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KALON V
Bon, ben finalement, on l'a bien négocié, ce dragon. Hélas, les pauvres mortels que nous sommes de sont que les plaisants jouets de dieux capricieux, et malheur à nos pauvres amis qui vont se retrouver mêlés bien malgré eux aux entreprises d'une jeune déesse.


KALON, LA DEESSE ET DIVERSES AUTRES ENTITES

Ou

On n'est pas sauvés


I ) Où sont proférées diverses considérations sans grand intérêt ni importance pour la suite du récit. On y apprend aussi, comme le veut la tradition, ce qui arriva à nos héros depuis le dernier épisode, et l'aventure débute, évidemment, dans une taverne.

A l'est de la mer Kaltienne, à quelques lieues du littoral, se trouvait la ville de Babaldak, qui n'avait rien de remarquable. En vérité elle poussait si loin l'art d'être quelconque qu'elle ne parvenait même pas à mériter le qualificatif de médiocre. Rien dans son architecture ni dans le caractère de ses habitants ne parvenait à la distinguer des autres bourgades de même importance de la région, nul monument venant commémorer un quelconque fait d'arme ou la naissance d'un personnage de renom n'ornait ses rues au pavage banal, nul siège sanglant, nul massacre effroyable n'entachait son histoire, aucune coutume insolite n'y était observée, aucun culte indicible n'y était rendu, sa campagne n'avait jamais servi de cadre à d'autres batailles que celles des légions de fourmis, et du relief de la région on eut été bien en peine de le qualifier de plat ou d'accidenté. L'artisanat local était sans génie particulier, la cuisine sans renommée, l'agriculture ordinaire, la vie artistique embryonnaire. Les dirigeants étaient cupides et ambitieux, mais pas trop, et le peuple se plaignait des impôts, mais pas trop non plus. Les Babaldakiens n'avaient aucune raison d'être fier de leur cité, ni d'en avoir honte, la seule chose qu'on pouvait en dire est qu'un cours d'eau nommé Shashki la traversait, cours d'eau par ailleurs sans le moindre intérêt. Babaldak n'est pas le genre d'endroit ou l'on pourrait s'attendre, par exemple, à croiser des aventuriers avides d'or et de gloire, ou bien à voir se produire des événements insolites ayant trait aux manigances d'un vieux sorcier fourbe et barbichu, pas le lieu rêvé donc pour débuter une histoire d'héroïc-fantasy.
Vous comprendrez donc sans peine que pour la commodité du récit, je le fasse débuter à deux mille kilomètres de ce lieu ennuyeux, à Sorclophres, port de la ville de Prytie, capitale du petit royaume côtier de Sphergie, récemment libéré du joug infâme du Pancrate de Pthath, le terrible Sacsos XXVII. Après des combats titaniques et héroesques, les hordes courageuses des nations klistiennes, défendant le bon droit et la justice, avaient en effet enlevé aux redoutables légion Pthaths la dernière de ses malheureuses colonies, et s'apprêtaient enfin à écraser le nid de vipères que constituait l'Empire lui-même, encore inviolé, ce qui marquerait le début d'une ère nouvelle où tous les peuples pourraient enfin jouir de la concorde universelle et de la paix retrouvée. Ainsi, en tout cas, discouraient les philosophes Balnais et Bardites, cher payés il est vrai pour ce faire par leurs nations respectives. Melgo le voleur, assis sur une des chaises bancales de la "Chope Nordique" (débit de boissons anciennement intitulé "A la tête du Pancrate"), méditait lui aussi sur le sens de cette guerre, et ce n'est pas seulement le sang Pthaths qui coulait dans ses veines qui parlait quand il se disait que la Sphergie ne présentait guère les caractéristiques d'un pays ruiné par douze siècles de domination étrangère, que le jet de pots de chambres n'était pas forcément une pittoresque coutume pour souhaiter la bienvenue aux armées libératrices, et que les combats héroïques avaient surtout été le fait de paysans des environs, soucieux de défendre contre les soudards leurs chèvres et la vertu de leurs filles, et inversement. Car de résistance, il n'y en avait point eu. Hormis les visées suicidaires d'un dragon dépressif, occis par Melgo et ses amis, et une épidémie de dysenterie, rien n'avait entravé la marche triomphale des armées d'invasion du nord. C'est d'ailleurs ce qui chagrinait le voleur. Deux choses pouvaient expliquer l'absence de l'armée Pthaths : Première hypothèse, l'Empire millénaire, en décadence depuis pas mal de siècles, en était arrivé à un point tel qu'il ne parvenait plus à se défendre. Deuxième hypothèse, les généraux de Pthath rassemblaient patiemment toutes les forces qu'ils pouvaient trouver dans le pays et ailleurs pour écraser les envahisseurs sous le nombre, une bonne fois pour toutes. Or Melgo savait que Sacsos XXVII était probablement le moins incapable des Pancrate que l'Empire avait eu ces dix dernières générations, et il avait en outre remarqué que depuis quelques semaines tous les courriers provenant de l'étranger étaient ouverts, que les philosophes professionnels se multipliaient dans les campements pour dire aux soldats qu'ils allaient gagner parce qu'ils étaient les plus forts, et enfin que tous les officiers supérieurs qu'il croisait arboraient invariablement une mine préoccupée. Bref, il avait un mauvais pressentiment.
Kalon et Sook étaient plus insouciants, l'un par défaut de l'organe nécessaire, l'autre par intime conviction que tout ce qu'elle ne pouvait voir n'existait pas et donc ne pouvait lui causer de tort, et vu qu'elle était myope comme une bitte d'amarrage, elle se faisait rarement du souci. Ils avaient l'habitude de se promener ensemble, sur les quais du port ou dans les marchés de la ville, cherchant quelque chose qu'ils auraient été bien en peine de définir, probablement la bagarre. Ils trouvaient assez souvent leur bonheur.
Nos héros n'avaient guère changé depuis que les avions quittés. Melgo avait coupé ses cheveux plus courts. Ordinairement il les portait longs et faisait une queue derrière, comme c'est la mode dans les contrées du nord, afin de passer pour un Klistien, mais dans le sud, il avait considéré que dévoiler ses origines méridionales serait de meilleur rapport. Il ne se séparait plus de sa broubaka, vêtement qui réussissait le tour de force d'être tout à la fois ample et malcommode, mais qui le faisait ressembler à un ombrageux nomade du désert. Sa taille modeste et ses yeux sombres renforçaient l'illusion. Kalon, égal à lui-même, un peu plus bronzé voilà tout, se vêtait de braies de cuir, de lourdes bottes de cavalier et d'une chemise blanche sur laquelle il avait passé sa cotte de maille. Comme tous les barbares, il portait son épée dans le dos et non à la ceinture. Pour des raisons, il l'avait rebaptisée "l'Etripeuse". Sook enfin portait une élégante robe noire largement décolletée qui mettait en valeur ses formes sensuelles. Non, je rigole. Elle portait, comme à son habitude, des vêtements d'homme - de garçonnet plutôt - que l'on n'aurait pas donné à un mendiant, et dont l'ampleur protégeait sa peau blafarde des rayons d'un soleil cruel. Elle cachait ses cheveux rouges, couleur mal vue dans ces contrées, avec un turban de la même couleur. Dans la vieille sacoche de cuir sale qu'elle trimbalait en tous lieux, elle avait glissé le fourbi magiques nécessaires à l'exercice de son art, et qui constituait son bien le plus précieux(1).
Vous ai-je jamais parlé des religions de nos héros? Je ne le pense pas. Je m'en vais donc vous en toucher deux mot, ça risque d'être utile pour la suite. Kalon tout d'abord croit vaguement en Barug, le dieu des tempêtes, celui qui réside sur la plus haute montagne avec le vent dans une main, les éclairs dans l'autre et la pluie dans la dernière(2). C'est la divinité tutélaire des Héboriens, c'est à dire celle à qui, par défaut, ils rendent un culte quand ils n'ont pas d'autre idée ni d'autre dieu plus approprié. Barug est une déité fruste, peu exigeante et, il est vrai, accordant peu de faveurs, préférant laisser ses fidèles se débrouiller entre eux. Il n'y a pas à proprement parler de clergé Barugite, ce sont les shamans, sorciers et autres matrones qui véhiculent son message. Kalon croit aussi aux esprits des rivières et des montagnes, aux âmes des ancêtres et à toutes ces sortes de choses que craignent habituellement les gens peu instruits vivant dans les steppes septentrionales, cependant il leur accorde peu d'importance et se remet plus souvent à ses muscles et à son arme qu'à la prière, ce que nous pouvons comprendre. Sook, en tant qu'héritière des sectes sorcières de Pthath, aurait dû en principe adorer à Bemosh, Sarashkian, Mehibrith et autres démons hideux et impies qui sont la face sombre du panthéon de l'Empire Millénaire, voire en être prêtresse. Cependant, elle estime que les démons ne sont point créatures si remarquables qu'on leur rende culte et se contente de les traiter comme des bestioles dangereuses et retorses qu'il vaut mieux éviter de déranger sans nécessité absolue. Elle laisse donc la religion à ceux-là qui sont assez bêtes pour consacrer leur temps et leur argent à engraisser des prêtres gâteux. Melgo est le seul à posséder un sens mystique développé, puisqu'il adore Xyf, le dieu des voleurs et des marchands, auquel il consacre chaque jour deux petites prières, ainsi que de longs remerciements si durant la journée il a exercé son art avec succés. Il ne manque pas en outre, à chaque fois qu'il repère un temple de son dieu, d'y aller de sa petite obole, rituellement prélevée dans la poche d'un autre fidèle. Ce penchant pour les affaires de l'âme était chez lui assez ancien puisque dans sa jeunesse, il avait été un temps novice de Bishturi, dieu qu'il avait dû abandonner lorsque furent découvertes ses préférences sexuelles(3).
En tout cas, aucun n'adorait M'ranis, ni d'ailleurs n'en avait jamais entendu parler, et ce pour la bonne raison que cette déesse était fort jeune, même selon les critères mortels, et totalement dépourvue d'adorateurs. Elle avait été voici peu chassée du Szemiajir, siège des dieux dans le panthéon Pthaths, et on lui avait conseillé de profiter de son séjour sur terre pour se faire connaître et respecter par le plus grand nombre de fidèles. Cependant, durant sa jeunesse, elle s'était peu préoccupé des affaires mortelles et n'avait donc qu'une fort vague idée de la manière dont on s'y prend. M'ranis était en vérité une déité assez insouciante. Devant l'Agora Divine, sommée de se choisir des attributs divins, des symboles et des titres, comme c'est la coutume chez les dieux, elle avait choisi, à la grande consternation de ses pairs, le Petit Burin des Excavations Patientes, la Torche A Moitié Eteinte des Illuminations Obscures, son chat rouge et noir à moitié pelé nommé "Touminou", et son nom complet fut écrit, comme le veut l'usage, sur les titanesques marches de porphyre du Grand Cénotaphe : "M'ranis, petite déesse rigolote de la violence, de la destruction, du sexe, de la recherche scientifique et de tout un tas d'autres trucs marrants". Mesculias, dieu du hasard et de la destinée, paria deux temples majeurs et douze-mille âmes damnées contre une Baguette Moisie des Fumets Pestilentiels que jamais elle ne se trouverait de fidèles avec pareille profession de foi. Nul parmi la céleste assemblée ne releva le pari. La Petite Déesse Rigolote de Machin-Chose partit donc sur Terre, un peu apeurée, un peu excitée, pour convertir quelques âmes. Elle jeta son dévolu sur la région de l'Empire de Pthaths, parce qu'elle avait lu quelque part que les grandes religions naissent toujours dans les déserts et qu'en plus, elle appartenait au panthéon de Pthath, ce qui fait qu'elle n'avait a priori aucune raison d'apparaître en Judée-Samarie ou au Baloutchistan Occidental, et encore moins à Babaldack. Elle vit que dans la région, de grandes armées se mettaient en marche. Elle avait lu nombre d'histoires de croisades, de blancs paladins et de pieux massacres, et se dit qu'il ne serait pas sot d'approcher une de ces hordes viriles. Justement, il y avait dans un petit port de la Kaltienne une forte garnison. Comme elle avait lu quelque part - elle fréquentait décidément beaucoup les bibliothèques célestes - que l'on trouvait toujours des héros dans les tavernes, elle décida de s'incarner non loin de ce sympathique... euh... bouge, qui arborait en guise d'enseigne une chope givrée sentant encore la peinture fraîche. Elle avait bien un vague plan, qui valait ce qu'il valait, c'est à dire mieux que rien, mais pas de beaucoup. Elle prit donc l'apparence d'une jeune esclave en fuite, ou en tout cas ce qui y ressemblait. Elle n'avait jamais vu d'esclave en fuite, bien sûr, mais elle avait beaucoup lu d'histoires pleines de colosses barbares à la lame lourde et au caractère résolu, de sorciers fourbezécruels, de monstres indicibles et, bien sûr, de jeunes esclaves en fuite. Elle s'inspira donc d'une illustration qui ornait l'un de ces ouvrages, "Les extraordinaires et pourtant véridiques quoique quelque peu enjolivées aventures de Ghorkan le Destructeur : Livre premier, le sorcier de Shadizaâr ". Elle tâcha donc d'apporter une réponse à la question : "est-il possible de se vêtir décemment avec environ 500g de métaux précieux et semi-précieux, 300g de pierreries, 7,80 m de lanières de cuir stratégiquement placées et 12 cm2 de soie". Visiblement non. Sur une femme normale, cet accoutrement aurait sans doute pu paraître sexy, provoquant, excitant etc... . Sur une déesse à la peau de lait, aux yeux gris-bleu comme un ciel d'azur après l'orage, à la chevelure d'or et d'argent mêlés cascadant le long de ses jambes interminables jusqu'à ses chevilles graciles, c'était tout simplement Xpflchtr garglr! En tout état de cause, elle ne passa guère inaperçu quand elle fit irruption dans la grande salle de la "Chope nordique", établissement qui aurait difficilement pu passer pour un salon de thé du meilleur goût, sa clientèle se composant essentiellement de soldats et de marins au long cours, rivalisant en paillardise et en descente de bière. Au moment où elle entra, le silence se fit. Il n'y avait jamais beaucoup de bruit en milieu d'après-midi, mais là, le silence se fit vraiment. Tout juste entendit-on quelques yeux jaillir de leurs orbites et rouler par terre, au milieu des langues. Consciente qu'on la regardait, la jeune déesse orna son visage adorable d'un charmant sourire tout en rajustant son soutien-gorge, sans grand succès en raison du principe physique qui veut qu'on ne puisse faire rentrer quatre éléphants dans une 2CV, puis elle se dirigea vers le tenancier, petit homme chauve et rougeaud qui essuyait encore de son torchon le verre qu'il n'avait plus en main, puisqu'il s'était brisé par terre.
- Connaîtriez-vous, charmant commerçant, quelque hardi héros qui pourrait venir en aide à une pôôôôvre jeune fille innocente et sans défense perdue seule dans ce monde cruel.
- Harflabla, bafouilla l'homme en bavant et en désignant du torchon la table où Melgo, assis, se cognait scrupuleusement sur la tête avec une massue tout en mordant la chaise. Il correspondait assez peu à l'image qu'elle se faisait d'un aventurier, mais elle s'attabla tout de même face au Pthaths hébété. Elle prit son air le plus contrit et misérable, sa voix la plus tremblante et parvint même à verser quelques larmes.
- Noble seigneur, je me jette à vos pieds!
- Wxcvbn?
- Je me nomme... euh... Ghorkinia. Voici plusieurs années, je fus enlevée et réduite en esclavage par le terrible sorcier Zunthâr le Cruel, un sombre rejeton de l'enfer, qui se servit de moi pour assouvir ses instincts les plus vils. Ah, quel triste sort fut le mien durant ces longs mois de servitude, livrée sans retenue aux passions bestiales de ce répugnant personnage et de ses démons! (Sanglots) Cependant voici trois jours, je réussis à m'échapper grâce à l'aide de M'ranis, ma déesse, qu'elle en soit louée jusqu'à la fin des temps, et c'est grâce à elle que je puis témoigner de ce que j'ai vu et entendu dans l'antre putride du fielleux nécromant.
- Qsdfghjklm?
- Ce monstrueux fils de succube, soudoyé par les généraux de l'armée ennemie, a réussi à invoquer la terrible créature de Zarthraognias, une chose indicible, bavante, énorme et blasphématoire qui gisait depuis des éons sans nom dans les collines mornes et noires de Skerl, situées non loin d'ici. Il compte bien, dès qu'il s'en sera assuré le contrôle, la lancer sur votre armée pour la réduire en miettes! Fier héros, je devine ta bravoure et la force de ton bras, je devine ton âme farouche et indomptable, sois le glaive de la justice, le bannisseur des bêtes-du-dessous, va dans les collines de Skerl et, au nom de M'ranis, plonge ta lame brûlante dans le coeur noir de ce monstre infâme.
- Azertyuiop?
- J'ai réussi à dérober, avant de partir, ce petit objet dans le laboratoire de Zunthâr, c'est un artefact de grande magie, peut-être te sera-t-il de quelque usage.
- Mais... mais c'est un petit burin!?
- Va, fier paladin, chevauche jusqu'au Skerl et souviens-toi que M'ranis arme ton bras! Nombreux seront les périls sur ta route, nombreux les ennemis et les ruses du démon, mais songe que grandes seront tes récompenses lorsqu'enfin auront triomphé l'amour et la justice.
- Ah, euuuh...
- Suis-je sotte, j'ai oublié de te donner la carte! Tiens, voici le chemin qu'il te faudra suivre pour trouver l'antre maudit. Bonne chance, euh... bonne chance?
- Melgo.
- Bonne chance Melgo, et sois fier car entre tous les hommes, c'est sur ton épaule que s'est posée la main de la déesse.
Et elle se leva, et partit, laissant derrière elle un sillage de senteurs capiteuses et un héros perplexe.

Assez curieusement, Melgo ne fut pas même effleuré par l'idée de désobéir à la splendide inconnue. Ni par aucune autre idée. Il resta assis une heure dans la taverne, hagard, essayant de remettre ses idées dans le bon sens. Sook et Kalon le trouvèrent ainsi, fixant le mur pisseux au plâtre érodé par des générations de marins graffitteurs avec un regard qui n'aurait pas déparé sur un dément de la pire espèce.
- Alors Mel, encore dans les nuages, lui lança la petite sorcière en lui tapant vigoureusement dans le dos tandis que l'Héborien s'asseyait lourdement sur un tabouret, puis un peu moins lourdement sur un deuxième (le premier ayant, malgré une résistance héroïque, cédé sous le poids).
- ...
- Ca va bien?
- ...
La jeune fille se pencha pour vérifier si aucun poignard n'émergeait du dos de Melgo, puis lui secoua le bras.
- Eh, y'a quelqu'un?
- Pardon?
- Ben keski t'arrive Mel, t'as vu un fantôme?
- Non (Il baissa les yeux, contemplant la carte et le Burin). Je crois que j'ai un boulot.
- Woah, over top cool! Je commençais à moisir dans ce trou, pas vrai Kal? C'est quoi le boulot, encore un drags? Un mago? Des mort-vivants?
Alors Melgo conta d'une voix monocorde ce qui lui était arrivé.
- Et le trésor, c'est quoi?
- Quel trésor?
- Ben si y a un monstre et des épreuves, avec une carte et tout, y a un trésor, c'est mathématique. Sinon c'est pas syndical, bien sûr.
- Pas entendu parler d'un trésor. Ah si, elle a dit : "Grandes seront tes récompenses etc...".
- OK, pour moi ça colle. Et toi Kal, tu en penses quoi?
- Uh?
- Parfait. Bon, fais voir ta carte. Hum. Bon ben c'est clair, pour une fois. Ici c'est Prytie, là c'est la route du littoral, ça c'est un itinéraire de caravanes, qui mène à l'oasis de Flarziablan noté par ces trois dattiers. L'antre du streum est sûrement figuré par ce crâne grimaçant, dans la petite chaîne de montagnes. Par contre ce grand lac, je ne comprend pas ce qu'il fait en plein désert.
- Tache de graisse, nota Kalon doctement.
- Ah oui. Bon ben je vais lancer - elle prit une profonde inspiration pour ménager son effet - un puissant sortilège, qui me révélera la vérité sur ce document.
Elle chercha dans son sac la plume de corbeau, l'hexagramme de cristal et la poudre de calmar qu'elle utilisa sur le parchemin sous le regard un peu blasé de ses compagnons, qui commençaient à avoir l'habitude du Rituel Mineur Mais Marrant Quand Même d'Identification de Scarfalo. Mais il fit quand même son petit effet sur les clients qui, de loin, n'en perdaient pas une miette.

" Memmon eskalis mereth eskalos
Banishka paranadis helikonias
Salamm thoetias Zboub-Nogoth
Shemitri avanasem borggella"

La sorcière promena son petit cristal au dessus de la carte. Deux secondes lui suffirent pour dire que :
- Il y a bien un petit résidu de magie, mais pas de quoi réveiller les morts. Passe voir le petit burin, tant qu'il me reste du sort.
Soudain l'hexagramme de cristal, passant par-dessus le petit instrument de métal, inonda la pièce de rais lumineux violents et éblouissants qui tourbillonnèrent à peine un instant avant que Sook ne recule prestement, ce qui mit fin au sortilège. Melgo et Kalon, habitués aux manifestations magiques, sortirent de dessous la table avant les autres clients. L'air s'était empli de l'odeur âcre du bois brûlé, l'hexagramme ardent avait entamé la table là où il était tombé, laissant une marque noire et profonde.
- Bâtard, ça c'est pas de la magie de bouseux. La dernière fois que j'ai vu ça, c'était à Dhébrox, le Pentacle Originel de la Pureté d'Or. Ou l'inverse.
- Il est si magique que ça, cet outil?
- Tu as vu toi-même. Pas besoin d'être sorcier pour comprendre, il me semble.
- Mais qu'est ce qu'il fait au juste?
- Je sais pas. C'est pas marqué dessus. Ca doit servir à faire des trous je suppose.
Le voleur prit avec déférence et prudence le Burin, le retourna entre ses doigts... rien a priori ne le différenciait de tous les autres petits burins de la terre, lui-même s'était souvent servi d'outils du même genre dans l'exercice de sa profession, et il n'avait jamais entendu parler de spécimen particulièrement magique. Un petit outil d'acier, de bonne qualité sans doute, mais rien qu'on ne puisse acheter contre quelques piécettes d'argent dans n'importe quelle échoppe de Thébin ou d'ailleurs.
- En tout cas mon hexagramme est foutu. Il est tout voilé maintenant, les boules. C'est mon père qui m'en avait fait cadeau quand j'avais cinq ans, pour mon premier sort. Vous me ferez penser à faire un saut chez le marchand demain, avant de partir.
- On aura largement le temps, j'ai bien l'intention de recruter des renforts. Pas question qu'on aille jouer les héros dans le désert sans une vingtaine de mercenaires pour nous escorter, j'ai passé l'âge de ce genre de sport, moi.
- Bonne idée, mais est-ce qu'on a les sous? Ca coûte cher vingt mercenaires, surtout qu'on est en pleine guerre. Réfléchissons, à raison de dix moustres d'argent par jour et par tête de pipe, le double pour les sergents, quatre suffiront, et le quintuple pour un officier, ça fait... attend... vingt-sept marques d'or et demie par jour, tu te rends compte?
- L'expédition ne durera pas des semaines, tu as vu sur la carte qu'on n'est pas loin. En outre tu es riche je crois, et moi-même, récemment, j'ai fait quelques... affaires avec l'intendance de l'armée. Et puis surtout, j'ai noté que les mercenaires étaient toujours plus nombreux au départ d'une expédition qu'à l'arrivée, faisons-leur signer un contrat subtilement rédigé avec des paragraphes en petits caractères, prévoyant qu'on ne paye qu'à la fin de la mission, et uniquement ceux qui reviennent!
- Hmmm... décidément Melgo, ta perversité m'étonneras toujours.
- Quelle perversité, est-ce ma faute à moi si l'illettrisme fait des ravages à tel point que bien peu savent lire leurs contrats? Par mon attitude je mets en lumière une injustice sociale! Et puis, c'est pour la bonne cause.
Et cependant, au dehors, tombait la nuit qui s'annonçait riche en rires, chansons et degré alcoolique.

II ) Où se prépare l'expédition.

Melgo et Kalon partirent de bon matin, n'osant réveiller leur compagne qui la veille au soir s'était effondrée, terrassée par les assauts de Baan, qui comme chacun sait est le dieu des fêtes bien arrosées. Ils écumèrent les tavernes du port et de Prytie, proposant à tous les fiers gaillards qu'ils rencontraient primes, pécules et retraites, ou en tout cas la perspective de quelques bonnes parties de bagarre. Ils n'eurent guère de mal à trouver leur bonheur, car des foules de mercenaires avaient accouru de tous les pays connus à l'appel des nations klistiennes, lesquelles nations étaient malheureusement peu en fonds actuellement, ce qui fait que beaucoup se retrouvaient sans emploi. Ils recrutèrent donc six fantassins Balnais lourdement armés et leur costral - ainsi appelaient-ils leurs sergents - deux cavaliers du désert connaissant parfaitement la région, un équipage de char Bardite composé d'un cocher, un archer et un lancier (mais sans leur char, qu'ils avaient perdu en route), un parti désoeuvré de neuf archers Esclaliens, venant du lointain septentrion, et un cavalier lourd de Mox, à l'aspect imposant. Melgo et Kalon assureraient le commandement des archers et des cavaliers, ainsi firent-ils l'économie des soldes des gradés. Ils décidèrent aussi de se passer du concours d'un officier. Par contre, il fallut acheter des chameaux pour ceux qui n'avaient pas de monture, des armes et armures pour ceux dont l'équipement laissait à désirer, ainsi qu'un char de guerre. En fait le char de guerre ne fut pas vraiment acheté, disons qu'il était tombé d'une charrette. Cependant il fallut convaincre les soldats chargés de la garde de bien vouloir le laisser tomber, ce qui entraîna encore des frais, le tout se montant, en comptant le menu matériel et les vivres, à quelques cent-soixante marques, autant dire une petite fortune(4).
Sook s'éveilla dès poltron-minet, c'est à dire vers midi, avec une éponge sablonneuse à la place du cerveau et une forte envie de mourir pour mettre fin à ses souffrances. A force de négociations elle parvint à convaincre ses vêtements de venir sur elle, manqua de se noyer dans une bassine en s'y lavant la figure, puis dégringola pitoyablement jusqu'à une table, qu'elle reconnut à sa marque hexagonale pyrogravée dans le bois.
- Patron, un truc qui réveille, sans alcool!
- Un poulet à la broche?
- Admettons, mais moins fort SVP, j'ai mal au crâne. Quelle heure il est?
- Midi madame.
- Ah.
Elle posa sa tête sur sa main et manqua de s'endormir. Puis un vague signal passa dans ses neurones pollués par les résidus de dégradation de l'éthanol, ce qui la réveilla.
- Midi? Où il sont mes amis?
- Ils sont partis ce matin tôt, ils m'ont dit de vous rappeler de passer chez le marchand.
- Ils vont encore dépenser tout mon blé et me ramener trois tocards boiteux, comme je les connais. Évidemment, comme c'est pas leur fric...
Elle continua à marmonner quelques temps en mangeant son gallinacé, et constata qu'il était fort à son goût. Elle félicita le chef, chose assez rare pour être signalée, puis sortit dans le port endormi par le soleil. Elle remonta à pied le petit kilomètre de route défoncée et raide qui séparait Sorclophres de Prytie, route bordée des pauvres tentes de marchands ambulants n'ayant pas les moyens de s'offrir un emplacement sur la minuscule place du marché de Prytie, cité assez exiguë. Aucun n'avait la moindre chance de posséder un hexagramme de cristal taillé par une nuit de pleine lune sur une montagne enneigée, mais elle jeta tout de même un oeil distrait à leurs marchandises, alimentaires pour la plupart. Elle arriva sous la porte nord de la ville, c'est à dire la seule. En tout cas la seule officielle, il faut dire que les remparts de Prytie sont fort anciens, datant d'un siècle où la ville était un avant-poste Pthaths entre un désert peuplé de sauvages hostiles et une mer infestée de pirates esclavagistes de la pire espèce, et il avait donc fallu bâtir des fortifications impressionnantes pour décourager les pillards de toutes sortes. Cependant depuis longtemps déjà, l'Empire n'entretenait plus la citadelle, et ses habitants n'en avaient guère les moyens. Donc les murailles épaisses, orgueilleuses, machicoulées et merlonnées de tous côtés, s'ornaient maintenant de multiples brèches amoureusement débarrassées de leurs blocs de pierre par des citoyens soucieux d'une part de conserver des issues dégagées pour leurs allées et venues, d'autre part d'acquérir gratuitement des matériaux de construction solides pour leurs demeures. Cet état de fait avait d'ailleurs épargné un siège pénible à la ville qui, comme on l'a dit, s'était rendue sans combattre.
Donc Sook passa sous la porte symboliquement défendue par une statue figurant un garde débonnaire, aux armes de "Mimelkis, vins et spiritueux, le fournisseur des soirées réussies", et s'engagea dans le dédale de petites ruelles malcommodes, dont les plus larges permettaient même à deux individus pas trop obèses de se croiser de front - c'est en tout cas ce que prétendait la chambre de commerce. Après mille détours, elle avisa une habitation parfaitement semblable aux autres, petite, carrée et blanche, avec une minuscule porte de bois fatiguée, et y pénétra sans hésitation. A l'intérieur régnait une fraîcheur agréable et une pénombre reposante, des étagères et des rayonnages ornés de mille motifs cabalistiques, dont même Sook ne parvenait à identifier qu'une partie, croulaient sous les sacs, fioles iridescentes, crânes difformes, bâtons noueux, bocaux dont il vaut mieux ignorer le contenu, animaux empaillés et talismans de toutes natures. Pendant du plafond, une collection de gousses et d'herbes séchées, jonchant le sol, des boîtes et des livres enfoncés dans une poussière séculaire. Il s'échappait de tout ce bric-à-brac un mélange d'odeurs fortes, tout à la fois écoeurantes et capiteuses. Il semblait que, en contravention flagrante avec les lois les plus établies de l'architecture, les dimensions intérieures de l'édifice dépassaient de loin ses dimensions extérieures(5). La sorcière s'approcha d'une bibliothèque où s'entassaient des codex aux noms évocateurs : La nécromancie pour les tout-petits, La magye sexuelle sans risque (avec un préservatyf runique ci-inclus), Les mille histoires drôles de Muad'dib par la princesse Irulan, l'indicateur de chemins de fer des Terres du Milieu, La tératologie du chat - étonnez vos amis, le Compendium Absolu des Cent Machines de Guerre qui ne Marchent Jamais, The Necronomicon - part IV, revenge of Shub-Niggurath, l'Argus des épées magiques, San-Antonio et le temple maudit, L'ère du Verseau, par Aloysius Litaire, et divers autres ouvrages d'intérêts tout aussi discutables. Sook prit un petit livre assez épais intitulé "Les dieux grotesques du monde méridional, leurs adeptes stupides et leurs cabanes à superstition", édité par les Presses Anticléricales de Burzwala. Une voix chevrotante se fit entendre à ce moment.
- Que puis-je pour vous mademoiselle Sook?
C'était un très vieil homme, tout petit, vêtu de noir, avec un visage anguleux orné d'une très longue et très fine barbe toute blanche. Ses mains couvertes de bagues de grand prix étaient toujours en mouvement, et ses doigts longs et sec semblaient avoir gardé toute leur souplesse malgré les ans. Il avait l'air aimable et bonhomme, pour tout dire commerçant, mais pourtant un sentiment désagréable avait étreint Sook, la prévenant qu'elle avait tout intérêt à ne pas chercher noise à ce vieillard.
- Je vais prendre ce livre et un hexagramme d'identification.
- Mais bien sûr - il fouilla sous le comptoir, dans la caisse aux petites fournitures communes, et en ressortit l'objet de cristal - ça nous fera une marque et quatre moustres.
Sook posa distraitement la somme sur le comptoir et fit mine de sortir, perdue dans la lecture de sa dernière acquisition. Le marchand reprit :
- Madame, j'ai dit "ça fait une marque et quatre moustres".
- Je vous ai payé non?
Le visage navré et contrit du commerçant faisait peine à voir, visiblement il attendait quelque chose. Sook se souvint alors des coutumes du pays.
- Oh pardon. Hum Hum. QUOI? SEIZE MOUSTRES POUR CES VIEILLERIES? Tu es un voleur ou un marchand? Il est hors de question que je paie plus d'une marque pour tes horreurs, et encore, c'est cher payé pour une si piètre marchandise.
Le marchand, reprenant sa superbe, enchaîna avec un art consommé et une vive satisfaction :
- Ah mais ma petite dame, les temps sont durs pour un pauvre commerçant dans un pays en guerre. Vous m'étranglez...
etc...
Finalement elle s'en tira pour treize moustres et dix minutes de discussion, au cours desquelles elle se débrouilla pour apprendre que l'habile boutiquier ignorait tout d'une déesse nommée M'ranis. Elle sortit et prit la direction de la place du marché, accolée à la muraille. Elle y fut hélée par Kalon qui, avec Melgo, conduisait la troupe. Ils sortirent de la ville sans que quiconque ne cherche à les arrêter. Ils prirent la direction du sud-est, vers le désert, la gloire et les hypothétiques lignes ennemies.

III ) Où nos héros font preuve de ruse, ce qui est bien rare.

Ainsi en fin d'après-midi se mirent-ils en route dans la campagne aride de Prytie. Ils parcoururent quelques lieues avant que la nuit ne tombe, brutalement, comme toujours en ces contrées. Ils établirent leur camp sur un promontoire qui surplombait la piste, Melgo raconta de belles histoires au clair de lune, narrant avec force détails, maintes gesticulations et moult exagérations ses exploits et ceux de ses compagnons, les périls qu'ils avaient traversés et la manière dont ils les avaient surmontés. Pendant ce temps, Sook demanda à Kalon de lui apprendre quelques passes d'armes qui pourraient lui être utiles. Elle ne pouvait guère porter l'épée vu sa constitution, mais commençait à manier la dague balnaise de façon point trop ridicule. On organisa les tours de garde, Sook prépara quelques sortilèges avant de dormir, la nuit se déroula sans incident. Ils se remirent en route tôt pour profiter de la fraîcheur matinale. Donc, en milieu de matinée, alors qu'ils arrivaient en lisière du Naïl, ils rencontrèrent la première épreuve.
Juchée sur un roc formant un socle naturel adapté à sa taille, à un détour du chemin, était couchée une étrange créature. Son corps était celui d'un lion, brun, au pelage ras, mais deux fois plus long qu'il n'aurait dû. Sa tête et buste étaient ceux d'une femme, belle malgré sa taille et le désordre de sa chevelure blonde. Dans ses terribles yeux d'azur pâle où on pouvait se perdre, luisait un appétit qui n'avait rien, hélas, de sexuel. Elle regardait Melgo qui sut tout de suite à quoi il avait affaire.
- Malédiction, nous sommes perdus, un sphinx. Je connais ces créatures, inutile de fuir, nous somme trop près.
La voix enjôleuse et pourtant terrible de la créature retentit, ses lèvres découvrirent une belle rangée de crocs.
- Melgo, fils de Pthath, envoyé des dieux, je vais te dévorer séance tenante si tu ne réponds à mon énigme. Approche-toi...
Le voleur fit faire quelques pas à sa monture, qui bizarrement n'était guère effrayée. Il dit :
- C'est l'homme.
- Pardon?
- C'est l'homme qui au matin de sa vie...
- Divin Melgo, l'usage veut que l'on réponde à l'énigme APRES qu'elle ait été posée.
- Ah, pardon, je t'écoute Sphinx.
- Bien. Voilà : Quel est cet étrange animal qui le matin marche sur...
- C'est l'homme! Tu m'excuseras, mais nous sommes pressés.
Le Sphinx regarda le voleur d'un air mauvais, puis ennuyé.
- Tu ne veux même pas voir la scène où je me dévore de rage? J'ai répété toute la nuit tu sais!
- Bon, vas-y, on te regarde.
Le monstre se leva d'un air furieux et hurla :
- Maudit sois-tu, toi qui a la main de M'ranis sur l'épaule droite, ta ruse a triomphé de ma force. Va accomplir ton destin, mais sache qu'il sera tragique!
Et effectivement, la bête se déchira les entrailles de rage et expira dans un râle et un gargouillis sanguin du plus bel effet. Melgo fit signe à son arrière-garde médusée, qui reprit la route.
Une bonne heure plus tard, alors qu'il commençait à prêter attention aux suppliques de son estomac, Melgo vit se découper en contre-jour une silhouette hiératique, massive, léonine, couchée sur un roc de belle taille.
- Là, voyez, un autre sphinx!
Melgo fit arrêter la troupe et, comme la première fois, galopa vers le monstre. Il avait le pelage sombre, presque noir, les yeux et la crinière rouge, sa tête était celle d'un homme au teint sombre et aux traits massifs. Un rugissement retentit, qui fit cabrer le cheval, suivi d'une voix ressemblant au bruit d'une obélisque traînée sur un sol rocailleux par deux-mille esclaves suants (le bruit des coups de fouets et les insultes des gardes-chiourme sont en option).
- Es-tu Melgo, le misérable rejeton de Pthath que je dois attendre ici?
- C'est moi. Je suppose que je dois répondre à une énigme.
- C'est cela, une énigme. Trouve la solution, et tu pourras passer avec tes amis, mais si tu faillis, je te dévore. Enfin, disons plutôt que je t'ouvre et que je laisse les vautours te dévorer, parce qu'avec toutes ces histoires de Kreutzfeld-Jacob, tant qu'on n'a pas prouvé que le prion ne se transmet pas de l'homme au sphinx, j'ai décidé de devenir végétarien. Je vais te gâter, j'en ai une nouvelle à te soumettre.
- Aïe. Vas-y, je t'écoute puissant sphinx.
- Voilà, faible Melgo. Quel est donc l'étrange animal, qui le matin marche sur quatre pattes, à midi sur deux, le soir sur trois, et qui ne soit point l'homme?
- La gerboise crêpue du Haut-Médocq.
- Nenni, mortel, c'est la gerb... êêh?! Tu connaissais la réponse?
- Un dieu me l'avait racontée(6).
- Bon, d'accord, je suis bon prince. Tu peux passer, bougonna le terrible monstre.
Melgo resta de marbre.
- Qu'attends-tu, mortel, une invitation écrite?
- Tu dois te dévorer les entrailles non? C'est la tradition?
- Je t'ai dit que j'étais végétarien. Passe ton chemin et cesse de m'importuner avec tes billevesées.
Et Melgo s'en fut, suivi de sa troupe, interdite. Après un repas sans histoire à base de crotale grillé à la sauce vautour sur son lit de scorpions jaunes, hommes et bêtes se remirent en marche sous un soleil de plomb. Vers le milieu de l'après-midi, alors que fatigue et chaleur étourdissaient les conscience, Melgo entrevit au loin, sur le bord de la route, une silhouette que par fainéantise je m'abstiendrai de décrire.
- Tiens, encore un sphinx, nota-t-il avec un brin de lassitude dans la voix.
Ils s'avancèrent sans trop se presser, gageant que cette fois encore, ils n'auraient pas à combattre. Ce spécimen-ci présentait la même taille que ses deux congénères, mais sa peau, sa crinière, son visage et même ses yeux semblaient de pierre. Il était immobile, le regard fixé sur l'horizon, et ne prêta pas attention à Melgo. Ce qui pouvait sembler logique de la part d'une statue.
- Vous avez vu? Son socle est gravé de runes, nota Sook.
- Hiéroglyphes, corrigea Melgo, c'est le mot consacré.
- Puisque tu es si malin, déchiffre-les!
- Euh, et bien c'est facile, fit Melgo en descendant de cheval et en se penchant sur la pierre brûlante. Nous avons ici un chacal à tête de hibou, qui se prononce "Bê", suivi du petit pêcheur à la ligne accroupi qui se prononce "kou", ou "ko", puis on trouve un cartouche de type non-théban qui comporte le héron velu "bis" et le chat à trois cornes "vê". Mais attention, car ce petit motif à demi effacé pouvait induire une déclinaison dative, auquel cas le chacal à tête de hibou représente le nom du Pancrate Boubinos XIV et donc le cartouche, qui serait dans ce cas d'époque Médionite au moins, se prononcerait "kaweth". Cette hypothèse peut être étayée par le glyphe "vor" des deux serpents copulants, qui n'était déjà plus d'usage courant au 7ème siècle. Ah, mais suis-je sot, je n'avais pas vu que la barque coulante " mû" était inversée, ce qui signifie que la stèle se lit de haut en bas et non de gauche à droite, comme c'est l'usage courant. Dans ce cas...
Sook l'interrompit.
- Bon d'accord, j'ai compris, je vais faire une lecture des langues. Allez me chercher une souris.
- Une quoi?
- Souris. Rongeur. Muridé. Petite bestiole chafouine aux oreilles rondes. Il faut sacrifier une souris pour le sort de lecture des langues. Ou un sacrifice humain, à vous de voir.
Bizarrement, aucun des hommes d'armes ne se porta volontaire pour l'immolation. Ils s'égayèrent avec détermination parmi les rocs et les dunes à la recherche de ces petites boules velues et craintives qui ont ceci de commun avec la police qu'on n'en trouve jamais quand on en a besoin mais qu'il vous en tombe dessus des wagons entiers dès que vous venez à redouter leur survenue. C'est en vertu de ce principe qu'un des fantassins Balnais, fort intelligent et très érudit, s'installa sur un rocher et pensa très fort "pourvu que les souris n'arrivent pas, pourvu que les souris n'arrivent pas!". Il revint triomphalement devant Sook, portant dans sa cape les quinze kilos de gerboises diverses aux nombres de pattes variables qu'il avait récoltés de cette singulière façon. Pour ceux qui ignorent ce qu'est une gerboise, qu'ils sachent d'abord que je les méprise, et ensuite que ce n'est pas une bière, ni une baie confiturifère poussant sur les ronces, ni un récipient en usage dans les vomitori balnais, mais une souris sauteuse du désert à grandes pattes et petite cervelle (Mouaddibus Vulgaris). La petite sorcière en prit une par la queue, lui coupa la gorge de sa Dague Maléfique des Petites Immolations Sans Grande Importance et répandit sur la stèle le sang impur qui, comme de juste, vint abreuver les sillons de la pierre, comme dit la chanson. Elle marmonna une rapide objurgation(7), traça dans l'air un triple pentagramme, qui resta illuminé en l'air, puis devant ses yeux les hiéroglyphes énigmatiques semblèrent fondre, grouiller, se dissoudre, enfin se recomposer en langue commune que Sook lut à ses camarades assemblés et ébahis devant tant de miraculosités(8).
- Une statue de qualité s'achète chez Selkos, artisan à Prytie, rituel, funéraire, façades, monumental, fantaisie, Méfiez-vous des imitations. Dis-moi Melgo, elle est passionnante ta pierre.
Mais Melgo était perdu dans la contemplation d'un objet qu'il avait trouvé. Son oeil avait été providentiellement attiré par un éclat rougeoyant dans le sable, juste à côté du sphinx de granite. Il s'était penché, avait plongé sa main dans le sable chaud et en avait retiré un objet de cuivre, long comme la main, aux courbes sensuelles, qui semblait avoir été forgé la veille et pourtant dégageait une sensation d'ancienneté sans nom. Une petite lampe à huile. Et le voleur fut pris d'un irrépressible désir de la frotter.

IV ) Où nos héros font preuve de bêtise, ce qui est plus fréquent.

Donc Melgo, les yeux hagards, comme possédé, frotta frénétiquement la lampe avec la manche de sa broubaka. Ses amis et les mercenaires voulurent l'en empêcher, mais il était trop tard, déjà par l'orifice habituellement occupé par la mèche s'échappait un bien étrange ruban de fumée blanche, qui prit de l'ampleur et s'agita dans des directions qui n'avaient rien à voir avec le vent. Le ruban se divisa en petits rubans qui se divisèrent à leur tour, puis s'entrelacèrent en arabesques compliquées, dessinant peu à peu un volume mouvant.
C'était un génie de taille respectable, sans membres inférieurs, bien sûr, avec un torse large, musclé et basané devant laquelle il croisait ses bras puissants cerclés de joyaux, comme il se doit. Son visage sévère et carré s'ornait assez bizarrement d'une longue chevelure blonde et d'yeux d'un bleu profond - Melgo n'avait jamais entendu parler d'un génie nordique, sans doute un travailleurs immigré. Sa voix tonna lorsqu'il prononça la formule rituelle.
- Parle, Maître, et je t'obéirais.
Melgo consulta ses amis d'un regard implorant, mais aucun ne put rien faire pour lui. Tous savaient bien entendu que les génies étaient des créatures mortellement dangereuses sous des abords serviables, à peu près invincibles, et Sook ne se donna même pas la peine de préparer un sortilège de protection. Le voleur se reprit et demanda :
- Tu es un génie, non?
- Oui divin Melgo, protégé de M'ranis.
- Tu peux donc exaucer mes voeux.
- Oui, Maître, et au troisième je reprendrais ma liberté.
L'esprit de Melgo fonctionna à toute allure. Certes il pourrait demander à la créature magique de transporter tout le monde devant l'antre du monstre de créature de Zarthraognias et de la tuer promptement afin de s'emparer du trésor, mais s'il avait trois voeux, il pourrait au moins utiliser le premier pour son profit personnel. Une pensée certes peu glorieuse, mais il est vrai que la profession de malandrin prédispose rarement à l'honnêteté. Notre voleur songea à demander or et richesse, mais il se dit que le génie lui amèneraitde telles quantités de joyaux qu'ils ne pourraient pas tout transporter sur leurs camélidés et devraient en laisser au milieu du désert. Idée inconcevable pour le Pthaths, si avare qu'il lui était arrivé durant son enfance de marchander les aumônes qu'on lui faisait lorsqu'il quémandait à la sortie des temples. Donc il préféra demander quelque chose de plus transportable.
- Génie, donne-moi le joyau le plus cher de toute la Terre.
- Oui, Maître.
Et dans un petit "pouf" et un nuage blanc apparut dans sa main un parchemin qu'il tendit à Melgo, qui le déroula et le lut.
- Par la présente nous reconnaissons que le diamant "Titan des Monts de Feu" est la propriété de Malig, voleur de Thébin. Signé par les puissance chthoniennes, division des attributions préhumes. Qu'est-ce que c'est que ça?
- Et bien c'est un titre de propriété, je t'ai donné le plus gros diamant du monde. Quel est ton deuxième souhait, Maître?
- Attend une minute, où est mon diamant?
- Comme son nom l'indique, dans les Monts de Feu. Je te préviens qu'il n'a pas encore été extrait.
- Maismaismais... je le voulais ici!
- Tu m'as dit de te DONNER, pas de t'apporter. Si tu as des réclamations, nous pouvons toujours demander l'arbitrage de la Commission Mystique du Pentagramme d'Airain, mais je te préviens que la jurisprudence m'est favorable. Je citerais pour mémoire l'affaire Mérilkor le Banni contre SHHshKshsa, où le plaignant...
- Ca va, épargne-moi les détails légaux et laisse-moi réfléchir.
Et le rusé Melgo se prit la tête dans les mains et réfléchit quelques instants.
- Voici mon souhait, génie, je veux que la plus belle femme de l'univers soit mienne ET que tu me l'apportes.
- Je devrais te compter deux voeux, mais soit, qu'il ne soit pas dit que je suis mesquin. Que ta volonté soit écrite et accomplite(9).
Et le génie fit un ample mouvement de bras qui eut pour effet de faire apparaître devant le voleur un coffre en bois précieux, splendide quoique fort ancien, orné de runes cryptiques comme elles le sont toujours.
- Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire?
- Ce que tu as demandé est à l'intérieur.
Melgo poussa le couvercle qui se brisa en tombant dans le sable. A l'intérieur gisait une hideuse momie racornie, grise et poussiéreuse, aux orbites béantes et à la bouche grande ouverte sur sa gorge desséchée.
- Tu peux m'expliquer ce que c'est que cette merde?
- C'est Malachieva, la Concubine Céleste. C'est la plus belle femme qui ait jamais vécu, on dit que pour elle le roi de Béliste Arkaron Ier vendit son royaume, ses forteresses, ses biens et par la suite se vendit lui-même comme esclave pour satisfaire ses caprices. Elle fut ensuite l'épouse de...
- Mais elle est morte!
Le génie se pencha sur le sarcophage et tâta le pouls de la momie d'un air inspiré.
- Certes. Mais c'est la plus belle femme de l'univers.
- Tu m'as bien eu.
- Non, j'applique la législation. Dans l'affaire Gahaborzam le Fulmineux contre Fshhshen, un cas similaire s'était produit et...
- Ok, ça va. Bon, ben on n'a plus qu'un souhait si je compte bien?
- Certes, divin Melgo, fils de Pthath, Celui Qui A La Main De M'ranis Sur L'Epaule Gauche.
Melgo se renfrogna, apparemment le Génie prenait un malin plaisir à contourner ses voeux en le prenant au pied de la lettre, il fallait donc être subtil. Il comprenait maintenant pourquoi ces créatures étaient si redoutées, s'il avait demandé de l'eau, il se serait trouvé noyé. S'il avait demandé de l'or, il aurait été écrasé par le métal précieux. S'il avait demandé des femmes vivantes, il se serait retrouvé au milieu d'une tribu d'amazones, attaché au poteau de torture. Mais il trouva un moyen de contrer la mauvaise volonté de son interlocuteur magique.
- Alors tu vas tous nous conduire devant l'antre de la créature de Zarthraognias, et en faisant en sorte que nous ne puissions pas nous plaindre de tes services, as-tu compris?
- Euh, je... Que ta... euh, c'est un peu inhabituel comme requête.
- En es-tu capable?
Le visage rougeaud suait à grosses gouttes, il n'avait pas pensé à ce genre de chose.
- Formellement, ça ne pose pas de problème, mais...
Puis un soupçon de sourire passa sur les lèvres de la créature, un éclat de malice fila dans ses yeux d'azur.
- Soit, je ne discute pas tes ordres, Maître.
Et soudain autour de nos trois héros et des vingt deux mercenaires, le décor sembla vibrer, puis fondre. Ils se retrouvèrent dans l'obscurité et le silence, pas même troublé par les respirations, durant une longue seconde, puis le décor se ralluma autour d'eux, et ils surent que conformément au souhait de Melgo, ils avaient été transportés devant le lieu de leurs futurs exploits. Le voleur compta ses camarades, puis ses membres, et enfin jeta un regard panoramique sur le paysage. Ils étaient dans la large vallée d'un oued mort depuis pas mal d'éons, en face d'eux, dans la colline escarpée, à une centaine de pas, béait l'entrée ronde d'une caverne obscure. Sur leur droite, à une cinquantaine de pas, un monstre hideux, mi-reptile, mi-insectoïde, mi-végétal(10), attendait patiemment, au sommet d'une dune, et admirait le groupe de ses petits yeux noirs et gourmands(11). Imaginez le croisement d'un homard violacé, d'un demi-poulpe et d'une mante religieuse velue à cornette, ajoutez quelques appendices tirés au sort dans un précis d'anatomie des insectes, vomissez par-dessus et vous aurez une idée de la splendide vision qui s'offrait aux yeux révulsés de nos héros. Ramassée, la bestiole paraissait atteindre les dix pas de long. Mais ce n'était pas ça qui étonna le plus Melgo. En effet, sur la gauche, occupant toute la largeur de la vallée, un grand échafaudage haut comme deux hommes avait été monté et il était rempli d'une grande quantité de gens du désert, bruyants et agités, qui saluèrent l'arrivée inopinée de nos héros par une clameur à faire vibrer les rochers. Ils virent aussi que partout, sur les collines, aux pieds de l'estrade, et même suspendu dans les air comme par magie, étaient installées d'innombrables pancartes dont voici quelques spécimens :

" M'ranis, une déesse pour la vie "
" Adhérez maintenant au culte de M'ranis, demain ce sera plus cher "
" Clergé de M'ranis, mariages, baptêmes, enterrements, bar-mitzvah "
" Un coup de barre, M'ranis et ça repart "
" Engagez-vous, rengagez-vous dans le clergé de M'ranis, vous verrez du pays, vous aurez prime, pécule, retraite "
" M'ranis, juste fais-le "
" Les Saintes Aventures du Prophète Melgo sont sponsorisées par M'ranis, la déesse qu'il vous faut "

- Qui... qui sont ces gens? Demanda le prétendu Prophète, rouge de colère.
- Des spectateurs apparemment.
- Mais, qu'est-ce qu'ils veulent voir?
- Je suppose qu'ils sont là pour assister à votre épique victoire sur les forces maléfiques, ou alors qu'ils viennent voir votre héroïque trépas, les braves gens. On dirait bien que ces individus, sur la gauche, prennent les paris. Vous êtes à cinq contre un si mes yeux ne me jouent pas de mauvais tour.
- Mais, qui les a prévenus?
- M'ranis, la petite déesse rigolote de la violence, de la destruction, du sexe, de la recherche scientifique et de tout un tas d'autres trucs marrants, a envoyé des invitations à tous les bédouins de la région. Ce sont des gens très religieux vous savez, une invitation divine ne se refuse pas, surtout si c'est un spectacle gratuit.
- Mais qui c'est cette M'ranis à la fin?
- Tu ne connais donc pas la déesse dont tu es le Prophète?
- JE NE SUIS LE PROPHÈTE DE PERSONNE!
- Je te déconseille d'aller leur dire en face, ils seraient fichus de t'écorcher vif pour apostasie et blasphème à l'encontre du Saint Nom de Melgo, le Premier Porteur du Mystère Étincelant.
- Bonbonbon. Admettons. Alors je suppose que la bestiole bavante sur le rocher, c'est la fameuse créature qu'on doit tuer?
- Et bien en fait non, c'est moi qui ai invoqué cette V'RronGü Tch'Raî femelle. Elle fait partie du voeu.
- Pourquoi? Comment? Quoi-t-est-ce-que?
- J'ai trouvé un moyen pour exaucer ton voeu. Si tu te souviens bien, tu voulais qu'on ne puisse pas se plaindre de mes services, n'est-ce pas?
- Ouiiiii...
- Et bien, une fois qu'elle vous aura occis, vous ne pourrez plus vous plaindre de rien. Finement joué non?
- Vermine infecte, reviens ici que je te...
Mais déjà le Génie volait en riant de bon coeur vers les gradins, où il s'adressa à la foule en liesse de sa voix de stentor.
- Bienvenue mesdames et messieurs au plus grand miracle de l'année, où vous pourrez admirer le splendide combat qui opposera le Très Saint Père de la Foi Melgo le Prophète (clameurs), accompagné de ses apôtres et hommes d'armes (applaudissements), à l'horrible et répugnante créature de Zarthraognias (huées). Mais auparavant, il devra s'échauffer en affrontant la terrible V'RronGü Tch'Raî femelle (boou) placée sur son chemin par le Malin cornu et barbichu (sifflets). Applaudissez bien fort le Prophète, il le mérite (clameurs derechef).
Et pendant ce temps, la bien vilaine créature descendait de sa dune, nonchalamment, en étirant un à un tous ses membres et pseudomembres barbelés. Cela prit un certain temps.

V ) Où le combat fait rage, mais pas l'imagination pour trouver des titres.

Tandis que lentement s'avançait la créature, les soldats se massaient respectueusement autour de Melgo, et le Bardite conducteur de char lui demanda avec déférence et en choisissant ses mots, comme s'ils étaient destinés à être gravés dans le marbre pour l'éternité :
- Seigneur Prophète, envoyé de la Déesse, dis-nous de par ta bouche comment terrasser cette bête infernale.
- Arrrgleu, émit le voleur, rageant. Puis il réfléchit à toute vitesse, ils étaient dans un vallon escarpé, les gradins barrant une issue, le monstre à l'autre. Le combat était inévitable.
- Sook, un plan à proposer?
- Démerde-toi, Très Saint Père Qui A Les Foies, c'est pas moi le fils du ciel, bougonna la petite sorcière jalouse de l'attention accordée à son ami par les puissances célestes.
- Charmant, merci. Et toi Kalon, une idée?
- Le ventre. C'est là que c'est mou.
Effectivement, se dit Melgo, la bête approchait en rampant sur ses pattes articulées, et en prenant bien soin de ne pas exposer sa face interne.
- J'ai un plan, archers, restez ici, sous la protection des fantassins, le char, les trois cavaliers, Kalon et moi-même allons tournoyer et galoper autour de la bête pour la désorienter. Si elle se relève, alors frappez-la de vos traits dans son ventre. Hardi joyeux compagnons, sachons nous battre avec courage et que la victoire oigne nos armes...
- Oui, oui, et moi alors, demanda Sook.
- Euh, tu restes en arrière et tu prépares tes sorts les plus meurtriers, au cas ou ça tournerait mal.
Puis, se tournant vers sa cavalerie :
- Taïaut, mes preux, sus à la bête.
Et dans les cris de guerre farouches et un nuage de poussière, la cavalcade s'en fut donner la charge au monstre. Comme ils avaient fière allure, galopant dans le rougeoiement du soleil couchant. Cependant, alors que le titan à l'armure chitineuse n'était plus qu'à vingt mètres, celui-ci se redressa vivement - les archers n'osèrent tirer car leurs collègues étaient dans la ligne - ouvrit ses mandibules poisseuses de quelque pus verdâtre, et émit un bruit.
Prenez un bâton de craie de trois mètres de diamètre, appuyez-le contre le plus grand tableau noir du monde avec une presse hydraulique, faites coulisser et enregistrez soigneusement le son produit. Mixez-le avec le cri du cochon qu'on égorge avec une aiguille à tricoter rouillée, une turbine d'hélicoptère russe au décollage et un ouvrier du bâtiment chantant "Djobi djoba" en chinois mandarin, faites passer le tout dans la sono de la tournée de Led Zeppelin, le volume à fond.
Inutile de dire que les chevaux apprécièrent modérément. Ils se cabrèrent et jetèrent à bas leurs cavaliers avant de s'enfuir à toutes jambes, le char se renversa, écrasant son archer, bref la charge fut arrêtée net. Melgo, ivre de rage, harangua les survivants qui se relevaient péniblement.
- Tous dessus, étripez-le, on va l'avoir!
Et il joignit le geste à la parole en se ruant sabre au clair sur le travers du monstre qui, quant à lui, s'intéressait surtout aux chevaux du char, bien gras et dodus. Sook ne put lancer le sortilège iridescent qu'elle tenait à grand peine dans sa main ouverte vers le ciel, la boule de feu. C'était le sortilège le plus classique de la magie de bataille, simple à mettre en oeuvre, pas très subtil mais toujours efficace. Elle criait aux soldats :
- Ecartez-vous donc bande d'andouilles, je vais me le faire!
Mais elle ne fut pas entendue et tous, fantassins, archers et anciens cavaliers se lancèrent dans l'assaut frontal, espérant déborder par le nombre les défenses rapprochées de la chose. Las, ardeur et victoire ne font point toujours bon ménage, et la créature avait toujours plus d'yeux, pattes et tentacules qu'il n'y avait d'attaquants, tous furent frappés, projetés au loin, blessés par les ergots ou les ventouses, nul, pas même Kalon, le barbare des steppes nordiques, ou Melgo, le rusé voleur de Thébin, ne parvint à porter un seul coup au terrible monstre, sous les yeux de la foule. Le monstre s'apprêtait à écraser sous sa masse impressionnante trois hommes, dont Kalon, quand un éclair blanc déchira le ciel dans un bruit de, euh, truc-qui-fait-des-bruits-bizarres-et-pas-de-chez-nous(12), et alors il se forma devant le champ de bataille, flottant à dix mètres au dessus du sol, un cercle au travers duquel on pouvait voir non point l'habituel ciel bleu, mais une terre brune, désolée, aux arbres rares et noircis par le feu. Et traversant le cercle vint un cavalier au galop.
Sa monture était zébrée de vert et de noir, maigre et pourtant puissante, ses sabots étaient fourchus, de l'airain le plus pur, sa crinière d'ébène et ses yeux rouges étaient luisants d'éclairs. L'homme était vêtu d'une armure curieusement articulée, comme nul dans l'assistance n'en avait jamais vue, cannelée, garnie de nombreuses et longues pointes, entièrement noire à l'exception d'un signe rouge sur sa poitrine et sur son écu, huit flèches grossières émanant d'un moyeu central.
La foule applaudit bruyamment.
- Qu'il s'avance, celui qui a nom Kalon, afin de subir céans la morsure fatale de Balkrin, l'épée de feu, et de son porteur Ghindras le Cent Fois Maudit.
- Minute, répondit l'intéressé, j'ai du boulot.
Mais l'intervention du mystérieux cavalier avait fait évoluer la situation, en effet le monstre, surpris, avait bêtement relevé la tête pour voir ce qui lui arrivait dessus, et un archer plus malin que les autres, ou moins impressionnable, en avait profité pour décocher une flèche qui se ficha entre deux segments internes. La blessure eut été bénigne si la créature, dans un réflexe idiot, n'avait point immédiatement rabaissé la tête pour se protéger. L'empennage de la flèche appuya alors sur le sable et la pointe s'enfonça dans le corps mou, touchant quelque organe important et douloureux, car le monstre fut pris de convulsions spectaculaires, que seule l'échelle de Richter eut permis de mesurer. Melgo en profita pour se relever et achever le travail à la dague (il avait perdu sa rapière) avec une superbe technique s'apparentant à celle du rodéo, suivi de tous ceux qui étaient encore valides. Jetons un voile pudique sur la scène de boucherie qui s'ensuivit.
- Bon, on peut y aller maintenant? Demanda le providentiel inconnu après la curée.
- Fini, acquiesça Kalon en essuyant son Etripeuse.
- Bien. Apprête-toi à périr céans, Kalon l'Herboriste, et à voir ton âme déchiquetée par ma funeste épée qui...
- Héborien.
- Pardon?
- Héborien je suis. Né à Héboria.
- Tu n'es pas Kalon l'Herboriste, incarnation du Champignon Eternel, porteur du Sécateur Runique?
- Non. Héborien.
L'inconnu sortit d'une besace un parchemin et l'étudia avec une extrême attention.
- Aaaaaaaaaah, oui, je vois. Et ben vous allez rire, je me suis gouré de dimension, j'ai tourné à gauche après le donjon des quatre-mondes. Bon ben salut alors, et sans rancune!
Et donc s'en fut vers son tragique destin Ghindras le Cent Fois Maudit, porteur de Balkrin l'épée de feu, victime d'un mauvais aiguillage, dans un éclair et un drôle de bruit. Puis le Génie reprit :
- Superbe action des Héros de la Vraie Foi Inextinguible grâce à l'intervention inopinée d'un archange, qui nous permet de passer à la suite de notre miracle, à savoir le combat contre la créature de Zarthraognias, qui aura lieu dans la caverne. Toutefois ce splendide Miroir Intangible Aérien vous permettra de suivre le déroulement du miracle dont bien sûr vous ne manquerez rien, restez donc fidèles à la Compagnie M'ranite de Retransmission Oecuménique.
Un grand rectange gris lumineux se matérialisa dans les airs, juste devant les spectateurs ébahis.
- Bon, il va falloir qu'on y aille on dirait, fit Melgo, pressé d'en finir avec cette histoire qui le dépassait.
- On ne pourrait pas s'enfuir? Demanda Sook ingénument.
- Tu vois les gens là-bas?
- Tu sais bien que non.
- Oh, excuse, j'oubliais. Ce sont tous des nomades du désert, des bédouins. Je ne suis pas sûr qu'ils nous laissent fuir dix mètres avant de nous tuer. Enfin, s'ils sont de bonne humeur, ils nous tueront, sinon...
Melgo fit le compte de ses forces, les chameaux et les chevaux s'étaient enfuis, mais il avait bon espoir d'en récupérer quelques-uns. Le char était intact, renversé, et ses chevaux avaient les jambes brisées, il fallut les abattre. L'archer était mort, l'échine brisée, ainsi qu'un cavalier nomade, son collègue et deux fantassins avaient des membres brisés et ne pouvaient plus combattre. Restaient donc valides cinq fantassins Balnais, le chevalier Mox en armure, le lancier et le cocher Bardite, ainsi que toute l'archerie esclalienne, soient dix-sept hommes, diversement contusionnés mais au moral d'acier puisqu'ils étaient victorieux, et qu'en outre ils avaient à leurs côtés une sorcière puissante, un barbare massif et surtout un saint homme énervé.

VI ) Où l'on se livre à notre séance habituelle de spéléologie.

Il s'exhalait de la grotte aux contours sculptés par le vent un souffle chaud et sec, continu et puissant, qui portait aux aventuriers la promesse d'un maléfice ancien.
- Qui passe en premier? Demanda Sook d'un air peu rassuré.
Melgo alluma les trois lanternes qu'il avait achetées et en distribua deux à Kalon, et à Selkir, le sergent Balnais. Il prit la tête de la colonne car ses yeux exercés de voleur avaient les meilleurs chances de détecter les chausse-trappes habituelles dans ce genre d'endroit. A ses côtés se tenait Vellogiar, le guerrier Mox maniant un impressionnant espadon à deux mains. Derrière, deux archers armés de dague et de couteaux de jets, leurs grands arcs étant impropres au tir dans des lieux aussi exigus, suivis de Sook et Kalon, Selkir et ses quatre hommes, puis tout le reste des archers et les deux survivants de l'équipage du char. Ainsi entrèrent-ils dans la grotte, l'oreille aux aguets, prêts à affronter la mort aux mille visages qui pouvait se tapir dans les recoins les plus inattendus. Le couloir décrivit une large boucle, puis une autre plus serrée, et déboucha dans une caverne irrégulière aux murs et plafonds recouverts de boue séchée, ornées de scènes cynégétiques ou martiales peintes dans un style primitif mais non dénué de grâce. Les personnages figurés avaient une silhouette élancée, un long cou, une tête triangulaire et une longue queue dont ils se servaient apparemment avec dextérité pour la chasse et la guerre. Sur un mur, le gibier n'était que trop reconnaissable, de petits bipèdes gras et malhabiles que les créatures démembraient frappaient sans pitié et dévoraient goulûment.
- Des hommes-serpents, murmura Melgo avec crainte, c'est une tanière d'hommes-serpents. Les étrangers croient qu'ils ne sont que légendes, mais ceux du désert savent bien qu'il n'en est rien. Ils régnaient sur ces terres désolées avant nous et ils nous survivront sans doute. Espérons qu'ils ont abandonné cette tanière.
Un bruit sec émana de l'extrémité de la grotte et un sifflement fendit l'air, un éclair d'acier traversa la caverne à une vitesse folle et frappa l'armure du guerrier Mox, mais sans doute la pointe était-elle émoussée, ou bien la cuirasse d'une facture exceptionnelle, car le carreau d'arbalète fut dévié par l'acier cannelé, passa à toute allure derrière le cou de Melgo et se ficha dans la paroi rocheuse du boyau.
- On nous attaque!
Des sifflements emplirent la grotte, des flèches provenant de la droite et du fond de la caverne plurent sur les assaillants. Le Mox mit genou à terre et son bouclier reçut deux projectiles, un autre se ficha dans le bras d'un des archers Esclaliens qui tomba par terre, le visage grimaçant de douleur. Ses camarades avaient tiré leurs couteaux de jet et s'étaient postés en ligne contre la paroi, attendant pour tirer de voir leurs adversaires. Sur leur flanc gauche surgit d'une fissure, avec une souplesse mortelle, une créature, puis une deuxième, portant chacun une courte lance. C'étaient bien les terribles hommes-serpents, longilignes, ophidiens, leurs mains et leurs pieds à trois doigts se terminaient par des griffes, leurs peaux étaient recouvertes d'écailles beige, sèches et mates, glissant les unes sur les autres avec un crissement sourd, leurs yeux n'étaient qu'un iris vert lumineux strié de noir à la pupille fendue, leurs têtes étaient aplaties sur le dessus, leurs langues longues et fourchues sortaient nerveusement de leurs gueules sans qu'ils n'aient seulement à l'ouvrir. L'esprit humain cherchait vainement quelque trace de compassion, de chaleur, de sentiment, où à défaut une quelconque proximité biologique chez ces êtres, mais il n'y avait rien à chercher, ceux-là étaient des reptiles, des monstres glacés, les dieux n'avaient pas voulu d'eux pour croître et se multiplier sur la terre, l'humanité avait gagné la course à l'évolution, ceux-là l'avaient perdue. Telle était la raison de la haine étrange et dévorante qui brûlait dans leurs regards. Le premier frappa mortellement au coeur le plus proche archer, pétrifié de terreur. Le deuxième archer lança, par pur réflexe, son poignard dans l'oeil de la chose meurtrière qui s'effondra en poussant un cri muet. Le second des monstres se fendit en pointant sa lance, mais le courageux archer para de sa dague. Son nom était Verdantil, c'était lui-même qui avait, plus tôt, d'un trait bien ajusté, terrassé la V'RronGü Tch'Raî. Le monstre plaça un assaut de taille, paré lui aussi. Un deuxième archer vint sur lui, puis un troisième, il se battit avec sans reculer et succomba sous le nombre. Sur la droite, quatre nouveaux lanciers ophidiens avaient sauté d'un surplomb rocheux plongé dans l'obscurité. Melgo avait tiré son arc court et voulut en abattre un, avant que son oeil ne vit, sur la corniche, un éclat lumineux. Il le visa, il y eut un bruit mou et le cadavre d'un homme-serpent portant un arc, une flèche dans le crâne, chût lourdement sur le sol. Une deuxième volée de flèches surgit du fond de la grotte, dirigée vers le Mox, mais aucune ne trouva les jointures de la cuirasse. Les fantassins, le piquier et le conducteur de char, lequel avait tiré son glaive, vinrent prêter main forte au paladin qui, avec une mâle assurance et à grands moulinets de sa formidable épée, affrontait les quatre lanciers reptiliens.
- Sook, dégage le fond! Hurla Melgo à l'adresse de la sorcière.
Durant l'action, ses mains avaient fébrilement fouillé son sac à la recherche de la petite flèche d'argent runique, indispensable pour lancer le sort qu'elle avait à l'esprit, la "mitraille mortifiante". Ses petit doigts trouvèrent enfin l'objet magique qu'elle souleva au-dessus de sa tête, la sphère d'énergie bleue gonfla au-dessus de d'elle, illuminant la caverne comme jamais sans doute elle ne l'avait été, elle lança la boule, accompagnant son mouvement des bras, avec force. Elle se fragmenta en une myriade de petits éclats de lumière qui filèrent vers l'autre extrémité de la grotte. Il n'y avait à première vue rien, mais les projectiles s'enfoncèrent dans la couche d'argile peinte, en firent sauter de multiples éclats, et elle s'effondra soudain, révélant la cache située derrière, et où se tenaient quatre hommes-serpents, crucifiés de douleur, qui tombèrent les uns sur les autres avant d'avoir pu mettre en action qui leur arc, qui leur arbalète. Le reste du combat fut bref, à quatre contre quinze, les ophidiens furent promptement massacrés.
Dehors, l'assistance vibrait et les vendeurs de pois chiches frits faisaient fortune.
Sook ôta la flêche du bras de l'archer blessé et referma sa plaie d'un menu sortilège, il ne put cependant pas reprendre l'exploration du souterrain et dut remonter à la surface, où il reçut une ovation méritée et signa moult autographes (d'une croix). Cependant les autres guerriers, nerveux, montaient la garde, l'oeil rivé sur les deux couloirs situé au fond de la caverne.
Soudain retentit un hurlement de femme provenant des tréfonds de la terre, répercuté sans fin par l'échos. Le sang de Kalon ne fit qu'un tour, et son instinct de barbare lui dicta la conduite à tenir. Il brandit bien haut son épée et courut dans le couloir de droite, suivi de Melgo qui lui conseillait en vain la prudence et de quelques soldats enthousiastes d'être menés par un si vaillant capitaine. Ils débouchèrent, après quelques bousculades car le tunnel était fort étroit, dans une vaste salle rectangulaire, taillée apparemment par la main de l'homme ou de quelque créature pensante, et où tout dans la décoration indiquait clairement la fonction. Des tentures mangées par la vermine et le temps pendaient du plafond, leurs dessins à demi effacés représentaient des démons enlacés, des bestioles mutilées, et toutes sortes de glyphes cabalistiques, ainsi qu'un motif omniprésent, formé d'un triangle aplati, pointe en bas, chaque angle étant le centre d'un petit cercle. Un candélabre-pentacle pendait du plafond, soutenu par une chaîne. Dix bougies y étaient fichées dans des réceptacles qui n'étaient autres que des crânes humains retournés, rendus difformes par les couches de cire brune qui avaient coulé à leurs surfaces. Dans un coin trônait une vasque d'un mètre de diamètre, ressemblant à la coque de quelque improbable mollusque, dont le fond et les bords étaient maculés de traînées brunes. Les murs étaient ornés de bas-reliefs obscènes et blasphématoires. Au fond, entre deux piles d'ossements assujettis chacun à un pal par des cordes, un autel semblait sortir du sol rocheux, haut et large d'un mètre, long du double. Dessus, poignets et chevilles attachées par des anneaux de bronze, était allongée une jeune femme blonde et pâle que Melgo reconnut immédiatement, c'était Gorkhinia, la fille de la taverne. L'oeil exercé du voleur nota d'une part qu'on l'avait soulagée du poids de ses vêtements, et d'autre part que sa splendide coiffure ondulée tenait toujours bien en place, de même que son maquillage. Elle criait, pleurait et se débattait dans ses liens, ce qui peut se comprendre car une créature énorme et monstrueuse, sortie des abîmes infernaux sans fond, sombre et corusquescente, bavante, vermiforme et... euh... bon, disons que c'était un chat géant, rayé noir et rouge, long de trois mètres, et qui se déplaçait lentement en agitant la queue.
- C'est marrant, on dirait un temple maudit, fit Sook en levant le nez au plafond.
- Sook, il y a un monstre, l'avertit Melgo.
- Oh, pardon.
Le grand félin tourna ses yeux rouges, animés de flammèches lentes et surnaturelles, vers le groupe pétrifié, puis s'approcha en feulant. Kalon, au milieu de la pièce, tenait son épée braquée sur le monstre, la lame de l'Etripeuse flamboyait d'éclairs argentés qui à eux seuls illuminaient la salle, donnant une impression de puissance immense mais cependant désespérée. Jamais le barbare n'avait vu son arme faire ainsi, mais le temps n'était pas à l'étonnement. Le fauve puissant bondit dans un silence total, Kalon se jeta de côté, sans pouvoir empêcher que les griffes acérées ne lui déchirent l'épaule, mais dans un mouvement tournant, il réussit à causer une entaille longue et profonde dans le flanc de l'animal, dont les pattes fléchirent lorsqu'il toucha le sol. Il s'effondra en poussant un miaulement déchirant et en fouettant l'air de son appendice caudal. Les éclairs de l'épée s'éteignirent, Kalon s'adossa à la paroi de la roche, perdant son sang. Sook se précipita vers lui pour le soigner au plus vite tandis que Melgo et deux soldats couraient vers l'autel et la jeune fille en détresse.
- Ah, Melgo, quelle joie de te voir me secourir.
- C'est bien naturel gente dame, mon épée est à votre service.
Ils s'acharnèrent quelque temps sur les ferrures, sans pouvoir les ouvrir. Le voleur s'apprêtait à sortir les petits outils de son art, afin de crocheter la serrure comme il l'avait appris, quand Ghorkinia poussa un cri derechef. Melgo se retourna et vit que le monstre, contre toute attente, se relevait. Sa blessure pourtant mortelle s'était refermée, il n'en restait presque plus rien.
- Le Burin Melgo, utilise le Burin!
- C'est pas le moment de faire de la sculpture.
- Le Burin seul peut anéantir la créature de Zarthraognias!
Melgo fouilla dans ses poche et finit par trouver l'outil magique. Les guerriers avaient fiché plusieurs flèches dans le cuir velu du Grand Chat, mais aucune de ces blessures n'avait seulement détourné l'attention du monstre. Le Burin était maintenant brûlant dans la main et vibrait d'une force incommensurable, Melgo eut du mal à le maintenir.
- Lance-le sur le monstre!
Melgo s'exécuta, sans trop savoir si c'était pour occire la bête ou pour se débarrasser d'un artefact trop puissant pour lui. Il mit tout son art dans son jet, toutes les dures leçons qu'il avait reçues dans son enfance trouvèrent leur aboutissement dans ce lancer, le projectile tournoya trois fois sur lui-même, laissant derrière lui une traînée de flammèches, tandis qu'un bref instant, tous les témoins de la scène retenaient leur souffle. Le Burin se planta dans le crâne monstrueux avec le bruit sec de la hache fendant la bûche, il y eut un éclair, le monstre partit en arrière et poussa un rugissement assourdissant que les spectateurs du dehors entendirent même sans artifice magique. Et le monstre disparut, sans laisser de trace.
Melgo crut voir une petite boule velue, noire et rouge, prendre la tangente à toute vitesse en poussant un petit "mrrroooû", mais il n'aurait pu en jurer.
Il se retourna vers l'autel et se pencha vers la délicieuse jeune fille aux cheveux blonds et aux yeux d'azur.
- J'espère que vous avez des explications à me fournir?
- Demain matin, pour l'instant j'ai à faire, répondit-elle en souriant.
Et elle disparut dans un nuage de fumée et un tintement délicat.

VII ) Où nos héros reçoivent la juste récompense de leurs efforts.

Ils sortirent après avoir exploré toute la caverne, sans rien trouver de notable. Dehors, la lune s'était levé et éclairait généreusement les dunes blanches, ainsi que l'activité frénétique qui régnait devant les gradins. Là, le Génie haranguait la foule enthousiaste et semblait organiser une queue. Les héros arrivèrent, Melgo en tête, et ils reçurent une belle ovation, quelques-uns parmi les plus vieux se prosternèrent, les jeunes agitèrent bien haut les lames de leurs Krindjil, le poignard de cérémonie, en hululant en signe de respect. Le voleur se surprit un instant à trouver cela agréable. Le Génie continua son discours après que la foule se fut un peu calmée.
- C'est à vous maintenant qu'il revient de porter aux infidèles la parole de M'ranis notre déesse, par delà les mers, les déserts et les montagnes, convertissez-les, ramenez-les dans le droit et lumineux chemin de la connaissance, de la sagesse et de la tolérance, convainquez-les de l'amour de M'ranis et de sa miséricorde, par le prêche zélé ou par le sabre purificateur. Soyez les porteurs de la Vraie Foi de par le monde, oui, en vérité, vous êtes tous les premiers parmi les égaux et les derniers au royaume de l'iniquité qui... euh... est inique. Bon, je prend les inscriptions, qui veut devenir prêtre de M'ranis?
- Cri cri cri, fit timidement un grillon dans le lointain. Ce fut le seul bruit qui courut dans le désert à ce moment-là, si l'on excepte l'indécelable frottement des yeux tournant dans leurs orbites pour regarder ailleurs d'un air dégagé, et peut-être un ou deux sifflotements gênés.
- Vous pourrez porter une jolie robe de cérémonie, euh... jaune et blanche... avec... ben... les attributs propres à votre rang, renchérit le Génie, mal à l'aise.
Apparemment la vocation sacerdotale se perdait dans ces contrées.
- Je vous ai dit qu'il n'y avait pas d'obligation de célibat?
Ce fut le signal de la ruée, et le génie fut obligé de signer des attestations de prêtrise toute la nuit, donnant à chacun un nom secret d'adepte, un titre ronflant (du genre Grand Bouzouffi de la Sainte Perdition, ou Patriarche Supérieur de l'Onction Annuelle Facultative), et donc une robe jaune et blanche à capuche, avec tout un tas d'attributs chargés de sens cachés qu'il serait bien temps de chercher après la distribution (exemples : le Gland d'Or de la Reproduction Massive, la Badine Sacrée des Peines Consenties, la Triple Chaînette de l'Alliance Contre-Nature etc...). Quand enfin la cohorte des aspirants-prêcheurs se fut tarie, l'être magique reprit, d'un air docte :
- Ainsi furent-ils, les premiers parmi les Illuminés, et pour sceller l'alliance nouvelle des croyants de la Vraie Foi, prêtez allégeance au Très-Saint-Prophète-de-la-Foi, le divin Melgo, Celui-Qui-Transperce-Le-Mal-De-Son-Regard-d'Acier, viens, Maître révéré, parmi ceux qui te rendent grâce, et reçois de la Déesse la Robe de Lumière Abolie.
L'intéressé eut envie de répondre "Tu l'as dit bouffi", mais considérant que d'une part un présent divin ne se refuse pas, que d'autre part les gens qui l'entouraient avaient toutes les apparences de dangereux fanatique armés de couteaux, et enfin que la tournure des événements flattait quelque peu sa vanité, il s'avança sans mot dire dans le cercle des torches portées par plusieurs centaines de nouveaux prêtres, et s'arrêta juste devant le Génie. Celui-ci lui remit un vêtement plié, une robe coupée de la même manière que celles des prêtres, mais noire et jaune, d'une étoffe brillante et si légère qu'elle semblait irréelle.
- Voici le symbole de ta fonction, le symbole de la Sainte Alliance des Croyants, elle te dérobera aux yeux des impies, infidèles, apostats, et de façon générale te soustraira au regard de tes ennemis.
Utile pour un voleur, se dit Melgo, impassible.
- Que s'avancent céans les Docteurs de la Foi.
- Eêh?
- Tes mercenaires, murmura le Génie, fais-les venir.
Melgo eut un geste auguste et convia ses camarades à la distribution. Tous reçurent une robe rouge et jaune de Docteur de la Foi, ainsi qu'un puissant objet magique adapté à la compétence de chacun. Sook eut le Sceptre de Grande Sorcellerie, un bâton long et mince représentant deux serpents enlacés, qu'elle se promit d'étudier dans le détail dès qu'elle en aurait le temps, Kalon reçut le Gantelet Protecteur du Preux, recouvert d'écailles de métal bleu, les mercenaires piochèrent qui un arc qui n'a pas besoin de flèches, qui un anneau de charme, qui une cotte de maille enchantée, je vous épargne la liste exhaustive. L'ambiance était à la fête, et dès que le Génie se fut dissipé, chacun s'empressa de montrer à son voisin ses cadeaux divins, bombant le torse et se rengorgeant de ses titres nouvellement acquis, sans généralement en comprendre le premier mot. Les amphores commencèrent à perdre mystérieusement leurs bouchons de terre, puis leurs contenus, les chansons pas toujours très pieuses fusèrent, mais après tout, M'ranis était censée être une déesse rigolote. Lorsque la nuit se fit moins noire vers l'orient, Melgo le Prophète s'esquiva pour méditer sur les servitudes de la condition humaine contre une colline rocheuse proche. Il y était occupé lorsqu'il entendit derrière lui une toux féminine, alors il reboutonna précipitamment son pantalon et se retourna d'un air gêné. C'était Ghorkinia, vêtue d'une robe tellement transparente que le voleur se demanda pourquoi elle s'était donné la peine de l'enfiler.
- Tu vois, Melgo, je tiens ma promesse, je suis revenue discuter avec toi.
- Je t'en remercie, M'ranis.
Un sourire passait sur ses lèvres pâles. Elle s'assit à côté du voleur.
- Si tu étais galant, tu m'aurais laissé croire que je t'avais abusé.
- Mentir à une déesse? C'est rarement bon pour l'espérance de vie.
- Une toute petite déesse.
- Je suppose que c'était toi les sphinx?
- Le premier. L'autre, c'était Touminou, mon chat.
- Et le Génie?
- C'était moi.
- Et le cavalier volant?
- Celui-là par contre, je ne sais pas d'où il sortait. On ne le saura sûrement jamais.
- Et la créature, c'était Touminou je suppose... j'espère que je ne l'ai pas...
- Avec un burin de quinze centimètres de long?
- Effectivement.
Melgo s'assit à son tour et resta pensif un moment.
- Mais pourquoi tout ça?
- Je vais te révéler un secret, mon prophète, que les mortels feraient mieux d'ignorer. Les dieux ont besoin d'adeptes, de foi pour prospérer. Les dieux ne sont rien sans les mortels pour les adorer. Comme je n'avais aucun fidèle, j'ai décidé de me faire, comment dire, un peu de réclame. Regarde, j'ai déjà un clergé nombreux, quoiqu'indiscipliné, j'ai balayé dans leurs esprits leurs anciens dieux sévères et leurs lois rigides. Si tout va bien, ils partiront en croisade au premier signe de moi et joyeusement massacreront en mon nom. C'est pas joli tout ça?
Melgo tombait de haut. Ainsi les dieux n'étaient-ils pas meilleurs que les hommes. Et pourtant, bizarrement, la perte de son zèle religieux lui procurait une sorte de soulagement. La déesse se rapprocha de lui, il sentit son parfum, miel et ambroisie mêlés, sa main satinée et chaude se glissa furtivement dans ses braies...
- Mais dis-donc Melgo, il est grand le mystère de la foi!
Le voleur éclata de rire, prit la déesse dans ses bras et ils s'allongèrent sur le rocher. Au dessus d'eux, le soleil se levait sur une journée qui commençait bien.

Bon, ben c'est pas tout ça, mais Kalon va sûrement revenir dans :

KALON PREND LA POUDRE D'ESCAMPETTE



1 ) A l'exception de la fortune prodigieuse qu'elle avait acquise suite à ses démélées en Malachie et qui, placées en diverses banques et compagnies commerciales balnaises, lui assuraient une prospérité qu'on aurait eu du mal à imaginer en la voyant si pitoyablement vêtue.
2 ) Matématissien : Le Eborien ki sé conté plusse ke un, sé un matématissien. (Extrait de : Le diko du Eborien)
3 ) "Si tu vas au temple de Bishturi, ne te baisse pas pour lacer ta sandale, à moins d'avoir un slip de maille " (plaisanterie connue).
4 ) Une fortune pour Melgo ou Kalon, ou la plupart des gens, une demi-journée de revenus pour Sook, considérablement mieux pourvue au rayon patates.
5 ) Certes, la chose est commune dans ce genre d'endroit, toutefois il ne s'agissait point là d'un coûteux enchantement courbant l'espace-temps, mais d'une astuce du marchand qui avait racheté les maisons mitoyennes et abattu les cloisons. Pourquoi se casser la tête?
6 ) cf. Kalon et l'île du Dieu Fou, où vous pourrez lire la première des merveilleuses et chatoyantes aventures de Kalon.
7 ) L'auteur ne garantit ni l'orthographe, ni le sens, ni même l'existence de ce mot, mais il est joli quand même.
8 ) Là non plus d'ailleurs.
9 ) Apparemment, immigré depuis peu, le génie ne maîtrisait pas toutes les subtilités de la langue.
10 ) Certes ça fait trois demi, c'est pour cette raison que le monstre semblait déborder de tous les côtés.
11 ) Chez cet étrange animal, les yeux gourmands, au nombre de quatre, se trouvent sur les côtés de la tête. Les yeux chafouins sont sur le sommet du crâne, les yeux lubriques sont à la base de la queue arrière et les yeux cruels se situent au dessus des pseudopalpes liquoreux.
12 ) Essayez de prononcer "ZONZON" en parlant du nez.