos gueules, c'est pas gagné d'avance. Je ne sais pas exactement ce qu'on vous a dit avant sur le métier d'aventurier, mais sachez que les statistiques sont les suivantes : sur cent compagnies qui s'inscrivent à la Confrérie du Basilic, quarante-trois disparaissent sans laisser de traces à leur première aventure, seize sont dissoutes à l'issue de celle-ci - généralement à cause de pertes trop importantes - et trente-trois n'ont jamais le loisir de partir en aventure. Restent donc, si vous comptez bien, huit compagnies sur cent qui sont réellement actives. Sachez aussi qu'après cinq ans d'activité, un aventurier expérimenté, c'est à dire appartenant à une des huit compagnies citées plus haut, a soixante-trois pour cent de chances de périr de mort violente ou de maladie exotique, dix-neuf pour cent de chances de quitter le métier avant d'avoir acquis une fortune imposable au titre de la loi fiscale Sembarite, neuf pour cent de chances d'être devenu aveugle, sourd, fou, amputé ou estropié de quelque façon, trois pour cent de chances de terminer en prison, aux galères, en esclavage ou dans un bordel, un pour cent de chances d'être grièvement maudit, et enfin les cinq pour cent restant ont soit quitté la carrière fortune faite pour exercer un métier honnête, soit sont toujours aventuriers.
Flottement.
- Mais bien sûr, chacun de vous est convaincu qu'il fera partie des cinq en question, pas vrai? Ah, jeunesse... Quoi, qu'est-ce qu'il y a?
Par l'une des portes latérales, venait d'entrer un personnage nerveux et pressé, habillé de vêtements ternes et aussi anodins que possible. La chose déclencha un petit signal d'alarme dans l'inconscient de la sorcière. Elle avait elle-même coutume de se vêtir de la sorte, ce qui correspondait à son goût, mais surtout lui permettait de ne pas faire étalage de ses pouvoirs, afin de tromper l'ennemi et de ne pas se faire importuner. Les gens ordinaires ont l'habitude de paraître au-dessus de leur condition, mais elle s'estimait loin de ces vanités.
- Madame Sook, débita l'intrus dans un souffle, un message urgent pour vous.
Il tendit un rouleau de parchemin, orné d'un large sceau de cire brune et de rubans de satin noirs. Ceci avait l'air très officiel. La sorcière s'en empara, examina le sceau, qui lui était inconnu, et s'apprêta à décacheter le pli lorsqu'elle prêta attention à la petite voix, en elle... ce messager la regardait avec une étrange intensité, il attendait quelque chose. Et pourquoi s'était-il insensiblement reculé lorqu'il avait tendu sa lettre?
- Tiens, ouvre et lis-le pour moi, j'ai pas mes lunettes.
- Mais... madame, je n'ai pas le droit, c'est interdit par la règle de ma guilde.
- J'insiste, ouvre le parchemin.
- Je ne sais pas lire...
- Ouvre, manant.
Il jeta un regard affolé autour de lui, puis fit un grand mouvement de son bras gauche, pour détourner l'attention de sa main droite, qui plongeait dans sa botte largement entrebâillée. Un éclair d'acier se dirigea droit vers le cœur de Sook, et s'arrêta à une vingtaine de centimètres. Nullement prise au dépourvu, elle avait préparé un sortilège de paralysie.
- Bien, alors vous venez d'être les témoins d'une tentative d'assassinat. Quelqu'un peut me dire ce qu'il y a d'inscrit sur ce parchemin ? Oui, vous en bleu.
- Une rune explosive ?
- Par exemple. Mais encore ? Oui, vous là.
- Une invocation de... démon ?
- Peu probable. Ces sortilèges sont trop lents, j'aurais eu le temps de réagir et de me préparer au combat. Par ailleurs, les démons sont difficiles à invoquer en ce moment. Mais d'ordinaire, ce genre de vieux piège est fait à base de Runes de Garde, ou bien de Mot de Mort, nous en aurons le cœur net tout à l'heure. Comme vous avez pu le remarquer, j'ai employé pour neutraliser ce personnage le sortilège de paralysie de Mûsel von Skwit le Pornocrate.
- Madame ! N'est-il pas nécessaire, pour ce sort, d'utiliser six feuilles de laurier et deux onces de sang de porc marin ?
- Si, mais j'ai overlocké. J'ai passé l'âge de me trimballer avec des kilos de merdes diverses dans les poches. Maintenant une question de théorie, quelqu'un peut-il me dire que faire de ce monsieur ?
- Tuez-le, tuez-le !
- Du calme, du calme. Moi aussi j'ai été jeune et insouciante, mais l'efficacité doit passer avant le plaisir. Vous avez peut-être remarqué que la méthode d'assassinat était de qualité, même si la réalisation était un peu brouillonne. Un tel meurtrier est un assassin professionnel, ce qui signifie qu'il travaille pour quelqu'un d'autre, suffisamment riche pour payer ses services. Il faut donc interroger l'individu afin qu'il dénonce son commanditaire, ce qui nous permettra de neutraliser la menace à sa source. Je dénoue donc les liens mystiques autour de sa tête, et je l'interroge. Qui est ton maître, parle !
- Jamais, l'honneur me l'interdit.
- Bien, c'était prévisible. Lesquels parmi vous ont déjà passé l'UV " Torture et Douleur " ?

*
* *

Vers dix heures...
Un zélé novice au crâne rasé écarta la mince tenture de lin immaculé et entra, tête basse, dans les appartements du Très Saint Père de la Foi, Melgo l'Oint, l'Elu, le Prophète. Il se tenait là, dans le scriptorium, le demi-dieu, celui qui portait la parole de la déesse M'ranis, debout dans sa robe cérémonielle, impressionnant malgré sa taille très moyenne. Il ne détourna pas même son regard de l'important épître qu'il tenait à la main.
- Maître, un messager demande à vous voir.
Melgo croyait au pouvoir des mots. Certains, pensaient-il, pouvaient rendre plus grand et plus fort celui qui les prononçait. Il y avait en particulier une petite phrase magique qui mettait immédiatement les autres en état de sujetion, qui distinguait sans conteste un meneur d'homme, une phrase qu'il avait toujours rêvé de prononcer dans une telle situation. Il se retourna, aussi majestueux que possible, prit un air sévère, occupé et pénétré des devoirs de sa charge, et dit d'une voix claire mais grave :
- Qu'il entre !
Ah... que c'était bon.
Le messager n'avait rien de ces fils de ferme que l'on destine ordinairement à cet emploi en raison de leur endurance à la course et de leur incapacité profonde à apprendre à lire. Celui-ci était un vieillard chenu, pâle de peau, arborant une longue et mince barbe blanche comme la neige fraîche, il portait une sorte de tunique dont la coupe rappelait la mode des nations Bardites, mais de couleur noire, et sa tête était ceinte d'un noir bandeau.
- Parle, que veux-tu !
Celle-là aussi...
- Ah, s'exclama l'ancien, soulagé, j'avais craint de ne pas arriver à temps. Je suis Patros, humble et dévoué prêtre de Strasha, le Dragon Irradiant, je viens te prévenir d'un péril qui te menace, et solliciter ton aide.
- Strasha dis-tu ? Mais prends donc un siège, vieil homme, et raconte-moi ton histoire.
L'archiprêtre de M'ranis eut du mal à cacher l'intérêt que le visiteur avait suscité en lui. Strasha était selon la légende le plus puissant de tous les dragons. Durant la guerre contre Skelos, il avait pris part au combat auprès des forces de la lumière. Toujours selon la légende, lors de l'ultime bataille, tandis que les légions du bien prenaient d'assaut, par surprise, la citadelle ténébreuse du démon, il avait consacré ses forces à reconquérir l'Axe du Monde, un joyau au pouvoir fabuleux, qui était tombé aux mains des féaux de Skelos. Nul ne sait ce qu'il advint de Strasha après cela, mais les érudits estimaient que si Skelos avait bénéficié des pouvoirs de l'Axe il n'aurait jamais pu être vaincu, et que donc, d'une manière ou d'une autre, le Dragon Irradiant avait vaincu. Mais bien sûr, pour la plupart des gens, tout ceci n'était que mythologie antique et fables édifiantes.
- Tu es, je crois, un grand voyageur, tu as sans doute entendu parler de l'île Hozours.
- Une de ces histoires abracadabrantes que se racontent les marins dans toutes les tavernes de la mer Kaltienne. Il y aurait dans la mer des Cyclopes, entre le maelström de Khinos et le récif des Aiguilles d'Argent, une île invisible aux mortels, qui serait le royaume des Lamies et des Geryons.
- Oh, mais ce n'est pas une fable. Cette île existe bien, à l'endroit que tu dis, même si les bêtes les plus féroces qu'on y rencontre sont les renards. Sur l'île Hozours se trouve la grotte par laquelle Strasha pénétra au cœur de la Terre pour retrouver l'Axe du Monde, et dont il n'est jamais ressorti. Bien des années plus tard, un petit nombre de pieux chevaliers de Khafshu reçurent la sainte mission de protéger l'Axe du Monde de la cupidité des hommes. Alors ils bâtirent autour du gouffre trois enceintes magiques, avec chacune une porte magique et un gardien magique, et lorsque ce fut terminé, ils édifièrent au-dessus du gouffre une tour immense. Au sommet de la tour, surplombant toute l'île, ils édifièrent un clocher, dans lequel ils mirent une cloche. Mais pas n'importe quelle cloche, oh, non...
- Une cloche magique ?
- Euh, oui, une cloche magique. Ta perspicacité est sans égale. C'est une cloche tout en argent, haute comme deux hommes, qui a le pouvoir, lorsqu'on la sonne, de détourner de nous le feu du soleil. Ainsi, nul ne peut voir les rivages de notre île de l'extérieur.
- Notre île ? C'est donc de là que tu viens ?
- Si fait, gentil seigneur. Au cours des siècles, des millénaires, notre communauté a quelque peu changé. Protégés par l'oubli des hommes, nous ne connûmes jamais l'invasion, et perdîmes le souvenir de l'art de la guerre. Les chevaliers devinrent des prêtres, des moines, la citadelle devint un temple, les porte magiques perdirent leur pouvoir, les gardiens devinrent séniles et lorsque les murailles tombèrent en ruines, plutôt que de les rebâtir à l'identique, nous prîmes leurs pierres pour construire des chapelles. Nous vécûmes ainsi une vie douce et insouciante, ah, fous que nous avons étés... Ils sont arrivés voici une lune dans de grands vaisseaux, ils ont débarqué, une bande de féroces guerriers en armure. Ils étaient moins nombreux que nous, mais que pouvaient nos lances de cérémonie contre leurs arbalètes ? Nous n'avions pas d'or ni de joyaux sur notre île, rien que des chèvres, du miel, des vignes et des oliviers. Ils ont réduit mon peuple en esclavage, ils ont pris les femmes, volé nos maigres possessions. Mais les guerriers, ces rustres, ne sont que des brutes sans cervelles. En interrogeant l'un d'eux après l'avoir fait boire, il m'a avoué être mercenaire. Ceux qui l'ont engagé, nous les avons vus parmi eux, quoique peu souvent, une vingtaine de silhouettes vêtues de pourpre, et portant sur le visage un masque de cuir hideux. Ce sont les serviteurs d'un dieu qu'ils appellent " le Captif ". Et surtout il y a un sorcier, un cruel sorcier hurlant et écumant, un possédé. Il a exigé que nous lui livrions des enfants, pour quelque raison qu'il n'a pas expliquée, et nous n'en avons revu aucun. Lui et les siens ont tué les moines d'horrible façon, puis se sont installés dans le temple, où ils pratiquent leurs rites et trament leurs plans infâmes.
- Bon, d'accord, intervint Melgo. Je suis désolé de ce qui arrive à votre peuple, mais voyez-vous, M'ranis n'est pas exactement une déesse de justice et de miséricorde. C'est plutôt une déesse de " tu t'démerdes ". Pourquoi venir me voir, moi ?
- Oh, c'est fort simple, il semble que le sorcier en question ait quelque grief à votre égard. N'est-il pas légitime, lorsqu'un ennemi vous opprime, de vous adresser à l'ennemi de cet ennemi ?
- C'est la sagesse même. Mais continue ton histoire.
- Une nuit, un de mes amis a surpris une conversation entre lui et quelques-uns des hommes en rouge. Le sorcier s'emportait, et exigeait qu'ils accomplissent, selon ses termes, " leur part du marché ". Il a prononcé quatre noms, ceux de quatre personnes qu'il haïssait, et leur a ordonné de tuer ces quatre personnes.
- Et j'étais l'une d'elles ?
- Vous étiez l'un de ces infortunés. La nuit même, le plus petit des vaisseaux ennemis appareilla. Je parvins à me glisser à bord, vivant de provisions volées dans la cale et d'une gourde d'eau que j'avais emportée. Nous débarquâmes hier au port de Sembaris, mais ce n'est que cette nuit que j'ai pu m'échapper de la cale. J'ai eu peur qu'ils ne cherchent à vous tuer durant la nuit, mais je vois que j'arrive à temps...
- Pas vraiment, on a bien tenté de m'assassiner cette nuit. Par bonheur, j'ai été plus rapide et plus fort que mon agresseur. Mais vous parliez de quatre personnes, qui étaient les trois autres ?
- Il s'agissait de dénommés Chloé, Kalon et Sook. Les connaissez-vous ?
- Oui, ce sont mes compagnons d'arme. Je vais immédiatement envoyer mes gardes les chercher. Mais entre temps, mon cher collègue, discutons un peu de l'Axe du Monde, voulez-vous ?

*
* *

La séance avait duré toute la matinée et avait été instructive, quoique sélective. En effet, parmi les étudiants qui avaient suivi Sook dans la salle de travaux pratiques de supplices (notée EB 705 dans le plan officiel de la Tour, désigné sous le terme U 36 par la majorité du corps enseignant, et portant deux panneaux S 44 et UN 8 bis sur la porte - aucun chancelier n'avait jamais détenu le pouvoir nécessaire pour unifier les innombrables notations des salles) seuls trois avaient réussi à rester jusqu'au bout. Éléments prometteurs, se dit la sorcière.
- Voyez qu'en définitive, même si vous perdez votre patient, une petite Animation des Cadavres, suivie d'une Interrogation Nécromantique, permet d'obtenir tous les renseignements dont vous avez besoin. Oui Monsieur Skruff ?
- N'aurait-il pas été plus pratique... comment dirais-je, de commencer par là ? Cela vous aurait évité de pratiquer tous ces... enfin, traitements...
- Oui, mais alors, où serait le sport ? Et puis du point de vue pédagogique, je pense que vous aviez besoin de quelques mises au point sur les nouvelles méthodes de torture. Bien, ceci étant vu, exercice de synthèse. Pouvez-vous me résumer en quelques mots ce que nous avons appris ?
Un petit gros dénommé Minok leva timidement un doigt.
- Une secte a pris le contrôle d'une île dans la mère des cyclopes, ils ont embauché des mercenaires, ainsi qu'un sorcier appelé Merlik, et celui-ci a réclamé votre tête pour tout paiement. En retour, il doit retrouver, pour quelque raison, un joyau appelé Axe du Monde.
- Pas mal, mais une information importante manque à ce résumé. Wansmor ?
- Le nombre des ennemis. Deux-cent quatre-vingt guerriers, neuf assassins de la secte en plus des quatre envoyés contre vous, plus le sorcier. C'est un renseignement indispensable pour monter une contre-attaque.
- Contre-attaque ? S'inquiéta le dénommé Skruff.
- Et bien oui, il faudra bien y aller. Ce Merlik est un vieil ennemi à moi, il me hait depuis une trentaine d'années, et son seul désir est de me voir morte. Je dois m'en débarrasser avant qu'il ne me tue, relisez donc les Normes Donjonniques, c'est marqué dedans. En outre, si ce triste sire met la main sur l'Axe du Monde, dont je pense vous avez tous entendu parler, c'est la cata du siècle. Qui veut m'accompagner ? Je vous aurais une dispense pour " activité de plein air ", et votre prestation sera notée.
- Ben, c'est à dire... commença Skruff.
- J'ai de l'asthme, renchérit Minok.
- Et moi les pieds plats, ajouta Skruff. Et j'ai un mot de l'infirmerie comme quoi je suis inapte à l'effort physique, voyez...
- Et le mal de mer, termina Minok.
- OK. Et vous, Wansmor, c'est quoi ? La goutte ? Le goître exophtalmique ? La phtisie ? L'allergie au sel marin ? La peste bubonique ? Le pasenvitosium poltronensis ? Le palu ? La gale ? Le pied d'athlète ? La syphilis ?
- Rien de tout cela, Mademoiselle, je vous accompagnerai.
L'étudiant crut alors voir, l'espace d'un fugace instant, l'ombre de l'amorce d'un sourire se former au coin des lèvres minces et décolorées de la rousse sorcière. Mais sans doute s'était-il trompé.
- Alain Bonheur(3) ! Vous deux, sortez moi les restes de cet individu et jetez-les aux ordures. Wansmor, vous ouvrez la porte, qu'ils sortent. Voilà. Et restez ici, nous avons à discuter.
Elle s'essuya les mains sur un torchon avant de ranger soigneusement les instruments dans les minuscules tiroirs prévus à cet effet. Au dessus du buffet dit " de bourellerie " était punaisée une affiche antique qui proclamait, au dessus d'un dessin tellement stylisé qu'on se demandait ce qu'il pouvait représenter, cette forte maxime : " une place pour chaque chose, chaque chose à sa place ".
- Donc vous êtes réellement intéressé par l'Aventure ? Vous n'êtes pas comme vos collègues qui, je le sais bien, se sont inscrits à cette UV parce qu'elle est réputée facile ?
- Non. Enfin, oui, ça m'intéresse.
- Et pourquoi ? Quel est votre projet professionnel après ça ? Vous vouliez entrer au Cercle Occulte ?
- Ah non, très peu pour m... enfin, je veux dire...
Il se tortilla sur sa chaise en se souvenant de qui il avait en face de lui. Sook était Grande Prêtresse de M'ranis, les membres du Cercle Occulte lui rendaient grâce chaque matin, et il n'était peut-être pas de bonne politique de dénigrer cette institution devant elle. Wansmor pouvait être désigné d'un seul mot : gris. Il était assez grand, très maigre, sur son visage long et triste se devinaient encore les traces d'une acné résistante, au dessus d'un front haut flottaient des cheveux noirs, mi-longs et gras, qui ne tarderaient sans doute pas à céder la place à une tonsure précoce. Il parvenait assez bien, devant Sook, à avoir bonne contenance, en arborant un masque imperturbable, mais il savait que son avenir était en train de se jouer dans cette pièce, à cet instant.
- Je vous comprend, mon jeune ami. Tous ces crétins qui marchent au pas... une telle attitude n'est pas digne d'un sorcier. Je crois deviner en vous une certaine ambition, c'est bien. Je pense que vous pourriez accomplir de grandes choses si on vous en donnait l'occasion. Mais nous aurons tout loisir d'en discuter sur le bateau.
Plus Sook observait son jeune collègue, plus elle se disait qu'il était temps qu'elle prenne un apprenti. Celui-ci ne faisait rien pour plaire à autrui, se vêtait en ignorant la mode, et ne dépensait pas son argent en vaines parures. Parfait. Elle avait toujours été d'avis qu'il fallait tout particulièrement se méfier des gens sympathiques, la sympathie n'étant que la plus aimable forme de l'hypocrisie, le doux masque des menteurs.
- Oui, je crois qu'on va faire du bon travail.

*
* *

- Sans doute ne savait-il pas que comme tous les elfes, tu es nyctalope.
- Ah, c'est bien les hommes ça. Alors dès qu'on est une femme et qu'on a une vie sentimentale un peu créative on se fait traîner plus bas que terre. Vous êtes bien tous les mêmes.
- J'ai dit NYCTALOPE, qui y voit la nuit.
- Ahhhhh...
- Ton assassin croyait sans doute que l'obscurité le déroberait à ton regard. Il était mal renseigné.
Chloé était venue d'elle-même au Temple se plaindre auprès de Melgo qu'on cherchait à l'occire. Kalon et Shigas, ramenant leur prisonnier, avaient suivi de peu. Dans la salle d'état-major du temple était aussi présents Félicia et Patros.
- Et donc, toi aussi, mon ami, tu fus agressé par un maladroit. Mais grâce à ton habileté, tu as capturé ce sicaire vivant, ce qui nous permettra de l'interroger, voilà qui est parfait. Parle, manant, qui es-tu, et que nous veux-tu ?
- Jamais, prêtre d'un faux Dieu. Je jure sur la tribu des Zgohon que jamais je ne te dirais mon nom, foi de Mayart !
- Tu viens de le faire, Mayart de Zgohon. Tu es aussi stupide que maladroit. Qui te paye ?
- Tu ne le sauras pas, chien d'infidèle. D'ailleurs, un zélote pourpre du Dieu Captif n'accepte pas le vil argent lorsqu'il s'agit de châtier les païens, c'est son devoir sacré !
- Tu travailles donc bien pour la secte du Dieu Captif, nous avançons. Qui est ce sorcier qui vous accompagne ? Dis-moi son nom !
- Merlik nous a fait jurer de taire son... oups !
- Merlik ! Encore lui, putain, ça va ch... euh, morbleu, ce pendard aura le traitement qu'il mérite. Félicia, il nous faut partir dans les délais les plus brefs pour abattre ce sorcier avant qu'il n'atteigne l'Axe du Monde. De quelles forces disposons-nous ?
Dans sa robe diaphane ceinte d'une chaîne d'or, la grande prêtresse s'avança.
- Le gros de la flotte est en opération près des côtes de Malachie, mais ce serait le moment idéal pour tester les galères de débarquement que nous avons fait construire pour la campagne d'Orient. Nous en avons quatre, chacune peut emporter trois cents hommes d'arme.
- Splendide. Mais il nous faudra aussi des sorciers.
- Le Cercle Occulte s'ennuie en ce moment, ça les sortira un peu. Je vais prévenir Soosgohan, ainsi que Belthurs, le vice-amiral de la flotte. Cependant, j'aimerais te faire remarquer, mon noble compagnon, que vous êtes maintenant un des hommes les plus puissants du monde civilisé. Dois-je comprendre que vous compter mener vous-même l'expédition ?
- Ca ne peut pas nous faire grand mal de nous dégourdir un peu les jambes. On va les piler, ces mac... enfin, je veux dire, nous allons châtier ces forces démoniaques.
- Chic. Moi j'aime bien les bateaux, s'exclama Chloé.
- Sook, s'enquit sobrement Kalon, formulant l'interrogation muette qui flottait dans l'air depuis quelques temps.
- Quoi Sook ? S'emporta Melgo. On n'a pas besoin d'elle, on peut se débrouiller sans madame la sorcière quand même. Je lui ai envoyé un messager ce matin lui demandant de venir au plus vite, il m'a été répondu, je cite : " Va te faire, je bosse, moi ". Nous n'avons nullement besoin d'elle pour triompher, car M'ranis arme nos bras, et qu'en plus, on a un large avantage numérique.
- C'est vrai, ajouta Chloé, elle n'apporte que des ennuis. Et puis, ça fera plus d'or pour chacun au moment du partage, pas vrai ? A supposer qu'il y ait un trésor, évidemment.
- Evidemment, fit Kalon.
- Et on part quand, s'enquit Shigas, qui était jusque là restée silencieuse.
- On ? Demanda Kalon, inquiet.
La jeune serveuse se colla contre le flanc de son amant, se mit sur la pointe des pieds et lui murmura quelques mots à l'oreille d'un air caressant. A l'issue de la manoeuvre, le barbare arborait un grand sourire.
- Elle peut venir ?

II ) Où l'on apprend que la mer est une maîtresse cruelle, que la vanité des hommes est une insulte à la face des dieux, que force reste toujours à la nature, et autres platitudes que l'on se dit traditionnellement par vent de force 12.

" Et le Fils de l'Homme trouva ci-joint
une quittance de loyer ainsi qu'une
photocopie de ma facture EDF. "

Saint Paul, Epître aux Assedics

Et deux jours durant, on ferla les cabestans, épissura les écoutes, frotta les ponts et colmata les coques à la naphte et au raphia, fit des noeuds de chaise double un peu partout en chantant de pittoresques chansons de marins, et toutes ces choses. Les hommes de l'Ordre du Trident, la flotte de guerre M'ranite, fourbirent leurs armes dans une ambiance de joie contenue. Ces hommes de grande valeur, rudement entraînés à la manoeuvre en mer comme à la guerre sur terre, n'avaient pas eu l'honneur de suivre l'amiral Verdantil dans sa campagne pour le contrôle de la Kaltienne occidentale, et brûlaient de montrer leur habileté et leur application. Lorsque tout fut fin prêt, il y eut au temple, tard le soir, un office secret réservé aux combattants, où Melgo oignit de ses mains ses officiers, avant de les haranguer habilement, comme il l'avait vu faire lors des campagnes militaires auxquelles il avait assisté. Puis, dans des chuchotements et des bruits de pas étouffés, car tout avait eu lieu dans le secret, la petite armée se mit en marche dans la nuit sembarite, par les ruelles encombrées de diverses immondices et de noctambules curieux. Kalon et Melgo prirent place à bord du " Requin Victorieux ", navire amiral de la flottille, en compagnie du vice-amiral Belthurs, un vigoureux loup de mer originaire des cités décadentes d'orient, dont le visage bistre et tanné par le sel et le soleil semblait, de prime abord, toujours sourire, et dont le langage fleuri faisait l'admiration de ses subordonnés. On lui aurait donné entre trente et soixante ans, difficile d'être plus précis sans enquête approfondie. Soosgohan, quand à lui, préféra la compagnie de ses hommes, la douzaine de sorciers du Cercle Occulte montés dans l' " Anguille Triomphante ". Chloé, pour sa part, avait fait monter ses malles nombreuses à bord du " Triton Redoutable ", seul bâtiment à ne pas disposer de catapulte sur le pont arrière, ce qui fait qu'elle put y placer, couché en boule sous une bâche, son compagnon volant, le ver fuligineux nommé " Grospoupoute ". Le " Têtard Piteux " fermait la marche. Tout ce petit monde appareilla sous la lune complice, dans un silence impressionnant, s'écarta avec délicatesse des quais du Faux-Port, traversa la baie, doubla le phare de la Grande Passe, et laissant la polaire à tribord avant, s'éloigna de l'île de Khôrn en direction de la Mer des Cyclopes.
Quelques heures plus tôt, dans le crépuscule rosissant, dans une discrétion encore plus grande, une modeste nef avait appareillé, suivant le même cap. Enfin, modeste, ça restait à voir. Un marin très attentif se serait peut-être interrogé sur l'anormale épaisseur du mât de la " Truie Marine ", la solidité de ses cordage qui ne se justifiait nullement sur un paisible navire marchand, et les planches qui saillaient quelque peu au dessus de la ligne de flottaison ressemblaient moins à un rafistolage de dernière minute qu'à des sabords colmatant des meurtrières. Vu de l'intérieur, c'était encore plus flagrant. La coque était doublée, renforcée d'étais en chêne d'un pied d'épaisseur, si bien que l'espace manquait pour ranger les vivres, l'eau, les voiles et filins de secours, ainsi que les armes et les hamacs d'une trentaine de rudes gaillards. Ces mercenaires avaient été recrutés à la taverne du " Poulpe Borgne ", établissement du plus haut suspect, dans les faubourgs de Sembaris. Lorsque Wansmor lui avait demandé s'il ne serait pas préférable de prévenir le clergé M'ranite, le Cercle Occulte et ses compagnons, Sook lui répondit : " Penses-tu, quelques gros bras sans cervelle suffiront à assurer notre sécurité, et le port en est plein ". Le jeune sorcier avait assez peu l'habitude de fréquenter la plèbe, l'odeur de fauve qui émanait des corps gras de crasse l'incommodait fort, et ce ramassis de brutes épaisses, braillardes et couturées de cicatrices ne lui inspirait qu'une confiance assez limitée. Il n'avait quasiment jamais quitté Sembaris, mais avait souventes fois lu d'horrifiques écrits de marins parlant de mutinerie, de flibuste, de naufrages, et si les récits des ignobles supplices inventés par les gens de mers ne lui avaient jusque là tiré que des sourires admiratifs, maintenant qu'il était en mer sur une coque de noix en compagnie de trente tas de muscles choisis pour leur air louche, leur regard torve et leurs tatouages complexes, ces histoires macabres lui revenaient irrésistiblement en mémoire, et il voyait les choses de façon différente. Il s'en ouvrit à sa maîtresse (en tout bien tout honneur).
- Etes-vous sûre que l'on peut leur faire confiance ? Ces mercenaires m'ont tout l'air de forbans, et je n'aime guère leur manière de chuchoter en regardant derrière leur épaule lorsqu'ils me voient arriver. Je soupçonne un mauvais coup.
- Ah ? Répondit-elle, absorbée dans la lecture de la " Geste de la Fin des Temps ", où l'on parlait de l'Axe du Monde, entre autres augures.
- Un mauvais coup, comme par exemple nous balancer par-dessus bord.
- Vous voyez le mal partout.
- Mais...
- Et c'est une qualité que je sais apprécier, car elle est très utile dans notre profession. Au fait, rien de neuf, pas de navire à l'horizon ?
- Si, une sorte de cotre s'approche de nous toutes voiles dehors. L'équipage m'a dit de ne pas m'en inquiéter.
- Ben tiens, tu m'étonnes. Sortons, j'ai envie de humer le bon air marin.
Wansmor accompagna Sook hors de la cabine, sous les regards hostiles des marins, qui prenaient des poses arrogantes et paresseuses sur toute la surface du pont. Le temps était parfait pour naviguer. Le soleil matinal réchauffait quelque peu la peau, l'azur n'était troublé que par quelques moutons effilochés, au loin, une risée régulière aurait gonflé les voiles si elles n'avaient été affalées, un léger clapot glougloutait paresseusement contre la coque. Indifférente et arborant un sourire mal réveillé, la sorcière s'approcha du bastingage tribord, leva les bras au ciel en s'étirant de toute sa petite taille, et repéra le cotre en question. Son regard myope ne lui indiquait pas grand chose, bien sûr, si ce n'est une aspérité sur le flou de l'horizon, mais à la taille de l'aspérité, elle estima que le navire se trouvait à un demi mille. Elle baissa lentement son bras droit en direction du cotre, fit un mouvement discret et gracieux de ses petits doigts agiles. Elle ne vit pas à proprement parler le résultat de son action, mais put suivre le déroulement du sort par les effluves magiques qui revenaient dans ses membres habitués aux incantations. Les marins, pour leur part, eurent droit au triste spectacle d'un tourbillon qui atteignit bientôt deux cent pas de diamètre, dans lequel fut pris le navire inconnu. Ils virent l'équipage s'agiter dans les cordages, se bousculer sur le pont, s'agenouiller en un tardif repentir, jeter à la mer tout ce qui pouvait flotter dans l'espoir de s'y agripper, hurler, pleurer... puis l'âme du navire se brisa et le cotre parut exploser, projetant planches, mât, hommes et cargaison dans le tourbillon, toujours plus profond, sans espoir de retour. Le naufrage était d'autant plus effrayant que le temps était au beau fixe. Une fois que l'infernal tourbillon se fut calmé, ne laissant à la surface que débris flottants et noyés bleuis, Sook se retourna avec un air sinistre et, d'une voix doucereuse et glaciale, demanda aux marins de la " Truie Marine ":
- Vous n'avez pas du travail ?
Et ils s'en trouvèrent.
Puis la sorcière retourna à sa cabine, dignement, ouvrit la petite écoutille donnant sur la poupe, passa sa petite tête rousse par l'ouverture, et vomit la majeure partie de son système digestif.
- Je déteste la mer. Pourvu que cette traversée prenne fin au plus tôt. Un problème Wansmor ?
- Non, juste que... vous avez coulé un navire tout à l'heure.
- Votre sens de l'observation confine au génie, savez-vous ?
- C'est un acte de piraterie, je crois.
- J'ai fait sorcellerie, pas droit maritime.
- J'avoue avoir du mal à comprendre l'utilité de la chose.
- Et bien c'est très simple. Nous étions à l'arrêt, c'est à dire que nous attendions quelque chose, qui ne peut être qu'un autre navire - ou un nageur très endurant, nous sommes loin des côtes. Comme cette rencontre n'était pas prévue au programme, on peut supposer que notre équipage a voulu faire quelque chose dans notre dos, sans doute une félonie. En fait je m'y attendais, car j'avais pris des renseignements sur nos amis, là, dehors, et j'avais appris leur méthode. Ils prennent de riches passagers à Sembaris, s'éloignent quelque peu du port, là ils attendent tranquillement des complices venant d'un quelconque recoin de la Mer des Cyclopes. Puis ils ligotent leurs victimes, les transfèrent dans le deuxième bateau, qui retourne à sa tanière. Après avoir décrit quelques ronds dans l'eau, la " Truie Marine " retourne au port, et ces forbans jurent qu'ils ont mené leurs passagers à destination. Et peu après, les familles des disparus reçoivent une demande de rançon, assortie d'un quelconque morceau de l'habillement ou de l'anatomie de la victime. Je gage qu'ils comptaient rééditer leurs exploits avec nous, mais après le spectacle de tout à l'heure, ils méditeront sur le sort funeste de leurs camarades, oublieront leur plan et feront ce pour quoi on les paye.
- Aaaahhh... Je comprends. Mais ne risquent-ils pas de prendre des mesures de rétorsion à notre encontre ?
- Pourquoi croyez-vous que j'ai enchanté la cabine ? Qu'ils essaient seulement d'entrer sans ma permission, et je les expédie dare-dare aux Royaumes d'Iniquité chez Feneshn'Abn la Mère des Souffrances, pour y être longuement navré sur les Chevalets de l'Agonie Eternelle. Je lui ai pris un abonnement. A Feneshn'Abn.
Wansmor eut un frisson d'effroi à l'évocation de la tristement célèbre Princesse des Ténèbres et de ses ateliers de supplice, que l'on disait d'une taille, d'une complexité et d'une sophistication démentielle.
- Encore un détail, mais de simple curiosité, comment êtes-vous sûre que le cotre contenait bien les complices en question, et non un parti d'honnêtes marchands, ou quelque compagnie de pêcheurs au large ?
- Hmmm... finement observé. Mais quand bien même, la démonstration reste valable, pas vrai ?

*
* *

Laissons notre couple de sorciers et rejoignons maintenant le " Triton Redoutable ". Chloé s'était levée assez tard et avait quitté ses quartiers pour saluer le soleil, comme les elfes avaient déjà l'habitude de le faire alors même que l'humanité en était encore à envisager un programme de recherche pour l'amélioration technologique du caillou et du bâton. Après plusieurs minutes, le jeune capitaine Bulhak prit son courage à deux mains et, surmontant le haut-le-cœur qui remontait du fond de ses tripes(4), aborda sa demi-déesse par bâbord.
- Votre Sainteté a-t-elle passé une bonne nuit ? Les songes vous ont-ils montré la victoire de nos armes ?
- Possible, mais c'est en pure perte, car je ne me souviens quasiment jamais de mes rêves. Et vous ? Vous me semblez bien verdâtre...
- Un malaise passager. Je voulais vous demander... Vous n'avez pas froid ?
- Non ça va. Oh, un joli dauphin qui nous suit, là, vous voyez !
- En effet. Voyez-vous, lorsqu'ils ont la queue à la verticale comme ça, on les appelle des requins. Un détail. Mais c'était à propos...
- Holà, ils vont vite devant. Regardez, les trois autres bateaux ont pris beaucoup d'avance.
- Précisément, c'est que voyez-vous, il est difficile de faire souquer la chiourme aussi vite que sur les autres navires.
- Oh ? Ils sont mal nourris ?
- C'est pas exactement, mais voyez-vous... comment dire, ils ont du mal à se concentrer en ce moment.
- Ah ?
- En raison de certaines... éminences.
- Eminences ?
- Vous ne voulez pas que je vous prête quelques vêtements ? Ils seront un peu trop grands...
- Non ça va, j'ai mes... Oh oh ! Aurais-je oublié de m'habiller ce matin ?
- C'est un peu ce que je voulais vous faire comprendre.
- Bon, je vais enfiler quelque chose. Je ne voudrais pas nous retarder. Il faut absolument que nous les rattrapions avant la tempête.
- Oui, voilà... La tempête ?
Mais l'elfe avait disparu dans son logis.

*
* *

- Quelle tempête ?
Scrutant l'azur d'un air dubitatif, Melgo interrogeait Kalon.
- Bientôt. Vent humide.
- Evidemment, on est en mer.
- Barug va se déchaîner.
- Qui ?
- Barug. Mon Dieu.
- Ah, oui, Barug. Mais qu'est-ce que tu y connais ? Après tout, tu es un barbare des steppes, alors la météo marine...
- Ah, excusez-moi, intervint l'épée de Kalon, mais j'ai entendu votre conversation - ne croyez pas que je vous espionne, mais que voulez-vous, le temps est long lorsqu'on est dans un fourreau (mais tout dépend du type de fourreau, n'est-ce pas, hé hé ! ) - Bref, je me dois d'abonder dans le sens de mon noble porteur, car mon expérience des choses du temps me permet de vous mettre en garde. Certes, mes capacités sensorielles sont limitées, et ne me permettent pas de juger de l'exacte situation atmosphérique, cependant certains signes ne trompent pas, comme par exemple le vol des mouettes au ras des flots, la teinte de la mer qui s'assombrit, les petits nuages d'apparence inoffensifs qui s'amoncellent et se multiplient à l'horizon, et surtout le fait que le vice-amiral fait augmenter la cadence des rameurs, arrimer la cargaison, colmater les sabords des châteaux avant et arrière, et le tout avec un air soucieux et vaguement affolé.
- Ah, concéda Melgo. Effectivement, maintenant que tu le fais remarquer.

*
* *

Et il y eut la tempête. Elle tomba soudain, sans prévenir, car la mer Kaltienne est capricieuse. Ce fut long, humide et venteux, avec des hauts et des bas, des haubans qui se promenèrent un peu partout sur les ponts, et des hommes à la mer.

*
* *

Il y a des gens qui l'ont, et il y a des gens qui l'ont pas. Le capitaine Bulhak ne l'avait pas, visiblement. Il était tombé très malade et s'était indignement retiré dans sa cabine lorsque la mer s'était creusée, mais il faut dire qu'il était dans l'incapacité de penser à autre chose qu'à son tube digestif et au contenu de celui-ci, et que donner des ordres avec la bouche emplie de vomi n'est pas chose facile, convenons-en. Les huit vents s'étaient défoulés sur la flotte M'ranite avant que le " Triton Redoutable " ne rejoigne le gros des troupes, et l'avaient ballotté des heures durant parmi les creux pyramidaux, les paquets de mer et les rideaux de pluie, si drus qu'on les auraient dits faits de billes d'eau solide. Le vaisseau eut été perdu si, tirée de sa rêverie par les braillements de Grospoupoute (qui avait rampé jusqu'à fond de cale), Chloé n'était revenue sur le pont. Les marins, livrés à eux-mêmes, tentaient qui de manoeuvrer la galère pour éviter le naufrage, qui de trouver des objets flottants sur lesquels trouver refuge après que le navire eut sombré, d'autres enfin étaient paralysés par la terreur et s'accrochaient à tout ce qui paraissait solidement assujetti en priant pour le salut de leur âme. Ce triste spectacle plongea la jeune fille dans une colère noire. D'une voix si forte qu'elle couvrit le vacarme marin, elle se mit aussitôt à bramer des jurons effroyables, horrifiants, tirés de son expérience de la vie et des hommes, des phrases abominables comme les malédictions de Skelos, le Bréviaire des Mortifications de Zholvaï et la compil best-of Jean-Louis Aubert réunis. Chloé giffla sauvagement les peureux, frappa les fuyards et exhorta chacun à tenir son poste. Devant tant d'autorité, les rameurs reprirent leurs places aux bancs de nage, et parvinrent à redresser la proue face au vent, tandis que, maniant tous les récipients disponibles, d'autres écopaient sans compter leur fatigue pour vider la galère de la fraction d'océan non négligeable qui s'y était engouffrée. Des heures durant, sillonnant son navire d'un bord à l'autre, Chloé lutta contre la tempête, s'attelant à la manoeuvre là où c'était nécessaire, sans jamais cesser de hurler, afin que tous sachent qu'il y avait à bord quelqu'un qui donnait les ordres.
A l'inverse de la plupart des elfes qui fuient l'élément liquide comme la peste, Chloé avait toujours été attirée par la mer. Était-ce le rythme lent des vagues qui la berçait agréablement, la liberté d'un horizon dégagé après les années de servitude qu'elle avait subi, la caresse du vent et du soleil sur son corps ? Les mauvaises langues observeront plus tard, avec perfidie, que la navigation nécessite un bateau, ce qui implique la fréquentation prolongée des marins qui sont, en règle générale, de jeunes et robustes gaillards aux membres noueux se promenant toute la journée en bermuda et qui ne voient pas une femme pendant des semaines. Oh, que c'est vilain de médire ainsi.

*
* *

Le calme revint à la fin de la nuit. Le " Triton Redoutable " n'en avait plus que le nom. Gisant sur le pont dans le plus grand désordre, il était impossible de reconnaître le hauban du timon, la drisse du hunier, l'écoute du cabestan, ce qui m'arrange, car je n'y connais pas grand chose. C'est à dire que je suis natif de Clermont-Ferrand, cité à la vocation maritime assez discrète. Évidemment j'aurais pu situer la présente nouvelle dans un pays d'anciens volcans sentant bon l'air vif des montagnes, la bouse de vache et le caoutchouc fraîchement vulcanisé, mais l'intérêt du récit aurait été moindre. Et puis franchement, qui aurait envie de lire " Kalon au Puy-de-Dôme ", " Kalon et le Prof de Thermodynamique Maudit " ou " Kalon contre les Assedics " ? Mais je sens que je vous énerve. Soit, enchaînons.
A donc, au petit matin, ce qui restait de l'équipage de la galère, épuisé, était encore avachi sur le pont parmi les bouchains, les étambots et tous ces trucs. A part un mousse qui n'arrivait pas à dormir. Il faut dire qu'il avait choisi, pour se reposer, la cale située sous l'une de ces grandes grilles de bois que l'on voit tout le temps dans les films de pirate et où le capitaine flibustier finit immanquablement par coincer son pilon au moment du duel final contre Errol Flynn, si vous voyez de quoi je parle. Enfin bref, notre mousse, juste en âge de ressentir les premières raideurs viriles, s'était installé là juste avant que Chloé ne s'assoie sur la grille sus-citée, juste au dessus de lui, afin de dormir d'un sommeil bien mérité, adossée à un madrier qui dépassait. Vous ai-je dit que sa tunique était fort courte ? Elle l'était. En tout cas, après quelques heures d'observation studieuse, notre marin dut sortir, car sa vessie était pleine. Heureux comme un pape, il arrosa gaiement la mer encore agitée de belles vaguelettes, lorsque son regard porté sur l'horizon distingua une, puis deux voiles. Il acheva sa miction, perplexe, remballa l'organe et se présenta auprès de la belle Chloé. Il lui secoua l'épaule doucement.
- ...mmmmm ?
- Deux navires arrivent vers nous, madame, chuchota le gamin rougissant à l'oreille pointue de l'elfe.
- Super.
Elle se retourna sur le côté, faisant mine de dormir, puis quelque chose dut la chiffonner car elle se releva, vaguement irritée.
- Où ça ?
Le jeune marin la conduisit au bastingage, d'où elle put voir les embarcations en question. Quelques autres loups de mers au sommeil léger s'étaient levés à leur tour et scrutaient l'horizon, l'air inquiet.
- Deux goélettes, annonça Chloé. C'est quoi, un drapeau de gueules avec une croix de Saint-Herkul d'azur et trois besons d'or ?
- Votre Sainteté a bonne vue, flatta un quartier-maître à juste titre. J'ai peur que vous ne décriviez la bannière du puissant comté balnais de Salkis.
- Ils nous ont déclaré la guerre sainte, non ?
- Hélas. Peut-être faudrait-il que nous nous échappions...
- Trop tard, ils nous arrivent droit dessus. Nous n'avons plus de gréement, et nos rameurs sont épuisés. Il va falloir se battre.
- Notre vie est à votre service, votre sainteté, cependant ces goélettes ont toujours un ample armement de scorpions, parfois même une catapulte, et s'ils nous attaquent à distance, tout notre courage ne nous servira qu'à périr dignement.
- Alors, il va falloir ruser.

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Sur le pont du " Fier Zélote de Bourzimoil ", Margen de Wülch, aristocrate d'une trentaine d'années à la fine moustache lissée, portant fraise et perruque poudrée avec morgue et ostentation, ordonna que l'on se rapproche avec prudence de l'infortunée embarcation. Il faisait partie de ces hommes qui savaient ce que le mot " honneur " voulait dire, mais qui ne s'étaient jamais senti pour autant l'obligation de mettre le concept en application. Certes, sur la terre ferme, parmi ses pairs et ses parents, il affectait les manières d'un exquis gentilhomme au verbe mielleux et à l'érudition fort convenable, mais une fois en mer, il se comportait comme un corsaire de la pire espèce, pratiquant pillage, rançon et torture, et de temps en temps, lorsque lui venait une humeur taquine, le viol et le meurtre. Il avait lui-même armé ses deux caravelles et recruté des équipages expérimentés, puis, une fois obtenues ses lettres de courses de son échevin, il avait mis les voiles vers la mer des Cyclopes, car il y avait peu de galères M'ranites à y combattre et force navires de commerce à y rançonner, pour la plus grande gloire de la libre cité de Salkis et pour son plus grand profit personnel.
Donc, comme à son habitude, Margen suivait la tempête pour piller les navires qu'elle avait malmené. Voyant une galère à l'horizon, il s'était approché avec circonspection, jusqu'à une distance d'un quart de mille, et de ses yeux d'aigle, avait scruté la proie offerte.
- Bourzimoil le Dieu Unique, Celui-qui-est-Deux-en-Un, a châtié les chiens de cette galère M'ranites d'une juste tempête. Il y a sûrement encore des survivants. Je pressens un piètre butin, envoyons-les par le fond.
- Monseigneur, intervint le premier lieutenant, obséquieux, quelle est donc cette forme blanche attachée au mât ?
- Tiens, mais c'est pourtant vrai, par la malpeste. Quelque malheureux qui aura été puni avant que la tempête n'arrive. Eh mais, si mes yeux ne me trompent pas, il s'agit d'une malheureuse !
- C'était aussi mon impression, monseigneur.
- Ces chiens ont du s'en servir pour leur plaisir, ah, ces Khôrniens sont bien des misérables.
- Oui monseigneur.
- Ils auraient pu en faire profiter les autres. A l'abordage, et ramenez-moi cette pauvre enfant, que je puisse la réconforter comme il sied. Qui sait, il y en a peut-être d'autres à l'intérieur ?
- Ah ah, on va rire. Holà, les croquants, à l'abordage ! Et en silence, que ces païens ne soient réveillés que par nos lames tranchant leurs gorges.
- Ouais ! Acquiesça l'équipage, discrètement.
On fit signe à la " Sainte Etoile de Bourzimoil ", l'autre goélette, de contourner la nef sur tribord pour l'aborder sur l'autre flanc, puis le " Zélote " se glissa contre le " Triton ", comme un léopard circonvenant sa proie. Le navire s'immobilisa, et dans un silence impressionnant, trois marins balnais armés de sabres prirent pied sur le bastingage de la galère blessée. Dans le chaos indescriptible qui régnait sur le pont, une vingtaine de cadavres gisaient, brisés et abandonnés. Hormis les grincements du bois et le balancement du navire, le seul signe de vie était la plainte sourde de la troublante petite jeune fille attachée, nue, contre mât, les bras relevés vers le ciel. Les rudes cordes de chanvre maltraitaient ses formes pleines, marquaient sa peau de lait, assujettissaient ses chairs tendres de telle façon que les marins ne pouvaient détacher leurs regards lubriques et incrédules de ce parfait objet de désir qui leur était si miraculeusement offert. N'y tenant plus, Margen et son fidèle second prirent pied à leur tour sur le navire capturé et se dirigèrent vers la pauvre fille, qui dodelinait pitoyablement de la tête.
- Alors, gamine, que s'est-il passé ? Comment sont-ils morts ?
- P... p...
La voix brisée, Chloé ne pouvait que murmurer. Margen se pencha pour mieux entendre.
- Alors, répond, petite pute !
- Poil à l'occiput !
Le corsaire eut un mouvement de recul, trop tard. Trop vite pour que l'œil d'un homme ordinaire puisse suivre la métamorphose, la peau délicate de l'elfe se changea en une épaisse et impénétrable carapace aux bords tranchants, parfaite machine à démembrer. Les liens de Chloé, bien qu'épais et rudement serrés, explosèrent immédiatement, le petit bras de chitine noire retomba vers l'avant avec la force d'un arbre abattu, les barbelures de ses doigts ouvrirent sans effort la poitrine de l'odieux capitaine, qui de cet instant n'eut plus d'autre choix que l'agonie sur le pont du " Triton Redoutable ", tandis qu'autour de lui tombaient ses hommes. Suivant l'enseignement qu'elle avait reçu lors de ses périples au sein de la Compagnie du Val Fleuri, elle profita de l'état d'hébétude qui paralysa un instant les corsaires pour arracher la mâchoire du lieutenant imprudemment avancé, puis entreprit d'éventrer tout ce qui passait à sa portée. Alors, elle cria : " Pas de quartier, mort aux infidèles ! ".
Aussitôt, des archers et lanceurs de javelots sortirent des châteaux avant et arrière où ils étaient dissimulés et firent pleuvoir sur la goélette une grêle de traits mortels. Protégés par des soldats portant de larges boucliers de bois, trois M'ranites habiles et costauds lancèrent les grappins avant que la proie ne s'échappe, et halèrent de toutes leurs forces. À la tête de ses troupes armées de hachettes à deux tranchants, Chloé s'élança à l'assaut des balnais. Dans ce lieu où nulle fuite n'était possible, le combat fut féroce. Chacun des deux partis savait qu'il n'avait aucune clémence à attendre de l'autre, chaque marin savait que seuls les plus forts survivraient à cette bataille. Or, malgré les pertes dues à la tempête, les M'ranites du " Triton Redoutable " étaient plus nombreux que les fidèles de Bourzimoil, et l'ardeur fanatique de ces derniers ne put rien contre la force brute. Le sort des armes aurait pu être différent si la " Sainte Etoile " avait, comme prévu, abordé le " Triton " de l'autre côté. Cependant, le capitaine ne donna pas l'ordre d'attaque, restant le regard vissé dans l'eau, et lorsque son second lui demanda pourquoi il n'intervenait pas, il eut cette forte parole : " Ti ". En fin de compte, il advint que la " Sainte Etoile ", de taille plus modeste, n'avait pas l'armement lourd nécessaire pour mettre à mal le " Zélote ", et son second jugea prudent de mettre le cap au grand large et au plus vite, avant que les M'ranites n'apprennent comment manoeuvrer une goélette balnaise et une catapulte à double alèse.
Finalement, une fois le massacre consommé, le " Triton Redoutable ", trop abîmé, fut laissé à son sort après que toute sa cargaison eut été transvasée, dans une joyeuse cohue, sur la goélette, rebaptisée pour l'occasion " Grosbibou I ". On confia les nombreux cadavres à la mer, et les M'ranites victorieux passèrent leur journée à découvrir, comme des gosses à Noël, leur nouveau jouet.

A quelques centaines de milles de là, le reste de la flotte M'ranite se débattait dans de toutes autres difficultés.

III ) Où l'on découvre que les îles de la mer des cyclopes sont bien mal fréquentées.

"Une femme silencieuse est un don du Seigneur "

Ecclésiaste, 26 14

La tempête souffla sur les trois autres galères de l'escadre, sans cependant causer de grands dommages à aucune d'entre elles. Solidement encordées, elles ne furent pas dispersées par les éléments, cependant, lorsque le soleil se leva, si la mer était d'un calme inquiétant, elle n'en était pas moins invisible, en raison d'un brouillard lourd et malsain qui se pressait autour des embarcations tels nippons autour de Joconde. Usant de sa boussole, le capitaine du " Requin Victorieux " donna l'ordre de sortir du brouillard au plus vite en faisant ramer les hommes à pleine cadence vers le nord, tout en enjoignant Gotte, la vigie perchée dans le mât, d'ouvrir tous ses yeux.
Or une telle attention était bien inutile, car de son poste, le pauvre Gotte était même incapable d'apercevoir le pont. Le spectacle d'un univers uniformément gris était à ce point ennuyeux qu'au bout de trois heures, bien que les conditions météo se fussent un peu améliorées, le marin avait des petites mouches qui lui passaient devant les yeux, et malgré toute sa bonne volonté, il eut quelques instants d'inattention, pensant à la jolie Suzon qui avait promis de l'attendre, dans leur île lointaine, et nonobstant le fait que ladite Suzon était présentement en train d'accoucher du deuxième fils qu'elle avait eu d'un villageois certes un peu moins vigoureux et entreprenant que Gotte, mais qui avait le mérite d'être là, lui. Mais je m'égare. Lui aussi d'ailleurs. Il revint bientôt à son devoir en s'apercevant que juste devant, la brume semblait un peu plus sombre. Au début, il lui sembla que ce fut quelque caisse, quelque bois flotté, mais à chaque seconde, la forme devenait plus précise, plus impressionnante... Sa face se vida de son sang, ses yeux s'ouvrirent de terreur, et sans même prendre sa respiration, il s'époumona :
- Écueil, droit devant !
L'amiral Belthurs, tiré de son engueulade avec le cuistot par le cri de la vigie, scruta le brouillard à la proue, puis se retourna à l'adresse du barreur :
- A tribord, toute ! Ramez en arrière !
- Tribord, vous êtes sûr ? S'enquit le barreur. J'ai souvenance que tribord désigne la droite du bateau non ?
- C'est exact... mais...
- Il me semble pourtant que cet écueil est plus facile à contourner par la gauche. Enfin, ce que j'en dis...
- Mais sombre andouille, si vous tournez la barre à tribord, le gouvernail va se mettre sur bâbord, et on contournera l'obstacle sur la gauche!
- Ah, d'accord. Et vous ne pensez pas que faire ramer à l'envers va perturber le flux de l'eau sur le gouvernail, rendant la manoeuvre impossible ?
- MAIS PAUVRE ETRON, VOUS ALLEZ OBEIR A MES ORDRES ?
- OK, OK, on tourne, on...
- KKKRRRRKKKAAAAAKKKKKRR... KRAK
- Oups.

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* *

Le navire commença rapidement à gîter, les cris affolés des marins jaillirent de toute part, ceux qui étaient aux rames quittèrent leurs postes pour encombrer le pont et courir en tous sens, la peur au ventre. Dans ces eaux encore agitées par la houle résiduelle de la tempête, il était illusoire d'espérer survivre plus de quelques heures, et ils le savaient. Pourtant, il apparut bien vite que le navire était perdu, car le roc avait perforé la coque par tribord avant en éventrant le premier compartiment étanche, ce qui était catastrophique car il n'y en avait pas d'autres, et il n'y avait pas de canots de sauvetage pour tout le monde, vu qu'il n'y en avait pas du tout. Pataugeant dans le bouillonnement d'eau salée, un groupe de gaillards courageux tenta de colmater la voie d'eau, en un effort dérisoire et sublime. Les bras les plus vigoureux ne peuvent rien contre la pression des flots, et bientôt, les forçats de la mer, la rage au ventre, durent abandonner leur combat et regagner, péniblement, le niveau supérieur, sous l'œil consterné du capitaine. Plus rien ne pouvait éviter la tragédie.
Hormis peut-être un détail, à savoir qu'à cet endroit, la mer avait deux mètres cinquante de profondeur, et que bientôt, la quille toucha le sable, et cessa donc de s'enfoncer. Car lorsque la brume consentit enfin à se dissiper quelque peu, il apparut que l'écueil n'était point isolé, mais formait la pointe d'une de ces innombrables îles qui encombrent la mer des Cyclopes. Une plage de sable fin apparut d'abord, à une centaine de mètres, puis toute une baie, quelques collines verdoyantes semées d'arbustes, trois montagnes pointues aux flancs revêtus de chênes et d'oliviers, un joyeux torrent cascadant en écume tourbillonnante, et s'accrochant au plus haut sommet, les formes blanches de plusieurs bâtiments surmontés de la colonnade monumentale d'un temple harmonieux.
- Ne peut-on sauver le navire ? Demanda Melgo, inquiet.
- Peut-être, admit Belthurs après un rapide calcul mental. Nous avons pas loin de mille hommes sur les trois navires, et des cordages en grand nombre ce devrait être suffisant pour hâler le " Requin Victorieux " sur la plage à la marée haute. Là, nous pourrions réparer, ce n'est visiblement pas le bois qui manque sur cette île.
- Ah, bonne nouvelle. Commencez à débarquer les hommes et à tirer le " Requin ", pendant ce temps, moi et quelques hommes irons demander du bois aux habitants. Surtout, ne faites rien avant que nous ne soyons revenus, je ne voudrais pas que ces gens se sentent spoliés.
- Spoliés ? S'amusa le capitaine. Ventrecouilles, nous sommes mille hommes d'armes et sorciers, nous pourrions prendre par la force ce qui nous manque, et ces gens s'estimeraient encore heureux de ne pas être menés en esclavage.
- Je comprends, capitaine, votre mâle assurance. Cependant, si vous aviez comme moi vécu maint aventures, survécu à bien des déconvenues et affronté moult créatures surprenantes, vous sauriez que les apparences sont souvent trompeuses, que les batailles ne sont jamais gagnées d'avance, et que si l'on a l'occasion d'échanger un peu d'or contre un massacre, c'est toujours une bonne affaire. L'église de M'ranis ne manque pas à ce point de fonds que nous soyons obligés de prendre de force ce que nous pouvons acquérir légitimement.
- Ah, lâcha le capitaine, pas trop convaincu.
- Mais si nous ne sommes pas revenus dans une journée, rasez-moi tout ça.

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Le " Tétard Piteux " et l' " Anguille Triomphante " mouillèrent dans la petite anse, les marins des trois nefs nagèrent jusqu'à la plage et se retrouvèrent avec une joie non dissimulée de fouler la terre ferme après la peu clémente traversée. Melgo prit avec lui Kalon et son inséparable Shigas, ainsi que vingt forts gaillards, les plus imposants et les plus balafrés possibles, armés d'arcs et de cimeterres impressionnants, et la petite troupe se mit en route vers le sommet où encore s'accrochaient quelques fins lambeaux de brume.
Ils quittèrent le sable et marchèrent dans l'herbe verte et les chardons peuplés de bourdons gras et velus. L'air était clair, un léger parfum d'humus s'exhalait de la terre fraîchement arrosée et, ça et là, de peu farouches lapins, marmottes et autres rongeurs des prairies pointaient des museaux curieux et peu farouches vers la colonne dont le tintamarre brinquebalant semblait déplacé en cette paisible nature.
Puis nos amis débouchèrent dans une vallée encaissée emplie de hauts maquis, au fond de laquelle coulait le ru sus-cité. Melgo considéra alors la distance à parcourir, qui était plus longue qu'il ne l'avait cru au premier abord, ainsi que le chemin escarpé et hasardeux qu'il comptait prendre. A y regarder de plus près, une succession d'éboulis et de petites falaises rendait la progression périlleuse.
- Nous ferions mieux de suivre ce vallon et de remonter le cours de cette rivière jusqu'à la cascade. Je gage que les habitants du cru ont ménagé quelque escalier ou quelque échelle pour passer par là, car je ne vois pas de chemin par ailleurs.
- Humf, grogna Kalon en signe d'assentiment, avant de se remettre en marche dans le maquis.
- Dites-moi, messire prophète, demanda timidement Shigas en tirant la manche de Melgo.
- Oui, mon enfant ?
- Je n'ai certes pas votre expérience des choses de la vie, des contrées étrangères et des peuples inconnus, mais je n'ai pu trouver de réponse satisfaisante à une certaine énigme que je ne puis m'enlever de l'esprit depuis plusieurs minutes, et dont la solution, j'en suis sûr, apparaîtra immédiatement à la grande sagacité de votre esprit supérieur. Considérez cependant que je ne suis qu'une humble serveuse de taverne, et que mon érudition ne peut en rien prétendre rivaliser avec la vôtre.
- Parlez, mon enfant, je vous écoute. Il n'y a nulle honte à vouloir combler son ignorance.
- Et bien voilà, tous les hommes mangent et boivent, et plus ils sont nombreux, plus ils mangent et boivent. De ce fait, il y a toujours, autour des concentrations humaines, des étendues de terre cultivée, où le rude paysan récolte les fruits de son industrie, telles les céréales, les légumes, les fruits des vergers, le raisin, sans parler des pâturages où s'ébattent les animaux de la ferme.
- J'en conviens.
- Mais le village que voici, là-haut, bien que d'une population et d'une prospérité certaine si j'en juge par la taille de son temple, n'en possède pas. J'ai beau m'user les yeux à contempler la montagne et ses abords, je ne vois pas la moindre étendue de terre arable alentour. Mais sans doute m'alarmais-je pour rien, car je suis d'un naturel inquiet et soupçonneux, et c'est la première fois que je suis amenée à voyager en dehors de Sembaris, ce qui stimule mon imagination.
- Eêêh... ma foi, vous avez raison. Mais peut-être les parcelles cultivées se trouvent-elles de l'autre côté de la montagne.
- Sur le flanc nord ? N'est-ce pas le plus froid et le moins ensoleillé ? Qui voudrait cultiver au nord en laissant vierges les jolis coteaux qui s'offrent à notre vue ?
- Encore une fois, vous avez raison. Sans doute ces gens vivent-ils de la cueillette et de la chasse.
- Dans ce cas, vous conviendrez que les animaux, instruits de la méchanceté des hommes, trouveraient avantage à se dissimuler habilement à nos regards, ce qu'ils ne semblent pas pressés de faire.
- ...
A ce moment, les sens de Melgo furent mis en alerte par un bruit tristement familier, celui, clair et bref, de l'épée de Kalon sortant de son fourreau. Portant lui-même la main à son arme, une rapière de belle facture (dans tous les sens du terme, il s'était fait carotter par l'armurier), il suivit des yeux la direction indiquée par le barbare et aperçut, à la lisière de la forêt, à deux portées d'arc, les formes mouvantes de plusieurs cavaliers à moitié tapis derrière les fourrés.
- A couvert, messieurs, et encochez vos traits ! Ne tirez pas sans...
Mais déjà, tous les rudes combattants s'étaient tapis qui sous les buissons, qui derrière les éminences du terrain, sans en attendre l'ordre. Le parti de cavaliers dut se voir découvert, car un cri farouche retentit depuis la forêt, et aussitôt, ils sortirent en une charge sauvage, poussant des cris de bêtes, une vingtaine environ.
- Et bien, je crois que leurs intentions belliqueuses sont évidentes. Ces cavaliers m'ont l'air du dernier barbare, ne les épargnez pas et ne tirez qu'à coup sûr.
- Pas cavaliers, grogna Kalon, se relevant et brandissant fièrement son glaive devant lui, comme la proue d'un navire.
- Comment, pas cavaliers ? Des hommes montés sur des chevaux...
Mais l'attention de Melgo fut attirée sur un fait plutôt insolite, à savoir que si les inquiétants gaillards à la poitrine nue et large et à la barbe hirsute allaient bien sur quatre sabots galopants, il ne voyait pas de tête chevaline, de naseau écumant ni de crinière flottant au vent. De même, s'il distinguait sans peine les bras musculeux et les gourdins impressionnants des assaillants, leurs jambes étaient curieusement absentes de la scène. L'évidence se fraya alors lentement un chemin parmi les préjugés qui encombrent ordinairement l'esprit des gens civilisés : monture et cavalier ne faisaient qu'un, ces créatures beuglantes étaient des centaures.
- Diantre. Ils vont être difficiles à désarçonner.
Les flèches sifflèrent en une grêle serrée, trois d'entre elles se fichèrent dans le plus avancé des monstres, l'une, mortelle, dans son torse supérieur. Il tomba en hurlant, ou en hennissant, avant d'être étouffé par des flots de son sang. Trois autres chimères tombèrent, diversement blessées, mais la charge du troupeau sauvage ne s'arrêta pas à ces pertes et tandis que les archers M'ranites jetaient bas les arcs qu'ils n'auraient plus le temps de bander de nouveau, tirant leur cimeterre avec fatalité, Kalon accepta l'affrontement avec le dangereux spécimen qui l'avait pris pour cible. Lorsque son formidable adversaire ne fut plus qu'à quelques pieds de lui, il fit une rapide feinte sur la droite, puis plongea à gauche en une roulade dont il avait espéré se relever à hauteur du flanc de l'animal, afin de l'ouvrir promptement de son épée. Cependant, le centaure fut plus rapide et parvint à piler et à pivoter pour frapper le barbare de son immense gourdin, une bûche longue comme une jambe d'homme, d'où sortaient une dizaine de clous rouillés et tordus. Il en fit des moulinets devant lui, que Kalon parvint à esquiver en reculant au dernier moment, jusqu'à se trouver adossé à un amas de boules granitiques. Le massif centaure porta alors un formidable coup de taille. Seule sa prodigieuse constitution, alliée à la résistance de son gantelet magique, lui permit de bloquer l'arme monstrueuse dans sa main gauche, tandis que de son épée, il frappait la créature d'estoc à la jonction de la partie humaine et de la partie chevaline. Incrédule, le monstre abaissa un regard stupide sur sa blessure, que Kalon s'empressa d'ouvrir de douloureuse façon, avant de trancher la tête de son ennemi avec un cri rageur. Une cavalcade attira aussitôt son attention sur sa droite, deux autres centaures venaient venger leur frère. Il leur répondit d'un cri farouche et courut, ivre de la rage du combat qui souvent prenait les barbares Héboriens, et abattit son épée comme une cognée sur un des centaure stupéfaits, faisant jaillir un arc de sang. L'autre fouetta l'air son arme. Kalon crut un instant avoir évité d'un coup de rein vigoureux. Mais une cruelle griffure à l'épaule lui apprit qu'il n'avait pas été assez rapide. Il roula sur le sol pour éviter un deuxième coup, et saisit au passage un caillou d'une livre, anguleux, qu'il projeta avec la dernière force sur le plexus solaire du quadrupède. Il profita de l'instant de surprise pour se relever et porter un coup à l'antérieur droit du centaure, qui tomba pitoyablement en beuglant. Sans prendre la peine d'achever son adversaire, il porta son regard au champ de bataille qu'était devenue la lande. La moitié des centaures gisait sur leurs lits de bruyères sauvages, certains agitant encore les sabots. Les survivants se battaient avec l'énergie du désespoir, se gênant les uns les autres. Les soldats de M'ranis, après un instant de flottement, avaient laissé parler leur entraînement et usaient d'une tactique excellente en se séparant en deux rangs : le premier groupe de guerriers arrivait au contact des centaures et, de leurs cimeterres, les contenait, tandis que le deuxième criblait ces hautes cibles de leurs terribles flèches barbelées. " L'affaire s'annonce bien ", se dit Kalon, satisfait du comportement de sa troupe. Puis il tourna la tête vers un mouvement, à la limite de son champ visuel. De nouveaux centaures, une douzaine, venaient de sortir en galopant de la forêt. " Oye ".
L'Héborien, fils d'une terre farouche et d'un âge difficile, avait souvent rêvé dans sa prime jeunesse de périr les armes à la main, seul face à une troupe innombrable, la poitrine nue transpercée de mille traits, fièrement, comme un vrai barbare nordique doit le faire. Cependant, les années passées dans les contrées du sud au contact de ses amis lui avaient quelque peu assoupli l'esprit, et s'il n'avait rien contre un trépas héroïque, il préférait quand même le différer autant que possible, aux alentours de sa quatre-vingtième année par exemple.
Et puis, il y avait Shigas.
Au fait, où était-elle ?
Elle se tenait aux côtés de Melgo qui, l'épée dans la main gauche, utilisait la droite pour lancer des dagues de jet sur ses ennemis, tout en exhortant ses troupes à la guerre sainte par de vigoureuses paroles. Elle le tira par la manche.
- Oui, plus tard, jeune fille, nous sommes occupés.
- Vous avez remarqué qu'ils se ressemblent tous ? Les centaures.
- Mais non, mais non, ne soyez pas raciste comme ça. Ils ont sûrement des différences que nos yeux de kaltiens ne sont pas habitués à voir, c'est tout.
- Je veux dire, ils sont TOUS pareils, même taille, même figure... et j'ai remarqué sur trois d'entre eux la même cicatrice oblique au bas-ventre. Comme si quelqu'un avait créé un centaure et s'était juste donné la peine de le reproduire en plusieurs exemplaires.
- Si vous le dites, fit distraitement le voleur en évitant la charge de l'un des monstres en question.
- Et vous ne trouvez pas bizarre qu'à chaque fois que vous en tuez un, il y en a un autre qui surgit du bois ?
- Si, si... Passez-moi donc cette épée...
- Voilà. Et c'est bizarre, les centaures ne devraient pas pouvoir exister. Si vous réfléchissez bien, ils ont deux cages thoraciques, donc deux coeurs, deux paires de poumons, c'est totalement aberrant, non ? Si vous voulez mon avis, il y a quelque chose de pas normal là-dessous.
- Oh vous savez, les... eh, mais c'est ma foi vrai ! C'est sûrement une illusion de notre esprit. Quelqu'un nous manipule.
Pop.
La horde chevaline s'évapora d'un coup, ceux qui hennissaient par terre, ceux qui gisaient dans leur dernier sommeil, ceux qui se battaient, et même ceux qui, issus du bois, chargeaient Kalon. Il n'en resta pas une trace, pas une éclaboussure de sang, pas un gourdin, rien. Si ce n'est les deux soldats morts et le troisième aux jambes brisées qui avaient fait les frais de la bataille. Deux de ses camarades se portèrent volontaires pour le ramener sur la plage, tandis que les autres pansaient leurs plaies et bosses.
- Prenez garde, avertit Melgo, il semble que nous soyons aux prises avec quelque maître des illusions.
Kalon, pensif, se pencha en avant pour récupérer son bouclier.

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* *

Depuis le balcon doré du temple de Benastis, seigneur des Voiles, se découpait la hautaine silhouette de l'enchanteresse Prossima, enveloppée dans une longue tunique de gaze bleu clair qui ne cherchait en rien à dissimuler sa superbe et longiligne anatomie. Dans ses yeux délavés mi-clos, dirigés vers la vallée, passaient des rêves sans fin de paradis perdu. Elle porta la main à sa chevelure aussi blanche que l'écume, y plongea ses doigts longs et fins aux ongles brillants, et fit voleter ses mèches interminables au vent marin. Puis elle se déplaça lentement, majestueusement, vers la délicate mécanique de bronze ajouré et de cristal poli qui occupait un coin du balcon, elle fit jouer les articulations avec l'aisance que donne l'habitude et porta l'œil devant la lentille prévue à cet effet. Tournant les molettes, elle considéra au loin les mortels qui s'agitaient avant de reprendre leur route vers son domaine. Ainsi, ils avaient triomphé de l'illusion. Ceux-ci n'étaient pas comme les marins ordinaires qui abordaient son île pour y trouver le repos éternel, elle le sentait bien. Surtout pas ce grand guerrier à l'air indomptable qui maniait l'épée avec une si noble aisance, et qui maintenant se baissait...
- Hmmm... Joli petit cul !

IV ) Où glouglouglou.

" When you have to shoot, shoot, don't talk ! "

L'Evangile selon St Tuco

Un tapis de petites maisons rustiques mais propres épousait les courbes rudes du terrain autour des deux ruelles parallèles du village. Aucune fortification n'était visible, aucune défense, et pour autant qu'on puisse en juger, aucun habitant. Pas un chien, pas un chat, ni poule ni chèvre ni cochon. Les tas de bois étaient soigneusement rangés par stères bien nettes (ou nets, je ne sais plus) le long des murs à la blancheur laiteuse, le seau - neuf - du puits - pas bien vieux non plus - était posé sur la margelle, n'attendant qu'un assoiffé pour actionner une manivelle de bois qui semblait avoir été posée la veille. Les rues exemptes de tout excrément humain ou animal étaient pavées - la chose était étonnante pour un village de taille si modeste - de blocs de calcaire blanc en forme de coussinets, qui semblaient avoir été ajustés par un expert en géométrie euclidienne, ou par un architecte inca. Aucune trace d'usure, là non plus. Dans des granges rangées avec un soin maniaque, des charrettes trop lourdes pour passer par les chemins de l'île étaient garées, bien parallèles aux murs de planches.
- Tout ça ne me dit rien qui vaille.
Melgo eut honte d'énoncer de telles platitudes, mais elles étaient motivées par les innombrables bizarreries du lieu. On eut dit que quelqu'un s'amusait à reconstituer un village sans en avoir jamais vu un à moins de deux cent pas. Alors il vit une jeune fille aux longs cheveux bruns assise sur un banc, très occupée à ne rien faire. Les traits de son visage étaient à ce point harmonieux et dépourvus de défauts qu'elle en devenait discrète, diaphane, transparente. Lorsque Melgo arriva à sa hauteur, elle se leva, le considéra, puis demanda d'une voix blanche :
- Puis-je faire quelque chose pour vous ?
- Nous... nous sommes de pauvres marins échoués sur vos côtes et nous désirerions rencontrer le chef de votre village.
- L'enchanteresse Prossima vous attend.
D'un mouvement lent et ample, elle désigna le temple, qui écrasait de sa masse le reste du village. Puis elle tourna les talons et disparut dans une venelle voisine, avant que quiconque ait pu la retenir. Sur leurs gardes, nos amis continuèrent leur route une cinquantaine de mètres jusqu'à la grande place. Sous la frise triangulaire ornée de bas-reliefs floraux en trompe-l'œil, sous les seize énormes piliers cylindriques de marbre immaculé, en haut des treize marches qui séparaient le temple du sol vulgaire, attendait effectivement la sorcière, les mains jointes devant sa ceinture d'argent et d'améthystes, les yeux clos. Sans attendre qu'on l'interpelle, elle demanda, d'une voix claire et exquise :
- J'allais me mettre à table, vous plairait-il de vous joindre à moi ?
- Certes, certes, madame, mais n'est-il pas un peu tôt pour dîner ?
- Le soleil se couche, me semble-t-il. Je pense que c'est une bonne heure.
Et effectivement, tournant leurs regards derrière eux, nos héros constatèrent que la grosse boule rouge de l'astre du jour, déjà, frémissait et se déformait dans les turbulences de la basse atmosphère, juste au-dessus de la mer des Cyclopes empourprée. L'ascension de la montagne n'avait pourtant pas paru durer une journée entière. Fort perplexes, la petite vingtaine d'aventuriers pénétra sous le porche monumental, derrière leur gracieuse hôtesse.

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Une grande pièce éclairée de flambeaux servit de cadre luxueux au repas. Tendues entre les colonnes qui soutenaient le plafond, des draperies, pourpres et diaphanes, voletaient paresseusement au moindre souffle d'air, ou s'écartaient pour laisser passer servantes, coites et empressées, qui portaient les multitudes de plats rares et élaborés, tels que volailles emplumées sur lit de truffes, serpents fourrés aux dattes et aux épices, vulves de truie sauce piquante. Autour de la longue table, il y avait assez de chaises pour chacun des convives, pas un de plus, et un couvert d'or pour chacun. Kalon et les soldats dévorèrent de bon appétit en se réjouissant d'une si riche hospitalité après les épreuves du jour, tandis que Melgo, circonspect, se posait bien des question. Cependant, s'il tenta de faire la conversation à son hôtesse pour lui soutirer discrètement quelques renseignements exploitables, il ne reçut en retour que quelques banalités polies et soigneusement choisies. Enfin, au dessert, après qu'on eut servi un vin délicat et spirituel, mais redoutablement alcoolisé, il entra dans le vif du sujet.
- Ah, madame, comme vous nous recevez bien, et comme est doux au cœur de l'homme meurtri par les éléments et les contrariétés de la vie de rencontrer sur son chemin une si bonne et si noble personne. Mais je suppose que vous vous demandez quel étrange sort nous a fait atterrir sur vos terres...
- Si vous le dites.
- Et bien nous voguions paisiblement sur la mer des Cyclopes lorsque soudain, à notre corps défendant, notre coque heurta les rochers qui bordent votre île.
- Oh, que c'est triste. Croyez qu'ils seront sévèrement châtiés.
- Ils... Oui, admettons. Et donc, pour parler franchement, il nous faudrait du bois pour réparer les dégâts. Et nous nous demandions si vous nous autoriseriez à abattre un ou deux de ces innombrables chênes qui font un si agréable ombrage aux flancs de la montagne.
- Voyez ça avec eux.
- Qui ça ?
- Les arbres.
- ...
Le plus amusant, c'est que la magicienne paraissait parfaitement sérieuse, et pour tout dire pas très intéressée. Après un moment de flottement où il croisa le regard perplexe de Shigas, il remonta à la charge.
- J'avoue que c'est une très belle île que vous avez là, vous devez en être fière. Ordinairement, les chèvres de ces crétins de paysans de la Kaltienne broutent sauvagement les jeunes pousses d'arbres transforment, en l'espace de quelques générations, la terre la plus fertile en désert aride, mais je vois que votre peuple n'a pas ses problèmes et a su conserver un cadre de vie agréable. Mais au fait, je m'interroge, je n'ai pas souvenance d'avoir vu de cultures, ni de paysans... ni d'ailleurs d'hommes d'aucune sorte, je m'en avise maintenant. Il n'y a donc que des femmes ?
L'enchanteresse parut alors se réveiller.
- Mais... C'est ma foi vrai ce que vous me dites, ça manque d'hommes. Il faudra que j'en trouve quelque part...
Elle laissa sa phrase en suspens, puis l'y oublia. Shigas attira l'attention de Melgo d'un raclement de gorge, puis se gratta discrètement la tempe. Il acquiesça d'un haussement de sourcil navré. Complètement allumée, Prossima. Sans doute que la sorcellerie ne valait rien aux femmes, il lui venait justement un autre exemple en tête... Mais si Sook était une maniaque homicide, elle n'en faisait pas moins preuve, ordinairement, d'un certain sens pratique. Ainsi, il ne lui serait jamais venu à l'esprit d'accueillir en sa demeure vingt hommes d'arme parfaitement inconnus à moins d'en avoir elle-même cent sous la main, ce qui n'était apparemment pas le cas.

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* *

Hormis sa propension à répondre à côté de la plaque, Prossima se montra une hôtesse exquise, et lorsque le vin et la bonne chère eurent embrumé quelque peu les esprits, elle prit congé et laissa à ses servantes le soin de guider chacun des convives vers sa chambre. Toutes étaient petites mais agréables, et d'une propreté maniaque, à l'étage, le long d'un couloir. Kalon et Shigas ne voulurent point se séparer, contrairement à ce que semblait suggérer la domestique discrète et un peu ennuyée.
L'Héborien était suffisamment d'attaque pour envisager de pratiquer sa compagne, cependant la pauvrette s'était effondrée sur le petit lit, recrue de fatigue, et donc, après l'avoir longuement considérée, il décida de laisser ses armes dans la chambre et de sortir faire un tour sous les étoiles, histoire de prendre le frais. Guidé par quelque appel mystérieux issu des tréfonds de son âme de barbare, il tourna et retourna dans les couloirs du gigantesque temple, avant de déboucher sur un large balcon, d'où l'on avait une vue imprenable sur le village, sur la vallée en contrebas, et sur l'anse baignée de la lune où tanguait paisiblement la flottille M'ranite. Il prêta quelque attention à l'appareil complexe, délicat et sans doute de fort grand prix qui trônait à l'angle du balcon. Il allait actionner les délicates molettes de cuivre et de bronze lorsqu'il sentit un contact léger sur son épaule, comme s'il traversait une toile d'araignée, ou si une mince couleuvre se lovait autour de lui. Pour quelque raison, il ne fut guère surpris, en se retournant, de voir qu'il s'agissait de la main douce et parfumée de l'enchanteresse Prossima, qui pressa aussitôt sa tête contre sa poitrine, en soupirant.
- Ah, Dieux, que je me sens seule... depuis si longtemps...
Se sentant un peu bête, comme il lui arrivait souvent en présence d'une femme, il se racla la gorge et tapota distraitement le dos de la magicienne, comme il aurait flatté un bon chien.
- 'vous faut un mari.
- Oh oui, un époux bel et bon, vigoureux comme un chêne, solide et puissant, un homme compréhensif. Je lui ferais de beaux enfants dont il serait fier, et je le comblerais de bienfaits dont nul autre sur Terre n'aura jamais eu connaissance. Il me faudrait un homme d'une sorte particulière, aimable, et pour tout dire...
- Célibataire.
Elle recula d'un coup, sans comprendre ce qui lui arrivait.
- Je voulais parler d'un homme comme vous.
- J'ai déjà ce qu'il faut chez moi.
- Vous êtes insensible à mon charme ? C'est incroyable !
Il haussa les épaules, l'air de s'en foutre, puis fit mine de retourner se coucher, sans prêter attention à Prossima, qui s'empourprait. Elle leva vers lui son bras gauche, au poignet duquel un bracelet d'argent brillait d'une lueur magique verte et intense.
- Ainsi, hurla-t-elle en suivant l'Héborien à grands pas, ainsi, tu me préfères ta copine grassouillette et tes compagnons débiles. Je n'arrive pas à le croire. Mais va, va donc la retrouver, ta petite dinde, si tu veux encore d'elle. Ah ah ah !
Sans un mot, tel un paquebot traversant la tempête, Kalon ignora la jalousie de Prossima et retourna à sa chambre, sans écouter les sombres menaces de la magicienne. C'est lorsqu'il ouvrit la porte qu'il remarqua quelque chose de bizarre. Il y eut un froissement de plumes, comme un volatile affolé, et dans la lueur de la lampe à huile qu'il avait laissée allumée, il vit une boule de plumes rouge et bleue courir dans toute la petite pièce, affolée, en poussant des " glouglouglou " pitoyables.
- Alors, tu l'aimes toujours autant maintenant ? Tu ne trouves pas que ce jabot écarlate lui va bien ? Et ces yeux doux de stupide volatile ne doivent pas beaucoup la changer, n'est-ce pas ?
Frappé d'horreur, Kalon sortit en bousculant la perfide sorcière et courut dans le couloir demander de l'aide à l'avisé Melgo. Mais lorsqu'il poussa la porte de sa chambre, il fut accueilli par le plaintif " glouglou " d'un dindon tonsuré. Il ouvrit, l'une après l'autre, les porte des chambres, et ne vit que dindons, dindons et encore dindons, pitoyables créatures aux becs frémissants qui le regardaient de leurs yeux implorants.
- Tu n'as plus le choix, Kalon, élu de mon cœur. Car si tu veux délivrer tes compagnons du sort cruel qui est le leur afin qu'ils puissent reprendre leur route, il te faudra rester ici, à mes côtés. Oh, aimé, ne sens-tu pas combien préférable serait ton destin ici, dans mon île enchanteresse, plutôt que dans le monde brutal qui t'a vu naître ? Reste à mes côtés, et laisse tes amis. Tu es mien à présent, comme je suis tienne depuis l'instant où je t'ai vu.
Bien sûr, les compagnons de Kalon n'étaient pas devenus des dindons. Tout ceci n'était qu'illusion produite par le bracelet magique de Prossima. Cependant, l'illusion était si forte qu'elle convainquait non seulement Kalon lui-même, mais aussi Melgo et ses amis qu'ils appartenaient maintenant à la gent aviaire, et même Prossima, dont l'équilibre mental n'était pas le trait le plus éminent, aurait mis sa main au feu de la réalité de la métamorphose que ses pouvoirs avaient provoqué. Du reste, elle n'eut peut-être pas forcément tort, car comme l'ont conjecturé certains philosophes avant-gardistes, la réalité ne vaut que par l'appréciation que l'on en a, et si tout le monde est d'accord pour voir deux lunes dans le ciel, il convient de considérer qu'il y en a bien deux. La conscience prime la matière, comme l'a dit Nephremozor de Samazie(5).
Or justement, Kalon n'était pas client facile pour les enchantements de Prossima. D'une part, il avait peu d'esprit. Or vous en conviendrez, plus la cible est petite, moins il est aisé de l'atteindre. Ensuite, sa réflexion était lente et ses sens d'homme des bois fort rapides. Ainsi ses yeux, qui voyaient bien des gens au lieu de dindons, avaient tendance à prendre de vitesse son lobe occipital, encombré par les voiles magiques de l'enchanteresse, de telle sorte qu'il avait conscience que " quelque chose clochait ". Enfin, et c'était son atout maître, il portait au doigt l'Anneau de l'Esprit, qui après un réveil difficile - car il s'agissait d'un artefact magique fort ancien et propice à des sieste profondes - daignait se mettre à luire d'une aura bleutée. Dans l'esprit de l'Héborien, les deux forces magiques se combattirent, mais quels que fussent les pouvoirs de Prossima et de ses illusions, ils ne pouvaient lutter longtemps contre l'Anneau de l'Esprit. Dans un petit " pop ", les dindons redevinrent ce qu'ils n'auraient jamais du cesser d'être, et les guerriers de M'ranis entourèrent alors Prossima, qui ne chercha pas même à se défendre tant elle était surprise. Bouche bée, qu'elle était. Jusqu'à ce que Melgo, d'un coup de poignée de dague, la fasse sombrer dans un sommeil aussi profond qu'accidentel.
- Et bien, voilà une expérience que je ne suis pas pressé de renouveler, conclut le voleur.
- Oui, acquiesça Kalon.
- Je crois que nous aurons la paix pendant quelques heures. Ligotons cette folle, bâillonnons-la et redescendons-la cette nuit jusqu'à nos navires. Nous nous servirons d'elle comme otage pour éloigner les importuns. Nous débiterons les arbres qui nous font défaut, nous réparerons notre bateau et prendrons le large aussitôt que possible, je n'ai nulle envie de rester sur cette île de cauchemar plus longtemps que possible.
- Bien parlé, acquiesça Shigas. Et il faudra aussi lui prendre son bracelet, par prudence.
- Oui, d'autant qu'il pourra nous être utile dans notre entreprise, si maître Soosgohan parvient à en trouver l'usage.

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Au clair de la Lune, nos compères repartirent donc vers leurs nefs, portant la grande sorcière assommée. Ils ne rencontrèrent personne en chemin, confirmant par là même le fait que les serviteurs de Prossima n'étaient eux-mêmes qu'illusions, de même que les centaures, le plantureux repas qu'on leur avait servi, et lorsqu'ils tournèrent leurs regards vers l'arrière, ils ne furent guère surpris de ne pouvoir discerner, en haut du chemin, le village et son temple. Un royaume de mensonges, voilà quel était le domaine de Prossima.
Ils réveillèrent la compagnie qui s'était assoupie autour du " Requin Victorieux ", hâlé comme prévu sur la plage. Deux cents hommes furent détachés pour abattre des arbres et débiter des planches, tandis que d'autres forgeaient des clous, ciselaient des coins et faisaient bouillir de la poix à calfater les coques. Dix heures durant, les hommes ne ménagèrent pas leur peine pour remettre en état le navire blessé, si bien qu'il fut possible d'utiliser la marée suivante pour reprendre la mer vers midi.
Et fièrement, à la tête de sa flottille, les yeux perdus dans le lointain, Melgo repartit vers d'autres aventures, le cœur exalté par l'appel du large, et l'esprit chiffonné par l'envie de gratter le pont et de le picorer du nez.

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Le soleil était déjà bas sur l'horizon lorsque Prossima s'éveilla, étendue sur la grève. Elle regarda autour d'elle, bâilla à s'en décrocher la mâchoire, rassembla les bribes de souvenirs qui déjà s'embrumaient, puis se dit que tout ceci n'avait été qu'un rêve. Alors, elle se leva et, d'un sortilège distrait, rebâtit son royaume de rêve.
Avec des hommes.

V ) Où je suis bien navré de devoir employer de si pauvres procédés narratifs, mais si vous savez faire mieux, vous le dites. Où merde à la fin. Où on arrive déjà au cinquième chapitre, alors hein, bon. Où y'a pas marqué " Homère ", ici.

" Dieu est la conscience de l'âme "

Commentez cette citation de Charles Bidon et mettez en exergue la dialectique lacanienne sous-jacente.
(12 points, 5 heures)

La mer ne fut point clémente à nos héros fourbus, et la route fut encore longue jusqu'à l'île Hozours. Certes, je pourrais vous narrer comment le rusé Melgo, usant d'un stratagème faisant intervenir trente sequins d'argent et trois jeunes filles qui n'en étaient pas, mit en déroute le biclope(6) Monophème et sa horde de corbeaux opiomanes. Je pourrais vous raconter l'étonnante histoire qui advint à Kalon lorsque, le " Requin Victorieux " paralysé par une zone de calme plat et une grève sans préavis des rameurs, il plongea au fond de la mer et découvrit, sous la protection de tritonnes de Pneumox, les ruines de la cité perdue de Vilcabamba, et par quel heureux concours de circonstances il guérit de la peste pourpre qu'il y avait contracté. Je pourrais vous émoustiller avec les fort bandantes aventures de Chloé sur l'île de Méthylène, et comment elle s'offrit à la reine Sofa pour sauver ses hommes de la mort par épuisement qui les guettait, et par quelles techniques secrètes elle vint à bout de la redoutable souveraine (pour public averti). Je pourrais enfin vous dire comment l'équipage de pirates de la " Truie Marine " se révolta contre les deux sorciers qui entendaient leur faire respecter le contrat qu'ils avaient signé, et vous révulser avec le récit des tourments que Sook infligea aux malheureux flibustiers. Je préfère cependant passer ces épisodes sous silence, ainsi que quelques autres que je ne citerais même pas, afin d'en venir au fait plus rapidement, car le temps passe.

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Le Banc Gris était la zone la plus dangereuse de la mer des Cyclopes, car il était encombré de très nombreux récifs de pierre noire et pointue. On racontait que jadis, une grande île avait abrité une civilisation incomparable, devenue experte dans tous les arts, les sciences et les sorcelleries, mais que lorsqu'ils s'étaient dressés contre les dieux, ceux-ci les avaient punis de leur orgueil au cours d'un cataclysme, et brisé leur terre en une multitude d'îlots inhospitaliers, tout ceci en une unique nuit de feu, de sang et d'horreur.
Notez, on raconte les mêmes foutaises moralisatrices à propos de la plupart des endroits inhabités du globe, ça ne veut pas dire grand chose.
Les capitaines qui, pour des raisons souvent peu légales, tenaient absolument à fréquenter ces eaux maudites, devaient emprunter des chenaux étroits et contourner maints pitons vertigineux afin de progresser dans ce dédale. Ainsi, pour arriver à l'île Hozours, il y avait deux chemins, chacun barré par un obstacle redoutable. Au nord, un puissant tourbillon risquait de fracasser toute la flotte contre les rochers. A l'est, un monstre tricéphale et bègue nommé Syllabe, vivant dans une grotte en surplomb du chenal, avait coutume de sortir ses têtes énormes au bout de cous immensément longs afin de dévorer quelques marins dans chaque navire de passage. Comme tout capitaine raisonnable à qui échoirait un tel dilemme, le vice-amiral Belthurs opta pour le passage de l'est, car dans une opération de cette ampleur, quelques pertes humaines sont inévitables, alors quelques uns de plus ou de moins, hein, on va pas chipoter. Et du reste, lorsqu'il exposa son plan, Melgo lui apporta son approbation muette.
Mais lorsque le " Requin " passa devant le roc tant redouté, au flanc duquel s'ouvrait la sinistre caverne de Syllabe, un triste spectacle s'offrit aux yeux de nos guerriers. Des monceaux de tripailles en putréfaction attiraient force mouettes, d'immenses macules de fluides malodorants tapissaient la paroi à pic, et de l'ouverture pendait, au bout d'un cou large comme un grand chêne, le crâne moisissant de la terrible créature, dont déjà, en maint endroits, apparaissait le crâne. Le roc lui-même semblait avoir subi des outrage insensés, transpercé de nombreuses et profondes perforations, comme si quelque dieu marin s'était acharné dessus à l'aide d'un trident long de cent pas.
- Hankulette ! S'exclama Belthurs, ce qui marquait un grand étonnement dans le patois des marins.
- On dirait qu'on a bien fait de passer par là. Adieu, donc, Syllabe, monstre marin des...
- Oui, seigneur Melgo, mais qui a bien pu le mettre dans cet état ? Si nous devons le combattre...
- Ah, bien sûr, je comprend votre inquiétude. Cependant, M'ranis arme nos bras. Non ?
- Si vous le dites.
Soudain, un grand faucon de mer vint à la proue du " Requin Victorieux " et, après un tournoiement coulé, plongea juste devant l'étrave avec un petit " shtrouff ", sans reparaître.
- Mauvais présage.

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* *

Il fallut encore trois heures de laborieux louvoyages pour qu'au détour d'un bloc déchiqueté et couvert de moules apparaisse la massive silhouette de l'île Hozours. Mesurant moins de trois lieues de long entourée de falaises et d'éboulis qui se prolongeaient jusque dans les embruns blancs d'une mer dangereuse, elle ne semblait guère propice à l'établissement des industries humaines, et à peine aux industries caprines. Sur les pentes grisâtres d'une montagne conique rendue sinistre et menaçante par le plafond bas de lourds nuages - un volcan bonnasse qui avait exhalé sa dernière scorie bien avant que l'humanité ne délaisse la chasse au mammouth - ne poussaient que quelques taches de verdure pelée, sans doute quelque variété de chardon vivace ou de buisson piquant et plus dur que les pierres. Un deuxième dôme pointait vers le sud-est, bien plus petit, et entre les deux, une vallée vérolée de terrasses cultivées descendait en pente douce jusqu'à un port minuscule et blanc comme neige, selon l'usage commun à toute la mer des Cyclopes. Le seul élément remarquable de ce panorama était l'amas de construction qui couronnait la plus petite des deux éminences, et qui surplombait donc le port, comme pour le protéger. L'architecture en était massive, faite d'épais murs légèrement inclinés et de colonnes carrées soutenant des voûtes triangulaires, le tout étant bâti à partir d'énormes blocs de pierre polis avec un soin maniaque. Des passerelles de bois et des escaliers reliaient les multiples chapelles, cellules et autres bâtiments qui formaient le monastère, et qui ceignaient une tour haute comme au moins vingt hommes, carrée à la base, octogonale dans sa partie centrale, et terminée par un clocher circulaire et ajouré de fentes verticales au travers desquelles on pouvait se convaincre de percevoir un éclat argenté.
- Ils n'ont pas sonné le carillon! Notre île est livrée aux yeux du monde, ils n'ont pas sonné le carillon!
Patros, qui était remonté sur le pont pour voir sa patrie, était catastrophé. Sans doute la dissimulation était-elle si ancrée dans les habitudes des hozoursiens que le fait de voir son île lui causait un profond traumatisme mystique. Melgo s'approcha de lui, posa sa main sur son épaule d'un air protecteur et lui dit :
- Allons, allons, elle n'est pas si laide que ça.
- Mais vous ne comprenez pas, l'île Hozours est VISIBLE!
- Et bien tant mieux, ce sera plus facile d'accoster. C'est curieux, je ne vois personne, nous sommes pourtant suffisamment avancés pour qu'ils nous voient sans peine.
- Seigneur Melgo, l'interrompit Belthurs, martial, Seigneur, dois-je procéder au débarquement?
- Ben, si vous estimez que c'est judicieux...
- Si l'ennemi nous a vus, il est inutile d'attendre la nuit pour attaquer, ce serait lui donner du temps pour organiser sa défense. Il nous faut être audacieux et frapper comme le tigre, prendre la proie à la gorge, ne pas lui laisser le loisir de souffler, de réfléchir.
- Et toi Kal...
- Raaaah! Baston!
Le barbare se retourna vers les bancs de la chiourme, brandit son épée et brama :
- A MORT!
Une clameur se répandit à bord du " Requin Victorieux ", suivi bientôt par les soldats des deux autres nefs. Au diable donc les subtiles tactiques militaires, l'assaut allait être frontal, brutal et sans pitié. Toutes voiles dehors et les rameurs souquant jusqu'à en suer à grosses gouttes, les galères de débarquement, de front, se glissèrent entre les rochers affleurants et contournèrent la petite jetée pour se glisser dans le port. Aux aguets, les marins du pont épiaient les falaises et les bâtiments, mais sans y voir le moindre signe d'activité. D'aucuns pensèrent que les défenseurs s'étaient dissimulés, en embuscade, d'autres se signèrent en redoutant qu'un maléfice ait frappé cette terre oubliée. La galère de débarquement M'ranite avait un fond plat permettant d'approcher au plus près des côtes, et une large passerelle rabattable à l'avant, formant une protection, puis un point de passage pour les assaillants. Hélas, ces dispositifs ne furent d'aucune utilité, car seules deux barques de pêcheurs et trois autres nefs indéterminées occupaient le quai, glougloutant dans le silence oppressant. Le " Requin Victorieux " accosta sagement le long du quai, un marin fut désigné volontaire pour sauter à terre et accrocher le navire à une bitte de pierre noire, tâche dont il s'acquitta avec une visible hésitation.
Non, ce n'était pas le débarquement héroïque qu'ils avaient rêvé. Point de pataugements dans le sable humide, sac sur la tête, sous les tirs des ennemis, point de reptation interdunale, point d'assaut sanglant sur les falaises, bref, rien qui puisse orner de façon flatteuse le CV d'un officier. La troupe débarqua dans un silence consterné et studieux, et se répandit dans les ruelles de la petite ville, ce qui fut assez rapide, vu la petite taille d'icelle. Melgo, soucieux, interrogea Patros.
- Vous êtes sûr que c'est la bonne île ?
- Sans doute possible, sire Archiprêtre. Les habitants sont peut-être allés se réfugier dans les grottes secrètes, sur les flancs du mont Ghalgoul - il désigna le grand volcan - à moins que le Grand Dragon n'ait puni mon pauvre peuple d'avoir si mal gardé son île. Oh, misère, mon pauvre pays !
- Oui, mais les ennemis ? Où sont-ils ?
- Probablement se terrent-ils dans le monastère, apeurés par le nombre et la force de vos vigoureux défenseurs. Mais je suis bien placé pour savoir que notre humble trappe ne constitue pas la forteresse idéale, hélas.
- Mouais, acquiesça Melgo, qui commençait à douter de la sincérité du prêtre de Strasha.
- Tenez, voyez sur le Mont du Dragon, ces désespérés tentent une sortie.
En effet, sous le porche monumental qui marquait l'entrée symbolique du monastère, plusieurs silhouettes maladroites progressaient en désordre en direction de nos héros, sans d'ailleurs trop se presser. A leur démarche aurait dit des ivrognes titubants, las, mais à y regarder plus attentivement, on devinait en eux une volonté, ou plutôt une obstination surnaturelle à rencontrer la troupe des envahisseurs M'ranite.
- Tout ceci ne me dit rien qui vaille, annonça Soosgohan avec un remarquable sens de la platitude.
- Quel est le problème? S'enquit Melgo. Ils veulent peut-être se rendre.
- La magie est à l'œuvre sur cette île. Une sorcellerie sauvage et redoutable, impitoyable. Le mal possède l'île Hozours.
- C'est comme ça que tu nous remontes le moral ? Allez, hardi, c'est pas trois crétins boiteux qui vont faire peur à l'armée de la Foi. Je prends le commandement des opérations. Compagnie de la Troisième Onction, détachez un peloton d'éclaireurs aux yeux d'aigles pour voir de quoi il retourne. Tous les autres, en position pour une bataille rangée. Je veux un peloton d'archers et deux de lanciers à chaque entrée de la ville. Des arbalétriers sur les toits, que les servants des deux catapultes chargent leurs appareils avec des bourres de feu grégeois, et qu'ils les pointent en direction de la pente. Ne tirez pas sans mon ordre.
- Sire Melgo, j'ai un plan qui pourrait à coup sûr nous donner la victoire sans risquer les vies des nôtres.
- Parle, Soosgohan, quelle est ton idée ?
- Il m'est venu à l'idée que si M'ranis a détourné notre course vers l'île des illusions avant d'aborder l'île Hozours, c'était dans un but bien précis. Or nous y avons pris à l'enchanteresse Prossima le bracelet magique qui lui servait à ses charmes vénéneux. N'est-ce pas, selon vous, la volonté de la déesse que nous en usions afin d'épargner les vies des nôtres ?
- Hummm... acquiesça Melgo en se grattant le menton. Le fait est que depuis qu'il était le guide de la foi M'ranite, il devenait de plus en plus superstitieux et enclin à croire aux miracles, car il en est des croyances comme des chaussettes rouges, elles déteignent sur ce qu'il y a autour.
- J'ai pu étudier les pouvoirs de cet objet incomparable, et je puis affirmer qu'il s'agit d'un artefact de grand pouvoir, composant des mirages si subtils que rien de ce qui vit sur cette terre ne peut déjouer l'illusion. Le simulacre est si ressemblant qu'il en est presque vrai. Plutôt que de nous lancer dans un combat hasardeux, rendons nos troupes invisibles aux yeux de ces païens, contournons-les, et là, frappons comme la foudre, avec la force du nombre alliée à l'effet de surprise !
- Voilà qui est bien parlé, Soosgohan. La victoire n'est que plus belle si on l'acquiert par la traîtrise et la ruse. Préparez votre sortilège, nous vous attendons.

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* *

Cependant, horrifiés, les premiers soldats M'ranites commençaient à deviner que ceux qui marchaient sur eux, les bras ballants, leurs bouches béant stupidement sur leurs dents déchaussés, ceux-là dont les peaux livides se boursouflait déjà sous la putréfaction des chairs sous-jacentes, ceux-là n'étaient plus du monde des vivants. Leurs esprits trépassés ne pouvaient entièrement se détacher de leurs dépouilles pourrissantes, et mûs par une volonté étrangère, en une sinistre parodie du miracle de la vie, ils avançaient, idiots et obstinés.
(en d'autres termes, c'était des morts-vivants).

*
* *

Ah, se dit Melgo dans son for intérieur, quel chance d'avoir à son côté de puissants sorciers pleins de sagesse. Il se félicita également d'avoir la bénédiction d'une déesse puissante (et bien gaulée, ce qui ne gâtait rien), qui procurait au parti M'ranite de petits avantages et un destin favorable. Quelle chance, en effet, de servir une puissance clémente, et non un de ces dieux complexés et cul-serrés qui vous font passer de démons en désert, vous soumettent à mille épreuves stupides pour tester votre foi, vous obligent à vivre dans la pauvreté et l'abstinence avant de vous faire périr de façon douloureuse et spectaculaire sous les prétextes les plus futiles, quand prétextes il y a. Notre voleur pour sa part n'avait, depuis sa conversion à M'ranis, jamais manqué de saine distraction ni d'exercice physique, il vivait dans un si fastueux palais que la plupart des rois du monde le lui enviaient, il ne voyait aucun intérêt à jeûner ou à se mortifier et mettait un point d'honneur à visiter assidûment la Grande Prêtresse Félicia, à la grande satisfaction du clergé et des fidèles.
Bref, notre héros en était à ces remarques autosatisfaites lorsqu'un vertige le prit. Il mit d'abord la chose sur le compte de la fatigue, du passage de l'élément marin à la terre ferme, à moins qu'une intoxication alimentaire, toujours possible lorsqu'on ne se nourrit que de provisions séchées... Il se retourna, et constata que le quai avait considérablement augmenté en superficie, en même temps que les bâtiments alentour, jusque là de taille modeste, avaient pris des proportions cyclopéennes.
Et surtout, d'où sortaient donc tous ces poulets géants autour de lui ?
Il se retourna vivement et héla Kalon en ces termes :
- Pooôôôot ! Pot pot pot podÊÊÊp !
Puis, après un instant de panique, il s'arrêta pour réfléchir, ce qui constitue un exploit avec un cerveau de poule, et avisant un jeune chapon affolé qui piétinait désespérément un grand cercle d'argent tombé par terre, il entreprit de lui voler dans les plumes et de lui picorer le crâne. Il poursuivit Soosgohan - en espérant que ce fut bien lui - de sa vindicte gallinacière à travers les rues de la petite cité, grimpant sur les tonneaux, tas de paille et tréteaux divers, se faufilant sous les portes disjointes des granges et des entrepôts, mais l'instinct de conservation est chose commune à toutes les créatures du Seigneur, et le jeune sorcier parvint à s'enfuir et à se perdre parmi la multitude gloussante.
Alors, vaguement conscient que volatile ou non, il demeurait le guide spirituel(7) de ses troupes, il voleta jusqu'au rebord d'une fenêtre et s'adressa ainsi à ses gens, à grands renforts de battements d'ailes :
- Podeêp PÔÔdek pot pot pÔÔÔooooo pot pot podep.
Sa harangue n'obtint cependant qu'un succès d'estime auprès d'un public limité, la majorité des M'ranites préférant à ce moment arpenter le quai et gratter les graviers en quête de quelque grain savoureux. Il faut dire que la langue poule contient pas moins de 137 mots différents pour désigner les vers, selon qu'il s'agit d'asticots, de chenilles ou de lombrics, en fonction de la saison, de l'humidité, du goût de la larve ou de son aptitude à sortir de terre quant on y frappe du bec, en revanche le vocabulaire militaire se résume à l'interjection " PODÎÎÎP " qui signifie à la fois " renard " (ou par extension toute créature hostile) et " fuyons ". Par exemple, lorsque soixante morts-vivants assoiffés de sang font irruption dans un poulailler, le mot le plus approprié est :
- PODÎÎÎP !!!
Un vision d'horreur s'offrit alors à notre héros, sous la forme d'immondes cadavres animés, dégageant une odeur pestilentielle, prompts à répandre par terre leurs fluides vitaux corrompus et leurs chairs moisies. Cependant, ils n'étaient déjà pas très jolis avant leur trépas.
Poussés par quelque injonction, les bras tendus, les zombis à la chair blême avançaient à leur rythme dans le but manifeste de tordre le cou à nos courageux gallinacés, pour quelque raison qui n'appartenait qu'à eux, attendu que la nourriture ne présente qu'un intérêt fort limité pour les défunts, en général. Ah, elle faisait peine à voir, la glorieuse armée des M'ranites, partie gaiement répandre la Vraie Foi chez les infidèles, et qui maintenant voletait et caquetait de toutes parts dans une tempête de plumes blanches et un concert de couinements pitoyables. Jamais sans doute dans l'histoire des guerres saintes n'avait-on vu si navrant spectacle. Et si la vitesse était du côté des poulets M'ranites, la cohue faisait que déjà, quelques goules avaient trouvé à se repaître de la chair tendre de nos volatiles, et insatiables, progressaient. Certes, nos guerriers auraient pu s'égayer dans la campagne avoisinante, mais la fatigue aidant, les non-morts les y auraient vite rejoints, à moins que ce ne fut quelque renard, chat haret, ou rapace côtier.
La situation était désespérée lorsqu'un autre navire aborda au port. Les gaillards qui s'y pressaient, en parfait ordre de bataille, le moral au beau fixe et prêts à bondir sur quiconque, entonnaient de leurs voix basses et puissantes, sur un rythme syncopé typique de la scansion militaire, en avalant les dernières syllabes de chaque vers, l'hymne du navire, que leur capitaine avait composé quelques jours auparavant. Ça donnait :

Le bateau de l'amour

Paroles et musique :
Chloripadarée Ven Alaïkanis-Shoïlenka

Amour, excitant et nouveau,
Montez à bord, on vous attend.
Amour, tendre récompense,
Laisse-le flotter, il revient vers toi.

REFRAIN :

Le bateau de l'amour
Bientôt va repartir en voyage,
Le bateau de l'amour
Promet quelque chose à chacun.

" Sedekors Foradvenz
Iliormaïn Forennu
R'omenz " (8)

L'amour
Ne fait de mal à personne
C'est un grand sourire
Sur un rivage amical.

Bienvenue à bord de l'amour!

Certes, c'était assez ridicule, mais personne n'en avait fait la remarque à bord du " Grosbibou I ", car depuis maintenant plusieurs jours, Chloé jouissait non pas de la confiance de son équipage, mais de sa profonde et indéfectible dévotion. Certes, avant même le départ, tous ces guerriers d'élites auraient donné leur vie pour elle, c'était la moindre des choses, elle était Docteur de la Foi. Mais maintenant, en plus, ils auraient enduré les pires sévices avec sur les lèvres le sourire béat de l'illuminé grave. Car sa force d'implacable combattante, sa splendeur juvénile et sa grande consommation d'hommes en faisait la vivante image de M'ranis elle-même, une incarnation de la déesse, en un mot, un avatar. Bien sûr, aucun de ces matelots burinés n'avait formulé tout haut de si hérétiques positions, mais tous, en regardant l'elfe saluer le soleil, chaque matin, à la proue du navire, étaient intimement convaincus de contempler l'objet de leurs prières.
Donc, abordant rudement le quai, " Grosbibou I " cracha une horde de fanatiques vociférant qui, sans se soucier de la volaille qui s'égayait alentour, coururent sus aux morts-vivants, il est vrai cinq fois moins nombreux. On en fait tout un plat des morts-vivants, sous le prétexte qu'ils sont insensibles à la douleur et n'ont, bien sûr, pas peur de la mort. En fait, l'essentiel de leur force vient de la terreur qu'ils inspirent, et du fait qu'ordinairement, ils opèrent de nuit, dans des endroits tels que cimetières, catacombes, nécropoles et autres temples désacralisés, et qu'ils ont le chic pour arriver dans votre dos. Mais en fait, une fois surmontés la terreur et le dégoût, le combattant expérimenté s'aperçoit que le non-mort de base est lent, profondément crétin, et quelques coups de hache placés avec adresse permettent de le démembrer rapidement et de le neutraliser(9).
Ainsi donc, après une bataille brève autant que malodorante, Chloé et sa secte vinrent à bout de leurs adversaires. Tandis que s'organisait le secours aux blessés de l'assaut - les téméraires qui avaient approché les zombis de trop près, ou ceux, plus nombreux, que leur maladresse avaient fait se meurtrir à leurs propres armes - l'elfe, resplendissante dans le blanc costume de sa naissance, entreprit d'observer les alentours, cherchant à comprendre ce qui avait bien pu se passer. Elle fut attirée cependant par le curieux manège d'une poule bizarrement déplumée du chef, qui venait obstinément, mais sans violence aucune, lui picorer la cheville avant de reculer vers un coin du quai. Une poule étrangement familière. Elle finit par la suivre, jusqu'à une petite venelle. Au fond, éclairée par le jour blême, brillait un éclat irrésistible auquel nul elfe ne saurait être insensible, celui d'un bijou, un large bracelet d'argent massif luisant d'une aura verdâtre d'assez mauvais augure.
- Oh, un cadeau! Merci la poule. Ooooh, le joli bracelet.
Elle ne résista pas plus longtemps à l'idée de le mettre à son poignet. Puis, voyant qu'il était tout poussiéreux, elle le frotta de son avant-bras.
Et, comme de juste, les poules redevinrent soldats.

*
* *

Après force effusions dont je vous passe le détail, la horde M'ranite de nouveau au complet monta, en ordre serrés, piquiers devant, archers derrière, et officiers encore plus derrière (Ben oui, pas fous, à quoi servirait-il, sinon, d'entretenir un corps de sous-officiers?), à l'assaut de l'ancien monastère qui avaient manifestement été le théâtre d'une bataille épique, comme en témoignaient les traces de brûlures, de dissolutions et d'effondrements divers qui avaient frappé les édifices, ainsi que les nombreuses armes brisées ou non et pièces d'armures éparses qui jonchaient le sol parmi les cadavres atrocement mutilés, recouverts d'un noir manteau de corbeaux, de mouches et de fourmis.
- Où se trouve la grotte du dragon, vieil homme ? Demanda Melgo.
- La crypte du Phalanstère d'Albâtre a été bâtie sur l'entrée, selon la légende. C'est ce grand bâtiment, là.
Ils arrivèrent devant l'entrée, une petite double porte de bois épais plantée de gros clous à têtes carrées. Comme toujours dans ces cas-là, plana dans l'air la question rituelle " Qui passe en premier ? ". C'est Chloé qui brisa le silence gêné en professant une forte maxime :
- Un donj', c'est comme une boîte de chocolats, on sait jamais ce qu'on va y trouver.
Contraint par le mutisme général, Melgo se décida.
- Parfait. Je vais entrer sous le couvert de l'invisibilité. Attendez-moi dix minutes, puis entrez en force si je ne suis pas sorti.
Avec une appréhension assez considérable, mais aussi la conscience que toute dérobade serait mal perçue par ses fidèles, il rabattit son capuchon sur son crâne chauve, devint rapidement transparent, transparent... jusqu'à disparaître totalement aux yeux des mortels. Puis, il se glissa dans la porte, d'ailleurs entrebaîllée, du grand sanctuaire à la façade aveugle et austère.
La fraîcheur du lieu le surprit, ainsi que la sensation de paix qu'il éprouva en pénétrant dans ce lieu saint. Foulant aux pieds une carpette drue, il contempla avec appréhension les murs, décorés d'icônes pieuses et naïves décrivaient la vie de personnages mythiques. De petites statuettes de bois peint indiquaient, par des poses appuyées, les vertus à cultiver et les pêchés à fuir, des niches fermées par des grilles de fer forgé protégeaient précieusement contre les entreprises d'improbables voleurs des piles de vieux livres sans doute pleins de sagesse et d'enluminures. Au centre de la pièce, une dalle ronde, large de cinq pas, avait volé en éclats maintenant épars sur le sol alentour, sous la pression de quelque force mystérieuse, et un trou béant exhalait un air frais et humide, pas franchement désagréable d'ailleurs. Une corde nouée solidement à un pilier pendait dans les ténèbres d'une profondeur que le Pthaths évalua à une vingtaine de pas en y lâchant un petit caillou et en tendant l'oreille pour bien entendre le choc.
Il descendit, souple et léger comme on le lui avait appris à la guilde des voleurs de Thebin (Dieu, comme le temps passe) et toucha le sol irrégulier d'un tunnel à la profondeur prévue. Un peu plus loin, son œil exercé aux faibles luminosités repéra une grisaille fixe, non pas la lumière dansante d'une torche ou d'un feu de camp, mais celle, constante, d'une excellente lanterne ou d'un luminaire magique. Il progressa, et la courbure du tunnel lui porta bientôt une voix basse et hésitante. Se hâtant quelque peu, il buta sur quelque chose de mou étendu sur le sol. Il jeta un œil à la forme large allongée là. Il s'en voulut tout de suite. Ce n'était pas un être humain. Pas totalement en tout cas. De toute façon, avec le traitement que ÇA avait subi, c'était mort. Il enjamba le cadavre et vit qu'il pouvait maintenant distinguer les paroles de l'homme.
- Bien, euh... reprenons je vous prie... donc l'injonction mineure de Maskil fut sans succès, ainsi que l'injonction mineure-mais-pas-tant-que-ça de Smoegkhoernoe...
- Vous avez essayé la variante de l'école Helkoulite ?
- ... Oui... attendez, j'ai mes notes ici...
Évidemment. La voix de l'autre interlocuteur ne lui était que trop familière. Il pressa le pas, déboucha bientôt dans une large caverne barrée, à son extrémité, par une grande porte de fer, et où les deux personnages avaient manifestement établi un bivouac. Il ôta son capuchon et redevint visible, au milieu de la grotte.
Puis, comme ça ne suffisait pas, il se racla la gorge.
Les deux sorciers se retournèrent aussitôt vers lui, les doigts tordus dans des positions inventives afin de pouvoir lancer au plus vite toutes sortes de magies mortifères, mais ils s'arrêtèrent dans leur élan en voyant la robe de M'ranis et son porteur.
- Ben voyons, le Saint Père de la Foi. Il ne manquait plus que lui à mon bonheur, maugréa Sook.

VI ) Où se dresse un obstacle imprévu.

" Putain de réveil! "

Gaston Bachelard (au saut du lit)

La Sorcière Sombre se leva de l'inconfortable paillasse qu'elle occupait, apparemment assez lasse.
- Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Interrogea Melgo.
- Pareil que toi, sûrement. J'apprécie moyen de me faire assassiner, alors je cours après Merlik.
- Toute seule ?
- Ben non, j'ai mon apprenti, là, Wansmor. Et puis j'avais recruté un équipage de robustes guerriers, mais ils ont préféré trahir ma confiance et se mutiner.
- Ah. Ils se sont enfuis ? Demanda l'ex-voleur, sachant bien qu'il n'en était rien.
- Pas vraiment. D'ailleurs, tu as dû les rencontrer en passant. Ils ont malencontreusement contracté la peste pourpre foudroyante et ils ont tous péri dans d'affreuses souffrances, c'est bête hein ?
- Je suppose que ce sont des choses qui arrivent fréquemment aux gens qui te causent du tort.
- Oh, que vas-tu imaginer là? Toujours est-il que les cadavres encombraient le pont de mon navire et que j'avais encore besoin d'une piétaille abondante pour manœuvrer le bateau et pour me couvrir lors des combats, alors je me suis dit qu'il ne fallait pas gâcher, si tu vois ce que je veux dire.
- Tu veux dire que les zombis que nous avons combattus...
- Oui, c'était à moi. Vous n'avez pas eu trop de problèmes j'espère ? Bref, nous avons débarqué la nuit sous le couvert d'un charme de couverture, et mes troupes de défunts ont semé la terreur parmi les mercenaires de Merlik et la secte des adorateurs de... machin truc là...
- Le Captif.
- Ouais, c'est ça. Ils m'ont donné du fil à retordre, les petits bonshommes en rouge. Après une bataille magique assez longue, on a fini par les convaincre de la justesse de nos vues à coups de Pluies de Scorpions, de Pourrissements des Membres, de Douleurs Crucifiantes et autres malédictions bien senties. Enfin, nous avons pu entrer dans cette espèce de monastère, mais Merlik nous a échappé au dernier moment en passant par cette porte avec deux mecs en rouge, et il nous l'a claquée au nez ce gros pédé. Évidemment, c'est une porte magique. Ça fait une journée qu'on essaie tout pour rentrer là-dedans...
- Plus un geste ou je...
Trois douzaines de M'ranites, Soosgohan en tête, venaient de faire irruption dans la salle souterraine.
- Quoi, déjà? Je vous avais dit de m'attendre dix minutes!
- Ben oui, dix minutes, on a compté, annonça le jeune sorcier.
- Oh, mais voici Soosgohan et son Cercle Occulte. Je suppose que tu as aussi emmené miss Monde et le grand dadais?
- Qui ça?
- Chloé et Kalon.
- Ah oui, ils arrivent, derrière, là-bas. Eh, approchez vous, faites-vous une place. C'est dingue comme cette salle devient petite, tout d'un coup.
Il faut dire que toute la troupe manifestait un vif désir d'entrer dans la crypte depuis qu'ils avaient compris qu'il n'y avait manifestement aucun danger, et les nouveaux venus repoussait contre les murs ceux qui étaient entrés en premier. Finalement, après quelques minutes de confusion durant lesquelles fusèrent ordres et contre-ordres, la plupart daignèrent sortir afin de se déployer dans le monastère et de faire quelques exercices. Seuls restèrent quelques officiers et plusieurs forts sorciers du cercle occulte.
- Alors voilà, continua Sook. De deux choses l'une. Première solution : on attend que le père Merlik sorte d'ici avec l'Axe du Monde et on lui fait la peau.
- Si je puis me permettre, interrompit Soosgohan, ce plan présente un inconvénient, car nul ne connaît les pouvoirs exacts de l'Axe. Il n'est pas certain que Merlik trouve ce qu'il cherche, mais s'il y parvient et qu'il ressort avec la puissance d'un dieu, ça va craindre pour nous...
- C'est bien pourquoi je serais plutôt pour la deuxième solution, qui consiste à ouvrir cette porte et à foncer dans le tas. Qui a une idée?
- Essayâtes-vous les Verrous Déniaiseurs?
- Trois fois.
- Et le Passepartout du Rusé Kleptomane?
- Le mineur et le majeur.
- Et je suppose que le Forceur Titanique de Skunth le Bestial...
- Eh, c'est moi!
- La carte de crédit dans la rainure?
- Pas la queue d'une rainure.
- Et le... Ah, ça m'échappe. Celui avec les mulots, là... et les balais de chiotte... La Compulsion d'Ouverture Immédiate!
- J'ai bien la dague de jade et d'argent consacrée à B'hthlzthltyl, mais il manque une composante importante, la jeune fille de race elfique.
- Skweeeee... fit Chloé en se réfugiant dans un coin, comme un petit animal traqué.
- J'ai dit une JEUNE FILLE.
- Ah bon, tu m'as fait peur.
- Donc, pour en revenir à nos moutons, si quelqu'un a une idée géniale à proposer, c'est le moment.
Il s'écoula un petit moment avant qu'une petite voix à peine audible se fasse entendre, et que la haie martiale des viriles poitrines s'écarte, laissant le passage à Shigas.
- Parlez, au point où on en est.
- Et bien voilà, je suppose que ma question est stupide, mais si au lieu de passer par la porte, vous passiez à côté. Il n'y a pas de sorts pour passer à travers les murs?
- Ben non, à part le...
- Le Dissolveur Phasique Pentaèdral.
- ...
- ...
Et Sook se retourna vers le mur, et s'y frappa la tête assez violemment en marmonnant " quelle conne, quelle conne, quelle conne ". Ce n'est pas avant d'avoir très mal au crâne que la sorcière se reprit.
- Bon, ce sort est difficile, les places sont limitées à douze. Moi, Kalon, Chloé, Melgo, Soosgohan, et sept de ces joyeux guerriers, ça fera l'affaire.
- Et moi ? Demanda Shigas, sans qu'on l'entende.
- Pourquoi douze? Demanda Melgo, qui en avait marre de passer pour un nul en sorcellerie. C'est un chiffre magique où quoi?
- Non, c'est juste que je suis de niveau quatorze et que j'ai une pénalité de deux parce que mon élément c'est le feu, c'est pas la terre.
- Et moi?
- Oui?
- Je veux venir, affirma Shigas, plantée au milieu de la salle.
- Je ne pense pas que les compétences d'une serveuse de taverne soient absolument requises pour cette affaire.
- Mais je peux faire d'autres choses. Je peux me battre.
- Ben tiens. Kal, tiens ta gonzesse tranquille, j'ai pas envie qu'elle s'abîme un ongle.
- C'est un scandale! Sans moi vous auriez jamais trouvé comment entrer.
- Eh, gamine, c'est pas un jeu. Je n'ai pas envie de te donner la place d'un vrai combattant sous prétexte que madame veut faire du tourisme. Si tu tiens vraiment à voir un donjon de l'intérieur, je te conseille de commencer par un plus facile que celui-là.
- Mais...
Elle s'apprêta à faire la remarque la plus désagréable possible, mais se retint à la dernière seconde, comme prise d'une idée soudaine. Elle tourna les talons et, en boudant, sortit.
- Bon, passons maintenant aux choses sérieuses. - la sorcière prit sa voix la plus caverneuse, ou du moins tenta de s'en trouver une - Préparez-vous à être les témoins du Dissôlveur Phâsique Pentâèdrâaaaal!

*
* *

Pour ceux qui en douteraient, se faire déphaser ses atomes l'un après l'autre pour les convertir en fluide élémentaire n'est qu'assez moyennement agréable. Une fois la métamorphose passée, on s'y fait, lentement. Glisser de dépôts de micachistes en blocs de malachite devient une habitude, tout comme on apprend vite à éviter les agrégats de ponce aux mortelles porosités et les fissures d'où s'écoule insidieusement une humidité empoisonnée. Certes, au début, il peut sembler déroutant qu'une pierre soit, vue de l'intérieur, tout à la fois parfaitement opaque et translucide comme une brume d'hiver, et nos intrépides explorateurs de la croûte terrestre furent assez surpris lorsqu'ils purent voir quel aspect étrange était le leur. Leurs formes, leurs membres, semblaient démesurément étendus, et noires comme les branches mortes d'un noyer noueux. Mais ce qui frappait le plus, c'était la lenteur avec laquelle tout ceci semblait se dérouler. Ca déphasage ou pas, le milieu minéral est dense, et s'y mouvoir réclame des efforts soutenus et réguliers pour un résultat d'autant plus dérisoire que, par quelque caprice des arcanes supérieurs qui préside aux règles de la magie, les distances du monde souterrain étaient décuplées par rapport à celles que l'on avait l'habitude de mesurer dans le monde aérien qui est le notre. Ainsi, nos amis voyaient fort bien, mais à une centaine de mètres devant eux, une masse opaque à leurs regards qui était, à n'en pas douter, leur destination, une caverne impressionnante aux formes tourmentées.
C'était un véritable enchantement de voir comme tout se paraît de textures, de couleurs inédites, comme selon leurs densités, les diverses roches se veinaient de pourpre et de sinople. La douzaine de formes noires, Sook en tête progressait avec une lenteur irréelle. Passée la phase d'adaptation, il était facile de se perdre dans cette sensation étrangère, ni agréable ni désagréable, juste inhumaine. Il était facile de se perdre dans la contemplation de ces formes et de ces éclats normalement interdits aux mortels.
- Activons ! Dit la forme qui ouvrait la marche, Sook. Le son ne pouvait se transmettre, voici pourquoi la sorcière avait lancé un petit sortilège de son cru, par-dessus le dissolveur, permettant d'écrire des lettres illusoires flottant autour du personnage qui prenait la parole, un peu comme les phylactères des héros de bande dessinée. Un petit élément de confort supplémentaire que seuls les sorciers sûrs de leur art se permettaient de placer dans une altération aussi complexe que le dissolveur.
- Qu'est-ce qu'elle dit? Demanda Chloé.
- Elle dit d'aller plus vite, écrivit Melgo.
- Quoi? Interrogea l'elfe, qui était assez peu portée sur les belles lettres, ou même les autres.
- Oh ta gueule.
- Hein?
Melgo jugea bon de détourner la conversation.
- Au fait, Sook, on ne risque pas de faire de mauvaise rencontre?
- Ben, en théorie, on peut toujours tomber sur un élémental de terre en goguette, mais c'est bien rare. Ou un Sreon, un Babuzard, ou une Taupemolle, une bestiole de ce genre, mais ce serait bien étonnant.
- Ouf, tu me rassures. Et ce truc qui semble voler vers nous, c'est sûrement normal.
- Oui, c'est un... un truc. Je sais pas. Ça se rapproche vite. OH PUTAIN! Courrez, courrez, il faut sortir de là au plus vite!
- C'est quoi? Mais c'est quoi?
- C'est une ruflette!
Seule Sook savait ce qu'était une ruflette, mais un monstre capable de faire fuir une succube à toutes jambes était sans doute à prendre au sérieux. Du reste, à mesure que la chose se rapprochait, il apparaissait que c'était... mon dieu, comment dire. Il n'y a pas vraiment de mot. La ruflette, c'est pas vraiment géométrique. Ça n'a ni forme, ni texture, et encore moins de couleur. C'est simplement laid. Juste un amas de machins rubannés, striés, plissés selon des angles qui faisaient mal aux yeux si on les regardait trop longtemps. Et tout ça se mouvait lentement en se modifiant à mesure que ça se rapprochait. Car évidemment, la ruflette filait droit vers nos amis, lesquels avançaient toujours à la vitesse d'un escargot rachitique englué dans le bitume. Le monstre n'avait pas ce genre de problème, sa structure bizarroïde lui permettait de se mouvoir sous terre plus vite que notre troupe courageuse. La tête de la colonne M'ranite avait accompli les trois quarts du chemin vers la grande caverne lorsque le dernier soldat de la troupe, pris de panique, poussa des hurlements de goret, d'autant plus spectaculaires qu'ils étaient écrits en corps 3000 (au moins), gras et italique au dessus de sa tête. Les palpes de la ruflette n'étaient qu'à un mètre de lui, cinquante centimètres, vingt... Ah, quelle horreur que de voir un homme englué dans la ruflette, son corps et son âme démembrés avec délectation par l'ignominie d'outre-espace, sa substance bue et effroyablement dénaturée par le métabolisme étranger de ce monstre infect. Par bonheur, l'opération prenait du temps, ce qui permit à nos héros de progresser quelque peu en direction du vide salvateur.
- On l'arrête comment? S'inquiéta Kalon.
- Peut pas. Celle-là nage dans la pierre comme nous dans l'eau.
- Mais alors, réflechit Chloé, elle doit être, comme nous, obligée de contourner les obstacles, les failles, les poches d'eau?
- Sûrement. Eh, mais c'est vrai... Il faudrait un choc suffisamment puissant.
- Un coup de massue? Demanda Melgo.
- Non, si la massue est sujette au même sortilège que nous, elle n'a aucune raison de fracturer la pierre. Mais je crois que Kalon a la solution.
- Um?
- Oui, utilise ton épée magique comme un marteau, et ton gantelet protecteur comme une enclume. Frappe de toutes tes force, la magie contre la magie, le fer contre le fer, voilà qui est capable de briser la roche. Mais auparavant, il faut parvenir le plus près possible de la sortie.
- Oye, fit Kalon, comprenant que les risques de l'opération lui donnaient l'occasion de montrer sa bravoure. Il n'était pas très loin de la sortie, que Sook atteignait maintenant, et s'arrêta pour faire face. La ruflette, laissant derrière elle un étrange squelette bizarrement distordu, avançait maintenant vers un deuxième soldat. L'infortuné ne perdait ni son temps ni son énergie à hurler, il se concentrait sur ses pas. Kalon agita ses bras aussi vite qu'il le put pour défier la bête et la détourner du valeureux soldat, en vain. Il ne put qu'assister, le cœur soulevé de dégoût, à l'agonie du brave. Les longues minutes passèrent, et bientôt, le dernier retardataire fut passé auprès de lui. Le fils d'Héboria était maintenant seul face à la mort.
- Vas-y, c'est le moment! Hurla Sook. Mais le barbare ne pouvait voir les avertissements de la sorcière, et dans son esprit embrumé par la sourde colère, un autre plan s'était fait jour. Tandis que guidés par Sook, l'un après l'autre, les compagnons sortaient de la pierre et se débarrassaient du sortilège, Kalon restait immobile, tandis que se rapprochait le monstre. Il vit l'espace d'un instant, entre deux replis dimensionnels, la face immonde de la ruflette, jusque là cachée, une face hallucinante que son subconscient eut vite fait d'enfouir aux tréfonds de son âme, lui substituant l'impression d'un mal ancien et sans nom. Ce n'est que lorsque la chose fut tout près, à moins de dix mètres, qu'il abattit, de toutes ses forces, l'épée sur le gantelet. Avec une lenteur majestueuse, le glaive décrivit une courbe tandis qu'un tentacule se dépliait dangereusement, se rapprochait, bien trop vite. Kalon craignit qu'il fut trop tard, mais alors que le formidable ennemi n'était qu'à un mètre de son cœur, l'acier rencontra l'acier. Il y eut un bruit, déchirant, que tous purent entendre malgré l'élément dans lequel ils se trouvaient. La montagne elle-même mugit, tandis que du point d'impact explosaient mille traits, mille lames noires, les fentes de la roche, d'une épaisseur infime, mais suffisante disloquer à tout jamais l'intégrité du minéral, suffisante pour tuer ce qui vivait en son sein.
Le hurlement de la ruflette vint en écho à celui de la montagne, si puissant qu'il repoussa Kalon à plusieurs mètres de là. Il sentait que sa chair avait été déchirée au moment du choc, et maintenant qu'il sombrait dans l'inconscience, c'était avec la satisfaction d'avoir détruit l'abomination. Les longues traînées devant lui, étaient-ce des coulées de son sang, ou les fractures qui encore s'élargissaient? Il referma les yeux, et s'apprêta à rejoindre Barug, à s'asseoir à sa droite, et à boire l'hydromel en compagnie des guerriers morts, amis ou ennemis, qu'il avait rencontré au cours de son existence. Il l'avait bien mérité. Il se sentait déjà tiré en arrière par une force apaisante...

*
* *

" Bemosh, démon au cœur d'obsidienne qui gît dans la montagne de Klehst, j'invoque tes sept faces impies, viens à moi ! Que se referme la peau de ce guerrier à l'âme intrépide, qui a détruit le monstre d'outre-temps. "
- Non mais ça va pas? Mère, vous n'allez tout de même pas invoquer Bemosh? Vous vous rendez compte? Mais arrêtez-là!
Sur le sol de la grotte où s'étaient rassemblés les survivants de la colonne, éclairé par trois torches, le corps de Kalon, ramené par Sook, gisait le corps de Kalon, dont la peau transpercé de cent entailles laissait jaillir des flots de sang qui semblaient illimités. Sans écouter quiconque, sans un mot, la Sorcière Sombre s'était penché sur le corps de son compagnon et avait prononcé les mots impies venus de la nuit des temps, des prières à des dieux dont les noms n'étaient plus, pour la plupart des hommes, que légendes horribles. Malgré les suppliques de Soosgohan, elle semblait bien décidée
" Que Mifri, la princesse aveugle aux griffes noires, accourre à mon appel. Que par ta volonté se reforment les organes lacérés de cet homme, car il a défié les créatures d'outre-espace. "
- Allons bon, Mifri maintenant. Et puis quoi après? Golwhann? Samry-Ashnyluü? Et pourquoi pas Seth, hein?
" Serpent de l'ancienne Pthath, traître suprême, imposteur des dieux, Seth je t'invoque... "
- Ben tiens, pourquoi pas tant qu'on y est. Oh putain, Seth, j'y crois pas.
" ... Je te donne ce joyau, fais-en le cœur de mon ami, plus fort, plus pur que celui qu'il a perdu en frappant l'horreurs d'outre-temps, comme tu le fis toi-même au commencement des siècles. "
Et Sook sortit de sa besace un joyau bleu comme l'azur, malgré l'éclat jaunâtre des torches, une pierre splendide accrochée à une chaîne d'argent. Les mains et le visage de la sorcière se couvrirent fugitivement d'une résille complexe de tatouages blasphématoires, dont s'étaient inspirées les premières écritures de l'humanité. Les dieux anciens avaient répondu à l'appel de Sook, et lorsqu'elle plongea sa main, tenant la pierre bleue, dans la poitrine ensanglantée du barbare, il n'y eut nul cri de surprise, nul murmure d'effroi, car l'atmosphère était chargée, tous s'en rendaient compte, d'une magie sacrée propice aux miracles. Ce qui tombait bien, il y en eut un.
Car lorsque la sorcière épongea d'un linge le sang qui oignait la poitrine nue du géant Héborien, tous virent que sous le liquide qui déjà s'encroûtait, nulle plaie n'était visible, tout au plus pouvait-on voir maintenant un lacis de minces traits rougeâtres là où auparavant la chair était ouverte. Et tous furent grandement impressionnés par les pouvoirs de Sook lorsque la poitrine de Kalon se souleva sporadiquement en une toux sourde, puis vigoureuse, afin de chasser des poumons les humeurs de l'agonie. Ses yeux s'ouvrirent alors, et entouré de ses amis, il put se redresser et rire de sa bonne fortune.
Puis son rire se tut.
- On est où?
Melgo lui répondit.
- Ben, on dirait une grotte...
Tous se retournèrent et contemplèrent la caverne, à laquelle ils n'avaient jusque là pas eu le temps de prêter attention. Elle était plutôt grande.

*
* *

On alluma les lanternes, et il fallut bien se rendre à la consternante conclusion que la caverne en question était énorme. On eut dit le puits par lequel les âmes des morts rejoignent les enfers, ou bien celui par lequel sortent tous les vents du monde, ou bien alors le vide-ordure des dieux, bref, toutes ces sortes d'endroits de grande taille à usage métaphysique. On aurait pu y loger une cathédrale dans la largeur, et sa profondeur semblait infinie, tout au plus pouvait-on percevoir, dans les tréfonds, une lumière grise qui palpitait doucement. De fines passerelles de pierre enjambaient par endroit le vide vertigineux, reliant entre eux les escaliers et corniches qui couraient le long des parois. Comment ces délicats édifices n'avaient-ils pas cédés sous leur propre poids, conjugué à celui des ans? C'était inconcevable. Car l'endroit, en plus d'être grand, était vieux. Incroyablement vieux. Quelque archaïque divinité créatrice devait l'avoir creusé en même temps qu'elle concevait le reste du monde, l'ancienneté du lieu était palpable, l'atmosphère était remplie d'une odeur d'obsolescence. Nos compagnons, maintenant au nombre de dix, s'étaient retrouvés sur une large terrasse donnant sur la porte, condamnée par le sceau magique de Merlik. Sook allait pour l'arracher d'un geste rageur, lorsqu'elle remarqua les statues.
Aux quatre coins de la terrasse, assis sur des colonnes de pierre, trônaient quatre statues de fer, chacune grande comme trois hommes. L'artiste n'avait donné aux traits anguleux de ces colosses aucune émotion, aucune personnalité. Vêtus de simples pagnes, ils semblaient attendre depuis le début de l'éternité.
- Tiens, c'est curieux ces statues, j'ai failli ne pas les voir.
- Ah? Tu sais ce que ça représente? Demanda Chloé.
- Oh, sûrement les quatre éléments, ou les quatre points cardinaux, ou les quatre saisons, ou les quatre Daltons, va savoir. Les bâtisseurs de temples aiment bien ce genre de symbolisme pseudo-ésotérique à la mords-moi le noeud. En général, c'est marqué pas loin...
- Je ne vois rien, à part des lettres bizarres sur les petits cubes, là, sur le front.
- Des phylactères, ça s'appelle. On glisse un parchemin dedans, avec une rune spéciale, et on obtient un golem.
- Ah, OK.
Il y eut alors un blanc. Puis :
- AHHHH! DES GOLEMS!!!
Et les colosses de fer crachèrent leur gaz sur la masse confuse des M'ranites qui s'agitaient en tous sens, puis se calmèrent, puis sombrèrent dans l'inconscience.

VII ) Où on arrive au bout de nos peines.

" ...Adonc il m'apparut que de rire aux dépens des petits, des faibles, des malades
et des miséreux est au moins aussi drôle que de se gausser des puissants, et surtout
bien moins risqué. Certes, c'est aussi moins glorieux, mais dans la vie, il faut choisir
ses priorités, la mienne étant d'y rester, en vie. "

Nebhil l'obséquieux, Maître Bouffon de 3ième échelon.

- Ah, quand même. Alors, on a passé une bonne nuit, créature maléfique?
Sook ouvrit péniblement un oeil englué de sommeil et poussa un petit " gnii " interrogateur. Elle nota avec indifférence qu'elle n'était pas libre de ses mouvements. Il fut vite évident qu'elle était attachée par les poignets et les chevilles, en position verticale. Quand au personnage en face d'elle, avec son masque de cuir qui lui cachait la moitié du visage, son manteau de cuir qui enveloppait la moitié de son corps et sa voix cassée de sorcier maudit et déjà vieillissant, c'était évidemment Merlik. Il se tenait à peu de distance du visage las de la sorcière, afin qu'elle puisse bien le voir, car il la savait myope. Derrière lui, à bonne distance, se tenaient deux créatures rouges, sans doute les deux prêtres du Dieu Captif. Le magma flou qui était sa vision des choses lointaines ne lui apportait guère d'information sur son environnement, si ce n'est qu'il était baigné d'une forte lumière blanche pulsante et crue. Tendant l'oreille aux échos de la voix de Merlik, elle conclut qu'elle était dans une très vaste salle, probablement au fond du puits où le gaz des golems l'avaient endormie. En regardant à droite et à gauche, elle vit ses compagnons, accrochés le long d'un mur, comme elle, la plupart déjà réveillés (elle avait toujours eu le sommeil un peu lourd). Ce n'étaient cependant pas des liens ordinaires qui les retenaient, mais des mains, d'étranges mains de pierre sortie du roc, qui exerçaient sur ses extrémités une forte constriction. Elle retrouva machinalement le nom du sortilège, le " bras des damnés ".
- Il m'aurait été simple de vous tuer pendant votre sommeil, chiens, mais je tenais à ce que vous soyez présents pour mon triomphe, n'est-ce pas. Car moi, Merlik le Grand, je vais accéder au pouvoir suprême...
- Oh, sans blague?
- Oui, car (il s'écarta et désigna un truc flou derrière lui) voici Strasha, le Dragon Irradiant, n'est-ce pas.
- Où?
- Là, bon dieu. Ça s'arrange pas avec l'âge, ta vue, on dirait.
- Si c'est pour voir des conneries pareilles, il vaut encore mieux être aveugle. Tu peux me décrire?
- Ok, et bien sache qu'apparemment, pour une raison ou pour une autre, Strasha a mangé l'Axe. Il est endormi depuis des millénaires, mais comme sa chair était aussi pure que son âme, faite d'un merveilleux cristal, elle ne s'est point corrompue de vermine. Il est donc là, plus irradiant que jamais, lové en spirale sur le sol de la caverne, et c'est dans son ventre que palpite le joyau.
- Ah, d'accord. Tu vas sans doute casser le dragon à coup de masse pour arriver à tes fins, non? Ou faire faire le travail par tes golems?
- Nul besoin, femelle lubrique des enfers, nul besoin, car Strasha bée obligemment, et il est d'une taille si grande qu'un homme peut sans peine se faufiler parmi ses boyaux minéraux. Bientôt, l'Axe sera mien!
- Et tu fais quoi après?
- Ah, et bien je commence par libérer le Dieu Captif, comme je m'y suis engagé auprès de ces gentlemen, à la suite de quoi je passerai un certain temps à régler un détail qui me tient à coeur, et qui a sans doute son importance pour vous : je vais tâcher de trouver le moyen le plus indigne et le plus douloureux pour vous faire passer de vie à trépas. Une besogne que je ne confierai qu'à des bourreaux de grand talent et de toute confiance, soyez-en sûrs. A la suite de quoi ma puissance sera sans limite, je pourrai à ma guise changer le destin des nations, j'aurai tout mon temps pour cela, car l'Axe me protègera du vieillissement et restaurera cette enveloppe charnelle que tu as si éhontément distordue, t'en souviens-tu, Sook?
- Parfaitement, un épisode que j'ai plaisir à me remémorer, pauvre taré. Mais ça ne me dit pas le plus important : pourquoi tu nous racontes tout ça? A part le fait que tu as besoin de témoins pour tes scènes de mégalo, évidemment.
- Bah, tu ne peux rien comprendre à mes motivations, tu ne peux savoir ce que j'ai enduré pour en arriver là, ni le nombre de fois où j'ai maudit ta race infecte et le sort cruel qui m'a fait croiser ta route. Mais maintenant, c'est fini, le monde va enfin être géré par des gens entreprenants aux idées novatrices, finis les caprices de roitelets consanguins, finies les intrigues de cour, adieu, diplomates au verbe mielleux et à la dague assassine. Bientôt, je mettrai bon ordre dans tout ceci, mais malheureusement, vous ne serez plus là pour le voir, ah ah ah!
- Ah, mais ça me revient maintenant, intervint Chloé. C'est un proverbe connu : " Méchant raconte sa vie, histoire bientôt finie ".
- Elle est con ta copine?
- C'est pas ma... s'interrompit Sook en entendant une combinaison familière de ronflement et de sifflement.
Elle eut le réflexe de se baisser, mais c'était sans compter avec ses liens. Elle ne put que fermer les yeux en espérant que la boule de feu la raterait. Merlik, quand à lui, avait prévu depuis plusieurs jours une grande quantité de sortilèges défensifs au cas où son plan tournerait mal, et d'un Réflecteur d'Argent, il parvint à se protéger de l'explosion qui eut lieu à son côté. Le souffle le propulsa néanmoins à quelques mètres de là, sonné. Levant les yeux là d'où était venue la boule, la sorcière vit un truc rouge-jaune se déplacer sur fond de ténèbres. Les autres témoins firent, pour la plupart, dans leur froc en observant la lente descente d'une succube. Les deux prêtres rouges du Dieu Captif se hélèrent dans une langue inconnue et préparèrent, la peur au ventre, un sortilège offensif, mais ils furent balayés, hurlants, dans un torrent de feu avant même d'avoir fini.
Lors, la prostituée des enfers se posa aussi délicatement qu'une plume parmi les ossements noircis, elle replia ses immenses ailes de flammes et de mort, et tourna son regard couleur de braise presqu'éteinte vers nos amis qui n'en menaient pas large, on le comprend. Sa voix, celle d'un démon plus vieux que les montagnes, sa voix de cendre et de vapeurs mortelles, résonna sans peine parmi la dantesque salle.
- Voyez le piètre résultat de vos entreprises. Quel orgueil vous pousse ainsi à prendre part au jeu des dieux et des démons? Votre châtiment, impétueux mortels...
- Ouais, repris Sook, alors d'abord c'est pas impétueux, c'est impudent, la formule consacrée. Ensuite je suis pas un mortel, tu le sais très bien, et puis si c'était un effet de ta bonté de nous délivrer avant la Noël, ce serait sympa.
Schlaff, tombèrent-ils de conserve.
- T'es franchement agaçante. Comment tu veux que je fasse mon boulot correctement? Et qu'est-ce qui m'empêche de vous rôtir sur place comme des cochons de lait? A commencer par toi, rejeton déformé de notre mère la Grand-Catin.
- Alors quand on s'appelle " Boulotte ", on s'écrase. Et j'ai dans l'idée que la vie de l'un d'entre nous t'importe quelque peu, pas vrai?
- ... êhhhh...
- Que veux-tu dire, Sook, demanda Melgo.
- Vous trouvez ça normal, une succube qui débarque comme une fleur pendant la bataille alors qu'on ne lui demande rien? Elle sort d'où? Qui lui a dit qu'on était là? Personne ne lui a dit, elle est simplement venue avec nous. Car en vérité je vous le dis, celle-là, c'est Shigas, une des mille formes de la très ancienne succube Boulotte, servante de Lilith, la copine de notre ami aux gros biceps, là.
- Beuuuh?? Émit Kalon, bouche bée.
- C'est pas vrai, ne l'écoute pas choupinet, elle ment comme elle respire!
- Ah ah! Choupinet!
- Et merde.
- Tu t'es trahie!
- Ben... ah, maudite.
- 'Peux pas, suis déjà un démon.
Et la succube plia ses attributs infernaux, cornes, queues, ailes et tout le bazar enflammé et pointu, pour revêtir de nouveau la forme de la replète Shigas. Curieusement, elle paraissait mal à l'aise et ne croisait guère le regard de Kalon, empreint d'un bovinisme hors du commun.
- Honte à toi, rogaton souffreteux de l'enfer, toi dont les manigances et les paroles fielleuses me privent de mon tendre amour qui...
- Une minute, intervint Chloé. Qui te dit que Kalon ne t'aimera plus maintenant qu'il te sait succube? Après tout, il en fréquente une depuis plusieurs années. Pas vrai mon grand?
- Buhhh?
- Ah, tu vois. Embrassez-vous, les amoureux, et qu'on n'en parle plus.
Le grand barbare, obéissant à l'injonction elfique (car il n'avait pas le temps de se livrer à sa propre évaluation de la situation), prit alors la petite succube dans ses bras. C'était émouvant.
- Et maintenant mes amis, reprenez tous en chœur : " amour, excitant et nouveau, venez... "
- Ah, s'exclama Melgo, ravi, encore une histoire qui se termine pour le mieux. Les bons sont récompensés, les méchants punis, et le bien... mais où il est passé, l'aut'là?
Horreur! Tandis que nos caquetaient vainement, l'ignoble Merlik, usant de son art légendaire de l'échappée furtive (qui lui avait valu de disparaître sans bruit de la dernière nouvelle où il était en mauvaise posture), s'était éloigné et on n'en voyait plus que la silhouette mouvante et fragmentée à l'intérieur des viscères iridescents de Strasha.
Sook fut la plus rapide à réagir, et sa faible corpulence la rendait plus à même de se faufiler dans les entrailles du dragon. Elle prit pied sur la langue bifide, aussi large qu'un tapis de salon, en évitant soigneusement les crocs si acérés qu'ils pouvaient, par grand vent, couper en deux les molécules d'air. Elle se glissa sous la glotte barbelée, et glissa dans l'œsophage béant (après avoir manqué d'emprunter par erreur la trachée artère). Les parois internes du dragon présentaient une grande variété de textures, du parfaitement lisse et plat comme un miroir aux petites pyramides rugueuses, cristallisations symptômes d'une alimentation trop riche. Parfois, l'intérieur du tube était doux et tiède au toucher, parfois il se composait d'une mosaïque de plaques juxtaposées, aux arêtes tranchantes. Mais la sorcière ne se plaignait pas des écorchures, qu'elle ne sentait d'ailleurs pas. Elle avait passé une bonne partie de sa vie à poursuivre Merlik, la haine était pour elle une habitude et la perspective de voir son ennemi acquérir puissance et fortune par le truchement de l'Axe du Monde comptait moins dans sa farouche détermination que la perspective d'en finir avec ce malfaisant et d'achever sa quête mortelle.
Elle déboucha dans le premier estomac, aux villosités pourpres et roses, alors que Merlik en sortait en coup de vent. A ses trousses, elle emprunta le canal menant au second, une caverne en forme de haricot, aux parois annelées. Là, le sorcier maléfique se retourna, son œil unique écarquillé, fou de terreur. Il lança ses deux mains en avant, une nuée d'étincelles aveuglantes jaillit de la droite, un sortilège redouté par les mages de tous les continents mais sans effet sur Sook, qui le para d'un de ses boucliers. Or Merlik n'avait pas compté sur cette seule théurgie pour venir à bout de son ennemie. De sa main gauche avait jailli quelque poix infernale, une glu noire et puante qui s'était répandue autour de Sook, ce qui lui procura de précieuses secondes de répit. Tandis qu'elle se débattait dans la matière infecte, la sorcière vit disparaître le triste sire au détour d'un pylore. Enfin, ivre de rage, elle parvint à se libérer et à se faufiler dans le dernier canal interstomacal au bout duquel, déjà, s'enflait une clameur de triomphe venue du fond des temps.
Débouchant dans le troisième estomac, le plus grand, elle fut un instant suffoquée par le spectacle hallucinant qui se déroulait sous ses yeux.
L'Axe du Monde était une sphère d'un demi-mètre de diamètre, aux facettes multiples et changeantes, l'illustration parfaite du chaos, un cristal au sein duquel tournoyaient sans fin des tourbillons colorés qui baignaient l'endroit d'une féérie de lumière. Il flottait là, à deux mètres d'altitude. Tendu vers l'Axe, un amas de chairs, d'os et de tendons dilacérés se balançait, se recomposait, le bras de Merlik. C'était tout à la fois la joie de la victoire et la douleur crucifiante qui se lisaient sur sa face irradiée de lumière, qui faisaient jaillir des larmes d'enfant de son œil impitoyable. La sphère iridescente lui donnait ce dont il avait toujours rêvé, le pouvoir absolu. Elle reconstituait ses chairs fatiguées et impures, les remodelait, plus vigoureuses. C'était son épaule, maintenant, qui se reconstituait.
- Vois, vois... ah ah ah... c'est à moi, moi seul, que l'Axe accorde ses faveurs. Je suis un dieu! Et tout à l'heure, lorsque je libèrerai le Captif, il sera mon esclave et établira mon Empire. Inutile de lancer ton sortilège sur moi, l'Axe me protège et me fortifie, il me rend immortel.
- Tu parles trop, pauvre débile.
Le bras de Sook était noir comme la suie, entouré d'une lumière douloureuse, maladive et violacée.
La main du malin n'était pas un sortilège de mortels, nul autre sur terre que Sook n'aurait osé le lancer. Engloutir un empire sous la mer, ou abattre un dieu, telles sont les besognes habituelles de cette conjuration. Les griffes d'ébène jaillirent comme les flèches d'un arc, et frôlèrent le crâne de Merlik.
- NOOOON!
Shigas, à son tour, venait d'entrer dans l'arène, mais son avertissement vint trop tard pour arrêter le bras de sa sœur, qui vint frapper le cœur du joyau. La lumière stroboscopique se calma. Puis un éclair jaillit dans sa masse. Un éclair blanc, étrangement fixe dans cet univers de mouvement. Un autre éclair le rejoignit, puis un autre. La sphère devint soudain terne et grise, et chut sur le sol. Elle ne s'y brisa pas, mais la fêlure, en son sein, était irrémédiable. Le noir se fit dans la grotte, le joyau était mort, Merlik aussi.
- Non mais ça va pas la tête? T'es con ou quoi?
Sook, qui planait dans les hautes sphères de la sorcellerie, en redescendit illico dès que Shigas se mit à lui crier dessus. La succube (la normale) dégageait une lueur grisâtre qui baignait la panse d'une atmosphère assez semblable à celle que l'on trouve après une rave-party interrompue par la pluie, lorsqu'il faut, à la lune et en pleine nuit, remonter le matériel dans la camionnette.
- Ben quoi, répondit l'autre succube, ingénument. On a gagné, où est le problème?
- L'Axe est brisé! Oh, mère, pauvres de nous, nous sommes perdus.
- Oh, eh, du calme, c'est pas un drame. Un artefact-très-ancien-de-la-malédiction-ancestrale-qui-tourne-qui-fait-des-bulles-et-qui-réveille-les-morts, y'en a un dans chaque donjon d'ici jusqu'au Shedung. Un de perdu, dix de retrouvés.
C'est en voyant le visage décomposé de Shigas que Sook se douta qu'un truc clochait. Aurait-elle sous-estimé l'importance de l'Axe?
- C'est lui qui maintenait ce monde parmi le tissu des mondes. C'est lui qui maintenait ouverts les chemins de l'éther, c'est lui qui nous reliait au monde du dessus et au monde du dessous. Bravo, ma sœur, tu as libéré ton monde du joug des dieux et des démons.
- Et après, bon débarras.
- Et il se retrouvera bientôt à la merci des bêtes d'outre-temps. J'aurais dû m'en douter lorsque la Ruflette est venue, cette bête avait dû sentir, par-delà le temps, que son heure serait bientôt venue.
- Oups.
- C'est quoi les bêtes d'outre-temps? Demanda Chloé, qui avait fait son apparition.
- Ben c'est des... Oyeoyeoye, la connerie que j'ai pas faite.
- Allons, Sook, tu en as fait d'autres, consola Melgo. C'est sûrement pas la pire.
- Ben si. Oh putain que je suis con.
Elle sembla un instant sincèrement abattue. Puis sa nature reprit le dessus.
- Et puis ça m'arrangerait qu'on sorte de cette panse pour en discuter!

*
* *

Ils sortirent. Il faisait jour, évidemment. Un jour gris et sale. Les dieux s'en étaient allés, emportant avec eux les couleurs du monde. Tout semblait plus vieux. Les M'ranites survivants reprirent le bateau, sans nul cri de triomphe ni nulle bravade virile. Chacun avait le sentiment, justifié, que les choses étaient pires maintenant qu'auparavant.

Nos amis vont-ils rattraper le coup? Les créatures d'outre-temps sont-elles vraiment si redoutables, ou sont-elles légèrement bidon sur les bords? Est-ce vraiment la matière génétique du patriarche de Khal-Nharkan que l'on a retrouvé sur les robes de chloé? Pour aller au boulot, vaut mieux descendre a République ou Réaumur-Sébastopol? Suspense insoutenable, jusqu'à :
KALON ET LA SAISON DES SUCCUBES

1 ) Du nom de Sigird Prezbyther, inventeur du sortilège " Coince-vent astral de Prezbyther ". Après sa mort, sa veuve, la célèbre archimage Myrrah Presbyther, eut une liaison tapageuse avec un collègue plus jeune qu'elle et d'ailleurs marié, Paulan Ladousse. Caprice du destin, l'amphi " Ladousse " était situé juste en face du " Prezbyther ". Comment, rien à foutre ?
2 ) Il était aussi réputé pour ses cours un peu... euh... en fait, un étudiant avait résumé la chose en gravant sur une table la citation suivante : " N'est pas mort qui éternellement dort, il a juste écouté un cours de Beldoravi ".
3 ) Il y a des expressions, comme ça, on se demande d'où elles viennent.
4 ) La marine M'ranite comptait plus de navires de guerre que d'officiers compétents. Bulhak, depuis sa plus tendre enfance, avait été attiré par la mer et avait étudié avec passion la navigation et l'art de la guerre à l'école navale de Klipgotti, dans la principauté Balnaise de Lôbitre. Apprenant que les fidèles de M'ranis envisageaient de se constituer une flotte militaire, il avait saisi l'occasion et s'était retrouvé, sans avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, capitaine du " Triton Redoutable ". C'est alors qu'il se rendit compte qu'il souffrait d'un tenace et incurable mal de mer. La vie est parfois cruelle.
5 ) Avant de sombrer dans un coma éthylique fatal lors d'une expérience de la plus haute tenue philosophique, si du moins l'on en croit les disciples qui ont relaté l'événement.
6 ) Le biclope est une créature fabuleuse, une variété de cyclope à deux yeux, dont la taille gigantesque est compensée par un nanisme qui le rend furieux, donc d'autant plus redoutable.
7 ) Pour autant qu'un tel adjectif puisse s'appliquer à des poules, ce qui n'est pas gagné d'avance.
8 ) Vieille prière elfique au dieu de la mer.
9 ) Contrairement à ce qu'ont écrit des gens de peu d'expérience, l'épée longue est une excellente arme pour une telle besogne, infiniment supérieure à la masse d'armes.