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KALON IX
Et après avoir vaincu une belle collection de mort-vivants, de bêtes affamées, de vermines humaines ou autres, de sorciers aux robes brodées et aux barbiches fournies, d'armées innombrables et d'ennemis mystérieux, et même un dragon, nos héros pensaient avoir fait le tour du monster manual. Naïfs qu'ils étaient...


KALON ET LA REINE DES TENEBRES

ou

On ne peut tout de même pas être honnête tout le temps



I ) Où l'aventure appelle nos héros, et où je recycle mes vieux titres.

Il est une coutume fort ancienne et fort bonne, et du reste universellement répandue, qui veut qu'un employeur cherchant à louer les services d'une bande d'aventuriers entre dans une taverne - car la chose a toujours lieu dans une taverne, à l'exception de tout autre lieu - se dirige vers le patron, aisément reconnaissable à son teint rubicond et au verre qu'il essuie jusqu'à l'usure, et lui glisse quelques mots à l'oreille en jetant des regards en coin en direction de la salle. Le maître des lieux lui désigne alors du torchon, ou plus traditionnellement d'un hochement de tête grave, une table située dans un recoin sombre de l'établissement, occupée par un ou plusieurs personnages louches et usuellement couturés de cicatrices. La coutume impose aussi que l'on se vête pour l'occasion d'un long manteau sombre muni d'une capuche cachant le visage.
Visiblement l'individu qui venait de faire son entrée au "Singe Pendu", établissement de renom sis dans le quartier du port, à Sembaris, la perle de la Kaltienne, le Centre du Monde, Merveille de l'Occident, et blablabla et blablabla, n'était pas très au fait de cette dernière coutume car ses vêtements le rendaient aussi discret qu'un homme-orchestre saoul dans une convention de notaires. On lui aurait donné la trentaine, peut-être moins, il dépassait largement le mètre quatre-vingt, ses longs cheveux d'or, bouclés et fins, entouraient un visage harmonieux aux traits presque féminins. Sa silhouette svelte et souple était mise en valeur par ses vêtements moulants, un collant noir zébré d'argent, un pourpoint bleu sombre aux revers brodés de signes occultes écarlates. A son côté pendait une de ces rapières modernes qui étaient fort à la mode parmi les aristocrates Sembarites ces derniers temps. Il eut sans doute gagné haut la main tous les concours de l'idole gay la mieux habillée si des magazines spécialisés avaient existé.
Il respecta en partie l'étiquette en allant saluer le tavernier, bien qu'à l'évidence il sache très bien ce qu'il cherchait. Là, dans le recoin sombre spécialement réservé aux aventuriers et sans lequel aucune auberge sur le pourtour de la mer Kaltienne n'aurait pu prétendre être complète, dans ce recoin donc se tenait un individu au crâne rasé et à l'âge indéterminé, vêtu d'une chasuble sacerdotale d'un blanc immaculé. Il discourait d'une voix forte et bien placée devant une demi-douzaine de jeunes va-nu-pieds, cois et fascinés.
- Et donc, n'écoutant que mon courage, je fais fi des mises en garde de mes compagnons timorés et me lance à l'assaut du fielleux nécromant, sabre au clair. La déesse M'Ranis, loué douze fois soit son nom jusqu'à la fin des temps, armait mon bras vengeur d'une ardeur sans pareille, et lorsque...
- Êtes-vous messire Melgo, de Pthath?
L'intéressé jeta un oeil vertical et désapprobateur à son interlocuteur.
- Certes, mon jeune ami. Êtes-vous venu ouïr le récit de mes aventures?
- Non, je viens vous entretenir d'une affaire spéciale.
Il avait, avec un art consommé de la parole, détaché le dernier mot de la phrase et l'avait prononcé de façon à faire comprendre aux gosses amassés là qu'il était temps de rentrer à la maison et de laisser les grandes personnes régler leurs problèmes entre elles, sous peine de taloches. Ils s'éloignèrent, un peu.
- J'aime autant vous prévenir tout de suite, il y a sur la place des Compagnies meilleur marché. Et de loin.
- Je sais qui vous êtes, et j'ai de quoi vous payer. Mon nom est Galehn.
- Bien, et en quoi consiste l'affaire?
- Il s'agirait pour moi d'acquérir l'usufruit d'un bien dont la nue-propriété serait détenue par un tiers.
- Un... Ah, d'accord. Mais il me semble qu'il y a dans cette ville une fort ancienne et honorable société qui a pour but, moyennant une raisonnable redevance, d'opérer les transferts de ce genre. Si vous le souhaitez, je puis vous indiquer...
- C'est que précisément, tout porte à croire que le tiers en question entretient des rapports étroits avec la société dont vous me parlez.
- Je vois.
Melgo s'enfonça dans sa chaise et soupira en dévisageant son interlocuteur d'un air chiffonné. La guilde des voleurs était un adversaire redoutable. Il le savait mieux que quiconque, pour y être affilié.
- Si je comprends bien, l'affaire est risquée.
- Bien sûr, sans quoi je me serais adressé à une compagnie moins illustre.
Melgo était fort sensible à la flatterie. D'ordinaire, il se tenait à bonne distance de ce genre d'entourloupes pas nettes, car les affaires allaient plutôt bien pour lui à Sembaris et il n'avait guère besoin de courir sur les toits pour trouver sa pitance, comme il l'avait fait dans son jeune temps. Cependant ce dandy avait une manière bien agréable de présenter les choses qui lui fit considérer l'offre.
- Vous m'avez dit que vous pouviez vous payer nos services? J'avoue que je suis impatient de voir ça.
L'inconnu tira une petite bourse de soie violette rendant un cliquetis discret, et tellement plus élégant que le tintement des pièces de métal. Se penchant en avant pour se cacher aux yeux d'éventuels curieux, il délaça le petit cordon doré et fit tomber sur la table trois pierres.
On ne pouvait se tromper sur cette teinte profonde, noire aux reflets roux et bleu, sur cette manière si particulière de renvoyer la lumière là où on ne l'attend pas, sur ces irisations mouvantes défiant le regard. Melgo avala sa salive, car même un escamoteur expérimenté comme lui n'avait qu'en de très rares occasions pu voir de tels joyaux. Sur la table étaient trois escarlines, que l'on disait être la monnaie des démons, la pierre du destin, la matière dont est revêtu le dôme du ciel. La plus petite des trois aurait permis d'acheter dix fois l'auberge. Au bout de plusieurs minutes, il parvint à bafouiller :
- Je dois étudier la question avec mes compagnons.
Mais Melgo savait que, présentée sous un jour favorable, la question serait promptement étudiée.
- Je serai là demain à la même heure, nous pourrons discuter de cela plus avant avec vos amis. Emportez-donc cette pierre avec vous, pour le dérangement et en gage de ma bonne foi. Ceci n'est qu'un petit acompte sur ce que je verserai une fois l'affaire conclue, et une obole comparée à ce que vous toucherez une fois la mission accomplie.
- Ga, parvint-il à dire avant d'emporter promptement son butin et de filer en direction du Cirque.

Le Cirque, sis au coeur de l'antique cité de Sembaris, est un colossal bâtiment ovale qui n'a pas son pareil dans tout le bassin de la Kaltienne. Sur les gradins pouvaient s'entasser, les jours d'affluence, quelques cent-mille spectateurs en mal d'émotions fortes. C'était un jour d'affluence. Une armée de vendeurs employés par le cirque passaient entre les rangées pour abreuver la foule assoiffée d'hydromel, de tisanes ou de bière, ou bien les nourrir de friandises exotiques, chaque année renouvelées. Les organisateurs, gens avisés, savaient faire durer le spectacle suffisamment longtemps pour que presque chacun dans l'arène fut obligé, à un moment ou à un autre, de sacrifier leurs menues monnaies de bronze afin d'acheter quelques-uns des mets dispendieux proposés à des tarifs que la décence m'interdit de reproduire ici. C'était là-dessus qu'ils faisaient leurs marge, et ça se voyait. Au cours de la représentation, qui durait depuis le milieu de la matinée jusqu'à tard dans la nuit, se succédaient des attractions aussi diverses que courses de chevaux, de chars, de gens à pied, de gens à pied attachés dans des sacs, de gens à pied attachés dans des sacs poursuivis par des panthères, de chiens, d'autruches, de chats(1), de tortues, des représentations de clowns, de théâtre comique ou dramatique, de courses taurines, de chant lyrique ou léger, de pantomime, de jeu de lancer d'oeufs, de pantomime ET de jeu de lancer d'oeufs, des combats de gladiateurs, des combats de gens qui auraient mieux fait de choisir un autre métier que gladiateur, d'animaux et de monstres venus d'outre-mer, des compétitions sportives, mais aussi des duels et des faits de justice.
L'usage Sembarite, en effet, ne décourageait nullement la pratique du duel entre gens de qualité, et pour éviter toute tricherie, le combat devait avoir lieu devant la plus large assistance possible. Un officier entrait donc sur le sable, donnait les noms des duellistes, expliquait brièvement les griefs des deux parties, faisait éventuellement lecture de messages que s'adressaient les ennemis - faisant souvent référence à la généalogie de l'adversaire en termes peu flatteurs - et donnait les armes. Puis on laissait faire la nature, et la foule applaudissait le vainqueur si le combat avait été joli et déloyal, car la fourberie est qualité fort prisée des Sembarites.
Si la loi Sembarite ne reconnaissait pas le droit à la publicité des audiences, elle encourageait en revanche celle des peines. Les faits de justice incluaient les exécutions mineures consistant en supplices et mutilations diverses n'ayant pas pour but de donner la mort, mais de rendre la vie moins agréable. Ils incluaient aussi, bien sûr, les exécutions capitales. Le code pénal et les traités de jurisprudence Sembarites dénombrait trois mille sept cent quarante deux façons légales d'occire son prochain, dont en pratique seules une soixantaine étaient pratiquées couramment, au grand désespoir de l'organisation qui chaque année se plaignait auprès de la Cour que la justice n'était plus aussi imaginative qu'autrefois, ce qui entraînait un manque à gagner. Car quoi, quand on a vu un écartèlement, on les a tous vus, et le "taureau ardent" commençait à lasser les citoyens. Les Maîtres-Bourreaux officiant au Cirque jouissaient tous d'une grande popularité et leurs apprentis étaient des jeunes gens enviés et des partis disputés. L'un de ces apprentis faisait présentement, aux dernières lueurs d'un crépuscule sanglant, ses débuts publics en privant un voleur d'une de ses mains, faisant usage pour cela d'une scie soigneusement rouillée.
Des étrangers venant de pays arriérés pourraient s'étonner qu'une société si sévère envers les malandrins laisse en ses murs prospérer une guilde renommée, puissante et connue de tous. C'est qu'une subtilité de la loi leur échapperait : en effet il n'est nullement interdit de voler à Sembaris. Il est interdit de se faire prendre.
Or donc, dans un des secteurs les mieux en vue et les plus chers des arènes, tout ce que l'assistance comptait de mâles pubères dans un rayon de trente mètres n'avait d'yeux que pour une jeune spectatrice, splendide et délicate, aux longs cheveux bruns zébrés d'une mèche blanche. Tremblant d'excitation et d'horreur, cachant sa figure derrière ses mains aux doigts largement écartés, la jeune elfette Chloé, dans ses plus beaux atours, vibrait au rythme des hurlements du supplicié. Son corps frêle, doux et tiède(2), vêtu de taffetas bleus et blanc, se pressait contre celui, immense et musculeux, de son voisin, le barbare d'Héboria Kalon. Lui, caressant distraitement la chevelure de sa compagne, suivait d'un air impassible un combat de gladiateurs à main nue qui se déroulait un peu plus loin. Il ne comprenait guère l'intérêt de ces exhibitions où des bonshommes grassouillets, huilés et au crâne rasé se portaient des coups spectaculaires, des prises incroyables, des projections vertigineuses, sans jamais se rompre l'échine. Pourquoi diable tous ces imbéciles s'enthousiasmaient-ils donc pour ces batailles si visiblement truquées qu'elles en étaient grotesques et insultantes pour les vrais gladiateurs qui, eux, risquaient leurs vies, comme lui-même l'avait fait voici quelques années dans les arènes itinérantes du Septentrion? Car tout héros barbare qui se respecte se doit d'avoir fait un stage de gladiatorat, et s'il n'en fait pas mention sur son curriculum vitae, il s'expose au ridicule(3). Il avait eu bien souvent envie de descendre montrer à ces balourds ce qu'est un combat bien mené, et leur rompre en passant quelques os, pour que la leçon porte bien. Mais son instinct lui disait que la foule n'apprécierait pas énormément de ne pas retrouver la semaine suivante ses lutteurs favoris. Las et légèrement énervé, il tourna son regard vers le troisième bipède. On eut dit un jeune garçon de basse extraction. Et on se serait trompé tout à la fois sur l'âge, le sexe, la race et la fortune de ce petit personnage aux cheveux rouges et hirsutes et aux vêtements misérables, dont seul le pentacle pectoral d'or massif qui pendait sur sa poitrine plate indiquait la profession. C'était Sook, la Sorcière Sombre. Elle lisait un livre de magie car d'une part elle jugeait indigne d'elle ce genre de spectacle, et d'autre part elle était myope comme une bite, et donc n'y voyait goutte. Elle lisait "Les dieux grotesques du monde méridional, leurs adeptes stupides et leurs cabanes à superstition" ((c) Presses Anticléricales de Burzwala, 174 C.O.), et sourit à la lecture de l'article intitulé "Les Succubes, superstition de paysans attardés ou révélateur d'un mal-être de l'identité rurale".
Il était écrit que :
" La Succube, créature lascive, est toujours décrite avec une forte poitrine et un regard hypnotique. Elle se glisse nuitamment dans la couche de sa victime, qui est comme par hasard toujours un homme célibataire ayant dépassé l'âge normal du mariage, et fornique alors avec lui jusqu'au petit matin de toutes les façons possibles, ainsi que d'autres notoirement impossibles, avant de le laisser épuisé, impuissant et presque mort. Le but de cette séance est de ravir l'âme de l'homme, mais le sens caché en est tout à la fois plus prosaïque et plus intéressant : il s'agit de prendre rien moins que la semence de l'homme pour tenter la reproduction sans le consentement du principe mâle, entreprise qui selon la légende est vouée à l'échec, puisque la succube est, on le sait, stérile. Je ne pense pas nécessaire de développer les implications psychanalytiques de ces légendes, qui sont claires pour tout le monde, oedipe, castration, refoulement etc..., et je ne m'intéresserai ici qu'au contenu social et culturel de ces contes qui véhiculent les poncifs les plus éculés de la société patriarcale et de l'assujettissement de la femme. Dans ce contexte... "
Elle ferma le livre et gloussa.
Elle nourrissait quelques doutes quant à l'inexistence des succubes, pour en être une elle-même. Certes, pour la qualifier de lascive, il eut fallu une bonne dose d'ironie, de cécité ou d'alcool, vu que son intérêt pour le sexe était aussi limité que celui d'un pêcheur de rascasses Maori pour la baisse d'un quart de point du taux lombard à la bourse de Francfort, elle avait moins de seins que la plupart des hommes, son regard trouble n'aurait pas impressionné un tatou à neuf bandes et pour ce qui est de sa stérilité, il y avait eu au moins un gros raté. Mais néanmoins, les indices étaient nombreux à indiquer son ascendance infernale, à commencer par le fait qu'elle était présentement assise sur sa queue, enroulée autour de sa jambe droite.
Bref.
Le type avait presque fini l'os quand Melgo, essoufflé, arriva près de ses amis.
- J'ai trouvé du boulot.
Conscients du fait que seule une quantité prodigieuse de richesse pouvait pousser leur camarade à courir ainsi dans toute la ville, oublieux de sa dignité d'archiprêtre de M'Ranis, ils partirent avant la fin et rentrèrent à grandes enjambées à la maison, petite mais agréablement arrangée, qu'ils occupaient dans le quartier du port, à un jet-de-pierre-par-une-grosse-catapulte de là.
Et ils prêtèrent une oreille complaisante au baratin de Melgo.
Et ils regardèrent la pierre de tous leurs yeux disponibles.
Et ils regardèrent encore.
Et en chacun d'entre eux monta cette voix qu'ils connaissaient bien, cette petite voix qui avait poussé avant eux tous les aventuriers, soldats de fortunes, bâtisseurs d'empires et autres nourritures à monstres, cette petite voix qui leur disait "chic, des ennuis".

II ) Où on se livre à un vil larcin.

La lune était pleine cette nuit-là, et la pension Marabouzu, établissement renommé formant les jeunes filles de la bonne société Sembarite, n'était que plus impressionnant dans la clarté argentine, entre les arbres centenaires du grand parc clos qui l'isolait de la banlieue où il se trouvait. Ordinairement, la surveillance était étroite et toutes les précautions étaient prises pour protéger la vertu des pensionnaires contre les menées libidineuses des garçons du voisinage. Une garde était montée par douze eunuques impressionnants et incorruptibles, une armée de chiens, de redoutables dogues melgosiens, arpentait en permanence la propriété, et la rectrice, une sévère sorcière d'une quarantaine d'années, aurait immédiatement détecté les sortilèges d'éventuels étudiants en arts mystiques en virée coupable dans les parages, car rendre visite aux jeunes filles de la pension Marabouzu était considéré comme un exploit quasi-mythologique à la Tour-Aux-Mages.
Or ce soir-là, un vigneron hâbleur au crâne rasé avait offert aux eunuques quelques cruchons de sa production, un vin capiteux et doux, propice au délassement et aux songes. Ce soir-là aussi, plusieurs chiennes en chaleur avaient mystérieusement franchi le haut mur d'enceinte et appelé les dogues à des occupations assez éloignées de leurs fonctions habituelles. Ce soir-là encore, la rectrice s'était découvert un coupable penchant pour les amours saphiques en succombant au charme innocent et juvénile d'une enfant fraîche comme la rose, aux yeux pâles et fiévreux et à la longue chevelure noire avec une mèche blanche.
Et comme par hasard, c'est précisément ce soir-là que choisit Melgo pour aller cambrioler la pension, en compagnie de Sook et Kalon. Avec aisance, il progressait de tache d'ombre en tache d'ombre dans le parc.
- Pourvu qu'on tombe pas sur Super-Aventurier.
La voix éraillée de la Sorcière Sombre les avait presque fait sursauter.
- Qui ça?
- Tu lis pas "L'indépendant"? C'est un mystérieux justicier masqué en collant bariolé qui combat le crime, défie la milice et défend les bons citoyens. Il paraît qu'il vole et qu'il lance des éclairs avec ses yeux, et qu'il grimpe aux murs, et...
- Bah. J'ai connu de tels crétins, ils sont fréquents à Sembaris. En général, on ne les voit qu'une ou deux fois, ils se font vite tuer par la guilde, ou bien par un criminel pas impressionnable, ou encore leur truc pour voler est pas au point et ils se gaufrent sur le pavé. Et puis "L'indépendant" n'est pas forcément un excellent exemple de déontologie journalistique. Tu ferais mieux d'être à ce que tu fais.
- Gromml.
Le voleur avait repéré l'après-midi même une poterne qui était un véritable appel au vol, avec sa grosse serrure à l'ancienne mode. Il sortit rapidement ses outils de crochetage du petit rouleau de satin noir très élégant dans lequel ils étaient rangés, fit crisser les rouages durant quelques secondes, força un peu, puis débloqua le verrou. C'était un modèle bon marché, avec une valve simple, un barbillon crénelé et le pêne en culée, qui ne lui posa aucun problème. Il pénétra sans un bruit dans ce qui était apparemment la réserve de la cuisine, jeta un oeil suspicieux et fit signe à ses compagnons de le suivre. Une autre serrure, la cuisine pleine d'odeurs de nourriture froide, encore une serrure, un couloir glacial et austère, un escalier en spirale, premier étage, deuxième étage, un long couloir de part et d'autre duquel s'ouvraient les portes des dortoirs. Un peu plus loin, la chambre de la rectrice, d'où en tendant très fort l'oreille on pouvait entendre venir des murmures étouffés.
- Cette fille travaille avec une conscience professionnelle admirable, persifla Sook.
Ils dépassèrent la chambre et se rendirent dans le bureau de la rectrice, pas mieux protégé que les autres pièces. Sur la table, entre un livre de compte, un écritoire et le nom de la maîtresse des lieux gravé sur une plaque de cuivre, se trouvait l'objet du délit.
C'était une simple statuette de bronze, représentant une femme mince aux bras levés par dessus sa tête, sculptée dans un style anguleux. Melgo la souleva et regarda dessous à la lueur d'un rai sélénite passant entre de lourds rideaux de velours. Un signe compliqué et tortueux, c'était selon l'efféminé commanditaire la marque de l'artiste.
- Pas de doute, c'est ça. Je gage que ce coup restera dans les annales de la guilde comme les six-cent mille naves les plus facilement gagnées de l'histoire. Allez, on s'arrache.
Et ils s'arrachèrent. Mais les annales en resteront là, car les ennuis arrivèrent. Ils étaient donc à mi-parcours du parc, attentifs aux glapissements de plaisir qu'ils attribuèrent aux chiens, quand se produisit un curieux événement. Juchée sur un rocher, une silhouette féminine se découpait sur la pâleur lunaire, et une voix jeune quoique décidée se fit entendre.
- Vous avez honteusement pénétré sur une propriété privée pour voler ce qui ne vous appartenait pas, et c'est très vilain, vous devriez avoir honte.
- Tu es Super-Aventurier? Demanda Sook.
- Non, je suis la Guerrière à la Rose, je défend l'ordre, l'amour et la justice, et au nom de la Lune, je vais vous punir.
En disant cela, elle gesticulait bizarrement, décrivant de ses bras et de ses jambes de grand arcs de cercle et sautillant sur place au risque de se casser la figure. C'était une petite blonde assez boulotte avec des cheveux bizarrement coiffés qui traînaient jusque par terre. Elle maniait aussi une sorte de sceptre d'un mauvais goût cataclysmique qu'elle faisait tourner entre ses doigts. Et elle était vêtue d'un costume marin.
Derrière nos héros, une autre voix déchira la nuit, plus mûre, appartenant à une autre fille plus longiligne et brune habillée de la même façon.
- Et moi, je suis la guerrière au Coquelicot. Je défend l'amour et le bon droit et au nom de la Lune, je vais vous punir.
Encore une, sur la droite, petite et grave.
- Je suis la guerrière au Lys, je défend l'amour et la raison, et au nom de la Lune, je vais vous punir.
Il y en avait une quatrième, plus athlétique.
- Je suis la guerrière au Chrysanthème, je défend l'amour et l'amitié, et au nom de la Lune, je vais vous punir.
- Y'en a encore beaucoup? S'enquit Sook.
- Juste moi, fit une blonde très mignonne, plus âgée que ses compagnes. Je suis la guerrière à la Violette, je défend l'amour et l'honnêteté, et au nom de la Lune...
- Tu vas nous punir, pas vrai?
- Ben, en gros, c'est ça.
Donc, pour résumer la situation, nos trois héros étaient entourés de cinq adolescentes bizarrement habillées et affligées d'une visible propension à prononcer des phrases idiotes.
Après un instant de flottement, c'est Sook qui ouvrit les hostilités par un jet de dague sur la guerrière à la Rose, qui fit cependant preuve d'un art consommé de l'esquive en évitant le projectile d'un plongeon impressionnant, qui se termina néanmoins par une chute grotesque sur son postérieur et une petite séance de pleurnichage. Kalon sortit son épée, l'"Estourbissante", en hésitant sur la conduite à tenir, et Melgo ne prit guère l'adversaire au sérieux en courant sans trop se presser vers la guerrière au Chrysanthème, dans le but de l'assommer promptement.
C'était peut-être une erreur. La guerrière fit rapidement des mouvements de bras compliqués, invoqua la puissance de la foudre et faillit griller le pauvre voleur d'un éclair bien senti.
- Merde, elles sont dangereuses! Fuyons!
Et abandonnant leur compagnon inconscient, Sook et Kalon se mirent à courir de conserve, laissant les guerrières médusées par la rapidité de la retraite.
- Suivons-les, ils ne doivent pas s'échapper!
Et en bondissant, elles rattrapèrent les fuyards au pied du mur d'enceinte.
- Vous êtes cernés, rendez-vous!
- Jamais, expliquez-vous plutôt avec lui!
Et la sorcière prouva qu'elle n'était pas en reste de gesticulations grotesques en incantant sec afin d'appeler une créature avec laquelle elle avait passé un pacte. Une rune apparut dans l'ombre, sur le sol, une vapeur fuligineuse s'en échappa en un serpentin, et se transforma en un monstre d'outre-plan. C'était une forme noire, indistincte, ramassée et massive, bavante et suintante, un monstre qui n'était qu'obscurité solidifiée et malévolence cristallisée.
La guerrière dite à la Violette fit alors un bond insensé et de ses petits doigts manucurés partit un rayon lumineux qui frappa le monstre d'ombre, et éclata dans une gerbe d'étincelles multicolores. La bête, pas troublée pour autant, saisit au vol la cheville de la gamine et l'envoya voler contre un arbre, à une quinzaine de mètres, à la grande satisfaction de la Sorcière Sombre. Ce fut celle au Coquelicot qui réagit la première et qui, réunissant ses mains en prière devant elle, projeta rapidement une belle série de boules de feu sur son adversaire. Mais celui-ci, apparemment, n'y était pas sensible et, ouvrant un grand sourire, cracha une masse de filaments qui s'enroulèrent autour du marcel à rayures bleues et des bottes de caoutchouc de la fille pour l'immobiliser avant de l'étrangler.
Alors la guerrière au Lys projeta autour d'elle un brouillard épais dans lequel le monstre, ne voyant rien, fut un instant désorienté.
- Guerrière à la Rose, à toi de jouer!
- Attends, je retrouve plus ma casquette à pompon. Ah, la voilà enfin.
Puis elle entama une sorte de pas de danse ou de gymnastique avec son bâton, et il y eut une musique mystérieuse et des flocons blancs qui se mirent à voleter de partout en provenance de nulle part tandis que l'atmosphère devenait drôlement colorée, genre mauvais trip.
- Bâton du kaléidoscope du cristal, désintégration!
Et le monstre se prit une attaque invisible mais apparemment méchante, car après avoir émis un hurlement strident, il explosa en mille petits fragments qui s'évaporèrent aussitôt.
- Merde, mon streum.
- Et maintenant, vous allez subir une juste punition...
- Un instant!
C'était Melgo qui tenait son crâne douloureux.
- Je veux bien vous remettre la statuette, mais uniquement à la plus belle et la plus intelligente d'entre vous.
- Ah, ben c'est moi, fit la guerrière à la Rose, puisque je suis le chef!
- Eh, tu exagères, répondit celle au Coquelicot. On sait toutes que tu as des problèmes de poids, et en plus, tes résultats en classe sont loin d'être brillants.
- Oui, c'est le moins que l'on puisse dire, renchérit celle au Lys. Tu devrais travailler plus.
- Maismaismais...
- Et si tu te gavais moins de sucreries, tu serais plus mince. Comment peux-tu espérer trouver un mari comme ça?
- Raaaâh!! Je suis malheureuseuuh! Moi qui vous prenais pour mes amies!
- En plus, ajouta celle à la Violette, tout le monde sait que c'est moi la plus jolie.
- Ah oui? Et pourquoi tu n'as pas de petit ami alors? Qu'est-ce que tu fais pour les faire fuir?
- Allons, du calme, on sait bien que la Rose n'est pas gâtée par la nature, mais nous devons la soutenir et...
- Retourne à tes livres et arrête de parler de ce que tu ne connais pas.
- Bong!
- Aïeuh! Tiens, prend ça dans ta gueule.
- Aouh!
- Ouin!! C'est scandaleux!
- Poufiasse décolorée!
- Ca te va bien de dire ça, je me suis jamais fait refaire les poups, moi!
- C'est moi la plus jolie!
- Mocheté, c'est moi.
- Bon, y'a qu'à demander aux voleurs.
- C'est vrai, qu'est-ce que...
- Ben, ouque y sont?

Loin.

III ) Où l'on se livre à de traîtreuses manoeuvres.

Les yeux de Galehn s'illuminèrent d'une excitation disproportionnée lorsqu'il découvrit la statuette. Il abandonna sans un regard un petit sac d'Escarlines et prit entre ses mains l'oeuvre d'art, étrangement lourde, la tourna et la retourna comme un enfant découvrant au pied du sapin une pleine caserne alors qu'il avait commandé un camion de pompiers.
- Parfait. Parfaitparfait. Nous progressons enfin, après tant de temps. Quand je pense qu'il n'en reste qu'une...
- Une?
L'instinct de Melgo en matière de blé à se faire n'était plus à démontrer.
- Oui mes amis, je suis fort content de vous. Mais sachez que je n'ai pas terminé ma quête, car jadis l'artiste qui a sculpté ces statuettes en avait fait sept, presque identiques. Depuis des années, oui de longues années, nous les recherchons de par le monde. J'ai parcouru des terres dont vous n'avez jamais entendu parler, visité des continents inconnus, des mers mystérieuses et lointaines, toujours en quête de ces objets. La première gisait dans le puits de Skombarg, dans les tréfonds du Shedung. Je dus combattre sept démons dans la nécropole de Ghonder pour acquérir la seconde. Je manquais de perdre mon âme dans une partie d'échecs contre la mort, elle se servait de la quatrième comme d'une reine sur son échiquier. J'ai échangé la cinquième contre dix ans de ma vie avec un mage de Skerligie. Celle-ci, la sixième, est donc l'avant-dernière, et la dernière est elle aussi dans cette cité de Sembaris.
- Eh, minute, l'interrompit Chloé. Et la troisième, où vous l'avez trouvée?
- Euh... ben celle-là, c'était plus facile. Je l'ai barbotée de nuit au fronton d'un édicule, à Achs.
- Édicule?
- Toilettes publiques, traduisit Melgo. Continuez, mon ami.
- Bien, puisque vous vous êtes acquittés de votre tâche avec rapidité et efficacité, j'envisage de passer avec vous un second contrat afin de compléter ma collection.
- Étrange collection en vérité, ces statuettes doivent vous être très précieuses pour que vous dilapidiez si généreusement de telles richesses.
- En effet.
Le visage fermé de Galehn indiqua qu'il n'en dirait pas plus sur ses motivations. Qu'importait du reste, les sommes en jeu étaient du genre à faire taire les curiosités.
- En ce qui concerne la rémunération, je suppose qu'elle sera du même ordre?
- Pas exactement, vous comprenez que je module mon offre en fonction des risques encourus, cela va de soi.
- Ah, fit Melgo dépité. C'était trop beau.
- Voici pourquoi je double la somme.
Il y eut un long silence durant lequel l'information tenta de passer des oreilles jusqu'au cortex cérébral de nos amis en franchissant la salutaire barrière d'incompréhension que le subconscient mettait toujours entre la conscience et les richesses trop importantes pour elle. Puis ils se dévisagèrent tous quatre, se demandant s'ils avaient entendu la même chose. Sook réagit la première.
- Donc j'en déduis que les risques sont plus grands. Mais où se trouve cette statue au juste?
- Elle fut vendue voici huit ans à un jeune noble du nom de Meshto Elgion, pour la somme de douze naves et demie, c'est tout ce que je sais.
- Meshto Elgion?
- Oui.
- Vous voulez dire Meshto XVII Elgion?
- Oui.
- On est bien d'accord, on parle du roi de Khôrn?
- Celui-là même.
Elle recula dans son siège, émit un sifflement impressionné, et reprit.
- Évidemment, la somme est impressionnante, mais j'aurais aimé la gagner d'une manière plus simple.
- Allons, courage, Sook, fit Chloé, à vaincre sans péril...
- ...on triomphe sans problème, et on n'apprécie jamais autant les richesses que si l'on est suffisamment vivant pour en profiter.
- D'habitude, répondit Melgo, je souscris volontiers à ce genre de raisonnement, mais force m'est de constater que les opportunités de gagner de telles sommes sans prendre des risques considérables ne sont pas légion par ici, ni ailleurs.
- Baston, fit Kalon en plantant bruyamment son arme dans le plancher du "Singe Pendu".
La sorcière rousse fit une grimace, puis leva ses mains devant elle en signe de reddition.
- Bon, maintenant qu'on est d'accord sur le principe, comment on va procéder?
- A vous de me le dire, moi j'en ai aucune idée.
- Oui, mais où est l'objet du futur délit?
- Au palais royal je suppose. On dit que le roi est grand amateur d'art et qu'il entrepose sa collection dans une chambre forte spéciale, mais je n'ai pas d'autres renseignements là-dessus.
- Donc, il va falloir graisser la patte aux domestiques, avec les risques que cela comporte, ou infiltrer quelqu'un dans la place, afin de localiser la statuette et identifier les dangers qui nous en séparent. Ensuite, il faudra trouver un moyen d'entrer au palais et de s'y déplacer sans attirer l'attention ni se faire reconnaître, puis de s'enfuir rapidement sans risque d'être rattrapés.
Tandis qu'il parlait, le rythme de ses paroles devint plus lent et son regard se perdit dans le lointain, signe qu'il résolvait mentalement les problèmes à mesure qu'il les soulevait. Sook chuchota à Kalon:
- Dix sacs qu'il va chercher conseil auprès de son vieux maître.
Après quoi ils mirent au point les modalités de paiement, incluant une avance de 10%, les services d'un notaire et l'engagement de la Guilde des Assassins si une partie s'estimait lésée. Puis Galehn prit congé et sortit précipitamment.
- Je crois que cette affaire est d'importance, et nécessite que je prenne l'avis d'un voleur d'expérience.
- Gagné.
- Gagné quoi?
- Rien, continue.
- J'ai fini, et j'y vais.
- Tu veux pas qu'on t'accompagne? Le Faux-Port est plein de dangers. Enfin moi, je dis ça comme ça.
- Grrrr.
Et il sortit rejoindre son "vieux maître". Il fit un crochet par la rue des orfèvres afin d'acquérir de très jolies boucles d'oreilles en argent et diamants, qui iraient si bien au teint légèrement halé et aux grands yeux de cobalt triste de Félicia, la fille de son mentor Vestracht. Puis en sifflotant il prit la direction du Faux-Port et de la Guilde des Voleurs. L'aventure s'annonçait belle, dangereuse et surtout lucrative.

Il resta chez Vestracht, dans la petite masure insalubre du Faux-Port, et discuta jusqu'au soir, puis il sortit. Tous les voleurs de Sembaris le connaissaient, il ne craignait donc pas grand-chose. Perdu dans ses pensées et ses calculs, il ne prêtait guère d'attention à la caresse glacée du vent d'hiver, ni aux mendiants qui l'accostaient, ni même aux putains du début de soirée. Il rêvait surtout aux escarlines, il les voyait luire doucement dans son esprit de leur éclat grenat, mystérieux et maléfique. Melgo était un voleur, il n'avait pour but dans la vie que la quête de la richesse, et rien d'autre n'avait d'importance. C'était du reste un but pas moins noble que d'autres, et moins illusoire que beaucoup, mais qui le conduisait parfois à des actes contraires à la plus élémentaire prudence. Ce que lui avait appris Vestracht n'avait fait que confirmer ses craintes : seuls quarante et un voleurs de la Guilde, de toute la longue histoire de Sembaris, s'étaient risqués dans le Palais, et seuls trois en étaient sortis vivants, dont deux enchaînés sur une roue et l'autre avec cinq membres en moins.
Après la Rue de la Succube, il prit à droite dans le Passage Saint Milhouze, puis se retrouva dans l'Impasse des Chiens Perdus. A l'enseigne du fouet et de la vigne il frappa trois coups, puis deux autres. La maison à deux étages n'avait rien pour la distinguer des autres dans ce quartier populaire, mais chacun par ici savait qui vivait là et faisait en sorte d'entretenir de bonnes relations avec la maisonnée. Le dauphin de cuivre qui servait de heurtoir se redressa, puis identifiant un ami, daigna actionner la serrure. Il se retrouva dans un couloir étroit, agréable, dont les boiseries, les tentures et les lustres de cristal précieux créaient une sensation de confort et de chaleur particulièrement bienvenue en cette saison. Sur la droite, il reconnut les voix de ses compagnons, plus précisément Sook et Chloé, qui dans le salon s'échauffaient l'esprit à propos de l'affaire. Il entra et vit qu'ils avaient fini de manger. Kalon, un verre de vin à la main, contemplait pensivement le feu au travers du breuvage pourpre. Les filles, qui se retournèrent à son entrée, faisaient de grands gestes autour de la table qu'un serviteur magique invisible débarrassait dans l'indifférence générale.
- Alors, ton vieux maître va bien?
- Mais pourquoi tu lui parles toujours de son vieux maître? Il y a des choses que j'ignore?
- Hé hé. Alors, cette visite?
- Instructive, sorcière, instructive. Les difficultés à surmonter seront plus grandes que prévues, j'en ai peur.
- On annule?
- Plutôt crever, grogna Kalon dans son menton (il était glabre).
- Pas question d'annuler, on va prendre cette statuette, même si je dois aller en enfer pour ça.
- Quels sont donc ces dangers qui te rendent si optimiste?
- Et bien il y a tout d'abord la Garde de Fer. Ces hommes sont tous issus des rangs de la Brigade Coup de Poing, l'élite de l'armée Khôrnienne. Ce sont des durs, des hommes d'expérience et de grand courage, qui ont l'honneur de terminer leur carrière au palais, à la garde du roi. Ils sont lourdement armés et armurés, et sont dispersés en petits pelotons dans tout le palais, communiquant par un système de cornets acoustiques très performant. Ils peuvent quadriller tout le bâtiment en un clin d'oeil, et s'ils vous trouvent...
- Rien à voir avec le guet urbain, donc.
- Rien en effet. Ils sont en outre secondés par une unité d'archers Esclaliens. Il faudra aussi compter sur la configuration des lieux, car le Palais lui-même est un ennemi! Sous les apparences d'un lieu de plaisir, c'est avant tout une forteresse et une prison. Vous l'avez tous vu, adossé à la muraille, dominant la ville de sa masse écrasante, ses murailles sont hautes comme vingt hommes, lisses comme si on avait coulé les pierres les unes entre les autres au lieu de les ajuster, et pas de couloirs tortueux pour se cacher, tout est bien droit, large et lisse, comme fait exprès.
- Je crois, ajouta la sorcière sur un ton badin, qu'ils ont aussi des magiciens pour se protéger.
- Oui, le Concile Thaumaturgique de Khôrn réside dans le palais, dirigé par l'archimage Bhendouk de Mershil, qui n'est pas un blaireau à ce que j'ai entendu.
- C'est une question de point de vue.
- Il est secondé en permanence par trois théurgistes, huit sorciers du Cercle d'Or, et une cinquantaine de sorciers mineurs. Je te rappelle, Sook, que tu es du Cercle d'Or, et bien que je connaisse tes talents pour les avoir vus à l'oeuvre, je doute que tu puisses contrer un tel parti.
- Dis tout de suite que je suis une douille! Bon, ben j'ai un plan subtil.
- Aïe. Vas-y, on t'écoute.
- C'est simple. J'ouvre la Porte des Ténèbres sur la ville, une chiée de démons velus accourent en tout sens et massacrent tout sur leur passage, et pendant que les mecs du Palais s'amusent à leur courir après, on fait nos courses. Simple et efficace, non? Bon, il faut trouver les yeux frais de sept enfants non baptisés, ainsi que treize vierges, une dague de sacrifice en argent trempée dans le coeur d'un saint homme, ah oui, j'oubliais l'Autel des Supplices et les vingt-huit gitons rituels de Baanoush le Sodomite Insatiable...
Comme ils la regardaient tous avec des grands yeux, elle se tut.
- Dis-moi Sook, comment tu fais pour dormir la nuit?
- Ben j'attend d'avoir sommeil, et puis je me mets en boule dans un lit et la nature fait le reste. Je vois pas le rapport avec la statuette.
- Bon, moi j'ai réfléchi à un plan qui ne nécessite pas la destruction de la ville.
Kalon se leva et s'approcha pour écouter le rusé voleur.
- Dans une semaine a lieu la traditionnelle Fête du Bon Roy, qui se terminera en beauté par la réception rituelle dans le Palais même. On va s'inviter.
- Chouette, fit Chloé en bondissant de contentement sur sa chaise.
- Mais ça ne sera pas pour s'amuser. On va profiter de la fête et de la confusion résultante pour pénétrer dans le bâtiment au grand jour, nous emparer de la statue pendant que tout le monde regardera ailleurs, et partir au loin à toute vitesse tout en neutralisant les sorciers.
- Super, et après, on sera recherchés par tout ce que la Kaltienne compte d'assassins à la solde de Khôrn. Il est génial ton plan, vraiment.
- Je pensais à nous grimer avant d'entrer, avec des tonnes de maquillage, des perruques, des masques et toutes sortes d'artifices, afin qu'on ne nous reconnaisse pas. Personne ne saura qui nous sommes, et comme nous ne garderons pas longtemps le butin, ni vu ni connu je t'embrouille.
- Grimer? Ouais, mais on ne passera pas inaperçus déguisés en Arquebuse.
- Arlequin, pas arquebuse. Et tu oublies qu'il existe une catégorie de gens qui partout et en toutes circonstances vont ainsi, gesticulant et braillant à tue-tête sans que quiconque ne s'en soucie.
- Les Kheumédiens, commenta Kalon, provoquant le sourire satisfait de son ami.
- Oui, les comédiens. Faisons-nous passer pour une troupe de ces fainéants et donnons un spectacle au Palais, ça ne doit pas être bien compliqué. Nul ne nous blâmera d'être maquillés, et nous pourrons même faire entrer du matériel spécial sous le couvert d'accessoires de théâtre.
- Ouais, mais pour sortir?
- S'ils ne s'aperçoivent pas du vol avant la fin de la représentation, nous sortirons par la porte à la fin de la soirée, comme d'honnêtes gens. Si les choses se gâtent, j'ai pensé à notre bonne vieille barque céleste, qui nous permettra de prendre la tangente par la voie des airs.
- Si je me souviens bien, ta barque, elle génère un champ d'anti-magie qui m'empêchera de lancer des sorts. Si ça tourne vraiment mal, on l'a dans l'os. Et puis elle marche à voiles, la barque. Je sais que le Palais est grand, mais pas au point que les courants d'air puissent nous propulser.
- Pour ça, j'ai mon idée, faites moi confiance. Quand au champ d'anti-magie, il ne fonctionne que si le vaisseau vole, je m'en suis assuré. Il empêchera les autres sorciers de nous bombarder de boules de feu, ce qui est plutôt une bonne chose, à mon avis.
- Mouif. Si on veut. Et pour se faire inviter, on fait comment?
- Ben ça, on verra bien demain. J'ai même une petite idée...
Ils continuèrent la discussion un bon moment, mettant au point certains aspects du plan, puis allèrent se coucher, sauf Chloé qui était de moeurs nocturnes, comme souvent les elfes.

Le lendemain, point trop tôt dans la matinée car le matin est défini dans le bréviaire des comédiens comme la période de la journée ou l'on dort, le lendemain donc, deux silhouettes revêtues de robes noires à capuchon, vêtement traditionnel de ceux qui veulent être discrets, se rendirent à la Place des Baladins, centre de la vie culturelle Sembarite. Centre de la vie culturelle, cela voulait dire qu'une nuée de pique-assiette sans le sous et sans métier, improductifs, trop frileux pour mendier et trop peureux pour voler, infectait les mansardes du quartier et l'emplissaient des sons discordants de leurs instruments suppliciés, de leurs chants météorologiques et de leurs querelles incompréhensibles autant que bruyantes. Tout ce petit monde vivait d'une part du bon coeur d'aubergistes naïfs qui leur échangeaient leurs oeuvres contre quelques pommes blettes, et d'autre part de la crédulité de fils de bonnes familles, soucieux de s'encanailler et de fréquenter un peu l'élite intellectuelle de la nation avant de reprendre l'étude notariale de papa. On disait que dans les environs de la Place des Baladins, l'espérance de vie d'une bourse pleine était encore nettement inférieure que dans les recoins les plus sombres des auberges les plus louches du Faux-Port, quoique le moyen de soutirer les sommes fut moins brutal.
Après quelques propos échangés, moyennant finances, avec des habitués du lieu, ils se rendirent à un théâtre, c'est à dire un vieux hangar à billes de bois, éclairé par les trous dans le plafond, et dans lequel on avait installé des bancs et quelques tréteaux figurant, pour ceux qui avaient de l'imagination, une scène. L'endroit s'appelait le Platanée, et c'était là que répétait la Compagnie Amphigourion, de monsieur Auguste Villeroy de Grandcoeur(4), en vue de la représentation qu'ils comptaient faire devant le roi lors de la fête prochaine.
Ils virent arriver dans la ruelle six individus hâbleurs et prétentieux, qu'on leur avait dit être les comédiens d'Auguste. L'une des silhouettes sortit un instant de l'ombre et leur fit signe de venir. Intrigués, ils se turent et s'approchèrent avec précaution.
- Je suis envoyé par le préfet de Bounduk, sur la côte orientale. Peut-être le connaissez-vous, c'est un grand esthète de l'art, un grand admirateur de la chose théâtrale.
- Euh... oui, bien sûr, mentit le plus assuré.
- Il souhaiterait que vous jouiiez pour lui une pièce, lors de son jubilé, dans une semaine.
- Oh, voilà une bonne... ah, mais non, ça tombe mal, on doit jouer devant le Roi.
Il bomba le torse de fierté.
- Voilà qui est fâcheux, mais je comprend que le roi de Khôrn passe avant les considérations financières. Tant pis.
- Attendez, vous parlez de considérations...
- Oui, financières. Mais je suppose que pour des artistes tels que vous, quatre-cent naves, ce n'est pas très important.
- Qua... euh...
- Chacun, payable immédiatement (il sortit la somme énorme en question dans un grand sac de cuir). Savez-vous qu'il a entendu parler de vous et qu'il a personnellement insisté pour que VOUS veniez?
- Hnhng... Ah, mais Auguste ne voudra jamais, il s'est engagé auprès du Palais...
- Monsieur de Grandcoeur n'est pas invité. Le préfet estime qu'il est fort médiocre. A faire vomir les pourceaux, a-t-il dit précisément.
- Ah, mais c'est pourtant vrai qu'il a du goût, ce préfet. Allons de ce pas lui présenter nos respects, mes amis.
Il s'empara du sac avec rapacité.
- Pressez-vous, car la route est longue et le temps court. Allez, vite!
Et riant de bon coeur, les artistes bigarrés s'en furent à toutes jambes vers Bounduk et son préfet, qui pour dire la vérité n'avait jamais entendu parler d'eux et par ailleurs détestait les traîne-savates de leur genre. Le fait est que la ficelle était un peu grosse, mais l'or, comme je l'ai déjà signalé, est un métal qui émet de bien étranges radiations ayant pour effet d'effacer le soupçon et la curiosité de l'esprit des hommes.

- ... Et ces traîtres, ces poltrons, ces pieds-plats ridicules m'ont abandonné à mon triste sort à une semaine de la représentation devant le roi, vous vous rendez compte? Comment vais-je faire? Ah, mais ils ne l'emporteront pas au paradis, ces félons! Qu'ils tremblent, dans leur fange infecte, qu'ils tremblent car c'est leur conscience qui les juge et...
Le personnage qui passait de ainsi de l'abattement à la colère était Auguste Villeroy de Grandcoeur, cabot sur le retour, comédien lamentable et auteur dramatique dans tous les sens du terme. Il pleurnichait sur son sort en compagnie de nos quatre amis, qu'il avait rencontré à plusieurs reprises, et qui passaient par là "par hasard".
- Ma vengeance sera terrible, je ferai pression sur tous les directeurs que je connais afin que jamais ces vendus ne retrouvent un emploi, je, je...
- Allons, ami, le consola Melgo, comment un artiste de ton talent peut-il se laisser abattre par la défection de si piètres collègues? Je t'assure, pour les avoir vu jouer, qu'ils étaient fort nuls et que s'ils sont allés se faire pendre ailleurs, ça n'en est que mieux pour toi. Même nous, pauvres aventuriers que nous sommes, pourrions jouer mieux qu'eux, c'est dire. Pas vrai les amis?
- Ah, ça, oui, reprirent-ils en choeur, admiratifs devant la manière qu'avait le voleur d'amener les choses.
- Oh, tu dis ça pour me réconforter, c'est bien dans l'adversité que l'on reconnaît ses amis. Mais comment vais-je tenir mes engagements maintenant? Je ne puis tout de même pas jouer tous les rôles moi-même! Tu sais, j'ai écrit une nouvelle pièce que je comptais créer pour l'occasion, "Chronique de Pharsale", un drame épique en cinq actes. Le problème avec le drame épique, c'est qu'avec un seul comédien, ça fait tout de suite moins épique.
- Regarde autour de toi, mon ami, et je suis sûr que tu verras les visages de compagnons prêts à t'épauler.
- C'est facile à dire, mais tu ne connais pas le milieu des acteurs. C'est une jungle, tous sont des crapules prêtes à vendre leur mère pour mettre le collègue dans la difficulté, et la plupart accorderaient des facilités de paiement.
- Regarde bien, et tu verras, insista Melgo, agacé.
- J'aimerais bien, mais à part vous...
Le visage de l'artiste s'éclaira soudain, comme sous l'effet d'une inspiration subite.
- Eh mais au fait, ça vous dirait de faire vos débuts dans le noble art de la tragédie et de connaître la gloire...
- Oui. Bon, on commence quand, les répétitions?

IV ) - Comediante, tragediante . . . - Oh, ta gueule!

Le Palais Royal de Sembaris, bâti voici plus de douze siècles, avait pour principale fonction de faire contrepoids à la puissante Tour-Aux-Mages, de l'autre côté de la capitale. C'était presque réussi. En tout cas, quand on était aux pieds des murailles, on se sentait tout petit petit et minable. Ce soir là, et malgré les étendards de fête pendant depuis les créneaux, les mâchicoulis menaçants n'en continuaient pas moins de regarder d'un oeil torve les passants qui, dans les rues alentour, vaquaient à leurs tardives occupations. La Fête du Bon Roy ne donnait pas lieu à des réjouissances populaires, et n'intéressait en fait que ce que le royaume comptait de grands qui se rassemblaient une nuit par an pour assister à des spectacles ayant pour point commun le fait de l'être, communs. Le Chambellan du Palais avait pour consigne de sélectionner les attractions les plus médiocres, ainsi ces hauts personnages pouvaient, sans risque d'être distraits par quelque chose d'intéressant, deviser tout à loisir de politique, de finances et autres sujets qui ne regardaient en rien la plèbe. Sauf que ce soir-là, il allait y avoir d'autres sujets de discussion.
Les répétitions avaient été épiques. En fait, elles justifieraient à elles seules deux ou trois chapitres, mais dans ce cas je dépasserais largement les sept fatidiques, ce qui m'ennuierait pour des raisons sentimentales. Finalement, en remaniant le texte, et habilement guidé par Melgo afin qu'il puisse durant la représentation se livrer à son coupable pillage, Villeroy était arrivé à quelque chose qui correspondait à ses critères de qualité. Par charité je n'en dirais pas plus.
Devenir comédien n'avait pas posé de problème au voleur, dont le mensonge avait toujours été l'atout maître. Son visage lisse et mobile lui permettait de rendre à merveille toutes les expressions nécessaires, et sa voix forte et claire résonnait sans complexe dans les salles les plus vastes. Le blanc de plomb et l'antimoine modifiaient subtilement ses traits, car le maquillage était un autre de ses dons, et rendaient son regard plus clair et plus pénétrant encore. Une perruque courte et blonde le rajeunissait considérablement, quoique son âge exact fut inconnu de ses compagnons. Chloé étant de race elfique, plaire à autrui faisait partie de son patrimoine génétique, et comme pour elle la pudeur ne servait qu'à placer un mot de six lettres au Scrabble, et qu'en plus son visage était des plus avenants, elle avait tout pour réussir dans le métier. Sa grande aptitude à coucher avec le metteur en scène lui eut définitivement assuré un succès sans égal si elle ne s'était tournée vers le métier d'aventurier. Ses cheveux coupés plus court que d'habitude et teints en châtain la rendaient méconnaissable. Pour plus de sûreté, Melgo l'avait maquillé artistement et elle portait une robe largement décolletée, diaphane, avec visiblement pas grand chose en dessous, de telle façon que l'assistance ne regarde pas sa figure de toute la pièce. Kalon avait posé un problème, car il était difficile de le faire passer pour autre chose que ce qu'il était, un géant nordique aux muscles d'acier et à l'élocution difficile. Melgo avait donc intrigué pour lui faire interpréter un rôle presque muet, celui de la Mort. Sa voix caverneuse et puissante y seyait parfaitement, et en outre il passait toute la pièce vêtu d'une immense robe noire à capuchon, décidément à la mode, de telle sorte qu'on ne puisse rien voir de ses traits. Le gros souci venait donc de Sook, qui comme sorcière se défendait, mais comme comédienne, c'était probablement une calamité envoyée par les dieux pour punir les mauvaises moeurs des gens de théâtre. Impossible de lui faire apprendre son texte, impossible de lui faire prendre l'expression adéquate lorsqu'elle le déclamait, et si sa voix avait bien la force requise, elle déraillait horriblement dès qu'elle dépassait le niveau de la conversation normale. L'inconvénient est mineur, c'est même plutôt un avantage, lorsqu'il s'agit de conjurer les démons, mais pour un spectacle... Il avait été convenu de lui faire tenir un rôle masculin. Ses cheveux étaient teints en noir et plaqués, ses taches de rousseur disparaissaient sous les fards. En outre, trois jeunes comédiens fraîchement débarqués en ville, c'est à dire ayant fraîchement quitté la ferme natale, avaient été recrutés pour étoffer la distribution.
Ils avaient pu entrer sans problème et avaient gagné les anciennes écuries où, avec les autres saltimbanques, ils avaient été logés et dans lesquelles ils avaient pu à loisir installer leur matériel, notamment la fameuse barque qui, maintenant, avait fait son apparition dans la pièce sur les conseils avisés mais pas désintéressés du rusé voleur. Melgo en avait ôté les mats tarabiscotés d'origine, monté dessous des roues et à l'arrière un curieux support en bois. Repeint de neuf en blanc et bleu, des boucliers factices disposés sur les côtés, quoiqu'à la vérité ce fussent de véritables boucliers en bon métal recouverts de papier mâché, et la proue s'ornait maintenant d'une figure effrayante de dragon tricorne. Tout était prêt, et ils répétaient une dernière fois les passages les plus difficiles de la désespérante "Chronique de Pharsale", probablement la plus mauvaise pièce de Villeroy. Et dieu sait pourtant... mais là n'est pas la question.
Dans l'indifférence générale passèrent les premières attractions, cracheurs de feu, jongleurs, montreurs d'ours et de diverses bestioles insolites. L'un d'eux s'attira d'ailleurs un succès d'estime et posthume en se faisant empaler par son scorpion géant, rendu nerveux par tant de monde. La scène était disposée dans un angle de la salle du trône, un chef d'oeuvre de l'architecture monumentale, de forme carrée, large d'une cinquantaine de mètres. Elle se trouvait au centre parfait du Palais. Cinq balcons superposés la surplombaient, sur lesquels se pavanaient les courtisans et une belle collections de gardes nerveux - à juste titre -, et auxquels aboutissaient les principaux couloirs, larges et clairs, comme prévu. Quatre vitraux monumentaux dominaient les balcons, représentant des faits d'arme depuis longtemps tombés dans l'oubli, et soutenant la coupole à huit pans qui culminait à quatre-vingt mètres d'altitude. Bien des rois eussent donné leur bras droit pour avoir une salle du trône moitié moins imposante que celle-ci.
Pourtant, le prestige des rois de Khôrn s'en était allé depuis bien des siècles, et de la prodigieuse nation qui jadis dominait la mer Kaltienne de ses comptoirs et de ses galères ne restait plus qu'un état pacifique, autosuffisant et trop occupé à sa politique intérieure pour nourrir des visées impérialistes. La fonction royale elle-même était devenue largement symbolique et une cour aux règles aussi rigides que non-écrites tentait de gouverner entre conflits d'intérêts, de personnes et vindicte populaire. On pouvait grossièrement distinguer deux partis. Le premier constitué des bourgeois, issus des grandes métropoles de la côte, prodigieusement riches, méprisaient au plus haut point les nobles du second parti, restes de l'ancienne aristocratie dont le pouvoir venait essentiellement de leur omniprésence dans l'armée, et qui dans l'ensemble ignoraient superbement les parvenus. Il était facile de reconnaître les membres des deux mouvements à leurs costumes, clinquants et de mauvais goût pour les uns, anciens et passés de mode car rapiécés de génération en génération pour les autres. Si je dis ça, c'est essentiellement pour votre information et pour que vous n'ayez pas l'air bête si on vous pose la question, cela n'aura aucune incidence sur la suite du récit.
Ce fut donc le tour de nos amis.
Le Maître des Réceptions leur fit signe de s'avancer lorsque Bubnal de Gholezhn(5), le gravissime poète officiel de la cour, eut fini de déclamer ses vers convenus. Ils installèrent rapidement les trois panneaux peints figurant vaguement un intérieur cossu datant d'un autre siècle, roulèrent péniblement le navire côté jardin, puis commencèrent à jouer.

VILLEROY (Entrant côté cour, vêtu d'une toge pourpre et tonitruant à l'adresse de Melgo, vêtu de blanc et le suivant de peu) : Eh bien, Scrotum, quelles nouvelles de Clitoridès?
MELGO (Obséquieux) : Aucune, Ô, Pénis mon maître, depuis qu'il a occis maître Anus, le poissonnier, par vengeance. Il est toujours en fuite, et craint votre justice.
VILLEROY : Voilà je le crains un précédent fâcheux. Il convient d'y remédier sous peu. Ah, n'est-ce donc pas justement son frère, Pelvis le Hardi, qui s'avance par ici? Voilà qui me donne une idée.
SOOK (Sautant sur scène côté jardin, vêtue d'un surcot de pêcheur) : On ne m'ôtera pas de l'idée que trouver les noms de ses personnages dans un précis d'anatomie génitale n'est pas très sérieux. Bon, quand que on commence, ça commence à faire long?
VILLEROY (S'étranglant) : Nghrlgl!
MELGO (chuchotant en aparté) : C'est commencé, banane.
SOOK : Comment ça c'est... Ah, euh... Ben... Bon... Euh...
MUSKIL (Jeune paysan se lançant dans la comédie, soufflant) : Rascal, pendard...
SOOK (D'une voix cassée) : Rascal, pendard... euh... Ta mère suce des ours? Non, ne m'aidez pas... C'est une histoire de frère... Ah oui, il a pas mérité ça, c'est un jugement idoine. Non, inique, c'est un jugement inique. C'est très vilain, et en gros, Pénis, t'est méchant.
VILLEROY (Se frappant la tête contre le décor) : Mon monolooooogue! Noooooon!
SOOK (Expliquant aux spectacteurs) : Parce que mon frère il avait acheté des poissons chez le poissonnier Trouducul, parce qu'il vendait des poissons, le poissonnier, mais en fait, il a eu la courante, parce que c'était des poissons pas frais, et donc il a eu la courante, mon frère. Mais en fait j'ai pas de frère, c'est que du théâtre. Mais moi je fais ça que pour dépanner, c'est pas mon métier. Alors il l'a tué. Le poissonnier. Mon frère. Et alors il s'est barré. Mon frère. Voilà.
MELGO (s'éclipsant et faisant des signes convenus à ses compagnons) : Bon, je me retire dans ma loge ancillaire pour, euh... y méditer longuement sur les vicissitudes de l'existence. Salut.
VILLEROY (Impérieux) : Gardes, saisissez ce manant et jetez-le dans la plus profonde oubliette du donjon. Et de grâce, mettez ce prisonnier au silence jusqu'à la fin de la pièce.
SOOK (Outrée) : Eh, mais c'est pas dans le texte ça!
...

Donc, après avoir revêtu sa Robe de Lumière Abolie, cadeau de la déesse M'Ranis qui le rendait invisible aux yeux des mortels, Melgo le rusé voleur se glissa dans les galeries du Palais, derrière la foule des spectateurs hilares qui commentaient le curieux spectacle de Sook courant dans tous les sens pour échapper à Villeroy qui la poursuivait, armé d'un pan de décor, tandis que ses comédiens tentaient de le maîtriser. Il essaya de retrouver les repères que lui avait indiqué Vestracht, puis se glissa dans un couloir désert, lisse et propre, laissant derrière lui les rumeurs tapageuses. Il chercha sur les bas-reliefs qui ornaient les murs... deux chérubins, un archange, et enfin une prêtresse vierge de Toutüngahm(6). Il posa ses mains à plat sur les seins de la statue de marbre et poussa : un étroit pan de mur coulissa sans un bruit. Il se glissa dans le rectangle obscur et referma derrière lui. Il attendit quelques instants, aux aguets, puis sortit la sphère que Sook lui avait donnée, une petite boule de métal calfeutrée, munie d'une charnière lui permettant de s'ouvrir sur un petit morceau de porphyre enchanté par la sorcière afin qu'éternellement il répande autour de lui une lumière rougeâtre. Vestracht n'avait pas menti, les merveilles amoncelées ici valaient largement les risques pris. On trouvait dans la vaste salle, close de tous côtés et au plafond bas soutenu par de fines colonnes, des tableaux si anciens qu'ils en étaient devenus remarquables, des bijoux subtilisés à quelque potentat d'outre-mer lors de pillages oubliés, des tapisseries légèrement passées mais toujours somptueuses, des meubles précieux, quelques livres impressionnants, croulant sous les cuirs, les ors et les ferrures, le tout entreposé dans le plus grand désordre. Mais le temps pressait, et il fallait cesser de baver. Il était venu ici pour une chose, et son éthique professionnelle lui interdisait de convoiter autre chose. Il lui fallut quelques minutes pour localiser la petite statue qu'il était venu chercher. Puis il oublia une seconde son éthique professionnelle pour barboter un joli bracelet qui eut payé la rançon d'un roi, tout de jade et de saphir. Il cacha son butin sous sa robe et allait sortir quand une voix se fit entendre derrière lui.
- Voleur, ce que tu fais est vraiment très mal. C'est interdit de voler ce qui ne t'appartient pas, car c'est du vol. Au nom de la Lune, je vais te punir.
C'était la guerrière de la Rose, qui avait changé de costume marin, mais continuait à gesticuler tout en parlant. Melgo était presque désarmé, et il savait par son expérience récente qu'il ne fallait pas se fier à la mine grotesque d'un adversaire pour juger de son pouvoir. Son coeur sauta dans sa poitrine tandis qu'il cherchait des yeux une échappatoire. Puis il s'apaisa.
- Andouille, si tu ne peux pas me voir, tu ne pourras pas m'empêcher de m'enfuir.
- Cercle de Lune, frappe mon ennemi!
Et apparut dans sa main un disque lumineux qu'elle lança comme un frisbee et qui aurait décapité Melgo s'il n'avait baissé la tête au dernier moment.
- Mais... Comment tu fais pour me voir?
- Devine, crétin. Prend ça dans la tronche, nazebroque!
Et une rafale de truc-machins lumineux frappa le mur là où le voleur se tenait quelques fractions de seconde plus tôt. Derrière un pilier, haletant, il estima qu'il avait connu dans sa vie des moments plus agréables. Un autre missile magique siffla à ses oreilles et il roula par terre pour trouver refuge derrière un coffre.
Puis son regard se posa sur une forme à côté de lui, une forme indistincte, rougeoyante, et il comprit ce qui guidait le tir de la guerrière. Car la boule lumineuse de Sook, qu'il serrait toujours dans son poing transparent, en faisait la cible idéale. Sa première impulsion fut de la refermer, mais dans ce cas la guerrière n'aurait qu'à se poster devant la seule issue de la pièce pour l'y emprisonner. Il décida donc de ruser, et abandonna l'objet accusateur, ouvert, derrière le coffre, et dans le silence le plus total, s'en écarta pour contourner la petite peste en ciré jaune qui continuait, par intermittence, à bombarder les abords de son ancien abri de projectiles meurtriers.
Il ressortit à pas de loups dans le couloir et se retourna pour adresser un bras d'honneur à son ennemie. Il fut arrêté dans son geste par la vue de la guerrière du Lys, postée dans le couloir, qui portait sur le nez une curieuse paire de bésicles.
- Il est là, je le vois! Par ici les filles!
Bon, il fallait faire vite pour les empêcher de réagir. Considérant la disproportion des forces en présence, il décida de profiter de l'effet de surprise pour foncer sur la guerrière du Lys. Il la bouscula méchamment, passa entre les autres filles qui accouraient dans une cacophonie de bottes de caoutchouc et sauta par-dessus la balustrade. Fort heureusement, il avait repéré au préalable les cordes qui soutenaient des candélabres, cordes qui selon les Normes Donjonniques devaient pouvoir supporter le poids d'un aventurier pressé, d'une jeune fille en détresse et d'une part de butin. Elles étaient par bonheur conformes. Melgo vola au dessus de la salle, le vent rabattit en arrière la capuche de sa robe et le rendit visible, ce qui n'était plus très grave. Il atterrit au beau milieu de la scène sous les regards éblouis des spectateurs et reprit le cours de la représentation :

MELGO : Par la malpeste, Messires, je crois qu'il est grand temps de prendre le large dans cette barque.
VILLEROY (cauchemardant éveillé) : Non, pitié, ne massacrez pas aussi cette scène!
SOOK (sortant de sous la scène) : Allez, on embarque, et on s'arrache.
CHLOE : Ben non, c'est à moi de parler. Ah oui, pardon, j'étais ailleurs.
SOOK : On prend aussi Villeroy.
VILLEROY : Mais que... Lâchez-moi, brute!
KALON (Villeroy sur l'épaule) : Et maintenant?
MELGO (sortant de sous la scène l'Amphore Ondine et la fixant sur la structure arrière de la nef volante) : Attachez-vous bien aux sièges avec les sangles de cuir, ça va secouer.
LA GUERRIERE AU LYS : Arrêtez-les, ils ont volé quelque chose!
UN INCONNU (en collant rouge et slip bleu, une cape jaune sur le dos et un masque vert sur le visage, apparaissant sur le balcon) : Tremblez, malfaiteurs, car voici venir le fléau des malandrins, le défenseur de la veuve et de l'orphelin, le pourfendeur des...
LES GUERRIERES (ensemble) : îîîîîîîîîîîîîîîîî!!!!!! C'est l'homme masquééééééééééééé!
L'INCONNU : Euh, non, je suis Super-Av... Eh, lâchez-moi, au secours... eh, vous, délivrez-moi de ces furies! Mais arrêtez, vous allez déchirer mes vêtements!
LE ROI : Tiens, c'est moins chiant que d'habitude, cette année.

Sans se laisser distraire, le voleur tira à lui les barres d'alliage mystérieux qui coulissèrent dans leurs manchons métalliques, et le vaisseau prit rapidement de l'altitude, au grand ébahissement des spectateurs croyant à quelque machinerie de spectacle. Un archer Esclalien fut le premier à réagir et, du haut de son balcon, décocha son trait qui se fracassa sur l'un des boucliers du vaisseau. D'autres suivirent de peu. Alors Melgo rampa le long de son embarcation jusqu'à l'arrière, et déboucha l'Amphore.
Un flot ininterrompu d'eau salée sortit alors de l'orifice avec une pression énorme, propulsant par là même la barque dans l'autre sens. Melgo venait d'inventer la propulsion à réaction. L'un des immenses vitraux de la coupole en fit les frais lorsque l'embarcation, guidée d'une main de maître par le voleur, le traversa à toute vitesse avant de s'enfoncer dans l'obscurité paisible et piquetée d'étoiles, laissant derrière eux une confusion qui resterait probablement longtemps dans l'histoire.

V ) Où la malhonnêteté est bien mal récompensée, comme quoi cette histoire est morale.

Ils n'allèrent pas bien loin. En fait, ils n'avaient guère le choix, car à l'évidence les services secrets du royaume auraient vite fait de mettre des noms derrière les masques, ne serait-ce qu'en interrogeant les trois apprentis-comédiens laissés derrière, et l'enlèvement de Villeroy ne faisait que retarder la chasse à l'homme de quelques heures. Il leur fallait donc quitter la ville au plus tôt pour des contrées plus accueillantes, ce qui n'était pas une catastrophe puisque nos amis avaient placé l'essentiel de leur fortune dans diverses banques sur le pourtour de la mer Kaltienne, en prévision d'ennuis de ce genre. Cependant ils avaient donné rendez-vous à Galehn la nuit suivante, dans l'antique cimetière Rosbalite(7) du Faux-Port, pour lui remettre la statuette et prendre possession du fruit de leur larcin, et ne pouvaient évidemment se dérober à ce rendez-vous après toute la peine prise.
Le seul choix était donc de traverser la baie de Sembaris, d'amarrer l'esquif sous un des quais crasseux du Faux-Port et de trouver refuge dans un des nombreux estaminets de ce quartier puant, où à l'évidence nul milicien sain d'esprit ne viendrait leur chercher noise. Le plus dur fut de convaincre Villeroy de ne point faire trop de scandale et de disparaître le plus loin possible. Melgo le calma en faisant valoir que sa pièce rentrerait sans doute dans l'histoire de Sembaris, qu'il était probablement le principal suspect dans cette affaire, qu'on n'est jamais prophète en son pays, et qu'en fin de compte, il est force cités, dans les pays Balnais notamment, qui seraient ravies d'accueillir un si prestigieux artiste. Il prit le premier bateau, et on ne le revit plus.
Donc, ils se cachèrent et se reposèrent toute la journée suivante dans la taverne dite "Les deux doigts de Porto(8)", qui était assez typique de l'urbanisme du quartier, mais qui possédait l'immense avantage d'avoir trois issues de secours, une sur la ruelle arrière, l'autre sur le jardinet de la maison d'une sorcière rebouteuse, la troisième sur les égouts.
Puis vint le soir, brumeux et froid.
C'était le temps qui convenait pour se rendre dans un cimetière.

- Tiens, mais que font ces trois jeunes, au fond de la rue, à cette heure de la nuit?
Chloé, du fait de sa race, y voyait fort bien la nuit.
- Ils bougent? S'enquit Melgo.
- Non, on dirait qu'ils attendent quelque chose. Je crois qu'il y en a aussi sur les toits, à moins que ce ne soient des chats. Des gros chats, vu le bruit.
- Ce sont des voleurs en embuscade.
- On ferait peut-être bien de passer par un autre chemin.
Kalon sortit son épée dans un silence quasi total, et Sook regarda dans sa besace quels sorts spectaculaires et douloureux elle pourrait lancer. Ils ne bondissaient guère de joie à l'idée de devoir quitter Sembaris, et donc étaient de mauvaise humeur. Les tire-laine allaient en faire les frais. L'un d'entre eux s'avança dans le cercle de lumière émis par la lanterne de Melgo. Il était grand et maigre, nerveux, visiblement sous l'effet d'un excitant quelconque. Ses mains s'agitaient toutes seules, l'homme devait avoir des réserves de patience assez limitées.
- Salut, les bourges, y fait tard pour voyager, pas vrai? Faites gaffe, y'a des voleurs dans le coin.
Derrière, ses comparses ricanèrent sinistrement.
- Le bonsoir, mon jeune ami (Melgo fit de la main un des signes de reconnaissance de la guilde). Effectivement, je crois qu'il y a des voleurs dans le coin. Excusez-nous, mais nous sommes attendus.
- Yo, bouffon, où tu t'crois? Allez, aboule la tune vite fait, putain de ta race.
- Sinon? Demanda Sook, lentement et en souriant.
- Sinon on vous crève. J'ai des keums sur les toits, et y savent lancer les couteaux.
L'homme avait l'air fier de sa bande.
- Pauvre naze, tu sais à qui tu parles? Je suis Sook la sorcière sombre, moi et mes compagnons allons...
- C'est ça, pétasse, et moi je suis le Pancrate de Pthath et mes copains c'est les gitons du patricien de Glödz.
- Pour tes copains, ça ne m'étonnerait pas, mais toi, tu ne ressemble pas à un Pancrate. Pourtant j'ai eu le loisir d'en voir un de près, en tout cas sa tête. Au fait, ta mère n'avait-elle pas l'habitude de fréquenter des chiens? Ca expliquerait ta dégaine.
- Yo, ta mère kobold!
- Ta mère en slip sur l'acropole de Bantchouk!
- Ta mère elle a 2 en intelligence et 1 en constit!
- Ta mère Glasgow à deux!
- Ta mère suce des queues en enfer!
- Ouais, c'est ce qu'on dit. Tu la connais?
- Euh...
- Parce que si tu veux, je peux t'arranger un rendez-vous avec elle, maintenant que par trois fois tu l'as insultée. Par le pacte ancestral des filles de Lilith, je te bannis, toi le blasphémateur, et pour l'éternité te condamne à souffrir mille mort à chaque seconde dans les Royaumes d'Iniquité. Moi, Sook d'Achs, te maudis jusqu'à la fin des temps.
Et tandis qu'elle parlait, de sa voix terrible et métallique, surgissaient du sol autour du damné hurlant et suppliant les griffes noires des démons de la nuit, qui rampèrent sur son corps depuis ses pieds jusqu'à sa poitrine avant de s'enfoncer dans ses chairs, de le déchiqueter et finalement d'emporter son âme vers les abysses sans fond ni espoir, royaume de la succube Lilith, laissant sa dépouille mortelle, inerte et mutilée, sur le pavé immonde de la rue.
Les deux autres voleurs prirent un air dégagé, sifflotèrent un peu, puis filèrent discrètement et rapidement dans d'invisibles ruelles latérales.
- Pasque faut pas me gonfler non plus, c'est vrai quoi.
Tout commentaire étant superflu, les compagnons de Sook la suivirent donc, laissant la charogne à ceux que ces choses intéressaient.

La grille imposante du cimetière, laissée à l'abandon et aux embruns marins depuis plus d'un siècle, n'était évidemment pas en état de fonctionner, ce qui n'était pas grave car le mur d'enceinte était éboulé en plusieurs endroits. Se faufilant dans l'une des brèches, nos peu exemplaires héros pénétrèrent dans ce temple à la gloire de la désespérance et de la décrépitude, qui dans la pénombre et la brume atteignait des profondeurs insoupçonnables dans le sinistre.
- Ah, vous voici enfin!
Surgissant d'un bond de derrière un cénotaphe moussu, Galehn, dans ses habits rutilants, avait l'air particulièrement peu à sa place.
- Vous avez la statue?
- Oui, la voici. Et nos pierres?
- Comme convenu, dans ce sac.
Melgo et Galehn échangèrent sobrement leurs paquets, et chacun se mit en devoir d'en vérifier soigneusement le contenu à la lueur des lanternes, sans se soucier de paraître offenser l'autre. L'examen donna satisfaction aux deux parties.
- Parfait, c'est bien la statue que j'attendais depuis si longtemps. Allez, au plaisir de se revoir.
Sa voix était mielleuse, moqueuse, plus aiguë qu'à l'accoutumée.
- C'est ça, bénédiction sur vous, sur vos affaires et sur vos rejetons. Que la maladie vous épargne, ainsi que le mauvais sort. A la revoyure.
Mais Galehn n'écoutait pas, ses yeux immenses et voraces absorbés dans la contemplation de l'objet tant convoité. La Compagnie prit congé sur la pointe des pieds, reculant avec prudence.
Tous les aventuriers, en tout cas tous ceux qui survivent à leur première aventure, ont un sixième sens qui les avertit lorsqu'un fou dangereux croise leur route. Apparemment celui-là était à interner d'urgence, ce qui explique que nos amis étaient sur leurs gardes. Ils avaient remarqué, à la limite du halo lumineux de leurs lanternes, les six autres statuettes disposées en cercle autour de Galehn, ils avaient vu comme les yeux des statues avaient lui d'une pulsation aussi indéniable que malsaine quand la septième était sortie du sac, ils avaient senti comme soudain l'air était devenu sec et la température plus élevée. Bref, il valait mieux dégager au plus vite, avant que le halo rougeâtre, là-bas, parmi les pierres tombales, n'ait pris une trop grande ampleur. Bien que leur expérience leur ait appris que dans ces situations, on entend souvent des phrases toutes faites du genre :
- Vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais vous laisser partir vivants?
L'accent du triomphe était dans la voix du dandy, qui avait fait sa réapparition, debout sur une tombe ancienne, à une vingtaine de pas. Il paraissait plus fort, plus assuré, et considérablement plus cinglé encore que quelques secondes plus tôt.
- Ben, on avait quand même un petit espoir que si.
- Et vous ne vous êtes pas demandé pourquoi j'avais choisi ce cimetière pour lieu de notre échange?
- Pour la vue? Hasarda Chloé.
- A mon avis, dit Sook, c'est pour tirer parti des locataires. Je parierais ma chemise que ce drôle-là va nous réveiller les morts. Pas vrai Dugland?
- Pas faux, petite sorcière. Le pouvoir de la Reine des Ténèbres, trop longtemps bannie de la face de la Terre, me permet maintenant de déchaîner sur vous la puissance des légions de l'au-delà, et je ne vais pas m'en priver. Mais rassurez-vous, vous ne serez que mes premières victimes, toute cette ville vous suivra bientôt en enfer, et lorsqu'Elle le jugera nécessaire, Elle ouvrira la Porte et viendra elle-même récompenser ses serviteurs et châtier ses ennemis. Voyez comme à mon appel, les pierres se fendent, la terre s'ouvre et se lèvent les corps putréfiés. Voyez comme... tiens, mais que fais-tu?
Sans prendre garde aux mains décharnées qui perçaient la terre, la Sorcière Sombre exécutait une figure complexe de ses mains irradiant la magie noire, et de ses lèvres entrouvertes sortait un son peu engageant. Un frisson parcourut la terre à l'appel de Sook et, à la grande stupéfaction de Galehn, une partie des squelettes terreux et humides qui s'étaient levés se jetèrent sur leurs frères dans un combat lent, sans passion ni enjeu, d'une tristesse infinie. Ils se saisissaient, se démembraient, se fracassaient les uns les autres sans souci de leur propre existence, car ils l'avaient perdue depuis bien longtemps, ainsi que l'envie de sauvegarder leur être.
- Tiens, dans ta gueule les skeus, connard!
Et elle souligna d'un geste explicite son imprécation.
- Tu... tu as contré le pouvoir des Ténèbres? Ah oui, je comprend, le rituel n'est pas achevé, la puissance n'est pas à son apogée. J'ai agi trop tôt. Mais qu'à cela ne tienne, mon serviteur diabolique me donnera tout le temps nécessaire. Apparais, Minotaure de l'Id, bête de l'Apocalypse, démon fidèle, et écrase mes ennemis!
Derrière lui, le halo rougeoyant et pulsatile dégagé par les statuettes s'était enflé, et son ombre allongée se projetait maintenant avec une certaine netteté. Et dans l'ombre, par terre, apparut une petite rune écarlate, inconnue de Sook même, une rune terrible dont, dans une volute noire, surgit la forme immense et large d'un nouvel ennemi.

VI ) Où les affaires ne s'arrangent pas.

Ce fut d'abord un mugissement titanesque, qui réveilla les plus sourds jusque dans la Tour-Aux-Mages, puis les pas du monstre, rapides et secs, brisant la terre et les dalles de marbre. Il était haut comme trois hommes, large comme cinq, sa poitrine musculeuse, sa face hideuse et la racine de ses membres étaient recouvertes d'un cuir épais et velu, paraissant indestructible, ses petits yeux enfoncés rougeoyaient de sorcellerie dévoyée et de haine envers tout ce qui vit, de part et d'autre de sa tête osseuse sortaient deux cornes énormes, noires et polies, telles les buccins de l'apocalypse, partant à l'horizontale avant de s'incurver vers l'avant. Son abdomen ouvert laissait largement voir que ses boyaux avaient été remplacés, à la suite de quelque monstrueuse mutilation, par des tubes flexibles par où s'écoulaient des fluides immondes et luminescents. Car la créature avait été changée, modifiée, sa chair déjà impure avait été profanée par quelque dément à la science maléfique, d'où qu'elle put être originaire, elle était destinée à n'y jamais retourner. Quelles qu'aient pu être ses motivations, il ne subsistait rien de son esprit. Quels qu'aient pu être ses pouvoirs, il était évident qu'ils avaient été décuplés. Quelle sombre nécromancie, quel pacte blasphématoire, quels travaux cauchemardesques avaient-ils donné naissance au Minotaure de l'Id? Ses jambes et ses pied avaient été remplacés par des parodies de sabots articulés en acier, mus par les mécanismes apparents, qui martelaient et martyrisaient la terre qui les portait, et l'un des ses bras était maintenant une machine de lourd métal, longue, à l'apparence terrible, dont l'orifice terminal semblait appelé à cracher la mort.
- Oups! Fit Chloé en résumant l'avis général.
Kalon tira son épée qui se mit immédiatement à flamboyer comme rarement, nimbant le groupe dans une lumière bleue qui curieusement les rassura, après ce déchaînement de rougeoiement. Galehn fit un signe sec à son serviteur, qui se tourna alors vers nos amis. Il sembla un instant amusé de la piètre tâche qui lui était confiée. Puis il pointa en avant son bras mécanique.
- Planquez-vous! Cria Melgo en donnant l'exemple et se jetant derrière une épaisse colonne mortuaire en marbre.
Il y eut un éclair rouge qui illumina un instant la face grimaçante du démon, une boule de feu au bout de son bras sortit avec un chuintement terrible, à une vitesse impressionnante, et l'explosion fit trembler la terre et voler en éclats la colonne. Le voleur fut emporté dans les airs par le souffle brûlant et atterrit dans une travée, sur la terre meuble et gorgée d'eau, ce qui lui évita de perdre connaissance sous le choc. Par bonheur, la Robe de Lumière Abolie, de facture divine, résista aux flammes et aux éclats qui sans cela l'eussent sinon tué, en tout cas suffisamment blessé pour qu'il ne puisse plus se défendre. Chloé, qui s'était instinctivement recouverte de son blindage naturel, protégea Sook et Kalon, mais ils furent tous trois jetés sur le côté.
- Séparons-nous, cria la sorcière, offrons-lui plusieurs cibles au lieu d'une!
C'était la seule chose à faire pour tenter de tenir quelques instants face à la puissance de feu du terrible minotaure. Ils coururent ventre à terre parmi les tombes, espérant ne pas être vus. Haletant derrière une pierre, les mains écorchées, Sook tenta de trouver dans la masse de ses souvenirs une référence à une telle monstruosité, sans en trouver. La situation ne se prêtait guère à la réflexion, bien sûr, mais elle n'avait pas le choix. Voyons, d'où peut venir cet affreux? Sûrement de quelque cercle infernal, si vastes sont les abysses qu'il serait vain de faire le compte des monstruosités que l'on y trouve. Mais cette manière de lier la chair et la machine, elle en avait entendu parler, c'est sûr, mais où...
Les pas monstrueux se rapprochaient, la terre frémissait, une bile amère monta aux lèvres de la sorcière et la panique commença à la gagner. Elle risqua un oeil imprudent par dessus la pierre qui la dissimulait. Il était là, à une dizaine de pas, colossal, et en une horrible seconde, il tourna la tête vers elle, il l'avait vue. Il leva son arme dans un réflexe et lâcha un projectile meurtrier. Sook eut l'impression d'être collée au sol, le temps s'était ralenti, son esprit était clair maintenant, mais ses jambes ne lui répondaient que trop lentement. Elle n'avait plus que son esprit pour se protéger, les runes dansèrent devant ses yeux, vite, plus vite, toujours plus vite, jamais nul n'avait lancé ce sortilège aussi vite sans le payer ensuite de sa santé mentale, mais peu importaient maintenant les savants calculs, les querelles d'écoles et les mises en garde de ses maîtres. Le filet mystique s'étendit devant elle, maille par maille, trop lentement. Elle essaya d'oublier la douleur qui lui déchirait le cerveau et dans un effort surhumain accéléra encore le déploiement du sortilège. Son hurlement de souffrance couvrit presque de sa stridence le mugissement du minotaure et l'explosion du projectile. Toute sa volonté se tendit dans le seul but d'arrêter l'onde de choc, elle cabra jusqu'à ses dernières réserves pour faire barrage à la flamboyance qui se propageait devant elle. Elle y parvint. Lorsque se dissipa la lumière aveuglante et que les derniers filaments du sort se furent dispersés, elle eut la satisfaction de voir la mine, un instant perplexe, de son adversaire. Puis à bout de forces, elle tomba mollement, assise, et attendit la mort. Le sang coulait de son nez, et la souffrance qui battait sous ses tempes était la seule chose qui la rattachait encore à la vie. Elle se souvint, soudain, qu'il y avait un moyen de vaincre l'ennemi, une formule qui rendait invincible quiconque combattait les bêtes immondes des Sphères de l'Id, mais il était trop tard. Se fut-elle souvenu de la formule qu'elle eut été dans l'incapacité de la réciter. Le monde s'obscurcit autour d'elle, tandis que le minotaure, de sa main organique, enclenchait un mécanisme de son arme et, calmement, la pointait sur la sorcière pour l'achever.
- Méchant monstre, un cimetière est un lieu sacré, et c'est très méchant de le profaner. Tu devrais avoir honte. Au nom de la Lune, moi, la guerrière à la Rose, je vais te punir!
On n'a pas une bonne vision de ce que peut signifier le mot "esquive" tant qu'on n'a pas vu la Guerrière à la Rose en action. Le monstre avait réglé son engin pour lui faire envoyer des rafales de trois missiles, mais elle réussit à les éviter tous, quoique dans la panique la plus totale. Une bonne partie du cimetière partit en petite caillasse fondue, de tous les côtés.
C'est alors qu'il allait lancer une deuxième rafale que Chloé fit son apparition. Elle doutait que sa carapace tienne bien longtemps contre les explosions ravageuses du minotaure, mais elle avait, non sans une certaine intelligence, pensé que si ses armes étaient si puissantes à distance, il hésiterait à s'en servir de près, de peur de se faire sauter lui-même. Avec une aisance que sa forme massive de scarabée ne laissait nullement supposer, elle approcha du démon cornu par derrière et lui sauta sur le dos, se cramponna à lui de tous les crochets et barbillons dont elle était pourvue, et commença à lui porter des coups de poing et de divers appendices. Il se cabra, poussa un mugissement effroyable. Habituellement, la force physique supérieure de l'elfe dénaturée, alliée à la résistance de son armure, faisaient qu'un seul de ses coups pouvait aisément exploser la cage thoracique d'un homme, transformer son coeur et ses poumons en pulpe sanglante et faire sauter quelques vertèbres au passage. Hélas, le Minotaure de l'Id était d'une autre trempe et, pour commencer, d'une autre taille. Sous son cuir à la résistance stupéfiante roulaient des muscles puissants, épais et durs, protégeant un squelette qui n'en avait guère besoin, car il était en acier au tungstène. Le monstre se contorsionna, lâcha inconsciemment une rafale en l'air, dont les projectiles ravagèrent quelques rues du Faux-Port, et essaya d'attraper de sa main griffue l'insecte qui lui causait une si vive irritation. Surgit soudain Kalon, son épée de flammes bleues à la main, qui comme une panthère sauta sur le titan infernal, passa sous son bras au prolongement meurtrier et porta un coup du tranchant à l'abdomen dénudé. C'était une erreur de la part de l'Héborien, qui eut mieux fait de porter un coup d'estoc en profondeur dans la masse de tuyauterie, car leur résistance était supérieure à ce qu'il avait prévu. Seuls quelques câbles mineurs furent tranchés dans cet assaut, et d'un coup de sabot titanesque et furieux la bête envoya le barbare bouler vingt pas plus loin. Le coup l'eut sans doute démembré si, au dernier moment, il n'avait levé devant lui son poing gauche, revêtu du Gantelet Protecteur du Preux; artefact mystique d'une dureté surprenante. Chloé se retrouvait seule à combattre la furieuse monstruosité et, avec un courage peu commun, continuait à frapper son adversaire, moins pour le blesser que pour donner du temps à ses amis.
Melgo, après le premier assaut, avait rampé à l'abri et, lorsqu'il avait vu tomber la sorcière, s'en était approché. Il savait que sans sa puissance de feu, leurs chances de vaincre le minotaure étaient minces, et c'est donc plus par intérêt que par amitié qu'il porta secours à Sook. C'est en tout cas ce dont il tenta de se convaincre en rampant parmi les débris fumants. Il eut un choc lorsqu'il vit sa compagne gésir, les yeux ouverts, le visage ensanglanté, parmi les tombes. Pris de panique, il s'adressa aux cieux.
- M'Ranis, ma déesse, est-ce donc là le sort de ceux qui te servent! Je t'en conjure, sauve-la, ou nous sommes tous perdus. M'entends-tu M'Ranis? Porte nous assistance avant que nous ne mourrions tous!
- Je t'entends, Melgo le voleur, mon grand-prêtre. Tu veux que je soigne ton amie? Tu sais pourtant qui elle est, ne préfères-tu pas qu'elle rejoigne les géhennes qui lui sont promises?
La voix cristalline et assurée qui descendit dans la tête du voleur n'avait plus grand chose à voir avec celle de la jeune déesse qu'il avait connue, il n'y a pas si longtemps, dans les sables du continent méridional.
- Non, je veux qu'elle vive.
- Soit, je m'en lave les mains. Qu'il soit alors inscrit que Melgo de Pthath a lâché sur la Terre la succube Sook d'Achs, tu porteras la pleine et entière responsabilité de ses actes.
- Oui, je le sais.
La sorcière toussa, la déesse s'en fut.
- Melgo, c'est toi?
- Oui. La situation est grave, on va se faire piler!
- Non, il est un mot secret qui arrête les monstres de cette race, prononce-le sans peur devant lui, et tu deviendras invulnérable. Iddqd.
- Quoi?
- Iddqd. On ne sait pas pourquoi, mais ça les rend aussi inoffensif que des agneaux. Va, et tue-le!
Melgo se releva et revint à l'assaut, en même temps que Kalon, et tandis que son compagnon détournait l'attention du béhémoth, il cria de toutes ses forces :
- IDDQD!
Et le monstre lui retourna une mandale de dimension biblique du bout de son canon. Il fut projeté juste à côté de Sook, hagard et avec quelques dents en moins.
- Vénial, ton truc. Un vour, tu me montreras fe que tu appelles un agneau, pour voir.
- Quoi? Ça a pas marché? C'est un scandale! Essaie Idkfq pour voir.
Courageusement, le voleur revint à l'assaut, mais à distance plus prudente du monstre toujours occupé à combattre l'insaisissable Kalon et l'indécrottable Chloé, et lui lança :
- IDKFQ!
Aussitôt, une grande quantité d'objets, boîtes, cylindres, clés et cartes clignotantes, trucs à tuyaux et autres machins métalliques lui tombèrent tout autour, et aussi dessus, sans que cela ne trouble le moins du monde la Chose Ennemie. Un peu las et se frottant le crâne, sur lequel il avait sans le savoir reçu une pleine boîte de cartouches pour fusil à pompe, il retourna demander des explications à Sook.
- C'est dingue ce truc! Comment ça se fait, c'est pas normal. Enfin, c'est mieux que rien, on avance.
- Ben oui, mais si on avançait plus vite...
- Il doit y avoir une erreur quelque part. Mais oui, gourde que je suis! Ici on est à Sembaris, il faut incanter les sorts selon la prononciation du mage Azerty! Essaye Iddad.
- T'es sûre?
- Oui, vas-y.
- Bon, j'y vais.
Et, persuadé de se prendre encore un gnon, Melgo repartit à l'assaut.
- IDDAD.
Rien ne se passa, si ce n'est que passablement énervé par ces allées et venues, le minotaure lança une bordée de ses projectiles explosifs sur le voleur, qui n'était pas assez loin pour les esquiver.
Pouf, pouf, pouf.
Les explosions firent autant d'effet à notre ami que des boules de neige lancées par des enfants. Il lui fallut plusieurs horribles secondes pour se rendre compte qu'il n'était pas mort et que l'incantation avait marché. A la suite de quoi il s'écria avec une mâle assurance :
- Taïaut, sus à la bête, mes preux compagnons, on va lui latter la gueule!
Et, frappant maintenant de tous côtés sans risque d'être blessés, Chloé, Kalon, Melgo et la Guerrière de la Rose s'en donnèrent à coeur joie, jusqu'à ce que, suite à une surcharge, le ventre du monstre explose dans une gerbe de sang et d'huile. Il n'en resta finalement que les sabots et quelques lambeaux de chair brûlée.
- 'tain, le bestiau! Fit Sook en boitillant vers ses camarades.
- Ouais, c'était un client, appuya Melgo.
- Oulala, je me suis cassé un ongle, pleurnicha la Guerrière à la Rose.
- C'est pas grave, lui dit Chloé, avec un coup de ciseaux, une écaille de tortue, de la colle et un peu de vernis, il n'y paraîtra plus.
- Hum, émit Kalon en désignant un point au nord.

Car au loin, dans le cimetière, le rituel s'accomplissait, et des sons pour le moins inquiétant émanaient de la pulsation rouge qui, allant en s'enflant, ne présageait rien de bon.

VII ) Où l'on tombe de Charybde en Scylla, c'est dire . . .

- Non non non, il n'est pas question qu'on s'approche de là. On va prendre nos cliques et nos claques, et nos jambes à notre cou, et la barque volante, et on va partir vite et loin.
- Allons, Mel, sois pas négatif. Après tout, on s'est payé le gros cornu, qu'est-ce qui peut être pire?
- Le gros cornu, comme tu dis, il t'a zigouillée, tout à l'heure, si tu te souviens.
- Tu crois pas que tu exagères? Pour une morte, je trouve que je vais plutôt bien.
- Je sais reconnaître un cadavre quand j'en vois un, Sook. Toi, t'étais raide, c'est un fait. J'ai dû appeler M'Ranis en personne pour te faire revenir.
Elle resta coite un instant.
- Ah?
- Et le truc qui nous attend là-bas, à mon avis, c'est pas du gâteau. Il est même possible que ce soit pire et qu'on y passe tous.
- Ben de toute façon, on n'a pas trop le choix, parce que si ce mec arrive à ouvrir le Seuil d'Obsidienne, comme apparemment il essaie de faire, la planète sera trop petite pour qu'on s'y cache.
- Eh?
- Ce genre de sort, ça se lance une fois par millénaire grand maximum. Ça sert à invoquer sur Terre un seigneur-démon banni. Bref, si ça réussit, on n'a plus qu'à s'empaler sur nos épées, ça ira plus vite et ce sera moins douloureux, parce qu'un seigneur-démon, ça se dérange rarement pour jouer aux dominos. En général, on les invoque plutôt pour les génocides et les trucs comme ça. Ils font ça très bien, et avec un sens de l'invention remarquable. Mais il a parlé de Reine des Ténèbres, et si c'est bien celle que je crois, on risque de regretter de ne pas avoir affaire qu'à un quelconque seigneur-démon.
- Tu veux dire, il essaie d'invoquer... enfin, tu sais, ta...
- Ouais, j'ai bien peur qu'il essaie d'invoquer maman, le con. Et comme paraît-il elle est pas du matin...
- On n'est pas le matin, fit Chloé.
- Et le décalage horaire, banane.
- Maman? Demanda la guerrière.
- Lilith. Sook est une succube. Oui, je sais, c'est difficile à croire.
La brume s'était dissipée soudainement, et des nuées tournoyantes zébrées d'éclairs rouge sang commençaient à s'amonceler dangereusement au dessus du Faux-Port. De puissantes rafales de vent sec et chaud battaient maintenant toute la ville de Sembaris, faisant claquer les volets et réveillant les habitants. Et déjà se propageaient depuis les tréfonds de la terre un grondement sourd, une trépidation immonde, comme si quelque sinistre et titanesque carillon sonnait le glas de l'espèce humaine. Occupés par le Minotaure, nos héros ne s'étaient pas aperçus de ces signes peu encourageants.
- Bon, fit l'Héborien.
- Ben oui, lui répondit Chloé, pour une fois peu loquace.
- Fait chier, en convint Melgo.
- On pourrait attendre mes copines, proposa la Guerrière à la Rose. Je les ai appelées, elles devraient arriver bientôt, si ça les dérange pas trop de bouger leurs gros culs.
- Pas le temps, le seuil gagne en puissance à chaque seconde.
Kalon tira son épée, curieusement inerte, et prit la direction de l'épicentre.
Le cercle des sept statues était maintenant délimité par un champ d'éclairs rouges sombre devant lequel, agenouillé, les bras levés, Galehn piaillait des phrases que le vent emportait à moitié. Terrible était l'aspect du terrain alentour, fumant et exhalant les relents putrides d'une décadence séculaire sous l'effet de la chaleur. Partout la terre se craquelait, se fissurait, se bosselait, et au travers des crevasses on pouvait deviner la rougeoyance malsaine de ce qui remontait des profondeurs, brisant l'un après l'autre les barrières magiques et les sceaux ancestraux, dans un accès de fureur contenue depuis des millénaires.
Deux silhouettes féminines sortirent de la terre brûlée, indistinctes et vaporeuses, elles dansèrent un instant autour du cercle de feu, puis se rapprochèrent l'une de l'autre jusqu'à presque se toucher, éclatèrent d'un rire dément puis s'arrachèrent mutuellement le coeur avant de disparaître comme elles étaient venues. Sept nourrissons mâles, tout aussi fantomatiques, apparurent chacun au dessus d'une des statues, tous fichés en pal, et semblèrent se consumer avant de disparaître à leur tour. Et cependant, nos amis n'osaient pas détourner le regard du puits monstrueux, en forme d'étoile à sept branches, qui occupait le centre du phénomène et dont émergeaient lentement d'horribles masses de tentacules écarlates, gluants et grouillants comme quelque immonde masse d'asticots.
Alors, chevauchant d'obscène façon une sorte de langue rose, énorme, bavante et pustuleuse, hérissée de tentacules, apparut la Catin. Sa peau satinée d'une blancheur aveuglante, parcourue des marques du fouet, enrobait ses chairs fermes et généreuses. Sa chevelure, pour autant qu'on put l'appeler ainsi, n'était qu'un océan de feu ondoyant, au rythme de ses passions, l'entourant, la caressant, se déroulant et se perdant jusqu'à l'infini. Sa figure, marquée de quelques taches de rousseur, était celle d'une admirable poupée de porcelaine, où s'ouvraient deux puits de ténèbres, deux abysses, deux portes sur le néant originel, un regard que nul, fut-il dieu ou mortel, ne pouvait oublier, un regard au delà du temps et des hommes.
Il fallait bien convenir que rien ni personne ne surpassait la terrible beauté de la reine Lilith des ténèbres.
Si on aime les grandes rousses avec des ailes, bien sûr.
Elle resta une minute perdue dans ses rêves hallucinés, puis s'avisa de la présence des mortels.
- Qui m'invoque?
La voix de la démone sonnait comme les carillons de l'apocalypse, c'est à dire qu'elle aurait foutu la trouille à un bonze comateux amateur de ganja. Cinq index accusateurs se pointèrent vers Galehn, qui était en extase devant sa déesse.
- Ainsi, c'est à toi que je dois de fouler à nouveau le sol de la Terre. Je te reconnais, Galehn Soromandrian, mon fidèle esclave.
- Ma vie est consacrée à ta gloire, Lilith, Reine des Ténèbres, Souveraine des Royaumes d'Iniquité, Prostituée Céleste, Catin Infernale, toi dont la lumineuse descendance grouille sous la terre, attendant le moment...
- Tiens, mais que sont donc ces sabots fumants que je vois là-bas? J'espère que ce n'est pas ce qui reste du Minotaure que je t'avais confié?
Elle avait prononcé cette dernière phrase sur un ton moqueur, mais chargé de menaces. Elle savait pertinemment en quoi son serviteur avait fauté, et il était bien à plaindre.
- Ben... euh, ma Dame, je... en fait, il est certain que les circonstances m'ont... euh... Et vous, la santé, ça va?
- Pas mal, merci. Voyons comment nous allons te récompenser à la hauteur de tes mérites... Ah, j'ai une idée. Te plairait-il d'être immortel? Oui sans doute, la vie éternelle n'est pas sans attrait. Cependant, mon Minotaure m'était précieux, vois-tu, il m'a fallu plus d'un siècle pour l'avoir, et je dois te punir pour sa perte. Mais n'y vois rien de personnel, mon gentil serviteur. Salomé?
Sortant de derrière le trône rose et palpitant, apparut timidement ce qui semblait être une toute jeune fille à peine pubère, blonde comme les blés, mais dont le regard bleu clair était celui d'une très vieille femme. Sa voix, quoique juvénile, était chargée d'une lassitude infinie.
- Mère?
- Conduis notre ami jusqu'aux sphères de l'Id, et règle cent-quinze Menerg pour sa conversion. Je veux un travail soigné, n'hésite pas à menacer le Maître d'Althaz-Ghoun, tu sais comment...
Puis s'adressant à son serviteur terrifié.
- C'est vrai que la conversion est une opération très longue et effroyablement douloureuse, mais sois sans crainte, tu seras devenu totalement fou bien avant que tout ceci soit terminé. Va maintenant.
Salomé se déplaça instantanément, comme dans un rêve, avec une grâce infinie, caressa délicatement la nuque de Galehn paralysé de terreur, puis avec une force incroyable le plongea tête la première dans la terre fumante comme si c'était de l'eau, avant de s'y enfoncer à son tour.
Puis Lilith tourna son regard glacé vers nos amis. Elle resta coite une bonne minute.
- Avant de ravager cette planète, j'ai quelques vieux comptes à régler. Mais je crois que je vais quand même perdre quelques secondes pour vous châtier, histoire de m'échauffer. Vous avez des suggestions créatives?
- Je te préviens, fit Melgo, stupéfait de sa propre audace, ces gens sont sous ma protection.
- Ah?, répondit la Reine des Ténèbres avec un sourire en coin. Je suis impressionnée. A qui ai-je l'honneur?
- Je suis Malig Ibn Thebin, archiprêtre de M'Ranis. Retourne d'où tu viens, répugnant démon, avant de subir le courroux de ma déesse.
- Qui, tu dis?
- Malig Ibn...
- Ça je m'en fous, le dieu...
- M'Ranis.
La succube souleva un sourcil d'un air dubitatif.
- La petite déesse rigolote de la violence, de la destruction, du sexe, de la recherche scientifique et de tout un tas d'autres trucs marrants.
- Ah. Connais pas.
- Et bien, prépare-toi à la rencontrer. M'Ranis, ô ma déesse, je t'en conjure, apparais sur le champ à l'appel de ton Ministre. Par le pacte qui nous lie, viens à moi et apporte-moi ton aide.
- Qu'est-ce qu'il y a ENCORE?
La jeune déesse était là, nimbée dans un halo merveilleux, rivalisant de beauté avec l'ancienne démone, vêtue de perles, d'or et d'obsidienne, aussi blonde que l'autre était rousse, aussi mal réveillée que l'autre était amusée.
- Pour l'amour de l'humanité, lumineuse M'Ranis, frappe et combats à nos côtés, arme nos bras pour que triomphe la justice, car voici la bête de l'apocalypse, celle dont le nombre est trois fois six...
- Dix huit?
- Non, six cent soixante six.
La déesse détailla la créature lascivement alanguie sur son trône obscène.
- Je rêve, ou c'est Lilith?
- Si fait, maîtresse.
Elle l'avisa un instant, puis jetant un regard précipité à son poignet gauche:
- Oulala, mais j'ai un train à prendre moi! Bon, salut Mel, heureuse de t'avoir connu.
Et elle disparut plutôt rapidement, laissant le voleur comme deux ronds de flan. Et la succube dit:
- Houhéhahan, houhahouhi!
- Sors ce tentacule de ta bouche, on comprend rien.
- Je disais, "et maintenant, tu vas mourir".
- Même sans notre déesse, nous te vaincrons, car nous luttons pour le bon droit.
- Tu te rends compte que cette attitude est plus de l'inconscience que de la témérérité?
Alors Kalon hurla de haine et de fureur contenues. Car se faire tirer dessus par un Minotaure, être traité comme quantité négligeable, ça passait encore, mais que l'on se permette de tels barbarismes, c'était plus qu'il n'en pouvait supporter. L'épée à la main, il se rua à une vitesse surprenante à l'assaut de la Catin qui, sous le coup de la stupeur, aurait pu se laisser surprendre si à cet instant l'"Estourbissante" n'avait pas choisi une option tactique radicalement différente, qui consistait à rester bloquée, suspendue en l'air, immobile et têtue. Le barbare, sous le choc, roula jusqu'aux tentacules hideux qui s'emparèrent de lui et le soulevèrent promptement jusqu'à la hauteur du visage angélique de Lilith.
- Les Héboriens ne sont guère prisés pour leur esprit, mais c'est la première fois que j'en vois un dont l'arme a plus de jugement que lui-même. Viens à moi, mâle vigoureux, que je te donne ton dernier baiser.
- Lâche-le, méchante, c'est très vilain d'embrasser les garçons quand ils veulent pas.
Les guerrières venaient d'arriver, et celle au Lys avait pris la parole, suivie de celle au Coquelicot.
- Oui, et c'est très mal élevé de se promener toute nue dans un cimetière.
Sans attendre que ses collègues aient fini leurs singeries, le Chrysanthème lança un éclair puissant contre le trône de la démone qui se cabra, désarçonnant Lilith. Là où sa peau de lait toucha la terre poussèrent instantanément d'ignobles herbes noires et maladives, empoisonnées et malsaines. Avant qu'elle ne se relève, Chloé lui sauta dessus et déchira sa chair maudite d'une série de coups de ses poings barbelés. Elle projeta finalement le corps désarticulé de la succube contre une pierre tombale où Kalon la frappa violemment en lui écrasant un énorme bloc de rocher sur la figure. Un craquement sinistre s'ensuivit, puis le silence retomba. Était-il possible qu'ils aient pu vaincre si rapidement un aussi puissant personnage?
Un grondement sourd leur répondit. Le séisme se résuma à une secousse, un soubresaut monstrueux qui fit crouler une bonne partie des maisons de Sembaris, et lacéra d'immenses crevasses le sol du cimetière. Aucune tombe ne resta debout, la terre vomit ses cadavres et ses cercueils vermoulus qui s'abîmèrent dans les profondeurs d'où remontait la lave brûlante en un répugnant gargouillis. Une onde de choc avait envoyé bouler Kalon et Chloé à bonne distance, et avait renversé tous les autres.
Lorsqu'ils reprirent leurs esprits et jetèrent avec appréhension un oeil vers l'Endroit, ils sentirent tous des torrents d'horreur pure couler de leur cerveau jusque dans leur moelle épinière. Car les mortels sont dans la puissance de feu aussi éloignés de Lilith que l'humble fourmi peut l'être de l'hélicoptère de combat. Et apparemment, elle était très énervée. Son corps, s'il avait dans l'ensemble conservé ses formes admirables, s'était mué en magma mouvant, marbré d'or et de sang, et dégageait une chaleur de fournaise dont Melgo, pourtant à vingt pas, dut se protéger de sa main. Ses ailes ne cessaient de s'étendre, sa queue s'était muée en un fouet terrifiant et barbelé, suintant d'une humeur corrosive.
Sook se leva alors et, braquant son regard sur celle qu'elle estimait être sa mère, sentit la colère monter en elle. Non point la colère ordinaire et explosive qui lui était familière, mais celle, froide, qui inspire les vengeances longues et cruelles. Insensiblement, sa peau prit une teinte plus sombre, et ses vêtements humides se mirent à fumer, puis à sentir le brûlé avant de se mettre à flamber. Serrant dans sa main droite le Sceptre de Grande Sorcellerie, elle se dressa et fit appel à toute sa science, à toutes ses réserves, et de façon générale à tout ce qu'elle trouva dans son esprit qui ressemble à une frustration. Pour autant qu'on puisse lire sur un visage de lave, Lilith parut frappée de stupeur. Après la terre, ce fut l'air qui se fendit, le tissu même de la réalité, de fines zébrures de ténèbres pures qui, partant de Sook, lacérèrent l'air entre les deux succubes. L'attaque fut foudroyante, repliant temps, sons, et lumières sous sa puissance. La Reine des Ténèbres poussa un hurlement qui rendit sourde toute la population de Sembaris qui n'était pas morte lors du tremblement de terre et, selon les historiens, s'entendit jusqu'aux côtes Balnaises. L'onde de chaleur fit bouillir le sol entre les deux démones ignées, projetant alentour des gouttelettes incandescentes.
Mais Lilith, qui n'était pas pour rien Reine des Ténèbres, se reprit et, dans un effort divin, réussit à bloquer entre ses mains jointes la puissance de l'attaque.
Alors la Guerrière à la Rose, voyant cela, se leva à son tour et, pointant son étrange bâton sur la Catin, fit signe à ses amies de la soutenir. Chacune à son tour posa la main sur la poignée du sceptre, et unissant leurs forces, invoquant la mystérieuse force qui leur donnait leur pouvoir, utilisèrent l'ultime pouvoir du sceptre, le Bannissement. Autour d'elles tourbillonnèrent des rayons multicolores d'une lumière acérée comme une épée, une lumière qui enfla lentement, puis plus rapidement, jusqu'à exploser dans un silence total, comme une nova dans l'espace.
Et l'instant d'après, tout fut parti.
Le voleur et le guerrier, l'elfe et les deux succubes, le trône monstrueux et l'épée peureuse, tout. Il ne resta plus que les cinq guerrières au milieu d'un invraisemblable capharnaüm de terrain retourné, de pierres brûlées et de magma remontant lentement des entrailles de la Terre, et une des plus grandes villes du monde en grande partie détruite.
- Ben finalement on l'a eue, fit le Chrysanthème, satisfaite.
- Ouais, je suis la plus belle, la plus forte et la plus intelligente!
Et la Guerrière à la Rose entama une petite danse de la victoire sous l'oeil consterné de ses camarades.
- Je me demande quand même ce que sont devenus nos voleurs, se demanda le Lys à mi-voix.

- Mel, passe-moi ton manteau!
- J'ai pas assez pour vous habiller toutes les deux, tu sais...
- Il est hors de question que je me promène à poil, alors file-moi cette harde. De toute façon, ça ne va pas la gêner beaucoup, elle a l'habitude. Pas vrai Chloé?
- En effet, d'autant qu'il fait plutôt chaud ici, fit l'elfe d'un ton enjoué.
L'agressivité de Sook et ses remarques perfides glissaient sur elle comme les perles de rosée sur une feuille de chou. Mais Kalon sortit de sous sa cotte de maille un linge blanc que, prévoyant, il avait emporté au cas où, et qui se révéla être une chemise assez longue.
- Au fait Sook, où on est?
- Vivants, c'est déjà plus qu'on pouvait espérer. Et comme ma vue n'est pas excellente, tu en sais sûrement plus que moi sur le sujet.
- Mais, qu'est-ce qui s'est passé?
- Je sais pas. J'étais trop occupée à me battre pour regarder ce que faisaient les autres gourdasses dans mon dos.
- J'arrive pas à croire qu'on s'est fait Lilith, s'étonna Chloé, t'es vachement balèze, mine de rien.
- On ne se l'est pas faite, comme tu dis. A mon avis, elle est juste retournée là d'où elle était venue pour lécher ses plaies. On s'est encore fait une ennemie.
Ils se levèrent et examinèrent en silence l'endroit où ils venaient d'atterrir. C'était un petit plateau au bord d'un précipice vertigineux, sur lequel on avait dressé un cercle de mégalithes. Tout autour et aussi loin que portait leur regard s'étendait une forêt touffue et accidentée, aussi profonde que mystérieuse.
Kalon se gratta le menton et demanda:
- Bon, on va où?

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KALON AU ROYAUME DE PLEONIE


1 ) Les courses de chats permettaient aux organisateurs de tenir les spectateurs en haleine des heures durant, car ces animaux, reconnaissons-le, sont rarement pressés. Enfin... tenir en haleine n'est pas l'expression adéquate.
2 ) Comme pouvait en témoigner une fraction non négligeable de la population de Sembaris. Ainsi sont les elfes. Quoique à la réflexion, je devrais cesser d'accabler ce noble peuple de mes sarcasmes, la race de notre amie n'avait en fait que peu à voir avec son attrait pour les exercices physiques horizontaux. Ainsi était Chloripadarée, voilà tout.
3 ) Vous m'objecterez qu'un guerrier barbare qui présente un curriculum vitae prête toujours un peu à rire, quelles que puissent être ses références. Certes, certes...
4 ) De son nom de baptème Anselme Petitbidon.
5 ) Auteur notemment du haïku immortel : "Le vent d'automne emporte les feuilles jaunies, qu'est-ce qu'on s'emmerde."
6 ) Dieu de pas mal de choses sans grand rapport les unes avec les autres.
7 ) De leur nom exact : Eglise de Rosbaal le bienheureux, du Grand Retour Luminescent et des Rats de la Septième Aube Velue. Cette secte aujourd'hui disparue prêchait au Faux-Port, voici deux siècles, l'abstinence, l'honnêteté et la communauté des biens. On comprend pourquoi elle a disparu, le Faux-Port n'étant pas forcément le meilleur endroit pour professer ce genre de préceptes.
8 ) Les doigts en question étant ceux de monsieur Shamblu Porto, ancien propriétaire des lieux, conservés dans un bocal d'alcool posé bien en évidence sur l'étagère, derrière le bar.