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KALON III
Nos trois aventuriers, pressés de mettre des lieues entre Achs et eux, se retrouvent maintenant en Malachie, pays bucolique où toutefois les entreprises du Malin ont imprimé sa marque immonde. Ils devront donc affronter Celui Qui Rampe Dans Les Ténèbres Depuis Des Eons Sans Nom En Hululant Des Propos Sans Suite Et En Faisant Des Dépenses Considérables En Majuscules, et pour se faire, tirer parti d'une petite fête.


UNE NOUVELLE AVENTURE DE KALON

KALON ET LA BETE DE BANTOSOZ


ou

mieux vaut encore lire ça

qu'être ilétré.

I ) Où l'on fait la connaissance du royaume de Malachie et quelques uns de ses habitants.

C'était la fin de l'hiver, au nord du royaume de Malachie, c'est à dire qu'il pleuvait à seaux, car en cette contrée, lorsqu'on annonçait les précipitations en centimètres, il s'agissait du diamètre des gouttes. Sur une route mal entretenue serpentant entre des collines inhospitalières, deux cavaliers progressaient mornement vers le sud, vers la plaine. Le premier, montant une jument baie, était un colossal barbare brun, mal rasé et de méchante humeur. Il est probable que quiconque lui eut demandé un service ou un renseignement à cette heure eut entendu siffler la remarquable épée qu'il portait accrochée sur son dos, et qu'il avait récemment rebaptisée "l'Eventreuse". Le deuxième était plus bien petit, curieusement bossu et avait quatre bras. La paire supérieure tenait les rênes de son cheval noir et blanc, tandis que la paire inférieure, plus petite et plus faible, entourait son ventre. Un chirurgien habile aurait vite expliqué cette étrangeté anatomique en constatant que sous la cape du personnage s'en trouvait un deuxième, à qui appartenaient les membres surnuméraires. Il s'agissait d'une jeune fille dont l'adjectif " frêle " arrivait avec peine à décrire l'état de maigreur. Ces trois voyageurs étaient respectivement Kalon l'Héborien, Melgo le Pthaths et Sook la sorcière sombre.
Leur destination était Taranoz, port important sur la côte Kaltienne, présentement tenu par la maison de Pomme et assiégé depuis deux ans par sa rivale, la maison de Ventremache. Ils espéraient bien sûr tirer parti de la situation générale de la Malachie - en guerre civile depuis dix-huit ans - et de Taranoz en particulier pour y monnayer leurs services au meilleur prix, comme du reste une fraction non négligeable des mercenaires du continent.
Or en chemin ils rencontrèrent trois frères nains nommés Profon, Barbon et Giligili qui décidèrent de les accompagner jusqu'à la ville de Gondolée, où ils espéraient récupérer la pioche magique volée à leur grand-père le chef Zabon par le sorcier Boldar. Puis chemin faisant dans la riante campagne, Kalon, Melgo, Sook, Profon, Barbon et Giligili croisèrent une minuscule carriole tirée par un boeuf et conduite par deux lutins du nom de Machefeu et Faribol, qui cherchaient l'épée magique de Xian, seule capable de les débarrasser du terrible spectre du chevalier Balvert qui terrorisait leur village. Ils décidèrent de rejoindre nos amis. Quelques lieues plus tard sur la même route, Kalon, Melgo, Sook, Profon, Barbon, Giligili, Machefeu et Faribol avisèrent trois esprits des bois nommés Malaad, Kumatêt et Parlamon qui semblaient en plein désarroi sur le bord de la route. Des chasseurs leur avait en effet enlevé leur amie licorne Desidoria, sans laquelle leur vie dans les bois serait triste et sans joie. A l'invitation de Machefeu, ils se joignirent à la petite troupe pour retrouver leur amie. Alors que le soleil commençait à se faire bas sur l'horizon, Kalon, Melgo, Sook, Profon, Barbon, Giligili, Machefeu, Faribol, Parlamon, Kumatêt et Malaad, furent arrêtés par cinq Leprechauns qui se présentèrent comme étant Bingo, Bilto, Harpo, Hawanago et Letmigo, les cousins Neverleth, qui leur demandèrent leur chemin. Ils se rendaient à Blouffoz pour y porter un parchemin à leur oncle le grand Bango. Craignant à juste titre les malandrins, ils se joignirent à la caravane. Puis Kalon, Melgo, Sook, Profon, Barbon, Giligili, Machefeu, Faribol, Parlamon, Kumatêt, Malaad, Bingo, Bilto, Harpo, Hawanago et Letmigo arrivèrent dans une riante vallée éclairée par les rayons obliques d'un soleil d'or transperçant les voiles nuageux. L'herbe verte et grasse luisait encore des gouttes de la dernière pluie et en contrebas coulait une source au bruissement enchanteur comme la voix d'un enfant elfe. Melgo, Sook et Kalon convinrent alors à mi-voix qu'ils en avaient plus qu'assez de se trimbaler des pléthores de gnomes improductifs et pleurnichards et, le soir venu, tandis qu'à la chaleur du feu de camp, on se jurait fidélité éternelle et se proclamait " Compagnie du Val Fleuri ", la sorcière sombre préparait le célèbre sortilège " Marteau des demi-portions " qu'elle utilisa avec succès dès que la Lune se fut levée. Après avoir dûment détroussé puis ligoté les corps inanimés de Profon, Barbon, Giligili, Machefeu, Faribol, Parlamon, Kumatêt, Malaad, Bingo, Bilto, Harpo, Hawanago et Letmigo, nos trois larrons les chargèrent comme autant de sacs de patates sur la petite carriole des lutins. Ils se remirent en route, atteignirent une heure plus tard les faubourgs de la petite cité de Paloz où ils firent le bonheur d'un marchand d'esclaves noctambule nommé Salfiron, avant de se trouver une auberge (catégorie 1) douillette pour y boire et rire de bon coeur de leur forfait en compagnie d'autres convives. Ils ne se couchèrent qu'aux premières lueurs de l'aurore, heureux propriétaires d'une carriole, un boeuf, un parchemin, quelque menue monnaie et deux livres d'or.

II ) Où un parchemin livre ses secrets .

Lorsque Melgo se réveilla, vers midi, il commença à s'intéresser au butin et en particulier au parchemin. C'était un rouleau large comme deux mains ouvertes, apparemment fort ancien et tenu fermé par un ruban de velours rouge garni d'un sceau de cire à l'effigie d'un mineur nain portant les symboles de sa profession, le bonnet phrygien et la brouette. Avec l'aisance que donne une longue habitude, le voleur Pthaths fit fondre le dessous du sceau à l'aide de la bougie de sa petite chambre et dégagea le ruban, ce qui lui permit de dérouler prudemment le parchemin. Il n'y avait là rien de bien passionnant au premier abord. La moitié supérieure était occupée par plusieurs colonnes d'écriture Emeshite, alphabet que Melgo connaissait, et où il était question d'une liste de marchandises et de leurs prix d'achat et de vente dans plusieurs villes ainsi que d'échoppes, banques et comptoirs que l'on pouvait y trouver. Dans la partie inférieure était dessinée avec moult détails une carte de la région avec, tracée en plus foncé, la route de Paloz à Taranoz en passant par Blouffoz. Ce document n'avait rien de remarquable ou de magique à priori et notre voleur se demanda pourquoi un si banal document pouvait nécessiter l'escorte de cinq leprechauns. Il se souvint de ses leçons et renifla longuement le document à la recherche des parfums caractéristiques des poisons courants, et en vint à la conclusion que le vieux parchemin sentait le vieux parchemin. Puis il tenta d'observer un filigrane ou la trace laissée par une pointe dure en utilisant la pauvre lumière provenant de la fenêtre, il posa la carte sur la table et s'accroupit afin de déceler un texte en creux, il rechercha avec la flamme de sa bougie une de ces encres secrètes qui ne se révèlent qu'à la chaleur, il transperça le sceau ramolli à l'aide d'une épingle à la recherche de quelque objet que l'on aurait pu y fondre, sans succès. Il s'étira sur sa chaise, bailla, prit son visage dans ses mains et considéra pensivement l'objet de ses investigations. Son instinct et sa raison lui disaient qu'il y avait là un secret. Tout ceci était un tissus d'absurdités sans aucune logique. L'hypothèse la plus plausible était qu'un message secret était dissimulé sous l'apparence d'un document commercial émis à la va-vite, et la nécessité de faire appel à un spécialiste se fit incontournable. Paloz n'était sans doute pas si grande qu'une Guilde des voleurs aie pu y prospérer, mais en cherchant un peu dans les bas-fonds, Melgo se faisait fort de trouver quelque collègue vieux, sage et fort capable qui, moyennant finance et un peu de flatterie, lui décoderait l'irritant parchemin. Mais Melgo n'appréciait guère les voleurs du continent Klisto, qu'il estimait vulgaires et sans honneur par rapport à ceux de Pthath, et avant que d'entraîner des étrangers dans cette affaire, il préféra demander l'aide de ses compagnons. Il estima que malgré toutes ses qualités, Kalon ne pourrait guère lui être d'un grand secours compte tenu de ses performances intellectuelles, et se dirigea donc vers la chambre de Sook qui après tout était sorcière, ce qui fait que les parchemins ne devaient pas lui être étrangers.
Il devina une boule dans le lit et une touffe de cheveux rouges encore plus en désordre qu'à l'accoutumée lui indiqua la partie supérieure de la jeune fille. Il lui secoua doucement l'épaule, ce à quoi elle répondit en grognant et en se boulant de plus belle.
- Réveille-toi, Sook, j'ai besoin de toi.
- Gngrprtxnpfchier.
- J'ai l'impression que le parchemin des Leprechauns contient un message secret.
- Xngu?
- Et j'ai besoin de toi pour le trouver.
Elle s'assit avec peine sur le bord de sa couche, se gratta l'occiput et bâilla à se décrocher la boîte crânienne.
- Fais voir ton truc.
Elle regarda vaguement le vieux vélin de ses petits yeux marrons et myopes, essaya de lire l'écriture, jeta un regard dubitatif sur la carte.
- Où tu vois un message secret?
- Je t'explique. Le parchemin lui-même est très vieux, mais les informations qui y étaient consignées sont récentes, sinon quel intérêt de transmettre des cours de marchandises datant d'un demi-siècle au moins? Et cet itinéraire, pourquoi le marquer sur une carte alors que les villes qui y sont indiquées sont toutes d'une importance suffisante pour qu'on puisse de partout vous en indiquer la direction? Ca ne tient pas debout. Et la carte, vois comme y sont indiquées la moindre vallée, le moindre hameau, c'est le travail d'un Maître-cartographe, pas celui d'un marchand pressé, qui n'aurait indiqué que son itinéraire et les principaux marchés. D'ailleurs les Leprechauns ne sont pas des marchands, ils évitent les humains en général.
- Mpff. Je suis sûre que tu te fais des idées, mais si ça peut te faire plaisir, j'ai un sort...
La porte s'ouvrit brusquement et la silhouette de Kalon s'encadra autant qu'elle le put dans l'embrasure.
- 'Jour.
- Salut à toi, Kalon, mon ami, je suis bien aise de voir qu'après les mémorables libations de cette nuit, ta force et ta vitalité ne sont pas altérées. Nous étudiions avec Sook cette carte que nos gentils Leprechauns nous ont si aimablement confiée hier.
Le souvenir de ce tour pendable ramena un sourire dans le visage fatigué de l'Héborien. Cependant Sook cherchait dans le petit sac de peau qui ne la quittait jamais les objets nécessaires à l'incantation et en ramenait un petit hexagramme de cristal, une plume de corbeau passablement usée et une pincée d'une poudre noire et légère, qu'elle dispersa cérémonieusement sur la carte. Elle prit dans sa main gauche l'hexagramme, dans la droite brandit la plume d'un air menaçant et, de sa voix la plus basse et la plus éraillée, lança la terrible imprécation sous les yeux de ses compagnons impressionnés, qui s'écartèrent inconsciemment d'un pas.

" Memmon eskalis mereth eskalos
Banishka paranadis helikonias
Salamm thoetias Zboub-Nogoth
Shemitri avanasem borggella.(1) "

La sorcière fut prise d'un frisson, et entre ses petits doigts, l'hexagramme prit une teinte bleue et inonda de lumière la pénombre de la chambre. Elle s'en servit comme d'une loupe et examina longuement le parchemin déroulé. Les deux compères se rapprochèrent pour tenter de percer eux-aussi les mystères de la carte. Au bout d'un moment, le verdict tomba.
- Ben, y'a pas plus de magie là-dedans que de cheveux sur le crâne d'une prêtresse d'Esostris. Désolée. Bon, on va manger?
Melgo, dépité, remballa son rouleau et se jura de tirer cette affaire au clair un autre jour. Ils descendirent dans la grande salle du " Sanctuaire du pèlerin ", et Kalon s'approcha de l'individu chauve, bedonnant, de petite taille et entre deux âges qui essuyait un verre au comptoir, qu'il supposa (à juste raison) être le tenancier.
- On veut manger.
- Certes, messire, puis-je vous recommander notre terrine de sanglier aux noix suivi d'un sauté de lièvre aux airelles et aux petits champignons accompagné d'un petit Côtes du ...
- Ouais.
- Euh, bon, ça marche.
La petite troupe se trouva une petite table pas très loin de la sortie de service et Melgo, pendant qu'ils attendaient le repas, essaya de convaincre ses amis, preuves à l'appui, que son parchemin valait la peine de faire quelques recherches à son sujet. Alors arriva la jeune et gironde fille de l'aubergiste, armée d'une grande cruche de Côtes du Faltiss, une sorte de breuvage local à base de raisin fermenté - ce qui lui valait auprès des buveurs les plus indulgents le qualificatif de " vin " - au degré alcoolique peu commun.
- Voici la boisson de ces messieurs-damooups-blonkploutch, se prit-elle les pieds dans sa robe.
La cruche atterrit sur la table au beau milieu de la carte étalée dont les lettres commencèrent immédiatement à se dissoudre. Et tandis que Sook abreuvait la malheureuse d'injures que seuls connaissaient encore quelques très expérimentés maîtres de Guilde des charretiers, Melgo essayait de sauver ce qui pouvait l'être de son précieux document, sous les yeux de Kalon impassible et vaguement amusé. Alors le voleur fut frappé de stupeur avant de crier de joie.
- Je le savais, je vous l'avais dit, j'en étais sûr, mon instinct ne m'avait pas trompé, ah, ah, ah, je suis le plus grand.
Ses compagnons, inquiets pour sa santé mentale, s'approchèrent et regardèrent de nouveau la carte que le voleur brandissait fièrement. Melgo reprit, un ton plus bas :
- Voyez comme l'esprit de vin passant sur le parchemin a effacé certaines lettres, tandis que d'autres restaient accrochées à la surface, c'est sans doute un grand alchimiste qui a composé ces encres-là. Maintenant voyons ce que dit ce texte.
Et tous trois se penchèrent sur le rouleau, y compris Kalon qui depuis peu se piquait de faire croire qu'il était instruit. Melgo eut la charité de lire à haute voix :

" Icy eft le grand fecret de l'Antre de la Grand-Befte dite de Bantofoz, ou encorre ci-devant appelé Monftre Defmoniaque de Chleffim, ou encorre Créature Maldite du Taranien, ou encorre Dudule Groffepattef. C'eft en fon Antre putride que gît Borka du Chaof Primordial, et qui eftoye fanf contefte aucune l'arme la pluf puiffante def contréef de Klifto. En outre font en lef fallef fouterrainef moult et moult tréforf rutilantf & force orf & diamanf & autref richeffef chastoyantes & incommenfurablef & non-impofablef. Cy-deffouf eftoye la carte def contréef de Bantofoz & environnantef, ainfi que le chemin menant à l'Antre Putride fufnommé. Afchevé d'enchanter le treize vornon quatre cent dix-huit chez Hazerty&Tabule alchimiftef diplôméf, dépôt légal à parution. "

- Je crois que certains " f " se prononcent " s ", corrigea distraitement Sook.
- Ca expliquerait bien des choses, convint Melgo, un peu gêné.
- Oui, approuva Kalon, sans trop savoir ce dont il était question.
- Vous noterez mes amis que le vin a aussi fait apparaître sur la carte cette ligne rouge qui part de la route de Taranoz et mène à ce village et à ce curieux petit signe en forme de cruche renversée.
- Tête de dragon, indiqua la sorcière, c'est le signe qu'emploient les alchimistes (le ton de sa voix indiquait que sur son échelle sociale, elle plaçait cette profession entre les chasseurs de rats d'Achs et les esclaves torcheculs de Thébin) pour désigner ce qui se rapporte aux monstres mythologiques, licornes, dragons, vouivres, harpies, girafes, cyclopes et autres fadaises.
- Je t'arrête Sook, les licornes ne sont pas des animaux mythiques, mais bien réels. Le frère du voisin d'un de mes camarades de classe à la Guilde avait connu un homme qui, une nuit, en avait aperçu une de loin.
- Je crois avoir connu cet homme, Melgo. N'était-il pas un peu porté sur la boisson et les promenades sur la lande les soirs de brouillard quand la lune est nouvelle?
La serveuse revint avec les plats commandés, ce qui détourna la conversation juste à temps pour éviter que le voleur et la sorcière n'en viennent aux insultes. La conversation reprit plus calmement.
- Bon. Reste plus qu'à trouver les renseignements sur le monstre, à lui casser la tête et à piquer le trésor.
- En gros oui, mais soyons discrets et prudents, il ne faudrait pas que d'autres cherchent nous soufflent notre découverte sous le nez. Je suggère que nous approchions subtilement quelques notabilités de cette cité afin...
- D'accord, admire la subtilité.
Sook se leva de table et se dirigea vers le comptoir, on eut dit une tempête de sable montant à l'assaut d'une forteresse du Naïl. Quelques lambeaux de magie pure s'accrochaient à ses ongles, qui paraissaient plus longs et plus pointus qu'à l'accoutumée. L'aubergiste avait cessé d'astiquer sa verrerie et, tel un hérisson croisant les phares d'un semi-remorque sur une autoroute, n'osait plus faire un mouvement. La sorcière, dont le regard noisette semblait fixer un point situé derrière sa tête(2) , se pencha félinement par dessus le zinc et s'adressa à lui, sa voix d'habitude criarde et désagréable se fit douce, à la limite de l'audible, et chargée de menaces sans nom. Elle poussa aussi son accent Pthaths, hérité de son père, plein de S et de Z langoureux, pour faire un peu plus étranger.
- Dites-moi, messire Xandru (elle avait entendu son nom quand sa femme lui avait crié après la nuit précédente, mais lui laissa craindre un cas de télépathie), entendîtes-vous parler, récemment, d'une sorte de monstre qui vivrait dans la région de Bantosoz?
- Va zu aga, répondit le commerçant en tendant un doigt timide en direction de la porte d'entrée.
Il y avait là un panneau de bois vermoulu aux planches disjointes et percées de plus de petits trous qu'il n'y a d'étoiles dans la voûte céleste. Certains étaient cachés par de petites feuilles de papier épinglées annonçant qu'un chat avait été perdu, que le fossoyeur cherchait un apprenti, que l'énucléation d'un voleur aurait lieu en place publique le mois précédent et toutes ces sortes de choses. La plus grande et la plus belle de ces affiches indiquait :

Le Comité des Fêtes et Exécutions de Bantosoz présente son
GRAND JEU-CONCOURS ANNUEL
sur le thème :
TUEZ LA BÊTE DE BANTOSOZ
Qui animera la Foire Interprovinciale du Taranien
du 7 au 22 Barza 1334 B.E.

Inscriptions sur place
Guerriers et autres .................................... 5 Cr
Voleurs, assassins ..................................... 8 Cr
Prêtres, druides ....................................... 10 Cr
Sorciers ............................................... 15 Cr

Plus bas était figurée, outre le logo de la manifestation, une carte assez semblable à celle de Melgo, à ceci près que le village de Bantosoz était indiqué comme une agglomération importante. Sook détacha avec soin le document et revint à sa table en le lisant avec perplexité. Elle le posa devant Melgo et sourit de toutes ses dents.
- Hum.
- Ah, répondit Melgo.
- Glou, but-sa-chopine Kalon.
- Et bien je crois que pour la discrétion...
- C'est aussi mon impression, voleur, mon ami.
- Glou, insista Kalon un peu plus fort.
Melgo expliqua :
- On dirait que toute la contrée est au courant de l'existence de cette bête et qu'une chasse au monstre est organisée chaque année. Sûrement une attraction touristique. On y va quand même?
- Là ou il y a une foire, il y a toujours moyen de gagner un peu d'argent.
Les compères se regardèrent d'un air entendu. Il n'en fallut pas plus.

III ) Où l'on se glisse dans la F.I.T.

Deux jours plus tard, en milieu d'après-midi, nos amis arrivèrent en vue de Bantosoz où visiblement la foire battait son plein. Quelques maisons et un temple de Gorzawa-le-Rédempteur, ainsi que divers bâtiments plus récents s'accrochaient à un monticule hémisphérique planté au milieu d'une vallée ordinairement verdoyante de cultures, mais présentement noire de monde et bariolée des couleurs criardes des myriades de tentes et de carrioles qui avaient fleuri dès que les derniers flocons de la plaine avaient eu fini de fondre. La Foire Interprovinciale du Taranien était une manifestation importante.
La petite troupe fut arrêtée à une lieue de la foire par la garde. Ou pour être plus précis par deux fils de paysan bantoziens maigres et maladroits, que les édiles municipaux avaient équipés de curieux uniformes jaunes et or, de chapeaux pointus et croulants sous les médailles, ainsi que des glaives et des lances d'ornement dont l'usage exact semblait leur échapper. Il y avait gros à parier qu'ils exerçaient le reste de l'année la fonction d'idiot du village.
- Halte, prononça le plus grand d'une voix pénétrée en inclinant son instrument, qui va là, dedieu ?
- Nous sommes de paisibles commerçants des pays du Nord, attirés par la magnificence de votre prestigieuse manifestation, dont le renom s'étend maintenant jusqu'aux contreforts du Bouclier des Dieux. Ma jeune épouse et moi-même, ayant eu vent de l'organisation de cette foire et du Grand Jeu-Concours, décidâmes de nous rendre compte par nous-mêmes de la grandeur de votre ville. Ainsi, rassemblant nos ors et argents, et après avoir engagé l'habile spadassin que voici - il désigna Kalon - nous nous mîmes en route vers le Midi, espérant remporter dans notre modeste véhicule - Melgo montra du pouce la carriole des lutins qu'il conduisait - les mille merveilles des brillantes et ancestrales civilisations de la Mer Kaltienne dont nous ne manquerons pas de faire l'acquisition dans vos riantes échoppes. Ah, quelle joie inonde mon cour à la perspective de découvrir enfin Bantosoz et ses somptueuses demeures, ses artiste, ses baladins, ses hommes de science, ses glorieuses murailles, ses temples et leurs mystères, ses auberges accueillantes aux victuailles infinies, ses distractions innombrables. A ce sujet, où peut-on s'adresser pour obtenir des renseignements sur votre puissante cité?
Il fallut plusieurs secondes aux deux compères pour comprendre le sens général de cette loghorrée verbale et en arriver à la question, à laquelle répondit le second à grand renforts de dangereux moulinets de pertuisane.
- Ben adressez-vous au syndicat d'initiative, sur la Grand-Place, en face du temple, c't'affaire. 'Pouvez pas vous tromper, c'est la grande maison toute neuve, crédieu.
- Merci mon brave, je vois que vous êtes un bel exemple de cette laborieuse humanité qui de cette terre sauvage fit un jardin des délices où...
Mais déjà les trois malfaiteurs et leur carriole étaient hors de portée d'ouïe des malheureux gardes, qui se demandaient encore ce qu'il leur était arrivé et si ces curieux marchands ne s'étaient pas trompés de ville.
Ils s'installèrent en périphérie, d'une part parce que le centre était déjà encombré et d'autre part pour pouvoir s'enfuir rapidement si nécessaire. Deux longues perches attachées sur le côté du chariot dévoilèrent leur utilité lorsqu'ils les plantèrent dans le sol et tendirent par-dessus la bâche du chariot susnommé, formant ainsi une tente de taille confortable, d'autant qu'il était encore possible de dormir sous ou dans le véhicule. Puis ils se séparèrent. Sook resta au camp pour veiller dessus et méditer quelques heures. Ses compagnons comprirent qu'elle cherchait en fait à travailler des sortilèges et n'insistèrent pas. Kalon alla visiter le vaste marché circulaire qui enserrait Bantosoz, comptant bien en profiter pour faire l'acquisition de nouvelles bottes. Melgo se dirigea vers la petite colline afin de tirer au clair cette affaire de bête qui l'intriguait.
Il traversa donc le grand marché, ne prêtant guère d'attention aux marchandises et victuailles que lui proposaient des légions de négociants en verve, ni aux hordes de mendiants saisonniers lui demandant l'aumône avec insistance, ni aux imposants mercenaires engagés par les principaux commerçants pour combler la vacuité du service d'ordre local, ni aux joueurs professionnels qui exerçaient leur art délicat et difficile devant une clientèle de connaisseurs, ni aux catins belles comme le jour (les laides sortant le soir, profitant de la pénombre et de l'ébriété de leurs prospects), ni aux prêtres noirs, ou rouges, ou gris beuglant en des langages insolites les prophéties les plus saugrenues, ni aux montreurs d'animaux sauvages et de monstres empaillés, ni aux jongleurs, acrobates, musiciens, comédiens, mimes et autres parasites qui sont le fléau de toutes les civilisations. Il grimpa le long de la Grand-Rue de Bantosoz, la seule garnie de pavés, et se retrouva fort logiquement sur la Grand-Place. Elle était de taille assez modeste et noire de monde. Sur une estrade, le seul commerçant habilité à s'y produire cherchait à vendre trois Salonite étiques et une jolie Malachienne, présentée comme une veuve vendue pour payer les dettes de son mari. Melgo manqua à sa grande honte de se faire détrousser par un de ses collègues, qui repartit plus riche d'expérience et avec un trou de dague dans la main. Cette mésaventure le convainquit d'aller au plus vite au syndicat d'initiative qui, s'il lui manquait quelques centimètres pour être le plus haut bâtiment de Bantosoz, était sans conteste le plus étendu. Il abritait aussi l'Echevinat, le Conseil Bourgeois, la garde, le trésor et diverses administrations qui ne prenaient vie que deux semaines par an. Dans l'entrée, inondée par les rayons d'or du soleil couchant traversant des vitraux multicolores vantant à grands frais et contre toute évidence les mérites de Bantosoz et de son arrière-pays, une employée d'un âge certain, sèche comme un crapaud écrasé sur la route des départs en vacances, et à peu près d'aussi bonne humeur, tenait tête à un personnage rondouillard de la même génération qu'elle, au cheveu raide et gras, vêtu de noir et d'or ostensiblement affiché, à la dernière mode de Taranoz, qui lui répondait d'un ton suffisant et avec une voix des plus désagréables. Il était accompagné par quatre individus de haute stature en uniformes sombres, au regard d'aigle et au menton carré, qui ne devaient probablement pas leur emploi à leur compétence en ikebana. La discussion portait apparemment sur le nombre de candidats pour le " Grand Jeu-Concours ", que le petit homme jugeait insuffisant au bon déroulement de la foire.
- Ce n'est tout de même pas ma faute si tous les héros de la région sont morts!
- Madame, je ne suis pas certain que vous ayez fait tous les efforts promotionnels nécessaires auprès des établissements hôteliers de la région.
- Mais qui voulez-vous touver pour entrer dans cette grotte maintenant? Les jeunes ont le goût du risque, mais pas à ce point...
- Madame, il apparait que vous ne maîtrisez pas des méthodes modernes de prospective ou que vous n'en mesurez pas l'intérêt économique. Je vous avertis que si vous ne faites pas dans des délais raisonnables un effort de remise en cause personnelle, nous devrons cesser notre collaboration.
Sur ces belles quoique difficilement compréhensibles paroles, il tourna les talons et s'en fut avec ses arsouilles.
- Qui est donc ce peu sympathique personnage? demanda Melgo à la femme rouge de fureur, qui se calma quelque peu avant de répondre.
- C'est Balafol. Maître Balafol.
- Qui ça?
- Vous n'avez pas entendu parler de Maître Balafol, le célèbre aventurier?
- Lui un aventurier? Il n'a même pas l'air de savoir comment on attrape un poulet!
- Un ancien aventurier, précisa la femme d'un air las. Je vais vous raconter.
Et elle raconta.
Quelques années auparavant, une troupe d'aventuriers menés par Zanador-aux-Cheveux-de-Feu et composée de Lamishir-Bottes-de-Nain, Morgred-le-Fléau-des-Steppes-Nordiques, Chamrid-le-Vent-de-la-Guerre, Balafol-le-Comptable-des-Expéditions-bien-Organisées et Samfi-le-Porteur-qui-Supporte-Bien-le-Fouet avait découvert dans un parchemin, après une nuit de libations bien arrosées, le chemin menant à l'Antre Maudit de la Bête de Bantosoz. Alléchés par la description des richesses que recelait la caverne, située dans la forêt à quelques minutes du village, les intrépides baroudeurs s'étaient lancés dans l'aventure. Balafol fut le seul à sortir. Homme pragmatique, prudent et imaginatif, il vint rapidement à la conclusion qu'il était plus facile, moins risqué et de meilleur rapport de profiter de la bêtise de ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour s'approprier un trésor dont l'existence, par ailleurs, n'avait jamais été prouvée. Il décida donc que le temps était venu pour lui de prendre sa retraite d'aventurier à Bantosoz même et prit contact avec les plus riches négociants de la région pour organiser annuellement un grand marché dont la principale attraction serait le départ quotidien d'un groupe d'aventuriers pour l'inconnu. Cela avait tant et si bien marché que Balafol était maintenant un homme incalculablement riche et respecté de toute la Malachie.
- Vous m'avez parlé de richesses alléchantes?
- Oui, on dit que la bête vit sur un lit d'or, d'argent et de pierres précieuses. Remarquez, on exagère peut-être un peu pour faire venir les cli... les héros.
- Oui bien sûr. Et qu'est-ce qui leur est arrivé, aux héros?
- Des fois certains touristes entendent des cris étouffés, d'autres sentent des odeurs de brûlé sortir de la grotte.
- Et combien sont ressortis?
- Amusant que vous me posiez cette question. Disons, environ aucun.
Melgo se caressa longuement le menton et considéra le mur d'en face, à travers la tête de l'employée. Il en avait l'habitude lorsqu'il faisait grand usage de son cerveau. Après quelques secondes il s'empara distraitement d'une brochure sur le concours et prit poliment congé.
Il arriva à la charrette en même temps que Kalon qui, au vu de ses vêtements déchirés, avait certainement profité de son escapade pour s'entraîner au combat de rue et à la course à pied. Sook, quant à elle, préparait un lapin à la broche. Melgo attendit que le repas soit prêt et que tous soient assis pour exposer son projet.
- Sook, Kalon, il faut que nous parlions d'argent.
- Je gage que tu as trouvé quelque bon marchand, bien gras et benoit, dont nous pourrions cette nuit visiter l'échoppe.
- Il y en a quelques uns, en effet, que j'ai repérés. Mais que penseriez-vous d'une petite distraction ce soir?
- Quel genre de distraction? Encore une beuverie? Ou bien un spectacle, il y en a beaucoup par ici?
- Femmes? suggéra Kalon.
- Je pensais plutôt à un genre de distraction plus ... lucratif.
Kalon et Sook ne se trompèrent pas sur la lueur de cupidité qu'ils lisaient dans la prunelle de leur compagnon, gage d'ennuis et surtout de profits, et se penchèrent vers lui.
- Que penseriez-vous de rendre visite ce soir à la Bête de Bantosoz? Ne souhaiteriez-vous pas entrer dans l'histoire et les légendes de ces gens simples en ramenant la tête de cette infâme créature et en la jetant aux pieds de ces nobliaux craintifs, éclaboussant leurs...
- Te fatigues pas Melgo, on la connaît ton histoire. On n'a pas envie de risquer nos peaux pour un trésor qui n'existe que dans l'imagination d'un alchimiste gâteux et de trois marrhbis(3) bouseux.
- Oui mais ce que vous ignorez, c'est que depuis des années des dizaines d'aventuriers sont entrés dans la grotte et, tenez-vous bien, AUCUN n'en est jamais ressorti, même à l'état de fragment.
- Je ne vois pas en quoi cela devrait me convaincre, ami voleur.
- Compte bien Sook, ça fait treize ans que la foire existe. Chaque année, elle a duré quatorze jours. Chaque jour un groupe est entré dans le donjon. En comptant des groupes de cinq personnes en moyenne, on arrive à neuf-cent dix aventuriers morts dans ce trou.
- Laisse-moi deviner, tu viens d'adhérer à une secte apocalyptique pour laquelle le nombre neuf-cent treize est sacré, c'est ça?
- Bon, lapin, interrompit Kalon.
Sook approchas se yeux à quelques centimètres de la cuisse tiède qu'elle mangeait, puis de la carcasse, et se dit tout haut :
- Je me disais aussi, il était pas cher, pour un agneau.
- Dis-moi Sook, un équipement d'aventurier avec armure, épée, pendentifs, amulettes, anneaux magiques et tout le bazar, ça peut se revendre combien sur le marché de l'occasion?
Sook, ouvrit la bouche pour asséner une répartie cinglante de son cru. Elle resta bouche bée. Elle tourna et retourna le problème plusieurs fois dans sa tête. Puis re-retourna le problème encore une fois pour être sûre. Puis encore une fois parce qu'elle était obstinée et détestait avoir tort.. Elle refit le calcul mental de Melgo. Elle estima la valeur d'un cadavre d'aventurier garni. Elle multiplia. Elle essaya de savoir si la charrette était assez grande pour contenir tant de richesses. Elle ferma la bouche. Elle consulta Kalon du regard. Il avait sorti l'Eventreuse du fourreau et admirait pensivement le reflet du feu sur la lame bleue.
- C'est à quelle heure, ton truc?

IV ) Où nos héros font le spectacle.

C'était à minuit. La grotte s'ouvrait au pied d'une éminence arrondie, comme la bouche d'un géant endormi et enrhumé. Trois monolithes surchargés de runes, taillés dans une pierre noire et rugueuse, en soulignaient l'entrée sinistrement. Un observateur proche, attentif et familier de l'architecture aurait remarqué que ces pierres avaient sûrement été placées là moins de dix ans auparavant, mais qu'importe, l'impression d'un maléfice antique et indicible était au rendez-vous. C'était voulu. Pour faire plus vrai, un jardinier était embauché à plein temps par le comité des fêtes de Bantosoz afin d'entretenir en permanence une vaste clairière autour de ce lieu hautement touristique, et surtout pour tordre les pauvres chênes formant la lisière et les repeindre régulièrement au brou de noix. Le lieu était donc sinistre à souhait, comme seul un professionnel consciencieux pouvait rendre sinistre un lieu par ailleurs fort quelconque. Pour l'instant, une foule considérable se pressait à la lueur de multitudes de torches pour voir les derniers instants du prochain groupe de téméraires, les jeunes filles parées de leurs plus beaux atours s'apprêtaient à défaillir, quelques prêtres itinérants astiquaient leur matériel de bénédiction ou de malédiction, et sous les manteaux de fourrure circulaient de grosses sommes et de surprenantes quantités de marchandises, parfois légales. Un podium haut et large avait été monté contre une amorce de falaise, et décoré de tentures presque neuves figurant des scènes guerrières et héroïques. Sur ledit podium, trois hommes paraissaient très, très embêtés.
Le plus vieux, assis à une table minuscule, évaluait d'un air inquiet le nombre de gens qui commençaient à s'impatienter dans la clairière et en déduisait ses chances de s'éclipser discrètement si les choses tournaient mal, et de trouver refuge au manoir de Balafol situé à quelques centaines de mètres derrière la colline. Le second, de taille imposante, à la figure rougeaude et à la moustache fournie, portait autour du torse une chaîne en or qui témoignaient de sa charge d'échevin. Il se nommait Sergoon. Il était en grande conversation avec le troisième, qui n'était autre que Balafol lui-même. De dangereux mouvements commençaient à agiter la foule comme la brise sur un champ de blé, sauf que d'en haut, le ballet des torches dans la nuit amenait à l'esprit des trois infortunés spectateurs des mots étranges du genre inquisition, fagot, lynchage, ku-kux-klan(4), hérétique, pneu, kérosène, pour ne citer que les plus supportables.
La foule se tut soudain quand Melgo sauta prestement sur les planches, suivi de Kalon qui aida Sook à monter. Le voleur s'adressa au vieil homme assis, qui parut ravi de les voir, puis délaça sa bourse et en sortit vingt-et-une pièces d'argent qu'il posa sur la table. La foule émit des murmures mi-intrigués, mi-satisfaits. Le vieillard inscrivit soigneusement les noms sur un parchemin. Balafol et l'échevin accoururent, apparemment fort heureux, et félicitèrent les trois héros. Puis tandis que l'organisateur s'éclipsait, l'échevin(5) s'empara du parchemin administratif, le signa et s'approcha du bord de l'estrade.
- Mes amis et chers concitoyens, voyageurs, marchands et visiteurs, c'est avec une joie exultante que j'ai l'honneur l'avantage et le privilège ce soir encore de vous présenter un fort parti de héros intrépides, dont le courage et la droiture morale vont encore une fois éclairer nos coeurs à l'unisson dont le chant dans la nuit montera jusqu'aux dieux dont l'immense et proverbiale générosité assurera la prospérité de la commune municipale dont je suis le modeste représentant de la communauté civique. Bantosoz, fière de son passé mais résolument tournée vers l'avenir, souhaite bonne chance à ces trois intrépides aventuriers, et puisse le sort des armes leur être favorable, et tandis qu'un destin capricieux guidera leurs pas, nous prierons pour qu'ils trouvent dans les qualités humaines dont ils sont, n'en doutons pas, pétris, la force de triompher de l'adversité ou, à défaut, que leur trépas soit rapide et indolore. Suivant les traces de leurs glorieux aînés, ils vont pénetrer dans l'Antre Putride de la bête, dignes et beaux représentants de l'espèce humaine en marche vers un avenir glorieux qui éclairera les générations futures de Bantoziens, et leur gloire rejaillira sur nous tous qui les garderons dans notre mémoire éternellement. Le premier d'entre eux nous vient d'un pays gorgé de soleil, du millénaire et fort sage Empire de Pthath, veuillez mesdames et messieurs faire une ovation au rusé MELGO LE VOLEUR !
- OUAAAAAAAAAAAAAAA! fit la foule enthousiaste.
- Le suivant nous vient d'un pays gorgé de sol...neige et de glace, c'est KALON D'HEBORIA, LE BARBARE!
- OUAAAAAAAAAAAAAAA! fit la foule derechef.
- Et la dernière nous vient d'Achs la mystérieuse, c'est SOOK La voleuse?
- Oua?
- Un problème avec ça? demanda Sook d'un air peu amène.
- ... Aucun, fit l'échevin, dubitatif. Il faut savoir que Melgo, peu enclin à dépenser son or, avait inscrit sa collègue en tant que voleuse afin d'économiser sept couronnes. Il n'était pas vraiment à ça près, mais une enfance pauvre dans les rues de Thébin et une vie de malhonnêteté laissent fatalement des traces. Cependant il était de notoriété publique que les guildes de voleurs des pays occidentaux n'acceptaient pas les femmes. L'échevin reprit :
- Applaudissons les comme ils le méritent!!!
- HOU HA VENTURIERS ! HOU HA VENTURIERS !
Les trois aventuriers perplexes sautèrent de l'estrade et, suivant l'étroit chemin délimité par quelques fils de paysans en uniformes essayant de contenir la foule déchaînée, se dirigèrent vers la grotte. Ils n'avaient plus le choix. Autour d'eux, la marée humaine tanguait, roulait et gîtait de toutes parts, les hurlements de douleur des infortunés propriétaires de grands pieds n'arrivaient pas à couvrir les râles de pâmoison d'honnêtes mères de famille qui en cette occasion offraient impudiquement à l'Héborien leurs charmes fréquemment avariés. Ils furent presque heureux d'entrer dans la fraîcheur et l'obscurité de la caverne.

V ) Où l'on explore l'antre de la Bête

Kalon portait ce soir là une splendide cotte de maille neuve qui était " tombée d'une carriole " pendant le voyage d'Achs, un petit bouclier de bois rond cerclé de fer et son éternelle Eventreuse. Un anneau de fer enserrait sa longue chevelure noire, des bracelets de fer faisaient ressortir la puissance de ses bras. Sur son dos, dans un grand sac, il transportait une provision de cordes et d'huile pour sa lanterne. Melgo avait revêtu la tenue propre à sa profession, vêtements amples, bottes souples, cape à capuchon, le tout dans des teintes noires et brunes. Il portait à son flanc gauche sa rapière et à droite la sacoche contenant les outils indispensables à son art, collection de crochets, petits leviers, limes et pinces du meilleur acier. En divers points de son anatomie étaient dissimulés de grandes quantités de dagues de jet. Par quelque mystère, tout ce métal ne faisait aucun bruit. Sook quant à elle semblait être venue en touriste avec ses habits aussi quelconques et peu féminins que possible, et sa grande dague, dont elle ne savait pas trop se servir mais qui rendait crédible son personnage de voleur. Elle avait préparé quelques-uns de ses sorts les plus efficaces, et dans sa besace, elle disposait de tout le nécessaire pour les lancer.
Du boyau émanait un fort vent portant des odeurs de champignons, de racines humides et de pourriture, ainsi que divers bruits non identifiés, que nos héros préférèrent attribuer à des gouttes tombant du plafond. Le sol boueux et glissant s'enfonçait selon une pente assez raide, si bien que les aventuriers commencèrent leur exploration de façon assez pataude, à quatre pattes et en s'accrochant à chaque aspérité. Quelques glissades plus loin, le boyau était bouché par un rocher rond décroché du plafond, qui avait cependant laissé un interstice suffisant pour qu'un homme puisse passer en rampant, mais sans peine. La roche boueuse était lustrée à cet endroit là, témoignant du passage de nombreux aventuriers au cours des ans. Melgo passa le premier avec appréhension, une dague pointée vers l'avant. Rien ne vint. De l'autre côté le couloir continuait encore une dizaine avant de disparaître dans une obscurité anormale. Tandis que ses compagnons rassurés passaient à leur tour, il continua avec la plus extrême prudence. Il eut ainsi le premier la vision d'horreur d'une salle immense dans ses dimensions horizontales autant que verticales. Les parois étaient d'un calcaire ancien et malade, teinté par endroit de rouge vif et de jaune pisseux par des millénaires de concrétions, sauf en une strate horizontale, épaisse comme la moitié d'un homme et courant sur toute la longueur de la grotte, faite d'un minéral gras et friable plus noir que les pigments les plus noirs utilisés par les maîtres de peinture des Cités Balnaises. Fuligineux pour tout dire. Juste en dessous un mince rebord de calcaire érodé semblait être la seule voie de progression possible. Du plafond pendaient des forêts entières de stalactites humides et grumeleuses et, du sol situé une vingtaine de mètres plus bas, surgissaient autant de stalagmites effilées.
Et sur ces stalagmites, comme des lépidoptères précieux dans la collection d'un gentilhomme, s'étaient empalés plus de cadavres qu'on n'en pouvait compter.
Transpercés de toutes les manières, par toutes les parties du corps, par toutes les pièces d'armure ou de vêtement, les héros de Bantosoz reposaient là, grotesquement. En bas gisaient, plus nombreux encore, ceux qui dans leur chute avaient évité les griffes de la Terre, ou qui s'en étaient décrochés du fait de leur décomposition. Les restes mortuaires se mêlaient aux pièces d'équipement ou de vêtements rendus marrons par les ans et un entrelacs malsain qui, sous l'action de d'eau pétrifiante, commençait à se recouvrir de la pellicule de calcite qui conserverait à jamais intact ce navrant témoignage de la folie humaine. Il y en avait quelques-uns qui n'avaient pas encore subi l'outrage des bestioles coprophages, les héros de l'année.
- C'est quoi les trucs accrochés sur les machins ? demanda Sook.
- Ce sont les cadavres de ceux qui nous ont précédés. Que Xyf leur vienne en aide.
- Ah. Qu'est-ce qui les a tués ?
- Aucune idée. Je ne vois rien. Restons sur nos gardes. Quelque chose a dû les expulser du sentier et les projeter sur les colonnes. Les pauvres gens, quelle mort atroce.
- Il paraît que le pal est un supplice très lent. On met plusieurs heures à en mourir, ça fait très mal. Ils ont encore leur matériel, les macchabs ? Ben quoi, je m'informe !
D'aucuns croiront que la jeune magicienne était totalement insensible, voire cruelle, mais c'était faux. Sook pouvait, certains jours de grande mélancolie, faire preuve de presque autant de compassion et de chaleur humaine qu'un caméléon sous amphétamines en manque de mouches.
- Il vaut mieux que nous nous encordions pour marcher, Kalon, tu passeras le premier car tu manies bien l'épée. Si tu vois un truc qui bouge, tape-le. Je me mettrai au milieu et Sook fermera la marche. Soyons sur nos gardes, je sens que le danger n'est pas loin.
Les trois aventuriers descendirent dans l'ordre dit, prirent pied sur le mince rebord et s'encordèrent comme prévu. Melgo tenait la torche et scrutait de ses yeux aiguisés le sol, le plafond et les murs, cherchant les signes de l'attaque. Elle fut soudaine.
Tandis qu'ils avaient parcouru une dizaine de mètres de leurs pas infiniment lents, un frisson sembla traverser la strate de pierre noire et l'espace d'un instant des runes enténébrées coururent sur sa surface. La torche brusquement dégagea moins de lumière, bien qu'elle continuât à brûler comme avant, mais la lumière semblait comme mangée par quelque chose de tapi, indicible. Et dans un chuintement reptilien les runes sortirent de la roche comme le feu sort du bois, et devinrent des filaments d'ombre pure qui se balancèrent un moment autour des trois héros pétrifiés de terreur, comme pour les hypnotiser. Kalon frappa le premier, l'Ecorcheuse trancha une poignée de ces filaments fins comme des cheveux, qui s'évanouirent aussitôt dans l'air. Ils furent remplacés par d'autres qui s'enroulèrent autour de ses bras musculeux et de son torse, ils étaient si glacés que même ce barbare des steppes nordiques ne put réprimer un hurlement. Derrière, Sook avait perçu la menace et avait reculé si violemment qu'elle en avait perdu l'équilibre et était tombé dans les ténèbres du dessous. Melgo, allongé sur le rebord, tenta de la remonter en tirant sur la corde, mais ne vit pas les filaments diaboliques se répandre au dessus de lui. Lorsqu'il les sentit, il vit qu'il était trop tard mais sortit désespérément sa dague pour livrer son dernier combat dans cette position désavantageuse. Bientôt, tandis que Kalon se battait encore contre des volutes de plus en plus nombreuses, Melgo fut submergé et se sentit soulevé de terre. Alors il comprit quel avait été le destin des précédents aventuriers, ils avaient emprunté le même chemin, avaient rencontré la même abomination qui, après une brève lutte, les avait transportés jusqu'au dessus des sinistres stalagmites, et là... . Quel dommage, se dit Melgo, jamais je ne connaîtrai le fin mot de cette histoire, jamais je ne verrai le trésor de la Bête.
C'est alors qu'un éclair se produisit dans la pénombre. Un éclair comme jamais il n'y en avait eu en cet endroit, un éclair bleu pâle qui parut durer une éternité. Sook, suspendue dans le vide, avait tiré de sa besace un paquet de papier et l'avait lancé en l'air, loin au dessus d'elle. Il s'était déchiré au contact du plafond et la poudre qu'il contenait s'était embrasée, emplissant la grotte de clarté. Et un mugissement provenant des profondeurs de l'enfer répondit à l'éclair tandis que, d'un coup, les filaments maudits se dissipaient comme s'ils n'avaient jamais existé.
Après que les coeurs aient cessé de bondir frénétiquement dans les poitrines, Melgo remonta sur le rebord et, aidé de Kalon, remonta Sook. Il lui demanda :
- Qu'est-ce que c'était?
- Un sortilège puissant, les Rets des Ténèbres. Le lanceur de sort utilise le côté noir de son âme pour prendre le contrôle de son ombre terrestre et la lancer contre ses ennemis. Cette ombre peut, paraît-il, traverser certains minéraux. Notre adversaire est un puissant sorcier, je n'aurais jamais imaginé que l'on puisse lancer ce sort avec une telle force.
- Mais cet éclair...
- J'ai lancé en l'air ma réserve de Poudre de Dragon, qui est utile pour divers sortilèges. Elle brûle spontanément à l'air libre, en donnant cette lumière que vous avez vue, et qui dissipe parfois ce genre d'invocation ténébreuse. Continuons, la Bête doit être morte ou épuisée après un tel choc, car la mort de l'Ombre a toujours un effet désastreux sur son propriétaire.
- Ah Sook je bénis le jour où nos routes se...
- Ca va ça va, je connais tout ça.
Ragaillardis par ces bonnes nouvelles, les trois amis se remirent en marche. Ils faillirent manquer un tunnel qui débutait en dessous de la corniche pour s'enfoncer dans la montagne avec une forte pente. Ils y descendirent avec précautions et toujours dans le même ordre, puis dénouèrent la corde qui les liait. Ils progressèrent dans le plus complet silence, un pas après l'autre, et arrivèrent bientôt à l'entrée d'une vaste salle, quoique de dimensions plus modeste que la précédente. Mais avant même d'y poser le premier pied, Kalon étendit son bras musculeux en travers du boyau, indiquant un danger.
Les parois, le sol et le plafond bas de la caverne renvoyaient en une myriade d'arc-en-ciels rougeoyants l'éclat pourtant modeste de la torche, si bien que toute la scène semblait vue à travers un kaléidoscope géant. Par quelque lente et patiente magie minérale, les forces telluriques avaient transformé ce lieu en une de ces merveilles insoupçonnées que notre mère nourricière garde jalousement en son sein, préservées du regard des mortels. Tout en cette grotte était recouvert des pyramides de cristaux opalescents, les murs de roc, les quelques concrétions, et aussi, au milieu, enveloppés dans de fins linceuls de poudre de diamant, un monceau de squelettes affalés dans toutes les postures . Mais ce n'est pas cela qui avait alerté les sens de Kalon.
Au loin, à l'autre extrémité de la caverne, à la hauteur d'un bras humain, brillait une autre torche.
Melgo prit entre ses doigts experts une dague et lança d'une voix plus basse qu'à l'accoutumée :
- Qui va là ?
Pas de réponse. La torche bougeait légèrement, mais ne semblait pas se rapprocher. De longues secondes s'écoulèrent, dans un silence seulement troublé par les bruits des gouttes suintant du tunnel et des respirations.
- Allons voir. Kalon, cours en silence te mettre à l'abri derrière cette colonne, sur la droite, et toi Sook, si tu as un sort d'attaque, prépare-le.
- 't'ai pas attendu.
Kalon se coula vers le pilier naturel avec une agileté peu en rapport avec sa carrure, prenant bien soin de ne pas faire craquer sous ses pas un os pétrifié. Melgo pénétra lui aussi dans la grotte, tout aussi silencieux, son regard rivé sur la lueur, et se dirigea sur la gauche avec sa torche allumée, pour faire diversion, et s'accroupit. Non, ses yeux ne l'avaient pas trompé, de l'autre côté, la lumière ennemie avait bougé et se dirigeait vers Kalon. Il appela Sook, qui le rejoignint à quatre pattes.
- Connais-tu un sort qui permette d'éclairer cette grotte?
- Bien sûr, j'ai ça. Même le plus stupide des sorciers ne s'aventurerait pas dans un souterrain sans un sort d'illumination.
La nécromancienne fouilla dans sa besace et en sortit une petite gourde d'un liquide huileux et violet dans lequel flottaient des paillettes métalliques. Elle en enduisit rapidement une pièce d'argent de sa bourse, puis prononça à mi-voix quelque chose qui n'était pas fait pour une gorge humaine. La figure de la pièce, un dragon enlaçant une tour crènelée, se mit à luire petit à petit d'une iridescence malsaine. Alors la sorcière la lança et, alors qu'elle était encore en l'air, au milieu de la caverne, elle prononça la dernière syllabe de son enchantement.
La lumière explosa en tous sens, tantôt réfractée, tantot réfléchie par les prismes minéraux, frappant douloureusement les rétines habituées à l'obscurité, décomposée sans fin par les cristaux en une cascade de couleurs vives. Et lorsque Kalon, Sook et Melgo regardèrent, ils virent.
Trois silhouette noires comme l'enfer se tenaient en face d'eux dans le fond de la caverne. La plus grande tenait au bout de ses bras puissants une large épée d'ombre jaunâtre, la seconde avait à la main la torche aperçue plus tôt et dans l'autre une forme courte et effilée, la troisième, assise par terre, portait sa tête en avant pour mieux voir la scène qui allait se jouer. Sujets de quelque sortilège impie, le barbare, le voleur et la sorcière contemplaient horrifiés leurs reflets négatifs, leurs ombres fuligineuses.
Tandis que les idées se bousculaient sans ordre apparent dans l'esprit de Melgo, Kalon, dépassé par les événements se résolvait à appliquer sa tactique favorite en de telles situations, frapper dans le tas. Il brandit l'Eventreuse au dessus de sa tête, hurla comme un loup d'Héboria, et s'élança vers son double qui, dans un silence assourdissant, avait fait de même. Melgo s'interposa.
- Non Kalon, attend.
Le barbare s'arrêta net, et posa un regard incrédule sur le Pthaths. Ils reculèrent, leurs images en firent autant. Sook arriva vers eux en courant, et ils virent que Sook-la-noire accomplissait le même trajet. Les deux groupes se firent face dans l'air lourd de la grotte, Melgo fit un signe du bras vers le mur de droite, Melgo-le-noir désigna le mur de gauche. Chaque groupe longea alors sa paroi, sans quitter l'autre du regard, sans surtout se rapprocher du centre de la salle des prismes où luisaient encore les sortilèges, l'un lumineux, l'autre ténébreux, des magiciennes. Ainsi, sans combattre, les héros parvinrent-ils à l'autre bout de la grotte où débouchait un tunnel semblable en tout point au précédent. Ils jetèrent un dernier regard à leurs reflets, se demandant vaguement quel serait le destin de ces étranges créatures, se demandant aussi quel aurait été le leur s'ils les avaient affrontés. Peut-être le combat aurait-il duré jusqu'à épuisement, peut-être seraient-ils morts au premier contact, dépouillés de leur force vitale par quelque processus secret, peut-être un sort plus hideux encore les avait-il attendu ici, mais à tous trois s'imposait l'intime certitude d'avoir échappé à la mort.
Sans mot dire, ils s'enfoncèrent plus avant dans les entrailles de la terre.

VI ) Où l'on déjoue une diabolique machination, sans trop savoir comment.

Ils suivirent un temps le couloir cursif qui plongeait dans les ténèbres et débouchèrent soudain dans la salle du trésor. Eclairée par des amas fongoïdes phosphorescents, elle n'était pas très grande et il s'en dégageait une odeur écoeurante, mise en valeur par une atmosphère tiède et moite des plus désagréables. Dans le fond, plantée dans un autel taillé dans la pierre et séparé du reste de la salle par une chaîne noire tendue entre des piliers calcaires ornés de runes blasphématoires, luisait une épée comme on n'en fabriquait plus depuis des éons. Sa longue lame barbelée et damasquinée noire et or, sa garde incrustée de gemmes inconnues, sa poignée torsadée et son pommeau gravé de motifs cryptiques ne semblaient appartenir à aucun peuple, à aucune culture humaine. Et les mots du parchemin revinrent à l'esprit de Melgo, Borka du Chaos Primordial, l'arme la plus puissante de Klisto. Juste devant la chaîne fuligineuse(6), dépassant d'une large flaque d'eau surchargée de calcite, un monticule de pièces de monnaies de tous ages et de tous métaux, devant peser plusieurs tonnes, servait de couche à une créature monstrueuse, la Bête de Bantosoz.
C'était un ver, une monstrueuse larve blafarde longue comme trois hommes, large d'un empan, bouffie et tremblottante. sa face n'était que tentacules noirs et palpitants s'agitant nerveusement autour d'un monstrueux orifice buccal à trois dents terribles. De part et d'autre de la " tête " se dressaient deux pédoncules courts et épais terminé par des yeux effrayants, vitreux, d'un bleu délavé, qui fixaient les trois humains comme autant d'amuse-gueules. Le plus affreux est que la Bête parlait, et avec une voix douce et enjôleuse.
- Il y a un sorcier parmi vous. Qui est-ce?
Sook, hébétée de terreur, leva inconsciemment un doigt.
- Meurs.
Le reste fut très rapide. Il n'y avait ni haine ni quelque autre émotion dans la voix. Ce n'était pas même un ordre. Juste une contatation. Les tentacules hideux se tendirent d'un coup en direction de la malheureuse qui, terrassée par l'attaque mentale, poussa un petit gémissement et s'écroula. Kalon fut la cible suivante et il partit à la renverse sous le choc. Melgo, que la Bête avait considéré comme le membre le plus faible du groupe, profita du répit pour contourner le monstre, sauter par dessus la chaîne et tirer l'épée magique de son fourreau de pierre. Elle vint sans résistance. Il se retourna et la brandit face au monstre qui, dans le bruissement métallique des pièces et avec une vitesse surprenante pour sa taille, avait fait demi-tour. Le voleur sauta de la hauteur où il se trouvait et, visant l'espace entre ses yeux, tenta d'enfoncer ou il pensait être le cerveau la lame d'un autre temps. Mais les tentacules fendirent les airs à une vitesse ahurissante et s'enroulèrent autour de l'épée, soulevant Melgo qui se cramponnait autant qu'il pouvait à la garde. Et sous la pression des ventouses, la lame cassa tout net. Le voleur hébété n'eut que le temps de voir les horribles tentacules se tendre vers lui et les yeux, les indicibles yeux bleus luire d'un éclat triomphant avant que l'attaque psychique du monstre ne l'atteigne et ne dissolve sa conscience comme une déferlante emporte un chateau de sable. Puis lentement, la Bête de Bantosoz s'approcha du corps inerte du voleur, son bec dégoulinant de mucosités claquant nerveusement à l'idée d'un délicieux repas, et les tentacules noirs s'enroulèrent autour des jambes de Melgo.
Alors la vision périphérique du monstre l'informa de l'incroyable : derrière lui, le massif barbare dont l'esprit avait si facilement cédé sous la pression mentale se relevait, épée au poing, prêt à se battre. Il avançait. Les tentacules lâchèrent leur proie et se tendirent vers le cerveau de Kalon, l'onde de pensée pure traversa l'air ampuanti de la grotte à la vitesse de l'éclair, mais le puissant Héborien ne frémit même pas. La bête concentra toute sa puissance, tout son art millénaire, toute l'énergie que lui donnait la terreur en une nouvelle rafale, si dense qu'elle en fut presque visible à l'oeil nu, sans plus de résultat. Alors la créature des enfers, paniquée, recula jusqu'à buter contre la paroi rocheuse et, puisant dans ses ultimes ressources, sonda l'esprit de son ennemi, cherchant quel sortilège, quel secrète puissance pouvait encore l'animer. Et dans le cerveau de Kalon, il ne vit rien. La terreur avait fait place à l'incompréhension dans son oeil d'azur quand le ver demanda :
- Es-tu donc vide ?
- Indubitablement, répondit Kalon, souriant d'un air malicieux et mauvais à la fois.
Puis animé d'une froide détermination il abattit l'Eventreuse sur le monstre stupéfait, et encore, et encore, et il n'arrêta sa sinistre besogne de bûcheron que lorsque la Bête de Bantosoz ne fut plus que pulpe violacée, cuir puant et fluides indistincts.

Melgo s'éveilla une heure plus tard avec l'impression d'avoir disputé et gagné un concours d'enfonçage de clou dans le granite avec la tête et d'avoir arrosé sa victoire toute la nuit à grandes lampées d'alcool de bois. A ses côtés gisait Sook, étendue comme lui sur une pièce de fourrure qui avait connu des jours meilleurs, dans un autre siècle. Elle poussait par moment de petits gémissements. Il se releva, se recoucha tant son cerveau lui avait fait mal en bloblottant entre ses méninges, puis se releva derechef. Lorsque les champs visuels de ses deux yeux voulurent bien se recouvrir l'un l'autre, il constata que Kalon, assis dans l'eau sur un tas de pièces, mettait dans un sac celles qui étaient en or et jetait au loin les autres. Il interrompit son travail un instant lorsqu'il vit le voleur se mettre debout en titubant.
- Vivant ?
- Gni !
- Bien.
- Keskisépassé ?
- Sais pas. Quand je suis réveillé, lui crevé.
Il avait désigné du menton l'affreuse charogne sur laquelle Melgo n'attarda pas trop son regard. Il s'enquit de la santé de Sook, qui le rassura en grognant, alla constater que l'épée noire et or était irréparable et songea que la réputation de cette arme était peut-être un peu exagérée. Puis il alla explorer un recoin sombre de la grotte. Il y trouva deux choses intéressantes.
D'une part un escalier en spirale dissimulé derrière un rocher qui, d'après le faible courant d'air qui s'y engouffrait, devait conduire vers l'extérieur.
Ensuite, non loin de là, un amoncèlement de cosses de sambriers, fruits cylindrique à peu près immangeables en dehors des périodes de famine, mais dont les enveloppes sèchées peuvent tenir lieu d'étui à parchemin. Toutes les cosses étaient brisées, et effectivement quelques rouleaux de papier à divers degrés de décomposition jonchaient le sol. En haut de la pile, Melgo prit le plus sec de ces papiers et lut. Ses joues s'empourprèrent et d'un coup il retrouva toutes ses facultés mentales et physiques, et surtout l'entièreté de son agressivité. Il alla montrer la feuille à Sook, qui se secouait la tête pour se remettre les hémisphères dans le bon ordre.
- Comment ça va ?
- J'ai l'impression qu'on m'a récuré l'intérieur du crâne au petit burin.
- Lis ça, ça va te réveiller.
- Ce soir : un grand barbare avec une épée longue, un voleur avec une rapière, une petite voleuse avec une dague. Aucun danger. Bon appétit. B.
Kalon, qui avait écouté, tâchait de mettre un sens sur ces mots. Sook aussi et, malgré son état pitoyable, y parvint la première.
- Ahlenculédbatardefilsdeputainvéroléedsaracemaudite, hurla-t-elle dans la pénombre de la grotte. Je vais lui arracher les yeux et les testicules avec une pince à épiler et lui coudre les une à la place des autres, puis je lui trancherai les doigts et les orteils avec un couteau rouillé et je les lui enfoncerai les uns après les autres dans le...
- Skiya? demanda Kalon.
- On dirait que Balafol, l'organisateur de ce concours, nous a donnés à la Bête pour des raisons que j'aimerais bien connaître. Et ça ne m'étonnerait pas que l'escalier que j'ai vu là-bas derrière monte directement jusqu'à son manoir, si mon sens de l'orientation ne se trompe pas.
- Moi aussi j'aimerais bien entendre ses explications, j'ai quelques QUESTIONS à lui poser.
Les trois compagnons se regardèrent d'un air entendu qui aurait fait froid dans le dos s'il y avait eu un témoin à cette scène. Ils rassemblèrent rapidement quelques sacs de pièces et se dirigèrent vers l'escalier.

VII ) Où nos héros sont récompensés de leurs efforts.

Il était juste assez large pour qu'un homme puisse y grimper, mais un gros ver comme celui qui gisait en bas n'aurait jamais réussi l'escalade. Néanmoins, Balafol avait pris soin de faire installer en haut une trappe cadenassée de l'extérieur, en bois massif et renforcé, dont le centre était percé d'un orifice rond, sans doute pour pouvoir jeter chaque soir une cosse de sambrier et un parchemin dénonciateur. Cet orifice fit sa perte, car Melgo, voleur rusé aux doigts habiles, n'eut guère de peine à y glisser son bras et à crocheter le lourd cadenas. C'était un jeu d'enfant pour un voleur diplômé qui, dans sa jeunesse, avait été entraîné à ouvrir des serrures bien plus délicates et, en cas d'échec, à subir de mémorables séances de bastonnade.
Ils arrivèrent dans la cave de Balafol, une des meilleures d'occident, et ne perdirent pas de temps à admirer les multitudes de merveilleuses bouteilles de toutes formes, chose assez rare pour être signalée. Ils en sortirent et traversèrent la cuisine où quinze cuistots pouvaient exercer leur art simultanément, la salle à manger et sa table immense où pouvaient prendre place cinquante convives, l'immense entrée ornée de toiles de maîtres et de fines tentures et l'escalier monumental de marbre. Pas un signe de vie, pas un ronflement dans toute la maison, ni chien ni chat venant chercher sa pitance nocturne, la maison semblait vide. Ce n'est qu'en arrivant au couloir du premier étage qu'ils virent un rai de lumière se glisser sous une port, et qu'ils entendirent à travers le bois sculpté des bruits affairés.
Kalon fit sauter les gonds d'un coup de bottes et surgit, hurlant tel un tigre blessé parmi un troupeau de moutons. En l'occurence il n'y avait qu'un mouton, le gros Balafol, à genoux sur le sol de sa chambre, il remplissait une malle de joyaux énormes et rutilants qu'il tirait de derrière une grande armoire, où une cache était aménagée dans un mur. Il ouvrit de grands yeux et ne fit pas un mouvement pour s'échapper, étourdi qu'il était par l'irruption de gens qu'il croyait morts. Kalon se saisit de lui sans ménagement et Melgo, sourire aux lèvres, s'adressa à lui de sa voix la plus mielleuse.
- Je crois que vous feriez bien de nous dire tout ce qu'on veut savoir, messire Balafol.
- Et si je vous raconte tout? begaya le félon.
- On te torturera GENTIMENT avant de te tuer.
Le comptable en sueur chercha du secours dans le regard de Sook. Ce qu'il y lut le fit préférer celui de Melgo.
- Je suis certain qu'en discutant entre gens raisonnables, nous pourrons trouver un terrain d'entente qui satisfera les deux parties.
- En parlant de parties... commença Sook en se curant les ongles de sa dague.
- Parle, on verra ensuite.
- Oui monsieur d'accord monsieur. Et bien voilà. Il y a quelques années, moi-même et quelques compagnons découvrîmes dans un parchemin la localisation précise...
- Abrège, j'ai lu la brochure.
- Bien, bien, alors nous sommes entrés dans la grotte, nous avons traversé les deux salles comme vous-mêmes je suppose, au prix de lourdes pertes. Nous ne fûmes que trois à arriver face au ver. Au fait, qu'est-ce qu'il lui est arrivé?
- Un accident. Continuez.
- Et bien il a tué les deux autres avec son attaque mentale, et il m'a assommé. Quand je me suis réveillé, il avait mangé mes compagnons et s'apprêtait à me dévorer tout vif. Alors pour sauver ma vie, j'eus l'idée d'un ... euh ... arrangement qui satisferait les deux ... euh. Enfin vous voyez.
- Comment ça?
- Il ne peut pas sortir de la grotte, un rocher bloque l'entrée, et il ne peut pas monter à l'escalier. Comme il a besoin de manger et qu'en outre il aime l'or, Gorzawa seul sait pourquoi, j'ai promis s'il me libérait de lui fournir chaque année un contingent de ... euh ... vous voyez.
- Je vois. Et pourquoi ne t'es-tu pas enfui quand il t'a libéré?
- C'est que, en fait, l'accord, enfin les deux parties, comment dire...
- Je comprend, dit Sook, ces deux salopards se partageaient le butin, pour la grosse larve l'or, et pour l'autre grosse larve les armes et les équipements des aventuriers, dont la Bête n'avait que faire, puisqu'elle ne pouvait pas les vendre. Souvenez-vous, les cadavres étaient nus pour la plupart.
- Ben en gros c'est ça.
- Et pour quelle raison devrions-nous vous épargner?
- Vous voyez, les affaires sont délicates en ce moment, et vous avez bien vu quel mal j'ai eu à trouver des aventuriers ce soir. Je m'apprêtais donc à partir vers des contrées plus clémentes, avec quelques bijoux discrets que les notables de la région m'ont fait l'honneur de me confier. Cependant le pays est en guerre, les deux parties en présence cherchent de l'argent pour payer la soldatesque, sans compter les malandrins, les bandes de déserteurs et les escrocs de toute sorte... Il n'est pas bien prudent de se promener avec des sacs entiers de pièces d'or, vous n'irez pas bien loin avec ça.
- J'en conviens. Quel rapport?
- La vengeance est agréable sur le moment, mais ne rapporte rien. Savez-vous ce qu'est une lettre de change?

Le lendemain soir il se trouva quand même un petit groupe de héros pour partir vers l'inconnu, au milieu des vivats. Ils ne trouvèrent ni filaments des ténèbres, ni reflets ténébreux, et dans la troisième grotte, ils ne virent qu'un vieil autel entouré d'une chaîne noire, un cadavre gigantesque déjà à moitié pourri, les débris d'une épée, pas mal de pièces de menue monnaie qui firent quand même leur fortune, et un passage menant à un escalier en colimaçon encombré de débris de pierre et de bois à moitié brûlés, dont la municipalité communale ne chercha pas trop à savoir où il pouvait mener. La thèse officielle fut que Sook, Kalon et Melgo avaient terrassé la Bête mais que celle-ci, dans un dernier souffle, les avait fait disparaître dans quelque abysse ténébreux. Ils eurent une belle, quoique peu ressemblante statue sur la grand-place, et chaque année une fête folklorique fut organisée en l'honneur de leur sacrifice héroïque et désintéréssé. Cette fête, ainsi que la visite guidée de l'Antre Maudit, furent les nouvelles attractions de la Foire Internationale du Taranien.
En fait, nos héros avaient quitté précipitemment Bantosoz alors que l'aurore s'apprêtait à poindre à l'est, comme le stipulait son contrat. Dans les fontes de leurs chevaux, une fortune en pierres précieuses. Dans leurs manteaux, des lettres de change tirées sur quelques-unes des banques de la côte Kaltienne, pour une valeur bien supérieure encore. Derrière eux, au milieu des bois, le manoir de Balafol achevait de se consumer.
Balafol, officiellement, mourut ce soir là dans le mysterieux incendie de sa luxueuse demeure. Un gros négociant Sélinite à la voix haut perché se faisant appeler Beletchik revendiqua documents à l'appui les avoirs du comptable dans diverses villes de Malachie, ce qui représentait une somme considérable, dont il se servit pour monter une hanse particulièrement prospère à Khneb, où il mourut de phtysie de nombreuses années plus tard entouré d'une famille abondante, d'une fortune incalculable et de la considération générale.
Quand à Melgo, lui seul repensa encore à Borka du Chaos Primordiale, la plus puissante arme des contrées de Klisto. Quelque chose le chiffonnait. Il aurait sans doute hurlé de rage en apprenant que Borka, selon une légende oubliée de tous depuis des éons, n'était pas sensée être une épée, mais une chaîne. Une chaîne de combat noire comme l'enfer, solide comme une montagne, puissante comme un ouragan et discrète comme un élément de mobilier, devant laquelle passeront des hordes de touristes béats sans lui accorder une once d'attention.

Kalon reviendra bientôt dans :

Kalon et le dragon de Meshen

1 ) Ce qui signifie " Memmon, dieu de la vérité, donne à mes yeux la clairvoyance, sans quoi Zboub-Nogoth te picotera les génitoires avec cette plume ". On comprendra que, pour impressionner les béotiens et se préserver du ridicule, les sorciers lancent ces invocations en énochien archaïque, langue morte depuis vingt-cinq siècles, et non en langage vulgaire. Pour les bricoleurs, précisons que le cristal doit être taillé par une nuit de pleine lune sur une montagne enneigée et que la poudre noire est du sperme séché de calmar géant.
2 ) Ce qui était très exactement le cas, mais pour des raisons qui relevaient plus de l'ophtalmologie que des arts nécromantiques.
3 ) Marrhbi : Celui dont le père couchait avec sa soeur et qui a épousé sa cousine qui est en fait sa tante par alliance depuis que la bru de son grand-père paternel à engrossé en secondes noces le frère bâtard de son voisin. Insulte mortelle à Pthaths. Cependant avant que l'insulté ne comprenne, vous avez le temps de courir hors de portée de flèche.
4 ) Bien qu'ils n'aient jamais entendu prononcer ces trois syllabes, ce qui prouve que l'inconscient ne connaît pas les barrières dimensionnelles. D'ailleurs, même si le sens exact leur échappait, ils comprenaient l'idée générale.
5 ) Grand prix spécial du jury au concours annuel de l'académie royale des arts pléonastique redondants.
6 ) Oui, je sais, mais si vous connaissiez le prix de ce genre d'adjectif, vous comprendriez que je rentabilise.