Scène un :
Le page : Holà, mon maître, sommes-nous bientôt rendus ?
Le ménestrel : Si fait, mon jeune ami, car voici que j'aperçois au loin les lumières du château. Pressons le pas, j'ai hâte de revoir le doux et blanc visage de la princesse, qui remplit mon cœur d'une amère allégresse.
Le page : Vous m'en fîtes tant d'éloge que j'ai l'impression de la connaître mieux que moi-même. Combien bonne et charmante doit être sa compagnie pour inspirer tant de passion. Que disiez-vous tantôt de ses tendres mamelles et de son doux giron ?
Le ménestrel : Plus bas, mon gentil page, car voici sa fenêtre. Prenons garde que nos paroles ne parviennent point à ses chastes oreilles. Préparons-nous plutôt à lui chanter la sérénade. Eloigne-toi quelque peu, ces moments ne peuvent se partager qu'à deux.
Le page : Sage politique, mon maître, je vous attends à la clairière, là-bas.
Le mage (apparaissant côté forêt, une fiole à la main) : Enfin nous y voici, le fruit de mes efforts est enfin dans ma main, un puissant philtre d'amour qui ravira le cœur de la princesse, afin que le mien soit apaisé. Ce soir, j'en fais le serment, elle sera mienne. Ah, mais qu'est-ce là, à sa fenêtre ? Quel est donc ce bélître à la mine avenante d'un séducteur ? Parbleu, un galant ! Et voici ce malotru qui s'apprête à donner la sérénade. Voici un maléfice qui devrait lui ôter tout attrait, n'en doutons pas. Par Moltar et par Demogorgon, par les mânes du Tartare et les dieux sans noms, je te maudis, importun personnage, et te condamne céans à arborer à jamais la face contrefaite d'un crapaud répugnant. (il jette un sortilège d'illusion)
Le ménestrel (s'accompagnant de la vielle) :
Tends l'oreille au gai rossignol, le messager de nos secrets
Tends la main au doux campagnol apaisant nos âmes troublées
Dans la cage de ton amour un matin mon cœur est entré
Tendre cage tendue de velours, jamais n'en ressortirai
(verdissant à vue d'œil)
Holà, mais que m'arrive-t-il ? Voici que la disgrâce me frappe, voici qu'un sort contraire m'inflige laideur et difformité. Malheur à moi, ma cause est perdue ! Mais voici que ma belle paraît à la fenêtre, quelle honte, quelle infamie, je ne puis me montrer de la sorte, surtout à elle. Vite, fuyons au bois parmi les bêtes sauvages, telle est ma place à présent. (il s'en va côté forêt, en sautillant)
La princesse (ouvrant la fenêtre) : Gentil ménestrel ? Mon bel amant à la voix de miel ? N'est-ce pas toi que j'entendis ? Montre toi, doux ami. (soupir) Hélas, encore une fois, l'amour m'a inspiré un songe doux et cruel. Quand reverrais-je ton minois joli et ta fesse dodue ? (elle referme la fenêtre)
Scène deux :
Le ménestrel : Tantôt galant et envié, ma verve et mon instrument m'assuraient fortune, réputation et bonne compagnie. Et voici que ce soir, mon seul public sont tritons et araignées, dans les tréfonds de cet humide sous-bois à l'obscurité complice. Voyez ma détresse, entendez mes lamentations, moi qui fut le plus joyeux des humains, me voici le plus piteux des batraciens qui rampent sous les vases de cette terre. Mais qu'ouis-je ? Le pas décidé d'un de mes anciens congénères se dirigeant par ici, il ne faut pas qu'il me voit, il pourrait s'effrayer de mon apparence et me donner la chasse comme à quelque chimère.
Le page : Maître, maître ? Où êtes-vous ?
Le ménestrel (en aparté): Mon page, il ne m'a donc pas oublié, le brave garçon.
Le page : Maître, montrez-vous. Dissimulé à l'orée du bois, j'ai été témoin du sort cruel qui fut le votre, et j'ai trouvé moyen de vous aider !
Le ménestrel (sortant de l'ombre) : Est-ce vrai ? Je n'ose y croire. Dis moi vite, quel espoir ai-je de retrouver peau de pêche et teint d'albâtre ?
Le page : Ah, je vous retrouve enfin. Oui, voyant le sombre complot dont vous fûtes victime, j'ai couru aussitôt dans un lieu parmi les bois, chez une femme que je connais, et à qui j'ai décrit le sortilège. Elle m'a donné pour vous cette potion, qui vous redonnera forme humaine.
Le ménestrel : Quelle est donc cette diablerie ? Tu fréquentes donc les sorcières ?
Le page : Point de sorcière, mon maître, juste une femme très ancienne et très sage, bonne avec les hommes comme avec la nature. Buvez sans crainte pour votre âme.
Le ménestrel : De tout autre que toi, mon ami, je refuserai, mais nous avons tant voyagé ensemble que je te fais confiance. Je bois donc ton breuvage. (il boit, lancement d'une dissipation des illusions)
Le page : Enfin, vous voici redevenu vous-même !
Le ménestrel : Mes mains, mes bras… Que les dieux soient loués, c'est pourtant vrai ! Merci à ta bonne matrone, ainsi qu'à toi, mon fidèle page ! Ma vie sera trop courte pour te remercier assez. J'ai recouvré mon allant et ma fière apparence. Vite, retournons au château retrouver la belle et lui conter fleurette. L'aventure m'a mis en appétit de bien des façons.
Le page : Prenez garde, maître, car l'aventure est périlleuse. J'ai vu le perfide nécromant qui vous a traité de façon si indigne, sa magie maléfique est redoutable, et nul doute que vous en serez de nouveau victime si vous retournez au château.
Le ménestrel : Ma raison abonde de ton côté, mon ami, mais mon cœur me dit de retourner auprès de ma bien-aimée. Quel genre d'homme serai-je si je laissais ma mie esseulée tandis que devant son logis rôde le suppôt du mal ?
Le page : Je reconnais bien là votre valeureux caractère. Voici, pour vous protéger, une amulette sacrée. Son pouvoir, peut-être, vous protégera-t-il. Portez la, je vous en conjure.
Le ménestrel : Soit, ami, ta sollicitude me touche. Ainsi protégé, je ne crains plus les manœuvres de ce fourbe. Hardi, sus au sorcier.
Scène trois :
Le ménestrel : Mon aimée, soleil de mes nuits, êtes-vous là ?
La princesse (apparaissant à la fenêtre) : Mon beau ménestrel, je n'ose y croire ! C'était donc vous que j'entendis tantôt ! Mais pourquoi m'avoir abandonnée, pourquoi jouer avec mon cœur ?
Le ménestrel : Hélas, je fus le jouet d'un être pervers et malfaisant, qui j'en ai peur en a après votre vertu, et je viens vous en protéger.
La princesse : Oh, mon hardi paladin, quel âme noble et grande est la votre. Quoique, vous en souvienne, ma vertu…
Le mage (apparaissant soudain) : Ah ah, te revoilà, maroufle ! Tu oses reparaître ici, sur ce lieu même où voici peu tu bondissais, désemparé et verdâtre ! Tu ne manques ni de courage, ni de sottise. Prépare-toi à subir la colère de mes sortilèges. Que le pouvoir de l'éclair te foudroie (sortilège d'illusion, et bruitage).
Le ménestrel : Tu ne peux rien contre moi, suppôt du mal, car mon amulette magique me protège !
Le mage : J'enrage, tu dis vrai. J'ignore d'où te vient cette protection, mais peu importe, la princesse sera mienne. Si je ne peux te faire passer de vie à trépas, du moins puis-je m'enfuir avec l'objet de ma convoitise. Par Nenioch et Ochebed, disparais ! (sortilège d'invisibilité).
La princesse (disparaissant) : î !
Le ménestrel : Quoi, tu oses ! Mais ta vilenie est donc sans limite, émanation des enfers. Viens donc que je t'escogne et te fasse rendre gorge.
Le mage : Sans façon, il faut que j'aille changer la caisse du chat. Adieu donc, bélître de basse extraction (sortilège d'invisibilité).
Le ménestrel : L'ignoble individu, me voici refait. Je le jure sur ma foi, j'irai jusqu'en enfer pour délivrer ma douce des mains grasses et velues de ce répugnant personnage.
Le page : Mon maître, mon bon maître, quelle terrible épreuve vous frappe. Le nécromant est vraiment sans pitié. Lançons nous à sa recherche.
Le ménestrel : Mais hélas, où aller ? le sinistre individu a disparu sans nous dire où il allait.
Le page : Peut-être le triste sire a-t-il laissé quelque indice derrière lui.
Le ménestrel : Tu as raison, voyons voir où se tenait cette crapule. La terre souillée par ses pas porte peut-être les stigmates de sa souillure. Oh, vois, le sort nous est propice. Vois ce dépôt blanchâtre là ou sa botte s'est enfoncée dans la tourbe.
Le page : On dirait quelque craie, à n'en pas douter.
Le ménestrel : C'en est, mon ami, le fourbe s'est trahi. Il n'y a en effet dans la région qu'un seul lieu où l'on trouve de la craie, une ancienne carrière ou j'allais souvent jouer, étant enfant, et qui, je m'en aperçois maintenant, ferait une cache parfaite pour un scélérat de son espèce. Vite, courons à la carrière !
Le page : Tout doux, maître, il sait que vous êtes protégé contre sa magie, nulle doute qu'il va affûter ses armes et vous frapper des plus terribles malédictions, contre lesquelles le pouvoir de l'amulette sera sans effet. Voici en revanche un bâton magique, fait de l'âme d'un chêne très ancien planté le jour du solstice d'hiver et abattu par la tempête lors du solstice d'été, dont le bois a été trempé dans les eaux du Léthé, fleuve d'oubli, qui a été taillé par le divin Celebrinbrin Kivashie, le plus habile forgeron elfe (qui faisait aussi un peu d'ébénisterie à ses heures), qui a été gravé de runes ancienne par la magicienne Shybrenstok, qui porte incrusté dans son pommeau l'un des célestes joyaux de la couronne de Viredbor et qui est +4 contre les araignées géantes. Nul doute que cette sainte relique elfique vous aidera dans votre sainte quête, n'hésitez pas à l'utiliser pour contrer les maléfices du nécromant, frappez le sol avec force pour dissiper la magie noire.
Le ménestrel : Euh… merci. Mais ne crains-tu pas que les elfes ne viennent me réclamer un si puissant bâton à coup de flèches barbelées ?
Le page : Non point, car j'ai eu, pour vous le confier, l'aval du grand conseil des elfes. Car je suis moi même un elfe, et d'ailleurs je dois vous quitter pour rejoindre mon peuple. Adieu mon maître (sort d'invisibilité).
Le ménestrel : Euh… ben… Bon, au boulot.
Scène quatre : (dans l'antre putride du mage)
Le mage : Par la malpeste, ce coquin m'a surpris avec ses sortilèges de bas étage, mais je ne m'y laisserai plus prendre. Je vais méditer longuement, et préparer mes malédictions les plus virulentes à son encontre.
Le ménestrel (faisant son entrée, superbe) : Ton règne de terreur touche à son terme, vil félon ! Rends-moi la princesse, et je jure de t'épargner.
Le mage : Quoi ? Toi ici ! Ton impudence n'a donc aucune limite ! Je ne te laisserai pas la princesse, faquin, mais je puis t'organiser un rendez-vous avec une autre maîtresse moins docile. Prépare-toi à rencontrer cette mort qu'apparemment tu désires tant.
Le ménestrel : Je t'attends, droit comme la justice qui bientôt te frappera.
Le mage : Scolopendres et mols orvets, que pestilence et bubons frappent la chair infecte de ce piteux justicier (sortilège de brume)
Le ménestrel (tousse, puis se reprend et frappe du bâton sur le sol) : Hors de ma vue, brumes infectieuses, rien ne m'empêchera de corriger ce sorcier. (rafale de vent)
Le mage : Tu résistes ? Tiens, voici un sort bien pire encore. Que ta chair consume ta chair, que tes os consument tes os, que la famine ravage tes entrailles et t'infligent mille morts. (sortilège de bruitage, on entend des ossements cliqueter)
Le ménestrel (met un genou en terre, puis se relève, et frappe du bâton sur le sol) : Je ne permettrai pas que tu profanes de tes sortilèges impies cette chair tant aimée de ma mie. Eloigne-toi de moi, sortilège de mort, et disparais dans le néant. (fin du sortilège)
Le mage : Tu te joues encore de moi ? Ma face ricanante sera la dernière chose que tu verras en ce monde, chien. Par Otus Diabolus et par Solem Invictus, que tes yeux soient dorénavant scellés et morts. (sortilège de lumière sur les yeux du ménestrel)
Le ménestrel (crie, s'égare, puis se reprend) : Où te caches-tu, mauvais homme, lâche que tu es ! Je ne te vois point, mais ton odeur méphitique te trahit. Que la puissance de ce bâton me libère du maléfice. (il frappe du bâton sur le sol, dissipation de la magie).
Le mage : Ta ténacité est grande, ménestrel, et je t'ai mésestimé. Mais ce sortilège que je te réserve te condamnera à un éternel repos. La lassitude t'envahit, le découragement te gagne, tu te détournes de ta tâche, et ton corps fatigué réclame le repos. Je te le dis, manant, te voilà exténué. (sortilège d'illusion, il semble que son âme quitte le corps du ménestrel)
Le ménestrel (s'écroulant au sol, puis se relevant au prix d'efforts surhumains, et frappant enfin du bâton sur le sol) : Ta folie t'égare, mon ennemi. Vois comme je dissipe sans peine ton maléfice. (l'âme regagne le corps)
Le mage : Voilà qui dépasse tout, ce sont les dieux qui te protègent. Mon ultime malédiction te terrassera, j'en suis certain. Par les monts, les collines et les lits des ruisseaux, par les écueils de la mer, par les parois de cette grotte ancienne, forces de la roc, je vous conjure, que la peau de ce mécréant se change en pierre sur le champ. (sortilège de peau de pierre)
Le ménestrel (ralentit, puis faisant des efforts considérables, frappe de nouveau le sol du bâton) : Voici pour ta pauvre magie, fou que tu es. (sortilège de fracassement)
Le mage : Par Azathoth et par Belial, mais quel est ce prodige ? Tu devrais être à ma merci, mais te voici libre ! D'où vient donc la puissance de ce bâton ?
Le ménestrel : Oui, je suis libre, et la puissance de ce bâton, tu vas la sentir tout de suite sur tes côtes ! Tiens, tiens et tiens, voici pour m'avoir changé en crapaud (lui donnant une rude bastonnade).
Le mage : Ah ! Non ! Par les dieux, épargnez moi !
Le ménestrel : Et voici pour les malédictions que tu m'as lancées, un coup par sortilège, tiens, tiens, tiens, tiens et tiens !
Le mage : Je n'en puis plus, grâce gentil troubadour, grâce !
Le ménestrel (menaçant): Et maintenant, vas-tu me dire ce que tu as fait de la princesse ?
Le mage : La voici, je te la rends. (il jette un sortilège et dissipe l'invisibilité, la princesse apparaît au milieu de la scène)
La princesse : Ah, mon aimé, enfin…
Le ménestrel : Oh, ma tendre mie, épousons nous vite, je n'en puis plus.
Le mage : Ah, quel fou j'ai été de me mettre en travers d'un amour comme le votre.
Le ménestrel : Te voici enfin revenu à la raison, maraud.
Le mage : Hélas, la beauté sans égale de la princesse m'avait égaré, et j'avais conçu des projets sans espoir, voilà mon crime. Bien amère est ma peine, bien sot j'ai été.
Le ménestrel : Puisque te voilà repentant, je te pardonne, mage. Va t'en de par les routes et mets donc ta science au service du bien et du droit.
Le mage : Merci, mon maître, vous me montrez maintenant ma voie avec clarté, et c'est la sagesse même qui parle par votre bouche. Je me mets en chemin sur l'heure, bien des bénédictions vous accompagnent.
Le ménestrel : Et voici comment, en fin de compte, la vérité et la justice triomphent.
(rideau)
La gloire
La représentation se passa fort bien, car Vertu avait tenu à ce qu'on fasse de nombreuses répétitions et que les délicats enchaînements de sorts de la quatrième scène, notamment, soient parfaitement synchronisés avec les allers et venues des comédiens. Tous y avaient mis beaucoup du leur, et le résultat fut, donc, parfait. Trois jours plus tard, la compagnie se produisit à l'auberge de la « Truye Farçeuse », à l'autre bout de la ville, dont le patron avait fait clamer haut et fort à qui voulait l'entendre que chez lui la vue était excellente sur la scène, l'ambiance bon enfant, et qu'on n'y avait jamais vu de rats dans la salle commune, contrairement à ce qui pouvait se trouver dans d'autres établissements qu'il ne citerait pas (il n'y avait toutefois que deux auberges à Galleda).
Il se pressa presque autant de monde à la seconde représentation, et Morgoth observa que l'assistance était globalement mieux habillée que la première fois, sans doute la clientèle de la Truye était-elle un peu plus huppée, ou bien la modeste bourgeoisie locale avait-elle entendu parler en bien du spectacle. En tout cas on voyait moins de petites-gens et plus de gras laboureurs, ce qui toutefois n'augmenta pas significativement le volume de la quête. Vertu lui en expliqua la raison, tout en lui enseignant une utile leçon de vie.
- Il existe essentiellement trois catégories d'individus, qui sont les pauvres, les riches et les parvenus. Les pauvres partagent volontiers le peu qu'ils possèdent car ils savent ce que c'est que de n'avoir rien, et le bien que procure à celui qui le reçoit un quignon de pain ou une modeste obole. Les riches sont eux aussi partageurs, non qu'ils soient foncièrement bons, mais comme ils ignorent la valeur de l'argent et la peine qu'il y a à le gagner, il est aisé de faire en sorte qu'ils s'en dessaisissent en votre faveur. En revanche, le parvenu est toujours un mauvais client. Il compte chaque sou, en mesure longuement l'utilité et ne s'en défait qu'à contrecœur, avec une grimace sur le visage. Tous ceux qui ce soir ont mis au pot, n'en doute pas, ont mûrement pesé le pour et le contre, et n'ont versé leur écot à notre entreprise qu'après avoir constaté que les gens modestes le faisaient, et que la honte rejaillirait sur leur maison s'ils n'en montraient pas autant. Les flatter dans les statuts, préséances et subtiles hiérarchies qu'ils se croient avoir les uns par rapport aux autres, voilà bien le seul moyen de leur soutirer un peu.
- Etrange philosophie.
- Constatation, simple constatation, répondit Vertu en faisant tristement tinter le contenu du chapeau.
- Hum hum!
Un petit personnage moustachu et dégarni avait fait très discrètement irruption dans les coulisses, dérangeant le démaquillage des comédiens. Il était vêtu d'une surprenante tunique pourpre et or aux manches bouffantes, ornée de brandebourgs, d'une fourragère, d'une aiguillette, d'un petit écusson d'argent sur le bras gauche et d'une crête rouge pendant dans le dos. Sa culotte de soie bleue bordée de dentelle rose, pas du tout assortie au reste de la tenue, lui descendait jusqu'au dessous du genou, où commençaient des bas de velours vert du plus bel effet. Des poulaines surélevées en daim à grosses boucles de cuivre lui permettaient d'adopter une certaine stature, complétées en cela par un tricorne dont, lorsqu'il le portait, les plumes de paon et de coq de bruyère le rehaussaient de quelques centimètres. Après un instant de flottement, Vertu intervint :
- Vous n'êtes pas marchand de costumes, au moins ?
- Le très respecté Sire Andalfo Alphabetius, Echanson de Galleda et Maître des Festes&Banquets du Baron, vous prie de vous entretenir avec lui pour une affaire d'importance.
- Ah, voici une bonne nouvelle. Va dire à ton maître que nous passerons demain à la première heure lui présenter nos civilités. Où peut-on le trouver ?
- C'est à dire que c'est de moi qu'il s'agit.
- … ah. Bien. Mes respect du soir, donc, messire. Puis-je m'enquérir de la raison de votre visite ?
- Sans doute avez-vous entendu le plus grand bien d'une prestigieuse manifestation culturelle intitulée « Corygées du Solstice », qui se donne au château chaque année. On y célèbre le noble art dramatique lors de représentations durant lesquelles s'illustrent les meilleurs troupes théâtrales de la baronnie, le vainqueur recevant alors en récompense un superbe objet d'art.
- Voilà une intéressante perspective !
- Il se trouve que votre spectacle a retenu l'attention du jury de présélection composé de moi-même, et que de ce fait, vous avez l'honneur insigne d'être conviés à y participer après-demain soir.
- Quel honneur, en effet, je n'osais en rêver. Entendez-vous mes compagnons, nous allons jouer devant le Baron en personne ! Ah, mille merci, puissant édile, de donner à notre modeste troupe une chance de briller parmi l'élite intellectuelle de Galleda.
- En effet. Je vous laisse vous préparer, tâchez d'être ponctuels.
Lorsqu'il fut parti, Vertu échangea des signes de victoire avec Koïlindon, sous le regard placide de Thérand. Toutefois Morgoth, plus circonspect, s'interrogea tout haut.
- J'ignorais que nous serions mis en concurrence, voilà qui change tout. Comment une troupe aussi nouvellement formée que la notre pourrait-elle rivaliser avec les meilleures compagnies de Galleda ?
- Ah, soupira Koïlindon d'un air léger, je vois que tu t'es laissé prendre par les grands airs de Sire Andolfo, comme il aime à se faire appeler. Ne te tourmente donc pas pour l'adversité qu'il t'a promise, et sache que nous faisons forcément partie des meilleures compagnies de Galleda, vu que nous sommes la seule de toute la région. L'an passé, Andolfo a du payer de sa bourse les garçons d'écurie du château pour qu'ils daignent produire un spectacle de danse folklorique assez navrant au demeurant, mais qui fut sans concurrence à la fête. Avec notre saynète, nul doute que nous ferons sensation !
Des gens de qualité
Deux jours plus tard.
Ce soir là, sous les gonfanons bouffants et les candélabres ancestraux, la Grand-Salle des Audiences du Palais de Galleda était pleine de monde, ce qui ne menait pas très loin vu sa superficie. Morgoth et ses amis passaient après « Les Fols Trouvères de Galleda », qui étaient effectivement des garçons d'écurie que sire Andolfo avait cette année encore trouvé à motiver. Il avait d'ailleurs changé de tactique, voyant que l'or ne suffisait plus, et avait promis que ceux qui participeraient à la manifestation recevraient comme récompense le privilège de ne point être pendus aux murs du château.
Est-ce que ça suffirait pour l'année prochaine, ça, par contre…
En tout cas, Vertu avait mis à profit le numéro des trouvères pour observer l'élite économique et culturelle de la région. Ça volait pas haut.
Un individu d'un certain âge boursouflé et rougeaud, négociant en vins et spiritueux comme en témoignait son fumet bachique, tâchait à force de ronds de jambes de convaincre son voisin, un austère prêtre de Hegan, d'un certain âge aussi mais pas le même, que son industrie n'était nullement attentatoire aux Saints-Préceptes & Ecriture, mais qu'au contraire, les fidèles pris par l'amour de la boisson seraient moins enclins à mettre en cause la doctrine de la Foi, non plus que la destination de la dîme sacerdotale. Ces viles considérations eurent le don de raidir encore l'attitude du prélat, laquelle s'adoucit toutefois lorsque le vinassier aborda la question du don spontané qu'il comptait faire aux œuvres de la paroisse. Dans un recoin discret, un noble désargenté a la pauvreté encore élégante discutait ferme, sans apparemment en tirer grande fierté, avec un paysan enrichi gras, vieillissant et à l'œil pervers. L'objet de la tractation semblait être une fille aux cheveux clairs, maigre mais point laide, à peine sortie de l'enfance, que sa mère ou plus probablement sa nourrice tenait soigneusement éloignée de l'affaire. La pauvrette ne semblait pas se douter de la mésalliance répugnante qui l'attendait. Debout devant le buffet, quatre chevaliers fraîchement adoubés dévoraient voracement menues volailles et mignardises, tout en comparant à grands renforts d'éclats de voix la solidité, la taille et le tranchant de leurs épées respectives, se réjouissant de comparaisons grivoises dont la subtilité n'était pas le trait le plus éminent. Pendant ce temps, Sire Andalfo, qui était aussi intendant du Palais, passait son irritation sur les valets chargés du service, lesquels acceptaient ces remontrances avec la résignation que confère l'habitude. Le Baron, qui était bien sénile et qu'il fallait parfois conduire à côté quelques instant pour éviter qu'il ne se soulage dans ses belles chausses de soie jaunes et vertes, était entouré d'une dizaine de courtisans serviles, de tous âges et de tous sexes, qui voletaient autour de lui comme des mouches et dont on eut dit qu'ils se seraient jetés dans la boue aux pieds de leur suzerain caduc pour lui éviter de mouiller ses bottines, et qu'ils auraient dit merci en plus. Aucun de ces flatteurs ne semblait pouvoir être utilement employé à autre chose qu'à cirer des bottes, de préférence au sens figuré car nul doute qu'au propre, ça aurait fait du joli. La famille régnante de Galleda, une collection de louchons prognathes, semblait se diviser en deux branches, celle des idiots et celle des vicieux, les deux races semblant se mêler chez plusieurs de ces aristocrates. C'était notamment le cas du fils héritier, un ahuri d'un mètre cinquante pour plus de cent kilos qui avait dépassé la cinquantaine et avait quelques difficultés à dissimuler son énervement et son impatience.
- Eh oh ?
- Um ?
- C'est à nous.
Toute à ses pensées, Vertu en avait oublié son affaire. Les piteux trouvères avaient terminé leur numéro, à la satisfaction générale, Andolfo avait présenté la compagnie en prenant grand soin de bien faire comprendre à tout le monde que c'était lui l'organisateur, car il était intelligent et compétent et diligent et dévoué, que rien ne se ferait au château s'il n'était pas là (ce qui n'était pas faux) et tout ce qui s'ensuit, et déjà, Koïlindon et Thérand faisaient leur entrée sur scène. Vertu chaussa donc rapidement son blanc hennin, ajusta sa robe de princesse à deux sous et se prépara à faire son petit numéro.
Masques, bergamasques&maint billevesées
La pièce était maintenant rodée, et dans l'atmosphère propice de la salle du trône, les petis tours de Morgoth prenaient un relief particulier. La première scène fut très applaudie, et la métamorphose fit sincèrement frémir l'auditoire féminin tandis que, sans trop vouloir laisser paraître, ces messieurs étaient impressionnés par le spectacle. Lors de la seconde scène, le retour de Koïlindon à son état naturel arracha sans peine des soupirs de soulagement ainsi que quelques vivats, puis des encouragements à aller retrouver la belle. La scène trois frappa l'assistance de son intensité dramatique, et la disparition de Vertu plongea les Gallediens dans une profonde affliction, et quelques menus projectiles alimentaires volèrent même en direction du nécromant haï.
En fait, le seul incident technique eut lieu à la scène quatre. Il se trouvait que, lorsque Koïlindon entra sur scène, il se prit les pieds dans une marche et se rattrapa avec le bâton prétendu magique qui lui servait d'accessoire. Les spectateurs n'en virent rien, tout absorbés qu'ils étaient à conspuer Morgoth, mais le large clou de fer qui terminait le bâton, destiné à rendre les coups plus sonores, se détacha et se perdit. Nul n'en vit rien, pas même Koïlindon.
On m'objectera que la chose était de peu d'importance, et qu'un tel détail ne nuisait en rien à la compréhension de la pièce. Et de fait, bien au contraire, l'absence de cette extrémité métallique permit de révéler toute la signification de la saynète de Vertu.
Donc, lorsqu'il frappa du sol la première fois, Koïlindon était très occupé à jouer avec ferveur, bien décidé à capter l'attention des spectateurs. De même au second coup, sa concentration était tournée toute entière sur son jeu. Ce n'est qu'au troisième coup de bâton qu'il perçut un problème, sans toutefois pouvoir en préciser la nature exacte. Au quatrième coup, il eut un doute. Ce n'est qu'après le cinquième et dernier coup qu'il comprit que son vacarme n'avait pas été aussi puissant qu'à l'accoutumé, sans toutefois en tirer toutes les conséquences pratiques.
Donc, à grands cris, ils entamèrent le dialogue final ponctué de coups de bâtons bien sentis (il avait fallu presque autant de temps pour mettre au point une bastonnade réaliste que pour les sortilèges), puis Morgoth lança le dernier sortilège, de dissipation de l'invisibilité.
Le silence se fit dans la salle. Point de princesse sur la scène.
Interloqués, les deux comédiens d'occasion se regardèrent un long moment, tandis que les spectateurs, devinant que quelque chose n'allait pas, étaient plongés dans la plus grande confusion.
- Là ! Regardez !
Un spectateur plus alerte que les autres avait repéré, sur le balcon qui surplombait la grande salle et qui donnait sur les appartements du Baron, Thérand et Vertu. Le premier portait sur son dos un lourd sac de jute contenant un lourd bric-a-brac, l'autre glissait sous son blanc hennin un collier de perles ainsi que quelques bijoux d'or et d'argent. Tous deux s'étaient déchaussés et marchaient sur la pointe des pieds, courbés en avant, arborant une mine du dernier suspect. Une indicible terreur, mêlée toutefois d'une certaine lassitude, se peignit sur leurs visages lorsqu'ils se rendirent compte qu'ils n'étaient plus du tout invisibles.
- Des voleurs ! Aux voleurs !
Aussitôt, une nuée de gens d'armes firent leur apparition dans la pièce, les nobles présents tirant leurs épées, les marchands portant fièrement la main à la bourse, les duègnes protégeant les jeunes filles, et une certaine confusion s'empara de l'assistance. Deux groupes d'hommes grimpèrent aux escaliers, encerclant Vertu et Thérand, qui tentèrent une sortie en se balançant au grand lustre de fer pour ensuite sauter sur le rideau en ralentissant leur chute avec leurs dagues, puis à passer à travers le vitrail pour sauter dans les douves. Malheureusement, le luminaire était prévu pour qu'une seule personne s'y balance, et nos malandrins allèrent s'écraser parmi les barriques de vin. Koïlindon tenta de s'esquiver par derrière tandis que tout le monde avait les yeux levés, mais alors qu'il allait emprunter la poterne menant au sellier, il heurta un considérable malabar qui venait de se matérialiser, jambes écartées, bras croisés et regard ombrageux, et qui l'attrapa par le col, sourd à ses dénégations et à ses protestations d'innocence.
Malgré son affolement et sa totale incompréhension de la situation, Morgoth put constater que pas grand monde ne faisait mine de vouloir se saisir de sa personne. C'est à dire que dans la sagesse populaire, contrarier un sorcier ne passait pas pour une petite affaire, et la race galledienne ne s'était jamais caractérisée pour son penchant pour l'héroïsme guerrier, de telle sorte que, lorsque le jeune homme incanta finalement un nouveau sortilège d'invisibilité et prit ses jambes à son cou, il suscita plus de soulagement que de frustration, et il se trouva même qu'un providentiel passage se dégagea entre la scène et la grande porte, que notre héros s'empressa d'emprunter.
La méchanceté du monde
Ce soir-là donc, Morgoth, en proie à la plus grande confusion, quitta le château de Galleda, sortit en courant de la ville par la même porte qu'il avait empruntée pour y entrer, et s'en fut à travers les champs et les bosquets, à la lumière des étoiles. Il se trouva un abri dans une cabane de jardinier qui sentait bon la sauge et le lilas, et entre une fourche et quelques pots de terre, il s'accroupit et succomba à de sombres pensées.
Plus il songeait à l'enchaînement des événements, plus il découvrait à quel point il avait été la dupe d'un parti de tristes sires, des compères sans foi ni loi qui avaient profité de ses talents et de sa naïveté pour se livrer à de vils larcins que seul un heureux hasard avait pu contrarier. Il se sentait le plus misérable des hommes, la plus stupide des créatures. Toutes ces tromperies, tous ces mensonges, tous ces jours durant… ah, qu'ils avaient donc dû rire de sa bêtise. Mais ce qui le plongeait dans la plus grande affliction c'est que jamais, pendant tout ce temps, il n'avait réellement été l'un des leurs.
Ces pensées le tourmentèrent des heures durant, et lorsque le sommeil vint l'en délivrer, il commençait à faire jour. Nul ne le dérangea dans son humble retraite, et comme il était exténué par l'exercice et l'émotion, sa journée fut presque entièrement consacrée à un sommeil apaisant. Lorsqu'il s'éveilla, le soleil était déjà bas sur l'horizon, et il médita quelques temps sur la méchanceté des hommes, l'imperfection du monde et la vacuité de son système digestif, qui criait famine. Il était encore plus dénué que lors de son départ de l'école, son maigre bagage était resté à la ferme de Koïlindon, qu'il jugea peu sage d'approcher car elle risquait d'être gardée par la soldatesque du Baron. Puis il se souvint qu'il était sorcier, et c'est donc sous le couvert de l'invisibilité qu'il retrouva la ferme familière. Contrairement à ce qu'il avait pu craindre, elle était vide, mais malheureusement, tout avait été emporté. Sans doute la police seigneuriale avait-elle recherché les reliefs de précédentes rapines dans la tanière des marauds, ou bien les voisins de Koïlindon, instruits de sa disgrâce, avaient-ils profité de l'aubaine pour faire main basse sur tout ce qui dans la ferme avait de la valeur. Toujours est-il que son maigre baluchon avait disparu, et il ne se fit pas d'illusions sur ses perspectives de le recouvrer.
Il sortit. L'heure des chouettes et des renards était venue. Il était au monde, seul, sans but ni espoir particulier, et assez curieusement, il se surprit à trouver de l'agrément à sa situation, en tout cas il se sentait empli d'une énergie inhabituelle.
C'est alors qu'il lui vint l'impérieux désir d'obtenir quelques explications de la part de ses indignes camarades.
Conversation à travers les barreaux
Fidèle à sa conduite furtive, Morgoth se faufila derechef parmi les ruelles de Galleda, sans un regard pour les chaumines alentour, et monta jusqu'à la butte où était juchée le castel. Le baron, ou plus probablement son intendant, avait sagement fait doubler la garde (ils étaient maintenant quatre à se relayer) et barrer les issues. Toutefois, il fallait bien que la garde fut relevée de temps en temps, et c'est à la faveur d'un de ces exercices que notre sorcier se glissa à la suite des bruyants soudards sensés protéger la demeure seigneuriale. Il erra quelques temps dans le château avant de trouver la porte qui conduisait aux cachots, au sous-sol.
En fait de cachots, il s'agissait plutôt de caves, six fortes et vieilles portes de chêne de chaque côté d'un couloir étroit. On avait déménagé les bouteilles de deux caves mitoyennes et séparées par des barreaux de fer, pour leur donner un aspect plus carcéral, et dans un souci de bienséance morale, on avait enfermé Vertu dans une cellule, Thérand et Koïlindon dans l'autre. Assis sur une chaise, son casque tombant sur son nez et sa lance s'inclinant vers l'avant, un garde avait été posté. Bien qu'il n'eut visiblement pas besoin de tant de soins, Morgoth lui lança quand même un sortilège de sommeil, puis s'approcha de la porte de Vertu.
- Hélà !
- Quoi ? Morgoth ? Eh, panons, c'est l'magot ! Eh, Morgoth, prends-lui les clés !
- Oui, voilà. Pourquoi faire ?
- Et bien, euh… pour nous, euh… faire sortir, pas vrai ? Hein ?
- Non, pas vraiment, voleurs. Je suis juste venu entendre vos explications sur votre conduite. Votre comportement a été des plus vils. Vous m'avez menti, trahi, bafoué, vous avez abusé de mon sincère désir de bien faire. Et pire que tout, vous m'avez entraîné dans vos brigandages, malhonnêtes gens que vous êtes. Savez-vous seulement combien il est pénible de se faire dérober ce que l'on possède ?
La froide détermination de Morgoth, son profond courroux, s'entendaient sans peine, et brisèrent net les espoirs des malandrins.
- Bien sûr que nous le savons, lui répondit Vertu, acerbe. Est-ce qu'on ne vient pas de nous dérober notre liberté ?
- Ce n'est que justice. Et je gage que ce n'était pas votre premier larcin, avouez !
- Oui, tu as raison.
- Mais n'avez-vous donc pas une seule once de remords ! Vous n'êtes que des coquins, des fripons. Vous méritez bien de croupir en prison quelques temps, j'espère que ça vous remettra sur le bon chemin.
- Hum… la prison, tu sais, je pense qu'on n'y restera pas assez longtemps pour en tirer grande philosophie, pour autant que quiconque ai jamais trouvé dans ces lieux matière à inciter à l'honnêteté.
- Quoi, vous allez déjà être relâchés ?
- Tu es mignon tu sais. Oui, avec de la chance, nous allons être relâchés avec une main en moins. Mais si j'en crois les coups de marteau que j'ai entendus aujourd'hui en provenance de la grand-place, nous ne devons pas compter sur une telle mansuétude.
- De quoi parles-tu ?
- Nous serons pendus demain matin. N'as-tu pas vu monter le gibet ?
- Quoi ? Tu déraisonnes, on ne pend pas les gens pour un vol.
- Tu veux parier ? Quoiqu'à la réflexion, j'aurais du mal à encaisser mes gains à ce pari idiot.
- J'ai peine à le croire. Qu'est-ce qui peut pousser quelqu'un à risquer la mort pour quelques pièces d'or ?
- C'est le destin des voleurs.
La digne résignation de Vertu toucha le cœur de Morgoth, mais moins que sa voix blanche, qui un instant avait défailli.
- Mais… mais pourquoi as-tu fait cela, Vertu ? Pourquoi ce vol, pourquoi ces tromperies ?
- Et bien Morgoth, parce que…
Vertu allait se lancer dans une amère diatribe philosophico-sociale à propos des spoliations légales opérés par les nantis à l'encontre des manants, de son enfance malheureuse, de la difficulté d'être une femme dans un monde d'homme et de l'utilité de l'action militante, mais elle s'arrêta net en considérant que la voix de Morgoth avait subtilement changé. Le magicien ne cherchait plus une justification quelconque à la duperie dont il avait été l'objet, non point. Il cherchait maintenant une raison de la libérer.
- Parce qu'ils m'ont forcée ! Ces deux ignobles individus (elle désigna Thérand et Koïlindon, stupéfaits) m'ont réduite à leur merci et, par la contrainte, m'ont obligée à partager leur vie de débauche et de corruption. Ah, que n'ai-je dû endurer comme souillures sur mon âme durant ces années passées à leurs côtés, que n'ai-je accompli comme indignes besognes sous leur férule implacable.
- Quoi ? Est-ce vrai ? Répondez, maudits !
A travers les grilles, une muette prière, un échange de regards. A quoi servirait-il d'être trois à monter à la potence ? Koïlindon parla.
- Oui, c'est vrai, nous l'avons enlevée toute jeune à l'affection de ses parents, et nous l'avons initiée au mal et aux sombres voies de l'illégalité.
- Je m'en doutais ! Le vice ne peut corrompre durablement un noble cœur. Venez, Vertu, retrouvons l'air pur, et laissons ce sinistre cachot aux rats qui le peuplent, et laissons derrière nous cette médiocre cité à la bassesse confondante.
Et les trois voleurs se séparèrent à jamais sur un échange de regards profondément consternés.
Ainsi donc, Morgoth et Vertu quittèrent Galleda et sa région, profitant des dernières heures d'obscurité pour s'éloigner des remparts de cette ville qui leur serait, désormais, interdite. Ils empruntèrent les chemins de traverse, les petits vals, crapahutèrent aux flancs des collines pelées et dans les sous-bois, vivant de fruits et de champignons, et bientôt, ils purent considérer qu'ils étaient hors de la juridiction du Baron. Ils mirent alors le cap sur le royaume de Misène, où Vertu avait, à ce qu'elle disait, des amis. Le sorcier n'insista pas trop pour savoir ce qu'elle appelait des « amis » ni ce qu'ils faisaient pour gagner leur pitance.
De cette première aventure, Morgoth tira maint enseignements qui lui furent utiles tout au long de son existence, et en premier lieu qu'il faut se méfier de qui vous offre ses service avec un grand sourire. Il commença aussi à soupçonner que le monde était plus complexe que ce qu'il avait pu en lire dans les livres, et pas mal dangereux aussi, et qu'il aurait donc tout intérêt à rester (quelques temps du moins) dans les pas de Vertu, personnage certes trouble mais apparemment instruite en bien des domaines où son ignorance était grande.
Vertu, pour sa part, savait quel intérêt il y avait à s'attacher la compagnie d'un sorcier, tant pour soulager les croquants de leurs deniers que pour tenir à distance les jaloux et les malhonnêtes gens. Tant que ce grand dadais ne se rendait pas compte du prix de ses pouvoirs, se disait-elle, la fortune lui sourirait assurément et le succès couronnerait ses entreprises, quelles qu'elles puissent être. Elle avait déjà des idées plein la tête.
Morgoth sera derrière bientôt dans théâtre à côté dans :
Sur la route de Misène
1 ) Pour être exact, les douves en question consistaient en une ornière boueuse qui s'était formée devant la porte au fil du temps et au gré du piétinement des passants, et sur laquelle la municipalité avait obligeamment fait jeter une large et forte planche de bois pour éviter les accidents.
2 ) Car il avait beaucoup lu sur le sujet, et avait même eu 16/20 à l'examen, c'est dire s'il s'y connaissait.