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KALON IV
Oui, vous avez bien lu, il est ici question d'un dragon! Et pas un vague lézard peinturluré, ni un quelconque varan puant de la gueule, non non, un vrai dragon comme dans les films! Une occasion en or pour se faire mousser, que nos amis ne manqueront certainement pas.


KALON ET LE DRAGON DE MESHEN

ou

La vengeance du fils maudit

Les quatrains sont extraits de :

LA GESTE BORNERIENNE
par Kalon Les Rudis.
(édité aux Nouvelles Runes Fantasmagoriques)

I ) Où l'on narre brièvement ce qui s'est produit depuis le dernier épisode.

Dans les livres savants, l'un chercha le savoir,
Une autre à l'étranger eut richesse et pouvoir,
Le dernier sur la mer connut bien des déboires,
Mais tous trois en leur coeur trouvèrent cela rasoir.

Suite à l'affaire de Bantosoz, où Sook la sorcière sombre, Melgo le voleur Pthaths et Kalon le guerrier barbare avaient affronté un redoutable ver sorcier et déjoué les vilenies sans nom d'un organisateur de spectacles peu scrupuleux, qu'ils avaient du reste laissé partir à l'issue de l'aventure, nos héros s'étaient dirigés vers les ports de la côte Malachienne orientale pour y changer leurs titres bancaires et dépenser leur fortune, qui se montait au total à, disons, de quoi se payer un petit royaume coquet avec paysans corvéables à merci, champs pleins de coquelicots, villages bucoliques et châteaux forts dégoulinants de merlons et de mâchicoulis. Mais si le partage n'avait pas posé de problème, chacun semblait tenir à sa manière de dépenser sa part et surtout, au lieu où la dépense aurait lieu. Les trois aventuriers considérablement riches se querellèrent donc et décidèrent de se séparer à Samryn, un grand port au sud de la Malachie.
Kalon était parti vers l'ouest, avec son Exécutrice. Il prétendit plus tard avoir rejoint son septentrion natal et avoir longuement chevauché, le faucon au poing, le vent dans ses cheveux, et s'y être adonné à la tête d'une bande de farouches Kézakos(1) à de saines activités de plein air telles que meurtre, viol et pillage. Cependant d'autres virent un hommes lui ressemblant beaucoup - et il était difficile de se tromper sur ce point - s'inscrire à l'université de Gondolée pour y apprendre à lire et à écrire. On dit que durant cette période, la vie universitaire fut animée. Les vénérables tomes de la non moins vénérable bibliothèque de Gondolée volèrent bas en ces temps là, de même que les bizuths, et nombreuses furent les muflées et grandes furent les fornications, à telle enseigne que bien des générations plus tard, à chaque fin de premier trimestre, une petite cérémonie était encore organisée pour commémorer dans le recueillement et la dignité les hauts faits de cet étudiant hors du commun : la Grande Kalorgie.
Sook avait pris le premier navire en direction des cités Balnaises pour se rendre à Dhébrox, petite ville paradisiaque où les mages, leurs familles et leurs esclaves étaient les seuls habilités à pénétrer. Elle espérait bien s'y établir et suivre l'enseignement d'un ou deux vieux et sages maîtres, compulser quelques ouvrages savants et y accroître encore sa puissance. Sook nota plus tard dans ses mémoires que le voyage fut morne et sans attrait. Il y eut pourtant un petit accrochage avec trois galères de flibustiers, mais tout rentra dans l'ordre car la première prit feu, la seconde éclata en morceaux sans raison apparente et la troisième avala son équipage avant de migrer vers le sud à la recherche d'un hypothétique partenaire sexuel. Ces incidents convainquirent le capitaine du navire marchand, un homme avisé, qu'il serait peut-être de mauvaise politique de vendre la jeune fille au marché aux esclaves, comme il l'avait tout d'abord pensé. Donc elle arriva sans encombre au port, traversa la campagne Balnaise dont la vision enchanteresse avait inspiré la verve des troubadours les plus célèbres(2) et parvint à son but, Dhébrox. Les mages Balnais voyaient généralement d'un assez mauvais oeil qu'une femme cherche à étudier la sorcellerie. Passe encore que quelque paysanne vieille et laide se console de son célibat en nouant des aiguillettes et en poussant des cris au fond des bois, la nuit, pour faire peur aux loups, tout ceci n'avait pas grand rapport avec la vraie magie. Mais celle-ci avait l'air douée, décidée et dangereuse. Cependant, Sook parvint à briser bien des réticences en présentant posément ses arguments aux plus grands maîtres de la ville, arguments qui étaient en liquide et hors de vue des services fiscaux. Elle s'installa dans une villa coquette qu'elle appela " Mon Hérisson ", qu'elle bourra de pièges en tous genres et elle y tint salon, nouant contact avec tout ce que Dhébrox comptait de personnalités. Elle prit aussi des parts dans plusieurs compagnies marchandes Balnaises, ce qui lui assura une rente des plus confortables. Ainsi grandit-elle en influence, en richesse et surtout en pouvoir mystique.
Melgo, enfin, avait ressenti l'appel du large et avait acquis un fort navire à voile et à rames, pour lequel il avait embauché un équipage pittoresque et bigarré. Il comptait ainsi se livrer au "commerce" sur la mer Kaltienne. Cependant la mer est cruelle et le métier de capitaine ne s'apprend pas en une traversée. C'est en tout cas la réflexion qu'il se fit après un incendie, un assaut contre une galère de guerre Pthaths déguisée en nef marchande, une mutinerie, une épidémie, une attaque de serpent de mer, une tempête et un naufrage. Accroché à une barrique, il échoua sur la côte Bardite où, quelque temps, il exerça son véritable métier avec art, ce qui lui valut rapidement une excellent réputation et une haute position dans la "confrérie des lames nocturnes de Kharas".
Mais moins de deux ans après qu'ils se fussent séparés, l'ennui commençait à leur peser à tous trois. Alors se répandit la nouvelle qu'à Estilia, la flotte Pthaths avait été coulée par les Balnais confédérés et que les états du nord-est de la mer Kaltienne, Balnais en tête, se préparaient à un débarquement massif en Sphergie, dernière colonie de l'ancien empire, pour la libérer. Les récits de l'incommensurable richesse des cités Pthaths attisaient aussi bien des convoitises, notamment celles de multiples mercenaires. Kalon et Melgo ressortirent donc de la poussière leurs armes et leurs équipements, et Sook se joignit à une bande de mercenaires engagés par les Balnais. Tous trois traversèrent la mer à peu près en même temps et arrivèrent au port de Meshen, non loin de la Sphergie, où se rassemblait la formidable horde nordique en vue de la campagne.

II ) Où se retrouvent de vieux amis et se produisent divers événements curieux.

Et tandis que la Bête incendie et dévaste
D'une armée indolente les fortifications,
Kalon, en une auberge se trouve une occasion
De traiter quelques loups de mer de pédérastes.

La scène se passe dans le désert. Trois hommes d'armes en uniformes chevauchent vers l'est. Je vous les décrirais bien volontiers, vous donnant leurs noms, leurs biographies sommaires, leurs origines familiales, leurs intérêts dans la vie, et tout ce genre de détails qui font qu'un lecteur s'attache à des personnages. Mais comme vous l'allez pouvoir constater dans quelques instants, ce serait se donner bien du mal pour pas grand chose.

Premier soldat - Chef, pourquoi il fait si chaud dans ce pays chef?
Le chef - C'est le désert. Il fait toujours chaud dans le désert.
Second soldat - Chef, pourquoi les femmes d'ici ont-elles la peau plus foncée que les nôtres?
Le chef - Et bien, ça doit les protéger du soleil.
Premier soldat - Chef, c'est quoi un mirage?
Le chef - C'est une illusion créée par le soleil tapant sur le sable.
Second soldat - Chef, ça existe les dragons?
Le chef - Non, c'est des contes de vieille bonne femme.
Premier soldat - Alors ça, c'est un mirage?
Le dragon - NON.
Le chef (hurlant et souillant son armure) - AAAHHHHHH UN DRAG....
Le dragon (crachant le feu) - BRRAAAAATTTTTHHHHH!!!!

Kalon, qui s'était fait embaucher au titre de mercenaire dans un régiment malachien de la Horde Klistienne, fut appelé ce matin-là dans la tente de son capitaine. Quelque peu intrigué, il pénétra dans la pénombre de l'abri à la décoration spartiate. Quelques officiers en grand uniforme, emplumés et rutilants d'ors et de décorations achetées - malgré la chaleur étouffante - discutaient autour d'une carte de diverses options tactiques auxquelles l'Héborien ne comprenait bien sûr pas grand-chose, mais tout de même plus que les officiers eux-mêmes, qui n'étaient que de jeunes fils des nobles familles de la péninsule, certes enthousiastes et pleins d'allant, mais dont la compétence militaire était légèrement inférieure à celle d'un corbeau crevé, et l'expérience du combat se limitait à quelques engagements mineurs de figurines en métaux lourds. Apparemment, certains n'avaient pas échappé aux méfaits du principal danger de ces guerres d'appartement, le saturnisme.
Mais le capitaine Bolradz était d'une autre trempe. Vétéran de la guerre civile qui jusque l'année précédente avait opposé deux familles prétendantes au trône de Malachie, issu du rang, héros de mille obscures escarmouches, couturé de cicatrices qui l'avaient rendu prudent et assez cynique, son opinion intime était qu'avec une telle bande d'incapables à la tête de l'armée, seul un extraordinaire état de décadence de la nation Pthaths pouvait sauver la campagne du désastre total. Mais pour l'instant, une seule chose le préoccupait.
- Assieds-toi, barbare, nous avons à parler.
Kalon rentra avec difficulté son immense carrure dans la minuscule chaise pliable qui manifesta son déplaisir en un sinistre craquement de bois sec.
- Je sais que jusqu'ici cette campagne est morne et que l'ennemi est encore bien loin, aussi j'ai décidé de te confier une des premières missions de cette guerre qui pourrait présenter un danger.
L'Héborien tendit l'oreille, intéressé par la perspective d'une bagarre bien sanglante. Les lieutenants pomponnés firent de même.
- Voici l'affaire : j'ai envoyé hier après-midi une patrouille dans les collines de Karth toutes proches, jusqu'au fortin de Beglen. Ils ne sont toujours pas rentrés. Je voudrais que tu trouves en ville un guide connaissant le désert, digne de confiance et qui t'accompagnera dans les montagnes. Vous essaierez de les retrouver, eux ou leurs cadavres, et s'ils sont morts, vous tâcherez de savoir pourquoi. Vous aurez vingt couronnes par tête d'ennemi que vous ramènerez, plus vingt autres chacun pour le déplacement.
Kalon grogna en signe d'assentiment, se leva et fit mine de sortir.
- Et puis, quand tu auras trouvé ton homme, ramène-le moi ici que je le voie.
Kalon grogna derechef, puis sortit, se dirigeant vers les remparts de Meshen. Un des jeunes officiers attendit prudemment qu'il fut hors de portée d'ouïe pour se plaindre auprès de son supérieur.
- Capitaine, je m'insurge! Pourquoi confiez-vous telle mission à un si vil faquin, un mercenaire, un barbare de la pire espèce alors que mon épée, qui est à votre service, n'attend qu'un ordre de vous pour pourfendre l'ennemi?
- D'Arbingeois a raison, renchérit un autre plein de morgue, quel besoin avez-vous de dépenser sans compter l'or du royaume alors que l'armée ne manque pas de solides et honnêtes gaillards de nos campagnes qui ne demandent qu'à se faire tuer pour la couronne, et gratuitement encore?
Le capitaine, encore plus consterné que d'habitude, condescendit à s'expliquer en comptant sur ses doigts les points un, deux et trois de son exposé.
- Sachez qu'un soldat régulier est toujours encombré d'une femme, d'une mère, d'une famille et de tout un village qui, lorsque l'homme se fait occire, se font une joie de répandre parmi la populace l'idée que la défaite de nos armées est proche. Il faut alors pour les calmer les couvrir d'or ou les faire fouetter. Inversement un mercenaire, surtout s'il est étranger, ne coûte rien lorsqu'il meurt. Son cadavre pourrit sur place et c'est tout. Ca fait partie de son travail. En outre si l'un d'entre vous avait le malheur de se faire tuer avant même la première bataille, je gage qu'il ne se passerait pas longtemps avant que je n'entende parler de vos pères, mes gentils seigneurs. Enfin sachez qu'il n'est pas de coutume dans une armée civilisée que les lieutenants contestassent les ordres des capitaines. Et maintenant sortez de ma tente, je suis las.
Ainsi, penauds, sortirent les belîtres.

La veille au soir, sur les remparts du fortin de Beglen. C'est l'heure de la revue.
Le chef (beuglant)- Qu'est ce que c'est que cette tenue, soldat?
Le premier soldat - Tenue chef?
Le chef - On ne répond pas à son supérieur. Heu'm'f'rez quat'jours.
Le premier soldat - Oui chef!
Le chef - Et vous, vous appelez ça une lance bien aiguisée?
Le second soldat - Euhh...
Le chef - WeuWeu... C'est n'importe quoi, psycho. Quatre!
Le second soldat - Euhh...Oui chef!
Le chef - Ah, mais quelle horreur, vous vous êtes rasé ce matin?
Le troisième soldat - Oui chef!
Le chef - On dirait pas. Quatre. (hurlant) AAAAHHHH!
Le second soldat - Un problème chef?
Le dragon - BRRAAAAATTTTTHHHHH!!!!

Il est bien connu, même de Kalon, que si l'on cherche un employé pour une mission périlleuse, le meilleur moyen pour le trouver consiste à se rendre dans une auberge, de préférence de catégorie 2, et d'y énoncer le but et les dangers de l'entreprise, surtout les dangers d'ailleurs, tout en tapant plusieurs fois à la bourse bien remplie que l'on doit porter au côté. Ainsi fit notre héros. Il jeta son dévolu sur l'auberge dite " Le crâne et les tibias réunis", dans le quartier du port, qui se vantait d'être le repaire des pires boucaniers de la mer Kaltienne. En tout cas le patron faisait tout pour attirer ce genre de clientèle.
Il fallait pour entrer descendre un escalier étroit et raide pour se retrouver dans ce qui semblait être un local à ordures. Puis on poussait une porte sans grâce ni ornement particulier pour déboucher dans la salle. Le plafond était fort bas, ses poutres hors d'âge rappelant les soutes d'un navire, dont elles provenaient probablement. La pauvre lumière de l'endroit, qui émanait essentiellement de luminaires improvisés à partir de flotteurs de filets de pêche en verre sale, n'arrivait pas à percer l'épaisse fumée qui tenait lieu d'atmosphère. Le mobilier donnait un surprenant aperçu de ce qu'un habile artisan pouvait faire avec des barriques, des tonnelets, quelques planches de bois flotté et des mètres de vieux filins réformés. De petits boxes privatifs étaient symbolisés par d'anciens voilages, si imprégnés de sel que même ici ils n'arrivaient pas à moisir, pendant du plafond et faisant office de cloisons. Mais l'ensemble était agencé de façon à ce que de toute la salle on puisse par temps clair admirer une petite scène, construite à l'aide des matériaux ci-dessus émumérés. Kalon s'y dirigea sans hésiter, ni accorder trop d'attention aux mines des clients, qui donnaient une profondeur nouvelle à l'adjectif " patibulaire ". Il y monta d'un bond athlétique et s'adressa à la foule, faisant pour l'occasion montre d'une éloquence peu commune :
- Je veux un guide qui connaît le désert. Vingt pièces d'or (il en montra une tirée de sa bourse), plus dix par ennemi mort, pour aller à Beglen avec moi et en revenir.
Il ponctua sa déclaration par un vigoureux secouage de bourse. Il scruta la salle, son regard pénétrant se posant longuement sur chacun des ruffians qui hantaient le lieu, comme pour les défier. Cela dura un bon moment. Aucun ne se leva.
- Vous êtes faibles. Vous êtes des invertis. Vous êtes des femmes. J'ai connu des femmes qui avait plus de testicules que vous tous réunis. Vos organes génitaux sont atrophiés(3).
Un marin borgne, gras et éthylique fit mine de se lever pour chercher noise à Kalon, mais ses compagnons le retinrent à temps. Finalement, l'Héborien vit qu'il n'y avait rien à tirer de ces poltrons et se dirigea vers la sortie. Mais surgissant d'un recoin particulièrement sombre et enfumé de la taverne, une main se posa sur son épaule et une voix familière, douce et un brin moqueuse se fit entendre.
- Je suis ton homme, Kalon.
- Melgo!
Une virile accolade s'ensuivit qui resta dans les annales de l'osthéopathie. Ils se dirigèrent ensuite vers la table du voleur, opportunément située à l'écart des oreilles indiscrètes.
- Qu'est-ce que tu es devenu depuis toutes ces années? Je suppose que tu as traîné ton épée dans toutes les batailles des terres du Septentrion, tel que je te connais? Je vois que tu as toujours ton Eventreuse!
- Etrangleuse.
- Etrangleuse, Eventreuse, peu importe. Ah, tu te souviens de l'Île du Dieu Fou? Et notre fuite de Galdamas, les têtes ont volé bas ce soir là. Et le bordel qu'on a mis à Achs, il paraît que toute la ville a brûlé tu sais? Au fait, as-tu eu des nouvelle de Sook? Je me fais un peu de souci pour cette peste.
- Pas vu petite Sook.
- Oh. Dommage. Et c'est quoi cette mission?
- Une patrouille a disparu. Il faut la retrouver.
- Tu travailles pour quelle armée?
- Malachie.
- Ah.
Melgo avait eu le loisir d'apprécier la valeur de l'armée Malachienne, et rejoignait l'avis de Kalon et de Bolradz à ce sujet. Kalon, après une longue réflexion, demanda :
- Tu connais le désert, toi?
- Je suis Pthaths, lui répondit le voleur, main sur le coeur, avec une fierté non feinte.
- Et alors?
- Même le plus médiocre vieillard intellectuel tétraplégique asthmatique bourgeois de Pthath distancerait dans le Naïl le meilleur des pisteurs de ton armée malachienne, et sans s'essouffler encore. On n'y peut rien, c'est dans la race, du sable coule dans nos veines. En outre dans mon jeune temps, j'ai attaqué plus d'une caravane, je crois que je connais bien le désert, même selon les critères de mon peuple.
- Ah. Allons voir le capitaine.

La veille au soir, sur la route, non loin du fortin de Beglen, un petit détachement d'intendance apporte le ravitaillement pour la garnison.
Le soldat - Vous avez vu chef?
Le chef - Ah oui. Impressionnant.
Le soldat - Il met le feu partout.
Le chef - Tu penses, une palissade en cèdre, séchée au soleil du désert pendant des années, ça brûle bien.
Le soldat - Mais c'est quoi ce...
Le chef - Et bien ma foi, si c'est pas un dragon, c'est bien imité, soldat. Regarde comme il bat des ailes, c'est gracieux. Je trouve.
Le soldat - Mais qu'est-ce qu'il fait avec sa gueule?
Le chef - Il a l'air de mastiquer quelque-chose. Ou quelqu'un. D'ici, je dirais que c'est le chef Sargonte. Gros morceau Sargonte. Vois comme il secoue la tête, on dirait qu'il s'est pris la cotte de maille dans les dents.
Le soldat - Il faudrait peut-être qu'on y aille?
Le chef (soupirant et faisant faire demi-tour à sa monture) - Tout juste petit, allons-y.
Le soldat - Euh chef...
Le chef - Oui?
Le soldat - On ne va pas leur porter secours?
Le chef (consterné) - Dis-moi petit, tu es dans l'armée depuis combien de temps?
Le soldat - Trois mois chef. Et demi.
Le chef - Et bien quand tu auras vingt ans de service comme moi, tu comprendras combien en certaines circonstances un rapport écrit en trois exemplaire avec tampon du commandant de compagnie peut devenir urgent. Surtout si tu veux fêter tes quatre mois d'armée ailleurs que dans une panse. Maintenant tais-toi et galope.

Dans la tente du capitaine Bolradz, on s'activait. Voyant entrer Kalon, l'officier Malachien lui fit signe d'approcher. Après avoir considéré Melgo, il en vint au fait.
- La situation a changé depuis tout à l'heure, on vient de me transmettre un rapport, remarquable d'ailleurs, sur un événement ayant eu lieu dans les collines de Karth. Tout porte à croire qu'un dragon, ou une autre bête y ressemblant beaucoup, a attaqué et détruit le fortin de Beglen hier au soir, et massacré toute la garnison. La patrouille qui n'est pas revenue, hier, a probablement rencontré le monstre en chemin. C'est ma compagnie qui a été chargée de son éradication.
Melgo répliqua précipitemment :
- Félicitations. Maintenant le mystère est éclairci. Au revoir capitaine, et puisse Romani Bézé(4) sourire à vos armes. Viens Kalon, nous avons tant de souvenirs à nous raconter...
- Hum. C'est à dire que, en fait, je comptais un peu sur vous deux pour vous occuper du dragon.
- Je suppose que par " dragon " vous entendez " reptile géant ailé crachant le feu ".
- Oui, c'est à peu près la description qu'on m'en a faite.
- Ah. Tu viens Kalon?
- Bien sûr, reprit le capitaine, la compensation financière serait à la mesure du service rendu à l'armée.
- Génial. Le bonjour à votre dame.
- Sans parler du trésor du dragon.
- ...
- Vous n'ignorez pas que tous les dragons ont dans leur tanière un important trésor de pierres précieuses et de joyaux divers, car ces créatures sont invariablement cupides. Je gage qu'au vu de la taille qu'on m'a décrite, ce ver-ci doit dormir sur une montagne d'or.
- Ah?
- Butin qui bien sûr vous reviendrait.
- Mais vous savez, je préfèrerais être vivant pour en profiter. La chasse au dragon est une affaire délicate, à deux, nous n'aurons même pas la satisfaction de lui caler l'estomac. Il nous faudrait du personnel, du matériel, des spécialistes...
- Vous serez accompagnés d'une troupe de mercenaires Balnais mise à mon service pour cette mission. Des hommes d'expérience. Ils sont accompagnés (sourire satisfait du capitaine, qui avait préparé son annonce) d'un sorcier. (Melgo eut soudain comme un léger pressentiment.) Pour être précis, c'est une sorcière. (Melgo eut alors un gros pressentiment.) Mais que son sexe et son jeune âge ne troublent pas votre jugement, on me l'a présentée comme étant fort habile et ayant déjà chassé divers monstres avec une grande efficacité.
- Une petite rousse myope au caractère de cochon ?
- C'est cela même, vous l'avez donc déjà rencontrée ?
- C'est une longue histoire, mais il est vrai qu'elle est fort capable. Je me demande quand même pourquoi elle s'est embarquée dans cette guerre.
- Quoiqu'il en soit, elle vous attend avec ses mercenaires Balnais sous la tour de garde sud. Y serez-vous?
Melgo observa son compagnon, qui visiblement pensait à tout autre chose, pesa le pour et le contre, et finalement en vint à considérer le fait qu'il s'était engagé dans cette histoire pour chercher l'aventure et qu'elle se présentait enfin à lui après une morne traversée et quelques semaines d'ennui mortel. Il se dit aussi que jusqu'à présent Sook et Kalon lui avaient plutôt porté chance, et comme il était superstitieux, la chose était importante.
- Sus au dragon!
- Je ne vous en demande pas tant, tuez-le, ça suffira bien.
Ainsi se reforma cette compagnie de sinistre réputation qui un temps avait écumé le continent Klisto, et s'apprêtait maintenant à mettre à sac le continent méridional.
La scène des retrouvailles ne présentant pas d'intérêt particulier, je vais en profiter pour vous parler un peu du monde de Kalon.

III ) Où l'on discute histoire et géographie, interrogation la semaine prochaine.

Il n'y a pas grand-chose à dire sur ce chapitre
Et trahi par ma muse, en panne d'inspiration,
Je ne puis que saisir au passage l'occasion
De placer derechef le nom commun " bélître ".

Car je m'aperçois maintenant avec confusion que je ne vous ai point encore décrit l'univers dans lequel évoluent nos héros; c'est un oubli qu'il convient de combler dans les délais les plus brefs.
Le monde connu est divisé en deux continents, au nord le Klisto, et au sud le continent appelé méridional par les civilisations du nord, mais qui porte en fait bien des noms. Entre les deux s'étend la capricieuse mer Kaltienne. Le continent Klisto est lui-même divisé en deux parties par les hautes montagnes du Portalan, au nord se trouve le Septentrion au climat glacial, région de steppe, de glaciers et de forêts profondes, qui forme l'interminable bassin du fleuve Argatha. Ce bassin est clos au nord et à l'est par le Bouclier des Dieux, montagnes impénétrables en raison de leur escarpement, des vents infernaux qui les balayent en permanence et surtout des peuplades de montagnards dégénérés et brutaux(5) qui y vivent, dont les plus tristement célèbres sont les Tribus Masquées de Blov, descendants autoproclamés des derniers survivants de l'Empire d'Or.
Les peuples septentrionaux les plus isolés, près des sources du grand fleuve, sont des barbares nomades solides et farouches, à l'âme bien trempée et aux muscles puissants. Ils nomment leur pays Héboria et se considèrent comme des frères, bien qu'à la vérité il ne se trouve pas deux Héboriens pour parler exactement la même langue - pour ceux qui en parlent une - et qu'en outre ils passent leur temps à s'entre-déchirer pour d'obscures vendettas claniques dont, le plus souvent, le sujet a été oublié quelque part dans la brume des siècles. Notre ami Kalon est un citoyen assez typique d'Héboria. Notons qu'une légende héborienne fait de leur peuple les descendants directs de ceux qui, des millénaires plus tôt, avaient fui Shadizaar, la dernière des sept cités maudites de l'Empire d'Or. Lorsque l'on descend le cours de l'Argatha, on constate que les villages de tentes des nomades se font plus rares, cédant imperceptiblement la place aux huttes de terre battue, puis aux isbas maladroites de peuples convertis depuis peu à un semblant de féodalisme. La seule cité importante de la région, Baentcher la prodigieuse, protège derrière sa double enceinte les trésors accumulés par ses marchands et ses seigneurs depuis sa fondation trois siècles plus tôt. Elle contrôle en effet le passage des caravanes au travers de la Fente de Dûn-Molzdaâr, la seule route - par ailleurs périlleuse - permettant de franchir le Portolan sans faire un très long détour par l'extrême occident. Mais continuons notre voyage vers l'ouest le long du fleuve, et notons au passage qu'apparaissent les premières cités fortifiées, tandis que le climat se fait moins rude et les royaumes un peu plus solides.
L'ouest du Septentrion est peuplé d'anciens barbares convertis depuis quelques générations à la vie sédentaire; ils présentent donc un abord civilisé, mais le voyageur aurait tort de les considérer autrement que comme de sombres brutes à peine sortis de leur forêt et faisant semblant d'avoir des manières et de l'éducation. Ces contrées sont le lieu de guerres sans fin et sans intérêt. A l'extrême ouest on trouve une vaste péninsule montagneuse plongeant dans l'Océan Insoumis, le royaume de Khneb. Lui aussi est peuplé d'anciens barbares récemment convertis aux joies de la civilisation marchande, mais eux ont su mettre pleinement à profit leur art ancestral de la construction navale et de la navigation pour faire un commerce fructueux le long de l'Océan et même sur la Kaltienne, ce qui leur valut une prospérité que bien des peuples leur envient mais que peu leur disputent, car ils sont aussi bons guerriers que marins. Ainsi lorsqu'ils en viennent à se vanter d'être les derniers descendants des hommes de l'Empire d'Or, nul ne songe à venir les contredire.
Continuons vers le sud et contemplons le navrant spectacle des provinces de Shegann, puissantes baronnies d'un royaume sans roi ni couronne ni autorité centrale d'aucune sorte, chacun des barons se proclamant souverain de cet état qui s'il existait réellement, serait sans doute le plus vaste du continent. De ce pays ravagé par des guerres endémiques, seule la puissante citadelle d'Achs, derrière ses imprenables remparts, peut se vanter d'avoir un gouvernement stable et une économie normale, le clergé qui tient la ville d'une main de fer dans un gant d'acier ayant même profité de l'immense incendie qui récemment a ravagé ses quartiers pour affermir encore son pouvoir et lancer une grande politique de " rénovation immobilière ". Les prêtres de Prablop se targuent d'être les derniers à posséder les secrets perdus et innommables de l'Empire d'Or, que leur ont transmis leurs ancêtres, Ceux de Shadizaar. Plus au sud, par delà les montagnes Barkouch, considérons le royaume de Malachie, se relevant d'une sanglante et longue guerre civile qui vit s'affronter deux nobles maisons pour régler un problème de succession au trône, problème qui fut résolu par un mariage. On objectera que cent-soixante mille morts pour un mariage, ça fait cher du grain de riz, mais après tout, l'âge Bornérien n'a jamais été connu pour la douceur de ses moeurs. Les deux maisons disent pouvoir faire remonter leur généalogie jusqu'aux familles régnantes de l'Empire d'Or.
Remontons maintenant vers le nord, traversons de nouveau les monts Barkouch et dirigeons nous vers l'est. Jetons sans nous arrêter un oeil dégoûté vers les baronnies côtières de Shegann, puis voyons ce qu'il en est des pays Balnais. Cette péninsule est composée de multiples petits royaumes, principautés et cités-états aux coutumes pittoresques, jalouses de leurs particularismes et de leur indépendance. Elles se livrent entre elles à des guerres d'un genre spécial obéissant à des règles bien précises. Les armées ne doivent tout d'abord comporter que des mercenaires, y compris dans les grades les plus élevés. Les troupes mercenaires balnaises sont donc fort cohérentes, puissamment armées et bien entraînées, gardez cela à l'esprit. Ensuite le pillage des régions conquises obéit à des limitations très strictes avec quota de pendaisons, viols, et tortures, tout débordement étant soumis à une taxation assez sévère, ceci afin d'éviter que les campagnes ne se vidassent de leurs paysans, ce qui serait, d'après certains experts, dommageable aux récoltes. Enfin le choix des champs de bataille fait l'objet d'une discussion préalable entre les généraux belligérants et, si aucun consensus ne se dégage, à un vote des officiers supérieurs. Le non-respect des règles susnommées, et de quelques autres, entraînait la réprobation générale dans toute la péninsule, ce qui pouvait provoquer une baisse des échanges commerciaux, donc une perte d'argent pour les bourgeois du pays déconsidéré, ce qui est la meilleure façon de les faire se bien conduire. La noblesse et la bourgeoisie des pays Balnais sont fort cultivées et raffinées, ce qu'ils tiennent de leurs aïeux, les derniers survivants de l'Empire d'Or.
Mais continuons donc vers l'est, traversons la petite Mer des Cyclopes constellée d'îles minuscules, nous voici maintenant au dessus des reliefs tourmentés du pays Bardite. Les Bardites, eux aussi divisés en de multiples petits états, ne s'encombrent cependant pas des mêmes préliminaires que leurs voisins Balnais, la guerre est d'ailleurs chez eux un acte sacré qu'ils accomplissent pieusement au nom des innombrables dieux qui protègent chacun une cité. L'hiver, bien sûr, les batailles cessent un temps, et les chemins pierreux du pays se couvrent de chariots lourdement chargés, d'esclaves enchaînés et les mers se hérissent des mâts de myriades de petites embarcations faisant du cabotage entre les villes. Il ne s'agit en général pas de commerce ordinaire, mais de ce qu'on appelle la "saison des tributs", durant laquelle s'échangent les butins promis aux vainqueurs. Comme les pays Bardites se livrent des guerres incessantes depuis leur fondation par les derniers rescapés de Shadizaar, c'est à dire depuis des éons, et que chaque cité a été vaincue un grand nombre de fois, la somme cumulée des butins que doit payer annuellement chaque petit état à ses rivaux dépasse généralement de loin ce que peut produire ledit état en une année, ce qui n'est pas bien grave car statistiquement, la cité ayant été victorieuse autant de fois, les butins reçus équilibrent ceux qui sont dus. Il n'est ainsi pas rare qu'un roitelet se sépare d'une précieuse tenture au début de la saison et se la voie rendue par un autre de ses voisins alors qu'elle se termine.
Toujours plus loin, formant le rivage est de la Kaltienne, voici les Contrées d'Orient. On les dit pleines de mystères et de sortilèges. D'un point de vue strictement ethno-géographique, on constatera simplement qu'il s'agit d'une zone aride où alternent déserts de sable et de roc, vallées asséchées et montagnes acérées, dans lesquelles vivotent des peuplades connues pour avoir la culture de la moule de bouchot et l'ouverture d'esprit du boeuf charolais, ce qui n'empêche pas ces belîtres, contre toute évidence, de se trouver des origines dans l'Empire d'Or. La traversée de ces contrées étant difficile, dangereuse et sans intérêt aucun du point de vue financier, on comprend que la région risque de rester mystérieuse assez longtemps. Quelques petits comptoirs dûment fortifiés, exploitant les rares ports naturels de la côte, tentent d'exporter la chétive production des paysans craintifs qui s'amassent sous leurs murs. Signalons que des rumeurs font état de l'existence, bien loin vers l'est, de pays étranges et mythiques, de civilisations aux richesses matérielles et spirituelles sans nom, de cités plus vastes que tout ce que l'on connaît, de monceaux d'or patiemment mûris dans les entrailles de la terre. Mais rien n'est moins sûr, et quiconque a de ses yeux vu les Contrées d'Orient est fondé à douter de la réalité de ces légendes.
C'est en se dirigeant vers le sud-ouest à travers le désert que l'on découvre le large fleuve Sarthi, qui coule du sud au nord et fertilise de ses alluvions un large ruban de terre, comme un long serpent vert posé sur le désert de sable. De toute éternité, en tout cas depuis la chute de l'Empire d'Or, vivent ici les Pthaths. Peuple ancien, parfois considéré comme cruel, ils ont fondé un empire parfaitement organisé, aux castes sociales rigides, sur lequel règne le descendant des dieux, le Pancrate, mais qui est en fait administré par les prêtres qui ont la tâche de se concilier les grâces de nombreux dieux aux exigences souvent contradictoires, et surtout qui répartissent les offrandes faites aux temples entre les fidèles, ce qui leur confère un pouvoir majeur. Leur seul contre-pouvoir fut jadis celui des guildes de sorciers, réunis en sectes sanguinaires, qui faillirent par leur ruse et leur sauvagerie éliminer les clergés, le Pancrate et prendre le pouvoir. La guerre qui s'ensuivit fut si spectaculaire que peu de Pthaths peuvent l'évoquer autrement qu'à demi-mot, en frissonnant, bien que les faits remontent à cinq siècles et demie. Finalement les sectes sorcières furent exterminées comme il convient et la pratique de la sorcellerie fut officiellement bannie de l'empire. Mais, miné par la guerre, l'empire ne put se maintenir dans ses larges frontières - il couvrait alors la majeure partie du littoral Kaltien - et perdit, l'une après l'autre, toutes ses colonies. C'est ce qui explique en partie l'acharnement des Balnais, Bardites et Malachiens qui souhaitent, par la guerre et le pillage de l'empire, venger l'humiliation de leurs ancêtres vaincus. Les Pthaths sont souvent fort érudits et, dans les multiples écoles de Thébin la capitale, on enseigne preuves à l'appui que l'Empire d'Or fut entièrement réduit en poussières par une série d'éruptions volcaniques, qu'il n'y eut aucun survivant, et que les nations qui se vantent d'en descendre sont en fait peuplées de crétins congénitaux, ce qui ne fait que conforter le sentiment - universellement partagé par toute la population - que le seul pays de la région qui ait une quelconque importance est bien le millénaire Empire de Pthath, et que les voisins ne sont que des barbares à peine sortis de l'âge de pierre.
La majeure partie de l'empire est constituée par un désert de sable, le Naïl Proche, et si l'on longe le littoral vers l'ouest, on constate que seule la bande côtière présente des signes de vie. Toute une série de petits royaumes assez paisibles sont sagement posés au bord de la mer, enfilés comme des perles sur un fil de soie, le plus proche de Pthath étant la Sphergie où se déroule présentement l'action. Au sud de cette bande, à l'ouest de Pthath, se trouve le Naïl Médian. C'est un désert des plus atroces. Des montagnes de sable rouge, un vent mortel et omniprésent, des températures à vous frire la cervelle, bref un pays gorgé de soleil aux senteurs exotiques dont le souvenir ne vous lâchera pas jusqu'à votre dernier jour, qui en général n'est pas très éloigné si vous traversez la région. Par charité je vous épargne la faune locale, que l'on peut qualifier d'hostile si on a la litote hardie. Au centre du désert se trouverait une montagne immense, terrifiante et sacrée que les indigènes - il y a en effet quelques hommes qui survivent dans cet environnement charmant - les indigènes donc vénèreraient comme étant le lieu, soit du séjour des Dieux Très Anciens, soit de la Cité Perdue de Zharmilla-des-Sept-Piliers, soit du Puits Sans Fond des Ames Hurlantes de N'Kyan, voire des trois. Rares furent les expéditions qui furent lancées pour approcher cette montagne, encore plus rares celles dont un des membres revint en suffisamment bon état pour raconter. Et encore plus rares sont ceux qui ont dépassé la sinistre montagne pour pénétrer dans ce que l'on appelle le Naïl Profond, qui s'étend par delà. Et bien sûr aucun n'en est revenu, sous quelque forme que ce soit.
Si l'on progresse vers le sud, on aperçoit des frondaisons vertes à l'horizon et l'on se croit sauvé. Erreur. Il s'agit de la Jungle Noire de Belen. Ses habitants, les farouches Themti, ont fait l'objet de nombreuses recherches et de débats universitaires passionnants dont le principal sujet était de savoir s'ils étaient plus ou moins dangereux, sadiques et sauvages que les Tribus Masquées de Blov. La question reste en suspens et ne semble pas faire l'objet d'une recherche expérimentale systématique pour l'instant. J'ai déjà évoqué dans un précédent récit la faune et la flore de la Jungle Noire, je ne m'étendrais donc pas sur le sujet, disons seulement que ces créatures sont tout aussi dangereuses que leurs voisines du Naïl, mais que, jungle oblige, elles se trouvent concentrées sur une surface bien plus réduite.
Enfin, formant la frontière sud de l'Empire de Pthath, à l'est de la jungle, on trouve un pays appelé Barrad, " l'enfer du midi ", qui a la réputation d'être encore plus mal fréquenté que les deux régions susnommées, ce qui n'est pas un mince exploit. On prétend qu'une guerre de sorciers, ou de dieux, aurait maudit mille fois cette terre essentiellement constituée de montagnes, de volcans émergeant péniblement de marécages putrides, et que depuis des légions de créatures hideuses, résultats d'ignobles nécromancies, se mêleraient à des hordes de mort-vivants en de titanesques batailles, obéissant aveuglément à des ordres donnés des millénaires plus tôt par des théurgistes tombés en poussière depuis une éternité. La région est aussi infestée de dragons.
Ce qui nous ramène opportunément à notre affaire.

IV ) Où l'on traque le monstre, ce qui n'est pas bien dur.

A travers le cruelle étendue chevauchant,
Sur leurs fiers destriers peinant et suant,
Sans connaître ni peur, ni soleil écrasant,
Nos héros vont tuer le gros vilain méchant.

Donc, à la tête d'un fort parti(6) de mercenaires balnais, nos trois amis dûment encapuchonnés sur les conseils de Melgo quittèrent le camp et s'enfonçèrent vers le sud, empruntant le chemin de mules qui serpentait entre les collines brûlées par le soleil, et arrivèrent bientôt à un détour du chemin. Lorsque Kalon vit l'éclaireur se pencher sur le coté et rendre bruyemment à la nature ce qu'il lui avait emprunté au dernier repas, mais par un orifice non dédié à cet usage, il comprit que la patrouille de la veille avait été retrouvée, mais en plusieurs morceaux. En effet la scène désolante qui s'offrait à la vue soulevait le coeur : des trois malheureux gens d'arme il ne restait que trois têtes calcinées avec leurs casques encore sur la tête, déjà mangées par les mouches, et des traces noires et collantes sur les rochers. Un Balnais, entre deux hoquets, s'écria :
- Il faut donner une sépulture décente à ces malheureux!
- Notre mission est urgente, mercenaire, lui répondit Melgo. Si le dragon s'échappe par notre négligence, il fera d'autres victimes. Laissons ces malheureux où ils se trouvent, sans doute dans la journée quelques-uns de leurs compagnons passeront-ils par ici et les enseveliront-ils comme il se doit. De toute manière, nous ne pouvons rien pour eux.
- C'est pourtant vrai qu'ils ont mauvaise mine, nota Sook avec un grand sourire satisfait. La remarque, pour choquante qu'elle fut, n'en réchauffa pas moins les coeurs de l'Héborien et du Pthaths, bien aises de retrouver leur compagne égale à elle-même.
Ils allaient partir quand l'oeil acéré de Melgo repéra, dépassant du sable, le coin d'une tablette d'argile. Il descendit prestement de sa monture pour dégager l'objet et l'examiner. Il s'agissait en fait d'un fragment triangulaire, épais, d'un rouge vif indiquant une cuisson récente. A sa surface étaient gravées de fines lignes entrelacées formant un réseau dans lequel le voleur, familier des écritures exotiques, trouva une parenté avec les sombres runes de Nabal, qui ornent de si vilaine façon la façade du temple très ancien de Moraban, le dieu des crues, dans la ville de Lithion, qui marque traditionnellement la frontière méridionale de l'Empire de Pthath. La signification de ces runes est tombée dans l'oubli depuis longtemps. Melgo conserva cependant le fragment par devers lui, espérant qu'il lui serait utile plus tard. La troupe reprit alors son chemin, laissant les mouches à leur macabre festin.
Il chevauchèrent encore trois heures avant de se trouver face au fortin de Beglen. Ils n'eurent guère de mal à le repérer de loin, tant nombreuse était la horde des oiseaux charognards qui l'enveloppait dans un tourbillon d'ailes grises. Perché à flanc de colline, il surplombait une sente muletière d'importance stratégique quasi-nulle pour l'armée d'invasion, et c'est essentiellement pour occuper les hommes qu'il avait été remis en état après des décennies d'entretien épisodique. La garnison comptait normalement une centaine d'hommes. Il semblait qu'un ouragan de fer et de feu s'était abattu sur les fortes palissades de bois et sur les casernements, dont il ne restait que les fondations de pierre et quelques bûches qui achevaient de se calciner. Des cadavres commençant à puer gisaient en tous lieux et en toutes positions, certains démembrés, d'autres éventrés, mais la plupart simplement brûlés jusqu'à l'os, dans toutes les positions. Certains avaient combattu à la lance, à l'épée ou à la hache, d'autres s'étaient terrés au fond d'abris naïfs, d'autres encore avaient pris arcs et frondes, d'autres enfin avaient fui. Tous avaient connu le même sort. Cette scène de désolation bouleversa les âmes pourtant endurcies de nos héros, à l'exception de Sook qui, il est vrai, n'en avait qu'un aperçu assez fragmentaire.
Les cavaliers mirent pied à terre et commençèrent à chercher, par terre, quelque indice leur indiquant le repaire du dragon. C'est un des Balnais qui trouva la deuxième fragment d'argile et qui l'apporta à Melgo. C'était un morceau de la même tablette, qui s'ajustait parfaitement avec le premier. Les lignes contournées se rejoignaient, se prolongeaient, formaient un motif harmonieux qui ne pouvait être dû au hasard.
On creusa rapidement une fosse dans le sable, un peu à l'extérieur du camp, et on y ensevelit les malheureux soldats. Melgo, qui avait de la religion(7) , dit quelques mots émouvants. Il s'y entendait pour tirer des larmes de son auditoire. Il avait été quelques temps, dans sa jeunesse, novice de Bishturi, dieu de l'amitié et de la camaraderie virile, et serait probablement déjà prêtre si on ne l'avait pas surpris un soir dans sa cellule s'adonner en galante compagnie à un penchant coupable pour les amours hétérosexuelles. Il avait néanmoins gardé de cette époque de nombreux enseignements, et notamment sur la manière de berner un auditoire crédule, ce qui lui avait été par la suite fort utile dans l'exercice de sa profession.
Après quoi la nuit commença a tomber, et on installa le camp au pied des fortifications calcinées. Il n'y eut pas de chansons à boire, ni de rixe, ni de partie de dés. On se coucha tôt, et le lendemain, on se leva tôt. Melgo décida de prendre la direction du sud-est, c'est à dire la plus dangereuse. Le voleur avait en effet remarqué que de nombreux bouts de bois et de cadavre à moitié brûlés formaient comme une traînée dans cette direction, longue d'un bon kilomètre. La seule explication logique était que le dragon, pour des raisons inconnues, avait pris ces débris dans sa gueule et dans ses serres, et s'en était débarrassé au cours de son vol. En tout cas la piste était facile à suivre et Melgo en était fort marri, car il ne pouvait guère briller par ses talents de pisteur.
C'était le petit matin et déjà le désert s'échauffait, en prélude à une journée torride. A perte de vue s'étendait la mer de sable pâle, parsemée d'ilôts noirs de rochers aux formes dévorées par les tempêtes. Au nord on devinait encore dans le lointain les douces et vertes collines du massif côtier, mais si l'on tournait son regard vers le sud, on contemplait le pays de la déséspérance et de la mort, le Naïl. Il s'accrochait pourtant une vie sur cette terre, une vie sauvage, impitoyable, quelques insectes, quelques mammifères fouisseurs, des oiseaux de proie, pour chacun le sang des autres était le plus précieux des trésors, gage de la survie d'un jour(8). Les sens toujours en alerte malgré le peu d'agrément du voyage, Melgo aperçut bientôt dans le lointain une forme sombre et allongée.
- Une caravane de marchands.
Ses compagnons cherchèrent du regard ce qu'il désignait de son doigt. Pour le coup, le voleur était content de son petit effet. Il continua.
- Ils ont peut-être vu ce que nous cherchons, rejoignons-les.
La troupe obliqua donc vers le sud en direction du long chapelet de dromadaires lourdement chargés qui s'égrenait vers le couchant. Arrivé à deux portées de flèches de l'homme de tête, Melgo fit signe de s'arreter. La vie était rude dans le désert, nombreux étaient les pillards et c'est à juste titre que les chameliers étaient méfiants. Il partit seul à leur rencontre. Conformément à la coutume, le chef de la caravane, reconnaissable à son turban bleu orné de fils d'or, était en tête. Comme ses compagnons il portait une longue robe d'un blanc éclatant dont un pan, rabattu sur son visage, cachait ses trait à la vue des étrangers et aux rayons mortels de l'astre solaire. Melgo se mit à sa droite, parallèlement à sa course, à dix pas de distance comme le voulait l'usage ancien. Il lui adressa ses salutations rituelles en ces termes :
- Je te salue, noble fils du désert, toi et ceux que tu conduis. Puissent t'être doux les dieux du voyage, Xyf et Beamesh, et nombreuses les récompenses qui t'attendent à ta destination. Je suis Malig de Thebin, fils de Nissim, Shebamath et Rassan, et c'est sans mauvaises intentions à ton endroit que je conduis ces soldats dans le désert.
- Je te salue Malig, enfant de Pthath. Que ta gourde soit pleine tout au long de ton chemin et que le vent t'épargne. Je suis Rassim de Kaloua, fils de Radiar, Omalk et Resbeth, je transporte le sel et l'étoffe sur la route qu'avant moi ont emprunté mon père, et son père avant lui, pour la même raison.
- Je connais ta famille, il y eut un Omalk de Kaloua à la bataille de la Passe aux Faucons, qui s'est battu comme un lion des heures durant avant de succomber, le sabre à la main, à ses nombreuses blessures.
- Celui-là était mon oncle. Mais le rouge de la honte marque mon front car tu connais si bien ma famille et moi si peu la tienne.
- Ma mère était houri, ce sont ses frères que je t'ai cité car mon père, je ne le connais pas. Les dieux n'ont pas voulu que je naisse dans une aussi bonne famille que la tienne.
- Etc etc...
Ces salutations généalogiques durèrent de longues minutes avant que les deux hommes n'en vinssent au fait.
- Mes compagnons et moi-même pistons sans relâche un dragon. Il a causé bien des morts et bien des destructions et notre tâche est d'abattre cette bête au plus vite. Peut-être l'as-tu vu?
- Pour mon malheur, oui. Ce matin, nous nous apprêtions à nous mettre en route quand il a surgi de derrière une dune, rapide comme le vent de la tempête. Avant que nous n'ayons pu réagir, il avait saigné deux chameaux. Mon fils aîné, Imbad, s'est interposé, il est jeune et courageux, mais pas très avisé. La bête de l'enfer l'a frappé de sa queue et il est tombé dans la poussière. C'est lui qui est attaché sur le chameau là-bas, il ne s'est pas réveillé depuis. Il ne saigne pas mais j'ai peur que l'intérieur de son corps ne soit détruit, et j'ai peu d'espoir que nous arrivions à Meshen avant qu'il ne rende son dernier souffle. Maudite soit cette créature infecte (il cracha pour appuyer son propos).
- Il y a une sorcière parmi nous, peut-être connaît-elle un sort de guérison. Je vais la chercher.
L'homme resta impassible mais sa voix trahit un espoir soudain.
- Si tu dis vrai, Malig de Thebin, alors toute la côte saura quel homme juste et bon tu es.
Melgo galopa jusqu'au groupe et avisa sa compagne.
- Il y a là-bas un homme, blessé par le dragon, et qui se meurt...
- Ah.
- Il aurait bien besoin de tes talents de guérisseuse.
- Mes quoi?
- Talents de guérisseuse. Tu es bien nécromancienne non, tu dois connaître les sorts qui guérissent.
- Où es-tu allé pêcher une idée pareille? Je suis spécialisée en démonologie et en magie de bataille, je n'ai pas pour habitude d'apposer mes mains sur les pesteux malpropres et de guérir les écrouelles dans les hôpitaux au milieu des rats et des odeurs de vomi.
- Tu n'as jamais appris ces sorts-là?
- A vrai dire, la nécro-cu, ça ne m'a jamais intéressée. J'ai appris ces sorts, mais je n'étais pas très bonne...
- Nécro-cu?
- Nécromancie curative. C'est la branche la plus chiante de la magie et celle qui rapporte le moins. C'est les blaireaux qui font nécro-cu.
- J'ai donné ma parole à cet homme que tu soignerais son fils.
- Oh, ça va, je vais le soigner ton bédouin, mais viens pas te plaindre après si y claque.
Et, passablement énervée, la sorcière sombre dirigea sa monture en direction de la caravane. Bon d'accord, dans la direction approximative de la caravane. Melgo lui indiqua le patient qui, en effet, était mal en point. C'était un garçon d'une quinzaine d'années, d'assez petite taille, aux traits déjà creusés par la vie du désert. Ils le descendirent de son chameau et l'étendirent sur le sable, les chameliers qui n'étaient pas descendus de leurs bêtes avaient fait cercle autour d'eux. Sook sortit ses mains menues de sa broubaka(9) et prit dans sa besace une pincée de Poudre de B'ntzrath, fabriquée à partir des cendres de trois salamandres et deux crapauds brûlés sur un lit de sarments de vigne et de rameaux d'oliviers, cueillis par nuit de nouvelle lune avec une serpe d'argent(10). Elle saupoudra le malheureux et murmura quelque formule cabalistique en agitant ses petits doigts au-dessus du corps inerte, puis elle joignit ses pouces et ses index de manière à former un triangle qui s'emplit aussitôt d'une lueur bleue palpitante. Quelques serpentins lumineux, résidus d'énergie magique, glissèrent lentement autour de ses mains, qu'elle déplaça d'un mouvement coulé au-dessus de son patient. Elle s'immobilisa à hauteur de ses reins.
- Il a pris mal le gamin.
- Tu peux le soigner?
- Va savoir.
La sorcière sortit de son sac un petit sachet contenant quelques dragées de couleur marron, elle en mit une dans la bouche du jeune bédouin, posa une main sur son front, une autre sur son ventre et, levant la tête en direction du ciel, rejeta sa capuche en arrière, découvrant sa rousse et courte chevelure. De ses lèvres entrouvertes s'échappa une invocation.

" Ashoaï bin aberetz alskader bealiar
Ashoaï shalik ibeniez
Ashoaï eliaziz esmonie nalba
Ashoaï shedifretti
Ashoaï abnalki bandakoutch. "

Ce qui, en langage Tcharaï, signifiait :

" Un anneau pour régner sur le monde
Un anneau pour l'ancienne prophétie
Un anneau pour les fils des dieux
Un anneau pour les lier tous
Un anneau à 20,6 % pour la taxe sur la valeur ajoutée. "

Le jeune homme et la jeune fille furent pris d'un spasme commun tandis que des éclairs bleus passaient en silence d'un corps à l'autre sous les regards effarés et craintifs des nomades superstitieux. Alors le calme revint. Elle se releva.
- Il vivra. Qu'il se repose et qu'il mange bien.
Sook s'aperçut alors que le cercle des chameaux s'était élargi à mesure que les bédouins reculaient. Ils la considéraient maintenant avec frayeur et, à la vérité, seule leur grande fierté de cavaliers du désert, et peut-être aussi le fait qu'ils étaient paralysés par la peur, les empêchait de fuir en hurlant dans la mer de sable.
- Qu'est-ce qu'ils ont tes copains, ils ont jamais vu une sorcière?
- Tu aurais dû garder ta tête couverte, vois-tu, ces nomades sont très superstitieux, et ils sont proches du peuple de Pthath. Or les légendes de notre pays disent que les cheveux roux sont le signe du démon.
- Tu aurais pu me le dire.
- Je pensais que tu le savais. Tu es née à Pthath toi aussi.
- Mon père et moi avons quitté notre patrie quand j'étais un bébé. Il m'a bien parlé de Pthath, mais pas de cette histoire.
- Pourquoi avait-il quitté l'empire?
- Il ne me l'a jamais dit, peut-être pour me protéger.
Cependant le chef caravanier, prudemment, s'était approché, faisant manifestement un grand effort de volonté.
- Soyez remerciés d'avoir soigné mon fils, et que la protection divine vous accompagne dans votre quête. Maintenant que j'y songe, le dragon a laissé ceci après l'attaque, peut-être cet objet vous sera-t-il d'un quelconque usage.
Il tendit à Melgo, d'une main tremblante, un fragment de tablette d'argile tout semblable aux trois précédents.
- Il y a vers le sud un point de repère que tous les caravaniers connaissent, c'est le Piton Ecarlate, une montagne escarpée qui surplombe toutes les autres. Le dragon se dirigeait dans sa direction, que Xyf vous accompagne, que votre chemin soit pavé de roses et toutes ces chose.
Puis, après que le blessé eut été attaché à sa monture, la caravane s'ébranla à grande vitesse.
- Bizarres ces gens, on va voir ce pic machin?
- On n'a guère le choix.
Melgo était fort occupé à remettre ensemble les morceaux de la tablette, qui était maintenant complète. L'entrelac de glyphes cryptique semblait, par instant, animé d'une vie propre et dansait devant les yeux quand on le fixait trop longuement. Pas plus que précédemment, la signification ne s'en faisait jour.
La colonne reprit sa route vers le sud. Les chevaux, montures peu adaptées aux randonnées en région aride, peinaient autant que les hommes. En fin de journée, tandis qu'ils traversaient une zone de rocailles, la fatigue accumulée retomba soudainement sur la troupe, engourdissant les esprits. C'est bien sûr ce moment là que choisit le dragon pour frapper.

V ) Où se déchaine la puissance du dragon.

La fureur du combat fit trembler les montagnes,
Et les veuves nombreuses pleurèrent leurs époux,
Disparus à la guerre, gisant on ne sait où,
En bref, pour tout dire il y eut de la castagne.

Il surgit par derrière, face au vent, volant au ras des dunes dans un silence hallucinant. Un coup de ses griffes atteignit un cheval, lui ouvrant le flanc et l'envoyant bouler avec son cavalier. Lorsque les autres soldats se retournèrent, le spectacle saisissant qui s'offrait à eux les paralysa de terreur l'espace d'une seconde. Il ne s'agissait point, comme ils l'avaient espéré, d'un de ces malheureux reptiles aux ailes atrophiées qui se complaisent dans la fange gluante de marécages reculés, ni même d'un jeune dragonneau chétif en quête de gloire et d'or, la bête qui rampait au dessus du sable était, pour leur malheur, un Grand Ver, le monstre des légendes ancestrales, la créature de l'apocalypse, le grand pourvoyeur des enfers, la férocité de la vie sauvage alliée à la toute puissance des magies anciennes. Il était long comme cinq chevaux, ses ailes d'une étendue prodigieuse obscurcissaient le ciel, son corps de lézard géant, sans cesse se lovant et se contournant dans l'air, était parcouru de bandes jaunes et noires prenant naissance sur son mufle et se terminant à la pointe de sa queue garnie d'aiguillons barbelés. Une crête d'épines courait sur son échine, de sa gueule garnie de crocs au tranchant légendaire sortait par moments une langue interminable, rose et bifide. Ses petits yeux dorés semblaient contempler plusieurs mondes à la fois. Ses quatre pattes se finissaient en griffes longues et noires, luisant comme le Styx sous la Lune. Les chevaux hennirent et se cabrèrent dans la confusion la plus totale, la gueule béante du monstre plongea sur un deuxième Balnais, se referma sur lui dans un claquement sec, transperçant son corps, le broyant. Ceux qui étaient encore à cheval tirèrent leurs arcs, les autres, mis à terre par leurs montures, cherchaient à fuir à quatre pattes, sans tenir le compte de leurs membres brisés. L'un de ces fuyards fut la troisième victime de la furie destructrice, piétiné sans pitié. Alors seulement quatre archers entrèrent en action. Leurs traits, façonnés avec dextérité par les maîtres balnais et propulsés par le redoutable arc court qui faisait la fierté de ces troupes mercenaires, fendirent les airs avec force. Las, ils ne purent pas même se ficher dans le cuir épais du dragon, leurs pointes d'acier se brisèrent sur les écaille lustrées du Ver sans lui causer de dommage. Un autre Balnais, faisant preuve d'un courage incroyable, chargea le monstre, sa lance dans la main gauche, son glaive dans la droite. Le dragon ne s'aperçut de sa présence que lorsque les deux armes se brisèrent sur sa cuirasse chitineuse; son corps souple roula alors sur le côté, écrasant d'un même mouvement héros et monture sous des tonnes de muscles. Une deuxième volée de flèches fut lancée, à laquelle prirent part Kalon et Melgo, sans plus de succès que la première. La bête parut alors reculer, et se coula vers un promontoire rocheux situé non loin. Melgo fut le premier à comprendre :
- Il va cracher son souffle ardent, dispersez-vous!
En effet le dragon, sa gueule grande ouverte et levée au ciel, gonflait son thorax, décidé à en finir. C'est alors que Sook, que tout le monde avait oublié, lanç[C.L.1]a le sortilège qu'elle avait patiemment préparé. Ses mains avaient tracé dans l'air brûlant les trois décagrammes rituels, sa bouche avait prononcé les abjurations idoines, son corps entier s'était chargé de magie et maintenant, tendant sa main grande ouverte en direction de sa cible, qu'elle ne pouvait manquer en raison de sa taille, elle libérait la puissance de l'éclair. La détonation déchira l'air, jetant à terre ceux qui n'y étaient pas encore, et la lueur aveuglante frappa le monstre qui, de surprise ou de douleur, relacha dans un spasme toute la puissance de son souffle brûlant. Les flammes se perdirent dans l'atmosphère comme un parapluie au dessus des aventuriers, inoffensives, et le Ver dégringola de l'autre côté du pic. Tous ceux qui étaient valides lui courirent alors sus, escaladant les rocher à toute vitesse pour achever le terrible monstre, criant comme des possédés pour venger leurs camarades tombés.
Ils furent un peu déçus.
Car avant même qu'ils ne contournent le roc, le mufle monstrueux du dragon se dressait devant eux, à quelques mètres, si proche qu'ils auraient presque pu la toucher. Le feu rougissait le fond de sa gorge et ses yeux, aux pupilles rondes à force d'être dilatées, exprimaient une colère qui n'était pas de ce monde. Kalon, qui menait l'assaut, fut paralysé de frayeur et ses compagnons touchèrent le fond de la détresse, tous surent intimement à cet instant qu'ils allaient mourir. Alors, le dragon parla. Sa voix semblait encore chargée de flammes, elle roulait, basse et puissante, avec la force d'une avalanche de rochers.
- AINSI DONC PARAIT DEVANT MOI UN ASSORTIMENT DE PIETRES HEROS LAS DE LA VIE, QUELLE FOLIE VOUS POUSSE DONC A ME CHERCHER QUERELLE ? VOS BRAS SONT FAIBLES ET VOS ARMES INADEQUATES, JE NE PUIS DECEMMENT VOUS AFFRONTER SANS ENSUITE ROUGIR DE HONTE DEVANT CEUX DE MA RACE. SACHEZ, TRISTES SIRES, QU'UN SORTILEGE ME PROTEGE CONTRE LES ARMES DES HOMMES ET QUE NUL NE POURRA M'OCCIRE QUI NE BRANDISSE DEVANT MOI LA LANCE D'OR DE SHIMESHTURI, QUI EST DANS LA TOMBE DE SHIMESHTURI LE GRAND PRETRE DU TEMPLE PERDU DE NAHASSIN. ET NUL NE POURRA ATTEINDRE LE TEMPLE PERDU QUI NE POSSEDE ET DECRYPTE LA TABLETTE DE SHANNASTRI, QUI EN INDIQUE LE CHEMIN. VOTRE ENTREPRISE EST DONC VOUEE A L'ECHEC, PITEUX AVENTURIERS. JE VOUS FAIS GRACE DE LA VIE, SACHEZ EN FAIRE BON USAGE. ADIEU.
Et ainsi, soulevant de ses ailes d'impressionnantes quantités de poussières, s'envola le dragon.
- T'ain, c'qu'y cause bien pour un drags! Nota Sook qui venait d'escalader l'éminence.
- Il disait quoi? Demanda Kalon, peu féru de vocabulaire dragonesque.
- Il nous a traités de nuls. Répondit Melgo.
- Dis-moi Melgo, la tablette de Shanitruc, là, ça serait pas celle que tu as trouvé par hasard?
Le voleur sortit les fragments et les assembla de nouveau. Bien sûr qu'il s'agissait d'une carte, avait-il donc été aveugle tout ce temps? Les lignes indiquaient clairement les chaînes de montagnes, les oueds et les ports de la côte, il suffisait de le savoir. Tout en haut de la tablette, le Beheth, le signe de la mort, une étoile à sept branches inscrite dans deux cercles, indiquait sans l'ombre d'un doute le tombeau. Néanmoins il ne fit pas preuve d'un enthousiasme excessif.
- Et après, vous vous souvenez où on a trouvé les fragments? A chaque fois là où le dragon avait frappé. La seule explication logique est que c'est lui qui les a laissés pour qu'on les trouve. Et puis je ne pense pas que cette bête ait pu atteindre un âge respectable en clamant sur tous les toits où se trouve la seule arme capable de la tuer. Tout ceci indique qu'il nous envoie droit dans un piège, suis-je donc le seul à le voir?
- Il nous a traités de nuls. Murmura Kalon.
Le lieutenant qui commandait les Balnais, homme au sens du devoir développé et à l'intelligence point trop encombrante - ce qui va généralement de pair - intervint alors :
- Messire Melgo, sachez que si vous comptez reculer devant l'ennemi, nous, soldats balnais, saurons nous comporter en hommes et faire face au danger. Donnez-nous la tablette, nous arriverons bien à trouver ce que nous cherchons.
- Si c'est une mort rapide, effectivement, vous risquez d'avoir satisfaction. Vous venez compagnons, laissons ces gens à leur "devoir" et allons nous saouler à leur santé dans la plus proche taverne.
- Il nous a vraiment traités de nuls? Demanda Kalon.
- Oui. Tu viens?
Alors le barbare mugit de fureur, brandit son Etrangleuse et, les traits empourprés par la rage, émit d'impressionantes quantités de jurons et malédictions à destination du dragon, fort heureusement son propos était en héborien, idiome que nul ne pratiquait à portée de voix. Les mercenaires encore valides et en état hurlèrent de joie à l'unisson, tant ils étaient heureux de voir l'enthousiasme du barbare.
- Sook?
- Ben, j'ai lu quelque part que certains organes de dragon pouvaient servir à divers sortilège marrants et j'ai toujours rêvé d'essayer, alors pour une fois...
- Ah... fous que vous êtes, la leçon ne vous a donc pas profité? Allez donc périr dans les flammes si cela vous chante, les cendres de Melgo le voleur ne se mêleront point aux vôtres. Adieu.
Et, tournant augustement casaque, il partit au galop en direction du nord.

Après cent mètres de course, il crut apercevoir devant lui, au loin, entre deux dunes, l'ombre de deux ailes membraneuses et d'un corps serpentiforme se contorsionnant au ras du sable. Il s'arrêta, réfléchit un instant, marmonna dans sa broubaka "meeeerde", puis retourna rejoindre ses compagnons.
- Et le premier que je prend à rigoler, je le backstabbe!

VI ) Où l'on narre un piteux assaut contre le Temple Perdu.

Ces pauvres paladins poursuivent leur chemin
Avançant vers le Temple Perdu de Nahassin
Suivant sans coup férir les plans du vil dragon
Et prouvant par là même qu'ils sont un peu cons.

Il y avait parmi les mercenaires quatre morts, deux autres avaient des membres brisés et, ne pouvant se battre, prirent la direction du camp, emportant les cadavres de leurs compagnons. Le reste de la troupe se remit en route jusqu'à la tombée de la nuit, laquelle se déroula sans heurt. La journée du lendemain ne fut troublée que par l'apparition inopinée d'un puits providentiel, auquel montures et cavaliers burent sans retenue. Puis, suivant les indications de la carte, ils pénétrèrent dans un défilé si étroit que deux chevaux n'auraient pu s'y croiser de front, si escarpé que le soleil ne le chauffait qu'une heure par jour tout au plus. Il faisait nuit lorsqu'ils débouchèrent dans un spectaculaire cirque rocheux, devant mesurer deux bonnes lieues de diamètre, délimité par des arêtes acérées de basalte brun et dont le centre était occupé par une vaste étendue de sable blanc. Ce lieu à la conformation si imposante avait dû, jadis, beaucoup impressionner l'un de ces peuples mystérieux dont le souvenir s'était perdu, et qui avait édifié là un temple cyclopéen aux multiples salles et aux colonnades interminables. Hélas le temps avait fait son oeuvre, les blocs de marbre de plusieurs tonnes formant les plafonds, placés à des hauteurs vertigineuses par quelque technique inconnue, gisaient depuis longtemps, épars, dans la poussière. Les orgueilleuses colonnes perdaient, sous l'assaut des tempêtes de sable, les glyphes mystérieux dont bientôt il ne resterait que le souvenir. Cela faisait bien longtemps que le vent était le seul visiteur du Temple Perdu de Nahassin. En tout cas il aurait dû être le seul.
- Allons-y compagnons, hardi! Murmura le lieutenant Balnais, pressé d'en découdre.
- J'espère que vous n'avez pas sérieusement l'intention d'entrer dans un temple abandonné en pleine nuit.
- Bien sûr que si, l'obscurité complice nous dérobera à la vue de gardiens éventuels.
- Mais vous êtes fou, il est fou, c'est un fou! Dites-lui vous autres qu'il est fou!
- Allons Melgo, tu vois toujours tout en noir. De jour ou de nuit, quelle différence ça peut faire? Il n'y a de toute façon plus âme qui vive dans ce temple depuis des millénaires.
- Et les mort-vivants, Sook, tu y penses? Je pensais qu'une sorcière aurait connaissance du fait que dans un temple perdu plein de tombes de gens morts, surtout la nuit, il n'est pas rare de trouver des mort-vivants. Plein. Avec les orbites creuses et les bras qui pendent et des serpents plein la bouche.
- Superstition ridicule. Et quand bien même, c'est pas trois skeus qui vont faire la loi.
- Mondieumondieumondieu.
- Bon, tu viens oui ou non?
- Si ça vous dérange pas je préfèrerais monter la garde auprès des chevaux, comme on dit.
- Chochotte.
Et huit petites silhouettes sombres s'éloignèrent à la queue-leu-leu sur le sable illuminé des premiers rayons de lune, bien visibles à plusieurs kilomètres à la ronde, tandis que Melgo se mettait à l'abri dans un recoin rocheux avec les chevaux, attendant son heure.

Ils passèrent respectueusement sous un porche monumental qui semblait encore résister aux outrages du temps par miracle, et entrèrent dans ce qui avait été une salle immense, dont ce soir les murs et les plafonds étaient figurés par la tenture celeste constellés d'étoiles, surpassant de loin en splendeur tout ce que leurs bâtisseurs avaient pu prévoir à l'origine. Ils la traversèrent, puis passèrent dans une autre, encore plus grande, encore plus belle. Ecrasés par la magnificence du lieu et par le silence surnaturel qui y régnait, quelques-un se mirent alors à réfléchir aux paroles de Melgo et un frisson inconscient leur parcourut l'échine. Mais rien ne se produisit. Ils atteignirent une troisième salle plus petite, encore délimitée par quelques pans de murs recouverts, çà et là, de plâtre. Tous l'ignoraient bien sûr, mais c'était le saint des saints, où jadis les prêtres de Balgadis aux faces scarifiées et aux crânes rasés sacrifiaient à l'idole de leur dieu, non pas de jeunes vierges ou des nouveaux-nés, comme on aurait pu s'y attendre, mais de pleines amphores de zython(11). Il y avait belle lurette que l'idole avait disparu, ainsi d'ailleurs que les amphores.
Sook prit alors la parole.
- Si quelqu'un a la moindre idée de où est la tombe, qu'il parle.
Tous se regardèrent en silence, puis un des mercenaire, plus observateur, dit:
- J'ai cru voir des restes de mastabas, sur le côté du temple...
- Merci, je ne fume pas.
- Les mastabas sont des tombes.
Sook eut alors l'air bien bête, ce qui l'énerva beaucoup. Ils escaladèrent les éboulis qui marquaient l'enceinte du temple et virent, alignées sur quatre rangs dans un ordre parfait, des dizaines et des dizaines de petites constructions basses et rectangulaires, certaines intactes, d'autres dont il ne restait que les traces des fondations, le tout s'étendant sur des dizaines d'hectares. L'une des tombes se singularisait cependant, par son étendue, nettement supérieure aux autres, et par sa position, au beau milier de l'allée. Elle semblait avoir beaucoup souffert du passage des siècles car il n'en restait, là encore, que quelques pans de murs.
Le petit groupe d'intrépides pilleurs de tombe remonta donc l'allée, ils étaient peu rassurés de se trouver dans un si ancien cimetière. Aucun bruit ne provenait du désert, pourtant si plein de vie dès que le jour se termine, et, bas sur l'horizon, l'oeil malveillant de l'astre des nuits semblait attendre impatiemment quelque macabre spectacle. Il allait être servi.
Kalon tira brusquement son épée, et le groupe s'immobilisa. Il avait vu, dans les ruines du grand mastaba, un mouvement. Pétrifiés, tous scrutèrent les formes noires et menaçantes. Un bruit se fit entendre, comme une pierre tombant dans le sable. Puis il y eut un autre mouvement, lent, sur la droite du monument mortuaire. Ce qui sortait ne se cachait pas. C'était une haute silhouette humaine, enveloppée dans une broubaka sombre, marchant d'un pas raide en direction des aventuriers. Arrivé à peu de distance, l'homme parla d'une voix flétrie, et pourtant énergique.
- Je fus puissant parmi les puissants, nul n'osait prononcer mon nom, les rois tremblaient devant ma face, et pourtant voyez ma grande misère, voyez la vanité de toute gloire humaine, aujourd'hui mon royaume est de sable, et mes légions gisent, oubliées, dans des cénotaphes innombrables. Même ma chair jadis si vigoureuse n'est plus que cadavre sec et froid que seuls meuvent encore ma volonté et mes sortilèges. Qui ose troubler le sommeil millénaire de Shimeshturi? Qui vient contempler le malheur du dernier Grand Prêtre de Nahassin? Quelle est votre quête?
- Désolé de ce qui vous arrive, m'sieur Shimeshturi, mais on cherche la lance d'or.
- Tuer dragon, renchérit Kalon.
- Quoi, encore, mais elle a de la suite dans les idées cette vieille carne. C'est le septième groupe d'aventuriers qu'elle m'envoie en dix ans!
- Ah, on n'est pas les premiers? Demanda Sook, curieuse.
- Pardi, depuis le temps, j'ai bien dû expédier une centaine de vos collègues en tout.
- Mais pourquoi?
- Pour mourir je suppose, elle est - c'est une dragonne, si vous aviez pas remarqué - elle est frappée d'une malédiction qui l'empêche de mourir de la main d'un mortel. Seule ma lance peut la tuer. C'est moi qui lui ai lancé sa malédiction, un jour où elle passait trop près de mon temple, pour rigoler. Durant les premier millénaires elle n'a pas compris où je voulais en venir, mais maintenant, hé hé, elle se mord les doigts. Enfin, les griffes. Que je suis taquin. Je suppose qu'elle veut en finir avec la vie, pour des raisons qui ne regardent qu'elle, et se retrouver au paradis des dragons, si une telle chose existe. Mais pour avoir ma lance, elle peut toujours se brosser.
- Oh, et je suppose que même si on vous demande poliment...
- Ben non. Je suis de toute façon forcé de vous occire. J'en suis navré notez, mais j'ai une image de marque à conserver. Bon, il fait nuit, nous sommes dans un cimetière, que diriez-vous d'une petite Résurrection des Légions du Styx? Ca irait bien avec le décor non?
- Si tu crois que je vais me laisser faire tu te trompes, dit fièrement Sook, car je suis moi aussi sorcière et je lèverai les mort-vivants avant toi!
Puis elle ferma les yeux, leva les mains à la Lune, laissa couler le long de ses veines, jusqu'à ses doigts délicats, le fluide mystique, et commença à psalmodier l'incantation qu'elle avait en tête:

" POM PU LI LU
PIM PU LU
PAM PUM POM
POUVOIR MAGIQUE DU BATON DE CRISTAL
TRANSFORME-MOI EN JOLIE PRINC...
ah merde je m'a gourrée de formule "

- En effet, rétorqua la liche, morte de rire, la formule correcte est :

" HEÎTZAHR HALSCZOLXLITCH H'ALSLAMBLADRA PARLIABOR
BNETZLRABLIOBRISHOU KRALS'MENIEEU VRRANKLANBZ
HILLYRIA GRHOKUBITTH "

- Ah ouais, je m'en souviens maintenant!
Le sable commença a crisser et à se soulever, dévoilànt membres et cages thoraciques débarrassés depuis longtemps de toute chair, l'armée des trépassés se levait pour marcher sur les imprudents et les emporter parmi eux dans les ténèbres d'un oubli sans retour. Partout se dressaient maintenant, par douzaines, les cadavres animés aux têtes de cauchemar, inclinées, ricanantes, et répondant à un ordre non prononcé, ils avançaient obstinément.
- Sook, on fait quoi? S'enquit Kalon, empêtré dans les terreurs tribales de son enfance.
- On s'arrache! Lui répondit la jeune sorcière après un instant. Et elle mit illico son précepte en application, suivie de l'Héborien et de trois Balnais conscients que la gloire était chose que l'on n'apprécie qu'à la condition d'être vivant pour en profiter.
- Lâche, voyez comment combat un Bal...Aâârhgh!
Ce furent les dernières paroles du vaillant lieutenant, que la mort emporta en même temps que ses deux derniers fidèles.

Ce n'est pas que les mort-vivants courrent spécialement vite, il est facile de les distancer, le problème, c'est surtout qu'ils ne se fatiguent pas et que donc, quelle que puisse être la distance que vous leur preniez au début, ils vous rattrapperont fatalement après quelques heures d'une course harassante, et n'auront alors guère de mal à vous mettre en pièce. C'est ce qui serait arrivé à nos aventuriers si Melgo n'était pas intervenu. Ayant observé la scène de ses yeux d'aigle, le voleur avait compris le danger et avait galopé pour porter secours à ses amis. Les cinq rescapés de cette expédition sautèrent avec soulagement sur leurs montures et, à grands renforts de bras d'honneur et de malédictions, saluèrent les non-morts avant de prendre congé. Ils sortirent du cirque de roc par là où ils étaient entrés, soulagés, et ne ralentirent l'allure que quand le défilé fut loin derrière eux. Cependant, malgré la fatigue, nul ne se montra désireux de s'arrêter pour bivouaquer aussi près d'une si grande concentration d'ennemis surnaturels, ils chevauchèrent donc un long moment, à assez vive allure, tout le reste de la nuit. Lorsque vint le jour, Sook s'approcha de Melgo et lui demanda :
- Qu'est-ce qu'on va faire maintenant?
- On rentre. J'ai su que cette affaire de dragon sentait mauvais dès que j'en ai entendu parler, maudite soit la cupidité qui m'a fait accepter cette mission. Vu l'état de nos pertes, je ne pense pas qu'on nous en voudra beaucoup de revenir bredouilles. Il reste à espérer que le dragon nous oubliera un peu et nous laissera rentrer en paix.
- FLAP FLAP FLAP, fit un bruit derrière.

VII ) Où se déchaine, encore une fois, la puissance du dragon, ça commence à bien faire.

A l'heure où ma main tremble et ma vue s'obscurcit,
La vie me fuit à mesure que je deviens vieux,
Mais en me relisant tantôt je me suis dit,
Que c'était pas ce que j'avais écrit de mieux.

- MESSIRES, LA PLACE M'EST AGREABLE A VOUS Y RENCONTRER DERECHEF. VOYANT VOTRE DIRECTION ET L'ETAT DE VOTRE EFFECTIF, JE DEDUIS QUE VOUS FUTES EN LE TEMPLE PERDU QUERIR LA LANCE D'OR. VOTRE OBSTINATION EST LOUABLE, VOS EFFORTS FURENT-ILS COURONNES DE SUCCES?
Melgo, impressionné, répondit:
- Nullement sire dragon, nous trouvâmes le Temple Perdu, mais nous connûmes l'amertume de la défaite et la perte de trois compagnons devant la liche Shimeshturi et ses légions de mort-vivants. Nous ne rapportons avec nous que de vilaines blessures et le souvenir d'une nuit d'horreur.
- SOYEZ MAUDITS VOUS ET CEUX DE VOTRE RACE. NE S'EN TROUVERA-T-IL AUCUN PARMI VOS PIETRES SEMBLABLES POUR ME PROCURER LE REPOS TANT ATTENDU, NE POURRAIS-JE JAMAIS REJOINDRE MON COMPAGNON DANS LES CIEUX DU GRAND VOL SANS FIN? SINGES RIDICULES, PREPAREZ-VOUS A PERIR.
- Peut-être pouvons-nous arriver à un compromis? Si je puis retourner à mon camp, je me fais fort de revenir bien vite à la tête d'un fort parti de rudes gaillards qui n'auront guère de mal à terrasser le grand prêtre. Ensuite, grâce à la lance, nous pourrons vous occire sans peine!
- IL SUFFIT, IL NE SIED PAS A UN GRAND VER DE PERIR COMME UN QUELCONQUE GIBIER DE CHASSE A COURRE. IL CONVIENT QU'UN HEROS PUISSANT ET VIRIL SE BATTE SEUL, LA POITRINE NUE ET LES CHEVEUX AU VENT, NANTI D'UNE ARME IDOINE. TEL EST L'USAGE. VOUS PAIEREZ VOTRE INSULTE DE VOTRE SANG.
Alors le dragon s'éleva, poussant une longue plainte qui résonna comme les tambours de l'apocalypse, et s'apprêta à cracher le feu sur les hommes qui l'avaient tant déçu. Sook tira de son sac une flèche d'argent finement ouvragée, au bois gravé de runes rouges, et, ébranlant les forces intérieures qui faisaient d'elle une sorcière, enchanta le projectile qui se souleva dans une débauche d'éclairs bleus et blancs. Il parut se fondre dans un réseau iridescent formant une sphère qui atteignit bientôt les trois pieds de diamètre, s'élevant encore dans l'air, soudain la jeune sorcière fit un geste sec en direction du reptile qui s'apprêtait à émettre son haleine de mort. La sphère se désagrégea alors et une nuée de projectiles indistincts se ruèrent sur le ver. Beaucoup le manquèrent, mais il s'en trouva suffisemment pour l'atteindre et lui causer une grande souffrance, si bien que de nouveau, son souffle de feu se perdit dans l'air, rôtissant au passage une innocente famille de vautours qui passaient par là. Le dragon retomba au loin, hors de vue. Mais cette fois, personne n'eut l'idée de le poursuivre.
- Dispersons-nous, cria Melgo, peut-être certains d'entre nous pourront-ils rejoindre le camp vivant!
Et il cravacha sa monture afin de mettre son plan à exécution, suivi des Balnais, puis de Kalon et Sook. Le barbare demanda alors à la sorcière:
- Il nous a encore traité de nuls le dragon?
- Ouiii!
- AARRRGH! VENGEANCE!!
Et l'Héborien, l'épée brandie, fit demi tour dans un nuage de poussières et de petits cailloux, retournant chercher noise au dragon là où il était tombé. Mue par quelque pulsion irraisonnée, Sook le poursuivit en lui criant de revenir à la raison. Alors dans la vision périphérique de la sorcière myope passa une ombre gigantesque : la bête, qui s'était remise de l'attaque, avait décidé d'attaquer le groupe de fuyards par le travers et non dans son sillage. Sa queue se mit en travers du passage, faisant se cabrer le cheval qui jeta à bas la sorcière, et le monstre encercla sa proie, la fixant de ses yeux d'or :
- TU M'AS DEJA RAVI PAR DEUX FOIS LA VICTOIRE, MAIS CETTE FOIS PETITE SORCIERE, JE COMMENCERAIS PAR TE TUER.
- Prend ça, gueule de raie, cria Sook folle de rage et de terreur en jetant le contenu d'une de ses fioles sur le mufle camus de la bête, qui se tordit en spasmes et convulsions spectaculaires à mesure que les vapeurs d'ammoniac brûlaient ses récepteurs olfactifs si efficaces, mais si sensibles. La sorcière en profita pour courir de toute la vitesse de ses petites jambes, puis escalada un petit talus. En tout cas elle essaya car le sol de pierres plates se déroba sous ses pieds et la ramena en bas, ce qui lui permit de constater avec intérêt que le dragon avait repris contenance et se ruait sur elle en une reptation rapide. Cette fois c'était fini, elle ne connaissait aucun sort qu'elle puisse lancer dans le laps de temps qu'il lui restait à vivre, et son sac à malice gisait hors de portée.
Alors retentit une puissante cavalcade que les ouïes aiguisées du dragon auraient entendu plus tôt s'il n'avait pas été absorbé par la colère et l'instinct de prédation. Kalon, hurlant, l'épée étincelant dans le soleil du matin, déboulait au triple galop vers le monstre gigantesque qui n'eut que le temps de tourner la tête avant que l'Héborien ne la tranche, faisant gicler dans l'air un grand arc de ce sang que l'on disait rendre immortel. Et tandis que le corps du dragon, privé de centre nerveux mais pas de vitalité, achevait d'agoniser avec moult trémoussements et force hideuses contorsions, les yeux dorés exprimèrent tour à tour surprise, incrédulité, puis les pupilles s'étrécirent paisiblement avant de devenir deux fentes minces qui, bientôt, se voilèrent définitivement.
- Ben finalement on l'a eu, constata Sook après avoir repris son souffle.
- Ouais.
Et sans plus de cérémonie, la sorcière entreprit de soigneusement dépecer le cadavre géant pour en tirer les précieux fluides vitaux et les organes les plus remarquables, comme elle en avait eu l'intention.

Les six survivants de l'expédition rapportèrent au capitaine Bolradz la tête monstrueuse, en guise de preuve, et furent fêtés partout comme "grands pourfendeurs de vers ". L'exploit de nos compères, qu'ils enjolivèrent bien sûr quelque peu, leur valut une grande renommée, mais point trop de fortune. En effet, après cette affaire, ils repartirent dans le désert en compagnie de quelques porteurs afin de trouver le piton écarlate, l'antre du dragon et enfin le fabuleux trésor auquel ils avaient droit. Las de trésor point la queue d'un, et nos héros apprirent à leurs dépens que ce sont les mâles dragons qui accumulent ors et richesses pour éblouir leur belle avant la parade nuptiale, tout comme le font certains oiseaux avec les pétales de fleur et les verroteries colorées. Les femelles se contentent d'un trou dans le roc. Et les trois mercenaires Balnais? Ils eurent droit à l'avancement et aux médailles que leur couardise leur avait valu, car il est vrai qu'à la guerre, ce sont toujours les lâches que l'on décore et les héros qui engraissent les corbeaux. Sur cette douteuse moralité s'achève cette aventure.

Mais malheureusement, vous vous doutez bien que :

Kalon reviendra dans :

KALON, LA DEESSE ET DIVERSES AUTRES ENTITES


1 ) Bandes de pillards infestant le nord de Klisto, dont la stupidité et l'inculture proverbiales sont telles que dès qu'ils mettent le sabot hors de leur steppe, ils passent des journées à désigner les choses les plus banales du monde (champs de navets, paysans navetiers, chiens, chats, veaux, vaches, cochons, routes, baignoires, surtout baignoires d'ailleurs), et à s'enquérir de leur dénomination et de leur fonction, d'où le nom dont on les affuble (quand ils ont le dos tourné).
2 ) Sook quand à elle aurait pu écrire plus sobrement : “ La campagne Balnaise est verte et floue”. Elle n’avait guère la fibre poétique, et grand besoin de lunettes, comme on l'a signalé dans les épisodes précédents.
3 ) On notera avec intérêt que durant ses études, Kalon avait considérablement enrichi son vocabulaire, quoique dans des domaines parfois discutables.
4 ) Déesse Pthaths de la victoire, de la guerre, du massacre, du pillage, de l'incendie et, bizarrement, de la sagesse.
5 ) Même selon les critères septentrionaux, c'est dire...
6 ) Ici, un fort parti, ça fait douze.
7 ) Plusieurs en fait.
8 ) Sook aurait noté plus sobrement "jaune en bas, bleu en haut, flou entre les deux".
9 ) Nom pompeux donné à un carré de tissus malpropre drapant traditionnellement les habitants de ces régions et qui les protège du soleil. C'est probablement le vêtement le plus malcommode de la création.
10 ) Telle est la tradition. Sook quant à elle avait préféré une cendre prise dans le foyer du dernier bivouac où, sauf coïncidence, aucun batracien ne s'était jeté, et qui marchait tout aussi bien.
11 ) Balgadis était une déité plutôt débonnaire. Pour la signification de zython, consulter votre dictionnaire préféré. C’est facile, c’est souvent vers la fin.