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KALON XV
Après cinq ans de baroud en compagnie de Kalon, voici que nos routes se séparent. Adieu donc, Héborien à la molle cervelle, adieu gentil Melgo, chiante Sook et Pouïcke Chloé. Allez, suivez nous pour cette dernière aventure! Adieu jusqu'à ce que ça me reprenne.

In association with



Dreamworks SKG
20th Century Fox
Dino De Laurentiis
Golan Globus International
Industrial Light and Magic
Berrichonne de Cinématographie






KALON ET LA SAISON
DES SUCCUBES


Ou


Between the time when the oceans drunk Atlantis

and the rise of the sons of Arius…




Avec la participation de


Fiju Films
National Aeronautic and Space Administration
Bernard Tapy Business School
Tatayoyo
Wizards of the Coast
World Company
Générale des Œufs
République Islamique d'Afghanistan
Kolossal Zoby Muzik
Musée du Louvre
Yahoo.com
Police Municipale de Marignane
La société des automobiles Louis Renault
Berrichonne de brouettes
Diouke Nioukem Troidé
Université Patrick Sabatier (Toulouse)
Armée de l'air
Guilde des sorciers de Sembaris
Ninja Volant
Grolex
Kingston Town Ganja Company
Municipalité de Lankhmar
Open Café
Crédit Lyonnais

Et remerciements particuliers à M. Roland Dumas…


Note au lecteur

Nous voici déjà arrivés - et oui, comme le temps passe - au terme de notre voyage au pays de Kalon et ses amis. Mais soyez sans crainte, ce final ne vous décevra pas. Pleine de révélations fracassantes, de cruels coups du sort, de dilemmes cornéliens, de combats épiques, de tragiques méprises, d'armées innombrables, de sorciers fourbes, de destinées impitoyables, de sortilèges ancestraux et de calembours vaseux, la présente historiette conclura dignement ce cycle d'héroïc-fantasy. Par malheur, si un final apocalyptique est la meilleure façon de mettre un terme à ce genre de saga1, c'est aussi un exercice fort coûteux pour mes finances, récemment fort mises à mal par la chute du Nouveau Marché et les visées démoniaques de l'administration fiscale. Voici pourquoi, afin de dégager un budget suffisant, j'ai été contraint d'employer certains procédés peu glorieux, que vous remarquerez peut-être si vous êtes attentif, et dont j'espère que vous ne me tiendrez pas trop rigueur.
De toute façon, c'est ça ou la vie de Sartre par BHL.


I ) Où l’on part en quête de renseignements utiles.

A l’extrême ouest de la mer Kaltienne se trouve le détroit de Neblah, séparant le continent de Klisto du continent méridional. Au nord, le puissant et turbulent royaume de Malachie. Au sud, la principauté de Sal Hakdin.
Sal Hakdin était un pays sans histoire ni ambition particulière. Le prince était débonnaire sans excès, les prêtres fanatiques, mais pas trop, les marchands obèses mais avec goût, les mendiants crevaient de faim avec un sens louable de la retenue, et les putains putaient fort professionnellement. Rien d’extraordinaire donc, et cet état baigné de soleil aurait pu vivre longtemps sa petite vie indolente s’il n’avait deux énormes défauts qui avaient grandement offensé le regard ombrageux des bouillonnants nobles malachiens, jeunes gens fort dynamiques s’il en fut. Tout d’abord, Sal Hakdin avait la mauvaise idée de prier Mahshfri le Dieu Unique, tandis que la Malachie était illuminée par la foi radieuse et obligatoire en Dablavon, le Seul Dieu. Une telle hérésie était bien sûr intolérable pour le clergé malachien, pour lequel l’évangélisation des infidèles était un devoir sacré, surtout s’ils vivaient dans un petit pays mal défendu. Et puis aussi, Sal Hakdin avait le grand tort d’être situé sur un itinéraire marchand appelé " route de l’or ", qui longeait l’ouest du continent méridional en apportant à dos de chameau des quantités d’épices, de sel, de cuivre et donc un peu d’or. Or. Le mot préféré des malachiens. Voilà quelles étaient les deux raisons pour lesquelles l’armée de Malachie était partie en guerre, pas forcément dans cet ordre du reste.
La petite armée de Sal Hakdin s’était peu battue, et les malachiens avaient pu se livrer au pillage et à la tyrannie tout leur saoul, ce penchant leur étant naturel. Lorsque les prêtres de Dablavon voulurent imposer leur religion, ils y parvinrent globalement, après quelques péripéties que je vous épargne mais que vous imaginez sans peine. Cependant, il est des hommes qui ne plient pas sous le joug, des hommes qui se dressent au dessus de la masse, des hommes qui courageusement, opiniâtrement, préfèrent s’accrocher à ce qu’ils estiment être leur identité, leur culture, et préfèrent mourir que de se trahir eux-mêmes en oubliant leur dieu. Ce en quoi les esprits forts objecteront que mourir pour ses idées n’est guère avisé car après, on n’en a plus, d’idées, vu qu’on est mort, et que quoiqu’en disent les romantiques, on a plus de chances de faire changer les choses en étant vivant que depuis le royaume des trépassés. Au risque de décourager les vocations, je me permettrais de vous faire remarquer que les morts héroïques sont pléthores, mais que bien rares parmi eux sont ceux qui restent dans la mémoire des hommes comme d’authentiques martyrs, et que quelle que soit votre bravoure et votre imagination, il se trouvera toujours un quidam pour défuncter de manière plus spectaculaire, douloureuse et édifiante que vous.
Mais trêve de philosophie.
Or donc, depuis neuf mois déjà, les armées malachiennes conduites par le général Mhirkansa faisaient le siège de la forteresse de Saildjoukha, où s’étaient réfugiés quelques six cent combattants de Sal Hakdin, derniers survivants des émeutes sanglantes qui avaient précédé.
Dire que la place était malaisée à prendre serait un dangereux abus de litote. En fait, il n’avait pas fallu beaucoup d’imagination à l’architecte pour trouver le lieu de la citadelle, tant la conformation naturelle du lieu s’y prêtait avec une évidente bonne volonté. Dominant de trois cent bons mètres d’altitude les oasis de la plaine du Benzir, au nord, et le désert du Naïl, partout ailleurs, s’élevait ici depuis la nuit des temps un plateau rocheux de granite ocre, long de près d’un kilomètre pour trois cent mètres de large, appelé dans la langue du pays " la dent du Saildj ". On avait oublié depuis longtemps ce qu’était un Saildj, mais ce devait être une créature à la dentition remarquablement impressionnante, à n’en pas douter. Au sommet, quelques générations plus tôt, un souverain quelque peu paranoïaque avait fait édifier un palais retiré, un mur d’enceinte haut comme cinq hommes, et trente-cinq tours carrées autant que menaçantes. Pas moins de huit-mille malachiens s’ennuyaient à mourir aux pieds de la forteresse, et c’était pas du luxe. Pour s’occuper, ils jouaient aux dés, se défiaient, se querellaient pour les motifs les plus futiles et fouettaient allègrement les vingt-mille esclaves Sal Hakdiniens qui s’affairaient à construire une pyramidale rampe d’accès en brique le long de l’éperon nord, tout en essayant d’éviter les projectiles de leurs frères de sang retranchés derrière les murs. Même à la lueur douteuse d’une demi-lune de désert, il était impressionnant, le spectacle de ces deux monumentales constructions guerrières de l’homme, lancées l’une contre l’autre dans un combat meurtrier. Et de sa position aérienne, Melgo souhaitait bon courage aux assaillants malachiens, car derrière la muraille nord, les zélotes de Mahshfri avaient entassé des tonnes de pierres sur une épaisseur d’une vingtaine de mètres, rendant impossible toute démolition par les catapultes, et pour plus de sécurité, un deuxième mur aussi haut que le premier avait été bâti en retrait.
Les malachiens auraient sans doute payé très cher pour avoir cette barque volante que la flotte M’ranite s’enorgueillissait de posséder, et qui cette nuit-là survolait le champ de bataille. A son bord, Melgo, voleur et grand prêtre, Kalon, barbare dont l’épée parlait pour lui, au propre comme au figuré, Chloé, elfe nymphomane, Sook, succube sorcière au sale caractère, Soosgohan, son fils, lui-même sorcier de grand talent, Wansmor, élève de Sook, fort intimidé de se retrouver en si puissante compagnie, et volant derrière, Grosbibou, ci-devant wyrm fuligineux, c’est à dire une sorte de dragon ayant troqué son souffle de feu contre la surprenante capacité à posséder le corps d’autrui pour lui laisser, en fin de compte, une méchante migraine. L’animal, fort attaché à Chloé, suivait la barquette à bonne distance car le surprenant véhicule était mû par une cruche magique éjectant de l’eau salée à grande pression, et le saurien ailé n’appréciait guère qu’on l’humecte en permanence.

- Dis-moi, Sook, veux-tu me rappeler ce que nous faisons ici ? Demanda soudain Chloé.
- Quoi, encore? Je te l’ai déjà répété douze fois, tu es bouchée ou quoi ?
- Oh, s’il te plaît, tu racontes si bien…
- Merde, Chloé! J’ai autre chose à faire.
- Mais enfin…
- En plus, je suis sûre que c’est qu’un prétexte et que tu te souviens très bien des raisons de notre voyage. Et c’est pour quelque obscure raison que tu me les fais répéter sans arrêt. Cesse donc de m’importuner, j’ai du travail.

Bon, ça commence bien. Vu la mauvaise humeur de notre héroïne et son peu d’ardeur à participer au travail narratif, je me vois ENCORE contraint de faire le boulot moi même.
Alors suite à la précédente aventure, nos héros avaient accidentellement anéanti un artefact d’un grand pouvoir, l’Axe du Monde. Vous me direz, des objets magiques, on en fracasse des tonnes chaque jour dans tous les donjons du multivers, ça fait partie du métier d’aventurier. Certes. Mais celui-là était un peu spécial, car il faisait le lien entre l’univers de nos compagnons, les autres univers (notamment les cercles divins et démoniaques où s’égayaient toutes sortes de déités), et même le temps. Ce dernier point posait un léger problème en ce sens que le temps s’était considérablement ralenti. Bien sûr, c’était imperceptible, puisque nous mesurons tous le temps à l’aide de notre cerveau qui bat au rythme des réactions biochimiques entre les neurones, lesquelles subissent les lois de la cinétique chimique, dont la pierre angulaire est le temps lui-même, si bien que le temps peut filer à toute vitesse ou se traîner comme une trabant sur un chemin creux, pour nous, c’est bien la même chose.
Mais Sook avait l’air de croire que c’était une catastrophe, et que des bestioles considérablement monstrueuses n’allaient pas tarder à débouler et à dévorer le monde comme un tyrannosaure gobe une cerise confite, c’est à dire quasiment par inadvertance.
Donc, nos amis, en héros responsables et soucieux de leur bonne réputation, s’étaient demandé quoi faire pour remédier à la situation. Ils avaient écumé les bibliothèques, les tavernes, les universités, consulté les plus grands sages et les illuminés de tous poils, pour trouver un moyen de remettre le temps en marche et accessoirement de faire revenir les dieux et autres vermines de panthéon. Or, la plupart des sources s’accordaient à considérer que si une question avait une réponse, le Vieux de la Montagne la connaissait.
Les rumeurs les plus folles couraient sur ce très ancien et très sage devin aux mœurs nomades, qui un jour apparaissait mystérieusement dans quelque endroit reculé, s’y livrait quelques temps à ses activités avant de disparaître après quelques mois ou quelques années. Localiser précisément le Vieux fut difficile, d’autant plus que toute divination était impossible, les démons usuels étant injoignables, mais finalement, en se rendant au Cénotaphe de Dhoomthar, donjon vertigineux qui avait abrité un temps les entreprises du mystérieux devin, ils rencontrèrent une femme vieille comme le temps et grosse comme une montgolfière, qui leur rapporta que le Vieux s’en était allé au loin vers l’ouest, à la forteresse de Saildjoukha, et même que c’était un locataire très bien comme il faut et très poli qui n’oubliait jamais les étrennes et qui ne ramenait jamais de jeunes vierges à la maison le soir, lui, c’est pas comme le nécromancien du sixième niveau, même que les cris réveillent le dragon d’à côté et que le sang coulait à travers le plafond jusque dans la salle de ponte de la reine alien du septième qui est bien gentille de pas porter plainte, ah ces jeunes, aucune éducation.
Reprenant donc leur barque magique, nos amis avaient traversé fleuves, mers et continents, et cette nuit là, enfin, se dressait, telle l’étrave verticale de quelque monstrueuse épave, le piton monumental et sa forteresse.
Le seul bruit était celui du vent sifflant parmi les hourds et merlons de la muraille et du donjon tout proche. D’une main rendue assurée par l’habitude, Melgo mena la barque jusqu’à quelques mètres de la terrasse d’un bâtiment aux formes plates et allongées, qui n’était pas gardé du fait de son éloignement de la rampe monumentale des Malachiens. Le Saint Père de la Foi comptait sur sa robe magique pour le soustraire aux yeux des soldats zélotes. Cela dit, il avait oublié un détail, qui est celui de la lessive. Il se trouvait que les zélotes de Sal Hakdin avaient de curieux préceptes à respecter pour espérer accéder au paradis de Mahshfri, tels que laver leurs vêtements une fois par jour. Les noires toges de ces austères dévôts étaient donc étendues en grandes quantités sur de robustes câbles tendus entre des piquets, eux-mêmes plantés sur le sommet de l’ancienne caserne des gardes royaux, où dormaient maintenant les derniers hommes libres de Sal Hakdin. Mais comme le climat de la région n’était pas des plus humides, le linge étendu le matin était détaché le soir, sec comme une momie de bonze tibétain. La caserne, vous l’aurez, compris, était ce bâtiment sur lequel Melgo pensait se poser, et c’est au dernier moment qu’il vit les câbles tendus devant lui, et il ne put corriger sa route à temps.
Il y eut un bref instant au cours duquel la gravité fut abolie pour nos héros, mais pas la désagréable certitude que tout ceci allait se terminer fort mal.
La suite ma foi fut assez logique. Ceux qui furent favorisés par le hasard et une bonne constitution (ou une couche de graisse bien placée) reprirent leurs esprits pour voir des faisceaux de lances pointés sur leurs gorges, et à l’autre bout des lances, des guerriers maigres, silencieux et peu amènes. Les autres perdirent connaissance et se réveillèrent…

Urine vieille, paille moisissante et fermentée, salpêtre suintant de murs lépreux, musc de rat du désert, fer rouillé, sueur, acide, sang, peur… Sook avait toujours joui d’un odorat excellent et attribua sans peine ce cocktail, qu’elle connaissait bien.
- Tiens, un cachot, ça faisait longtemps!
C’était en tout cas ce qu’elle voulait dire, Chloé entendit plutôt quelque chose du genre :
- Gnnnîîî gnnnnnnoouuuuu mmmmmmmmpf!
- Ah, je suis contente que tu te portes mieux. J’ai eu peur pour toi tu sais. Je me suis demandé si tu n’étais pas tombée sur le crâne ou quelque…
- Hmpfhngnna… ‘a va.
- Tant mieux. Tu disais quoi?
Ouvrant un œil, elle constata qu'en plus d'être humide et puante, la cellule était plongée dans une obscurité quasi- totale, à peine troublée par quelque fantôme de lune se glissant au travers d'un soupirail profond.
- ‘un cachot, ‘faisait longtemps.
- Je dirais plutôt un cul de basse fosse.
- C’est vrai qu’en cul, tu t’y connais. Y sont devenus quoi, les autres?
- On a été séparés. Garçons d’un côté, filles de l’autre. Je me demande si ces zélotes bidules ne seraient pas un peu coincés.
- T’es pas sortie? Tu peux sûrement défoncer cette porte.
- J’attend plutôt que Mel me fasse signe.
- Ouais, ben on peut attendre longtemps si ce naze s’est fendu le crâne. Bon, je vais ouvrir la lourde moi-même. Il m’ont piqué ma gold? Non? Ah les crétins, ils m’ont laissé ma carte! Regarde bien Chloé, je la glisse dans la rainure, juste sous le loquet, un petit coup sec et zou! Ouvert! Ah comment peut-on se passer de la carte Frollo Gold? Avec sa bordure métallisée au galbe spécialement étudié, elle ouvre jusqu’à 95% des loquets usuels (étude menée sur un échantillon représentatif de 1004 portes occidentales, hors chambres fortes, portes magiques et passages secrets).
- Mais dis-moi Sook, la carte Frollo doit être difficile à se procurer?
- Bien sûr que non, on peut se la procurer dans toutes les agences de la banque Frollo et associés2.
- Euh, j’ai peut-être oublié de te parler du gros garde qui fait les cent pas dans le couloir? Avec ses deux cimeterres ébréchés et son visage couturé de cicatrices. Et ses gros bras noueux zébrés d’horribles scarifications ri…
- Oui ben je suis pas aveugle, il est là. Euh, bonjour monsieur, nous souhaiterions nous évader...
- Il ne parle pas un mot de nécripontissien3. Si tu lui mettais un petit sort dans la figure…
- Je ne peux pas, je te rappelle que la barque volante annule mes pouvoirs magiques. Gentil le garde.
- Et tes trucs de succubes que tu fais des fois?
- Vaut mieux éviter.
- Ouais, c’est vrai. Je m’en charge. Eh beau brun, tu les trouves comment, mes lolos?
C’était très singulier de voir ces gros yeux en boules de loto, d’un blanc éclatant au milieu de la figure bistre de ce colosse basané, dans la pénombre du cachot. Bien que fort dévot et peu porté sur la bagatelle du fait de son austère engagement religieux, le spectacle d’une jeune elfe se mettant intégralement nue était de nature à émouvoir un cadavre, d’autant plus qu’il n’y avait guère de femmes dans la forteresse depuis six mois. Mignonne et coquine, elle s’approcha du malabar d’un pas léger, sans rien cacher de sa blanche nudité, elle s’approcha encore jusqu’à une distance inconvenante, lui jeta un regard innocent par en dessous, un sourire triste, puis lui envoya son poing dans l’estomac. Entre l’instant où partit le coup et celui où il arriva à destination, un influx particulier parcourut certains nerfs de Chloé, quelques glandes secrètes expulsèrent leurs réserves d’une certaine hormone qu’elle seule possédait, et par un processus tenant autant d’une magie étrange que d’une biochimie exotique, son épiderme se transforma en une armure noire et insolite. L’adiposité du fanatique ne le protégea que très modérément de l’énergie cinétique développée, et les jambes coupées par la surprise, il tomba à genoux, position que l’elfe mit à profit pour l’endormir d’une manchette dans le cou. Aussitôt après, elle reprit sa morphologie habituelle. Se montrer nue ne lui posait aucun problème particulier, mais elle n’aimait guère rester plus que nécessaire sous sa forme de guerrière blindée. Où va se nicher la pudeur?
Puis elles tirèrent la carcasse du garde à l'intérieur de la cellule, et Sook le soulagea de son arme, de ses clés, et par pure habitude, de sa bourse. Après quoi nos amies convinrent que Chloé devrait sortir explorer les alentours en premier car d'une part l'elfe était nyctalope, ce qui lui conférait un avantage certain, et d'autre part, la sorcière était sans défense aucune, ce qui fait qu'elle avait tout intérêt à rester à l'abri.
En fait, elle n'eut guère de difficulté à trouver la cellule des hommes, qui se repérait à deux détails révélateurs. Tout d'abord, c'était la seule dont il sortait un air chaud et humide, facilement repérable dans cette lumière étrange que les sorciers, un peu poètes, nomment "fleur de vie", et que les physiciens, moins portés sur les élans littéraires, désignent sous le vocable d'"infrarouge proche". Ensuite, c'était la seule porte d'où émanaient les bruits ténus mais ô combien reconnaissables à l'oreille d'une elfe d'une serrure que l'on crochète avec art. Avec les clés du garde, Chloé ouvrit et découvrit devant elle la face déconfite de Melgo, encore penché en avant, un petit instrument à la main, la langue sortie entre ses lèvres serrées, comme si cela pouvait l'aider en quelque chose dans l'exercice difficile de son art minutieux.
- Y'a plus personne, sortez! Tout le monde est là? Ah, ce que je suis contente de tous vous retrouver en bonne santé, car j'avais craint de ne…
- Oui, ben on verra ça plus tard, coupa le voleur. Venez vite par ici.
- Quoi? Attend Mel, on ne s’est pas emmerdé à sortir de notre cachot pour visiter le vôtre, on aimerait bien sortir.
- C’est qu’on a trouvé dans la cellule ce qu’on était venu chercher.
En pénétrant dans le cachot, Sook et Chloé virent en effet une silhouette de plus que prévu. Il s’agissait d’un vieux fou, ou en tout cas de quelqu’un qui avait mis beaucoup d’énergie à tenter de se faire passer pour un vieux fou. Vous savez, ce genre d’ermites en haillons, avec une barbe qui leur traîne sur leurs genoux cagneux que d’ailleurs ils croisent pour s’asseoir, histoire de bien vous faire comprendre qu’une longue pratique de l’ascèse et des exercices corporels les a rendus plus souples que vous ne le serez jamais.
- J’ai bien l’impression que c’est le vieux de la montagne, dit Soosgohan, accroupi aux côtés de l’étrange personnage.
- Si c’est pas lui, c’est bien imité. Alors, vas-t-il nous aider?
- Il est assis dans cette position depuis que nous nous sommes réveillés. On dirait qu’il médite.
- Laissez moi faire, fit melgo. Holà, noble vieillard, toi dont la sagesse immense et proverbiale est un phare réconfortant pour les puissants de l’univers entier, toi dont le savoir est un torrent de lumineuse vérité, toi dont le verbe acéré tranche le voile obscur du mensonge et de l’ignorance, réponds à ma requête, car c’est moi, Malig Ibn Thebin, Archiprêtre de M’ranis, qui implore ton secours. Grand est le péril, nombreux sont les chemins de l’échec et étroite est la sente qui nous mènera à la sauvegarde du Monde, tandis que les vastes légions de la mort nous guettent dans l’ombre, et c’est à toi qu’il revient de guider nos pas.
Et le vieux ne bougeait pas.
- … Car tout ce qui vit est menacé par les bêtes d’Outre-Temps, et … enfin … si tu nous laisses tomber, on va tous mourir.
Sans ouvrir les yeux, le devin murmura.
- Si tel est le destin du Monde.
- Mais, c’est qu’on ne veut pas mourir.
- Tel est le destin de toute chose. Ce qui est né doit un jour périr.
- Mourir moi même, c’est une perspective qui ne m’enchante pas, mais je m’y prépare depuis le jour de ma naissance, comme tout un chacun. Or là, nous parlons de l’anéantissement de toute chose, de la civilisation, du savoir accumulé depuis des siècles.
- L’humanité, crois-moi, prêtre, l’humanité n’a rien accompli de si remarquable qu’il faille bouleverser l’ordre des choses pour la sauver. Laisse moi méditer.
- Mais ne comprends tu pas que rien ne subsistera? Ni la terre, ni la mer, ni l’air, rien ! Aucun témoignage ne restera, et pis que tout, rien ni personne ne nous succèdera. Le cataclysme anéantira non seulement ce qui existe, mais aussi tout espoir que quelque chose d’autre ne nous remplace. Il n’y aura plus rien, rien!
- Le néant n’est-il pas préférable au mal? Vois le monde, vois seulement ces deux armées, là, dehors, qui s’apprêtent à s’affronter. Les uns sont si stupides que même sans espoir de survie, ils s’enferment volontairement dans ce mouroir pour y subir les tourments de la faim, de la soif et de la folie qui bientôt viendra les prendre, alors qu’il serait si simple de périr en se jetant des remparts, en s’évitant bien des déboires. Et tout cela au nom d’un dieu dont ils n’ont, soyons franc, jamais vu la queue, et qui s’il existe les ignore souverainement. Et en bas, encore plus misérables, ceux qui sont venus perdre leur jeunesse, leur santé, pour beaucoup leur vie, dans un pays étranger, dans le seul but de satisfaire leurs instincts bestiaux et d’acquérir ce métal jaune et brillant qui leur fait tant défaut. Et parmi eux, pas un seul pour se rendre compte que dans cent ans, tous seront morts, leurs noms seront tombés dans l’oubli, et leur or ne leur profitera plus. Et je ne parle là que de ce que j’ai sous mes yeux, mais tout dans le monde est dans le même état. Oui, je te le dis, le néant est infiniment préférable au monde tel qu’il est.
Melgo peinait à trouver quelque argument pour contrer cette étrange profession de foi, mais Sook l’écarta brutalement pour se mettre à hauteur du visage flétri de l’aïeul.
- Attend, je vais lui expliquer ma philosophie. Alors c’est assez simple. Je ne sais quel vieux Bardite mort a dit que le monde ne vaut que par le point de vue qu’on en a, pas vrai?
- Tu dois faire allusion à Xenophion le fataliste et à l’école relativiste. C’est un raccourci très réducteur, jeune personne, mais admettons.
- Donc, le néant TE semble meilleur que le monde tel que TU le vois.
- Certes, c’est une question de point de vue. Et à mon point de vue, je me tiendrai.
- Mais que se passe-t-il si l’enchaînement des faits menant à la destruction devient, toujours de ton point de vue, incomparablement plus insupportable que celui menant à la continuation des choses?
- Euh… j’avoue avoir du mal à te comprendre…
- Je vais être plus claire. Si tu ne me dis pas ce que je veux savoir, je veillerai à passer les dernières semaines de mon existence à faire ce que je sais faire le mieux et qui me procure de vives satisfactions. J’ai appris bien des choses intéressantes au cours de ma vie, vois tu, et je sais faire bien des choses qui te surprendrait. Sais-tu, vieil homme, qu’avec ce seul doigt (elle tendit son petit index devant elle) je suis capable de faire hurler et pleurer le plus robuste et le plus farouche des guerriers d’élite Pictetés comme si c’était une femme dans ses premières couches. Je connais les centres qui commandent la douleur, je sais suivre les lignes subtiles et secrètes qui courent sous la peau et à l’intérieur des chairs, je connais les rythmes des marées internes qui agitent les fluides de ton corps, et je puis les diriger à ma guise pour te procurer des souffrances dignes de celui par qui le Monde aura été anéanti. Et bien sûr, je puis faire en sorte que jamais tu ne perdes conscience, ni ne sombre dans la folie, ni bien sûr ne meures, mais ça, c’est le minimum syndical du bourreau. Oui, tout ceci, je puis le faire avec un seul doigt. Ai-je mentionné le fait que je possède une demeure où je dispose de toutes sortes d’instruments? Les plus grossiers – qui ne sont pas les moins efficaces – comme les plus évolués, que j’ai fait venir à grands frais du lointain Shedung. Et les potions secrètes, et les rituels interdits, ceux dont les manuels de magie ne parlent jamais, mais que j’ai quand même retrouvés, et quelques créatures aux usages surprenants… te plairait-il de visiter ma demeure, vieil homme?
Il était heureux que le monde eut perdu ses couleurs, sans quoi on eut vu le vieux de la montagne devenir gris. Il chercha quelque signe de réconfort dans les yeux des autres membres de l’assistance, mais tous ne montraient que de la gêne et l’envie de penser à autre chose.
- Hein? Qu’en dis-tu?
- évidemment, je plaisantais. Il va de soi que je vous apporterai toute l’aide nécessaire, dans la mesure de mes moyens. Que voulez-vous savoir au juste?
- Ah, le brave homme, il plaisantait. Alors voilà, je suppose que tu sais ce qui se passe en ce moment…
- Il faudrait être daltonien au dernier degré pour ne pas le voir.
- L’Axe du Monde a été brisé, et les choses d’Outre-Temps accourent à toute vitesse depuis le passé pour dévorer notre univers. Existe-t-il un moyen de remettre le temps en marche?
- Un moyen qui vous soit accessible? Il n’y en a aucun.
- C’est gai, ton aide nous est précieuse. Et un moyen qui nous soit inaccessible?
- Il faudrait remplacer l’Axe par un dispositif magique idoine, capable de remettre les choses en l’état. Mais confectionner un tel artefact n’est pas chose aisée. En fait, les mortels n’ont aucune chance d’y parvenir.
- Allons, tu nous sous-estimes. Sache que je suis la plus puissante sorcière de la mer Kaltienne, et que…
- Ah, alors tu comprendras si je te parle technique, et que tes amis m’excusent si notre jargon leur échappe un peu. Es-tu capable de générer trente-six gigavolocubes/rimbodions de fluide iridescent?
- Giga… Tu veux dire trente-six mégaboules?
- J’ai dit giga.
- ‘culé.
- Je ne te le fais pas dire.
- C’est le boulot d’un dieu. Ou d’un démon supérieur. Et encore, pas tous.
- Or les dieux sont inaccessibles depuis que l’Axe est brisé. Voici pourquoi je dis que le monde est condamné.
Wansmor et Soosgohan paraissaient si abattus que les trois non-sorciers du groupe en conçurent quelque appréhension. Chloé intervint.
- Dis, et en vous y mettant à plusieurs ?
- C’est idiot, même tous les sorciers du monde n’arriveraient pas à rassembler le dixième de la puissance nécessaire.
- Je veux dire, à plusieurs démons. Toi et Shigas, vous êtes des… enfin, tu vois. Et il doit bien y avoir quelques démons ou demi-dieux qui traînent sur terre.
- Ridicule, on ne trouve pas les démons de par le monde, comme ça… c’est exceptionnel que Shigas et moi soyons toutes deux en incarnation primaire dans un même univers. De toute manière, notre puissance est sans commune mesure avec celle d’un dieu ou d’un démon supérieur.
- Mais tu n’es pas un démon supérieur ?
- Ah ben non, je suis un démon majeur. Il existe six-cent soixante-six démons supérieurs, parmi lesquels Lilith, la mère des succubes, et vingt-six autres princesses des ténèbres. En dessous viennent quelques milliers de succubes ordinaires, qui sont des démons majeurs, et dont je fais partie.
- Diable, railla Melgo, je te croyais mieux placée dans la hiérarchie infernale.
- Il vient ensuite les démons du commun, qui sont des millions, et que personne ne s’est amusé à compter, mais dont même les plus faibles pourraient te broyer la tête d’une seule main sans y penser, en tout cas ceux qui ont des mains. Ceux-ci commandent à leur tour à toutes sortes de démonicules, grouillots, larves, lémures, rejetons difformes et autres bestioles qui forment la piétaille des enfers. Il y en a un si grand nombre qu’on a coutume de les mesurer au poids.
- Et Urlnotfound, qu’est-ce qu’il devient ?
- Urlnotfound… tiens au fait, je me demande ce qu’il lui est arrivé, à ce navrant avorton. Je l’avais coincé entre deux réalités, mais la destruction de l’Axe du Monde l’a peut-être anéanti, ou bien libéré, je ne sais pas. Cela dit, il a probablement perdu l’essentiel de sa puissance. A la base, c’était un démon assez mineur. Même si on le retrouve, il ne nous sera d’aucune utilité.
- Mais si je me souviens bien, tu avais fait mention d’une autre succube qui serait sur terre. Je me souviens, c’était quand nous avions traversé l’Antre Maudit de Skelos. Avec un drôle de nom.
- Une autre succube ? Il n’y a pas d’autres… Ah oui, Arsinoë ! Oui en effet, c’est bien une succube. Elle était devenue complètement cinglée, et Garrodh, une autre succube, l’avait exilée dans ce monde.
- Et c’est un démon majeur ou supérieur ?
- Supérieur, évidemment, c’est une des vingt-sept…
- … princesses des ténèbres, compléta Wansmor en s’épongeant le front avec sa manche.
Melgo, qui avait tenté de suivre, s’interrogea.
- Mais a-t-elle le pouvoir nécessaire ?
- Et bien théoriquement, si les récits sont justes, Arsinoë est une très puissante sorcière dont la science commençait à gêner beaucoup de monde dans les enfers. Cela dit, elle a fort mauvaise réputation, même pour un démon, et elle est folle à lier, pour autant que ce qu’on en dit soit vrai.
- Oui, mais est-ce qu’on a le choix ?
- Pas vraim…
Soudain, la lourde porte de la prison s’ouvrit à toute volée sur un rude guerrier de Sal Hakdin, vêtu d’un pagne blanc (car sa toge n’était pas encore sèche), qui était sans doute un capitaine ou quelque chose comme ça, accompagné d’une grande quantité de soldats. La face bistre de l’officier exhalait une bienveillance et une ouverture d’esprit peu communes tant elles étaient absentes.
- Ah ah, gredins, je vous y prends ! Comment vous avez ouvert la porte, c’est un mystère, mais pour l’honneur de Mahshfri, misérables païens, je vais vous occire sur l’heure !
- J’ai peur, intervint Melgo, qu’il n’y ait méprise. Nous ne sommes pas des agents Malachiens, qui sont à nos yeux de tristes coquins, mais de vaillants aventuriers poussés par l’amour de la justice et du bon droit, venus apporter notre soutien à votre cause.
- En pleine nuit? Ce sont plutôt là les manières des voleurs, des espions et des assassins.
- Et bien… oui, mais en fait c’était pour que l’armée Malachienne ne puisse nous voir arriver.
- De telles manières sont indignes de combattants de Sal Hakdin, on voit bien que vous êtes des infidèles. Par ailleurs, nous n’avons besoin d’aucune aide, Mahshfri veille sur nous, et notre victoire ne fait aucun doute car, comme vous l’avez si bien remarqué, nous oeuvrons pour le bon droit et la justice. Et c’est au nom de cette justice que nous vous accorderons le bénéfice du doute, en ne vous considérant pas comme des espions, qui sont punis des Sept Morts du Fourbe Pêcheur, comme vous le savez sans doute.
- Ah, votre grand sens de l’équité…
- Vous serez simplement pendus.
- Mais je proteste, nous sommes venus ici pour vous aider…
- Bon, intervint Sook, laisse tomber. Tu vois bien que monsieur est pressé. Abrégeons les palabres et passons à l’action.


II ) Où l’on se déchire pour d’obscures raisons.

Sembaris.
Sembaris et ses échoppes hautes en couleur, ses maisons hautes en étages, ses ruelles tortueuses verticalement autant qu’horizontalement, ses puissantes murailles pavoisées aux armes des plus preux vendeurs de vinasse du royaume4, Sembaris la magnifique aux mille pignons ornés de fientes de pigeon ancestrales, Sembaris aux rues pavées d’or, pour être précis ce que les paysans nomment " or brun " et qu’ils épandent généreusement dans leurs champs après la moisson, Sembaris et ses marchés au vacarme assourdissant, ses temples pleins d’or et de reliques souvent absurdes, Sembaris, perle de sang sur le front du monde, Sembaris, aube et crépuscule de toutes les quêtes, Sembaris et ses commerçants accueillants, ses hôteliers débonnaires et ses auberges gastronomiques réputées. Voir Sembaris et mourir, dit l’adage populaire, la visite du plus grand port de la Kaltienne est un passage obligé pour tout gentilhomme de goût, amoureux d’un art de vivre raffiné et d’une vie culturelle intense. Mais bien sûr, la mère de toutes les cités n’oublie pas les industrieux entrepreneurs, qui trouveront en ses murs toutes sortes d’opportunités uniques grâce à une infrastructure économique performante, une situation centrale au confluent des principales routes maritimes du monde occidental, ainsi qu’une fiscalité incitative ! Sembaris, la visiter, c’est en tomber amoureux !
Errons donc un instant dans les rues de Sembaris, à la recherche de nos héros. Visitons ensemble la Compagnie du Basilic, nous ne les y trouvons point. Ils ne sont pas non plus allés faire leurs dévotions au Temple de M’ranis, dans le faux-port. On ne les trouvera pas plus dans les auberges des quais, ni à la maison qu’ils ont juste derrière. Chloé ne visite pas les boutiques de mode ni les alcôves des princes indigènes, Kalon ne cherche pas la bagarre à la sortie des arènes, c’est en vain que l’on cherchera Sook dans la prodigieuse Tour-Aux-Mages, et Melgo ne prend nulle part au culte M’ranite, ni aux mauvais coups des bourgeois véreux des faubourgs. Cela fait pourtant deux mois qu’ils sont revenus de leur excursion au Sal Hakdin, mais où sont-ils passés ?
Quoi ? Vous voulez savoir comment ils se sont sortis du chapitre précédent ? Et bien, à vrai dire, j’étais distrait, et je n’ai pas tout vu. Cependant, connaissant ces personnages de longue date, je gage que Kalon aura poussé un cri vengeur et se sera jeté sur les gardes – se battre à main nue ne lui fait pas peur. Je pense aussi que Chloé aura revêtu sa livrée noire et hérissée d’épines, et qu’elle aura copieusement empalé quelques uns de ces fanatiques, avant que Sook, Wansmor ou Soosgohan n’ai déclamé le moindre sortilège mortel. Quand à Melgo… disons qu’il comptait les points d’expérience pendant ce temps. Après ces amusettes, ils auront sans doute couru un peu partout pour récupérer leur matériel, puis mis les bouts à bord de la barque volante, sous les tirs d’arbalètes des zélotes survivants. En général, ça se passe comme ça.
Bon, pour en revenir à Sembaris, la Compagnie du Val Fleuri semble avoir disparu. Réfléchissons, quelle est la première chose à faire pour savoir où nos gaillards ont bien pu aller fourrer leurs museaux? Bon, peut-être pas la première, ni la seconde, mais la troisième au moins. Evidemment, la première chose à faire à Sembaris pour avoir des renseignements est de commander un breuvage onéreux dans une quelconque taverne de la ville, ce qui permet d’arrondir les angles avec l’aubergiste, qui est sûrement au courant, comme ils le sont tous. La deuxième chose à faire est de graisser la patte à un mendiant (s’il a encore une patte valide, évidemment), car le propre d’un mendiant est d’être en permanence dans la rue, ce qui lui permet de voir tout ce qui s’y passe (sauf s’il est aveugle, ça va de soi), et de passer inaperçu, ce qui en fait un auditeur involontaire mais attentif de toutes les conversations et commérages (sauf s’il est sourd, comme de juste).
En tout cas, la troisième chose qu’aurait fait n’importe qui dans cette situation aurait été d’acheter, tout simplement, le journal. Il y a de nombreux titres qui circulent dans Sembaris, la plupart de bonne facture, imprimés sur du papier exquis, avec des encres de bonne qualité par des ouvriers aimant leur métier, rédigés par des journalistes compétents et respectueux de la déontologie, n’hésitant pas à dénoncer les mœurs scandaleuses des grands de ce monde et leur goût du lucre. Alors pourquoi, grands dieux, tombait-on toujours sur la même feuille de chou, l’Indépandant Khôrnien ? Mystères insondables du marketing éditorial…


N°7623 L’INDEPANDANT KHORNIEN 15 sarcles


Le journal de Sembaris

Qui paraît tout les jour

Sauf quand on a la flemme.


EDICTION SPECIALE !!!

LA FLOOTE ELLE EST PARTIE!


Il n’ora échappper a presonne même les plus daltoniens, que les couleur ont disparuent. Y comprient sur les fleurs, et le ciel, et tout et tout, qui est gris pas beau. Le scrible et chevins du Temple de M’rannis nous a confrimer ce soir, de source officielle, que la disparission des couleures dans le monde avait grandement inquiéter les autorités, et notamment les sorciers, ainsiquue divers autres personnalitées, et que donc, suite à ceci, une expédition aller tetre mener afin de remédier a la situassion. Ce soir dernier donc elle est partie. La flotte. La destinnation et le but de l’opérassion n’est pas connu, mais ça devrait avoir lieux dans l’est, d’aprer des marins qui ont bu avec nos jourlanistes dans les tavernes.

Mode : Cet été, la toje courte revians très fort dans des colories jaunes et écruts. Lire paje 2.

Astre au logis: la conjonctiont de la planette Nabout dans la constelation du Tetrarque Aplati est légèrement propisse aux tanneurs sajittaires natifs du 12 au 17, ainsi que aux palladins demi-orques de quattrième nivo. Effet néfaste a redoutter pour les auttres cathégories.

Diable, ils ont pris la mer, nos coquins ! Nous voilà bien avancés. Puisque nous ne sommes plus à une ellipse près, revenons donc dans le temps, la veille au matin.

Les quais de Sembaris semblent hérissés des piques et d’oriflammes, comme une armée de hallebardiers attendant la charge de quelque ost de tritons venus de la mer. Il y avait des centaines de navires. Oui, des centaines, venant des quatre coins de la grande mer intérieure, s’étaient assemblés en ce lieu. dans le plus grand secret. On y reconnaissait des galères M’ranites, ainsi que d’autres vaisseaux de guerre de provenances diverses, et surtout des quantités considérables de nefs marchandes, de cotres de contrebandiers, de navires de force, et de façon générale, toutes les sortes de véhicules qu’on vit jamais flotter à la surface des mers d’Occident. Chacune de ces embarcations croulait sous les hommes d’armes, les chevaux, les machines de siège, le ravitaillement, et toutes ces choses qui suivent immanquablement les armées en marche.
- Puissent leurs dieux venir en aide aux infidèles qui affronteront notre armée, car sur ma foi, c’est la plus puissante qu’on ai jamais rassemblé dans tout l’occident. Voyez, à perte de vue, les hommes d’armes se rassemblent, la ceinture lourde de leurs armes, le cœur lourd d’une inflexible résolution. Voyez comme la tempête se lève, et c’est notre tempête. Portons le fer au flanc du païen, car en vérité, je vous le dis, M’ranis notre déesse m’est apparue en songe. Sa robe était pourpre du sang de ses fidèles versé pour sa gloire, et ses mains de miséricorde étaient serrées autour du Glaive de Pureté, tandis que je m’avançais vers elle parmi les limbes, et sa voix résonna à mes oreilles avec…
- Putain, elle cause bien, ta nana! S’exclama Chloé en se penchant à l’oreille de Melgo.
- Oui. Je commence à comprendre comment elle est devenue Grande Prêtresse.
Tout ce que le culte M’ranite comptait de plus hauts dignitaires religieux et militaires écoutait le prêche de Félicia, Grande Prêtresse de M’ranis et illuminée notoire. Cette forte femme avait, quasiment toute seule et en dix ans, transformé une secte mineure venu du sud en une machine à convertir et à châtier l’incroyant comme le monde n’en avait pas connu depuis des siècles, et dans la grande salle de la commanderie du port, reconvertie pour l’occasion en salle d’état-major, elle pérorait maintenant, moins pour maintenir le moral de ses généraux – des fanatiques résolus à en découdre – que pour savourer le plaisir sans fin que lui procurait la contemplation de sa propre puissance.
Cela dura ainsi un bon moment, puis elle sentit confusément que l’attention de l’auditoire diminuait et revint à des considérations plus pratiques.
- Vous avez donc reçu le plan d’action. La flotte restera groupée durant toute la traversée, puis nous débarquerons dans l’anse de Samonk. Nous ignorons encore à quelle opposition nous allons avoir affaire, mais la région est tenue, d’après nos renseignements, par les forces d’occupation de l’Empire Secret. Après avoir analysé la situation avec les meilleurs experts militaires d’occident, nous en sommes venus à mettre sur pied le dispositif suivant : une fois arrivée en vue de la côte orientale, la flotte se divisera en trois groupes. Celui du Nord, commandé par l’amiral Verdantil, se dirigera vers les collines de Maïdouk où, le croyons nous, des séides de l’Empire Secrets peuvent avoir pris possession des ruines d’une antique forteresse qui jadis gardait le port de Samonk, aujourd’hui englouti sous les flots. Si tel était effectivement le cas, il faudrait faire preuve de ruse autant que d’audace pour prendre la place, ou du moins pour mettre la garnison hors d’état de nuire.
Verdantil, morose, se contenta d’opiner. Son verbe était rare et ses actes réfléchis, comme souvent chez les natifs d’Esclalos, contrée désolée du septentrion. Sa physionomie toutefois contrastait avec celle de ses compatriotes, car il était mince et de taille très moyenne. Détail singulier, mais que seul un observateur attentif ou prévenu pouvait déceler, son bras gauche était plus long que le droit, de la longueur d’une paume environ. Loin d’être une infirmité, cette particularité l’avait bien servi dans le métier de soldat, où sa spécialité était l’arc, et où il avait tant excellé par son habileté, son courage et sa ruse qu’à présent, après bien des aventures, il commandait une vaste armée.
- Le groupe du Sud sera mené par l’amiral Belthurs, et aura la difficile mission de prendre le marais de Khalag. L’endroit est infesté, dit-on, de créatures déplaisantes, aussi est-il peu probable que l’ennemi s’y soit retranché, mais la progression sera difficile, aussi, vos hommes devront faire preuve d’opiniâtreté et de constance dans leurs efforts.
Le grand et gras gaillard à la peau tannée par les embruns retint à grand peine un juron bravache. Son armure de cérémonie et sa cape de velours bleu lui allaient comme une robe de communiante à un ours des cavernes, et il avait hâte de s’en débarrasser pour passer à l’action. Jadis mercenaire pour cent rois, conseiller de cent généraux, il avait rebondi sur toutes les vagues de la Kaltienne et d’ailleurs avant de s’engager pour la cause M’ranite avec une ferveur qui n’avait rien de feinte, quand bien même il la dissimulait sous des manières rudes.
- Le seigneur Kalon ici présent mènera l'assaut dans l'anse et progressera afin d'établir un campement à deux börns à l'est, sur une petite colline surplombant un ruisseau, qui forme, d'après nos informateurs, un site propice à la couverture des opérations de débarquement, dirigées par le Saint Père de la Foi en personne.
Melgo resta parfaitement impassible, peut-être se souvint-il avec retard qu’il était question de lui. Puis, alors que sa compagne allait reprendre la parole, il éleva une objection, ménageant autant que possible les susceptibilités.
- Loin de nous l'idée de remettre en cause la compétence de nos experts militaires, ce plan me semble très complet et apporte toutes les garanties de sécurité, pour autant qu'on puisse en avoir dans le cas d'opérations de ce genre. Toutefois, ceci vaut dans le cas d'un ennemi classique, se battant selon les lois ancestrales de la guerre et utilisant peu ou prou les mêmes armes que nous. Or nous savons, pour en avoir été nous mêmes témoin, que ce n'est pas le cas de l'Empire Secret, dont les armées emploient une d'étranges sorcelleries, devant lesquelles les plus anciens et les plus sages restent les bras ballants, sans pouvoir fournir d'explications autres que très vagues et dénuées d'intérêt pratique, signe qui trahit généralement l'ignorance. Ainsi, certains d'entre eux chevauchent-ils des montures volantes capables de frapper d'une stupeur fatale les plus vaillants des guerriers. D'autres prennent les airs à bord de galères volantes. Certes, nous avons réussi, depuis quelques temps, à percer le secret de l'alliage qui permet un tel prodige, mais il nous faudra bien du temps pour construire des navires volants de taille respectable en nombre suffisant pour les inquiéter. Mais le plus préoccupant, ce sont les effets inattendus de ce métal qui, non content de léviter de la plus insolente façon, a la fâcheuse manie d'empêcher autour de lui le lancement des sortilèges. Ainsi nos glorieux mages de bataille, qui sont le fer de lance de notre armée et lui ont assuré bien des succès mémorables, se retrouveront grosjean comme devant lorsque se montreront nos ennemis les plus redoutables, les vaisseaux volants de l'Empire Secret.
- Cette éventualité avait attiré notre attention. Pour y faire face, notre arme principale sera notre foi indéfectible en M’ranis. Toutefois, nous emploierons aussi des procédés plus séculiers. Sous la direction de maîtresse Sook, ici présente, les équipes du Cercle Occulte ont travaillé pour produire des armes magiques capables de mettre en échec les forteresses volantes de nos ennemis. Pour contrer les attaques mentales pernicieuses des wyrms fuligineux, nos apothicaires ont mis au point un mélange d’herbes provenant de lointaines qui, outre leur effet euphorisant propice à la conduite d’une bataille, protègent un temps contre la stupeur provoquée par ces créatures. Enfin, si toutes ces précautions devaient se révéler insuffisantes, nous pouvons compter sur le concours de maîtresse Sook dont les immenses pouvoirs, je n’en doute pas, nous permettrons de vaincre nos ennemis quels qu’ils fussent.
- Pardon ? Demanda Sook d’une voix forte et butée.
- Euh… un problème ?
- Oui, c’est à dire que j’aurais aimée être au courant.
- Mais, enfin…
Melgo, irrité, se pencha en avant pour voir la sorcière.
- Que veux-tu dire, Sook, tu ne comptes pas venir avec nous ?
- Je dis simplement, Melgo, que quand on part affronter les dragons, les démons, les sorciers et les armées des ténèbres, c’est Maîtresse Sook par ci, Mademoiselle Sook par là, et si Sa Grandeur la Sorcière veut bien se donner la peine de lancer les boules de feu. Et puis le reste du temps, c’est casse-toi connasse, tu nous gênes.
- Mais de quoi…
- Et en plus, t’es mal placé pour en parler, toi qui passe ton temps à essayer de me foutre dehors du groupe et à monter les autres contre moi.
- Eh ?
- Et bien t’as gagné, ça va te faire des vacances, je m’en vais. Vous vous êtes foutus dans la merde tout seuls, alors faites comme bon vous semble, et oubliez moi.
- Eh, je te rappelle que c’est entièrement ta faute, tous ces problèmes. Tu n’aurais pas un peu peur de te battre par hasard ?
- Ah, vous voyez, il recommence. Et bien salut la compagnie, allez vous couvrir de gloire sans moi, faites les guignols tant qu’il vous plaira, moi, je me casse, j’ai plus important à faire.
- Et quoi donc, on peut savoir ?
- Déboucher un évier, nourrir le chat, des trucs utiles. Wansmor, par ici.
Et elle partit en claquant la porte, suivie de Wansmor qui, adressant un triste sourire à l’assistance, haussa les épaules comme pour excuser sa maîtresse.
- Euh ? Fit Kalon, qui n’avait suivi que très partiellement.
- Et ben, bon débarras, fit Chloé, qui se souvenait soudain de quelque grief mineur qu’elle avait avec la sorcière.
- Euh ? Sook ? Partie ?
- Eh oui, mon pauvre compagnon, je sais qu’inexplicablement, tu portes à cette personne une certaine affection, toutefois, il semble bien que notre association, qui avait connu récemment des orages, ne soit définitivement brisée. De fait, Sook ne fait plus partie de la Compagnie du Val Fleuri.
- Mais… Baston !
une voix métallique étouffée émana du fourreau que Kalon portait sur son dos. Il avait en effet une épée magique qui avait acquis, récemment, la singulière faculté de parler, et qui hélas, ne s’en privait pas.
- Je pense que le seigneur Kalon qui me porte exprime moins son désarroi de voir partir au loin la compagne de maint aventures – car en homme instruit et philosophe, il sait que les mortels sont comme des nefs désemparées dans une mer sombre, vouées à se croiser et, à peine entr’aperçues, à se séparer – que sa préoccupation de devoir se priver, à la veille de l’épreuve, d’un soutien de poids. Préoccupation que du reste je partage, si vous me permettez d’exprimer un avis personnel.
- Ouais, c’est ça, confirma Kalon, réjoui.
- Sois sans crainte, mon ami, car notre force est grande, même sans elle. Nous vaincrons, et nos noms seuls s’inscriront dans la légende tandis que les siècles oublieront charitablement le sien.
Mais pour une fois, les belles paroles de Melgo ne parvinrent pas à dissiper chez le barbare le sentiment confus que l’affaire était mal engagée.

L’embarquement eut lieu cette même nuit, peut-être pour éviter un trop grand nombre de regards indiscrets. Peine perdue, les Sembarites, peuple friand de distractions, se levèrent et s’assemblèrent en robe de chambre sur le perron de leurs demeures ou aux fenêtres de leurs appartements pour voir passer les soldats, spectacle dont du reste ils étaient familiers depuis plusieurs années, depuis que leur cité était le centre nerveux de l’armée sainte M’ranite.
Devant le " Glorieux Narval ", leur vaisseau amiral, Kalon et Melgo, sur le quai, s’agitaient et gesticulaient pour coordonner le ballet martial des piques et des armures. Parfois, ils se consultaient d’un regard ou d’un mot, ils se connaissaient depuis si longtemps qu’il n’était pas nécessaire d’en dire plus. Ils furent assez surpris de voir revenir vers eux le triste Wansmor, dont la longue figure pâle semblait un peu perdue au milieu de cette agitation.
- Messires, messires! Un instant je vous prie! Attention avec votre épée, vous. Attention… voilà. Euh…
- Oui Wansmor?
- Et bien voilà… Comment vous dire ça… Bien, je veux que vous sachiez que je ne suis pas… enfin…
- En un mot, vous voulez trahir Sook en nous proposant vos services. Bravo, vous êtes un homme courageux et responsable.
- Pas tout à fait. Enfin, si, je suis sans doute responsable, mais je ne veux pas trahir, non non! En fait, je ne suis ici que pour vous porter ceci, un objet – où l’ai-je fourré mon dieu, j’espère qu’on ne l’a pas… ah bon, le voici – un objet donc auquel maîtresse Sook accorde grand prix. Je l’ai dér… emprunté dans son laboratoire, j’espère qu’il vous sera utile.
Il tendit un cylindre de verre ou de cristal, d’une longueur telle qu’on pouvait le prendre à deux pleines mains, mais pas plus. L’intérieur en était parcouru par un réseau de fines craquelures qui semblaient être autant d’archipels d’étoiles. A chaque extrémité, un ornement de cuivre figurant le crâne de quelque étrange rat triopte empêchait que l’on puisse voir dans le cylindre par le côté. Wansmor donna aussi un petit parchemin griffonné à la hâte, et que Melgo enfouit aussitôt sous sa robe cérémonielle, car il commençait à bruiner.
- J’ignore l’effet exact de l’objet, mais je sais comment l’activer : voici la formule magique à réciter, inscrite sur ce parchemin. Mais prenez garde, ceci est très dangereux, et ne doit être activé qu’en toute dernière extrémité.
- Mais parbleu, à quoi cela sert-il?
- J’en ai déjà trop dit, que les dieux vous soient propices, j’aimerai tant être des vôtres, mais mon devoir m’appelle ailleurs. Je vous quitte.
Et il s’éloigna d’un pas erratique dans l’ombre et le tumulte. A leur tour, les deux commandants regagnèrent leurs quartiers à bord du " Faucon des mers ", une des plus puissantes galères de la flotte.
- Et bien, voilà une bien étrange affaire. Notre succube s’enfuit de la façon la plus lâche, mais grâce à son élève à la triste figure, que j’avais tenu pour le dernier des couards, un peu de sa sorcellerie nous accompagnera. Du diable si j’y comprend quelque chose.
- Sook pas lâche.
- Le fait est qu’elle nous a abandonnés.
- Pas lâche.
- Hummm… il est vrai que par le passé, elle avait pourtant fait preuve, à plusieurs reprises, d’un certain panache face à l’adversité. Maintenant que tu me le fais remarquer, son comportement est des plus étranges. Bah, la peste soit des femmes, des sorciers et des démons caudés. Viens, l’ami, allons nous reposer, demain sera une rude journée.

III ) Où l’on voyage en d’étranges contrées et bonne compagnie.

Pendant ce temps, Sook réussissait l'exploit d'être à la fois tout à côté et plus loin qu'il n'est humainement imaginable.
Dans une rue du Faux-Port, à quelques centaines de mètres de la capitainerie, il y avait une petite bicoque particulièrement quelconque, à tel point que si on avait attribué un trophée à la maison de Sembaris qui payait le moins de mine, on n'aurait pas désigné celle-ci, car le jury ne l'aurait pas remarquée. Ses volets étaient perpétuellement clos, et seule la vieillarde insomniaque habitant en face avait récemment vu des allées et venues nocturnes de personnages encapuchonnés aux airs de conspirateurs, mais comme personne ne prêtait plus attention à ses chevrotements bavants et séniles depuis une vingtaine d'années, le secret était bien gardé. Une enquête au cadastre aurait révélé que la demeure appartenait à l'Immobilière Sembarite Levantine, compagnie domiciliée officiellement dans une boîte aux lettres de Sapshen, de l'autre côté de l'île. Se rendant au registre du commerce, notre enquêteur hypothétique aurait découvert, moyennant pot de vin, que le capital de ladite société appartenait à 100% à la Balnaise Générale de Navigation, holding de droit Malachien aux activités multiples autant que discrètes. Notre investigateur virtuel, décidément bien persévérant, aurait alors pu, par quelque subterfuge, contourner le secret des affaires qui est d'ordinaire si bien protégé dans la péninsule Malachienne et se procurer la constitution du capital de la BGN, et il se serait alors aperçu qu'entraient dans son tour de table deux actionnaires, et seulement deux : la banque Mascot-Galwein de Dûn-Molzdaar, et la Malkinoise d'Induction, basée dans la petite île fiscalement clémente de Makassar, en mer des Cyclopes. Deux compagnies qui partageaient le fait d'être des sociétés en commandite par action, et d'avoir le même unique commanditaire : Sook.
Dans la bicoque, il y avait plusieurs pièces meublées chichement, comme une maison d'ouvrier ou de marin. Notamment une chambre, qui avait la gaieté d’un enterrement d’avocat fiscaliste mormon autiste. Avec un coffre de chêne (inutile de fouiller, il ne contient que des hardes), trois clous pour suspendre des vêtements, et un grand lit recouvert d'une paillasse malpropre et aux solides pieds de hêtre. Très solides. Et très lourds. En fait, rien qu'à regarder le lit, on avait mal au dos tellement il avait l'air lourd. D'ailleurs, il ETAIT lourd, et même encore plus qu'il n'en avait l'air, car sous le bois, un habile artisan avait dissimulé une bonne épaisseur d'acier. Heureusement, la connaissance d'une invocation spécifique et d'un mot magique particulier permettait de faire léviter le meuble, sous lequel on n'avait aucune peine à trouver une trappe, certes piégée, mais facile à ouvrir. Dessous, un couloir serpentait entre des piliers et des éléments de maçonnerie artistement placés afin de fournir une cache discrète à la créature tentaculaire et brumeuse qui gardait les lieux contre toute intrusion, qu'elle vienne du monde matériel ou du monde spirituel. Courir très vite en slalom était cependant un bon moyen de lui échapper, mais exposait à des déconvenues, notamment finir empalé sur les pieux de bois qui tapissaient le fond d'une oubliette d'une quinzaine de mètres de profondeur, et que dissimulait au regard peu attentif une trappe recouverte de cailloux et de poussière collée. Enfin, on arrivait à une porte de fer enchantée, qui ne consentait à laisser passer que la propriétaire des lieux. Derrière, il y avait le Laboratoire Secret de Sook.
De prime abord, c'était assez décevant de banalité. On trouvait bien des étagères où s'entassaient des fioles et bocaux poussiéreux, mais rien de ce qui se trouvait à l'intérieur n'excitait particulièrement la curiosité, il s'agissait généralement d'huiles noirâtres, de petits cailloux, d'herbes séchées et de poudres vaguement déliquescentes. Quelques uns contenaient bien des animaux conservés dans du formol, mais tous provenaient de la région, la plupart étaient d'ailleurs des plus communs. Les portes menant vers d'autres mondes brillaient par leur absence, tout comme les machines merveilleuses aux rouages iridescents, les armes magiques, les chouettes empaillées suspendues au plafond et les amulettes accrochées aux murs. Dans un coin se trouvait un balais, dont le seul pouvoir magique consistait à déplacer les immondices, et encore fallait-il l'agiter vigoureusement, la tête vers le bas, pour qu'il remplisse cette fonction. A son côté, un seau de fer blanc et une petite pelle complétaient le classique trio ménager. Seul élément ornemental, une gravure mise sous verre dans un grand cadre trônait, suspendue à un clou dans le mur, représentant la mère de Sook. C'était une illustration vieille de deux siècles réalisée par des moines anonymes de l'abbaye Prablopite de Sanaga-en-Virolais sous la direction de l'Inquisiteur Général Falango le Didyme pour son ouvrage "Les Mille Visages du Démon et les Voies pour l'Extraire du Coeur des Hommes". A défaut d'être très réaliste, elle montrait que les pensionnaires de l'abbaye Prablopite de Sanaga-en-Virolais ne manquaient ni d'imagination en matière de composition, ni de connaissances sur l'anatomie féminine. Posé par terre contre un coin, un petit coffre de bois épais renforcé de métal attirait l'attention. A tort, car il ne contenait que quelques provisions que Sook enfermait à double tour de peur que la bestiole gardienne a tentacules ne lui chipe ses sandwiches. On se serait cru dans l'arrière boutique de n'importe quel apothicaire si une grande et vieille table de bois n'avait complété le mobilier, une grande table où la Sorcière Sombre, dans l'ombre complice de sa sinistre retraite, à l'abri des regards indiscrets, se livrait à de révoltantes expériences contre-nature, dont la seule évocation meurtrirait l'âme de tout chrétien normalement constitué5. Sur cette même table, elle gisait aujourd'hui, plus blanche encore qu'à l'accoutumé, les lèvres entrouvertes sur ses petites dents immaculées, les yeux clos, les mains jointes sur sa poitrine, et non, elle était habillée. Elle ne respirait plus. Bien peu de sorciers se seraient amusés à ce petit jeu, car il est dangereux et, bien que peu spectaculaire, il demande une totale maîtrise de nombreux sortilèges qui doivent s'enchaîner les uns aux autres dans un ordre bien précis, comme les séquences du lancement d'une navette spatiale, avec les mêmes conséquences pour les passagers si le travail est mal fait. Car il s'agissait d'un voyage. Le principe, rapidement expliqué au profane, est le suivant : l'expérience du rêve est commune à tous les hommes et, de façon générale, à toute créature disposant d'un intellect un peu développé. Nous savons que plus le sommeil est profond, plus le rêveur s'éloigne du monde matériel pour s'approcher du monde spirituel, c'est un fait sur lequel s'accordent la plupart des gens sérieux. Sook s'était donc arrangée pour se retrouver au plus près de la mort, qui est le plus profond des sommeils, afin que son esprit soit capable de s'élever vers des sommets inaccessibles autrement. Toute la difficulté de l'entreprise consistait à conserver une volonté pleine et intacte pendant l'opération, tout en plaçant ce qu'il faut bien appeler la dépouille dans un état de stase permettant le retour (puisqu'un retour était prévu).
En temps normal, personne n'utilisait plus cette technique primitive et difficile, car il existait toutes sortes de moyens modernes pour contacter les autres mondes et les créatures qui s'y ébattent. Toutefois, depuis que l'Axe du Monde était hors service, ces autres moyens ne fonctionnaient plus, il avait donc fallu que Sook s'arme de courage pour affronter le plan astral "en slip", pour employer le jargon imagé des sorciers.
Propulsée par sa pensée, elle fila un certain temps - difficile à évaluer dans un environnement aussi capricieux que le plan astral - dans les immensités grises, apercevant parfois du coin de l’œil6, au loin, la traînée argentée et interminable d'une autre créature croisant dans ces parages. Les distances étaient aussi difficiles à estimer que les durées, si bien qu'il sembla à la sorcière que les nuages - à moins qu'il ne s'agisse de rocs - qu'elle contournait étaient aussi vastes que des mondes, et qu'ils servaient de tanière à des monstres aussi gigantesques que des nations. Mais elle savait que malgré leur taille prodigieuse et leurs formes fantasques, il n'y avait rien à craindre d'eux, tant leur rythme de vie était différent. Elle passa, par pure curiosité, à proximité de deux spécimens sortis de leurs trous, deux béhémoths enlacés pour quelque combat ou quelque étreinte amoureuse qui durait sans doute depuis des années. Mais le temps pressant, elle reprit sa route, guidée par quelque sens mystérieux conféré par une conjuration idoine. Elle se détourna de maint spectacles étourdissants, passa au large d'étranges phénomènes dont l'étude lui aurait procuré sagesse et puissance, méprisa les appels de créatures enjôleuses, et filant toujours plus vite, elle fut enfin en vue des Portes de Marbre.
A perte de vue, aussi haut que l'infini et aussi large que l'imagination, un mur barrait l'horizon, séparant l'espace en deux régions, le dedans et le dehors. Plus Sook se rapprochait, plus elle prenait la mesure de l'immensité de la construction, qui semblait posée là pour durer jusqu'à la fin des temps. Le réseau des fines cannelures entrevues devenait, de seconde en seconde, un entrelacs de contreforts cyclopéens, et à l'intérieur de chacun d'entre eux, on aurait pu aisément glisser la plus vaste citadelle de la Terre. Les craquelures qui de loin paraissaient zébrer la surface étaient des crevasses, des cañons fabuleux au sein desquels des peuples fiers et martiaux avaient tendu un lacis de tours et de ponts vertigineux. La sorcière ne leur accorda pas un regard. Puis le regard de Sook caressa ce qu’elle cherchait. Sur le mur, aussi immense que les plus vastes montagnes de la terre, était marqué un signe que peu de sorciers ignoraient, et qu’encore moins avaient un jour utilisé dans une conjuration. C’était un blason, un glyphe dont l’origine précise était perdue dans les sables du temps avant même que le temps n’existe, un singulier trident asymétrique, le signe d’Usb. Au milieu de ce signe gris, un petit rectangle noir, vertical et mince, semblait comme une étroite meurtrière, mais à mesure qu'elle se rapprochait, il grandissait jusqu'à prendre des proportions colossales, et elle devinait maintenant la structure et la matière d'une porte, une porte de fer, une porte à deux battants exempts de toute décoration, une porte entr'ouverte sur un puits de ténèbres. Elle la franchit, ralentissant quelque peu, attentive à ce qui l'entourait. A la lumière qu'elle dégageait elle-même, elle devina un immense corridor annelé, de section octogonale, s'enfonçant jusqu'à des profondeurs insondables. Elle laissa derrière elle les étendues du plan astral et bravement, poursuivit son chemin en repoussant l'obscurité. Cette partie du voyage fut longue et d'une monotonie cauchemardesque, et souvent, elle fut prise du désir de presser l'allure pour filer comme un bolide dans cette morne enfilade, mais prudente, elle réfréna ses ardeurs, et eut raison. Elle perçut devant elle une discontinuité, enfin, dans cette voie uniforme. Huit triangles allongés, d'une clarté métallique, pointaient chacun à l'aplomb d'une des faces du couloir. S'approchant avec circonspection, elle découvrit alors avec horreur que les triangles n'étaient que les surfaces protégées de huit patte articulées se rejoignant au thorax arachnéen d'une bête fantastique, un monstre d'obsidienne polie dont le corps était si gigantesque qu'il obstruait une bonne partie du passage.
Il dut sentir Sook, car il se retourna avec une soudaineté et une prestance impressionnantes pour sa taille. Son abdomen était étrangement effilé, comme celui de certaines fourmis, et chose étrange, son thorax d'araignée était surmonté d'un torse d'inspiration humaine, de deux bras tenant une lance monumentale et d'une tête affreusement parodique de la face humaine, lisse, allongée vers l'avant comme vers l'arrière, au front marqué du signe d’Usb, et munie d'un appareil buccal emprunté à quelque variété d'insecte, conçu pour déchiqueter. Lentement, deux yeux pâles, grands comme des navires, s'entrouvrirent, et une voix forte, asexuée, dénuée de toute humeur, parut émaner de toutes les directions à la fois.
" Petite créature présomptueuse, n'as-tu pas vu que tes congénères évitaient ce lieu? Sans doute t'es-tu égarée, car les affaires qui se trament ici ne sont point de ton niveau. Va, je te laisser repartir, et dis à qui veut l'entendre que le palais d’Usb, Seigneur des Destinées, est un lieu interdit.
- Je suis Sook et je n'ai commis aucune erreur. C'est pleinement consciente de la grandeur d’Usb et de la petitesse de ma personne que je viens lui demander audience, pour conférer d'une affaire d'importance.
- Sook, dis-tu...
- C'est celà.
Le titan octopode considéra un instant la minuscule luciole suspendue devant ses yeux.
- Dans ce cas, tu peux passer.
Tiens, je suis connue jusqu'ici? Se dit Sook en passant lentement entre les pattes du monstre, qui faisaient comme la nef d'une cathédrale impie. Voilà un gardien bien sympathique. Puis, tandis qu'elle flottait paisiblement, elle fut prise d'un doute. Les gardes d’Usb étaient connus pour tout autre chose que leur laxisme au travail, et celui-là avait un comportement bien étrange. Un signal d'alarme s'alluma dans l'esprit de la sorcière, qui se retourna à temps pour voir l'immense créature fondre sur elle, roulant quatre yeux fous, immenses et blancs.
- Ne bouge pas, ce sera rapide, fit la voix du gardien, dont le calme absolu contrastait avec la furie de son attaque.
Le conseil ne fut pas suivi d'effet, Sook étant douée d'un certain instinct de survie. Elle évita de justesse une des pattes blindées du monstre, puis une deuxième qui s'enfonça de quinze mètres dans le mur juste derrière elle. L'arachnéen était incroyablement rapide, se lovant et se retournant sur ses multiples membres en un éclair, et malgré sa petite taille et son agilité, Sook ne pourrait pas différer longtemps l'issue logique du combat. Elle décida donc de fuir dans les profondeurs de la citadelle. Cette fois, il n'était plus question de prudence. Elle fila comme l'éclair dans le long tunnel, mettant en oeuvre toute sa volonté pour distancer le cauchemardesque adversaire qui, malgré tout, la talonnait. Elle fut bientôt obligée de voler en zig-zag pour échapper aux habiles coups de lance, qu'elle ne parvenait à esquiver qu'en toute dernière extrémité. Et la voix froide de la bête, toujours, commentait le combat avec un étrange détachement.
- Joli mouvement, petite chose. Tu me donnes bien du plaisir à te pourchasser ainsi.
Et toujours cette furie guerrière animait les amples mouvements du gardien, qui dégageait une telle énergie dans sa poursuite que ses articulations, échauffées par la course, furent portées au rouge. Il émanait maintenant une telle thermie de ce corps gigantesque que là où il posait ses appuis titanesques, au lieu de se craqueler, la roche se bosselait, coulait, dégageait des bulles et des gaz méphitiques. La fuite de Sook lui parut durer une éternité, et tandis qu'elle s'épuisait à éviter les attaques dont une seule aurait été mortelle, son ennemi ne montrait pas le moindre signe de lassitude.
Enfin, elle déboucha dans une gigantesque salle sphérique et se plaça au beau milieu avant de se retourner. Elle vit alors que son ennemi avait atteint une telle température qu'il irradiait, blanc comme la neige, et s'enfonçait à chaque pas dans la roche en fusion. Elle le toisa un instant, espérant que l'altitude à laquelle elle se trouvait la mettait à l'abri de la bête. Il la regarda, changea de posture, bascula son abdomen sous lui, et soudain l'espace autour de Sook sembla rempli de filaments d'argent, dans lesquels elle s'englua. Aussitôt, il commença à tirer sur les filaments, ramenant inexorablement sa proie qui, submergée et épuisée, se débattait sans efficacité aucune. Il fut bientôt suffisamment près pour se pencher sur elle et pour lire la terreur dans le regard de sa proie, et s'estima alors satisfait.
- Adieu, bestiole. Je n'ai nulle haine envers toi, mais il importe que ton agonie soit douloureuse, afin de servir d'exemple aux importuns de ton espèce. Tu vas donc brûler longuement tandis que je m'approcherai de toi.
Le gardien étendit vers Sook, maintenant étendue sur le sol, une de ses pattes avant, dont la pointe scintillait et tremblait. Il l'approcha, l'approcha, attentif au moment où sa victime s'abandonnerait à la souffrance.
Et l'inconcevable se produisit. Alors que le monstre désespérait d'arracher un gémissement à celle qu'il tourmentait avant qu'elle ne soit consumée, Sook parvint, à force de contorsions, à libérer un de ses bras, et plutôt que de s'en protéger, projeta sa main à la rencontre de la griffe gigantesque et iridescente, qui était maintenant à portée. Et elle but. Comme ses sœurs succubes, Sook ne craignait guère le feu, et même s'en nourrissait. Elle ouvrit tous les canaux secrets de son être et se nourrit aussi vite qu'elle put, absorbant l'effrayante température accumulée par le monstre. Elle le fit si rapidement que, se rétractant brusquement l'extrémité du membre touché se craquela à grand bruit, projetant des éclats d'obsidienne aux alentours. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait, le monstre retira brusquement son membre gangrené par le froid intense, qui se désagrégea en énormes morceaux. Sook revêtit alors sa livrée de succube et, utilisant l'énergie soutirée au monstre, fit exploser les liens qui la retenaient prisonnière. Elle prit son envol au moment où l'arachnéen tentait de l'écraser de sa masse, le contourna et vint se placer dans l'angle mort situé derrière la tête monumentale. Là, à la base du cou, elle se colla de tout son long contre la surface de son ennemi et but autant qu'elle put, avec ravissement, sa prodigieuse énergie, dont elle se gava, sans prêter attention aux convulsion désordonnées et aux automutilations que celui-ci s'infligeait pour se débarrasser de son minuscule parasite. Mais rien n'y fit, et bientôt, les craquelures de contraction se propagèrent depuis la surface jusqu'à l'intérieur du gardien, brisant les organes vitaux, et dans une gigantesque déchéance, le monstre périt, laissant pour tout cadavre un éboulis si vaste qu'il aurait pu servir de carrière à une ville depuis sa fondation jusqu'à sa ruine.
Sook sortit des blocs, bien plus forte qu’elle ne l’était en arrivant en ces lieux, et se laissa guider par son sixième sens. Elle emprunta un des multiples couloirs qui partaient de la grande salle. Le feu coulait dans ses veines, l’inondant de puissance. L’ivresse était telle qu’elle se sentait prête à défier n’importe quel danger, à affronter n’importe quel ennemi, ou presque.
Presque, ça veut dire tout, à l’exception d’Usb.
La chambre d’Usb était de dimensions géographiques. Ses contours exacts se perdaient dans une pénombre bienvenue, si bien qu’il était difficile d’estimer les distances. Usb en occupait le centre, soutenu par d’immenses tentures d’un blanc laiteux qui, après examen rapproché, se révélaient être tissée par des multitudes de brins enchevêtrés, dépassant tous le diamètre d’un chêne centenaire. Ces immenses tentures aux élégants contours arrondis partaient en centaines de nappes qui, à cette échelle, paraissaient délicates, pour ensuite se disperser à nouveau et s’accrocher, en des myriades de points, aux parois. Une telle force de traction était toutefois nécessaire pour soutenir la masse du dieu du destin.
Car si Usb avait besoin d’une telle salle, c’est qu’il était lui-même d’une taille prodigieuse. Son aspect était proche de celui de son serviteur, mais magnifié par la majesté divine. Là où le gardien avait huit pattes, Usb en avait cent, son corps était d’un bleu sombre tirant par endroit sur le noir le plus profond, si lisse qu’il semblait avoir été mouillé par une averse, en certains points, des veines argentées étaient visibles, dessinant des réseaux fascinants. Immobile depuis des éons, ses besoins étaient satisfaits, et Sook en frémit lorsqu’elle s’en aperçut, par des centaines, des milliers de rejetons en tout point semblables au redoutable serviteur qu’elle venait de défaire, et qui allaient et venaient en tous sens sur le corps de leur maître et sur la toile qui était son habitat, comme des puces dérisoires sur un chien assoupi. Pourtant, Usb ne dormait pas. Ses yeux, qui constellaient sa tête, scrutaient avec avidité un globe qui flottait devant lui. Sook put s’extraire à temps de la contemplation de cette scène et se souvint qu’il s’agissait du Globe du Destin, où défilent en permanence les mille chemins possible que peut prendre la vie de chacun des milliards de milliards d’individus qui étaient sous la responsabilité du dieu. Elle détourna les yeux, sachant qu’un seul regard en direction de ce globe détruirait instantanément sa conscience7, et ce fut très dur pour elle, car la curiosité était un de ses vices les plus éminents. Puis, elle trouva en elle le courage d’approcher Usb.
Quelques serviteurs lui lancèrent des regards menaçants, elle les ignora. Tout comme Usb l’ignora, du reste. Elle décida d’attirer son attention en produisant un flash aveuglant, qui fit reculer certains des gardiens arachnéens. Alors, la voix d’Usb emplit l’espace et le temps. L’entretien se déroula ainsi :
- Qui ose déranger Usb, Seigneur de la Destinée ? Que veux-tu ?
- Pour un dieu du destin, tu m’as l’air bien mal renseigné.
- C’était une question purement rhétorique, et la civilité la plus élémentaire aurait voulu que tu te présentes. Je sais ce que tu cherches, succube.
- Alors, accorde-le moi.
- Non.
- Usb, Seigneur de la Destinée, je te conjure de pardonner ma brusquerie. Ce dont j’ai besoin, tu le sais…
- Sache qu’Usb, Seigneur de la Destinée, ne peut être offensé par un vague démon. Je sais ce que tu veux, mais je ne puis te l’accorder. Ce serait aller contre les voies du destin, lequel est écrit.
- Allé-euh ! Sois sympa, après tout, ça ne serait pas la première fois.
- Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
- Et bien par exemple lorsque Semerketh le Ravageur asservit le…
- Tu es au courant de ça ? Peu importe, c’était très différent. La cause était d’importance supérieure.
- Mais là aussi, c’est différent. Enfin, c’est important quand même, quoi.
- J’ai connu des avocats plaidant mieux leur cause, le sais-tu ? Et en vertu de quoi devrais-je intervenir ?
- Ben, y’a trois raisons. D’une part, c’est important, comme je te l’ai dit. Il y a beaucoup en jeu.
- Peccadille. Je sais ce qui est en jeu, et il serait indigne qu’Usb (qui est le Seigneur de la Destinée) s’abaisse à des affaires aussi vulgaires.
- Et puis, je te le demande gentiment, et tu m’aimes bien, pas vrai ?
Usb parut être pris d’un hoquet, et l’univers fut parcouru par des ondes de surprise.
- QUOI ? Mais pour qui te prends-tu, ridicule moucheron ? C’est la chose la plus grotesque que j’ai entendu depuis des éons.
- Bon, d’accord. Mais la troisième raison est la plus importante, et ne doit point parvenir à l’oreille de tes laquais.
- Mes laquais, comme tu dis, sont mes fils, et ils sont au fait des secrets et des lois de l’univers. Tu peux t’exprimer sans crainte.
- Bien. Alors récemment, j’ai défait un démon du nom d’Urlnotfound…
- Une seconde.
D’une pensée, Usb donna congé à ses serviteurs qui, surpris et outrés, s’en furent à toutes jambes.
- Oui, tu disais ?
- Et donc, ce démon félon avait détourné à son profit les lois de l’univers que tu viens d’évoquer. Bien sûr, j’ai profité de ma victoire pour m’approprier certains biens appartenant à ma victime, comme il se doit. N’ai-je pas bien fait ?
- Certainement, aurait sifflé Usb entre ses lèvres serrées s’il en avait possédé.
- Or dans les comptes d’Urlnotfound, voici que j’ai trouvé des traces de transactions dans lesquelles il aurait été impliqué en tant qu’intermédiaire pour des puissances bien plus importantes. Je pense même – mais je m’y connais peu en comptabilité, il faudrait que j’adresse ces documents à des gens plus au fait que moi, comme le Conseil Divin de Surveillance – je pense donc que des intérêts très haut placés auraient indûment tiré profit des privilèges inhérents à leur fonction pour prendre des positions à haut risque sur le cours de l’Orichalque Noir de Brent, sur la Pierre d’Esprit et sur l’Ame-Souillée-du-Pêcheur sur les principaux marchés à terme du multivers, afin de dégager des plus-values très confortables.
- Ignoble petite saloperie…
- C’est vilain hein ? Les gens sont d’un malhonnête parfois. Je me demande ce qui se passerait si on apprenait ce genre de choses. C’est vrai, nous autres démons mineurs sommes accablés de charges, nous trimons comme le maudit, on vient nous chercher des poux dans la tête pour la moindre fraude, et voilà que les puissances célestes elles-mêmes seraient corrompues ? C’est un coup à déclencher une révolution, ça.
- Oui, c’est très intéressant, ton histoire. Mais tu oublies une chose : je suis le dieu de la Destinée, et en tant que tel, je sais que tu ne parleras pas.
- Bien sûr que je ne parlerai pas, puisque tu vas me donner ce que je souhaite.
- Et si je t’écrasais comme une larve ? En fin de compte, ça ne me coûterait pas plus cher.
- C’est vrai, tu as sans doute raison. En plus de ça, ma mère, la puissante Lilith, Reine des Ténèbres, ne me porte pas particulièrement dans son cœur, il est donc possible qu’elle ne cherche pas à venger ma mort.
- Ah.
- Ben oui.
- Possible ?
- Elle est assez imprévisible, qui sait ce qui peut lui passer par la tête ? Il se peut très bien qu’elle ne mette pas ton royaume à feu et à sang et qu’elle ne t’arrache pas les pattes une par une pour faire un exemple. C’est même assez probable, si on regarde les choses objectivement.
- Ah.
Usb réfléchit un instant.
- Oui. Bon. Alors voilà, je ne puis te donner ce que tu cherches, mais je puis t’envoyer sur le bon chemin, qu’en penses-tu ?
- Ah, et bien voilà, tu vois qu’on peut discuter entre honnêtes gens.
- Vois-tu, ce n’est pas la première fois que je me fais avoir par une succube.
- Eh, que veux-tu, nous sommes des démons.
- Oui, mais la plupart du temps, je me console en pensant que j’ai eu une bonne partie de jambes en l’air.
- Oh, quelle honte, à ton âge… Tu es vraiment un porc, Usb.
- On a tous nos petites faiblesses.
Sook était en train d’imaginer ce que pouvait être, pour Usb, une " partie de jambe en l’air " quand elle s’aperçut qu’une patte de l’être immense s’était déplacée, avec vélocité et discrétion, dans sa direction. Une patte de plusieurs kilomètres de long, dont le bout, effilé comme un poinçon, était à moins d’un demi-mètre d’elle. Autour, un mince fil irisé était enroulé en trois boucles. Il se perdait, aux deux extrémités, dans l’infinité.
- C’est quoi ?
- Attrape ce fil de destin, il te guidera vers ce que tu cherches.
- Ah, et je dois faire quuOIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!!!!!
A peine eut-elle empoigné le filament qu’elle se sentit happée en arrière par une force prodigieuse. En une fraction de seconde, Usb sembla s’éloigner au loin, et Sook traversa la paroi de la salle gigantesque, ainsi que les murs qui séparent les dimensions, en route vers son destin mystérieux.

IV ) Où on prend encore la mer, puis la laisse là où elle est.

Bien qu’il fit encore jour, les navires de la flotte M’ranite avaient mis haut les fanaux afin de ne pas se perdre de vue. Les éléments n’incitaient guère à flâner sur le pont, car il pleuvait à seaux, pluie qui non contente de tomber, avait la fâcheuse manie de voleter dans tous les sens au gré des rafales de vent. Les infortunés marins qui étaient obligés de sortir accomplissaient leur tâche avec célérité afin de regagner au plus tôt l’entrepont.
- Les éléments se liguent contre nous, c’est de mauvais augure.
Melgo, qui faisait les cent pas dans le carré des officiers du " Glorieux Narval " pour tuer le temps, était aussi sombre et gris que le ciel, mais Soosgohan le rassura.
- Au contraire, Très Saint-Père de la Foi, au contraire. Ces nuées, pour inclémentes qu’elles soient, nous dérobent à la vue de nos ennemis, n’oubliez pas que les cieux leur appartiennent.
- Hum… c’est vrai, vous avez raison. Mais un fils du désert tel que moi, habitué à courir l’erg et la dune, a du mal à considérer favorablement un tel déluge qui glace les os et s’insinue partout. Il ne faudrait pas que la mer grossisse, la flotte serait dispersée.
- Nous sommes livrés aux caprices du destin, il est vrai.
- Dites-moi, maintenant que nous sommes entre nous… (Melgo se retourna pour jeter un coup d’œil furtif à un innocent factotum juché sur un escabeau qui, un seau dans une main, un pinceau dans l’autre, appliquait un enduit noir et épais dans les fissures du plafond, puis il s’approcha de son interlocuteur et baissa la voix) Dites, vous ne l’avez pas trouvée étrange, votre mère ?
- Guère plus qu’à l’accoutumé. Il est malaisé de deviner ses réactions.
- Je l’avais remarqué, croyez moi. Cependant, il me semble étrange qu’elle se comporte ainsi. J’ai livré maint combats à ses côtés, je l’ai rarement vue faire preuve de couardise, en particulier lorsqu’elle n’avait d’autre alternative que la lutte ou la mort. C’est le cas aujourd’hui, je crois.
- En effet. Elle doit avoir une idée derrière la tête, il est difficile de deviner ses plans.
- Ne pourrait-elle pas passer un pacte avec ces fameuses créatures d’outre-plan ? Elle n’est pas sotte, entre une quête quasiment désespérée et une fuite piteuse, elle préfèrera sans doute la deuxième solution. Loin de moi la pensée de lui jeter la pierre, car entre nous, j’en ferais tout autant à sa place, mais elle pourrait au moins en faire profiter les copains.
- Mais encore faudrait-il que la fuite soit possible. Quand aux créatures d’Outre-Plan, elles sont réputées peu enclines aux pactes. La plupart sont dénuées d’intelligences, ce ne sont que des monstres dévoreurs à l’appétit démesuré. Celles qui peuvent penser sont animées d’une malignité infinie et ne chercheront qu’à nuire à celui qui aura attiré leur attention, car elles ignorent le concept de profit mutuel qui préside à tout pacte.
- Elles sont malignes ce point ? Vous m’étonnez.
- Il est curieux que mère ne vous en ai pas parlé.
- C’est pourtant le cas. Qui sont-elles, ces créatures d’Outre-Temps ?
- Oh, c’est une étrange affaire. Je ne sais trop comment vous dire, cela fait appel à certains concepts assez poussés de sorcellerie théorique.
- Essayez quand même, je suis curieux de savoir ce qui nous attend si nous échouons.
- Et bien voilà. Aujourd’hui, nous sommes aujourd’hui.
- Euh… oui.
- Et hier, nous étions hier.
- C’est l’évidence même.
- Et demain…
- Nous serons demain, à n’en pas douter, mais je ne vois pas…
- Seulement voilà, maintenant que nous sommes aujourd’hui, qu’est-ce qu’il y a HIER ?
- Hein ?
- Et bien oui, nous n’y sommes plus, qu’est-ce qui a pris notre place ?
- Mais… c’est parfaitement idiot votre question !
- Pas du tout, c’est très sérieux. Le passé ne cesse pas d’exister sous prétexte que nous n’y sommes plus, de même que l’avenir existe déjà, et n’attend que nous pour s’animer. Chaque seconde s’écoulent mille fractions d’éternité, contenant chacune un million de fragments d’éternité, chacun de ces fragments est lui-même composé d’une incroyable quantité d’instanticules, et à chacun d’entre eux correspond une version entière de l’univers, juste un peu plus vieille que la précédente.
- C’est stupéfiant ! Mais alors, serait-il possible de retourner parmi les cendres du passé pour retrouver les compagnons, les amis, les parents disparus, et boire avec eux un dernier verre ?
- Hélas non, ça ne marche pas comme ça. Tout d’abord parce que nous nous mouvons parmi les instanticules sans nous en rendre compte et sans faire d’effort pour cela, et ce en raison d’un phénomène singulier, la Vague de Réalité, qui nous porte avec célérité vers l’avenir. En retournant dans le passé comme vous le dites, nous serions condamnés à nous mouvoir parmi les instanticules par nos propres moyens, qui sont, croyez moi, fort limités en la matière. Tout nous semblerait gris, incroyablement lent, figé comme un grotesque carnaval de mort-vivants. En outre, il ne nous serait pas permis de modifier le passé, puisqu’il a déjà eu lieu. Quel intérêt ? Nul ne nous verrait, nous serions invisibles et inconsistants, et il serait impossible de déplacer ne serait-ce qu’une feuille morte.
- Triste perspective.
- Et qui plus est, perspective limitée. Car l’ordonnancement de l’univers ne permet pas longtemps que ces instants usés subsistent, voici pourquoi existent les bêtes d’Outre-Temps. On dit qu’au commencement de l’univers, lorsqu’est partie la Vague de Réalité, elles sont restées prostrées dans leur sommeil, et ne se sont réveillées que trop tard. Sans doute les Dieux Primordiaux, instruits de leur méchanceté et de leur voracité, les ont-ils tenues dans l’ignorance de leurs plans. Depuis, elles essaient de la rattraper avec l’énergie du désespoir, mais jusqu’ici sans succès. Pour se sustenter, ces créatures monstrueuses dévorent goulûment les instanticules qu’elles rencontrent sur leur chemin. Elles sont en nombre prodigieux, dit-on, et leur appétit est encore plus prodigieux, ce qui fait que le passé ne résiste pas plus à leurs assauts que la neige fraîche dans un haut-fourneau. Ainsi est donc fait le temps (il sortit sa dague et traça une ligne dans le bois de la grande table servant habituellement à étaler les cartes). Nous sommes à cette extrémité de la ligne du temps (il traça ensuite une série de rayons formant un coin, partant de l’extrémité de la ligne qu’il désignait). Ceci, c’est l’infinité des futurs possibles, et dont nous décidons à chaque instant du présent (à l’autre bout de la ligne, il traça ensuite des lignes courbes enlacées de façon désagréable, avec l’habitude d’un sorcier coutumier des glyphes et des runes). Et voici les créatures d’Outre-Espace, jalouses de notre réalité, et lancées à notre poursuite, dévorant le passé, et bien souvent, d’ailleurs, se dévorant entre elles.
- Je comprend mieux maintenant. Il n’y a donc aucun moyen de les vaincre.
- Si elles parviennent jusqu’à nous, aucun, en effet. La fin de notre monde sera aussi inéluctable que rapide, quelques secondes tout au plus. Elles engloutiront les mers et les océans, les montagnes, les volcans, les fleuves, les déserts et les forêts, et ne prêteront guère d’attention aux constructions des hommes. Une ultime vision d’horreur, grandiose et hallucinante, et puis le néant, voici quel sera notre destin si nous échouons dans notre mission.
- Mais pourquoi donc les créatures d’Outre-Temps sont-elles maintenant sur le point de nous engloutir alors qu’à vous entendre, elles sont tenues à distance depuis la nuit des temps ?
- Et bien simplement parce que la Vague de Réalité était alimentée par l’Axe du Monde, que ma mère a brisé, et que désormais, nous nous mouvons parmi les instanticules sur les restes déliquescents de cette Vague, à une vitesse bien moindre, tant et si bien que les ennemis se rapprochent et sont prêts de gagner la course à la réalité. Nous ne nous en rendons pas compte, car notre conscience est le jouet de phénomènes alchimique qui se produisent dans notre cerveau, et qui évoluent à la même vitesse que le reste du monde, de telle sorte que nous n’avons aucun point de repère pour déterminer si nous allons plus ou moins vite sur le fleuve du temps, mais le fait est que nous allons à la catastrophe si nous ne trouvons pas rapidement la succube Arsinoë.
- Par la malpeste, mais c'est pis encore que ce que j'avais prévu. Ces horreurs sont à combattre de toutes nos forces, de toutes nos âmes, assurément. Je ne puis imaginer de pire sort que de périr en sachant que rien ni personne ne vous survivra. Quoiqu'à la réflexion, je puisse imaginer un pire sort, comme par exemple rester éternellement dans cette cabine dont le taux d'humidité n'est que de peu inférieur à celui de l'océan sous-jacent, et dont le toit disjoint me pleut sur le crâne depuis des heures. Eh là, maraud, active-toi avec ton pinceau, et calfate bien de ta mixture infecte, quel que puisse être le puits d'enfer d'où tu l'as puisée.
Le marin se retourna, exhibant une face ahurie, édentée et pourtant souriante, et soulevant son seau et le désignant avec son pinceau, prenant l'air le plus niais de la terre, il proclama :
- Ma maison est étanche avec Dipétanche.

Les Royaume d’Iniquité sont une vaste collection de domaines sise en périphérie de cette fraction du multivers que les mortels nomment, avec quelque légitime appréhension, les enfers. Baignés par le Léthé et la Géhenne et aisément accessibles par les moyens de la sorcellerie moderne, les Royaumes offrent au visiteur en mal de sensations une vaste gamme de distractions. Vous pourrez ainsi visiter des lieux et monuments historiques connus de tous, tels le champ de bataille de Clairobscur, le Cénotaphe de Marbre des Dieux Morts de Dzhangg, les Pyramides de la Mutilation (et dire qu’ils ont fait tout ça sans connaître la roue !), l’Arc de Triomphe des Armées du Crépuscule, la Tour-Est-Folle, l’Autel Devil ou le Chants Eclipsés. Tandis que les tout-petits s’amuseront à Tortureland-Géhenne (aux pieds de la Forteresse Hurlante de la princesse Feneshn’Abn), ne pas allier distraction et culture au Musée des Artistes Trépassés (une des plus splendides collections des enfers) ou à celui, plus modeste, de la poupée vaudou? A moins que vous ne préfériez juste une ballade romantique dans les rues, au charme si particulier, de Nalgos ou de Falanquis-Bois-Puant. S’asseoir à une terrasse et siroter un p’hâstys en écoutant la plainte romantique d’un baladin supplicié est un de ces petits plaisirs qui font tant aimer la vie infernale!
Sook, ou en tout cas son incarnation psychique, avait suivi le fil d’argent d’Usb jusqu’à ce qu’il se brise et la rejette brusquement sur la plage noire et interminable d’une mer de feu et de sang. Après un instant de flottement, elle se releva, puis tâcha de se donner une consistance devant les touristes curieux en s’époussetant. Elle regarda autour d’elle, pour le cas où elle trouverait dans le paysage un détail quelconque qui lui dirait où elle se trouve. Il y en avait un. Au loin, au très loin derrière elle, il y avait une gigantesque colonne dont la base traversait déjà les nuages et le sommet se perdait dans ce qui, sur la terre des mortels, aurait été l’espace. Le bâtiment était facilement reconnaissable par tous les initiés des arts mystiques, ou de façon générale par tout individu s’intéressant un peu au bestiaire surnaturel. C’était la citadelle de la Reine des Ténèbres, Lilith. Sook en tira deux conclusions :
1 ) Elle se trouvait quelque part dans les Royaumes d’Iniquité.
2 ) Elle avait tout intérêt à se trouver une planque vite fait avant que Lilith ne s’aperçoive de sa présence, elles n’étaient pas, en effet, dans les meilleurs termes.
Elle ne connaissait, dans la pratique, pas grand monde dans les Royaumes, en dehors des nombreux ennemis qu’elle s’y était faite et sur la collaboration desquels il était inutile de compter. Par ailleurs, seule une succube majeure pouvait disposer du pouvoir et de la connaissance nécessaires pour l’aider dans sa quête, ce qui restreignait singulièrement le champ d’investigation, il n’y en avait que vingt-sept. Arsinoë n’était pas là, bien sûr, Lilith était à éviter comme la peste et Salomé servait cette dernière avec zèle, Garrodh n’accordait jamais son aide à quiconque par principe, Uüstia n’était pas digne de confiance, Lonithaï, peut-être… mais elle n’était presque jamais dans son domaine, rendre visite à Feneshn’Abn était, de toutes les manières de se suicider, la plus désagréable qu’elle puisse envisager, et elle n’en connaissait pas assez sur Florimel, Estanith, Isatys, Istar et les autres pour s’y risquer. Restait Jessonia. évidemment.
Décidée, Sook se dirigea aussi vite que le lui permit la dignité vers une construction étrange, en lisière de la plage. Dans un style fleuri et inspiré, une structure de métal sombre figurait la gueule béante d’un dragon-crapaud parfaitement hideux et grimaçant. En sortaient et y entraient des foules de personnage bigarrés, assez représentatifs de la population locale, ainsi que quelques damnés à la mine grise et au port abattu. La sculpture était en réalité l’issue d’un souterrain oblique taillé à même le roc. Sook y suivit les indigènes et, après une longue descente en compagnie des démons, ses semblables, elle parvint à une salle vaste et basse au centre duquel un petit kiosque abritait les entreprises incompréhensible d’un démon à dix bras aux prises avec quelques uns de ses semblables et une machine compliquée. Sans prêter attention à ce manège, la sorcière se dirigea vers un des murs où était tracé un complexe entrelacs de lignes et de glyphes à l’aspect fort déplaisant. Mais initiée aux arcanes de ce mystérieux langages, elle parvint bientôt à y déceler le sens secret, la raison cryptique, et en tira l’utile enseignement que l’on pourrait résumer ainsi :
" Prendre la 4 direction Porte de Trognencoin, changer à Châtre-Les, puis RER C direction Saint-Adolf les Eventrés Crétigny Eborgne et descendre à Catin Babylone ".
Et puis comme c’était sur son trajet, elle ferait bien un saut à Mont Galleux histoire de se réapprovisionner en composants magiques chez les petits marchands levantins, réputés les moins chers des enfers.

A l’avant du vaisseau, une agréable cabine avait été aménagée pour les hôtes de marque. Du plafond pendait un remarquable candélabre de fonte noire, forgé avec un art consommé et décadent de l’abstraction, portant les douzes chandelles aromatiques qui emplissaient la pièce d’une lueur complice et de fragrances orientales. D’amples tentures de velours rouge voilaient opportunément les grossières poutres de chêne, épais tapis aux motifs labyrinthiques et coussins de soie garnissaient le sol, masquant presque les grincement du parquet lorsque Shigas, mollement alanguie et trempant ses lèvres dans quelque enivrant breuvage aux reflets ambrés, prêtait l’oreille à l’exquis madrigal d’un bien singulier troubadour.
" Tendre est ma mie lonlèreuu
Tendre est ma mie lonlon
Lorsqu'elle a les fesses à l'aireuu
Je me dis : "Quel beau... "
Ce tendre moment d’intimité complice fut soudain interrompu par l’irruption de Kalon, légitime amant de Shigas, écumant de rage autant que d’embruns, qui appréciait diversement que l’on conte fleurette à sa mie, ce qui se traduisait dans son langage imagé par :
- Aaaahhhh !
- Euh… fit le ménestrel, Messire Kalon, votre ire est fort compréhensible, toutefois, je puis, si vous m’en laissez le temps, vous conter par le menu les détours d’un destin étrange et…
- Bâtard de putain vérolée !
Et, ivre de rage, il empoigna son épée et la traîna péniblement, malgré sa résistance, dans le couloir. Il convient ici que je précise que c’était l’épée de Kalon qui poussait tantôt la chansonnette grivoise. La chose pourrait a priori surprendre si l’on négligeait que l’on se trouvait dans un monde gouverné par les lois capricieuses de la sorcellerie, et que les épées enchantées y étaient légion. Il se trouvait même des pays entiers, tels que le duché de Plüz8, qui avaient fondé tout leur espoir de prospérité dans la fabrication et l’exportation d’armes magiques. Ne nous méprenons pas cependant, il était rare de trouver une épée parlante, c’est un fait. Un tel prodige était plus souvent gardé jalousement au fond des caves de familles nobles que laissé entre les mains de barbares sans cervelles, bien que ces derniers en eussent un plus grand usage, et une épée comme celle de Kalon constituait un trésor digne de battre au flanc d’un roi.
- Kalounet, mais attend, c’est pas ce que tu crois !
- Tu n’es qu’une catin !
- Ben oui, c’est dans ma nature de succube, c’est l’inverse qui serait choquant. Pour en revenir à notre affaire, il n’y a rien entre ton épée et moi, je t’assure. Il me chantait juste quelques vieilles chansons typiques et folkloriques des marins de la Mer des Cyclopes.
- Votre dame a raison, gentil seigneur, veuillez écouter la voix de la sagesse et de la raison. Eh, mais où m’emmenez vous donc ? A l’aide, à moi !
- Mais que fais-tu, Kalon, la colère est mauvaise conseillère…
Arrivé sur le pont battu par les embruns, et sous les yeux de quelques marins étonnés, Kalon, aux reins duquel s’accrochait les bras de Shigas, s’approcha du bastingage. Il jeta un regard noir à son épée qui ne cessait de geindre, puis avec moins de détermination qu’il n’aurait souhaité, la jeta à la mer déchaînée.
Un grand silence se fit.
L’épée aux mille noms resta plantée dans l’eau noire, plantée comme dans du beurre, comme un sapin en plastique dans une bûche de Noël, la poignée et les deux tiers de la lame sortant encore à l’air libre. Autour d’elle, en un instant, les creux et les vagues prononcés s’étaient aplanis, et ne subsistait qu’un ample clapot au gré duquel l’arme se balançait doucement. Il sembla aux spectateurs de cet épisode que, malgré l’absence totale d’organe de vision, l’épée regardait Kalon de côté, comme un enfant surpris à faire une bêtise, avec un air vaguement attendrissant.
Il y eut un long moment de flottement.
- Allez, viens, dit le barbare.
Et l’épée sauta hors de l’eau pour rejoindre sa main.

La citadelle de Jessonia était un lieu fort fréquenté, car il tenait lieu d’académie et que des hordes de démons y faisaient leurs inhumanités. Mais on y rencontrait aussi de grandes quantités d’autres créatures venues de tous les mondes, des mortels et immortels de toutes les espèces ayant des richesses à dépenser, des connaissances à acquérir et que les dangers inhérents à l’habitation des enfers n’effrayaient pas. A ce prix, on pouvait accéder à tous les enseignements possibles et imaginables dispensés par les meilleurs professeurs défunts de toute l’histoire, ainsi qu’à une bibliothèque qui n’avait son équivalent que dans les plus hautes sphères célestes. Toutes sortes de bâtiments construits sans souci d’homogénéité architecturale étaient disposés sur quatre cercles concentriques séparés par des gradins hauts chacun comme cinq hommes et aussi larges qu’une rue bien aérée d’une grande ville kaltienne, on eut dit les volées de marches d’un escalier pour titans. Au centre, une place circulaire assez vaste pour qu’on puisse y mener une grande bataille voyait se croiser toute une foule grouillante de démons et de nécromants mêlés en une sarabande grisante, devisant, se croisant, se querellant sans cesse autour d’un vertigineux rectangle aux décors tourmentés, percé de fenêtre hautes et étroites où s’accrochaient des hordes de petits démons volants, tournoyant sans cesse. Seule la bibliothèque était gardée, car c’était aussi la résidence de la princesse. Jessonia avait le talent rare de se faire des amis fidèles et dévoués, et il était hors de question de soudoyer la garde (ce qui n’était guère dans les moyens de Sook, de toute façon). Passer en force était tout aussi problématique, car en plus de la douzaine de démons B’nphtaz qui patrouillaient autour de l’entrée, grands comme des immeubles et vifs comme des serpents, la sorcière distingua deux superbes créatures ailées devisant gaiement de choses et d’autres, leurs corps sculpturaux chargés de cuir et d’acier disposés de façon inconfortable autant que peu couvrante. L’une, qui était dorée de peau et dont le crâne était rasé, fit taire sa collègue d’un geste et se tourna vers Sook lorsque celle-ci s’approcha. L’autre, verte, brune et cornue, la dévisagea à son tour, perplexe et peu amène.
- Je vous salue, mes sœurs. Je suis Sook et je viens demander audience à la votre maîtresse au sujet d’une affaire urgente.
Sans un mot, la verte s’approcha, prit le menton triangulaire de Sook entre deux griffes noires et se pencha – elle était plus grande d’une quarantaine de centimètres – jusqu’à ce que le nez ne l’une ne soit plus qu’à quelques millimètres du cou de l’autre. La grande succube huma ainsi sa sœur en prenant son temps, puis se retourna pour donner un bref signe d’acquiescement à l’autre gardienne, qui s’approcha à son tour.
- Pourquoi veux-tu la voir ? Parle, ou sois châtiée de ta témérité.
- Cela ne te regarde en rien. Et prends garde à ne pas te mettre en travers de mon chemin, car mon courroux pourrait s’abattre sur ta tête et celle de ta suivante avec la force terrible de l’ouragan astral.
- Je serais étonnée qu’elle t’accorde audience, prostituée impudente, car son temps est précieux et nombreux sont ceux qui veulent en abuser. Gare à toi si tu la déranges en vain, car sa malédiction te poursuivrait jusqu’aux tréfonds des abysses.
Un observateur ignorant des coutumes succubes aurait pu croire que cette profusion de menaces auguraient d’un combat sanglant, toutefois il n’en était rien. Les succubes échangeaient souvent des menaces à la fin de leurs phrases, tout comme les méridionaux ont coutume de les terminer par " putain " ou " con ", sans qu’il faille là y voir une quelconque insulte, mais plutôt une façon d’appuyer leur propos. Ayant vérifié qu’il s’agissait bien d’une véritable succube et non d’un quelconque de ces quêteurs insignifiants qui faisaient inlassablement le pied de grue devant la demeure de la princesse, la succube verte déploya ses grandes ailes et prit son essor, atteignant en quelques instants les sommets vertigineux de l’édifice. Sook resta un temps avec l’autre succube, qui ne daigna pas lui faire la conversation. La grande verte redescendit au bout de plusieurs minutes, impassible.
- Je ne sais quel caprice a rendu la princesse encline à te rencontrer. Fais vite et ne trouble pas notre maîtresse de ton verbe mielleux, il t’en cuirait.
- C’est où ?
- Téléporteur au fond à droite, cent dix-septième étage.
Sook n’eut donc qu’un aperçu très fragmentaire de la bibliothèque, qu’elle connaissait d’ailleurs déjà, et parvint rapidement à une salle dont elle ignorait l’existence mais dont la contemplation la stupéfia. C’était un vaste espace dégagé, exempt d’ouverture sur l’extérieur mais néanmoins plongé dans une assez vive clarté pourpre et tiède. Ce qui était stupéfiant, c’est que les murs, la voûte et même le sol étaient entièrement recouverts d’énormes cristaux à la teinte profonde, parfois zébrés de fins éclairs. Tous, à qui savait les lire, offraient l’image d’un paysage du multivers, et Sook comprit alors qu’elle contemplait la source même de la puissance de Jessonia, le centre nerveux de son système de renseignement, là où convergeaient les informations fournies par d’innombrables espions. Jessonia était là, perdue dans la contemplation de quelque lointaine scène de bataille où s’affrontaient, parmi les ruines fumantes d’une ville enneigée et avec la dernière férocité, des créatures hexapodes rouges porteuses d’uniformes noirs et leurs congénères violets vêtus de blanc. Le spectacle captivait fort la princesse, qui ne parut pas s’apercevoir de la présence de Sook. Celle-ci s’approcha alors, et parut s’intéresser un instant à la scène, puis à Jessonia. Il y avait de quoi s’intéresser. De taille moyenne, sa peau était très sombre et ses cheveux noirs comme la nuit, contrastant avec son regard d’un bleu pâle qui ne parvenait à se détacher de la bataille. Son joli visage aux courbes parfaites tressaillait parfois, trahissant l’émotion qui la prenait lorsque tel combattant trouvait une mort glorieuse ou pitoyable, lorsque tel autre accomplissait un exploit martial. Il émanait d’elle une atmosphère de sourde menace, mais sans rapport avec la violente hostilité que se complaisaient à arborer ses sœurs. Jessonia était une aristocrate des enfers, pas une brute.
- Qu’est-ce qu’ils se mettent, les cafards. Ils y vont de bon cœur.
- Mais l’histoire est déjà écrite, et Stalingrad tombera sous peu. C’est donc toi que l’on appelle Sook.
Jessonia parut pour la première fois s’apercevoir de sa présence.
- C’est moi, ma sœur.
- Ta présence en ces lieux me surprend.
- J’ai une bonne raison pour braver la fureur de notre mère.
- Je connais cette raison. Je m’étonnais simplement que tu aies pu envoyer ton corps astral hors de ton monde. Que s’est-il passé, voici plusieurs cycles que mes augures sont lettre morte concernant ton univers ?
- L’Axe du Monde est brisé, et c’est pour cela que je requiers ton expertise. Il faut faire vite car les bêtes d’Outre…
- Brisé dis-tu ? Quel esprit démoniaque dérangé a donc pu faire une chose pareille ?
- Peu importent les détails, j’ai besoin de tes conseils. Tu sais mieux que quiconque quels sont les chemins du destin, ton intuition de ces choses est proverbiale. Dis moi ce que je dois faire pour sauver le monde dont je viens des vers immondes qui rongent la trame du temps, je suis désemparée.
- Mes lumières pourraient en effet t’être utiles. Hélas, mille et mille mondes requièrent mon attention. Vois par ici, les hordes mécaniques de P’unt menacent de leurs fers sanglants les trois légions du tyran de NaaDol, et là, le Grand Ordonnateur du Malarque de Xin est presque terminé, une machine magnifique, n’est-ce pas ? Quelle affaire pourrait donc me faire manquer une seule seconde de tels spectacles ?
Sook eut soudain l’intuition que la princesse démone n’était pas entièrement sincère (ce dont personne ne lui tiendra rigueur) et décida de la jouer fine.
- Bien, je comprends que tes priorités ne soient pas les mêmes que les miennes. Permets que je me retire, peut-être une de nos sœurs aura-t-elle plus de temps à me consacrer.
Et sur ces mots, elle fit mine de partir, évitant de trop songer à l’enjeu de son bluff, l’existence même du monde.
- Holà, mais où cours-tu, ma sœur ? Ton histoire m’a émue, et il se peut que finalement, nous puissions, en fin de compte, trouver un accord.
- Un accord dis-tu ? Voici des paroles qui me remplissent d’espoir, ainsi que de crainte que cet espoir ne soit déçu. Hélas, un accord ne se base jamais que sur un échange mutuellement bénéfique. Qu’ai-je donc à te proposer, moi, pauvre démon provincial ?
- Allons, ne te dévalorise pas ainsi, je connais tes talents et te respecte profondément. J’ai suivi tes exploits, sais-tu ? Je te considère et t’envie pour ce que tu es, Sook, ma petite sœur. Pouvoir compter sur ton amitié serait une grande récompense pour moi, qui me sens si seule, et si tu me rendais parfois visite…
- Eh, oui, bon, on va peut-être arrêter là les politesses. Je sais que tu veux de moi quelque chose de précis, sans quoi tu ne m’aurais même pas laissée entrer. Alors, c’est quoi tu veux ?
- Oh, Sook, tes paroles sont dures comme les lames d’obsidienne de Baalzéboul, elles me déchirent le cœur, crois-le. Je n’attendais pas de toi quelque récompense pour mon aide, tu es ma sœur, je te la dois. Je dirais même que le simple fait de t’aider me remplirait de joie. Bien sûr, si, par pure amitié, tu avais bien voulu partager avec moi les secrets dont tu es dépositaire, ma joie serait complète.
- Hummm… Oui, c’est bien ce que je disais, tu veux quelque chose de moi. Mais on a dû mal te renseigner, la modeste sorcellerie que je pratique est, je pense, bien grossière et ridicule si on la compare à celle de la plus maladroite de tes disciples.
- Tu surestimes quelque peu mes disciples, hélas, mais ce n’est pas de sorcellerie dont je parle. Cesse de faire l’enfant, tu sais que tu es la seule personne dont j’apprendrai ces arcanes mystères dont tu es, parmi les filles de Lilith, la seule et fortunée dépositaire. Veux-tu un domaine, une forteresse ? Une armée pour te servir ? De l’argent à ne plus savoir qu’en faire ? Des esclaves surprenants et distrayants ? Je suis même disposée à me séparer de quelques uns de ces tomes incunables et précieux qui encombrent ma bibliothèque.
- Woaô ! Toi, vendre un de tes livres ? C’est sûrement vachement important, ce que j’ai. Si seulement tu voulais bien me dire ce que c’est, je me ferai une joie de te soutirer tout ce que tu veux.
- N’as-tu pas un fils ?
- Quoi, qu’est-ce qu’il a encore fait ? Il t’a causé un tort quelconque ?
- Non… non, je ne le connais pas, mais… enfin, tu vois, tu as un fils. Un enfant, en quelque sorte.
- Et c’est pas forcément la partie de ma vie dont je me vante le plus.
- Mais tu as enfanté.
- … attends, c’est pour ça que tu me fais tout ce cirque ? Tu veux savoir comment j’ai fait un enfant ?
- Mon prix sera le tien.
L’énervement bouillonnait entre les fissures du masque d’impassibilité qu’arborait la princesse – avec de plus en plus de difficultés – depuis le début de l’entretien. Sook s’en rendit soudain compte, en même temps qu’elle se souvint être à un mètre cinquante d’un des plus puissants démons des enfers. En comptant large et en tirant sur le mètre. Il fallait calmer le jeu.
- Je t’aide à avoir un enfant, et tu m’aides à sauve le monde, c’est ça le marché.
- Oui.
- Ca peut se faire. Le problème, c’est que j’ignore comment je fais.
- Ah bon ?
- Enfin, je sais bien comment les choses se passent. Toi aussi non ? Un homme, une femme, on secoue, on mélange, on attend neuf mois… enfin, tu connais sûrement ces détails mieux que moi.
- Oui, il m’est arrivé de connaître des hommes (au coin de sa lèvre, un muscle de Sook se crispa inconsciemment, comme à chaque fois qu’elle entendait ce genre de litote). Toutefois, j’aurais aimé avoir l’opportunité, en tout bien tout honneur, cela va de soi, de connaître plus avant ta physiologie, ta constitution, ce en quoi tu diffères de moi. Pourquoi tu te reproduis, et nous non.
- Une sorte de cobaye, quoi ?
- Un sujet d’étude.
- C’est dingue cette histoire. Mais j’ignore toujours pourquoi tu tiens tant à avoir des enfants.
- Un vieux rêve. Et je crois que nous sommes nombreuses à le partager dans les Royaumes. Ah, après tant de siècles d’existence stérile, concevoir en moi un être qui me ressemble, le sentir mûrir comme un beau fruit au printemps, l’élever selon mon bon plaisir, le chérir, le tenir contre moi… C’est merveilleux, c’est le miracle de la vie !
- Le miracle de la vie. Non mais tu t’es entendue ? Je descend au fin fond des enfers pour discuter avec un seigneur démon et qu’est-ce qu’on me sert ? Le putain de miracle de la vie. Je vais t’expliquer ce que c’est, le miracle de la vie. Alors d’abord, ça commence par un intermède répugnant mais heureusement bref faisant intervenir les égouts du père et de la mère. Après ça, tu passes neuf mois à vomir tripes et boyaux tous les matins, à bouffer comme une grosse vache, à doubler de volume, et le plus insupportable, c’est que tout le monde te regarde avec les yeux écarquillés d’émerveillement. Et au moment où tu ne peux plus te lever sans l’aide d’un treuil, voilà que l’autre alien décide qu’il est l’heure de sortir. Alors tu passes tant et plus d’heures à suer, hurler et pleurer sans que personne ne puisse rien pour t’aider tandis que l’objet en question progresse en t’explosant au passage le conduit susnommé – à se demander comment les femmes font pour avoir deux enfants de suite. Et si tu survis à l’accouchement et aux fièvres causées par les mains malpropres d’accoucheuses plus crasseuses que des peignes de rats, tu as effectivement le loisir d’élever ton merveilleux nourrisson qui, entre deux séances de j’te-bouffe-le-nichon-à-deux-heures-du-mat’, se fera un plaisir de t’asperger de matières aussi diverses que malodorantes. Après, ça apprend à parler Dieu sait comment, et ça commence à te faire chier plus sérieusement avec des " maman, pourquoi le monsieur il est noir ". Vingt ans, putain ! Vingt ans de travaux forcés pour une nuit de jambes en l’air, c’est ça, le miracle de la vie. Je trouve la peine disproportionnée par rapport au délit.
- Oh, ils sont pourtant mignons.
- Heureusement, sinon on les jetterait. Cela dit, si ton histoire de récompense tient toujours, je voudrais bien étudier la question, sur la base d’une intervention de ta part.
- Quelle intervention ?
- Je voudrais que tu parles pour moi, lorsque le temps sera venu.
- Lorsque le temps sera venu ? C’est une clause bien floue. Clarifions cela, veux-tu ?
Et les deux succubes entamèrent la longue rédaction du pacte.

Du fait de la conjonction des astres, il est certain qu’aucune intervention divine n’eut lieu pour guider, avec sécurité et célérité, la flotte M’ranite jusqu’aux rivages de l’Orient périlleux, à moins qu’au-dessus des dieux, il n’y ait d’autres dieux plus puissants, inconnus des hommes et non soumis aux mêmes contingences que les déités ordinaires. Préférant garder pour moi ces thèses du plus haut hérétique (je n’ai guère envie de finir sur un bûcher), je me contenterai de croire en une chance ordinaire, un hasard heureux qui gonfla les voiles de nos combattants de la liberté tout au long d’un bref voyage en mer.
Une bonne fortune qui s’évapora aussi subitement qu’une goutte de rosée sur une plaque chauffante lorsqu’ils arrivèrent en vue des côtes susnommées.
Ce fut d’abord un jeune marin qui, posté à la proue, soulageait sa vessie, qui eut le premier la vision de ce qui les attendait. Il tenta d’ameuter sa hiérarchie, mais ne parvint qu’à articuler quelques consonnes bégayantes et désordonnées en désignant l’horizon encore flou du fait d’un reste de brume. Son manège attira néanmoins l’attention du capitaine du capitaine du " Faucon des Mers ", un ancien pêcheur de la baie d’Olong qui à ce moment là dégustait un calamar cuit. Il regarda. Il vit. Et en verdissant, il s’écria entre ses tentacules : " Ytsétwap ! " (juron qui, dans le langage des marins Olonguais, traduisait surprise et consternation).
Au loin, on devinait le friselis de la chaîne du Krakaboram, sous laquelle se terrait la succube Arsinoë, au fin fond de l’Antre Maudit de Skelos. C’était l’objectif à atteindre.
Devant, la côte orientale traînait sa longue silhouette morne et aride. Plusieurs centaines de petites formes sombres s’y affairaient autour de diverses machines difficilement identifiables. L’armée de l’Empire Secret se tenait là, sur le pied de guerre, prête à repousser l’assaut amphibie des M’ranites.
A une centaine de mètres d’altitude, comme suspendus à des fils invisibles, une vingtaine de galères volantes de l’Empire Secret attendaient l’arrivée de leur proie. Malgré la distance, il était possible de voir qu’elles étaient toutes d’acier, de bronze et de cuivre. Des plaques boulonnées recouvraient toute la surface de la coque, dont émergeait cependant, ça et là, de fantasques tuyauteries à la destination mystérieuse, adoucissant quelque peu la rigueur utilitaire de l’engin de mort. Deux ailes effilées portaient chacune une hélice encore immobile. Il s’échappait de chacune des nefs célestes une épaisse fumée grise, sortant par de hautes cheminées cylindriques.
Mais les immenses vaisseaux semblaient être des nains en face du monstre de fer qui bouchait une bonne partie du ciel.
C’était une gigantesque lentille très aplatie, à la surface de laquelle fourmillaient mille détails, mille appareils, mille systèmes à l’utilité obscure. De grandes tours basses aux murs en pente formaient une enceinte circulaire, sortant par dessus et par dessous le pourtour de l’engin, et portant les coupoles articulées qui dissimulaient, à coup sûr, à de puissantes balistes, ainsi que des hélices semblables (en plus grand) à celles des galères, et dont certaines tournaient déjà à belle cadence. Le dessous de la cité volante était bombé, le dessus semblait fourmiller de bâtiments empilés les uns sur les autres, mortel amoncellement pyramidal de meurtrières et de barbacanes, sur lequel, juchées comme les colonnes de l’enfer, trônaient deux cheminées monumentales crachant un feu noir comme l’enfer.
- Et bien et bien, capitaine, quoi de neuf aujourd’hui? Demanda Melgo en sortant de sa cabine où il venait de faire un somme.
- Gni ! Lui répondit le capitaine.
Et le chef des M’ranites, voyant la citadelle volante de l’Empire Secret, eut ces mots historiques :
- Ah oui, quand même.

Le Lutrin Gratteur, indifférent, tissa un nouveau parchemin. Cette espèce de démon avait l’apparence d’un scorpion sans tête, au dos plat et à la queue équipée d’un appareil de pointes impressionnant. Toutefois, l’adaptation naturelle avait remplacé les glandes à venin par une série de réservoirs d’encres colorées, de telle sorte que les pointes en question formaient comme des porte-plumes et que la queue, avec dextérité, pouvait tracer sur les feuilles douces et nacrées qu’il sécrétait toutes les sortes d’écritures, dessins et schémas qu’il était possible d’imaginer. Cette singulière faculté avait assuré la pérennité de la race, qui était utile et fort choyée par tout ce que les enfers comptaient de démons pressés, maladroits ou analphabètes.
- Et sur celui-là, je veux qu’il soit stipulé que je suis tenue à une obligation de moyen, et non de résultat. Non parce que si tu croyais m’avoir avec ta clause en petits caractères, tu te fourres le doigt dans l’œil.
- Bah, c’est de bonne guerre.
Une fois que la bête eut fini d’écrire sous la dictée, Sook examina longuement le contrat, lut avec attention chacune des phrases qui avaient pourtant déjà fait l’objet de toutes sortes de débats, lança quelques sortilèges afin de détecter d’éventuelles tromperies. Elle estima que le pacte était conforme, et signa, penchée sur le Lutrin, suivie de Jessonia.
- Bien, maintenant, c’est à toi de remplir ta part du marché. Comment puis-je sauver le monde ? Comment restaurer la marche du temps ?
- Hélas, les fils de la destinée ne mènent qu’à la défaite. Les augures sont fort mauvais, et tes amis et toi courrez à la mort. La conjonction des forces, le déroulement des événements, tout conduit à la ruine de tes projets.
- Eh ? Comment peux-tu en être si sûre ?
- Tout est une question de schémas, d’enchaînements d’actions qui toujours conduisent aux mêmes conclusions. Tes amis se conduisent comme des héros de tragédie, et ainsi, ils influencent la balance de la destinée dans un sens qui leur est défavorable. Quels que soient les efforts qu’ils déploieront, ils seront finalement vaincus. A moins que tu ne changes le sens même de la destinée.
- C’est possible ?
- C’est difficile, mais il est encore possible d’influencer tes compagnons, afin qu’ils se comportent comme des héros d’épopée. Ce genre de saga se conclut en général fort bien, dans la gloire et les honneurs. Quelques-uns mourront peut-être dans l’affaire, c’est un risque, mais l’histoire n’oubliera pas leurs noms.
- Je suis sûre que ça les consolera. Comment dois-je faire ?
- Il te suffit de te procurer le glaive d’un grand héros n’ayant pas encore accompli sa destinée, de lui soutirer, et de le transmettre à tes amis. Ainsi, ils obtiendront cette qualité suprême, celle qui permet de vaincre le mal, l’étoffe des héros, pour ainsi dire.
- Oulà, ça a l’air moyen légal, ça. Les dieux de la destinée vont sûrement être très en colère.
- Oui, ben, c’est pas eux qui nous payent.
- Et où on la trouve, ton épée des héros ?
- Je vais chercher cela. J’ai des espions dans toutes les dimensions, c’est bien le diable s’ils ne trouvent pas un brave escrimeur à dépouiller.
Jessonia écarta les bras, déployant sa robe bleue iridescente, qui se fondit dans le tissus de l’univers. Sook sut d’instinct qu’il était temps de prendre un peu de champ. Ses grands yeux se clorent, sa peau devint noire comme la nuit, et d’ailleurs ponctuée d’étoiles. Toute la puissance mystique d’un augure suprême des enfers transitait par les cristaux de la grande salle, par les doigts étirés de la princesse, par les circonvolutions de son cerveau labyrinthique, et lo rsqu’au milieu de son front s’ouvrit son troisième œil, terrible gemme aveuglante, elle sonda mille millions d’univers avant que son regard, enfin, ne se pose sur ce qu’elle désirait.
- Traverse.
- Hein ? Où.
- TRAVERSE !
Et après un instant d’hésitation, Sook plongea dans le corps désincarné de Jessonia et reprit son périple parmi les dimensions.

V ) Où périssent mille et mille braves dans une bataille mémorable.

La stupéfaction n'eut pas le temps de laisser la place à la consternation, car rapidement des officiers aboyèrent des ordres, et les combattants M'ranites se plièrent bien volontiers à une discipline aveugle qui les dispensait de se faire du souci à propos du devenir de la bataille, ou du leur. C'est le miracle de l'organisation militaire, la justification de ses incohérences apparentes, la raison de ce dressage qu'ont subi tous les soldats du monde. Leur faire oublier, l'espace de quelques heures, les plus élémentaires réflexes de survie, la plus basique notion de l'intérêt personnel. évidemment, ça marchait.
Les lourds vaisseaux impériaux manœuvraient en un mouvement lent et précis autour de la base géante, laissant derrière eux des traînées de fumée noire. Déjà, de leurs entrailles secrètes, jaillissaient des formes noires, repoussantes même à cette distance, les répugnants vers ailés qui servaient de redoutable monture et d’armes de terreur. Mais les officiers M’ranites étaient confiants malgré tout, car Chloé s’était attaché l’affection d’une de ces créatures, que les savants de Khôrn avaient eu tout loisir d’étudier en détail, et le ver capricieux leur avait inspiré des stratagèmes et des machines susceptibles de contrer les attaques de ses semblables. Oublieux de la monstruosité imposante et hypnotique qui pivotait sur elle-même telle une lente toupie de géant, les braves soldats sortirent les armes secrètes et se préparèrent, attentifs à l’ennemi.
Un groupe discret de navires plus petits, un peu en retrait, affrétés par Soosgohan et bourrés jusqu’aux sabords de sorciers du Cercle Occulte, s’apprêtait pour un combat dans une toute autre dimension. Les sorciers, c’est connu, sont foncièrement égocentriques et individualistes, et passent leur temps à se chamailler sous les prétextes les plus futiles, tels que l’honneur et la renommée. Ils ne toléraient qu’exceptionnellement de supporter la présence d’autrui – en particulier de leurs collègues – et uniquement pour des durées très brèves. On conçoit que les nécromants de tous âges et de toutes origines qui depuis plusieurs jours s’entassaient dans des conditions d’hygiène précaires en avaient nourri une haine farouche et aiguë, et c’était voulu par Soosgohan. Sous les ponts, entre les piaillements d’excitation, jaillissaient déjà les mots interdits et secrets d’antiques sortilèges de protection, des appels à l’héroïsme destinés à soutenir le moral des soldats, des incantations d’acuité pour accroître l’efficacité des archers, des charmes de chance, de force, d’oubli de la douleur, de guérison, et toutes sortes d’autres magies visant à faire de la horde M’ranite l’armée la plus puissante qui ait jamais navigué sur la mer.
En priant pour que ce fut suffisant, car en face s’assemblait l’armée la plus puissante qui ait jamais navigué dans les cieux.

Comme un vol de chauves-souris, les premières lignes de vers noirs, chacun monté par un chevalier arbalétrier, se répandirent sur les galères de débarquement les plus avancées, comme des vols de feuilles mortes dans un crachin d’automne. Et les M’ranites les laissèrent avancer sans réagir, sans tirer leur arc, jusqu’à cinquante, vingt, dix mètres… quelques hommes s’agitaient autour de bâches noires recouvrant quelques machines de fer et de bois, d’étranges machines compactes qui se déployèrent en un tournemain comme de vilaines orchidées de guerre. Pour chaque machine, trois rudes gaillards tournèrent à toute vitesse des manivelles sans ménager leurs peines, tendant des mécanismes à bloc, puis orientèrent les armes vers les chevaliers impériaux, inconscients du danger. Des tireurs, inconfortablement installés sur leurs sièges de fortune, réglèrent au juger leurs armes sur les amas de vers qu’il pouvaient maintenant presque toucher, et en priant pour que la déesse guide leurs bras, lâchèrent des pluies de projectiles tournoyants sur les monstres noirs. Il s’agissait de disques de fer barbelés, grands comme la main ouverte, dont les bords déchiquetés avaient été longuement étudiés afin d’arracher de larges lambeaux de voilure aux reptiles ailés qui étaient leur cible exclusive. A chaque tir, des dizaines de ces disques mortels filaient dans l’air, emplissant le champ de bataille de sifflements stridents, bientôt suivis des hurlement inoubliables, inhumains, des vers mortellement blessés qui, leurs ailes brisées, s’abîmaient dans la mer, emportant avec eux dans les flots leurs maîtres engoncés dans leurs lourdes cottes de mailles. Dans les premières secondes du combat, ce furent plus de vingt bêtes qui sombrèrent ainsi, tandis que les archers équipés qui d’arcs courts, qui d’arcs longs comme un homme, prenaient position en courant, encouragés par les succès des armes secrètes. Les chevaliers impériaux qui avaient échappé au cônes mortels de projectiles se retrouvaient maintenant sous le feu de flèches à large fer, elles aussi conçues spécialement pour meurtrir les vers volants, et bien d’autres preux trouvèrent ainsi la mort avant d’avoir porté un coup.
Un autre parti de vers, encore plus nombreux que le premier, avait pour objectif d’attaquer le gros de la flotte M’ranite, et tout à leur offensive, les chevaliers ne prêtèrent pas attention aux détails du combat que livraient leurs compagnons contre l’avant-garde. L’idée de défaite leur était à ce point étrangère qu’ils attaquèrent de front les galères lourdes, sans prêter attention aux petits vaisseaux d’escorte et aux étranges machines qui déjà s’y déployaient. Bien mal leur en prit, car ils furent aussi mal reçus que leurs prédécesseurs. Tant et si bien qu’au bout de deux minutes de combat, le tiers de ce que le contingent impérial comptait de vers agonisait et se contorsionnait, impuissant, à la surface des eaux. De l’autre côté, on ne comptait pas de pertes notables, hormis les inévitables maladroits (qui sont les premières victimes de toute guerre) et les destinataires malheureux des quelques carreaux d’arbalètes que les impériaux avaient pu tirer.
Il fut bientôt évident chez les impériaux, sauf pour quelques enragés, que les rangs s’éclaircissaient drôlement vite et qu’il convenait peut-être de prendre du champ afin de réfléchir calmement à une stratégie plus adaptée à la situation, de préférence loin. L’attaque cessa donc aussi soudainement qu’elle avait commencé, et contemplant le spectacle, son noble front marqué tout à la fois de soulagement et de virile assurance, Malig Ibn Thebin, Prophète et Archiprêtre de M’ranis, soupira, la main posée sur le bastingage, le regard perdu dans le lointain, et s’adressant à ses compagnons, il eut ces mots :
- Les doigts dans le nez. C’est quoi la suite ?

Tiens, où en est Sook ?
Elle est à l’envers. Pour être précis, elle est inconsciente, suspendue par la cheville droite à la branche d’un arbre, ou du moins d’une formation qu’il est plus commode de considérer comme un arbre, mais dont, dans la pratique, il est difficile de déterminer l’appartenance au règne végétal ou animal, pour autant qu’en ces lieux, cette distinction aie cours. En tout cas, au bout d’un moment, la chose la lâche, car elle tombe. Elle tombe même plutôt vite, on dirait que la gravité est plus forte que la normale. Heureusement pour elle, elle tombe de pas bien haut sur du mou. Et même du liquide, tendance gluant. Un mélange de sphaigne, d’eau, d’hydrocarbures naturels divers, recouvert d’une couche de brume paresseuse. Les remous se calment, la brume se referme là où le marais a englouti la sorcière. Une bête de forme indéterminée passe rapidement dans les airs. Quelques bestioles poussent des hululement de signification inconnue dans le lointain. Le temps du marais reprend son cours indolent, durant quelques secondes seulement. Après quoi une bosse noire et luisante sort du tapis de brume grise, et une autre, et péniblement, en trébuchant, Sook se relève. Son humeur n’étant pas excellente, je suggère que nous nous éclipsions.

Les lourds vaisseaux de l’Empire recueillirent les survivants des escadrilles de Wyrms, et restèrent un instant immobiles. Des fanions bariolés montèrent dans les haubans, dans le langage de bataille de l’Empire, les capitaines conversaient. Puis ils s’alignèrent de nouveau pour faire face à la flotte M’ranite qui attendait, interdite.
Et ce matin là, voyant la manœuvre lente et implacable des galères l’Empire, les spectateurs éberlués comprirent que l’Art de la Guerre venait de changer. Conformément au plan d’action qui avait été décidé en pareil cas les vaisseaux M’ranites mirent en panne, attendant de pied ferme que l’ennemi soit à portée de baliste. Bien sûr, les navires volant surplombant la mer de plusieurs dizaines de mètres, la triste et implacable réalité des lois de la gravité faisaient que les M’ranites seraient sous le feu de leurs ennemis sans pouvoir répliquer, mais il était prévu qu’à cet instant, une arme secrète fasse la différence…
Sauf qu’en l’occurrence, les impériaux avaient un plan similaire, faisant intervenir, là aussi, une arme secrète. A l’avant de chaque galère s’ouvrait un sabord, et à l’instant convenu, brusquement, chaque sabord cracha un grand nuage de fumée noire. Tous ces vaisseaux volants avaient-ils pris feu ? Voilà qui était singulier. Et puis il y eut le bruit. Une suite de grondements assourdis par la distance. Et ce sont métallique, celui des coques oblongues résonnant sous l’effet d’un choc monstrueux.
Et les M’ranites, frappés de terreur, virent autour d’eux s’élever une série de gerbes d’eau de mer, dépassant la hauteur du grand mât des plus grands vaisseaux. Juste devant le vaisseau amiral, un transport de troupe explosa soudain, projetant alentour des volées de planches fracassées et de chairs déchiquetées. Le navire parut se plier en deux, se refermant en un piège mortel sur des dizaines de soldats hurlants. Kalon, stupéfait, fut le premier à comprendre qu’un projectile, tellement rapide que nul n’avait pu le voir arriver, venait d’être projeté par une force surhumaine depuis les galères volantes pourtant situées bien loin. Contre une telle force, il était inutile d’espérer combattre bien longtemps.
- Aux armes secrètes, tout de suite !
Le rugissement du barbare sortit les marins de leur abattement, et tandis qu’une jeune recrue sonnait du cor à pleins poumons, un autre matelot hissait au mât, à toute vitesse, un grand carré d’étoffe claire barré d’une croix noire, signal convenu entre les navires. Sur les ponts des six plus grandes galères de la flotte sacrée, on coupa les filins qui retenaient de grandes voiles, dont l’unique fonction étaient de dissimuler de grandes formes anguleuses, et tandis qu’on jetait par dessus-bord les monceaux de tissus inutiles apparurent les belles et redoutables machines qui étaient le dernier espoir de sauver le monde.
Elles étaient en forme de pointes de flèches, ou de fers de lance, mais la lance d’un géant, car chaque machine mesurait dix bons pas de long et la moitié de large. Une armature du bois le plus robuste, assemblé par les meilleurs charpentiers de marine qu’il fut possible de trouver à Khörn, disparaissait sous les plaques de blindage forgées par un providentiel parti de nains qui, chose extraordinaire, avait été séduit par la doctrine de M’ranis9. Des enchanteurs du Cercle Occulte avaient aussi été requis, et avaient travaillé d’arrache-pied avec les ingénieurs pour donner vie à cette belle machine de mort. Haut comme un homme, l’engin avait été nommé " requin ". Sans doute à cause de la rangée d’aspérités tranchantes qui courait le long de ses flancs et qui évoquaient quelque squale redoutable. Dans chacun, trois hommes embarquèrent précipitamment, trois hommes spécialement entraînés à cette tâche, et tout dix-huit. L’un de ces hommes était une femme. Pour être précis, c’était Chloé.
Les requins avaient été conçus et construits en quelques mois, mais n’avaient jamais encore été utilisés en combat. Pour être honnête, il était prévu d’en construire une centaine d’exemplaires, et les six spécimens en question étaient les seuls en état de fonctionner, et encore n’en était-on pas bien sûr car il s’agissait de prototypes. Les équipes d’essai avaient eu le temps de se familiariser avec les commandes, mais pas d’entamer une véritable formation militaire. Ils allaient en bouffer, de la formation militaire, sur le tas. Pour l’instant, l’elfe Chloé était la seule à posséder une expérience du combat dans ces conditions, et avait donc été chargée du commandement de ce détachement spécial.
Les écoutilles se refermèrent et se verrouillèrent, les pilotes s’installèrent aux commandes, vérifièrent leur poste, tournèrent précipitamment les volants qui actionnaient les barres de sustentation. Des marins coupèrent les amarres à la hache, et les requins bondirent l’un après l’autre dans les airs, parfois un peu trop violemment au goût des occupants, mais le cœur y était. Et lorsque les requins furent à une altitude suffisante, on procéda à l’allumage des cruches.

- ‘tain de merde de saloperie de vérole de mes deux boules de raclure de marais à la con !
Ainsi s’exclamait Sook à la face du monde, verte, gluante et malodorante, après qu’elle eut repris pied.
Où était-elle ?
Elle se sentait lourde, et l’humidité de ses vêtements n’expliquait pas tout. L’air aussi était bizarre. Plus lourd. Pas seulement comme il peut l’être en été juste avant un orage. Il était juste plus lourd. Les sons étaient plus aigus, y compris le son de sa propre voix. Et tout avait une odeur, une forme, une couleur bizarre. Pas complètement anormale, juste à chaque fois " un truc qui ne collait pas ". Par exemple ces arbres, ils n’étaient pas normaux. Objectivement, il n’y avait rien qui clochait vraiment, mais en vrai, aucun arbre normal n’aurait poussé comme ça.
Bon, on était là pourquoi déjà ?
Ah oui, trouver l’épée bidule du zinzolin magique pour sauver le monde du tralala infernal des ténèbres du chaos de la mort, tout ça. Comme d’habitude.
L’endroit semblait inhabité, en particulier inhabité par les forgerons et les vendeurs d’épées magiques. Pas une route, pas un dolmen, pas une licorne, même pas un panneau. La zone. On ne pouvait même pas s’orienter, le soleil (s’il y en avait un) étant caché par une épaisse couche de nuages gris, eux-mêmes dissimulés par les frondaisons.
Sook décida donc, après mure réflexion, de marcher dans la direction la moins humide. Elle grimpa sur les racines d’une sorte de mangrove, regarda ses mollets pour constater avec dépit qu’il n’y avait aucune sangsue accrochée (ce marais était décidément bien anormal), puis elle progressa de quelques mètres avant qu’un objet lourd ne lui tombe sur le crâne et ne la fasse de nouveau sombrer dans l’inconscience.

Chaque requin M’ranite était équipé de deux cruches ondines de 350mm délivrant une poussée impressionnante, actionnées par des bouchons à dérivation directionnelle permettant un meilleur contrôle de la puissance et une manœuvrabilité accrue même à haute vitesse. Les quatre paires de barres de sustentation assuraient une poussée verticale maximale de vingt-huit tonnes, largement suffisante pour faire bondir l’engin hors de l’atmosphère si on n’y prenait pas garde.
Lorsque les officiers impériaux virent arriver à toute allure les embarcations volantes de leurs ennemis, ils comprirent qu’il y avait un problème, car les armes lourdes des galères impériales ne pouvaient pas faire grand chose contre ces moucherons d’acier, il était même impossible de les éviter. Impavide, la flotte continua donc à avancer sur les M’ranites. Les traits des arbalétriers, pourtant entraînés à viser des cibles en mouvement rapide, ne parvenaient que rarement à toucher les requins M’ranites, et se perdaient la plupart du temps dans l’océan après de gracieuses paraboles. Quand bien même l’un d’eux parvenait-il à toucher sa cible que le blindage en acier nain, épais d’un quart de pouce, le déviait sans peine.
Le vaisseau de Chloé dépassa une des galères impériales en phase ascensionnelle, et les yeux de l’elfe enregistrèrent le moindre détail du poste de commandement avant, protégé par sa verrière blindée, du pont de bois encombré de militaires affolés, de la haute cheminée de fer qui noircissait l’azur, des deux grandes ailes soutenues par des haubans qui portaient les hélices de bronze battant l’air, de la tourelle arrière, de ses meurtrières et de sa grande baliste d’un autre temps, et elle ne fut pas longue à voir les points faibles de ces ennemis géants.
- Bombardier, préparez les grenades à croûtons !

Il faut mentionner une autre arme secrète découverte, par le plus grand des hasards, par les M’ranites. Cette découverte révolutionnaire n’aurait d’ailleurs pu être accomplie que grâce à la foi qui unissait des peuples si disparates de l’occident. Il est connu depuis la nuit des temps que le vin de patates des farouches Khnébites était un breuvage infernal qui rendait rapidement fou et aveugle celui qui le consommait, tout en lui conférant temporairement une force surhumaine, un courage à toute épreuve et une grande habileté dans les travaux de couture et passementerie. Il est aussi connu que les nomades Bulgoz vivant à l’ouest de l’empire de Pthath agrémentaient certains de leurs plats rituels de croûtons aillés très desséchés, aux propriétés hallucinogènes, et qu’il ne fallait ingérer qu’en très petites quantités tant ils donnaient des gaz. Ces deux peuplades vivant habituellement à quatre-mille kilomètres de distance et étant séparées par un océan, personne n’avait jamais eu l’occasion de jeter des croûtons Bulgoz dans du vin de patate Khnébite. Ou, si quelqu’un avait essayé, il n’avait pas survécu assez longtemps pour raconter ce qui se passait.
La rencontre avait eu lieu deux ans plus tôt dans une taverne de Sembaris. Des M’ranites de Khneb avaient trinqué à la santé de leurs coreligionnaires Bulgoz, ils avaient sympathisé, échangé des cadeaux de leurs pays respectifs. Puis, l’alcool aidant, ils avaient tenté le mélange.
C’est en tout cas ainsi que les sorciers légistes avaient reconstitué l’incident en étudiant les restes calcinés de l’auberge.

L’embarcation de Chloé décrivit une large boucle pour revenir plonger sur la galère impériale par la poupe. Elle ouvrit un jour sous la coque tandis que, malgré les remous, l’équipier faisait son possible pour tourner la clé d’un mécanisme enfermé dans un tonnelet de bronze lourd de dix livres. Son office accompli, il baissa la tête par le jour pratiqué, estima la trajectoire de son projectile, et le lança à la verticale de la baliste de poupe. La vitesse du requin était telle que la grenade parcourut toute la longueur du pont et faillit le dépasser pour plonger dans la mer. Mais la résistance de l’air fit son effet au dernier moment et, à l’instant où le projectile toucha sa cible, une membrane interne fut perforée sous l’effet du choc, mettant en contact les deux ingrédients fatals. L’explosion embrasa l’avant du navire impérial, projetant alentour de petits fragments de bronze et de liquide enflammé, ainsi que les infortunés impériaux qui avaient eu le malheur de se trouver dans les parages. D’autres, blessés, brûlés, se mirent à courir, ramper, tenant leurs membres de façon pitoyable. Mais tout cela, Chloé ne le vit pas, occupée qu’elle était à surveiller les autres requins qui imitaient son attaque. Pour gagner du temps dans sa manœuvre de demi-tour et perdre un peu de la fantastique vitesse qu’il avait acquise lors de son plongeon, le pilote du requin tenta une manœuvre plutôt audacieuse : demi-looping suivi d’un demi-tonneau. Mais sa vitesse initiale était décidément trop grande, et sa courbe fut trop large, de telle sorte qu’il se retrouva presque à l’aplomb de la galère. Il prévint alors ses passager – qui étaient fort occupés à le maudire jusqu’à la septième génération, lui et sa race infecte – qu’il allait tenter un piqué. Et avant de devoir écouter des protestations, il mit sa menace à exécution, lançant son bolide à toute allure en visant la balustrade bâbord, juste derrière l’aile. Au dernier moment, le conducteur fou cabra son engin de toutes ses forces au risque de faire céder les commandes, et inclina la coque à 45° sur la droite. Déséquilibrés et terrifiés, Chloé et son collègue n’eurent pas le temps de lâcher une autre grenade, et ne purent que regarder, impuissants, le ciel défiler à toute allure par le sabord avant qu’un choc violent ne leur laisse à penser qu’ils allaient périr dans la seconde. Mais en fait, le requin des airs glissa exactement entre l’aile, la coque et l’hélice de la galère, le choc était produit par le contact bref mais significatif avec un hauban qui, scié en une fraction de seconde par les dentelures latérales du requin, céda aussitôt, filant de part et d’autre comme un élastique que l’on relâche. L’aile monstrueuse commença alors à se tordre sur elle-même, faisant exploser des rangées entières de rivets, le deuxième hauban céda à son tour sous le poids, et dans un craquement de cauchemar, l’aile et les marins qui y servaient tombèrent en une interminable spirale sous les vivats des soldats M’ranites qui, sur leurs navires, ne pouvaient qu’assister au combat en spectateurs. Déséquilibrée, immobilisée, la grande nef se mit à gîter selon un angle qui rendait impossible la marche sur les pont. Le géant d’acier était hors de combat.
Piqués au vif, les autres équipages de requins qui avaient observé l’assaut avec intérêt se mirent en devoir de faire au moins aussi bien.

Une fois de plus, Sook se releva, et elle était encore plus mécontente. Non seulement elle était perdue dans un univers hostile et humide, mais maintenant en plus, elle avait mal au crâne. Et encore eut-elle dû s’estimer heureuse, car si elle avait été normalement constituée, sa cervelle tapisserait le marais, mais comme elle avait le crâne dur et épais, elle s’en tirait avec un saignement du cuir chevelu qui déjà se tarissait et une violente envie de tuer tout le monde, ce qui ne la changeait guère.
Qu’est-ce qu’elle faisait là déjà ?
Ah oui, l’artéfact enchanté du destin qui servait à bannir les trucs, là…
Au fait, qu’est-ce qui lui était tombé dessus ?
Elle chercha autour d’elle et finit par trouver le coupable projectile, qui avait une drôle d’allure. Il s’agissait d’une sorte de cylindre métallique argenté et poli de moins d’un pied de long, incrusté de sortes de pierres, ou d’une autre matière noire, et qui de prime abord rappelait un étui à parchemin. Une partie de la surface était ouvragée en petits picots, comme les poignées de certains outils, et Sook pensa qu’il s’agissait effectivement d’une poignée. Thèse confortée par le fait qu’à la poignée en question s’accrochait une main. Elle toucha l’organe tranché du bout de l’index et s’aperçut qu’il s’agissait bien d’une main humaine, la main encore fine d’un jeune homme, encore tiède, mais qui ne saignait pas. La blessure avait été cautérisée au feu, et sentait encore le cochon grillé (ce qui lui rappela qu’elle n’avait rien avalé depuis une éternité). Sook détacha avec dégoût les doigts crispés (après avoir vérifié qu’il n’y avait aucune bague de valeur à s’approprier), se releva et examina le cylindre de plus près.
C’est quoi cet engin ?
Il semblait qu’une des parties du cylindre était mobile, formant comme un bouton.
C’est tout de même pas ça qu’elle était venue chercher ?
Sook actionna le bouton, puis eut un salutaire réflexe de recul.
Si, visiblement, c’était ça.
Elle actionna de nouveau le bouton, le marais retrouva aussitôt la paix. Alors elle s’assit sur une souche goûta un repos bien mérité.
Voilà. Il ne restait plus qu’à attendre.

La bataille faisait maintenant rage entre les galères volantes de l’Empire Secret qui avançaient obstinément et les quelques moucherons qui tournoyaient autour, leur causant bien des tourments. Deux autres galères avaient sombré dans les flots gris de la Kaltienne, trois se démenaient contre l’incendie, mais les impériaux poursuivaient leur progression, les bouches à feu continuant à expédier au loin, par intermittence, leurs terribles projectiles. Sous les ordres de Melgo, la flotte M’ranite avait elle aussi repris de la vitesse, espérant profiter du répit fourni par les requins pour passer sous l’ennemi et débarquer dans l’anse de Samonk, comme initialement prévu.
Mais lorsque l’avant-garde des frégates M’ranites se présenta sous les galères, toutes voiles dehors, l’une d’elles fut accueillie par un jet de lourds projectiles enflammés, des jarres de feu grégeois. Par bonheur, les monstres d’acier étaient peu manœuvrables et beaucoup trop hauts, de telle sorte que les projectiles arrivèrent dispersés et que seuls deux bâtiments légers furent touchés, dont un gravement incendié.
Il n’en allait pas de même avec la monstrueuse forteresse volante qui a elle seule couvrait une bonne partie du champ de bataille. En s’approchant, les M’ranites purent voir des structures en réseau courant sous la coque, dont ils purent bientôt comprendre l’utilité en voyant de minuscules chariots – minuscules à l’échelle de la forteresse – se déplacer à toute vitesse, suspendus à ce réseau de rails. Un de ces chariots sortit d’un renfoncement bombé de la coque, fila se positionner en un endroit précis, s’immobilisa un instant, puis, obéissant à la commande de quelque mystérieux manutentionnaire, lâcha son contenu, plusieurs tonnes de gros rochers de granite. Avec une précision diabolique, les lourds boulets fracassèrent l’avant d’une frégate, qui coula à pic en moins d’une minute.
Mais il y avait plus inquiétant encore. Dans le ciel en effet, les nuages s’étaient mis à tourbillonner de façon troublante, à se croiser, à entrer en collision, déchaînant d’étranges éclairs silencieux formant de longs arcs de lumière ramifiés. Soosgohan était livide, et sous le masque glacé d’un détachement démoniaque, Shigas, que Melgo gardait en réserve, avait du mal à garder son calme. Le Commandeur des Croyants se tourna vers eux.
- C’est pas normal, est-ce une autre arme secrète de nos ennemis ?
- J’ai bien peur que non, hélas.
- La succube a raison, nous avons moins de temps que prévu, ce sont les premiers signes. Les bêtes d’Outre-Temps arrivent.
- Cesse de m’appeler " la succube ".
- C’est pourtant ce que tu es. Renieras-tu ton origine, bête lubrique ?
- Non, je les assume, je m’étonne simplement que tu m’en fasses reproche, toi qui est bien le dernier sur ce navire à pouvoir le faire.
- Tu parles par énigme, démon, pour troubler mon jugement. Je ne suis pas dupe de ton jeu.
- Ouais, grinça Shigas, on va dire ça.
- Eh la smala, cessez de vous chamailler, le moment est mal choisi. Bon, si c’est comme ça, on passe au plan B. Holà, capitaine, faites hisser le pavillon de rappel. Nous passons au scénario d’urgence absolue.
Incrédule, le capitaine s’exécuta et fit hisser le drapeau à deux triangles, signal convenu avant la bataille pour le rassemblement.
Malgré la distance, Chloé le vit et dut utiliser la menace pour forcer son pilote à faire demi-tour et revenir vers le vaisseau amiral de la Sainte Flotte.
Pendant ce temps, sur le pont du " Glorieux Narval ", on déballait le dernier atout de la flotte M’ranite, le Tante Yves IV10, que les responsables du projet avaient appelé affectueusement le " IV ". Conçu selon le même principe et à l’aide des mêmes matériaux que les requins, il était toutefois deux fois plus long, deux fois plus haut, et était propulsé par quatre amphores de 400mm. Il pouvait emporter vingt-huit soldats bien tassés dans le niveau supérieur, ainsi que de nombreuses grenades à croûton dans la soute, grenades qui avaient été remplacées au dernier moment par autre chose.
Lorsque Chloé sauta sur le Glorieux Narval, elle rejoignit l’équipage du " IV ". Celui-ci comptait Kalon, pressé d’en découdre au corps-à-corps, Soosgohan, accompagné de cinq de ses meilleurs sorciers du Cercle Occulte, Shigas et Melgo, qui avait sélectionné soigneusement une escorte de onze gardes d’honneur robustes et fidèles jusqu’à la mort, aussi habiles à l’épée qu’à l’arbalète, cinq prêtres de M’ranis choisis pour leur fanatisme et leurs connaissances en matière de charmes, et deux sages compagnons de la guilde voleurs, aussi habiles et expérimentés que Melgo lui-même. Tout ce petit monde disposait de ce qui se faisait de mieux en matière d’équipement de donjonnage, ainsi que de quelques gadgets moins classiques qui devraient pouvoir faire la différence si les choses tournaient mal.
L’atmosphère était lourde, car tous étaient conscients qu’ils quittaient la bataille au moment où elle faisait rage et où leurs compagnons avaient le plus besoin d’eux, même si cet abandon avait une bonne raison. L’embarquement fut précipité, et bientôt, le " IV " prit de l’altitude et fila vers l’ouest, vers le Krakaboram visible au loin, laissant derrière lui la quadruple traînée humide de ses puissantes cruches ondines.
En s’éloignant, Melgo ne put s’empêcher de regarder par une meurtrière le déroulement de la bataille. Tandis qu’ils passaient au large de la citadelle volante des impériaux, il vit le fin triangle d’un requin qui, alors qu’il attaquait la plus grande des galères de l’Empire, fut touché par le tir chanceux d’un scorpion ennemi. Déséquilibré, l’engin se mit à tournoyer autour de son axe longitudinal en décrivant une courbe fatale, qui l’amena à s’encastre droit dans le poste de pilotage de son adversaire. Les nombreuses grenades que contenait encore l’esquif explosèrent alors de concert, brisant et tordant le gigantesque vaisseau. Les impressionnantes barres de sustentations commencèrent immédiatement à s’envoler vers les cieux tandis que le reste de la coque laissait choir pèle-mèle toutes sortes d’équipements et de machines en feu.
C’est alors que l’esprit de Melgo se mit à tourner à toute vitesse. Il avait aperçu les entrailles d’une des galères, et voici qu’il comprenait quel mécanisme l’animait. Il avait déjà vu un tel mécanisme fonctionner durant sa jeunesse, lorsqu’il était novice de Bishturi. Dans le grand temple, le prêtre faisait parfois devant les fidèles un miracle, qui consistait à ouvrir, dans un grand nuage de fumée, les lourdes portes de plomb du sanctuaire pour dévoiler la statue ithyphallique de Bishturi. Pour cela, il ne s’approchait pas des portes, il se contentait d’allumer un feu au-dessus de l’Orbe du Renouveau, ce qui était sensé attirer les faveurs du dieu et mener à son apparition. Mais l’esprit aiguisé et curieux de Melgo avait eu vite fait de découvrir que ce miracle était faux, et que derrière ce faux miracle se cachait une véritable prouesse d’ingénieur. Car le brasier du prêtre, chauffant l’épaisse orbe de cuivre, faisait bouillir l’eau qu’elle contenait, et la vapeur dégagée, canalisée dans des tuyaux, des pompes et des pistons, permettait d’actionner le mécanisme rotatif qui ouvrait le grand portail. Et Melgo reconnut, à une toute autre échelle, les machines qu’il avait étudiées bien des années auparavant, et il fut admiratif devant le génie des ingénieurs impériaux pour avoir domestiqué avec une telle maîtrise la force de la vapeur. Il fut aussi fort admiratif de leur courage, se souvenant que l’orbe du prêtre de Bishturi avait un jour explosé sous la pression en plein office, projetant des morceaux de cuivre, de prêtre bouilli et de fidèles bien loin alentour.

- Demi-tour, j’ai une idée !
- Eh ? Fit Kalon, sur le ton de " t’es pas malade dans ta tête ? "
- M’ranis a inspiré mon esprit, je sais maintenant comment vaincre le béhémoth ennemi ! Hardi, pilote, c’est le moment de te couvrir de gloire. Il faut que tu arrives en piqué vers cette immense cheminée, là, est-ce possible ?
- Certainement, Très Saint Père, c’est comme si c’était fait.
- Kalon, descend dans la soute et ouvre la trappe.
- Dis donc, s’enquit Chloé tandis que le vaisseau virait de bord en prenant de l’altitude, c’est quoi ton plan ?
- Nous avons à bord une arme toute nouvelle, destinée à être lancée dans un port pour réduire à néant plusieurs navires d’un coup. C’est la seule arme qui soit de taille à venir à bout de cette gigantesque base. La torpille à croûtons de mille livres !
- Tu veux la balancer sur l’ennemi ? C’est vrai que la cible est difficile à manquer, mais je ne suis pas sûre qu’une bombe de mille livres soit suffisante.
- Je ne veux pas la lancer sur l’ennemi. Je veux la lancer dans l’ennemi. Kalon, ouvre cette trappe !
- Humpf… Peux pas !
- Comment ça, peux pas, c’est le levier sur la droite…
- Coincé.
- Et bien tape dessus, vite, on arrive sur la cible. Allez, utilise la force…
A ces mots, Kalon poussa un hurlement et d’un grand coup de pied, fit sauter la trappe inférieure, aussitôt suivie par le grand cylindre d’acier, la torpille à croûtons porteuse de tous les espoirs, qui tomba, tomba…
Droit dans la cheminée fumante de la forteresse volante.
- Redresse, pilote, et à fond les cruches ! Tirons-nous de là !
Le " IV " passa à quelques mètres seulement du toit des hangars à vers avant de reprendre sa course, mais à l’intérieur, nul n’en avait cure. Tous se pressaient aux meurtrières pour voir l’invraisemblable empilement d’échauguettes, de tours et de merlons qui surmontait la forteresse s’effondrer avec une lenteur impressionnante dans un déluge de flammes et de fumée. Les chaudières monstrueuses explosèrent l’une après l’autre, suivies des réserves de feu grégeois, des bielles hautes comme des immeubles volèrent en tous sens comme des feuilles au vent, parmi les boulets de charbon et les corps désarticulés de milliers d’esclaves et de soldats de l’Empire. C’est un squelette calciné de fer et de bronze qui s’abîma dans la mer après une longue agonie, saluée par les cris de joie de tous les M’ranites témoins de ce spectacle de fin du monde.

Et les hommes du " IV " repartirent vers l’ouest accomplir leur destin.

VI ) Où l’on explore l’ultime donjon.

L’état du ciel ne s’arrangea pas durant leur voyage, et un crépuscule surnaturel avait envahi la terre lorsqu’ils se posèrent aux pieds de l’Aiguille de Kalabim, noire concrétion à l’aspect sinistre, qui dissimulait une des entrées des monts du Krakaboram. L’insouciante Chloé, pour une fois, évitait de musarder et de sautiller alentour, concentrant ses efforts à ce qu’elle faisait, suivie de Shigas et Soosgohan qui se faisaient toujours la tête. Un malaise physique prenait Melgo aux tripes, un malaise lourd, noir et grave autant qu’insaisissable.
- C’est notre dernier donjon.
Les paroles de Kalon soulagèrent le voleur autant qu’elles l’accablèrent de leur justesse. La bouche malsaine qui s’élevait à quelque hauteur dans la paroi de l’Aiguille de Kalabim, le trou qui s’ouvrait sur les entrailles de la terre, la porte du donjon qui les appelait, comme tant d’autres auparavant, il avait la prescience, la conscience intime que ce serait la dernière qu’il franchirait de sa vie.
- Oui, hardi compagnon. Le dernier donjon, si M’ranis le veut ! Et après ça, plus rien ne nous empêchera de couler des jours heureux à profiter de nos richesses de nos femmes, à nous prélasser dans nos palais et à faire du lard. Enfin un peu de repos après toutes ces années…
Mais les bravades de Melgo, Kalon les connaissait depuis longtemps. Il opina tristement, et invitant ses hommes à le suivre, il se dirigea vers l’éboulis qui servait de promontoire à l’orifice.
A ce moment là, un lent mouvement attira l’attention d’un soldat qui surveillait la crête. Une puis deux, puis dix silhouettes noires descendaient sans se presser une pente douce située à deux-cent mètres de là, avec une nonchalance qui de prime abord fit douter de leurs intentions. Ils marchèrent encore vers les M’ranites qui, interdits, ne savaient quel parti prendre. A y regarder de plus près, ils portaient tous une armure noire facilement reconnaissable, un casque rond, un plastron et des épaulières dont descendait une cotte de maille, des cnémides sans ornements, une lance et un petit bouclier rond, c’était la panoplie commune des soldats de l’Empire Secret, même si, dans leur démarche, quelque chose n’allait pas. Sans qu'il soit besoin de leur en donner l'ordre, les premiers gardes M'ranites mirent genou en terre et se protégèrent de leurs boucliers, offrant quelque abri à cinq de leurs compagnons qui, sans crainte du danger, avaient bandé leurs arcs. Ils se tournèrent pour prendre leurs ordres.
- Attendez, dit Kalon, qui connaissait la faible portée de l'arc court M'ranite, conçu pour combattre dans les bois et les rues des villes, et non en bataille rangée.
Pendant ce temps, derrière, l'un des sorciers de Soosgohan avait pris l'initiative de préparer un de ses sortilèges, et le lança sur le groupe des soldat. L'air dansa un instant autour d'eux, puis il sembla que tout effet avait disparu. Mais lorsque les traits des impériaux commencèrent à fendre l'air, ils se heurtèrent, à quelques mètres de leur but, à une invisible barrière magique. A ce moment, environ une centaine de soldats étaient sortis de derrière les collines, et avançaient, imperturbables.
- Mel, ils ont une sale tête! prévint Chloé, qui avait de bons yeux.
- Une sale tête?
Il est vrai qu'à y regarder de plus près, les soldats impériaux avaient des visages étranges, blafards sous leurs casques, et par endroit, ces visages étaient mangés par une sorte de mousse noire et luisante qui semblait émaner des pores de leur peau. Melgo fut tiré de sa perplexité par l'ordre sec de Kalon, suivi des claquements des cordes qui se détendent. Trois flèches légères et touchèrent chacune l'un des impériaux qui s'étaient avancés. Deux d'entre eux furent touchés au torse, et les traits se fichèrent dans les armures sombres. On aurait pu croire que le cuir épais avait arrêté à temps le fer, car les deux hommes continuèrent leur lent assaut. Pourtant, en regardant le troisième, on pouvait voir que la flèche s'était plantée dans sa cuisse, si profondément enfoncée que la pointe jaississait de l'autre côté. Et pourtant, lui aussi continuait son chemin, insensible, sans paraître boiter d'aucune sorte.
- On dirait des morts-vivants de quelque sorte…
Mais un murmure se faisait entendre dans les rangs de la troupe, donnant une consistance aux vagues craintes exprimées par Melgo.
- Des broucolaques !
Oui, c’en était sûrement. Melgo, dans sa vie d’aventures, n’en avait jamais rencontré (et il s’en félicitait), mais il avait entendu parler de ces humanoïdes dégénérés, de ces non-morts blêmes, puants et aux mœurs perverses et à la résistance légendaire. Ordinairement, ils semaient la terreur un par un, éventuellement par petits groupes, dans les campagnes Bardites et Pontines, étouffant sous leurs graisses malsaines les malheureux qui croisaient leur route.
- La fin est en marche, prédit un jeune soldat pétrifié d’effroi, voici les morts qui se lèvent pour demander des comptes aux vivants.
- Tous au donjon !
Kalon avait rugi et son ordre puissant avait réveillé la soldatesque hétéroclite. Il n’y avait plus de temps à perdre en une bataille stérile, les hommes, les munitions et les sortilèges étaient rares. L’entrée surélevée du donjon offrait le seul refuge contre les monstres aussi déterminés que malhabiles, et surtout, ils étaient venus là pour ça. Dans un ordre contestable, la petite troupe prit d’assaut le boyau, quelques guerriers ouvrant la marche. A l’arrière, des sorciers, moins prompts à la retraite, peinaient à gravir les rochers, empêtrés dans leurs robes malcommodes. L’un d’eux, chevelure noire plaquée sur le crâne et barbiche taillée en pointe, bien qu’il fut trop jeune pour arborer ces attributs généralement réservés aux nécromanciens les plus malfaisants, aborda Soosgohan en reprenant péniblement son souffle :
- Maître, un mur de feu serait approprié, je pense, pour arrêter quelques temps les broucolaques.
- Bonne idée, ces créatures ne craignent guère que les flammes. En as-tu un en réserve ?
- Certes, voyez…
Et agitant les doigts de façon appliquée, presque académique, il psalmodia la conjuration de protection qui, à l’entrée du boyau, traça un sillon lumineux sur le sol, puis l’enflamma de façon spectaculaire. Sans doute la crainte des mort-vivants avait-elle conduit le sorcier à pousser le sortilège jusqu’à la puissance maximale, car le feu se mit à ronfler et à irradier d’une thermie d’autant plus puissante qu’elle était concentrée dans l’espace restreint du tunnel, qui faisait office de four. Du reste, et bien qu’aucun combustible ne fut brûlé, une épaisse fumée commençait à se répandre au plafond.
- Fuyons, ça va devenir intenable !
Mais Melgo calma ses troupes : il ne s’agissait pas de tomber tête baissée dans les pièges qui, sans l’ombre d’un doute, gardaient l’entrée du donjon. Il sortit de sa manche un parchemin magique, et utilisant sa longue expérience des écrits, le lut, déclenchant l’enchaînement des forces mystiques. A l’instar de Kalon, il répugnait à se servir d’artifices magiques, qui selon lui ramollissaient l’âme et émoussaient les instincts, mais l’heure n’était plus à la philosophie. Devant les yeux du voleur, le sortilège fit danser les étincelles mystiques qui, à coup sûr, lui dévoileraient les trappes mortelles et autres dispositifs néfastes qu’il pourrait rencontrer. Pour l’instant, il n’y avait rien.
- Allez, hop hop hop, petites foulées !
Et la colonne s’ébranla, s’éloignant du foyer à une vitesse peu ordinaire dans un donjon, où la progression circonspecte est de mise.
- hop hop hop !
Car d’ordinaire, c’est le meilleur moyen d’activer un piège.
- hop hop hop !
Bien sûr, dans le cas qui nous intéressait, ce danger était faible, tant il est difficile de concevoir un piège qui trompe le sortilège de détection.
- hop hop hop !
Mais d’un autre côté, le sortilège ne détectait que les pièges, et pas les monstres.
- hop hop hop !
Y compris les gros.
- hop hop hooops !
Melgo fut surpris par une soudaine augmentation de la déclivité qui le fit trébucher, puis s’affaler de tout son long sur des structures dures et rondes qui jonchaient le sol. Par bonheur, elles n’étaient pas très solides et se brisèrent sous le choc, projetant alentour des gerbes d’une matière tiède et gluante du plus mauvais effet. A la lueur des premières torches qui suivaient, nos héros constatèrent avec étonnement qu’il s’agissait d’œufs. Des œufs d’une vingtaine de centimètres de long, à la coquille gris sombres veinée d’argent, probablement des centaines. Et dans les tréfonds de la caverne allongée où les M’ranites avaient débouché, à travers les rais de lumière grise projetés par un plafond constellé d’orifices, parmi les gravats et les ossements poussiéreux se détendaient les anneaux interminables, larges et musculeux, d’un reptile prodigieux au dos hérissé d’épines. La vitesse avec laquelle il se mit en position de combat trahissait une force indomptable, capable de traverser le granite compact comme du papier crépon. La grosse tête triangulaire se dressait maintenant à deux hauteurs d'homme, chacun des M'ranites eut l'impression désagréable que les petits yeux noirs et enfoncés de la bête le regardait personnellement.
- Dans les couloirs, vite !
De nombreux autres couloirs débouchaient en effet dans la grotte, reliquats d'une ancienne activité géologique, du fourmillement de quelques bêtes fouisseuses ou de l'industrie des nains piocheurs, peu importait en fait, l'heure n'était pas à l'étude de ce genre de détails futiles. Les malheureux aventuriers, terrifiés par l'apparition du cauchemar écailleux et uniquement inspirés par la leurs instincts de survie respectifs, choisirent chacun et dans une bousculade homérique l'issue la plus propice à la fuite. Et ainsi, trois groupes se séparèrent, s'engouffrant chacun dans un boyau, et priant très fort pour que le dragon soit trop gros pour suivre, ou à défaut, qu'il choisisse le tunnel d'un autre groupe.

La mort était à la poursuite de Melgo, ce qui justifiait qu’il dépasse ses limites physiques ordinaires pour courir plus vite que Kalon. Il est des circonstances où l’on perd de vue jusqu’aux douloureuses sensations que produit son corps lorsqu’on l’utilise au-delà des limites raisonnables, et c’était le cas de notre voleur, qui fonça droit devant lui dans l’enchevêtrement de couloirs irréguliers, et ne s’arrêta que lorsque son souffle lui fit défaut et que ses jambes devinrent molles et sourdes aux ordres de ses nerfs. Une convulsion lui fit alors crépir le mur le plus proche avec le repas de la veille. Alors seulement, il vit qu’il était entré dans une grande champignonnière pleine de délicieux petits champignons blancs et doux, probablement succulents, ainsi que d’une dizaine de broucolaques impériaux, de qualité gustative plus douteuse. Rassemblant ses dernières forces, il repartit à quatre pattes en sens inverse, suivi par les morts-vivants qui ne se pressaient guère, tant évidente était l’incapacité de leur proie à leur échapper.
C’est alors que Kalon déboula à son tour, suivi de quatre guerriers, un des prêtres de Melgo et trois sorciers affolés. Les guerriers M’ranites avaient certes peur, mais n’avaient pas cédé à la panique. Ils tirèrent rapidement de leurs carquois de curieuses flèches dont les pointes étaient remplacées par grosses ampoules de fer et de verre, ils les encochèrent et sans perdre trop de temps à viser (la cible n’était pas bien loin), en tirèrent trois dans le tas. Les explosions enflammèrent gravement la moitié des malheureux revenants, qui s’enfuirent dans des hurlements d’agonie suraigus, gênant la progression de leurs collègues. Le prêtre qui accompagnait Melgo, un ancien vendeur de chevaux d’une cinquantaine d’années a la belle carrure connu sous le nom de Jebediah Châtiment-des-Apostats, brandit alors son pendentif d’argent représentant le Stylet Sacré de M’ranis et hurla le Septième Quantique Conjuratoire à la face de trois broucolaques menaçants qui, frappés par la force de la foi qui habitait cet homme, ou plus probablement le prenant pour un sorcier, tournèrent les talons et coururent hanter plus loin. Kalon pourfendit un autre broucolaque, puis baissa la tête pour laisser un de ses hommes trancher celle du mort-vivant. Le dernier broucolaque, transpercé par les projectiles magiques des trois sorciers, s’effondra, déchiqueté, parmi les champignons.
- Bon donjon, grogna Kalon avec satisfaction. Courir. Tuer. Marcher sur les cadavres. Pas de cartes, pas d’énigmes idiotes. Ah !
- Où sont les autres ?
- Sire Melgo, nos compagnons se sont fourvoyés dans d’autres galeries, je pense que ces malheureux ont le dragon à leurs trousses.
- Recueillons-nous un instant à la mémoire de ces braves, mais n’oublions pas l’importance de notre quête. Il y a une sortie par là, allez, petites foulées !

Chloé, qui avait revêtu sa livrée écailleuse, ouvrait la marche dans un autre couloir, à la tête d’un parti comprenant Shigas, Soosgohan, trois prêtres M’ranites qui tentaient de faire bonne figure, un des voleurs de Melgo et trois gardes dont la motivation fanatique fondait à vue d’œil. Il faut croire que courir dans les donjons n’est guère prudent, car ils churent, eux-aussi, dans un grand trou du sol, dont ils ne surent jamais s’il avait été placé là à dessein pour piéger les imprudents ou s’il s’agissait de l’éboulement nature du plafond d’une galerie. Toujours est-il qu’ils roulèrent sur un éboulis de petits cailloux jusque dans une rivière aussi souterraine que glacée, qui les ballotta de paroi en siphon et de stalagmite en rocher jusqu’à une de ces cascades qui font la joie et la fortune des décorateurs de donjons, laquelle se jetait dans un grand lac paisible. Les plus vigoureux tirèrent les plus noyés jusqu’à la berge proche, leur apportèrent soin et réconfort, et par un miracle rare, tout le monde était encore en état de marcher. C’est alors seulement que Shigas s’intéressa au décor.
La salle était si vaste qu’il était impossible d’en déceler les limites, d’autant qu’hormis la lanterne magique de Soosgohan, aucune source de lumière ne venait percer les angoissantes ténèbres dont, parfois, sortait un gémissement sourd, un pas inhumain ou le clapotis monstrueux de quelque chose qui émergeait ou plongeait dans les entrailles du grand lac, et dont la seule chose qu’on pouvait en dire, c’est que ça devait être très gros et pas forcément végétarien.
La grève étant étroite, le groupe aux aguets – mais néanmoins satisfait d’avoir semé le dragon – se mit en devoir de s’éloigner de la cascade vers un endroit qui, à défaut d’être plus sûr, offrait au moins un espace suffisant pour se battre. Entre les galets gris, on pouvait parfois discerner quelque fragments de pierres blanches, poreuse et irrégulière, que personne ne se donna la peine d’examiner. Au regard des aventuriers trempés se découvrait maintenant un terrain peu engageant, constituée de petits monticules de galets et de grands piliers de pierre soutenant la voûte, si basse que par endroit, on pouvait la toucher de la main sans monter sur la pointe de ses pieds, et derrière lesquels toutes sortes de créatures auraient trouvé avantage à fomenter une embuscade. Dans les dépressions laissées ça et là gisaient toutes sortes de débris de bois, d’os et de métal, rien cependant qui eut pu être d’une quelconque utilité (le voleur du groupe, un honorable escroc entre deux âges au visage allongé qui se faisait appeler Khalfa, s’en était assuré). Finalement, dans un cratère plus vaste que les autres, ils contemplèrent le gardien des lieux, qui à moins d’une nécromancie particulièrement puissante ne risquait pas de leur causer grand tort. Le squelette massif et roulé en boule avait dû appartenir à un reptile rapide, son crâne indiquait sans contestation possible un tempérament de chasseur impitoyable et les plaques osseuses dispersées alentour témoignaient que de son vivant, le monstre avait dû être bien difficile à pourfendre. Et d’ailleurs, nulle trace de lutte n’était visible, nul autre squelette, pas de flèche ni d’épée brisée, aucun croc n’avait été perdu. Sans doute était-ce l’âge ou bien la maladie qui, quelques semaines plus tôt, avait eu raison de ce formidable adversaire.
Toujours est-il que dans la paroi, derrière le squelette, il y avait une porte. Haute comme un homme de modeste stature, tout aussi large, solidement enchâssée dans le roc, elle irradiait de solidité et semblait peu disposée à se laisser forcer. Son panneau d’acier s’ornait d’un motif tourmenté, représentant soit un serpent, soit une pieuvre, soit un visage féminin, selon l’angle selon lequel on le regardait et l’humeur dans laquelle on se trouvait. Une mince ligne d’écriture contournée courait tout autour du symbole, que Shigas reconnut immédiatement.
- Nous approchons, c’est la marque d’Arsinoë!
- Morbleu, s’indigna Khalfa, pas de serrure! Mais ils veulent donc nous mettre sur la paille!
- Ne touchez surtout pas la surface, il y a sûrement une dodécuple couche de glyphes de gardes. Cette écriture est du menu-fiélon de Baatras, elle nous donnera peut-être une indication. Eclairez-moi, que je la déchiffre. Ummm...
le menu-fiélon de Baatras était sans doute une langue difficile, car la succube examina la porte plusieurs minutes durant, affichant une certaine perplexité. Puis elle lut à haute voix.
- Alors ça dit en substance : " Ni brute aux muscles saillants, ni truand aux doigts habiles, ni sorcier bouffi de magie ne me pénétreront, car je ne m’ouvrirai qu’au pouvoir de l’amour ". Diantre, je ne m’attendais pas à ce qu’Arsinoë puisse être l’auteur de ce genre de prose sentimentale. On la dit plus volontiers portée sur les plaisanteries macabres et épreuves de mauvais goût.
Soosgohan était perplexe.
- Le pouvoir de l’amour… une énigme bien vague. Quelqu’un a une idée?
- Ben, en fait, je sais bien que pour vous autres les hommes, qui aimez peu ce genre d’histoire, c’est assez mystérieux, mais moi qui connais bien les contes romantiques, je pense qu’il peut être fait allusion à un tendre baiser que l’on s’échangerait devant la porte.
Ce disant, elle s’était approché tout près de Soosgohan, et se haussait sur la pointe des pieds, la bouche en avant.
- Euh… tu es encore en…
- Ah pardon!
Elle quitta en un éclair son armure naturelle et se présenta sans gêne aucune, resplendissante dans la blanche tenue de sa naissance11.
- Je t’inspire plus comme ça?
- Certes.
Il la prit alors délicatement et déposa sur ses lèvres purpurines la douce caresse d’un baiser romantique, celui d’un chevalier quittant sa pure promise pour s’en aller par-delà les mers escogner le sarrasin.
La porte ne donna aucun signe d’activité notable.
- Essaye avec les mains sur mes fesses.
- Non mais dites, vous allez quand même pas faire vos cochonneries ici non?
- C’est une succube qui me dit ça?
- Oui, ben y’a des convenances quand même. On n’est pas chez les sauvages.
- Oh ça va, à la guerre comme à la guerre. Je me demande si la fréquentation des mortels ne t’aurait pas fait perdre un peu le sens des réalités, et surtout les usages de ta race.
- Laisse ma race tranquille. Et puis qu’est-ce que tu y connais aux succubes d’abord? Sache que certaines de mes sœurs sont tout à fait fréquentables, et douces, et j’en connais même une pas plus loin qu’à Sigil qui est loyal neutre.
- Tu as surtout peur qu’une elfe sans défense puisse t’en apprendre là où ça devrait être ta spécialité, pas vrai? Allons, il n’y a pas de honte à reconnaître ses faiblesses.
- Que… Mais c’est qu’elle me cherche la petite peste! Sache que je faisais déjà pâlir de honte les maîtresses-houris de Nadsokor quand ton arrière-grand-mère se demandait encore à quoi pouvait servir son pissou, et que j’ai été chevauchée par les douze indomptables étalons de Gnynx, qu’à la fin ils avaient des ampoules et ils m’appelaient " l’insatiable putain " avec crainte.
- Ouais ouais, paroles paroles paroles…
- OK, à poil tout le monde, je vais vous montrer comment une VRAIE succube utilise ses talents.

Ils étaient huit. Quatre gardes M’ranites, deux sorciers du Cercle Occulte, un voleur et un prêtre. Aucun n’était novice, tous avaient bien mérité par leur talent et leur opiniâtreté de faire partie de ce commando d’élite destiné à se couvrir de gloire. Aucun n’avaient jamais entendu parler de la vieille loi qui veut qu’un comparse qui s’éloigne un tant soit peu des héros d’une histoire soit promis à un trépas spectaculaire autant que rapide. Dommage pour eux.
- Merdemerdemerde, il nous suit!
- Chuut…
- Planquez-vous les gars, murmura le voleur, conscient qu’une leçon impromptue de dissimulation dans l’ombre s’imposait de toute urgence.
- Chhhh…
Dans l’obscurité du labyrinthe de couloirs, le raclement monstrueux d’écailles épaisses se mêlait à une respiration lente et rocailleuse.
- Ni bruit, ni mouvement, lâcha le voleur à la limite de l’audible.
Le monstre passait tout près. Où? C’était difficile à dire. Il semblait à certains que l’haleine brûlante du dragon effleurait leur nuque hérissée, d’autres croyaient percevoir, à leur cheville, le frôlement d’une griffe. Aucun n’osait même respirer. Un tremblement dans la paroi? A moins que ce ne fut dans le bras, dans les jambes? Cette stalactite qui faisait tomber une goutte à intervalle régulier sur la tête du prêtre, trahirait-elle leur présence? Et quelle était précisément l’acuité olfactive d’un dragon, la question revêtait à présent une importance tout sauf anecdotique. A quelle distance pouvait-il entendre le son d’un cœur battant à tout rompre dans la poitrine d’un homme? A la fois maudite et bienvenue était cette nuit totale qui, si elle engendrait le plus profond effroi, n’en restait pas moins l’ultime, l’unique protection de ces hommes courageux.
Or le dragon était d’une espèce ancienne, retorse et coutumière de la fréquentation des hommes, elle connaissait leurs forces, leurs faiblesses, leurs habitudes irrépressibles, ainsi que les moyens de les forcer à se découvrir. Une voix terrible, venue du fond des temps, gronda dans les ténèbres, porteuse d’une menace en rien dissimulée, mais aussi de moquerie, de mépris pour ces singes pathétiques et mous qui avaient osé s’aventurer dans son royaume, parmi sa couvée.
- Quand c’est trop, c’est Tropico!
- Coco! Répondit l’un des gardes.
Des lames de pur effroi s’enfoncèrent soudain dans les cœurs des comparse qui, sans qu’ils pussent se voir, se lancèrent un dernier regard, peiné, résigné. Celui de joueurs qui quittent la table à regret, les poches vides.
Et il y eut un grand éclair orange…

Cette scène étant d’une rare violence, et afin d’épargner la sensibilité des mineurs, qui comme chacun sait ne peuvent pas différencier la réalité de la fiction car ils sont un peu bébêtes, je vous propose à la place un documentaire animalier.

Le dipylore à catadioptre doré est un animal que l’on rencontre principalement dans son habitat. Ce rongeur lamellibranche se singularise parmi les invertébrés par son appétit insatiable ainsi que par son cri, le pieulement, d’une portée peu commune. On a pu ainsi mettre en évidence qu’une harde de mâles en rut pouvait se faire connaître des femelles à près de quinze kilomètres, un record pour des céphalopodes. A la saison sèche, les meutes éparses se rassemblent en troupeaux pouvant atteindre plusieurs milliers d’individus, et se mettent en quête de meilleurs pâturages. Ces longues migrations ont de tout temps frappé l’imagination des indigènes qui, pour fêter comme il se doit le retour de ces immenses cohortes, célèbrent la fête du " Pilombo ". Dans la savane, le dipylore n’a qu’un seul ennemi : le terrible gecko a tête molle. Ce carnassier redoutable ne craint pas les ergots de sa victime, protégé qu’il est par sa collerette rétractile. Profitant de la mauvaise vue de notre pauvre dipylore, il le surprend au point d’eau et l’entraîne dans une terrible lutte pour la survie, un corps-à-corps sanglant dont l’issue ne fait hélas pas de doute. Telle est la cruelle loi de la nature sauvage. C’est généralement à la pleine Lune qu’a lieu la parade nuptiale. Le mâle, arborant son jabot écarlate et sa plus belle crête, déambule nonchalamment devant le groupe des jeunes femelles d’une démarche saccadée, tirant des gloussements d’excitation des belles. Il présente alors par surprise son blanc croupion, provoquant un réflexe de prédation immédiat. Une poursuite s’engage alors. Malheur au mâle s’il est moins vigoureux que les femelles, il sera piétiné à mort et déchiqueté, mais s’il est plus rapide, il attendra que la dernière des femelles abandonne la poursuite, épuisée, pour faire demi-tour et la saillir prestement. Le frai est fort bref, et la femelle mettra au monde, trois mois plus tard, de deux à sept beaux œufs bien ronds et mouchetés. Merveille de la nature, miracle de la vie…

Personne ne saura jamais pourquoi " Les sept chats-huants, pervertis par leurs aïeux balbutiants, me purifièrent en dernière extrémité, qui suis-je? ", car Melgo était pressé et n’avait que faire des énigmes imbéciles d’une porte rétive. Il envoya donc Kalon défoncer l’huis à grands coups de hache, ce qui marchait tout aussi bien, et c’est ainsi que le petit groupe héberlué se retrouva dans le Temple.
C’était un temple de belle facture ma foi, tout ce qu’il y a de plus classique dans l’architecture des temples souterrains. Il était moyennement cyclopéen, deux rangées de piliers assez massifs soutenaient une voûte qui se perdait plus ou moins dans le lointain, ainsi qu’une vague galerie courant tout autour de la salle à cinq hauteurs d’homme. La nef centrale, pavée d’un marbre noir veiné d’or, était dépourvu de tout ameublement, à se demander où donc les fidèles pouvaient s’asseoir pendant les offices. Dans les flancs de l’édifice s’ouvraient de petites chapelles ornées de véritables Bas Reliefs Obscènes et Blasphématoires de chez BROBedia, le spécialiste mondial de l’aménagement de donjon, 28 bis rue de l’Averne, 27 133 Dis-Les-Damnés, tel 06.33.25.85.55 ou sur le web
www.brobedia.hel. Comme de juste, le corps principal du bâtiment, où venaient de déboucher nos amis, était séparé, du cœur du temple par un précipice certainement insondable qu’enjambait un pont de pierre solide mais étroit. De l’autre côté, il y avait un autel, oh tiens, c’est curieux, il y avait de vieilles sangles de cuir aux quatre coins de ce rectangle de marbre orné de crânes torturés, dont le sommet faisait une pente douce jusqu’à une rigole encrassée d’une substance sombre et indéfinissable. Derrière l’autel, devant un vitrail terni représentant les ébats complexes d’un entrelacs de créatures souples et perverses, se tenait une très grande et bien vilaine statue de divinité ventrue au faciès d’insecte stylisé et aux grands yeux obliques, affligée de membres grêles et distordus, au nombre de six. La statue fit à Kalon et Melgo l’impression qu’ils l’avaient déjà rencontrée quelque part. Une mauvaise impression. Presque autant que les trois douzaines de soldats d’élite de l’Empire Secret qui, transormés en broucolaques, attendaient, immobiles, que leurs ennemis viennent à eux.
- Par exemple, quelle surprise! Entrez, entrez donc!
Avec horreur, Melgo se rendit compte que c’était l’immense statue qui avait parlé. Et ce n’était, maintenant qu’il y réfléchissait, pas une statue, mais un être vivant, une entité difforme d’où émanait une malévolence insane. Malgré sa faculté à changer de forme, l’archiprêtre de M’ranis reconnut en le monstre l’ennemi qu’il avait combattu quelques mois auparavant, démon renégat parmi les démons.
- Tu es Urlnotfound, n’est-ce pas? Parle, bête immonde.
- Tu m’as reconnu, quelle gloire! Puisque le hasard t’a fait croiser ma route, je vais me faire un plaisir de vous occire, toi et tes… tiens, mais je ne vois pas cette sorcière qui m’avait causé tant de tourments?
- Elle ne nous a pas accompagnée. Mais tu dois nous laisser repartir, démon, car notre mission est sacrée. Sache qu’un péril implacable menace l’existence de tout ce qui vit ici-bas...
- Oui, les bêtes d’Outre-Temps.
- Tu es au courant? Alors tu nous laissera passer, sans quoi toi aussi tu seras détruit. Ou mieux, peut-être pourrais-tu nous venir en aide! laissons de côté nos vieilles querelles, nous les reprendrons bien assez tôt lorsque le danger sera écarté. Nous sommes en quête de la succube Arsinoë, la seule dont le pouvoir soit suffisant pour restaurer l’Axe du Monde et nous tirer de ce piège cosmique.
- Hmmm… Je connais la situation, mortel. Tu veux peut-être que je t’indique le chemin pour la rejoindre? Vous n’en êtes plus très loin en vérité, il y a un escalier juste sous cet autel, qui descend jusqu’au repère de la Catin.
- Loué soit ton nom, démon! Ton aide précieuse vient peut-être de sauver le monde. Hardi, compa…
- Holà, minute, damoiseau. Si je t’indique le chemin, c’est uniquement pour que tu périsse en ayant le regret d’avoir échoué à portée de main de ton objectif. Je vais vous anéantir, dissoudre lentement vos organes en me délectant de vos suppliques.
- Mais réfléchis, les bêtes arrivent, elles vont t’anéantir, sois raisonnable…
- Je le suis. Sache qu’après le combat de traîtres au cours duquel votre rousse sorcière me frappa par derrière, je fus banni entre deux réalités, ma substance se délitant doucement parmi les courants d’éther, en proie à une souffrance et à un désespoir que j’aurais tantôt bien de la peine à vous faire connaître (mais j’essaierai tout de même). Ainsi je dérivais, sombrant peu à peu dans le néant, lorsque je croisais la route d’une de ces créatures, le mignon d’une bête d’Outre-Temps, qui me prit en pitié. Il m’emporta, et tandis que je le chevauchais dans les flots de l’espace et du temps, nous scellâmes un pacte. Je le sers depuis, lui et ses semblables, et en échange des grandes récompenses qui m’attendent, je n’ai qu’une mission, bien simple, et qui va me procurer des satisfactions inattendues : empêcher quiconque d’entrer en contact avec Arsinoë.
- Tu es fou, les bêtes d’Outre-Temps te dupent. Tu seras détruit comme nous.
- Tu n’y entends rien. Et quand bien même, cela m’importe peu. Bats-toi donc, au lieu de geindre, offrez-moi un beau spectacle.
Et les broucolaques s’ébranlèrent.

Il est heureux que les dieux les plus rigoristes n’eussent pu, à cette heure, contempler les scènes curieuses qui se donnaient pendant ce temps près du lac souterrain. Chloé et Shigas rivalisèrent d’expertise et d’imagination dans un concours que je vous narrerais bien volontiers si telle était la vocation de mon récit. En fin de compte, aucune des deux ne s’avoua vaincue, la jeune elfe compensant par son seul enthousiasme l’expérience et l’atavisme de la succube. L’étrange joute ne prit donc fin que lorsque aucun de leurs mâles compagnons ne fut assez vaillant pour brandir la flamberge. Conséquence heureuse de cet affrontement, l’état d’énervement qui existait entre les deux rivales avait grandement baissé, de même que l’animosité que Soosgohan vouait à Shigas, car il n’était qu’un homme.
- En tout cas la porte, elle a pas bougé.
- C’est fâcheux, comment allons-nous faire? Réfléchissons…
Soosgohan, qui examinait à son tour la porte, intervint.
- Euh… excusez-moi, dame succube, mais ce tortillon, là…
- Oui, le glyphe " Bn’ghz ".
- Ne serait-ce pas plutôt un " Kh’szfrh " assorti d’un accent tonique de désinance génitive, selon l’ancienne grammaire de Gkkrh’pflp’schlzpssh12?
- Oh… Ben ça alors, mais vous avez raison! Suis-je sotte tout de même.
- Et ça donne quoi finalement?
- " Ni brute aux muscles saillants, ni truand aux doigts habiles, ni sorcier bouffi de magie ne me pénétreront, car je ne m’ouvrirai qu’au pouvoir de l’anoure ".
- L’anoure?
- Du bardite " ouros " qui signifie queue, et " an " préfixe privatif. Désigne la variété des batraciens qui n’ont pas de queue, tels les crapauds, grenouilles et rainettes.
- Eh?
- Par opposition aux tritons et salamandres.
- D’accord, s’enquit Soosgohan, irrité. Mais ça nous mène où?
- Il faut trouver quel est le pouvoir de l’anoure.
- Croasser?
- Sauter?
- Gober des mouches?
- Je suggère qu’on commence par les deux premières solutions, si ça ne vous gène pas.
C’est pour cette raison qu’on vit, dans les tréfonds de l’Antre Maudit de Skelos, et alors que par ailleurs se jouait le sort du monde, un honnête parti d’aventuriers singer des grenouilles, sautant à quatre pattes et émettant des bruits gutturaux.
Les vibrations des chocs répétés de corps humains chutant avec régularité sur les galets mirent alors en branle quelque mystérieux et subtil mécanisme caché, et la porte d’acier, enfin, s’ouvrit. Fort à propos, Shigas suggéra :
- Hum… je suppose qu’il n’est pas nécessaire qu’à l’avenir, nous évoquions cet épisode, n’est-ce pas?
- Voyez, nous entrons dans le domaine de la mort…
Avec répulsion, les fiers aventuriers considérèrent le gaz noir et gras qui s’échappait, lourd, presque liquide, en larges volutes paresseuses, s’insinuant entre les galets tel une coterie de serpents maléfiques. Une odeur suffocante de cendre corrompue, de vieille poussière, d’humidité malsaine leur sauta à la gorge, les menant à la limite du vomissement. Au-delà, l’obscurité était totale.
Khalfa s’approcha, une torche à la main, et examina le carrelage visible au travers du voile de fumée qui s’effilochait, puis, s’engagea avec prudence dans le petit couloir qui débouchait sur une faille de la roche, suffisamment large pour que deux hommes puisse s’y croiser. Le nez à raz de terre, Khalfa manqua de buter dans un roc rectangulaire massif. Il y en avait un autre à côté. De l’autre côté aussi. Et plusieurs autres devant.
Plein d’autres.
Un caveau.
Immense.
Au commencement des temps, quelque race de géant avait creusé ce cénotaphe à sa mesure, un hémisphère parfait aux parois sculptées de millions de crânes grimaçants, les crânes de créatures qui, pour la plupart, avaient disparu de la liste des espèces vivantes. Et dans le granite, ils avaient façonné les sarcophages. Tous semblables, chacun haut comme un homme, long de six pas, large de deux, chacun portant sur son sommet un gisant dont on espérait que les traits singuliers étaient la vision d’un sculpteur et non le reflet de la réalité d’un autre temps. Ces sarcophages étaient arrangés en cercles concentriques, il y en avait des milliers, dégageant de larges allées.
Il eut fallu des semaines à une équipe de voleurs ne faisant que ça du matin au soir pour opérer une fouille des lieux à la recherche de pièges, l’endroit était si vaste qu’on eut pu y bâtir une ville de taille moyenne. Aussi, le groupe opéra une progression certes prudente, mais néanmoins rapide, ce qui n’empêcha pas qu’il leur fallut cinq bonnes minutes pour arriver en vue du centre, où une esplanade était dégagée, totalement déserte.
Un certain désarroi commençait à se peindre sur les visages lorsqu’un mouvement sec, à la limite du champ de vision de Shigas, la fit sursauter.
Au bord d’un sarcophage proche de l’esplanade, un personnage vêtu de haillons noirs était assis, prostré plutôt, parfois agité de soubresauts, les jambes pendantes. épisodiquement, en tendant l’oreille, on pouvait entendre un murmure étouffé, ou un sanglot, c’était difficile à dire. Shigas s’en approcha avec prudence, faisant signe de la main à ses compagnons pour qu’ils restassent en retrait. Chloé et Soosgohan n’en tirent aucun compte. L’attitude du personnage n’avait aucune majesté, aucune puissance n’en émanait. Il était douteux que ce puisse être un serviteur d’Arsinoë.
Un caprice d’une torche fit tomber, l’espace d’un instant, un rai de lumière sur la face de l’inconnu. Shigas y aperçut le gris d’un acier terni, ainsi que l’éclat soudain d’un œil inhumain, un œil large, fait d’une unique pierre précieuse polie. Elle ne put en voir la couleur, mais elle n’en avait nul besoin, nul n’ignorait, parmi les hauts dignitaires de l’Art, que les yeux du Masque-Néant étaient verts, les plus pures des émeraudes.
- Mes respects, ma sœur.

Il apparut vite qu'Urlnotfound avait affecté à sa garde personnelle les meilleurs broucolaques disponibles, fer-vêtues et armées de hallebardes, qui attaquèrent avec détermination et vigueur, quoique dans un silence impressionnant. Kalon brandit alors son épée, fièrement campé au milieu du champ de bataille, et se prépara à recevoir l'assaut. Derrière lui, Melgo sortit deux dagues de ses manches, accessoires peu sacerdotaux, et les M'ranites encochèrent à toute vitesse leurs flèches ardentes qui filèrent bientôt de part et d'autre de l'Héborien stoïque pour frapper leurs cibles mort-vivantes. La première ligne de blafards guerriers s'embrasa, mais poursuivit son assaut plusieurs mètres avant de s'effondrer, peu sujets que sont les non-morts à la douleur. Leurs restes pitoyables et incendiés furent piétinés par la seconde ligne, trop proche pour qu'une deuxième volée de flèche ne l'atteigne. Les archers se préparèrent au corps-à-corps, tirant les glaives de leurs fourreaux et déjà cherchant des yeux les défauts dans les cuirasses ennemies. Tel un joueur d'échecs enthousiaste, Urlnotfound ne perdait rien de l'affrontement, sans toutefois y prendre part directement.
- Vous n'avez pas été les premiers à venir en quête de la succube, savez-vous? Ces féaux de l'Empire Secret ont suivi le même chemin voici quelques jours, cherchant la même solution au même problème. Je les ai vaincus, bien sûr. De rudes adversaires, mais je n'ai pas failli à ma mission. Aujourd'hui je n'ai plus besoin de me salir les mains, les cadavres de mes ennemis, souillés par la semence du mal, sont devenus mes protecteurs. Vous les rejoindrez bientôt.
Mais les explications du démon s'étaient perdu dans le fracas de la bataille, si bien que seul le rusé Melgo y avait prêté attention. Pour l'instant, le fer se mêlait au fer, la chair à la chair, et les massues des prêtres frappaient avec force ce que les épées des guerriers ne parvenait à entailler. Avant de se retirer à l’arrière de la salle, les trois sorciers avaient fait leur office, l’un en produisant un sortilège de protection mineur sur les soldats, un autre accroissant leurs vigueur afin de les soutenir dans le combat, le dernier en grillant la tête d’un des broucolaques par le biais d’un rayon de feu. Mais bientôt la férocité de l’assaut commença à porter ses fruits, et malgré leur bravoure, les premiers M'ranites mirent genoux en terre, en sang, sous les coups répétés des monstres.
- Kalon!
Melgo, qui venait de perdre une dague dans l'orbite d'un broucolaque, était parvenu à revenir à portée de voix du barbare, que la bataille avait mis dans une joyeuse fureur guerrière.
- Kalon, écoute moi. Le démon, c'est lui qui a animé les cadavres. Abats-le et ils tomberont en poussière.
- Yaaaa!
Ce devait être, dans le langage de bataille des Héboriens, un signe d'acceptation, car il repartit de plus belle, faisant voler la tête du mort-vivant le plus proche, repoussant le suivant d'un coups de pied rageur, et parvint à percer la ligne ennemie. Il courut alors vers le pont qui enjambait le précipice, bien décidé à en finir avec le cerveau de toute la conspiration, quand il s'aperçut que sur le pont, il y avait un dernier garde, qu'il reconnut tout de suite à son armure noire couvrant tout le corps et à sa grande épée luisante de magie. Celui qu'on appelait le Seigneur de Kush, homme-lige de l'Empereur, que l'on disait invincible. C'était visiblement exagéré.
- Joli débordement, barbare, nous allons donc avoir un duel. Celui-ci était le chef de la bande, et m'a donné bien de la peine, une volonté hors du commun à la vérité. Mais comme les autres, le voici mon serviteur. Inutile de cherche un autre passage, le pont est le seul...
Urlnotfound cessa alors tout net sa fanfaronnade. Un bruit sec et métallique venait de l'interrompre. Entre ses yeux maintenant, planté dans la matière dure et lisse qui composait son corps, venait d'apparaître l'épée de Kalon. Son mouvement avait été si fluide, si puissant, si précis que même le démon ne l'avait pas vu venir, mais il venait de faire ce que nul escrimeur sain d'esprit ne faisait jamais : utiliser son épée comme une lance, la jeter à la face de son ennemi.
Le silence se fit sur le champ de bataille, Urlnotfound s'immobilisa un instant, ses bras grêles levés, en une parade tardive.
Puis un rire sinistre émana de sa bouche difforme.
- Bien joué barbare! Très imaginatif, bravo. Nul doute que ce coup parfait autant qu'original t'aurait apporté la victoire si mon cerveau s'était trouvé à cet endroit. Ah ah ah, très joli. Allez, chevalier noir, finis-en avec ce rustre!

- M’entendez-vous, Arsinoë?
- Mmmmmm…
Elle dodelinait de la tête, apparemment en proie à une certaine agitation.
- Nous sommes venus vous entretenir d’une affaire importante.
- Ah ah, mourrez, mortels! Ou… non, non… Où cela se passe-t-il? Mais…
- Arsinoë?
- Ici, ils sont ici! Oh, comme cela faisait longtemps.
- Nous venons requérir votre aide, dans une affaire dont dépend le sort du monde.
Silence.
- C’est à propos des bêtes d’Outre-Temps.
- Mignon. Gentil. Outre-Temps tu dis? Oh, sales bêtes, vilain vilain. Le flûtiau aigrelet du Malin fait danser les brebis de Satan.
- Euh… sûrement, mais elles arrivent, il faut que vous restauriez l’Axe du Monde, qui a été brisé. Vous comprenez la situation je suppose?
- mrmbl…
- Pardon?
- mrmbl…
- Parlez plus fort, je ne vous entend pas bien.
Les trois aventuriers s’étaient approchés pour mieux entendre le murmure de la succube dérangée. Elle chuchota :
- Je disais : ah, le moment est venu. Pour la réplique.
- La réplique? Quelle réplique?
- Et bien, celle de tout à l’heure, " Ah ah, mourrez mortels! ".
Et les trois héros furent soufflés par l’explosion d’un océan de flammes.

VII ) Où l’on se retire en bon ordre sur des positions préparées à l’avance, pour employer la terminologie militaire.

Et le chevalier noir porta un coup de taille de sa formidable épée, jumelle de celle que Kalon venait de perdre, à son grand désespoir. En toute dernière extrémité, il para de son gantelet divin, cadeau de la déesse M’ranis, mais perdit l’équilibre. Il para de nouveau, tentant d’échapper à son adversaire, mais le combat était sans espoir.
Alors, Melgo se souvint du charme que Wansmor, à Sembaris, lui avait transmis. Il s’empara du cylindre de cristal aux deux crânes de rat, l’étrange objet irradiait maintenant de magie brute, apparemment disposé à faire usage de sa magie. Il déplia en toute hâte le parchemin griffonné et lut le mot de commande, qui était bref :
- Voiles des mondes, dissipez-vous!
L’effet fut immédiat, un octogone de lumière se dessina sur le sol, des rais d’énergie en émanèrent, verticaux, illuminant le temple comme jamais sans doute il ne l’avait été, et tandis qu’entre les mains de Melgo, le charme magique tombait en poussière, apparut la créature que le sortilège invoquait, venue de par-delà le temps et l’espace.
En l’occurrence, Sook.
Elle tomba sur ses fesses, car le support sur lequel elle était assise venait de disparaître, puis examina la situation d’un coup d’œil myope. Elle vit Kalon à la lutte une forme noire, dans une position qui ne lui laissait le choix qu’entre la chute dans le précipice et une mort par décapitation.
- Attrape!
D’un geste précis, elle lança à ras de terre le cylindre de métal qu’elle avait trouvé, là-bas, dans ce marais d’un autre monde, la large main du barbare s’en saisit. Mû par quelque instinct mystérieux des héros, ses doigts trouvèrent instantanément l’interrupteur, et une langue de lumière pure jaillit, éblouissante, dans un grondement d’essaim en colère. Un coup, un seul coup circulaire suffit à l’Héborien. Le chevalier noir resta un instant immobile, l’épée brandie au-dessus de la tête, avant de tomber dans l’abîme, tranché en deux au niveau de la taille.
L’action n’avait pas duré dix secondes.

Bien que la tornade de feu l’eut dépouillée de sa défroque mortelle et métamorphosée en créature ignée, Shigas peinait à se protéger contre les orbes de force et les vagues mortelles de la princesse des ténèbres. Elle était, il est vrai, assez piètre sorcière selon les critères en usage chez les succubes, et ne devait sa survie qu’à ses facultés d’esquive et à ses dards de feu, sa spécialité, hélas sans effet contre le bouclier gris qu’Arsinoë avait déployé autour d’elle. Shigas sautait donc de tombe en tombe, s’épargnant la peine de voler, dans l’espoir qu’à un moment, l’ennemie au masque de fer baisserait sa garde.
Chloé, que sa carapace avait protégé de la chaleur, se releva alors de là d’où elle avait chu, et avisa les trois archers terrés, livides, derrière un des tombeaux. Elle ne songea pas à blâmer ces hommes pour leur couardise, car après tout, leur ennemi n’était pas ordinaire, mais elle ne leur hurla pas moins dessus, les exhortant à la couvrir. Car elle avait bien l’intention d’en découdre. Elle se faufila à toute vitesse, profitant de la configuration du terrain pour contourner discrètement Arsinoë, courut jusqu’au promontoire circulaire, puis se jeta, toutes griffes dehors, sur la succube folle, qui se retourna au dernier moment, incrédule.
Le choc fut si violent que l’armure de Chloé, pourtant des plus résistantes, se fendilla en plusieurs endroits, laissant suppurer un liquide visqueux. La succube, pour sa part, n’avait pas bougé d’un cil, comme si elle avait été faite de plomb massif, et tandis que ses projectiles magiques pourchassaient Shigas comme un essaim de guêpes en furie, elle se pencha sur l’elfe allongée et gémissante.
- Courage, une qualité stupide. Regarde tes amis là-bas, cachés derrière leurs tombes, avec leurs jouets dans leurs mains moites et tremblantes. Ne sont-ils pas plus intelligents que toi de se cacher en attendant la fin du monde? Pour récompenser leur clairvoyance, je vais leur faire don d’une fin rapide. Holà, mes mignons? Maman Arsinoë va s’occuper de vous…
Et de la bouche de la succube sortit un mot interdit qui se cristallisa dans l’air sous la forme de quatre étoiles sinistres, qui filèrent selon des courbes chaotiques vers les tombeaux de derrière lesquels, en une fuite futile, s’égayèrent en hurlant les trois guerriers et l’un des trois prêtres. Lorsqu’ils furent rattrapés, leur mort fut, il est vrai, rapide, quoique des plus déplaisantes.
- Mais pourquoi nous affronter? Tu vas mourir quand les Bêtes d’Outre-Temps arriveront!
- Tu es aussi bête que ce démon avorton qui croit être mon geôlier alors qu’il n’est que mon garde du corps. J’ai passé un pacte avec les Bêtes. Lorsque ce monde sera détruit, nous monterons à l’assaut des enfers, c’est convenu. Lilith tombera en premier, je me garde Garrodh pour la fin, ouiii…
- Tu fais confiance aux Bêtes? Tu ne crains pas une trahison?
- Bah, on ne gagner jamais rien sans prendre des risques. Aïeu…
Une lance de fer, l’un des sortilèges de Shigas, venait de transpercer les défenses paresseuses d’Arsinoë. Une attaque qui aurait terrassé un titan, mais qui ne fit que lacérer les vêtements de la maîtresse-démone, mettant à nu la matière iridescente et mouvante dont son corps était constitué.
Elle riposta par un jet de myriades de petits démons noirs semblables à des sauterelles, qui aurait sans doute crucifié la malheureuse Shigas sans l’intervention de Chloé qui, rassemblant ses forces, avait frappé des deux poings la cheville gauche d’Arsinoë, ce qui la blessa peu, mais la distrait beaucoup. A ce moment, une dague fusa en une parabole experte, se plantant dans l’omoplate de la princesse des ténèbres avec le bourdonnement sec d’une arme magique. Khalfa le voleur s’était résolu à utiliser sa précieuse gauchère enchantée dans une attaque désespérée. Mais il en fallait plus pour abattre celle qui avait inspiré des craintes à Lilith, et d’un coup de pied, elle expédia Chloé au loin avant de s’environner d’une bulle protectrice impénétrable.
Il y eut un instant de répit.
Puis, les vagues d’énergie commencèrent à se rassembler lentement autour de la démone, prélude au lancement de quelque maléfice qui promettait, au vu de l’énergie requise, d’être aussi spectaculaire que fatal.

Kalon se releva prestement et sans réfléchir, courut sus au démon ventru qui lui faisait face. Jugeant peu prudent d’affronter au corps-à-corps un barbare furieux à l’épée si redoutable, Urlnotfound cracha sur l’Héborien des filaments d’une substance grise et collante qui l’immobilisèrent bientôt sur le sol du temple, bien qu’il bandât ses muscles pour s’en défaire. Le démon allait piétiner Kalon sans pitié lorsque Sook attira son attention.
- Je ne sais pas trop qui tu es, mais tu me barres le passage et je suis pressée. Alors je vais me débarrasser de toi de façon définitive.
- Tu ne reconnais pas celui dont tu as fait le malheur? Sorcière impudente, je vais te… eh, mais qu’est-ce que tu marmonnes là?
- J’ai trouvé, j’ai trouvé.
- Trouvé quoi?
- La formule toute nouvelle!
Et alors, suscités par l’écho de ces paroles impies venues de la nuit des temps, surgirent des tréfonds des abysses les hordes blanches des anciens Chevaliers de Skyp, qui sortirent des murs et du sol en une joyeuse sarabande.
" Elle a la formule, oui vraiment nouvelle… "
Et Urlnotfound eut hurler, se cacher, rien ne pouvait le protéger des créatures au visage figé dans un rictus optimiste et mortel qui allaient et venaient, le traversant, le lacérant en virevoltant de toute part, lui infligeant mille tourments. Blessé, il tenta de ramper jusqu’à l’abîme qui lui tendait les bras, mais il poussa un cri d’horreur lorsqu’il vit que devant lui venait d’apparaître un escalier lumineux et vaporeux, que dévalait d’un pas décidé des dizaines de Chevaliers en manteau blanc, au chant entraînant de :
" Et nous on dit bravo, bravo pour nos machines ! "
Et de conserve, rang après rang, ils le piétinèrent sans jamais se départir de leur sourire sinistre.
Et dans un dernier sursaut, Urlnotfound releva sa masse énorme, qui n’était que lambeaux d’une chair martyrisée, et bascula vers l’arrière, brisant le vitrail tombant dans les ténèbres immenses qui se trouvaient derrière.

Et la prodigieuse boule d’énergie, si dense que sa magie courbait autour d’elle les rayons de lumière, le dantesque sortilège d’Arsinoë, succube supérieure et maîtresse-sorcière des enfers, fut ainsi perdue bêtement lorsque le corps douloureux et désarticulé d’Urlnotfound tomba par-delà la verrière dans l’immense nécropole. Arsinoë, toute occupée à entretenir son bouclier magique et à préparer son attaque, vit du coin de l’œil l’énorme masse lui tomber dessus à toute vitesse, surprise, par réflexe, projeta son orbe maléfique à son encontre.
L’orbe traversa la bulle protectrice de la succube, détruisant au passage son fragile équilibre, puis monta à la verticale avant de toucher son but. Ainsi, dans une explosion aveuglante de ténèbres, périt Urlnotfound le démon ambitieux, dont il ne resta que des lambeaux calcinés qui se mirent à pleuvoir à des centaines de mètres alentour, et l’épée bavarde de Kalon qui se perdit dans un coin.
Shigas, bien que fatiguée par le combat, comprit que l’occasion était trop belle, et à son tour projeta sur Arsinoë une grappe de petites bulles qui, au contact de la démone, explosèrent en gerbe, la projetant au sol. Une gerbe de feu jaillit des mains de l’assaillante, mais à son grand désespoir, elle se retrouva bloquée. Arsinoë avait rétabli, bien plus vite qu’aucun sorcier humain n’aurait pu le faire, son bouclier magique, et infatigable, elle lança contre ses ennemis une nuée invraisemblable de projectiles magiques, de rayons de mort, de boules de feu et de mitrailles barbelées qui se mirent à balayer l’espace, érodant les massifs tombeaux de granite aussi vite que la marée montante érode les châteaux de sable. Ce qui n’arrangeait pas les affaires des survivants, cachés derrière lesdites tombes.
Puis, comme une ondée de printemps, ça s’arrêta rapidement. Risquant un coup d’œil, Chloé vit qu’Arsinoë était maintenant occupée à combattre un démon igné et sautillant, comme tout à l’heure, sauf que ce n’était nécessairement pas Shigas, puisqu’elle était à ses côtés.
- Sook? Que fait-elle ici?
- Peu importe, répondit Shigas, sa puissance n’est guère supérieure à la mienne, elle ne tiendra pas face à ce monstre. Quelle gaspillage d’énergie magique, c’est insensé.
- On va l’aider?
- Tu te sens en état?
- Faudra bien.
- Bon, on y va. Adieu Chloé.
- Adieu Shigas.
Et ce curieux combat, entièrement féminin, reprit de plus belle. Maintenant, c’était plus pour l’amour de l’art que pour sauver quoique ce soit, et la victoire n’était même plus à portée. Elles se battaient uniquement parce qu’il le fallait, parce qu’elles étaient venues à pour ça, parce que tant qu’à périr, autant que ce soit en portant ou en subissant un coup habile et digne d’estime. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Les sorts d’Arsinoë n’étaient même plus identifiables tant ils se succédaient à un rythme stroboscopique, fusant en gerbes, il était d’ailleurs bien dommage que les couleurs aient disparu, elles auraient dû valoir le coup d’œil. Shigas et Sook virevoltaient maintenant, attentives au moindre infléchissement de l’énergie mystique environnante, sujettes à des réflexes tenant plus de la prescience que de l’habitude du combat, portant des éclairs d’énergie contre leur ennemie, étincelles dérisoires qui se brisaient contre l’inflexible bouclier. Et Chloé, à contre-courant d’un monstrueux fleuve magique, subissant à chaque seconde des chocs qui auraient éventré un pachyderme, avançait, mètre après mètre, perdant à chaque pas des éclats de chitine noire.
Alors surgit Kalon, qui avait empruté le passage secret et dévalé l’escalier en toute hâte, courant parmi les tombeaux en hurlant les noms de ses ancêtres, courant droit vers le chaos, droit vers le fracas, parant et détournant de sa nouvelle épée de lumière les charmes informes qui l’assaillaient. Il fut bientôt au pied du dôme protecteur d’Arsinoë, et sans prêter attention aux blessures que lui infligeaient les sortilèges brûlants, abattit sa lame, encore et encore, contre la paroi lisse et translucide. Sans aucun succès, hélas. Lorsqu’Arsinoë s’aperçut de sa présence, une onde de choc monstrueuse l’expulsa au loin à toute vitesse. Sook, qui volait par là, infléchit sa course pour amortir sa chute, et tomba avec lui, entre deux tombes éventrées.
Tandis que la bataille se poursuivait, au loin, Kalon, tout endolori, s’assit péniblement. Sook se souleva et tenta de reprendre ses esprits. Sa main était posée sur une chose tiède, un corps désarticulé. Elle le regarda de plus près.

Lors de la première attaque d’Arsinoë, Shigas n’avait eu aucun mal à survivre, sa nature de succube l’immunisait contre le feu. Chloé, revêtue de son armure naturelle, avait peu souffert et avait pu repartir à la bataille. Soosgohan, lui, n’avait rien eu pour se protéger.

- Ouh, il fait frais tout d’un coup. Bon, quelqu’un a une idée?
Melgo venait d’arriver en courant, tête baissée et en zig-zag. Son regard croisa un instant celui de Sook. Elle n’avait pas l’air de quelqu’un qui vient de se battre. Elle n’avait pas l’air de quelqu’un qui vient de s’épuiser dans une longue quête. Elle n’avait pas l’air de quelqu’un qui tient le corps sans vie de son fils dans ses bras. Elle n’avait pas l’air de quelqu’un, tout simplement. Et il y avait comme une question sur son visage, dans ses yeux, ses yeux qui…
Melgo se tourna vers Kalon, qui était bouche bée, et qui ne pouvait visiblement plus bouger un muscle tant sa frayeur était grande. Quelle que fut la puissance déployée par Arsinoë, ils n’étaient plus du tout sûrs qu’elle représentât le danger le plus immédiat.
- ON SE TIRE !

On eut dit qu’un pan entier de réalité venait de s’écrouler. Melgo ne se retourna pas. Peu lui importait de savoir exactement ce qui faisait ces bruits, et peu lui importait de savoir ce qui produisait ces éclairs. Tout ce qui lui importait alors, c’était de sauver sa vie. Kalon eut le courage de regarder ce qui se passait, mais le regretta. Chloé entendit le cri de l’archiprêtre de M’ranis et abandonna son assaut, rassemblant ses dernières forces dans une course éperdue vers la sortie. Même Shigas, voyant ce qui se passait, fut prise de terreur et abandonna le champ de bataille dans une traînée de flammes. La pensée commune des fuyards, la seule qui comptait, était de s’éloigner autant que possible de la conflagration inhumaine, de ce qui s’agitait derrière. Des chocs de fin du monde ébranlaient la chaîne du Krakaboram, la pierre gémissait, des sons étranges en émanaient, le sol vibrait selon des fréquences incohérentes, faisait danser la poussière et les cailloux. Au sortir de la grande salle, ils prirent le premier couloir qui se présenta, puis choisirent instinctivement, à chaque intersection, le passage le plus diamétralement opposé au fracas. Et pourtant, bien qu’ils ne cessent de s’en éloigner, la conflagration ne cessait d’enfler, les précipitant toujours plus profond dans les abîmes de la terreur. Des courants d’air violents parcouraient maintenant les souterrains, les emplissant de la poussière millénaire accumulée dans le donjon, et de partout surgissaient les monstres, les créatures les plus improbables, les habitants de l’Antre Maudit de Skelos, que l’instinct de conservation poussait à ignorer un temps leurs querelles complexes et à prendre de conserve le chemin de la sortie. Il y avait des squelettes innombrables, des chauves-souris dont certaines n’étaient pas vampires, des lamies, des reptiles de toutes sortes et de toutes tailles, des élémentaires, des spectres, quelques liches affolées portant leurs grimoires et leurs parchemins dans leurs bras pourrissants, on vit une famille de broos chevaucher un gigantesque ver fouisseur, certains champignons se trouvèrent assez d’intelligence et de mobilité pour suivre le mouvement, des centaines de gobelins et de kobolds sautillaients entre les jambes des monstres les plus gros, leurs grands yeux jaunes exorbités, en piaillant, quelques lémures égarés se faisaient piétiner par trois palefrois des ténèbres aux naseaux écumants…

Le combat de Sook était désespéré.
Mais ses lames de mort s’étendaient maintenant, encerclant Arsinoë, dont on ne voyait plus que le masque impassible au milieu de l’aveuglante lumière.
Sook n’avait pas rang de princesse des ténèbres, et ne pouvait espérer en vaincre une.
Mais le bouclier magique d’Arsinoë plia, se fissura avant de voler en lambeaux.
Dans un corps-à-corps, la science de Sook lui permettait tout juste d’espérer trois ou quatre secondes de survie.
Mais elle se jeta avec férocité sur la princesse des ténèbres, elle lui sauta à la gorge, prise d’une rage animale, sans souci de ménager une quelconque défense. Son corps mortel avait depuis longtemps disparu, incapable de survivre à l’afflux d’énergie magique, ce furent deux êtres de pure lumière qui entrèrent en contact, dans une gerbe de fluides mystiques et dans une cacophonie insensée.
Toutefois, même dans ces circonstances, les chances de victoire de Sook étaient nulles, Arsinoë, malgré sa folie, le savait bien.
Malheureusement pour Arsinoë, Sook l’avait oublié.
Lentement, le combat bascula.

L’improbable cavalcade prit fin lorsque la troupe des M’ranites, environnés des créatures les plus hétéroclites, débouchèrent à l’air libre, sur une grande colline surplombant la plaine. Ils s’arrêtèrent alors, et furent bientôt rattrapés par la fatigue. Ils s’effondrèrent donc sur l’herbe rase, moulus, entre les goules et les gelées ocres, sans trop s’offusquer de leur compagnie. Kalon, pour sa part, tenait à garder sa dignité de barbare, et s’assit en tailleur. Il s’aperçut qu’il avait toujours à la main le cylindre métallique, sa nouvelle épée. Il l’avait tant serrée que quelques os du carpe avaient dû se broyer sous la pression, maintenant seulement apparaissait la douleur, curieusement réconfortante. Il rangea l’épée à sa ceinture, se promettant de lui trouver un fourreau convenable, puis observa au loin le soleil qui se couchait sur la mer, empourprant le paysage jusqu’aux cimes enneigées du Krakaboram. A quelques lieues au nord, il reconnut l’anse de Samonk, mais ne put voir si la flotte M’ranite avait remporté la victoire. Il se surprit à considérer ce détail comme peu important. Il regarda de nouveau l’orbe rouge sang, énorme, qui déjà commençait à plonger dans la mer.
Et bien que la rapidité d’esprit ne fut pas sa qualité la plus éminente, il fut le premier à se rendre compte d’un détail singulier.
- Mel.
- ‘mourir
- Mel.
- Quoi?
Le voleur se retourna pour se retrouver couché sur le ventre, puis suivit le regard du barbare.
- Oui, c’est joli.
- Rouge.
- Quelle couleur veux-tu que ça aie?
- Gris.
La pertinence de la remarque frappa Melgo avec la force d’un coup de poing. Il se releva (enfin, il s’assit), s’épousseta et chercha Shigas du regard. Les yeux clos, elle concentrait son attention sur quelque signal mystique.
- Oui, je sens qu’à nouveau, je peux puiser à la source de l’Averne.
- Eh?
- Cela signifie que le temps a repris son cours normal, et que les Bêtes devront faire maigre.
- On a gagné alors?
- Il se peut que durant quelques siècles encore, des mignons des Bêtes d’Outre-Temps fassent irruption, épisodiquement, mais rien qui menace le sort du monde.
Melgo retomba à terre, un sourire satisfait sur les lèvres, leva les deux poings et s’écria :
- CHAMPIONS DU MONDE!

Epilogue

Ainsi donc, Malig Ibn Thebin connut-il une gloire immortelle et rentra-t-il à Sembaris en triomphateur. Chloé se remit de ses blessures, car sa constitution était fort robuste et accomodante. Elle prit part à quelques-unes des batailles qui suivirent, puis partit vers le sud, par-delà le désert du Naïl, pour retrouver les siens, s’ils existaient encore. Kalon prit la direction opposée, retourna dans sa steppe, puis à la tête d’un fort parti de barbares, il descendit le fleuve Argatha jusqu’au royaume de Shegann, qu’il soumit à sa loi. Ainsi devint-il roi de ses propres mains. Un peu aidé par Shigas.

Le Masque-Néant gisait aux pieds de Sook. Il n’avait rien de remarquable a priori, juste une pièce de fer oxydée, tachetée, en forme de triangle mou, ou d’ovale aminci à un bout. Les yeux larges, deux pierres précieuses polies voici plus de siècles qu’il n’était possible d’en compter, ressemblaient pourtant à des bouts de verroterie comme les belles de Sembaris en achetaient au marché pour deux sous, avant qu’il ne passe de mode de les coudre sur les robes. Deux fentes, une de chaque côté, permettaient de passer une lanière de cuir ou un ruban de tissus pour tenir le masque contre le visage. Pas de bouche, un simple renflement marquait l’emplacement du nez, un objet des plus simples en somme.
Le seul indice trahissant sa puissance, c’est qu’après que Sook eut dispersé sa substance en mince couche sur toute la surface de la salle, le Masque-Néant était tout ce qui était resté d’Arsinoë. Et il était intact. A peine tiède.
Etait-elle prête à payer le prix pour le pouvoir qu’apportait le Masque? Quel était ce prix d’ailleurs? Y en avait-il seulement un?
- Euh…
Sook se retourna lentement. L’épée de Kalon, l’ancienne, flottait dans l’air à hauteur d’homme et a distance respectueuse.
- Beau combat, réellement.
- Merci.
- Très spectaculaire. Et j’ai vu pas mal de choses dans ma vie. Que fait-on maintenant?
- On?
- Je suis à votre service. Vous avez sans doute l’usage d’une épée magique n’est-ce pas?
- Non.
- Ah. Euh…
- Attends, maintenant que j’y réfléchis… tu es une arme ambitieuse n’est-ce pas?
- Et bien, ma foi…
- J’avais noté ton goût pour l’autosatisfaction.
- Vous êtes sévère. Mais… où m’emmenez-vous, maîtresse?
- A ta place, et tu n’en bougeras plus.
La seule volonté de Sook avait suffi à déplacer l’épée magique au centre exact du promontoire, au centre de la salle. Maintenant, l’épée, pointe en bas, tournoyait autour de son axe longitudinal à une vitesse de plus en plus élevée.
- Eeeeeeeeeeeeeeeee
- Tu as toujours voulu être le nombril du monde, épée sans nom.
L’épée tournait maintenant si vite qu’aucun œil ne pouvait plus suivre son mouvement, elle paraissait immobile, sa lame formait un cylindre translucide, sa garde battait l’air avec la force d’un ouragan.
- Tu seras exaucée.

Et une nouvelle fois, Sook fit appel à la magie, rassemblant toutes ses forces et toute l’intuition qu’elle avait de l’art mystique, et composant un sortilège improvisé qui allait devenir légendaire, elle remit l’univers à flot sur le fleuve du temps. Lorsque le calme revint à nouveau, l’épée s’était métamorphosée en quelque chose de mouvant, lumineux, multicolore, incroyablement beau. Le nouvel Axe du Monde.

Elle releva les corps de son fils et de ses compagnons tombés durant la bataille. Elle leur rendit la vie, ou un semblant de vie, elle leur rendit la conscience, leur conféra bien des pouvoirs, ainsi que la mission de garder, pour les millénaires à venir, ce qu’elle venait de créer.

Elle ramassa le masque.

Puis elle partit pour les Royaumes d’Iniquité réclamer à Lilith la charge vacante de princesse des ténèbres.

Mais ceci est une autre histoire…









1 ) On imagine mal Elric de Melniboné rentrer gentiment à Tanelorn, mettre les pieds dans les charentaises, épouser une bibliothécaire myope et établir un commerce fructueux de fruits et légumes dans le quartier de la Porte du Comte Aubec grâce à un emprunt sur 20 ans indexé sur le cours du mithril contracté auprès de la Foncière des Quatre-Mondes.


2 ) Sous réserve d'acceptation du dossier par la CGDDRFG, découvert autorisé 2500 GP, crédit gratuit à la consommation sur 3 mois, avantages fiscaux loi Fnusse selon tranche actuarielle, TEG 7,25%.


3 ) Ai-je omis de vous dire que nos amis s'exprimaient en nécripontissien? Il est grand temps que je vous en informe, on arrive quand même à la fin du cycle.


4 ) autrefois, c'était les armes des plus preux chevaliers du royaume, mais hélàs, là encore, la bourse des mercantis avait été plus forte que le respect de l'histoire de des préséances de la noblesse.


5 ) Surtout si le chrétien en question est français, car il s'agissait d'expériences culinaires. Sook, peu douée pour les arts ménagers, avait de la cuisine une conception originale et partagée par fort peu de ses contemporains.


6 ) Il faut noter ici que le corps astral d'un sorcier est semblable à son corps physique, à ceci près qu'il est exempt des infirmités et des outrages du temps que sa vie terrestre aurait pu lui faire subir. Ainsi, Sook était temporairement débarrassée de sa forte myopie, et y voyait donc fort bien.


7 ) Cependant, il s'agissait là de l'avis de ceux qui n'avaient jamais vu la Sphère. Ceux qui l'avaient contemplé, en revanche, tenaient pour assuré que Afla Ableu Aflableu, puis faisaient sous eux en hurlant et en ricanant.


8 ) Bien des aventuriers se sentaient plus rassurés s'ils savaient pouvoir compter sur l'excellente facture et la précision inégalable d'un arc Plüzain.


9 ) Il faut signaler que le prêtre évangélisateur avait cru bon de leur promettre un paradis " où l'or et l'hydromel coulait à flots " et de leur vanter " la longue barbe de la déesse M'ranis, blonde et soyeuse comme nulle autre ". La Sainte Flotte manquant de forgerons qualifiés, l'Inquisition avait fermé les yeux sur l'hérésie.


10 ) Ainsi nommé pour honorer la mémoire d'un parent de Melgo, qui était un rude combattant, un rusé négociant et un infatigable animateur des folles nuits des quartiers branchés de Thebin.


11 ) C'est à dire nue. Et non pas avec un placenta malpropre autour du cou et un cordon en guise de ceinture.


12 ) Grand philologue et grammarien des enfers, promoteur de l'alphabet cursif récursif et par ailleurs inventeur du cryptage de Canal+.