1 ) Banvars, enfin
Les murailles blanches et majestueuses de l'antique
citadelle de Banvars, pavoisées aux couleurs des nobles barons de Misène,
reflétaient avec splendeur la lumière crue de cette après-midi d'automne.
Surplombant les créneaux innombrables des barbacanes et des chemins de ronde,
un vaste donjon, surmonté de trois beffrois ajourés aux toits aigus d'ardoise
noire, proclamait alentour la puissance passée des rois, la prospérité des
royaumes et la gloire des armées successives qui avaient eu l'ancienne cité
pour capitale. Une enceinte fortifiée, large et haute, aux tours de guet
serrées comme des piquiers à la parade, délimitait les contours de la ville basse
vers laquelle se dirigeaient un grand nombre de cavaliers, charretiers et
piétons désireux de trouver un abri pour la nuit et, peut-être, de conclure
quelques affaires avant la venue de l'obscurité. Ils devaient, pour entrer,
montrer patte blanche devant la garde, suspicieuse à juste titre envers tout ce
qui venait de l'ouest, et glisser une obole à l'octroi.
Une fois délestés de leurs ducats, les voyageurs avaient
tout loisir de vaquer à leurs affaires, mais il était rare qu'ils ne passent
pas d'abord quelques minutes à flâner sur la Grand-Rue, qui n'était que le
prolongement de la fameuse route magique menant au lointain pays de Gunt, et
qui avait conduit leurs pas jusqu'ici. C'est que les abords de la Porte du
Couchant, quartier étriqué coincé entre la citadelle royale au nord et la gorge
abrupte du torrent Khantri, ne manquaient pas d'attraits : nombre de
marchands avaient trouvé là un lieu propice à l'établissement de leur commerce,
et les échoppes bordant la large voie, hautes et bariolées, indiquaient par
leur aspect que le terrain y était rare et précieux, et le prix des
marchandises s'en ressentait logiquement. La clientèle des courtisans venus du
palais tout proche, ou celle des riches bourgeois établis sur le quartier en
forte pente au nord de la Grand-Rue, avait généralement les moyens de
fréquenter ces riches boutiques regorgeant de marchandises fines, mais ce
n'était certes pas le cas de la population du quartier sud qui, à mesure qu'on
se rapprochait du précipice, vivait sous la menace des glissements de terrain
et subissait les assauts des embruns malsains du Khantri en contrebas. C'était
le royaume des négociants déchus, des spéculateurs ruinés, des nobles en
disgrâce, des familles qui n'osaient quitter les abords du palais, bien que
personne ne désirât plus les y revoir.
Jouxtant le palais, à l'est, se trouvait la vaste
Place Royale, où se tenait, deux fois par semaine, le grand marché. L'autre
côté de la place s'ouvrait sur le quartier des artisans et des ouvriers, où
s'activait tout un petit peuple industrieux. C'était sous les remparts nord de
la ville que l'on pouvait trouver les principaux temples et les couvents, où
l'on priait essentiellement la bienfaisante Miaris, l'austère Hegan, le fier
Hanhard et la muette Myrna. La route magique s'arrêtait abruptement, après un
périple de plusieurs centaines de lieues, au bord du Khantri qui en ce lieu
était plus étroit. Un pont fortifié, dont la construction était bien
postérieure à celle de la route, l'enjambait ici, et comme c'était le seul lieu
de passage possible entre les deux rives à plusieurs jours de marche à la
ronde, il était fort encombré et son octroi constituait une des principales
ressources de Banvars. De l'autre côté de la rivière, un ancien faubourg avait
été fortifié et rattaché à la commune pour former le quartier appelé « la
Maruste », où les prêtres de Hazam avaient édifié un de leurs temples
imposants, avec son université et sa bibliothèque, comme le voulait l'usage
chez ceux qui servent le dieu de la connaissance. Les étudiants n'étaient pas
les seuls à fréquenter ce quartier aux loyers modiques, et les habitués
pouvaient trouver, dans le maquis des venelles trop étroites pour qu'on y
chevauche à l'aise, des marchands bien moins prétentieux que ceux de la Porte
du Couchant, de gaies tavernes et des auberges opulentes, des camelots de
toutes sortes dont beaucoup oubliaient de bailler les taxes commerciales à la
couronne, des mendiants, des brigands, des baladins au verbe haut et des
trouvères à la mine torturée, et évidemment, des aventuriers.
Les banvarois avaient l'habitude de croiser dans les rues de
leur cité toutes sortes de mercenaires empestant la sueur et autres rustres à
l'air louche, couturés de cicatrices et armés jusqu'aux dents. Ils savaient que
nombre d'entre eux étaient violents, et conservaient donc à leur endroit une
réserve certes polie, mais une réserve tout de même. En règle générale, ils ne
se mêlaient à leurs bruyants hôtes que pour commercer avec eux, ce qui était
souvent d'un bon rapport tant il était connu de tous que les aventuriers sont
souvent couverts d'or et prompts à s'en défaire sans faire trop d'histoire.
Couverts d'or, c'était plus ou moins le cas des quatre
cavaliers qui foulaient ce jour-là le pavé sale de la rue des Gnons, sise dans
la Maruste.
En queue du cortège, montée sur un alezan bai trop grand
pour elle, venait une silhouette gracile entièrement recouverte d'un grand
manteau gris d'où ne dépassaient que deux bottes de cuir fourrées et deux gants
assortis, dont l'épaisseur ne parvenait cependant pas à dissimuler la finesse
des mains qu'elles recouvraient. Il s'agissait de Xyixiant'h , une elfe
d'aspect jeune – ce qui était le cas de la plupart des elfes, compte tenu de
leur interminable espérance de vie – et d'une si grande beauté que ses compagnons
l'avaient contrainte à dissimuler ses traits, sans quoi elle aurait
immédiatement attiré l'attention des foules et par là même toutes sortes
d'ennuis. Elle tournait sa tête dans toutes les directions en de petits
mouvements vifs et charmants et, de temps à autres, désignait tel ou tel objet
ou personnage ayant attiré son attention, en demandant des renseignements à
celui qui la précédait.
Morgoth, c'était lui, était bien en peine de répondre.
Certes il en savait plus que la jeune fille sur les sociétés humaines, car en
plus d'être elfe, elle était amnésique. Mais il était lui-même très jeune, il
venait d'avoir seize ans, et il avait passé toute sa vie enfermé dans une
lointaine école de magie, qu'il n'avait quittée que récemment. Sa vieille robe de
mage, déjà trop petite lorsqu'il avait fui son académie et la méchanceté de ses
condisciples, était dans un état navrant après des semaines à crapahuter dans
les sous-bois boueux et les souterrains pleins de poussière, ses cheveux noirs
étaient devenus trop longs à son goût, et si l'exercice lui avait forgé
quelques muscles, il n'en avait pas moins perdu pas mal de kilos, ce qui lui
conférait un aspect de vautour déplumé.
Vertu aurait sans doute pu renseigner Xyixiant'h plus
efficacement, car elle était plus âgée et avait déjà vécu à Banvars, à ce
qu'elle disait. Mais elle était bien trop occupée à observer les allées et
venues des passants, à repérer les nouvelles boutiques et à surveiller les
miliciens en patrouille. C'était pour elle une habitude, une déformation
professionnelle, car Vertu était voleuse. Ce n'était pas un défaut, c'était son
métier, bien qu'elle n'aimât pas qu'on le lui dise en face. Elle portait une
armure souple qui était très à son goût, un pourpoint matelassé noir avec
quelques petites particularités bien pratiques pour l'exercice de son art, et à
son côté battait sa possession la plus précieuse, un sabre très puissant, mais
aussi très maudit, ce qui ne semblait pas la tracasser beaucoup.
En tête chevauchait Marken, dit « le Chevalier
Noir ». C'était un robuste guerrier qui d'ordinaire avait fière allure,
avec une face virile et décidée sous une chevelure paille, des mains épaisses
et habiles à manier l'épée lourde, et un torse large protégé par une cotte de
maille fatiguée. Cependant, sa mine était sombre, grise, défaite même, et son
humeur n'était pas sans rapport avec le canari blanc juché crânement sur la
crinière de sa monture. Marken était récemment devenu, par la volonté du dieu
Hegan, un paladin, c'est à dire un fier défenseur de la loi, de la veuve et de
l'orphelin. Ce qui le chiffonnait, c'est que son nouvel état lui interdisait la
pratique de ses passe-temps favoris : entre autres choses le pillage des
villages à la tête d'une bande de soudards, le viol, le meurtre, la torture, le
blasphème etc... Et pour s'assurer que son serviteur ne s'éloignerait pas du
droit chemin, Hegan lui avait dépêché un ange justicier du nom d'Azymaël, qui
avait pris la forme de ce fameux volatile immaculé.
Notre petite troupe était d'assez riante humeur (à
l'exception de Marken donc), car ils étaient arrivés en ville quelques heures
plus tôt, avaient vaqué quelques temps dans Banvars avant d'en arriver là, et
s'était débarrassé de deux corvées pénibles. La première avait consisté à
rendre visite à un négociant en cuir tenant commerce discret près de la Porte
du Couchant, une sorte de gnome chauve et nerveux que Vertu connaissait très
bien, et qui connaissait apparemment très bien Vertu. Ils avaient fait un tour
dans l'arrière-boutique, et y avaient discuté la valeur des quelques joyaux que
nos héros avaient glanés, au péril de leur vie, dans un donjon. L'homme, du nom
de Leonis, arrondissait manifestement ses fins de mois en achetant et vendant,
loin du contrôle tatillon des autorités, des marchandises dont il ne cherchait
guère à connaître la provenance. Il avait fait rouler chacune des dix-huit
pierres précieuses dans sa main, les avait toutes longuement jaugées à la
lumière, et avait fait mander un garçon qu'il avait présenté comme son neveu,
et qui avait selon lui un œil plus jeune. Après quelques calculs et force
concertation avec son apprenti, le petit homme avait annoncé le chiffre
« seize ». Vertu avait hoché la tête sans marchander, et échangé les
pierres contre la somme considérable de mille six-cent ducats, répartis en neuf
lingots d'or d'une valeur unitaire de cent-vingt ducats et le reste en monnaies
d'or et d'argent de Banvars, Baentcher et Burzwalla dans quatre bourses de cuir
dont leur fit cadeau le receleur. Ils avaient achevé de se délester en vendant
quelques potions précieuses trouvées en même temps que les pierres, récoltant
une soixantaine de ducats, et avaient procédé à l'estimation d'un livre de
magie, Le Tome d'Argent du Codex Incubus d'Alizabel , de la même origine
que le reste. Il était assez rare et précieux apparemment, puisqu'ils avaient
trouvé un acheteur intéressé à cent-soixante ducats. A la suite de quoi ils
avaient procédé à la deuxième corvée, l'étape ingrate mais indispensable de
l'aventure sur laquelle bien des glorieuses et puissantes compagnies avaient
fini dans la discorde et la mesquinerie la plus honteuse : le partage du
trésor.
Xyixiant'h avait ouvert les hostilités en revendiquant le
quart de l'or trouvé, avec une rapacité qui surprit ses compagnons. Vertu lui
avait alors expliqué qu'elle avait peu participé à l'aventure, ce qui lui
interdisait le droit à une part importante, mais l'elfe avait répliqué en
arguant qu'elle avait tout de même soigné Marken alors qu'il était blessé et ce
à deux reprises, et qu'en outre elle ne possédait rien, et qu'elle aurait
besoin d'or pour s'équiper en vue de la prochaine aventure. Après quelques
chamailleries, elles s'étaient entendues sur la somme de trois vingtièmes du
butin pour l'elfe, qui fit mine de bouder, mais très brièvement, comme le nota
Vertu. Pendant ce temps, Morgoth était rentré dans la discussion et avait fait
valoir son droit de conserver le livre, dont il aurait besoin pour parfaire ses
compétences magiques. Marken lui avait rétorqué qu'il était d'usage que tous
les objets trouvés soient inclus dans le montant du trésor à se partager, et
que s'il voulait conserver le livre, les cent-soixante ducats correspondant
seraient logiquement défalqués de sa soulte en numéraire. Mais le sorcier ne
s'était pas laissé impressionner par le jargon abscons du paladin, et avait
fait valoir que ce principe devait valoir pour tous, et qu'il devait donc
mettre son épée dans le pot commun, puisqu'ils l'avaient elle aussi trouvée
dans l'aventure. Or il s'agissait d'une épée sainte de paladin, dont Marken
savait pertinemment qu'elle valait à elle seule plus que tout le reste du
trésor, il avait donc préféré transiger sagement, optant pour un dédit
symbolique de cinquante ducats pour le livre, et de cent pour l'épée, soient
cent cinquante ducats qui furent mis dans un pot commun pour les petits frais.
En fin de compte, Vertu, qui n'avait rien réclamé, avait récolté la plus grosse
part avec trois lingots et cent-quinze ducats, suivie par Morgoth avec ses
trois lingots et soixante-cinq ducats, Marken avec ses deux lingots et cent
trente-cinq ducats, et enfin Xyixiant'h avec un lingot et cent-cinq ducats.
2 ) A peine posés, déjà engagés
Le partage tant redouté ayant été fait à la satisfaction
générale, ces kilos de métaux précieux furent un fardeau bien agréable à
transporter. Ils devisaient donc gaiement de choses et d'autres, commentant
l'architecture, la mode et les usages du pays.
- Une guilde des voleurs ? A Banvars ? Quelle
horreur, jamais de la vie voyons !
Vertu avait pris un air des plus scandalisés, avec cependant
une certaine outrance dans l'attitude, qui passa au-dessus de la tête de
Morgoth.
- Pourtant, j'ai entendu parler... commença le sorcier.
- Pour ma part, je n'ai jamais eu connaissance de telles
choses. Et toi Mark, as-tu jamais eu vent de tels racontars ?
- Oh, il est peut-être venu à mon oreille, sans trop y
prêter attention, des ragots, des bruits sans fondement. Sans doute des jaloux
ou des aigris, le monde en est plein. Il n'y a jamais eu de guilde des voleurs
à Banvars, jamais voyons.
- Meuh non, reprit Vertu, absolument pas, quelle idée
bizarre. Non, sois rassuré Morgoth, la loi et l'ordre règnent à Banvars.
- Pourtant, lorsque nous sommes passés dans la rue dite
« de la Grande Truanderie » tantôt, j'ai cru remarquer un haut
bâtiment aux fenêtres étroites et barrées de fer, et des individus à la mine du
dernier suspect semblaient n'avoir rien d'autre à faire que de nous épier d'un
air peu amène en se curant les ongles avec leurs couteaux.
- Ah bon ? Je n'ai pas fait attention... Ah, mais tu dois
parler de l'Honorable Société de Banvars, aussi appelée « La
Prudentielle de Prévoyance-Vie »! Rien à voir avec une guilde de voleurs,
il s'agit d'une compagnie d'assurance, rien de plus.
- Une quoi ?
- Une compagnie d'assurance. Moyennant une petite
contribution annuelle, l'Honorable Société assure aux commerçants que si leurs
étals et marchandises sont dérobés, saccagés, incendiés ou que sais-je encore,
elle leur en remboursera le montant.
- Comme c'est astucieux. Ainsi, ces braves commerçants se
retrouvent à l'abri du hasard, ça m'a l'air d'être une excellente chose.
- C'est un service très apprécié en effet, car tous les
marchands de la ville cotisent.
- Tous ?
- Oh oui, tous. Même les plus butés finissent par comprendre
le bénéfice et la tranquillité d'esprit que l'on retire d'émarger à l'Honorable
Société.
- Un bel exemple d'esprit d'entreprise, cette Honorable
Société, vraiment.
Puis, Vertu et Marken éclatèrent de rire, dont la raison
échappa au jeune sorcier et à l'elfe voilée.
- Tiens, elle a l'air sympathique cette auberge. « Le
Chamois Sautillant », hum... j'espère que c'est un extrait du menu !
Reposons nous ici quelques jours, histoire de faire un peu de gras.
- Prenez moi une chambre, fit le Chevalier Noir, il faut que
je fasse une course importante en ville.
- Ah ? C'est quoi ?
- Tu verras bien. Je serai de retour avant la nuit,
normalement.
- Que de mystères ! Bon, à tout à l'heure.
Et il s'éloigna au petit trot.
- Tant pis, entrons.
L'auberge était confortable, et sans être de grand luxe,
elle était au-dessus des moyens du manant ordinaire. Les quelques clients qui
devisaient courtoisement dans la grande salle, sous un imposant candélabre de
fer forgé, étaient des paysans enrichis, des négociants ou des nobliaux à en
juger par leur mise, mais la clientèle d'aventuriers fortunés ne devait pas
être si rare que cela car ils n'éveillèrent qu'un intérêt très passager.
- Bonjour, l'aubergiste, il nous faudrait quatre chambres,
lança Vertu au malabar chauve et moustachu qui nettoyait sa vaisselle en
sifflotant derrière le comptoir.
- Mais bien sûr messieurs-dames, répondit l'aubergiste, qui
s'appelait Sparkan. C'est six sapèques par chambre et par nuit... vous comptez rester...
- Jusqu'à tant qu'on doive partir, fit Vertu d'un air
assuré, en comptant deux ducats sur le comptoir, le prix de la première nuitée.
- Vous pouvez prendre les chambres à l'enseigne de l'âne, du
hérisson, de l'escargot et du serpent, elles ne sont pas forcément contiguës
mais elles sont libres, et toutes au premier.
- Parfait, parfait, nous allons aussi nous installer à la
petite table là-bas, dans le coin. Pourriez-vous être assez aimables de nous
faire porter quatre chopines de Bièrebouc ?
- Mais certainement, et bienvenue au Chamois
Sautillant !
Et donc, ils s'installèrent à la place dite, une table à
peine assez grande pour qu'on puisse s'en servir pour faire du spiritisme, dans
l'angle le plus sombre, sous l'escalier, à côté d'une panoplie complète d'armes
de parade qu'on avait pendues au mur afin de signifier que c'était le coin
réservé aux aventuriers en quête de cause à défendre. Une fois qu'ils eurent
leurs boissons, Vertu demanda :
- Tiens, Xy, mets donc une quatrième chaise.
- Oui, bien sûr. Mais, Mark a dit qu'il allait revenir dans
deux heures, sa bière sera tiède.
- C'est pas pour lui, tu vas voir. Ah, tiens, le voici
justement, ne regardez pas avec trop d'insistance.
Un nouveau personnage venait de faire son apparition dans la
salle, entrebâillant la porte juste assez pour se glisser, dans une tentative
pour se faire discret. Il était de taille moyenne, vêtu d'un manteau noir
semblable à celui de Xyixiant'h et dont la capuche dissimulait ses traits, il
se déplaçait d'une démarche hésitante. Il échangea deux mots avec l'aubergiste,
qui parut amusé par quelque plaisanterie et haussa les épaules. Puis il se
dirigea, un peu en biais, vers le coin de la salle où buvaient nos amis.
- Bonsoir, étrangers, excusez moi de vous importuner, je
suppose que vous avez des affaires importantes à traiter... Puis-je me joindre
quelques instants ?
- Mais je vous en prie, d'ailleurs nous vous attendions.
- Vous...
- Je suppose que si vous nous suivez depuis que nous avons
franchi le pont, c'est parce que vous étiez posté là à attendre les aventuriers
qui passent, et que vous avez une mission quelconque à nous proposer. Ce qui
tombe bien, nous sommes libres d'engagements. Je vous écoute monsieur...
- Euh... Paimportes. Je m'appelle Paimportes.
Comme il s'était approché, il était maintenant possible de
voir son visage à la peau squameuse, dont le nez allongé et les petits yeux
rapprochés évoquaient le museau d'une fouine. On ne lui aurait pas donné plus
de vingt ans, ni prêté une grande intelligence. En un mot, il était quelconque.
- Soit, admettons, soupira Vertu d'un air las. Je suis
Virette Lagrise, voici Momo le magnifique, et elle c'est mademoiselle X, notre
prêtresse. Nous comptons un quatrième membre dans notre équipe, mais il est
parti faire une course.
- Je vois que j'ai affaire à des gens d'expérience, je
n'irai donc pas par quatre chemins. Je suis envoyé par un commanditaire qui
souhaite pour l'instant garder l'anonymat, mais qui est un très puissant
personnage. Il a effectivement une mission pour des gens courageux et capables,
mais c'est une mission très... délicate... et pour tout dire, mon commanditaire
souhaiterait sélectionner lui-même les personnes composant le groupe.
- Ah ? C'est une requête un peu inhabituelle.
- J'en suis bien conscient. Je dois ajouter que mon maître
souhaite départager les candidats à cette mission par une épreuve préliminaire,
dont je ne connais pas la nature. Toutefois, elle m'a permis de vous dire que
chaque candidat recevrait une bourse de cinquante ducats d'or en dédommagement
du temps perdu.
- Foutre ! Vous voulez dire, cinquante pour chaque
candidat réussissant l'épreuve je suppose ?
- Non non madame, cinquante pour chaque candidat
participant à l'épreuve préliminaire, ou ses héritiers si par malheur... enfin,
vous savez bien. Oui, je ne vous cacherai pas que l'épreuve préliminaire
comportera sans doute quelques risques, d'où la prime.
- Quelle générosité. C'est où et quand, l'épreuve ?
- Vous avez tout le temps de vous préparer. Dans quatre
jours, à la tombée de la nuit, les personnes intéressées sont priées de se
rassembler dans un lieu-dit « la Tombe-Helyce », dans la forêt qui
borde la montagne, un peu au nord-est de la ville.
- Parfait, ma présence vous est assurée. Et vous, mes joyeux
compagnons ?
- Je ne sais pas trop, hésita Xyixiant'h. Vous croyez que je
devrais participer ?
La voix de l'elfe évoquait par instant le clapotis une
source cascadant entre deux rochers au petit matin frais d'un jour de
printemps. Celui qui se faisait appeler Paimportes en resta un instant
stupéfait et saisi d'une inexplicable nostalgie.
- Je suppose, lui répondit Vertu, que si le simple fait de
se porter candidat rapporte cinquante ducats, remplir la mission en rapportera
bien plus. Tu n'as rien contre le fait de gagner de l'or ?
- Oh non, j'aime beaucoup l'or, regarde (elle sortit trois
ducats de sa bourse, les plaça dans sa main et les contempla fixement après
avoir relevé sa capuche pour mieux voir). Vois comme ça brille joliment, ce
métal éternel rend des reflets semblables au feu du soleil qu'un dieu aurait
congelé et semé en fine pluie sur la terre. N'est-ce pas la plus merveilleuse
des choses ?
Morgoth et Paimportes acquiescèrent d'un raclement de gorge,
bien qu'ils eussent en cet instant une idée assez différente sur ce qui était
la plus merveilleuse des choses. Car même le métal des rois travaillé par le
plus habile des orfèvres se rabaissait au rang de vile bourbe si on le
comparait à la chevelure ardente qui jaillissait du col de fourrure en torrents
bouillonnants pour se répandre en boucles vaporeuses jusque sur la table.
- Et bien toi au moins, tu ne fais pas semblant d'être un
pur esprit, coupa Vertu d'un ton acide. Et remets ta capuche, tu vas nous
attirer des ennuis.
- Ah ? Ils n'aiment pas les elfes par ici ?
- Si, sûrement, mais c'est surtout que tu nous fais
remarquer. Bon, tu viendras ?
- Si tu y vas, j'y vais.
- Bon, Momo ?
- J'ai l'impression que ce petit... concours est plus ou moins
réservé aux aventuriers expérimentés... J'ai peur de ne pas être à la hauteur.
- Mais si, mais si, allez comptez le aussi. Notre compagnon
n'est pas là, mais je ne pense pas qu'il rechigne devant la perspective d'une
bagarre lucrative, vous pouvez le compter.
- Bien, bien, je crois que nous en avons fini alors... Nous
nous reverrons dans quatre jours, d'ici là, n'hésitez pas à visiter notre belle
cité, et bonne chance.
Et il repartit, toujours aussi peu assuré, probablement pour
reprendre son poste au pont.
- Est-ce vraiment prudent ? Tu crois réellement que je
pourrais survivre à une épreuve de ce type, tout seul, là où même des
aventuriers... ?
- Ah ? Eh, dis moi, nous avons déjà vécu deux aventures
non ?
- Oui, si on veut.
- Bon, alors il faut que tu saches une chose importante :
dans tous les coins d'Occident, et je suis prête à parier que c'est pareil
ailleurs, il y a des tavernes, et dans ces tavernes, il y a généralement une ou
plusieurs tables telles que celle-ci, qui sont occupées par des gens qui nous
ressemblent, et qui comme nous se disent aventuriers. La différence entre eux
et nous, c'est que ces gens, pour la plupart, n'ont jamais mis les pieds dans
un donjon, n'ont jamais vu un monstre autrement qu'empaillé, et ils seraient
bien en peine de sortir la lame du fourreau tant elle a rouillé. Tu es un
véritable aventurier si tu as survécu à ta première aventure. Vu que tu as
survécu à la deuxième, tu peux à bon droit te flatter d'être expérimenté, et je
te conseille d'en profiter pour toiser d'un air méprisant tous les fiers-à-bras
que je t'ai décrits, c'est un des petits plaisirs de la vie. Un peu
d'assurance, que diable, tu es un mage puissant et j'ai noté que tu savais
faire preuve de caractère et d'esprit d'à-propos lorsque la situation le
nécessitait.
- Un mage puissant ? Tu te moques de moi, je n'ai même
pas mon brevet élémentaire de sorcellerie, j'ai quitté l'école avant la fin de
l'année !
- Un type qui
transforme la pierre en boue, qui se rend invisible à volonté, qui aveugle ses
ennemis, pour moi, c'est un mage puissant. Et je me souviens que dans la grotte
du Divisé, tu as projeté un éclair particulièrement meurtrier.
- Oui, et c'est un pur miracle si je ne me suis pas frit la
cervelle.
- Ce n'est pas un pur miracle, c'est simplement que tu as
les compétences requises pour lancer de tels sortilèges. Tu as à la fois la
connaissance et le talent, mais tes professeurs ont réussi à te convaincre que
tu étais médiocre, pour des raisons qui sont sans doute de pure mesquinerie. Il
faut te défaire de cette influence néfaste et, dorénavant, apprendre la
sorcellerie par la pratique, et non plus seulement en prêtant attention à des
enseignements que te procurent des gens qui n'auront jamais ton envergure.
- Tu dis cela, Vertu, car tu n'es pas magicienne. Mais je
t'assure que certains de mes maîtres étaient de loin supérieurs, par leur
puissance et la qualité de leurs sortilèges, à ce que je pourrais jamais
devenir. Si tu prends ce sortilège de transformation de pierre en boue qui t'a
tant frappée, tu dois bien comprendre que si je l'avais lancé lors d'un examen,
j'aurais été la risée de mes camarades. Ainsi mon professeur d'altération
minérale, l'honorable Andralphabetus, aurait été capable de faire fondre le mur
depuis la base jusqu'au chemin de ronde, là où je n'ai réussi qu'à forer un
étroit tunnel !
- Tes maîtres, tout comme toi, sont des hommes, pourquoi
devrais-tu leur être inférieur ? Penser ainsi est la marque d'une âme
petite, et je te conseille de changer rapidement d'optique. Ne te méprends pas
sur le sens de mes paroles, il est bon de respecter ses maîtres, mais ce respect
ne doit pas être aveugle. Ton Antrophodlanus là, il était sans doute très fort
pour ramollir les cailloux, je n'en disconviens pas, mais l'as-tu souvent vu
lancer des sortilèges en dehors de sa discipline de prédilection ?
- Non, jamais, admit Morgoth après un instant de réflexion.
- C'est bien ce que je pensais. Il a sans doute passé des
années à se perfectionner dans les quelques sortilèges qu'il maîtrisait le
mieux au départ, dans le seul but d'impressionner ses élèves et ses collègues.
Et lors de ses leçons, je suis prête à parier qu'il se lamentait à tous propos
de la médiocre qualité des étudiants qu'on lui envoyait, et à vanter les
extravagantes prouesses de potaches du temps jadis.
- C'est pourtant vrai, à croire que tu l'as connu !
- Lui en particulier non, mais des gens de sa sorte, hélas,
j'en ai subis moult. On trouve souvent ce défaut chez ceux qui font profession
d'enseigner : exiger qu'un élève qui n'a que quelques semaines
d'apprentissage dans une matière particulière fasse aussi bien qu'un professeur
qui n'a rien fait d'autre de sa vie qu'étudier ladite matière. Celui qui
maîtrise parfaitement une discipline, et rien en dehors d'elle, est plus
nuisible encore que l'ignorant qui, sachant au moins qu'il est ignorant, agit
en conséquence.
- Ah oui ?
- Supposons un instant qu'au lieu de te compter parmi nous
pour cette affaire sur la route de Misène, nous ayons eu à nos côtés ton
professeur Angrossephalus. Au prieuré de Noorag, il aurait fait un trou plus
grand dans le mur, je n'en disconviens pas, mais quelle importance, grand ou
petit, cet orifice nous a sauvés. En revanche, ton vieux sage, aurait-il eu la
présence d'esprit d'aveugler les brigands dans la clairière ? Aurait-il
réussi à foudroyer le Divisé ? Aurait-il pu lancer ces illusions qui nous
ont permis de sauver Mark de la pendaison ? J'en doute si tout ce qu'il
sait faire de ses dix doigts, c'est du granit mou. J'ignore quels critères
président à l'établissement des hiérarchies dans les académies de magie, mais
chez les aventuriers, on ne juge la qualité d'un sorcier qu'à la seule aune de
son utilité dans le groupe, ce qui implique d'avoir d'amples facultés
d'adaptation. Et à ce titre, tu as largement mérité ta place parmi nous.
- Tes paroles sont agréables à mes oreilles. J'espère que tu
ne cherches pas à me flatter ?
- Pas du tout, c'est la vérité. Et je vais t'en donner un
exemple : voici quelques années, Mark et moi faisions partie d'une
compagnie d'aventuriers qui agissaient dans les terres situées entre l'Argatha
et la passe de Dûn-Molzdaar. Nous avions parmi nous une magicienne capable,
probablement plus puissante que toi. Or, voilà que par une belle nuit de
printemps, nous étions paisiblement en train de pill... de visiter un cimetière
en ruines d'une cité abandonnée, quand soudain, notre magicienne, qui était
restée à l'arrière, tombe nez à nez avec un vampire, qui tout de go lui saute à
la gorge et se met à lui sucer le sang. Alertés par ses cris, nous nous
précipitons à son secours et terrassons le mort-vivant avant qu'il ne la tue
tout à fait. Grâce aux bons soins de notre prêtresse, nous remettons notre
collègue dans un meilleur état et poursuivons notre périple. Or, au moment de
nous reposer, elle s'aperçoit avec horreur qu'elle est désormais
considérablement diminuée ! Elle ne peut plus lancer que quelques
sortilèges élémentaires, et encore en petite quantités. Le vampire lui avait
volé l'essentiel de son énergie vitale et de ses facultés magiques.
- Quelle horreur !
- En effet, c'est un sort cruel. Mais que crois-tu qu'elle a
fait ? Etait-elle du genre à se lamenter, à s'enfuir et à se cacher dans
un trou ? Du tout ! Elle a pris son parti de la situation et lorsque,
quelques jours plus tard, il advint qu'un fort sorcier la défia en duel, elle
releva bravement le défi.
- C'est du suicide !
- Non, de la confiance en soi. Elle a d'ailleurs triomphé
sans employer le moindre sortilège, juste en utilisant la ruse, l'intimidation
et en mettant à profit les mauvaises habitudes de son adversaire. Voilà un
exemple à suivre, voilà un esprit souple qui va directement au plus important.
Mis dans une telle situation, ton vieux professeur serait mort.
- Donc, tu m'encourages à développer tous mes dons, sans
passer trop de temps à me spécialiser.
- C'est exactement ça.
- Ce qui rejoint la requête que je t'ai déjà présentée
plusieurs fois : m'entraîneras-tu un peu au métier des armes ? Je
risque d'en avoir besoin si la semaine prochaine, je dois me retrouver seul
face au danger.
- Ah, décidément, tu y tiens. Soit, je t'apprendrai
l'escrime à ma manière, nous tâcherons de louer une salle d'armes en ville
demain, ou à défaut une grange. D'ailleurs Xy, si le cœur t'en dit...
- Quoi ? Tu veux m'apprendre à me battre ? Tu
m'avais dit que Melki était une déesse pacifique.
- C'est vrai, rien ne t'y oblige, c'est à toi de voir. De
toute manière, une elfe gracile comme toi n'est pas d'une grande utilité dans
un combat.
- Mais pas du tout, c'est totalement faux ! Je peux me
battre comme n'importe qui, je n'ai pas peur.
- Bien, nous te compterons donc parmi nous pour notre petite
leçon d'escrime.
- Oui, mais l'après-midi alors. J'ai des courses urgentes à
faire demain matin.
Et ils discutèrent ainsi de toutes sortes de sujets jusqu'au
retour de Mark, qui revint à l'heure. Son humeur s'était de nouveau assombrie.
Il portait maintenant sur le dos un grand sac de toile fatigué et informe, dont
le contenu était, d'après l'aspect et le son produit, une grande quantité
d'objets métalliques brinquebalants, pesants et, vu qu'il jeta le tout sans
ménagement devant ses camarades, pas vraiment fragiles.
- Tiens, fit Vertu, tu as fait des courses ?
- Non, juste récupéré des affaires à moi que j'avais
laissées dans les environs.
- Bien, très bien. Alors figure toi que pendant ton absence,
on a trouvé un commanditaire.
- Déjà ?
Vertu lui répéta les paroles du mystérieux Paimportes, et ce
qu'ils avaient décidé de faire.
- Et bien mes amis, tout ça est très joli, et j'espère
sincèrement être parmi vous pour voir de quoi il retourne, malheureusement j'ai
un impondérable. Figurez-vous que mû par une sentiment charitable (il jeta un
regard sinistre à son canari), je me vois contraint de vous fausser compagnie
quelques temps pour accomplir une certaine tâche. Je ne sais pas si je pourrais
revenir à temps, je ne sais même pas si je pourrais revenir tout court car je
vais au devant d'une bonne occasion de me faire occire, mais c'est un truc que
je dois faire, quoi.
- Oh, quel dommage, s'attrista Xyixiant'h. Et que dois tu
faire, au juste ?
- Il faut que j'aille... que je... m'inscrive... enfin, je dois...
Oh non, j'ai trop honte pour vous en parler. Je me demande s'il ne vaudrait pas
mieux que je trouve la mort...
Et à la
consternation de ses amis, il demanda où était sa chambre et gravit pesamment
l'escalier pour y poser ses affaires. Nos héros désemparés se demandèrent s'ils
devraient monter pour aider leur camarade dans la détresse ou au contraire le
laisser pudiquement à sa peine solitaire, mais au bout de plusieurs minutes,
ils entendirent des pas sourds assortis de cliquetis brefs provenant de
l'escalier. C'est lorsqu'il réapparut à leurs yeux que Xyixiant'h et Morgoth
découvrirent avec horreur ce que Marken était parti chercher.
L'armure était toute entière d'une matière noire et mate,
semblable à un métal fondu dans un moule poreux et qu'on ne se serait jamais
donné la peine de polir. Chacune des pièces qui la composaient avait pourtant
été ciselée avec un art consommé, selon des courbes complexes et précises qui
alliaient la mortelle fonctionnalité à l'esthétique la plus sinistre. Les
jointures des plaques étaient protégées par des rebords abrupts, plus
prononcés que ne le nécessitait la seule fonction de bloquer une lame rasante,
et se prolongeaient par des arêtes et des pointes effilées, qui donnaient à
l'ensemble l'aspect d'un noir buisson aux longues épines. Les parties plates
des solerets, des gantelets et du plastron s'ornaient de reliefs d'un rouge
sombre évoquant le sang séché, et représentant des corps mutilés et des visages
horriblement distordus, entremêlés en une macabre sarabande. Par quelque
prodige de magie noire sourdait en permanence de toutes les pièces de l'armure
une brume sombre et lourde qui s'écoulait jusqu'à terre en volutes malsaines,
accompagnées d'un courant d'air glacial qui se faufilait insidieusement autour
de nos héros. Nul mortel ne pouvait contempler l'armure maudite sans
tressaillir d'horreur, nulle créature n'était à ce point dépourvue de sens
qu'elle ne perçoive immédiatement les relents d'épouvante ancienne, les
émanations toujours vivaces d'une antique souillure que les peuples avaient
préféré enfouir sous les voiles du temps et de l'oubli.
- Bien, reprit le Chevalier Noir, le temps est venu pour moi
de repartir sur les routes. Au revoir, mes compagnons d'infortune, et peut-être
adieu. Je vous en conjure, ne cherchez pas à me suivre, je préfère que vous
ignoriez ma destination afin que, si je venais à périr, vous gardiez une bonne
image de moi.
Puis il remit son heaume, qui surpassait en hideur tout le
reste de l'armure, fit un petit geste triste de la main et sortit, sous les
regards hagards des rares clients qui osaient encore sortir la tête de
sous les tables.
- Wah ! Fit Morgoth une fois qu'il eut cessé de
trembler. Mais pourquoi diable est-il allé acheter cette armure si peu
engageante ?
- Il ne l'a pas achetée, lui répondit Vertu, elle est à lui
depuis des années. Pourquoi crois-tu qu'on l'appelle « le chevalier
noir » ? Je suppose qu'il l'avait cachée quelque part à Banvars avant
de partir vers les campagnes de l'ouest, où nous l'avons trouvé.
- Ah, bon. Et tu sais où il va ?
- Aucune idée, mais je donnerais cher pour le savoir.
La soirée n'ayant présenté que peu d'intérêt
(1),
je vous propose de passer directement au récit des événements du lendemain.
3 ) La quête du Chevalier Noir
C'est un fait que peu de gens contestent, que l'homme est
facilement enclin à embrasser la cause du mal, à promouvoir l'égoïsme, la haine
et le chaos, à sombrer dans une cruauté laissant bien loin derrière elle la
férocité des bêtes les plus sauvages. Il faut cependant porter au crédit de
notre espèce qu'apparaissent parfois, en petit nombre, des hommes et des femmes
d'exception, animés d'un ardent désir de faire le bien et le beau, exaltés par
une inspiration supérieure que les prêtres s'empressent d'attribuer à
l'influence divine, dotés d'une exceptionnelle compassion et mus par une
détermination farouche à combattre le mal sous toutes ses formes. Ces
inflexibles guerriers du bien sont appelés des paladins.
Depuis des temps immémoriaux, l'Ordre Très Saint du Cœur
d'Azur rassemblait de tels personnages épris de justice et d'ordre en une vaste
confrérie dont les austères forteresses, qui dressaient leurs murailles dans la
plupart des nations civilisées, étaient autant de havres de paix et de charité
pour les voyageurs en proie aux hasards de la route.
L'une de ces forteresses se dressait justement à une journée
de cheval au nord-ouest de Banvars, dernier bastion de la civilisation avant
les montagnes glacées et mortelles du Portolan, comme un défi lancé à
l'hostilité de la nature. La Commanderie de Banakal, accrochée au sommet d'une
crête escarpée et battue par les vents, aux murs bas et épais de schiste sombre
conçus pour résister aux plus puissantes machines de siège, aux tours percées
de meurtrières impassibles guettant sur les cimes l'improbable survenue d'un
ennemi hypothétique, n'était certes pas une coquette villégiature pour dadames
à chienchiens.
- Es-tu vraiment sûr que c'est une bonne idée ?
- Cuî !
- 'chier.
Nous étions peu ou prou à midi. N'ayant guère d'espoir de
trouver le sommeil, le Chevalier Noir avait galopé toute la nuit, ne s'arrêtant
que pour changer de monture à un relais, la sienne étant épuisée. Il
chevauchait maintenant un fort étalon noir à la crinière et la queue rousses,
dont les naseaux frémissaient d'impatience. Ils s'engagèrent tous deux sur le
raidillon qui serpentait le long de la ravine longeant le château, qui était
son seul accès.
Niché dans les tréfonds de cette forteresse, ne recevant
jamais la lumière que par trois soupiraux, il était une salle dont l'étendue
était le seul ornement, et que l'on nommait « salle des justes ». Une
auguste assemblée de personnages vêtus de robes bleues pâles y tenait justement
conseil, autour d'une massive table de granit dont le polissage de la
circonférence témoignait de l'usage répété qu'on en avait fait depuis des
siècles. Vingt fauteuils de bois vernissé, étroits et hauts de dossier,
l'entouraient, mais seuls seize étaient occupés à cette heure. Les seize
témoins et protagonistes de la scène curieuse qui va suivre avaient tous dans
l'Ordre Très Saint du Cœur d'Azur un grade au moins égal à celui de Protecteur,
car selon les actes fondateurs de l'Ordre, seuls les Protecteurs avaient voix
au conseil d'une Commanderie. Une affaire d'une certaine importance
semblait troubler la quiétude de ces nobles chevaliers.
- Cette situation n'a que trop duré, lança le Comte de
Prophyl, un robuste gaillard à la barbe rousse et aux yeux enfiévrés.
- Thébaut a raison, le péril ne cesse de croître d'année en
année, et si nous persistons dans notre inaction... Je n'ose songer à ce qui
pourrait arriver à nos gens !
Celle qui venait de prendre la parole d'une voix puissante
quoique marquée par l'âge était une femme au visage maigre et ridé et aux cheveux
gris ramenés en un sévère chignon. C'était la Protectrice Mahaut de Sétoungue,
venue voici bien des années des lointaines terres d'orient. Un homme qui
semblait être le plus jeune du groupe, bien qu'une tonsure précoce ait déjà
dégarni sa chevelure blonde, prit la parole d'un ton posé, appuyant son
discours de gestes apaisants. C'était le chevalier Ban, seigneur de Pahaut,
dont la réputation de sagesse commençait à se répandre dans toutes les
commanderies de la région.
- Tempérons nos ardeurs mes amis, je vous prie. Ne
prenons-nous pas tout ceci trop à cœur ? Après tout, la situation n'est
pas nouvelle, et considérez je vous prie les risques de l'opération que vous
proposez, ainsi que son coût !
- Mais trêve de mesquinerie, je vous en conjure !
L'ennemi est à nos portes, voici la cruelle vérité, qu'importe l'or que l'on
dépense, c'est quand le péril est là qu'il faut agir, sans attendre !
Le baron de Boncoeur, qui venait de prendre la parole, était
un quadragénaire au visage carré et aux cheveux courts que sa vitalité
emportait parfois, mais que son épouse Thyva, fille du regretté commandeur
Pamollo et Protectrice elle-même, se chargeait habituellement de tempérer.
Cette fois cependant, elle abonda dans son sens.
- Mezy a raison, d'autant que si, comme c'est à redouter,
nos campagnes sont ravagées et nos gens réduits à la famine, cela coûtera bien
plus à la Commanderie que les frais qu'impliquent une prompte riposte.
Le brouhaha menaçait de submerger le débat, si bien que le
Parfait Troihais, duc de Fonsinques, qui s'était chargé de présider la réunion,
décida sagement de clore l'affaire au plus vite, car ce paladin bientôt âgé,
sans un poil sur le crâne et arborant deux cicatrices en diagonale sur son
visage basané, n'aimait rien moins que le désordre. Il posa au milieu de la
table une grande jarre de marbre bleu, ainsi qu'un baquet contenant vingt
cailloux noirs et vingt cailloux blancs.
- Bien, mettons aux voix pour trancher l'affaire : que
ceux qui sont pour le lancement d'une campagne planifiée, décisive et de grande
ampleur pour l'élimination définitive de l'insidieux péril qui menace notre
domaine mettent dans l'urne une pierre blanche, que ceux qui sont contre
mettent une pierre noire.
Le vote fut promptement mené, tout aussi promptement
dépouillé. Le président annonça les résultats d'une voix solennelle :
- La proposition du Sire Protecteur Ymmavus d'Emmechioth,
ci-devant nous présent Maître des Domaines de la Commanderie de Banakal, visant
à l'élimination des rats taupiers dans nos champs de choux, choux-fleurs, radis
et autres cultures maraîchères est adoptée à la majorité de onze voix pour,
quatre contre et une abstention. Passons maintenant au délicat problème soulevé
la semaine dernière par le Sire Parfait Thuvient d'Oudoncques, ci-devant nous
présent Gentilhomme Architecte de la Commanderie de Banakal, concernant la
grave question de la fuite du toit du réfectoire. Nous vous écoutons, Thuvient.
- Merci sire Trohais. C'est le cœur lourd et chargé de
sombres pressentiments que je viens présenter devant vous le résultat de mon
enquête sur ce mal qui gangrène jusqu'au plus haut niveau de notre ordre, et
je ne vous cacherai pas plus longtemps, mes amis, l'étendue du désastre :
l'humidité, en effet, a progressé depuis notre dernière entrevue, et menace désormais
la maîtresse-poutre qui...
Soudain, les lourdes portes s'ouvrirent et un jeune homme
hors d'haleine aux cheveux sombres et raides, revêtu d'une humble tenue de
travail, fit irruption dans la pièce.
- Messeigneurs, messeigneurs, c'est... c'est terrible...
- Qu'y a-t-il, Sécant, parle donc ! S'enquit la
Protectrice Thyva qui avait reconnu son écuyer, le jeune et très émotif Sécant
Tafette.
- Il y a à la porte un chevalier qui souhaite être reçu par
vos seigneuries, pour une affaire urgente.
- Et bien alors, s'emporta sire Troihais, qu'il entre donc,
où est le problème ? A-t-il dit son nom au fait ?
- C'est que justement messire, gémit le freluquet au bord de
l'évanouissement, il s'est présenté sous le nom de « Chevalier
Noir » !
- Palsembleu, voilà un bien triste sobriquet. Je gage qu'il
s'agit de quelque noble guerrier venu des lointaines contrées du Midi, par-delà
la mer Kaltienne et le désert du Naïl, et qu'il doit son surnom à la couleur de
sa peau ?
Mais à lire l'expression épouvantée sur le visage du serviteur,
le Sire Parfait comprit qu'il faisait fausse route.
- Bien, bien, qu'il entre, voyons ce qu'il veut.
Durant quelques minutes, les Justes de Banakal conversèrent
à mi-voix, avant qu'un pas lourd résonnant dans les couloirs glacés de la
forteresse n'annonce l'arrivée de leur hôte. Et lorsqu'il passa la porte, ils
ne purent s'empêcher de tressaillir à leur tour à la vision du guerrier des
ténèbres dont la présence méphitique irradiait de malévolence. Avaient-ils été
bien sages d'accepter ainsi la venue de ce puissant étranger dévoué au
mal ? Le casque noir émit un rugissement métallique, tout à la fois
puissant et lointain, la plainte d'une âme damnée.
- Qui est votre chef ?
- Nous sommes les Conseil des Justes, répondit Mahaut, nous
dirigeons la Commanderie. Parle devant nous, que veux-tu ?
- Je viens adhérer à votre ordre.
Marken ôta son casque et montra son visage, qui s'avéra
humain et point désagréable, à la satisfaction générale des paladins assemblés,
qui imaginaient déjà sa face comme un amas de chairs putréfiées parcourues par
des insectes répugnants. Toutefois, s'il appartenait bien au monde des hommes,
son expression était irritée, méprisante et on eut dit qu'il était à la limite
du haut-le-cœur.
- Hum... fit Troihais,
on a dû mal vous renseigner. Ici c'est un poste de l'Ordre Très Saint du Cœur
d'Azur.
- Oui, c'est bien ça.
- C'est que nous sommes un ordre de paladins. Nous sommes
tous des paladins ici.
- Je suis...
Il semblait faire un effort surhumain, d'un coup, une veine
battant à sa tempe trahissait une tension interne, à la limite de la rupture
nerveuse. Un ton plus bas, il reprit.
- Je m'appelle Marken, et je suis p... je... Je suis paladin.
L'énormité de cette affirmation laissa les Justes bouche
bée, ormis la Protectrice Julie des Colletets, une maîtresse femme encore jeune
aux cheveux bruns très courts et aux yeux gris, dont les conquêtes alimentaient
la légende, et toutes n'étaient pas militaires.
- Euh... C'est à dire que dans nos contrées, on désigne sous
le nom de « paladin » un chevalier fier et preux, prompt à mettre sa
lame au service du bon droit et à sacrifier son existence à la cause du bien.
- Ouais, répondit Mark, c'est ça. Alors, vous en dites
quoi ?
Il y eut un instant de flottement, durant lequel ils se
jetèrent avec vigueur leurs regards les plus interrogatifs. Troihais reprit.
- Sire Nicolas, demanda-t-il, que disent les règles de
l'Ordre à ce sujet ?
Le marquis d'Eutarthes, Protecteur en charge de tous les
problèmes juridiques, héraldiques et réglementaires à la commanderie, était un
quasi-vieillard grand et très maigre, à tel point qu'il semblait douteux qu'il
se fut un jour réellement battu les armes à la main.
- La règle est formelle, regretta-t-il d'une petite voix
nasillarde, tout paladin qui se présente avec le désir de rejoindre l'Ordre,
s'il peut justifier d'un noble lignage, doit être examiné séance tenante par le
Conseil des Justes, et mis à la question avec le secours du Blanc-Tétin, afin
de savoir s'il est ou non digne de nous rejoindre.
- Tu as entendu, guerrier, tu dois subir l'épreuve du
Blanc-Tétin.
- Parfait, qu'on en finisse, cracha Marken.
- Qu'il en soit ainsi. Dame Teppa, allez céans quérir le
Blanc-Tétin de Banakal.
Une petite femme un peu grasse, d'une quarantaine d'années,
sortit de la pièce sans se faire prier en contournant prudemment le Chevalier
Noir. La Protectrice Teppa d'Issy, en charge du respect des usages, coutumes et
liturgies propres à l'Ordre, se rendit dans une pièce qui ne devait pas être
bien éloignée car elle revint rapidement, portant un coffre cubique large d'un
coudée orné du symbole de l'ordre, qu'elle déposa sur la table et ouvrit. Elle
en sortit avec le plus grand respect un casque de métal argenté, étincelant à
la lumière des torches, ce genre de casque conique à la mode des elfes de
jadis, aux pans jugulaires finement gravées de motifs spiralés. Une bande d'or
finement ciselée partait depuis le nasal jusqu'au sommet du crâne, où elle se
terminait en un cimier composé de trois plumes de coq de bruyère supportant
fièrement ce qui, de prime abord, ressemblait fort à une tétine, ma foi, d'une
blancheur de craie.
- Couvrez-vous sans peur du Blanc-Tétin, vous qui aspirez à
nous rejoindre. Dites les mots de vérité, le Tétin demeurera immaculé, souillez
votre langue de mensonge, sa noirceur trahira celle de votre âme.
- Eh ?
Dubitatif, le Chevalier Noir chaussa le casque saint. Un
murmure parcourut l'assemblée, qui semblait très étonnée. Troihais reprit.
- Aussi curieux que cela puisse sembler, tu es effectivement
un paladin, comme tu le prétends. Le Blanc-Tétin a toujours foudroyé sans coup
férir quiconque l'a porté sans avoir la dignité requise. Vérifions cependant
qu'il fonctionne encore, cela fait longtemps qu'il n'a pas servi. Dis nous ton
nom, chevalier.
- Je suis Marken-Willnar Von Drakenströhm, que signifie...
- De Blanc Tétin, annonça la protectrice d'Issy.
- Tu ignores le rituel du Blanc-Tétin ? Soit,
je vais t'expliquer, la chose est simple. Si tu dis la vérité, le Cimier du
Tétin restera blanc, si tu mens, il deviendra noir. Inutile de chercher à
dissimuler ta nature, inutile de chercher à nous tromper.
- Soit, dit Marken, qui réfléchissait maintenant au
moyen de se tirer d'affaire.
- Dis nous un mensonge maintenant, que nous
puissions voir si le Blanc-Tétin est encore en état. Comment s'appelle le
Magiocrate de Gunt ?
- C'est Athanazargorias Dumblefoot non ? Ah
pardon, j'étais distrait, vous vouliez un mensonge. Attendez, oui voilà, le
Magiocrate de Gunt s'appelle Mistouflet Balladur, et je suis en ménage avec lui
car je suis fou de ses petites cuisses dodues.
- De noir tétin !
Marken ôta le casque pour constater de visu que la
tétine était devenue d'un noir de jais. Puis il le remit.
- Bien, tout à l'air en ordre. Commençons je vous
prie. Sire Lancelot...
Lancelot d'Etoilette, Protecteur Inquisiteur en
charge d'élucider les crimes et de débusquer le mal sous toutes ses formes,
était réputé pour sa sagacité. C'était un homme grand et mince, dont la
chevelure noire et assez longue évoquait un corbeau qui se serait posé sur sa
tête.
- Marken, parle sans détour et réponds à mes
questions. D'où viens-tu ?
- De Khneb, par delà les monts du portolan,
l'Argatha et la mer Thyrénéenne
- De blanc tétin.
- Es-tu de noble lignage ?
- Certes, la famille des Drakenströhm, de la
baronnie du même nom.
- De blanc tétin.
- Ta position dans la famille ?
- Fils aîné de feu le précédent baron, et donc
héritier légitime. Mais mon père m'a spolié de mon héritage par amour pour ma
marâtre et le fils de celle-ci, c'est ce qui m'a conduit à quitter Khneb voici
des années sans espoir de retour.
- De Blanc tétin, tirant légèrement sur le blanc
cassé néanmoins, mais rien de dramatique...
- Hum... Bien, tu es donc un gentilhomme, c'est déjà
ça. Mais, je crois déceler dans ton attitude une réticence à venir parmi nous.
Viens-tu de ton propre chef, ou bien envoyé par quelqu'un ?
- Quelle perspicacité. Je viens envoyé par
quelqu'un, tu as deviné juste.
- De blanc tétin.
- Ah ah, tu avoues ! Et dis-moi usurpateur,
quelque sombre parti t'envoie semer discorde et déshonneur parmi nous ?
Parle, je te l'ordonne, qui est ton maître ?
-Hegan.
-He... Hegan ? Tu oses... BLASPHEMATEUR! (on l'aura compris, Sire
Lancelot était un fervent Heganite).
- Euh... oui, mais de blanc tétin !
- Gargl...
Aymeric d'Esbafes, voisin et grand ami de Lancelot,
le retint alors qu'il allait s'emporter, et poursuivit l'interrogatoire.
C'était un chevalier expérimenté que peu de choses étonnaient encore.
- Hegan t'envoie tu dis ? S'agit-il bien du
dieu Hegan ?
- Lui même.
- De blanc tétin, aussi étonnant que ça puisse
paraître.
- Comment cela se peut-il, raconte, je suis curieux
d'entendre ton histoire. Et n'oublie pas le cimier qui te coiffe.
- L'histoire est brève, j'ai rencontré Hegan en
personne il y a moins d'un mois, alors que je chevauchais dans les contrées à
l'ouest d'ici. Il a fait de moi son paladin et m'a envoyé son ange Azymaël pour
m'accompagner. C'est cet oiseau que vous voyez là (ils s'aperçurent du coup de
la présence du volatile, qui jusque là n'avait pas attiré leur attention). Et
c'est ce même Azymaël qui m'a ordonné de venir me joindre à vous, pour des
raisons que j'ignore.
- De blanc tétin.
- Je veux, de blanc tétin, j'aurais pas inventé un
fabliau aussi stupide s'il ne m'était réellement arrivé.
- Tu es un envoyé de Hegan ! C'est tout à fait
inattendu, tout à fait. Si tel est le cas, comment nous opposer à la volonté du
dieu de la Loi ?
Il faut ici savoir que les paladins de l'Ordre Très
Saint du Cœur d'Azur (que par souci de commodité et pour nous conformer à
l'usage répandu parmi le peuple, nous nommerons désormais « les chevalier
bleus ») faisaient preuve d'une certaine tolérance religieuse dans leurs
rangs, et comptait donc des fidèles de plusieurs dieux, les plus nombreux
priant Miaris, mais le culte de Hegan n'était pas rare, quelques uns révéraient
même Hanhard ou Myrna.
- Oui, s'emporta derechef sire Lancelot, ses
origines sont bonnes, c'est très bien, mais il faut encore qu'il puisse se
plier sans rechigner à la discipline de l'ordre.
- J'ai déjà été membre d'un ordre de chevalerie,
signala Marken.
- Blanc tétin.
Lancelot, écœuré, laissa alors tomber d'un geste
las, et l'interrogatoire reprit sous la houlette de sire Jeanvoy de Toucotais,
exécuteur de justice de l'ordre.
- Il nous manque encore le plus important pour
savoir si le Chevalier Noir est digne de nous rejoindre : la moralité. Voyons
donc ce qu'il en est. As-tu déjà causé sciemment du tort à autrui.
- Ah ah ! Souvent, oui, on peut dire ça.
- 'blanc.
- Tué ?
Le Chevalier Noir était présentement tiraillé entre
deux aspirations contraires : il devait obéir à Hegan et donc se prêter au
jeu des paladins, sous peine d'être immédiatement damné, et il savait par
expérience que ce n'était pas très agréable. D'un autre côté, il n'avait aucune
envie de devenir membre de l'Ordre, il lui fallait donc rater l'examen de
passage. Mais pas trop, il souhaitait simplement être éconduit, et non conduit
au gibet. Mais avec des questions aussi directes et cette maudite tétine qui
l'empêchait de mentir, il devenait difficile de donner le change.
- Oui, j'ai tué.
- Blanc.
- Volé ?
- Oh oui.
- Blanc.
- Quelles sont selon toi les qualités d'un bon
paladin ?
- Les qualités d'un paladin ? Ah, au diable les
faux-semblants, les qualités d'un bon paladin, c'est la force, l'adresse aux
armes, l'endurance, la vitesse, l'audace, c'est là tout ce qui compte !
Frapper vite et bien pour ne laisser aucune chance à l'ennemi, voilà comment il
faut procéder.
- Ah ? Et la tempérance, la charité, l'amour du
prochain...
- Les idées c'est bien joli, mais celles qui
triomphent, ce sont toujours celles du plus fort. Voici pourquoi j'estime que
le premier devoir d'un paladin est de fortifier son bras. Le reste, c'est de la
littérature pour jeunes filles sottes.
- BRAVO JEUNE HOMME ! Bien parlé ! Dans
mes bras, mon fils !
Toute la salle avait bondi sur son siège lorsque
avait retenti la voix d'un petit vieillard avec barbe et lorgnon qui jusque là
était profondément assoupi (c'était lui qui s'était abstenu au vote). On
l'avait oublié, c'était pourtant le plus important personnage de l'assistance,
le Commandeur de Banakal, le seigneur Barthois de Maroutte, à la gloire
ancienne mais pas encore fanée. C'était un des rares fidèles de Hanhard a avoir
jamais acquis un poste aussi élevé dans la hiérarchie de l'ordre.
- Non mais c'est vrai, j'en ai plus qu'assez de ces
peintres emperlouzés, de ces paladins à fanfreluches qui passent plus de temps
agenouillés en toge dans les temples que debout et en armure sur les champs de
bataille. Nous sommes un ordre guerrier, pas une compagnie de ballet
classique ! Croyez m'en, ce monsieur a toutes les qualités pour nous
rejoindre.
- Mais Monseigneur, nous devrions...
- Teuteuteu, pas de mais. Encore une question jeune
homme, que je juge mieux de votre caractère, quel est le secret du bonheur,
selon vous ?
- Le secret du bonheur ? C'est simple :
voir mes ennemis gisant à mes pieds dans une mare de sang, entendre leurs
gémissements d'agonie et les cris de leurs femmes, voilà qui réjouit l'âme d'un
homme digne de ce nom.
- Oh, que vous avez raison (le vieux paladin avait
des larmes dans les yeux). Prenez en de la graine, vous autres, ça c'est un
homme, un vrai. Ah, mon ami, mon frère, vous avez bien mérité de faire partie
de notre Ordre dès maintenant, mais malheureusement, les textes sont
formels : pour que vous soyez accepté parmi nous au grade de Chevalier, il
faut que vous accomplissiez une quête pour nous. Voyons, une quête, une quête...
Au fait Sethro, ne m'aviez-vous pas parlé d'une affaire bien mystérieuse qui
vous tracassait en ce moment ?
- Ah, si. Oh, je ne pense pas que ça puisse
constituer une quête acceptable...
C'était le Protecteur comte des Biles-Jemquaces, un
quadragénaire à la barbiche élégante, qui avait beaucoup de succès auprès des
femmes et qui était en charge des relations avec l'extérieur.
- Mais si, mais si. Expliquez donc à notre jeune ami
de quoi il retourne.
- Si telle est votre volonté (il foudroya Marken du
regard, lequel Marken lui rendit un petit sourire narquois du dernier
goguenard). Il se trouve qu'à Banvars, non loin d'ici, un commanditaire
extravagant autant qu'inconnu distribue des fortunes scandaleuses à qui veut
bien participer à une épreuve tout aussi mystérieuse que lui-même, qui doit
avoir lieu dans quelques jours dans un bois des environs. Il a envoyé des
agents dans toute la ville pour recruter tous les aventuriers qui passent, vous
n'aurez donc aucun problème à le retrouver. Cette histoire est des plus
suspectes, alors découvrez rapidement le fin mot de l'histoire et tâchez de faire
au mieux s'il y a des choses à arranger. Comportez vous de façon satisfaisante,
et vous serez fait (il eut une hésitation, ponctuée d'une moue dédaigneuse)
Chevalier de l'ordre.
- Si tel est mon devoir, je m'en acquitterai, dit
Marken d'un ton neutre, songeant déjà au moyen le plus sûr d'échouer dans sa
mission.
- Vous pouvez disposer.
Marken rendit promptement le Blanc-Tétin à dame
Teppa, s'inclina bien bas et fit mine de sortir, dissimulant tant qu'il pouvait
l'intense soulagement qu'il éprouvait, quand il fut hélé par le Commandeur
Barthois.
- Holà, mon bon ami, espoir de la chevalerie, ne
courez donc pas si vite. Ah, jeunesse... si seulement j'avais vingt ans de moins,
je vous accompagnerai bien volontiers sur la route. Vous n'oublierez pas bien
sûr de passer à l'économat afin, comme le veut la coutume, d'y percevoir votre
gonfanon de quête.
- Mon QUOI ?
4 ) L'escrime à la manière de Vertu
Vertu étant sortie de bon matin, Morgoth et Xyixiant'h
se virent donc seuls, et après une toilette rapide, ils sortirent de conservent
dans les rues de Banvars. Ils y musardèrent longuement, dans la Maruste tout
d'abord, puis dans le reste de la ville, qui était fort agitée car c'était jour
de marché. Xyixiant'h fouinait de tous côtés, s'émerveillant de la moindre
chose et ne cessant d'abreuver son compagnon de discours charmants quoique
d'intérêt modéré, et le saoulait de questions multiples dont elle n'écoutait
que rarement la réponse. La Place Royale était recouverte d'étals. Beaucoup
étaient consacrés à la vente de denrées alimentaires, mais il y avait aussi des
ferblantiers, des amuseurs publics, des marchands de draps et de menus
ustensiles ménagers, et de verroteries, de sellerie, des rempailleurs de
chaises, et toutes les autres sortes d'artisans de la ville ou des environs
qui, n'ayant pas les moyens d'entretenir une boutique permanente, écoulaient le
fruit de leur travail sur la place du marché deux fois par semaine. Puis, comme
par magie, ils se retrouvèrent dans le quartier de la Porte du Couchant, là où
on trouvait les commerces de luxe.
Située à un col du Portolan, cernée de montagnes
boisées et sauvages, Banvars faisait une bonne partie de son activité du
commerce des fourrures, prélevées en grand nombre par des quantités de
trappeurs intrépides que le voisinage de monstres affamés et de ruines gluantes
de maléfices anciens n'effrayaient pas. Certaines de ces fourrures étaient
exportées en l'état vers d'autres contrées, mais la majorité était transformée
sur place en vêtements chauds et élégants, qui faisaient la réputation de la
ville depuis l'Argatha jusqu'aux pays Balnais. Bien sûr, on trouvait facilement
à en acheter sur place. Or, Morgoth était quasiment en guenilles, et Xyixiant'h
portait un manteau léger, grossier et bien peu à son goût. En outre, l'hiver
approchait à grands pas, et il était rude dans la région. Profitant donc du
fait qu'ils étaient exceptionnellement en fonds, nos compères mirent donc le
cap vers le magasin de sire Melliflus, coquette boutique à la devanture de bois
sombre et précieux et aux larges fenêtres en croisillons de verre multicolores.
Ils y firent l'acquisition d'effets plus dignes d'eux, à savoir pour Morgoth
une paire de bottes fortes en pied-de-buffle, un pantalon de velours rouge
« très à la mode, j'ai vendu le même au prince Soulak », une robe de
magicien habillée pour le soir, en zibeline « gris d'argent » légère,
une autre robe plus robuste en cuir noir de mouflon, bordée d'élégants liserés
en plumes de cou rouges de coq sanglant, et pour finir un grand manteau en
grizzli bestial du Jolobal, au cuir rigide et à la fourrure tellement épaisse
que lorsqu'il l'essaya, il lui sembla qu'il était obèse. Xyixiant'h pour
sa part mit deux heures avant de trouver la plus belle robe du magasin (pour le
soir, disait-elle), une autre pour la journée que Morgoth trouva tout aussi
belle (« tu n'y connais rien », s'était-il entendu répondre), un
ensemble chemise-tunique-pantalon-chapeau-à-plumes-petits-mocassins-mignons, le
tout dans les tons verts et évoquant la culture elfique, ou du moins l'idée
qu'on s'en faisait dans les villes humaines, une cape en raie argentée de la
mer des cyclopes (pour l'été) et un manteau gris en « vigilant des
greniers », ce qui était, comme ils l'apprirent plus tard, la désignation
commerciale de la fourrure de chat.
Cent soixante-treize ducats !
- Oh Morgoth, dit-elle en s'accrochant à son bras et
en penchant la tête, dis, tu me l'offres ?
- Mais bien sûr mon aimée, acquiesça le sorcier à la
vive satisfaction de l'elfe.
Puis il paya la totalité de la commande, et c'est en
alignant son lingot et ses pièces qu'il s'aperçut du montant déraisonnables que
cela représentait. Mais elle semblait si heureuse...
Bref, ils
s'en revinrent à l'auberge bien après que le beffroi de la Maruste eut piqué
midi, et y retrouvèrent Vertu, d'assez mauvaise humeur, devant trois assiettes,
dont une vide (la sienne) et deux froides (les leurs). Comme les Banvarois
ignoraient l'usage du petit-déjeuner
(2),
ils déjeunaient, en général, assez tôt, et le service de l'auberge était
terminé. Tandis qu'ils se restauraient, elle les chapitra d'un ton assez aigre
sur le fait que l'or est fait pour acquérir des armes et du matériel, pour
payer des informateurs ou des employés utiles, et pas pour acheter des fanfreluches.
Morgoth et Xyixiant'h, voyant la mine peu amène de leur aînée, jugèrent plus
prudent de ne pas lui parler des récents développements de leur amitié, et
firent donc comme si de rien n'était. Vertu leur apprit qu'au lieu de faire du
tourisme, elle s'était occupé utilement en louant les trois prochaines
après-midi d'une salle d'armes située non loin de là, et qu'ils devaient se
dépêcher de manger, car l'heure trottait.
Il s'agissait d'un vaste espace, haut de plafond et
bien éclairé par de larges fenêtres, que l'on avait récemment aménagé en
réunissant les combles de deux immeubles mitoyens. Les hauteurs de plancher des
deux bâtisses ne correspondant que très imparfaitement, trois marches
séparaient les deux moitiés de la salle, dont on avait assuré la sécurité par
une solide rambarde de bois. L'endroit était décoré avec sobriété : deux
tentures martiales un peu passées aux extrémités (retraçant pour l'une la
bataille des Numerléens, pour l'autre le roi Fulbert X le belliqueux passant
ses troupes en revue) et des luminaires en quantités suffisantes pour
l'entraînement nocturne. La voleuse avait visité plusieurs salles avant de se
décider, et ce qui avait emporté son adhésion (et incité à oublier le tarif
honteux de trois ducats par demi-journée que demandait le propriétaire de la
salle), c'était surtout la splendide collection d'armes et de boucliers qui
tapissait un des murs de la salle, un matériel très varié qu'elle comptait bien
utiliser pour sa pédagogie.
- Vous êtes prêts, on peut commencer ?
- Euh, oui, répondit Morgoth, que la proximité de
tant de ferraille tranchante mettait tout d'un coup mal à l'aise.
- Vous voulez donc que je vous enseigne l'art noble, ancien
et ô combien utile de l'escrime ? Commençons donc par la théorie, ce n'est
pas bien compliqué, vous allez voir. Voici (elle tira son sabre maudit) une
épée. Certains spécialistes font de subtiles distinctions entre sabres,
fleurets, espadons, gauchères, sabres, braquemarts, bâtardes, estocs et que
sais-je encore, mais tout ce que vous avez à savoir c'est que l'épée comporte
deux parties utiles, qui sont le bout pointu et la poignée. La poignée est
ainsi appelée parce qu'on doit l'empoigner. Le bout pointu se trouve à l'autre
extrémité de l'épée, ici vous voyez. Si vous savez distinguer les deux bouts
l'un de l'autre, vous savez la moitié de ce qu'il y a à savoir sur le sujet.
Pour le reste, apprenez que toute l'escrime se résume à ce seul
enseignement : le but du jeu est de placer le bout pointu dans la cage
thoracique de votre ennemi – ou à défaut dans toute autre partie sensible de sa
personne. Vous avez le droit et le devoir d'employer tous les moyens à votre
disposition pour arriver à ce résultat. En règle générale, les combattants que
vous rencontrerez tenteront de vous empêcher de parvenir à votre but, voire de
vous occire, c'est pourquoi il est intelligent de raccourcir le combat en
faisant preuve de subtilité dans l'approche. Comme vous avez tous deux quelques
notions d'anatomie, il ne vous aura pas échappé que l'être humain possède deux
faces, qui sont l'avant et l'arrière, l'avant étant mieux défendu de par la
position des bras et des yeux. Partant de ce constat, la méthode que je
préconise est la suivante : faire pénétrer la lame par l'arrière, en
profitant du fait que l'ennemi ne peut pas vous voir pour le surprendre. C'est
le point crucial de mon enseignement : le coup dans le dos, aussi
appelé coup du traître. Un autre point important à connaître est l'avantage
considérable de celui qui frappe le premier, tout simplement parce qu'il y a
une chance non négligeable pour que l'autre n'ait pas l'occasion de riposter.
Si vous pouvez le tuer avant qu'il ne réagisse, ou si vous pouvez le blesser
suffisamment pour qu'il cesse d'être une menace pour la suite du combat, faites-le
sans hésiter.
Xyixiant'h ouvrait de grands yeux effrayés. Morgoth, qui
commençait à connaître un peu Vertu, parut moins étonné.
- Diable, voici un enseignement bien brutal ! Mais si
je faisais de telles choses, nul doute que mon nom serait maudit, on me
traiterait comme un renégat, mes adversaires me...
- Comme toi, beaucoup de combattants qualifient la personne
en face d'adversaire, et c'est une erreur, je t'engage à bannir ce mot de ton
vocabulaire. Celui qui te fait face, c'est ton ennemi, voici le terme correct.
Beaucoup de jouvenceaux estiment prouver leur virilité en participant à des
duels pour l'honneur et autres joutes courtoises. Tu ne dois avoir que mépris
pour une telle attitude, laisse ce genre de sport à ceux qui aiment risquer
leur santé sans espoir de profit. Si tu tires la lame, ce doit toujours être
dans le but de tuer un homme. Lorsque tu tiens ton épée en main, tes nerfs, tes
muscles et tes pensées doivent être tournées vers un seul objectif qui doit
devenir une obsession : pourfendre ton ennemi. Tu auras tout le temps du
monde pour te lamenter et geindre lorsque son cadavre gésira à tes pieds.
Enfin, sois convaincu que parmi ceux que tu combattras, beaucoup auront sur ces
questions la même philosophie que moi, donc pas de pitié et pas d'états d'âme.
Oublie donc la notion d'honneur, c'est une conception sotte que les classes
nanties ont inculquée aux faibles pour les tenir en servitude. Celui qui survit
à un duel est toujours le vainqueur, celui qui périt est toujours le vaincu,
peu importe la manière dont cela s'est produit. Et surtout ne t'inquiète pas de
la réputation qu'on te fait, celui qui gagne cent combats par traîtrise sera
toujours mieux prisé que le preux imbécile que son attitude chevaleresque aura
conduit à finir ses jours estropié. « Se battre pour la réputation, c'est
se battre contre des fantômes », chantait à juste titre le barde Tchil.
- Mais j'ai souvent entendu parler de code de chevalerie,
d'honneur des combattants, de parole de soldat, ce n'était donc que vaines
paroles ?
- Ce sont, en effet, des billevesées qu'on raconte aux
jeunes gens pour les attirer vers le métier des armes, ou des calembredaines
destinées aux manants afin qu'ils croient que leurs seigneurs sont animés d'une
force d'âme et d'une vertu morale hors de leur portée. Mais la réalité est tout
autre, et ceux qui survivent à leurs premières batailles comprennent bien vite
combien on a cherché à les tromper, et combien ces sornettes sont sans utilité
ni véracité historique. Ils deviennent alors plus avisés, plus attentifs à
leurs propres intérêts, et ce n'est qu'à ce moment là qu'ils sont dignes du
beau nom de guerrier. Acquérir cet état d'esprit est important pour tous les
combattants, mais particulièrement crucial dans ton cas précis, car tu es un
sorcier. Si tu fais l'erreur de te battre bravement, face à face, contre un
guerrier émérite, selon les bons usages de la chevalerie, ce combat n'aura de
loyal que le nom et ne sera honnête que du point de vue du guerrier, car toi,
tu n'as ni la vigueur de celui qui s'est entraîné sans relâche toute sa vie
pour devenir combattant, ni sa science de l'épée, ni son armure. Aller ainsi au
combat, c'est une folie. En revanche, tu peux terrasser le plus puissant des
fer-vêtus en le frappant dans le dos, comme je le préconise. En outre, tu dois
garder à l'esprit que se battre au corps à corps est un choix dangereux, à ne
faire que dans des situations désespérées. Je t'apprendrai, dans les jours qui
viennent, quelques bottes qui te permettront de surprendre tes ennemis, et à
mesure que grandira ton habileté à les réaliser, tu auras peut-être la
sensation de devenir invincible. C'est bien sûr faux. Nombre de guerriers
apprennent cette dure leçon en perdant un œil ou une main, je souhaite que pour
ta part, ta sagesse te garde de ce penchant fatal. De par ta profession, tu
jouis de la redoutable faculté d'abattre tes ennemis à distance, de les frapper
de stupeur, de maladie, de les emprisonner dans quelque piège magique, de les
tromper ou de les faire mourir de terreur. C'est une grande chance que de
disposer de tels dons, et je t'engage à les chérir, à les cultiver et à les
employer à chaque fois que tu le peux lorsque tu dois défaire un parti adverse.
L'enseignement que je vais te prodiguer te sauvera peut-être la vie un jour, mais
tu ne devras l'utiliser qu'en dernière extrémité.
- C'est bien ainsi que je l'entendais.
- Parfait. Passons maintenant à la pratique. Nous allons
prendre chacun un fleuret. C'est ce genre d'arme là... Voilà, maintenant, faites
très exactement comme moi. Oh...
- Est-ce qu'on doit pâlir, s'effondrer par terre et se
rouler en boule en poussant des petits gémissements pitoyables ? Demanda
Xyixiant'h ingénument.
- Aide moi plutôt, fit Morgoth qui s'était précipité au
secours de Vertu.
- Qu'est-ce qu'elle a ?
- Je me souviens maintenant, la malédiction... Elle ne peut
plus toucher d'autre arme que son sabre, alors quand elle a pris le fleuret...
- ... oublié... cracha la voleuse entre deux convulsions.
- Ce n'est rien, tu te sentiras mieux dans quelques minutes.
Effectivement, elle recouvra bientôt assez de forces pour se
tenir assise par terre et tenir des propos intelligibles.
- Ah, ça m'ennuie cette affaire.
- Ce n'est pas grave, tu nous apprendras avec ton sabre.
- Tu n'y penses pas, il est trop puissant. Un faux mouvement
et je te tranche une main. Je crois que j'ai quand même une solution : je
vais le garder dans le fourreau, ça fera comme un sabre de bois.
- Riche idée.
Ils firent ainsi. L'après-midi se poursuivit donc sur un mode martial, Vertu initiant ses compagnons à divers tours et manigances peu sportives mais qui, à l'en croire, permettaient de mettre en difficulté un adversaire plus puissant. Il apparut que Morgoth ne manquait ni d'adresse ni de vigueur, et qu'il avait quelques chances de faire un jour un épéiste passable. Xyixiant'h pour sa part se montra fort empotée au début, mais progressa très vite, à telle enseigne que Vertu la soupçonna d'avoir déjà manié la rapière. L'elfe ne put le confirmer, car elle n'en avait aucun souvenir, mais elle semblait avoir d'instinct les parades et les attitudes d'une combattante qui, sans atteindre la meurtrière expertise de la voleuse, n'était certes pas une débutante. La chose était d'ailleurs assez logique : les elfes sont généralement élevés dans les arts du combat depuis le plus jeune âge, il n'y avait aucune raison que Xyidiant'h dérogeât à la règle.
Le jour commençait à décliner lorsque, fourbus et
affamés, ils commencèrent à envisager de plier bagage. Tandis qu'il rangeait
l'épée qui lui avait servi, l'œil de Morgoth fut attiré par une arme bien
étrange, qui évoqua en lui des souvenirs enfouis.
- J'ai quitté mes parents lorsque j'étais très
jeune, mais il me semble que mon père avait une telle arme. Je suppose qu'il
s'agit bien d'une arme ?
C'était une chaîne faite de maillons d'acier grands
comme un poing. Il pendait à une extrémité une lourde boule cabossée propre à
fendre le crâne d'un homme, à l'autre une pièce de métal portant deux lames
recourbées comme celle d'une faux, et présentant une pointe dans l'axe. Les
maillons situés côté boule étaient lisses, mais ceux du côté lame présentaient
de petites pointes d'aspect fort cruel, jusqu'à une coudée de l'extrémité.
Dépliée, l'arme mesurait près de quatre pas et pesait une trentaine de livres.
- En effet, ceci est une chaîne de combat
Vantonienne, une arme redoutable, certains prétendent que c'est la meilleure
qui soit car elle peut frapper un ennemi éloigné, en projetant l'une ou l'autre
des extrémités comme ceci, mais aussi, et en cela elle est supérieure aux lances
et piques, elle permet aussi de combattre un ennemi tout proche, dans un espace
restreint. Elle permet l'attaque, mais aussi la défense, c'est réellement une
arme excellente. Mais elle est difficile à manier. Tu m'as dit être originaire
du Vantonois, non ?
- C'est tout à fait ça, mais j'étais petit lorsque
j'ai quitté mon pays, j'en ai peu de souvenirs.
- Une race de robustes montagnards. J'ai eu
l'occasion d'en fréquenter quelques uns, et je n'ai pas jamais eu matière à
m'en plaindre. On dit qu'un Vantonien normalement constitué et maniant une
telle chaîne peut tenir en respect ces grands ours noirs qui infestent les
forêts de là-bas.
- Tu pourrais m'apprendre ?
- Quoi, tu veux manier la chaîne ? C'est une
arme un peu lourde pour un magicien tu ne trouves pas ? Note, tu es
robuste pour ta profession. Si tu tiens absolument à manier une telle arme, il
te faudra trouver un autre professeur que moi, car ma compétence en matière
d'armes ne va pas jusque là.
- Il me semble que tu m'as déjà tenu un discours
semblable voici quelques temps, tu as même prétendu avec un certain affront ne
pas savoir te battre. J'ai eu l'occasion de constater que tu pêchais quelque
peu par excès de modestie.
- Soit, je t'avais un peu menti sur mes capacités
d'escrimeuse. Mais pour ce qui est de la chaîne, tu peux constater par toi-même
que ce n'est pas l'arme idéale pour une femme de mon gabarit. C'est pourquoi je
n'ai jamais jugé utile d'étudier son maniement complexe. Cependant, j'ai
observé quelques guerriers à l'exercice. Tiens, je vais te guider pour quelques
passes, puisque tu sembles t'y intéresser. Tu observeras que certains maillons
sont plus allongés, griffés de stries et dépourvus de pointes, on les appelle
les maniques. Ce sont, tu l'as compris, ces maillons que tu dois empoigner pour
manier la chaîne, à l'exception de tous les autres. Glisser les mains
rapidement de manique en manique permet de varier les configurations de combat,
de désorienter un adversaire, de passer d'une posture défensive à une attaque
foudroyante, puis en un éclair de revenir à la défense. Seuls les combattants
expérimentés parviennent à un tel résultat, et il faut bien des heures
d'entraînement pour y arriver. Commence par faire tournoyer la boule, elle
permet de tenir en respect un ennemi, et elle est assez lourde pour que son
choc à pleine vitesse assomme un homme robuste, même s'il porte un casque. Tu
peux la faire tourner en cercle au-dessus de ta tête, comme ceci, ou bien faire
des huit devant toi, là, voilà. Garde un rythme soutenu afin que la boule te
fasse une protection réellement dissuasive. Bien sûr, plus tes moulinets sont
vigoureux, plus ton bras fatigue vite, et il ne faut pas que ton adversaire le
devine, alors arrête la boule. Bien, c'est une manière de procéder peu
orthodoxe mais efficace. Lorsque tu seras plus expérimenté, tu maîtriseras
d'autres techniques pour bloquer le retour de ton arme que de la coincer avec
ton entrejambe. Xy, tu peux le soigner pendant que je range la chaîne ?
5 ) Le retour d'une connaissance
Le soir, après un solide repas fort reconstituant
pris à l'auberge, Vertu amena ses compagnons étrenner leurs nouvelles tenues au
théâtre. Le théâtre municipal de Banvars consistait en un mur semi-circulaire
adossé à l'enceinte nord. Des gradins en forte pente permettaient à un
demi-millier de personnes d'avoir une vue convenable sur la scène, qui était
très petite, en forme de demi-lune et dépourvue de coulisses. Cette dernière
particularité obligeait les décorateurs à prévoir quelque meuble imposant au
milieu des planches, derrière lequel chutaient sans coup férir tous les
personnages que les aléas de l'intrigue destinaient au trépas, qui pouvaient
disparaître providentiellement à la vue des spectateurs avant de s'éclipser par
une trappe qui se trouvait là, pour rejoindre les loges situées sous les fesses
des spectateurs (qui pour la plupart ignoraient ce détail). En été, la salle
était à ciel ouvert, mais comme les mauvais jours approchaient, on venait de
tendre un velum fait d'une toile que l'on espérait imperméable, ce qui
conférait à l'endroit une atmosphère plus confinée et intime, et plus agréable
lorsque les vents froids envahissaient les rues.
Morgoth n'avait jamais assisté à une représentation
de ce genre, mais il pensait néanmoins pouvoir apprécier tout l'art de la
troupe, car pour être lui-même monté sur les planches quelques fois, il savait
toute la difficulté du métier d'acteur. Ignorant les horaires, ils étaient
arrivés en avance, ce qui lui avait donné l'occasion de détailler les divers
types de Banvarois et d'essayer d'en deviner les rangs, fortunes et utilités
respectifs. Il n'était d'ailleurs guère besoin d'être grand clerc pour
identifier les forestiers descendus de leurs montagnes, ils étaient tous
rougeauds, arboraient généralement une barbe fraîchement coupée et des
vêtements de fourrure très épais qui alourdissaient encore leurs silhouettes
massives, et qu'ils avaient probablement confectionnés eux-mêmes au cours des
longues soirées passées à leurs campements. Sans doute ne venaient-ils en ville
qu'une ou deux fois l'an pour vendre leurs peaux, leur bois ou leur charbon, et
éventuellement trouver femme, aussi s'étaient-ils tous fait soigner par le
barbier afin d'affiner quelque peu leur rugueuse apparence. Les plus prospères
arboraient qui une amulette d'argent, qui des bracelets d'or, qui des bagues
indiquant ostensiblement leur bonne fortune. Ils venaient manifestement ici
pour trouver une compagne ou se rappeler au souvenir d'un partenaire
commercial, et à ceux qui reviendraient bredouille resterait le souvenir d'un
bon spectacle qu'ils se feraient un devoir de raconter encore et encore, toute
l'année prochaine, aux camarades restés là-haut. Nombre de serviteurs, de
journaliers, d'artisans et de commerçants modestes, formant le petit peuple de
Banvars, occupaient les sièges latéraux, là où les places étaient moins chères.
Beaucoup ne s'étaient pas donné la peine de se changer après leur travail, ils
formaient une populace bigarrée et bruyante, s'interpellant souvent d'un bout à
l'autre de la salle, un public facile venu ici dans l'humble but de se
distraire. Ce n'est que plus tard qu'arriva la belle société, qui ce soir là
n'était pas très nombreuse car nous étions un jour de semaine quelconque. Tous
portaient soie, brocards et gros boutons de nacre, la mode actuelle était
manifestement au rouge pour les dames comme pour les gentilshommes, et bien
qu'officiellement on fut encore à la saison chaude, la fourrure faisait déjà
son apparition, sous forme d'étoles de renard gris, capelines de vison et
manchons de ventrechaton. Il était difficile de distinguer le noble de plein
droit du bourgeois enrichi, et ils ignoraient d'un élan commun la présence des
autres spectateurs de rang moins élevé, et affichaient un souverain mépris pour
les aventuriers grossiers (mais heureusement peu nombreux) qui tâchaient de se
mêler à leurs rangs. Il y a un trait assez répandu chez les aventuriers, qui
consiste à faire ostensiblement étalage, par sa mine et son costume, de
l'emploi exact que l'on prétend tenir. Ainsi, Morgoth reconnut dans la foule
deux robes de magiciens en plus de la sienne, une bonne douzaine de guerriers
plus ou moins civilisés, dont un qui devait être un paladin, qui tous portaient
une arme de guerre bien en évidence, et quelques prêtres sévères en chasuble et
tonsure, arborant fièrement les symboles de leurs dieux sur leurs poitrines.
Morgoth promena son regard curieux sur l'assistance, et ne trouva point de
voleurs, ou, comme Vertu préférait dire, de « gens qui se débrouillent,
les circonstances sont parfois telles que... ». Peut-être étaient-ils si
discrets qu'ils ne se montraient pas en public, ou bien se mêlaient-ils à la
foule sous quelque déguisement. Oh mais, peut-être ce jeune costaud aux cheveux
noirs qui se rapprochait, l'air de rien, d'un bourgeois à la bourse
imprudemment sortie... Mais au fait, il le connaissait, ce pendard !
- Vertu, regarde ce malabar, à quatre rangs devant
nous, n'est-ce pas ce brigand que nous avions rencontré dans les forêts, et que
tu avais laissé s'échapper ?
- Piété Legris ! Mais ma parole tu as raison,
c'est bien lui. On dirait qu'il a suivi mes conseils et qu'il est venu à
Banvars. Malheureusement il a l'air d'un piètre tire-laine, il va se faire
avoir par un armandier. Suis moi discrètement, nous allons le tirer de cette
situation fâcheuse.
Sans demander plus avant ce qu'était un armandier,
il suivit Vertu et, conformément à ses indications, se colla contre son flanc
droit. Ils se déplacèrent assez rapidement jusqu'à arriver derrière le
malandrin, et Vertu finit par tirer son épée du fourreau, sans que les autres
spectateurs ne puissent s'en apercevoir, puisque Morgoth la couvrait.
- Ne te retourne pas, murmura-t-elle en lui piquant
assez vigoureusement l'épine dorsale.
Il se figea sagement.
- Maintenant tu vas reculer gentiment avec nous.
Il opina doucement et, toujours sans se retourner,
remonta les quelques rangées de spectateurs. Ce manège n'éveilla guère
l'attention des autres spectateurs, car l'allée était fort encombrée et
bruissait de mille vivats tandis que les comédiens faisaient leur apparition
sur scène (la coutume locale voulait que la troupe se présentât à son public
avant la représentation). Ils retournèrent auprès de Xyixiant'h, un peu étonnée
de ce nouveau jeu.
- Je vous assure, madame, que mes intentions
étaient...
- Dis-moi maraud, ça fait deux fois que tu me dois
la vie.
Il se retourna, tandis que Vertu tâchait de ranger
son appareil sans éveiller les soupçons, et en la reconnaissant, arbora une
mine des plus interloquées.
- N'avais-tu pas vu la mine suspecte de ce
bourgeois ? Cette manière provocante d'arborer sa bourse ? C'est un
armandier, assurément. Nul doute que si tu avais pris son or, ta vie se serait
achevée ce soir au fond d'une ruelle, la gorge ouverte.
- Mais c'est quoi, un armandier, finit par demander
Morgoth.
- C'est une variété de voleur, quoique ce terme soit
impropre, car ils ne volent pas. En fait, il s'agit de filous, stipendiés par
une guilde des voleurs pour faire régner l'ordre, en quelque sorte. Ils sont
surtout chargés de débusquer les voleurs indépendants agissant pour leur propre
compte. Il arrive souvent qu'ils se griment ainsi en bourgeois pour attirer les
larcins, je me doute qu'il y a dans les parages un observateur quelconque qui
le surveille... peut-être cette femme laide qui nous regarde d'un air mauvais,
comme une hyène qui aurait perdu sa proie ce soir.
- Oh, madame ! Comme je suis heureux de vous
voir... Si vous dites vrai, vous m'avez en effet évité un sort détestable.
- Un sort dont j'aurais été en partie responsable,
car c'est moi qui t'ai indiqué le chemin de Banvars et le métier que tu
pourrais y tenir. Mais je vois maintenant que tu n'as pas les qualités d'un
vide-gousset. Ta carrure est propre à impressionner, mais pas à se dissimuler,
ce qui est le propre du voleur. Tu devrais trouver un emploi de soldat, de
garde, tu aurais sans doute plus d'occasions d'y faire valoir tes qualités
physiques.
- J'avais moi même pensé devenir mercenaire.
- C'est un travail qui a ses attraits, mais ce n'est
pas le métier d'une vie. Tu pourrais y parfaire ta pratique des armes, mais il
te faudrait ensuite te trouver un emploi moins aventureux et de meilleur
rapport auprès de quelque seigneur dans une campagne bien tranquille. Voilà un
sage projet pour un guerrier.
- Encore une fois madame, vous me donnez des
conseils sages. Hélas, je ne les mérite pas. J'ai passé de bien mauvaises nuits
depuis notre rencontre, hanté par le souvenir de vous avoir trahie, vous qui
avez été si bonne avec moi.
- Trahie ? Diable, comment ?
- Après avoir pris la pièce d'or que vous m'aviez
donné pour mon silence, je n'ai rien trouvé de mieux que de manquer à ma
parole, et j'ai indiqué à qui vous cherchait la route de Misène, que vous
m'aviez dit vouloir prendre. Mais comment aurais-je pu résister à ce paladin en
armure qui semblait si ardent, moi, un pauvre bon-à-rien ?
- Sois sans crainte, tu ne m'as pas trahie. Je
t'avais indiqué un chemin, mais j'en ai finalement emprunté un autre, je
pensais ainsi – à juste titre – que tu mettrais nos poursuivants sur une fausse
piste. Mais je vois à ta mine interloquée que cette idée ne t'avait pas
effleuré l'esprit, tu n'as décidément pas la rouerie d'un voleur.
- Non, je dois le dire, c'est une qualité qui me
fait défaut.
- Nous ne nous ressemblons guère, à l'évidence.
- Je suis en tout cas heureux que vous ayez pu
échapper au paladin.
- Echapper n'est pas le mot juste, nous l'avons
défait.
- Quel exploit ! Mais ça ne me surprend pas,
j'ai vu votre force à l'œuvre, c'était impressionnant. Et les cavaliers noirs,
ils ne vous ont pas posé de problèmes ?
- Les cavaliers noirs ?
- Trois guerriers répugnants portant des armures
sinistres, parlant d'une voix d'outre-tombe et empestant le mal à trois
lieues ?
- Le seul que nous ayons vu qui corresponde à cette
description est notre compagnon Marken, mais tu l'as rencontré, c'est celui qui
a faillé t'occire. Nous n'avons pas vus ceux dont tu parles.
- Et bien, c'est heureux pour vous, lorsqu'ils m'ont
interrogé, j'ai cru avoir affaire à des spectres, des ombres... je n'avais jamais
eu si peur de ma vie, et j'espère bien ne jamais les revoir.
- Ton histoire m'inquiète, ils en avaient après nous
tu dis ? Quelles ont été leurs paroles exactes ?
- Paroles ? Mais c'est ça le pire, ils n'ont
même pas prononcé la moindre parole ! Ils se sont penchés sur moi, sans
démonter, j'ai su ce qu'ils cherchaient, et au même moment j'ai su qu'ils
pouvaient lire en moi le secret de votre destination. Je leur ai indiqué le
chemin que vous aviez pris, ou en tout cas, le chemin que je pensais que vous
aviez pris.
- Tout ceci est bien étrange, ami Piété, mais je
suis heureux que nous nous soyons rencontrés pour en discuter. Où loges-tu, que
nous puissions faire plus ample connaissance ?
- Euh... précisément, je ne loge pas. C'est qu'il est
dur de trouver un emploi ici pour un étranger, et l'or que vous m'avez donné
n'a guère duré... en fait, je suis à la rue, voilà tout. J'ai dépensé mes
dernières sapèques pour payer l'entrée du théâtre, dans l'espoir de détrousser
un bon bourgeois dont l'or me ferait la semaine. Mais dans quatre jours, je
serais plus en fonds, figurez-vous que j'ai trouvé un moyen de gagner cinquante
ducats d'un coup. Mais je ne dois rien dire, alors permettez-moi de rester
discret sur cette affaire.
- Ah, cinquante ducats ! Belle somme en effet.
Et je suppose que ça ne te dit rien de particulier si j'évoque
devant toi une « Tombe-Helyce ».
- Parbleu ! Mais vous savez donc tout !
Avez-vous par hasard la moindre idée du fin mot de cette histoire ?
- J'ai l'impression qu'on nous a fait la même
proposition, et je n'en sais pas plus que toi. Bah, nous verrons bien.
Quoiqu'il en soit, ta situation est préoccupante, mais nous allons y
remédier : ce soir, tu coucheras à l'auberge avec nous, vu que notre
compagnon Marken n'a toujours pas reparu et que de ce fait, sa chambre est
libre. Demain matin, je te mènerai chez des gens que je connais, et qui auront
sans doute un emploi dans tes cordes. Ceci te permettra de survivre jusqu'à ces
fameuses épreuves.
- Madame, vous me sauvez encore ! Vous êtes
sans doute une sainte femme pour venir ainsi en aide à un moins que rien sans
éducation.
- Sans doute, sans doute. En attendant, profitons de
la pièce, je vois que notre conversation commence à irriter les autres
spectateurs.
Mais en fait, il n'en était rien. Il est vrai qu'une
certaine agitation régnait aux alentours, et que l'attention du public s'était
concentrée sur leurs gradins plutôt que sur la scène, mais ce n'était pas du
tout en raison de leur discussion, qui n'intéressait qu'eux.
- Xy ?
- Oui ?
- Remet ta capuche.
- Mais j'ai chaud...
- T'es pas la seule on dirait. Remets ça te dis-je,
tout le monde nous regarde.
- Oh, t'es pas marrante, maugréa l'elfe tout en
obtempérant. Ses traits disparurent dans l'ombre, mais elle laissa toutefois
couler sur sa poitrine, à dessein, une longue mèche de ses admirables cheveux.
- Il n'y a plus qu'à espérer que cette affaire ne
nous cause pas trop de problème.
6 ) Méandres administratifs & mesquine revanche
Le Nouvel Obséquieux
Le quotidien indépendant de la capitale
Douzième jours après la Vêpre Pourpre, an dix-septième
de l'heureux règne de notre bien-aimé souverain le
majestueux Fulbert le Quatorzième (édition du matin)
Prix public : 1 maravédus(3)
Emoi considérable au théâtre
(par Niklos de Saint-Flan)
La reprise par la fameuse compagnie Amphitrite du chef d'œuvre de Jabus Ramen « La
geste de Palathée », hier soir au théâtre municipal, aurait dû être
l'événement culturel et mondain de la semaine si le début de la représentation
n'avait été troublé par la présence, dans le public, d'une mystérieuse jeune
fille de race elfique. Il ne nous fut malheureusement possible de contempler
ses traits que de trop brefs instants, toutefois, de l'avis unanime des témoins
dont votre serviteur eut le privilège de faire partie, il irradiait de
l'immortelle créature une inoubliable aura de bienveillante majesté qui inspira
une profonde nostalgie jusqu'aux cœurs des hommes les plus rudes. (Lire à ce
propos : p. 3 l'article complet de N. de St-F., pp. 7-9 les témoignages
recueillis par nos reporters, p. 11 les commentaires vestimentaires de Maître
Melliflus, p. 12 le précieux éclairage de l'honorable Docteur Shandrasekhar,
Professeur Emérite de culture des races humanoïdes à l'université de Baentcher,
p. 21 les réactions des autorités politiques)
- Si ça se fait, c'est pas de moi que ça parle.
- Oh oui, persifla Vertu, ça peut être n'importe quelle elfe
de l'assistance. En tout cas, moi qui voulais passer inaperçue à Banvars, c'est
raté.
- Mais dis moi, Vertu, s'enquit Morgoth, pour quelle raison
tenais-tu tant à ton anonymat ?
- J'ai vécu quelques temps à Banvars avant de te connaître,
je m'y suis fait quelques amis, et aussi quelques ennemis que j'aurais aimé
éviter. Par ailleurs je te rappelle qu'au cours de notre dernière expédition,
nous nous sommes aliénés un monastère entier, les chasseurs de trésor de
Valcambray, sans parler de ces mystérieux cavaliers noirs dont Piété nous a
parlé. Autant de raisons d'éviter la publicité. Bien, je suppose que la vedette
et toi avez à faire en ville, pour ma part je vais accompagner Piété pour lui
trouver un travail, je ne pense pas que ça vous intéresse au premier chef.
Amusez-vous bien.
- Amuser je ne pense pas, j'ai quelques formalités à
remplir, l'administration royale est bien dans ces hauts bâtiments du quartier
nord aux fenêtres barrées jusqu'au dernier étage ?
- C'est ça. Euh, les fonctionnaires royaux ont des usages...
enfin, tu verras par toi-même. Tâche d'être diplomate et prudent. Tu y vas
pourquoi au juste ?
- Sois sans crainte, c'est juste une bricole sans importance
à régler.
La neige était tombé pendant la nuit, la première de la
saison. Nos héros s'étant levés tôt, le piétinement des gens et des bêtes
n'avait pas encore totalement changé en boue la mince couche blanche qui, dans
les ruelles encaissées de la Maruste, étouffait encore l'écho des voix et des
pas d'une façon bien plaisante. Morgoth et Xyixiant'h traversèrent de nouveau
le pont et se dirigèrent vers les quartier du nord, attentifs aux allées et
venues des petites gens de Banvars vaquant à leurs affaires. Les bâtiments de
l'administration royale occupaient tout un quartier de la ville, s'étalant en
bâtisses sans grâce chargées d'une ornementation pompeuse. Ils tournèrent une
demi-heure dans les rues larges et grises livrées au vent glacé, cherchant un
providentiel panonceau ou un passant aimable qui leur indiquerait le chemin,
sous l'œil vigilant des gardes royaux postés en nombre dans les parages, et
finirent par aviser un bâtiment idoine dans lequel ils pénétrèrent
respectueusement.
- Mille excuses, messire, fit le sorcier d'un air hésitant
en s'adressant à un gris factotum d'âge incertain absorbé dans la lecture du
« Nouvel Obséquieux », derrière un bureau bizarrement intitulé
« Accueil ».
- ... roumph... Oui ?
- L'état-civil, s'il vous plait ?
- La queue, comme tout le monde.
La queue occupait les deux tiers de la longueur du couloir,
empruntait l'escalier en colimaçon et se prolongeait probablement à l'étage.
Ils prirent place, quelque peu désabusés.
- Tous ces gens vont passer avant nous ?
- Je le crains, mon aimée.
- Pfff...
Quinze minutes plus tard, un quidam hilare descendit les
escaliers quatre à quatre, fourbu mais ravi, tenant à la main un minuscule
formulaire couvert de cases et de pattes de mouches qui, selon toute
vraisemblance, était pour lui le plus précieux trésor de la terre. Il disparut,
hors d'haleine. On entendit une voix féminine et désagréable hurler
« suivant ! ». Deux minutes plus tard, la queue avança de trente
centimètres.
- Pfff... émit
derechef Xyixiant'h.
- Je crains, ma douce amie, que nous ne soyons ici pour plus
longtemps que je ne l'avais prévu.
- On dirait, en effet.
- Il est inutile que nous soyons deux à périr d'ennui. Va
t'amuser en ville, nous nous retrouverons pour la leçon d'escrime.
- Quoi ? T'abandonner dans ce lieu sinistre ?
Comment le pourrais-je ?
- J'y songe maintenant, hier, j'ai totalement oublié
d'acheter des gants. Avec les frimas qui arrive, il ne faudrait pas que je
souffre d'engelures. Pourrais-tu aller m'en acheter une paire ?
Xyixiant'h, qui avait oublié d'être sotte, comprit bien que
Morgoth lui fournissait un prétexte pour lui épargner cette corvée
administrative, et elle saisit ce prétexte car entre une interminable queue et
une visite chez maître Melliflus, son choix était vite fait. Après force
effusion et démonstration d'affection, elle sortit du bâtiment, prit une grande
respiration, satisfaite, gambada jusqu'à la Porte du Couchant.
Morgoth, satisfait d'avoir évité une telle épreuve à sa
compagne, se préparait à une interminable course de lenteur en compagnie d'une
cinquantaine de banvarois fatalistes lorsqu'au bout d'une demi-heure, un
événement imprévu eut lieu : une porte dérobée s'ouvrit à quelques pas
devant lui, une tête rondouillarde en sortit, contempla la queue d'un air myope
et peu amène, puis une main rondouillarde accrocha à un clou, jouxtant le
chambranle, une pancarte « Etat-Civil, Bureau n°2, ouvert ».
Aussitôt, un murmure parcourut la foule, la queue se réorganisa, et d'autorité,
Morgoth prit la troisième place dans la file nouvellement créée, place qu'on ne
lui contesta pas car il arborait les insignes de sa profession (quel que soit
son âge, un sorcier impressionne toujours les manants). Ainsi, vingt minutes
plus tard, il fut admis en présence du Fonctionnaire Royal.
- Bonjour monsieur, le bureau d'état-civil ?
- Vous y êtes monsieur, que puis-je pour vous ?
- Et bien voilà, je voulais connaître les formalités pour
changer de nom...
- Vous êtes monsieur ?
- Morgoth l'Empaleur.
- Ah oui, ça urge. Il vous faut remplir ce formulaire en
trois exemplaires, produire un parchemin d'identité ou un passeport en cours de
validité, ainsi qu'un timbre fiscal à deux ducats et un timbre BRAC de trois
ducats.
- BRAC ?
- Bureau des Rétributions Administratives Complémentaires.
- Qu'est-ce donc là ?
- Vous êtes étranger hein ? Et bien sachez que
traditionnellement à Misène, les fonctionnaires sont mal payés.
- C'est navrant.
- A qui le dites vous. Voici pourquoi au cours des siècles,
s'est mis en place un système permettant à l'administré de contribuer
directement à la rétribution des fonctionnaires, au prorata des actes produits.
- Ah ? Diable, mais on dirait que c'est de la
corruption, ça...
- C'est ce que disent souvent les étrangers. En fait, ça
fait longtemps que nous avons dépassé ce stade. Il y a une administration
spéciale qui organise ce système, le fameux BRAC, et qui émet les timbres
éponymes. Il est bien sûr possible qu'il y ait de la corruption dans
l'administration. Par exemple, supposons qu'un quidam pressé ait omis de se
munir des timbres requis et ne souhaite pas refaire la queue, il est possible
qu'il ait la chance de trouver un fonctionnaire qui, moyennant une légère
commission bien sûr, se chargerait de lui procurer ultérieurement les pièces en
question.
- Une légère commission ?
- De deux ducats, se rajoutant aux frais de timbre, soient,
par exemple, sept ducats dans le cas d'un changement de nom.
- Par exemple
- Voilà voilà. Une fois ces formalités accomplies, il ne
vous restera plus qu'à choisir parmi la liste de noms disponibles actuellement,
dans ce livre.
- Comment ça les « noms disponibles » ?
- Oui, en fait, pour des problèmes techniques et
réglementaires, il nous est administrativement impossible de créer de nouveaux
noms. Vous devrez donc choisir votre nouveau nom parmi ceux qui sont vacants,
car leurs précédents titulaires s'en sont dessaisis. Allez-y, choisissez
librement.
- Argcoth Enfantnumérodeux, Baba Oreste, Bâtonmerdeux
Ludivine, Bindpackage Armaturemétallique, Destructeur-des-mondes Anselme,
Filsdejoseph Jesus, Fellation Jacques, Gloirasatan Léonce, Kaskapointe Julie,
Kobold Rodolphe, Le Gynécide Elric, Leknout Schlage, Menupoil
Zorgan-le-ravageur, Palindrome Ava, Pisquependre Jules, Rejetondumalin Damien,
Renicus Johnny, Rkimuss Zelda, Siegheil Benito, Sucerdesqueues Jaime,
Troischatonsfloconneuxenformedetétines Sigismon-Théodule. Mais c'est quoi
ça ?
- Ben, je suppose que si tous ces gens ont abandonné leur
nom, c'est qu'il y avait une raison, pas vrai.
Voyant ça, Morgoth jugea que son or pourrait être employé
plus utilement ailleurs, et déclinant l'offre de l'officier d'état-civil,
repartit dans la cité, contrarié d'avoir ainsi perdu son temps et égaré sa mie.
Il s'en retourna donc, d'un pas vif, jusqu'à la Porte du Couchant, gageant avec
raison qu'il y trouverait son elfe dans une quelconque boutique de luxe. Il
marchait sur la Grand-Rue, guettant la forme délicieusement emmitouflée de
Xyixiant'h, quand il fut hélé en ces termes :
- Par la chouette de Hazam, mais c'est le petit
Morgoth ! Regarde ça Roman, c'est bien lui.
- Mais oui Chalabi ! Eh, gringalet, viens ici
génuflexer devant tes aînés, comme le veut la coutume des Compagnons du
Falanchon !
Morgoth se retourna lentement, fort dépité, espérant ne pas
se retrouver face à ses deux anciens condisciples de l'école du Cygne Anémique,
Roman et Chalabi, qui l'avaient tourmenté de longues années durant sous le
prétexte qu'il était plus jeune, solitaire et d'extraction modeste. Il n'y eut
pas de miracle, c'était bien eux. Notre héros résista à l'envie de rentrer sa
tête dans ses épaules et attendit patiemment qu'ils traversent la rue pour
venir à lui. A sa grande surprise, ils se montrèrent bien plus chaleureux que
dans ses souvenirs.
- Bonjour Chalabi, Roman, ça fait longtemps hein ?
- Et oui, plus d'un an on dirait, répondit Roman, le plus
rond des deux, un rouquin à la face large originaire des marches de Khneb, qui
arborait déjà un soupçon de couperose alcoolique.
- Après votre départ, vous m'avez bien manqué, mentit
Morgoth en se remémorant les techniques de Vertu.
- Et oui, reprit Chalabi, qui était brun, un peu plus grand
mais plus mince que son inséparable comparse, et affligé depuis toujours d'une
acné déplaisante. Mais que veux-tu, notre diplôme en poche, on n'avait pas trop
envie de passer encore cinq ans à faire une spécialité en léchant le cul de je
ne sais lequel de ces vieux birbes du Cygne, on a préféré partir sur les
chemins, profiter de la vie et de notre jeunesse.
- C'était une sage décision, approuva Morgoth, qui pour sa
part n'avait pas trop eu à se plaindre de la tournure des événements depuis sa
propre fuite de l'école.
- Surtout quand on voit ce qui s'est passé par la suite,
reprit Roman. Je constate qu'au moins toi, tu as pu t'échapper, je croyais
qu'il n'y avait eu aucun survivant ?
- Pardon ?
- Et bien, tu sais, l'attaque... On m'a dit que le Cygne
Anémique avait été rasé.
- Oh ?
Les trois sorciers se regardèrent, mutuellement surpris.
- Tu n'étais pas au courant ? On ne parle plus que de
ça dans le métier.
- Ben... non, enfin... j'ai quitté le Cygne il y a deux mois et
demi, si je compte bien, il n'y avait rien à signaler...
- Holà... Et bien toi on peut dire que tu es un veinard.
Figure-toi qu'après ton départ, la vieille tour a été attaquée. Il court les
bruits les plus étranges sur ce qui s'est exactement passé, on ignore qui a
fait le coup et pourquoi, toujours est-il que ni les défenses magiques ni les
professeurs n'ont pu repousser l'attaque. A l'aube, les villageois de Melokko ont
vu une colonne de fumée s'élever de derrière la colline, ils sont accourus et
tout ce qu'ils ont vu, c'est la tour livrée à l'incendie, et les cadavres épars
de nos camarades. Aucun survivant, comme je te l'ai dit.
- Texto, confirma Chalabi, la mine sombre.
- Quelle horreur !
- Oui. Notre jeunesse qui s'envole. Tous nos compagnons...
- Je ne peux le croire... Mais quelle puissance aurait...
C'était un lieu d'étude, de paix, nous n'avions rien d'assez précieux pour
qu'on tue pour nous le prendre.
- C'est vrai, pour autant qu'on sache.
- Et on ne sait pas qui a fait ça ?
- Non, personne n'a rien vu, ni rien entendu. Mais si tu
veux en savoir plus, il y a un type qui vend des petits objets en buis, un
colporteur, il était à Melokko lorsque c'est arrivé, il pourra te raconter ça
de première main. Je crois qu'en ce moment, il tient un étal sur la place du
marché. Un certain Bobal, ou Babal, je ne sais quoi...
- Je vais aller trouver ce marchand, il faut tirer cette
affaire au clair. Nos professeurs et nos compagnons doivent être vengés.
Viendrez-vous avec moi, mes amis ?
- Houlà, où tu vas toi ? C'est un boulot pour des
aventuriers ça, pas pour de pauvres débutants en magie comme nous.
- Note bien, reprit Chalabi, bientôt on pourra, ça fait un
an que nous sommes à Banvars et nous intéressons une compagnie d'aventuriers.
Le sorcier du groupe a dit qu'il consentirait peut-être à prendre l'un d'entre
nous comme apprenti ! Et après ça, la fortune, la gloire... Nous pourrons
peut-être convaincre nos compagnons d'élucider ce mystère.
Chalabi se rengorgea, rouge de contentement. Les yeux de
Roman s'étaient aussi mis à luire à l'évocation de la fière existence des
aventuriers. Quand à Morgoth, il cherchait le meilleur angle pour placer son
coup, mais soudain, il reconnut une silhouette dans l'assistance.
- Tiens, une amie à moi, il faut que je vous présente.
Xy ! Par ici. Xy, voici des camarades de classe Roman et Chalabi. Mes
amis, voici Xyixiant'h, ma douce compagne.
- Non, sans blague, tu t'es trouvé une nénette ?
Enchanté madame, c'est un plaisir de...
- Chérie, relève donc ta capuche, que ces messieurs n'aient
pas l'impression que tu veux te cacher.
- Mais Vertu...
- Que Vertu aille au diable.
- Bon.
Xyixiant'h se montra. Elle avait acheté de nouvelles boucles
d'oreille en or et saphir, ainsi qu'une chaînette en or soufflé très finement
ciselée par des artisans qui n'étaient certainement pas les malhabiles orfèvres
locaux. Elle tendit une main menue (avec une bague en plus, nota Morgoth), que
les sorciers confus baisèrent en se prosternant tout bas, tant ils étaient
confus. Morgoth passa une main dans la
fourrure grise qui gainait la taille de sa bien aimée, et lui lança un grand
sourire auquel elle répondit à grands renforts d'yeux humides. Puis il enfonça
le clou.
- Xyixiant'h est la prêtresse de notre compagnie
d'aventuriers. Au fait je ne vous ai pas dit, j'appartiens à une compagnie
d'aventuriers.
- Quoi ? Tu as réussi à te faire prendre en
apprentissage ?
- Non voyons, bien sûr que non.
- Ah.
- Je suis un compagnon, titulaire et sorcier de plein droit.
- Arkh ! gémit Chalabi.
- Tu... Tu te fous de notre gueule ! C'est impossible que
tu sois... enfin, tu es Morgoth ! Rien que Morgoth, comment tu pourrais... et
nous...
- Ces gens vous font des ennuis ?
Les deux sorciers se retournèrent, une vision d'apocalypse
s'offrait à eux, celle d'un épouvantable cavalier en armure noire chevauchant
un étalon nerveux de même couleur, penché sur eux avec un air menaçant.
- Ah, Mark, te voici de retour, quelle joie. Non, ces deux
messieurs sont des amis à moi, Chalabi et Roman, deux sorciers avec qui j'ai
étudié, dans mon jeune temps. Messieurs, voici sire Marken-Willnar Von
Drakenströhm, dit « le Chevalier Noir » pour d'évidentes raisons.
C'est notre paladin.
- Ghhh ! Fit Roman.
- Et donc sur ce entrefaits, messieurs, vous voudrez bien
m'excuser d'abréger ces retrouvailles, mais nous devons retrouver une compagne
afin de discuter d'une affaire de la plus haute importance. Je vous salue bien
bas, au plaisir, Chalabi et Roman.
Et, laissant les deux sorciers béer tout leur saoul,
Morgoth, suivi de ses deux compagnons, mit le cap vers la Maruste en sifflotant
un air entraînant, puis en entonnant sans gêne « La Voie du Roy
» :
Il avait fière allure sur son cheval de guerre
Au blanc carapaçon, à la cuisse légère,
Son nom était Camard le Chevalier Sans-Terre,
Regard d'un bleu d'azur, corps tout vêtu de fer.
refrain
C'est sur la Voie du Roy
Qu'ils s'en allaient chercher la gloire,
Au bout d'la Voie du Roy
Etaient tous leurs espoirs
Derrière suivait Sango, saint homme sans façon
Grand-Diacre de Hanhard portant haut son blason
Démons et infidèles, à croire les chansons,
Il avait renvoyés en enfer à foison.
(refrain)
A sa suite venait, de pourpre revêtu
Le très sage Anphorion, mage aux grandes vertus
Au savoir sans égal et, lorsqu'il avait bu,
Amateur de garçonnets, c'est souvent tu.
(refrain)
Zorgam, fils de Hamak, chevauchait à son flanc.
C'était un Héborien, de peau et cheveux blancs,
Un barbare albinos, vigoureux cependant,
Brandissant à la guerre l'épée à deux tranchants.
(refrain)
Le filou nommé Xalamish venait alors
Prompt à prendre la fuite comme à donner la mort...
- Dis-moi Morgoth, interrompit Marken qui savait la chanson
interminable (car la Compagnie de la Voie du Roy comptait dix sept compagnons,
quarante et un suivants, une centaine d'hommes d'armes et une trentaine de
serviteurs, tous nommés et décrits dans le lai ci-dessus esquissé), te voilà
d'une bien charmante humeur que je ne te connaissais pas jusqu'ici.
- C'est que vois-tu, ami Marken, je viens de vivre un moment
d'intense jubilation en faisant mourir de honte et de jalousie ces deux crétins
que je t'ai présentés. Tu ne peux imaginer les tourments dont j'ai été victime,
durant mon enfance, de la part de ces malfaisants et de leurs semblables. Et je
vois qu'aujourd'hui, me voici dans l'opulence, et eux dans la précarité, d'où
mon contentement.
- N'est-ce pas un peu mesquin ?
- Si, totalement. Et j'assume.
- Bravo, saine attitude.
- Je n'attendais pas moins de compréhension de ta part.
Pressons le pas maintenant, il faut trouver Vertu, j'ai des éléments
intéressants à porter à sa connaissance, et j'ai besoin de son éclairage sur
ces questions.
7 ) La leçon & sa mise en pratique
Vertu leur sut gré d'être à l'heure pour le déjeuner et fut
ravie de revoir Marken. Elle s'était débarrassé de Piété d'une manière qu'elle
n'explicita pas, et écouta avec intérêt le récit que lui fit Morgoth à propos
de l'attaque et de la destruction de l'école du Cygne Anémique.
- Mais dis moi, les élèves et les professeurs de ton école
avaient les moyens de se défendre, je suppose.
- Assurément, personne de sensé n'attaquerait une académie
de magie.
- Et tu dis qu'il n'y avait rien à voler dans ton
école ?
- Bien sûr, il y avait des livres précieux, quelques
ingrédients magiques rares, du matériel de recherche... mais rien qui justifie
les risques. Je veux dire que si quelqu'un est assez puissant pour s'en prendre
à une académie de magie, il peut se procurer tout cela légalement, aucun besoin
de se battre.
- C'est curieux en effet. Je doute que nous puissions
tirer cette affaire au clair avant l'épreuve pour laquelle nous nous sommes
engagés, mais nous avons quelques jours pour progresser dans la connaissance de
ce mystère. Demain matin, nous devrions tenter de chercher ce monsieur
Bouboule, pour qu'il nous en dise plus.
- Je pensais y aller dès cette après-midi.
- N'as-tu pas oublié nos leçons d'escrime ?
- Ah c'est vrai, tu as raison.
- Leçon d'escrime ? S'étonna Mark, qui finissait
son plat sans rien perdre de la conversation.
- Morgoth tient absolument à pouvoir manier l'épée. Ah
mais au fait, tu ne voulais pas faire un peu de chaîne Vantonienne ? Mark,
on s'était dit que tu pourrais lui apprendre quelques passes.
- Tu veux apprendre la chaîne ? C'est pas banal
ça. Bon, si tu veux, je vais t'apprendre les bases que je connais, mais je te
préviens, je ne suis pas un spécialiste.
- Qu'à cela ne tienne, je souhaite juste ne pas me
ridiculiser.
- Alors soit, je t'apprendrai. En fait, le plus
difficile est de bloquer la chaîne en fin de course, plus d'un ahuri s'est pris
la boule dans les glaouïs comme ça, mais une fois qu'on a pris le coup...
- Ah oui ?
Et donc, restaurés en contents, ils retournèrent tous
les quatre à la salle d'armes, et s'y défoulèrent à l'envi, les filles à
l'épée, les garçons à la chaîne. En passant, Morgoth s'en était achetée une,
suivant les conseils de Marken, et la manipulait avec une évidente fierté. Les
premières heures d'apprentissage furent difficiles, mais notre héros s'obstina,
et vers la fin de la journée, il commença à obtenir quelques résultats
encourageants. Xyixiant'h, pour sa part, compensait par l'audace et la
souplesse la force et la technique qui lui faisaient défaut, et s'enhardissait
de plus en plus à la rapière, à tel point que Vertu devait parfois la calmer
pour éviter que le jeu en devienne trop sérieux. Ils étaient tous fort
satisfaits du résultat lorsque, le soir et la fatigue venant, ils sortirent
dans la petite rue. Pour changer, ils décidèrent d'aller visiter une de ces
tavernes dont on leur avait vanté les douteux mérites, près de la Porte
d'Airain.
Là, blottie sous les deux tours d'une hauteur
impressionnante (quoique inutile du strict point de vue défensif) qui
encadraient le grand portail de chêne plaqué et cloué de bronze, on pouvait
trouver un établissement intitulé « les Crocs de Lembar », largement
implanté et haut de trois étages. Les Banvarois l'évitaient autant que
possible, c'était un lieu pour les étrangers, les voleurs et les gens de
mauvaise vie, pas pour les chargés de famille ayant une activité honorable. Bien
des gens du pays avaient passé leur vie à Banvars sans pénétrer jamais dans ce
lieu pourtant connu de tous, et il circulait à ce sujet bien des histoires
parlant de sang, de sexe et d'or, qui pour certaines étaient véridiques.
C'était bien plus qu'une taverne, car outre réjouir son palais, on pouvait
aussi y écouter des musiciens, y voir des spectacles, y acheter certaines
marchandises dont la clientèle pourrait avoir besoin, et y vendre
éventuellement son surplus, y monnayer les faveurs de femmes lascives, s'y
enivrer de ce qui se boit, se mange ou se fume et vous mène au-delà des
horizons les plus lointains l'espace d'une soirée. On y trouvait aussi, mais
uniquement si l'on cherchait, une chapelle de Myrna, où l'on pouvait déposer
une obole pour s'attirer la chance avant de faire une affaire ou de partir en
quête. La Salle Carrée, avec son vaste parterre et ses trois rambardes de bois,
pouvait sans peine accueillir plus de spectateurs que le théâtre municipal
autour d'une scène à peine mieux conçue. Les trois douzaines de tables carrées
étaient noires de monde, des convives qui se toisaient, se hélaient de loin en
loin. Il sembla à Morgoth que tous les peuples du septentrion s'étaient donnés
rendez-vous dans cet unique endroit pour ripailler, et tous mettaient un point
d'honneur à arborer les habits traditionnels de leur tribu, caste, race ou
religion. Il vit sans surprise Roman et Chalabi qui vaquaient là à leurs
affaires de peu d'envergure, et les salua avec un grand signe de la main et un
grand sourire parfaitement hypocrite, tout en glissant entre ses dents serrées
un « non mais regardez moi ces deux grandes andouilles ». Il salua
aussi d'un air grave quelques autres collègues sorciers plus âgés, qui lui
rendirent son salut avec autant de gravité, non sans observer d'un air
légèrement intrigué la chaîne qu'il avait nouée autour de ses reins et de ses
épaules, à la manière Vantonienne comme lui avait appris Marken pas plus tard
que cette après-midi. Pourtant chacun ici avait au côté la dague, l'épée ou le
gourdin clouté, à telle enseigne qu'il paraissait malséant de se présenter les
mains nues.
Adossé à la rambarde du premier balcon, indifférent au
va-et-vient des ivrognes et des catins comme au tumulte ambiant, il y avait un
personnage qui observait la scène. Il était entièrement revêtu d'un long
manteau à capuchon, tout d'une lourde étoffe noire, à l'exception d'un motif
compliqué, mêlant courbes et saillies, sans signification immédiatement
compréhensible, cousu de satin violet sombre qu'on avait peine à distinguer
dans la pénombre. Ni son comportement ni sa mise n'étaient de nature à attirer
l'attention, tant les inconnus peu bavards vêtus de la sorte faisaient partie
du quotidien des aventuriers. Pourtant, personne n'aurait eu l'audace d'aller
lui offrir à boire ou lui chercher querelle, car à chaque regard que vous lui
consacriez, à chaque fois que vous l'approchiez, vous étiez pris d'un malaise,
d'une sensation que l'on ne pouvait définir autrement qu'en disant qu'elle
était déplaisante, sans cependant pouvoir apporter plus de précision. Il était
sans doute là depuis des heures, peut-être des jours, l'établissement ne
fermait jamais, mais soudain, il s'éloigna de la balustrade, hésita un instant,
puis descendit dans la salle. Souple tel un spectre, il se fraya sans peine un
passage parmi la foule et se dirigea vers l'immense comptoir, où pas moins de
cinq barmen n'étaient pas de trop pour étancher la soif de l'assemblée, et
avisa un jeune Ambrin perdu dans ses pensées, probablement éméché. Il l'aborda,
lui paya une chope, discuta avec lui quelques minutes, se retournant parfois
d'un air sinistre vers la salle. Mais dans l'agitation du lieu, ce manège passa
totalement inaperçu aux yeux de nos héros, venus ici pour se distraire.
- Et moi je prendrai un pâté de canard sauvage dans
son petit pain de campagne croustillant, suivi du coulis de bœuf aux airelles
farci au gésier d'âne, servi sur sa garniture forestière. Et un pichet de
cidre.
- Doux ou brut ? Demanda la serveuse.
- Euh... brut.
- C'est drôle, dit Mark, on m'avait dit que les elfes
étaient végétariens.
- Ah oui ? Fit distraitement Xyixiant'h. Les
pauvres...
- Voici donc où étaient passés tous les aventuriers de
la ville, s'exclama Morgoth en examinant les dorures passées et les rideaux
maculés qui ornaient ce lieu festif.
- On aurait peut-être dû venir plus tôt, convint
Vertu. Mais il y a moins d'ambiance qu'avant, je trouve. Ah, si tu avais connu
les Crocs de mon temps, ces rixes, ces beuveries... un vrai coupe-gorge, ah ça
oui ! On dirait que ça s'est assagi.
- Le propriétaire doit être un des hommes les plus
riches de la ville, j'imagine.
- A vrai dire, personne ne sait qui possède cette
taverne. Certains prétendent que c'est la propriété de la Prudentielle de
Prévoyance-Vie, mais je sais pour ma part, et de source sûre, que ce n'est pas
le cas. D'autres prétendent que plus prosaïquement, elle appartiendrait à une
holding de droit Balnais cotée à la bourse de Dhébrox. En tout cas, c'est une
affaire rentable, c'est sûr.
- Toi morveux, j'aime pas ta tronche.
C'était un individu dégingandé à la face allongée, la
trentaine environ, qui s'adressait à Morgoth. Son costume était des plus
curieux, entièrement fait de bandes de cuir rouge zébré de jaune, probablement
du grand-serpent de neige, qui prenait cette teinte une fois tannée. De larges
portions de peau restaient à nu, il devait donc se réchauffer par une grande
cape teinte elle aussi de rouge, des cuissardes fourrées et une curieuse toque
allongée d'avant en arrière, de la même couleur, complétaient la panoplie. Il
avait l'œil dans le vague, manifestement il avait bu.
- Je suis désolé de vous déplaire monsieur, répondit
le sorcier avec diplomatie, et si vous explicitiez vos griefs, je me mettrais
en devoir de me corriger séance tenante.
- J'aime pas ta voix non plus. Et j'aime pas les
petits merdeux qui se prennent pour des sorciers.
- Je vous assure monsieur, que je suis désolé de vous
inspirer tant de... Ah, mais j'y suis, vous cherchez la bagarre ! Je suis
navré de devoir refuser, je ne prise guère la violence...
La brute planta brusquement son arme dans la table,
entre les doigts de Morgoth. C'était un stylet, intermédiaire entre une dague
et une rapière. Il l'avait sorti si vite que le sorcier n'avait rien vu venir.
- Si tu cherches la merde ducon, intervint Mark, la
main sur le pommeau...
- J't'ai pas causé à toi. C'est lui et moi, dans l'arène,
dans cinq minutes !
- Non Morgoth, s'écria Vertu, rien ne te force à
relever le défi, ce n'est qu'un ivrogne.
- Vous avez bu, monsieur, plus que de raison, et je
vous engage à faire preuve de retenue...
- Mais j'avais pas vu, y'a papa et maman ! Ah
excuse moi gamin, je t'avais pris pour un adulte ! Ah ah ah !
- Très bien monsieur le bélître, dans l'arène, pas
plus tard que tout de suite.
- Ouais, enfin, monsieur Sang-de-Navet se trouve un
peu de fierté virile. Prépare-toi au duel, je te laisse le temps de faire une
dernière prière et de dire adieu à tes amis, p'tit bonhomme.
Et il repartit vers le fond de la salle, encouragé par
la salle qui n'avait rien perdu de l'échange et se réjouissait à l'idée d'un
sanglant combat.
- Morgoth, demanda Xyixiant'h, plus blanche encore
qu'à l'accoutumée, tu ne vas pas vraiment te battre non ?
Le cœur du sorcier se serra dans sa poitrine. Il
savait s'être engagé inconsidérément, il savait avoir fait une sottise, il
savait aussi qu'il n'était plus temps de reculer, qu'il déchoirait devant ses
compagnons et l'élue de son cœur si, maintenant, il reculait. Vertu l'attrapa
par la manche.
- Mais tu as totalement perdu la raison ! N'as-tu
pas vu qu'il s'agissait d'un Ambrin ?
- Un Ambrin, tu veux dire, un adepte de l'école du
Pic-Gaillard ?
- Bien, si tu en as entendu parler, tu connais leur
réputation.
Effectivement, même Morgoth, qui n'était pas beaucoup
sorti de son école, connaissait l'Ordre Ambrin. Il s'agissait d'une confrérie
de magiciens, adeptes du dieu Hanhard, et vivant selon ses préceptes dans une
école-citadelle aux confins de la chaîne du Portolan. Mais à l'inverse des
autres écoles de magie, qui avaient à cœur d'enrichir la sorcellerie, de
conserver le savoir ancestral et d'approfondir les connaissances mystiques,
l'école du Pic-Gaillard prodiguait un enseignement pratique, purement
versé dans la magie de bataille et l'art du duel. En outre, tous les étudiants,
qui vivaient dans des conditions particulièrement éprouvantes, se voyaient
infliger un entraînement physique rigoureux et une pratique quotidienne des
armes. Ceux qui sortaient vivants du Pic-Gaillard pouvaient par la suite
trouver sans peine à s'employer dans les compagnies d'aventuriers ou de
mercenaires, chez lesquels ces mages d'élite étaient fort prisés.
- Je suis fichu, résuma Morgoth.
- Souhaites-tu toujours le combattre ?
- Je n'ai pas le choix, j'ai donné ma parole.
- Ah bien sûr, ta parole, ton honneur. Tu n'as
visiblement rien retenu de mon enseignement. Bon, alors sache que la situation
n'est pas si désespérée. J'ai un peu observé ton adversaire pendant qu'il
pérorait, et voici quelques éléments positifs. Tout d'abord, il est fin saoul.
Ne compte pas le voir s'écrouler devant toi, il n'en est pas encore à ce point,
et l'excitation du combat se chargera de le dégriser assez vite, toutefois même
alors, ses réflexes seront un peu plus lents qu'à la normale, sa vision moins
aiguë, et son jugement pourra être troublé. Tâche de le mettre en colère, il
n'en aura que plus de difficulté à lancer ses sortilèges. En outre, il ne porte
aucun insigne de grade, comme aiment à en arborer les Ambrins. A son âge, c'est
curieux, sans doute n'est-il pas le meilleur Ambrin qui soit. Enfin, tu as vu
son stylet, c'est une arme redoutable, mais de courte portée, et toi tu as une
chaîne Vantonienne, tu peux donc le tenir à distance quelques temps. Sers-t-en.
- Merci Vertu, tu me remontes un peu le moral.
- Oh pitié Morgoth, implora l'elfe, ne te bats pas
avec lui, il va te tuer !
- Il le faut Xy, il le faut. Allons, sachons être
brave. Où est cette arène, qu'on en finisse ?
On l'appelait « les Piliers d'Agonie ». On
l'avait aménagée au deuxième niveau des sous-sols du bâtiment, sous les caves,
à une époque où ce genre de combats était interdit (peut-être était-ce toujours
le cas, nul ne le savait). Il s'agissait d'un enclos rectangulaire de vingt pas
de long sur quinze de large, creusé quatre pieds sous le niveau général du
sol, et ceint d'une balustrade de briques et de pierres taillées ornée de
crânes humains innombrables, peut-être ceux des perdants dont les familles
n'avaient pas réclamé les corps. Trois rangées de lourds piliers de pierre
soutenaient la voûte basse, dont deux sortaient du sol boueux de la fosse. Ces
deux piliers qui donnaient son surnom au lieu, on avait pris soin de les
protéger des mauvais coups de masse en les habillant de plaques de cuivre
bosselé, luisant d'un éclat sanglant à la flamme des torches. Autour de la
fosse, le tavernier avait disposé des gradins surélevés sur deux niveaux
concentriques, assez mal conçus du reste car les spectateurs debout sur la
marche extérieure devaient, s'ils étaient de robuste constitution, se baisser
pour ne pas heurter le plafond. Sans perdre une minute, voyant qu'un combat se
préparait, le tenancier avait dépêché un acolyte à la petite buvette qui avait
été opportunément aménagée à l'entrée de la salle, et qui faisait pour
l'instant des affaires d'or. Quelques filous prenaient déjà les paris tandis
que, dans la fosse, le vantard à la livrée rouge n'avait pas attendu son
adversaire et esbaudissait l'assistance enthousiaste à grands renforts de
lestes passes d'armes et moulinets. Morgoth nota avec un plaisir très mitigé
qu'il comptait se battre avec deux stylets, un dans chaque main.
- Morgoth !
- Oui douce Xyixiant'h ?
- Mes larmes ne t'aideront pas, alors reçois ma
bénédiction. Puisse Melki te protéger des coups de ton adversaire.
Et la prêtresse posa gravement sa main sur le cœur du
magicien, qui s'en trouva empli d'un courage nouveau et d'une vigueur
renouvelée qui effaça d'un coup les fatigues de la journée.
- A mon tour gamine, fit Vertu lorsqu'elle eut
terminé. Tu voulais de l'action, en voilà ! Garde bien à l'esprit ce que
je t'ai appris, protège-toi le plus longtemps possible, et si une ouverture se
présente, frappe vite et fort, sois sans pitié, ce type n'a pas l'air du genre
à s'arrêter au premier sang.
- Sois sans crainte, je n'ai aucune intention de périr
ce soir.
- Bien, bien.
- Pour ma part, intervint Marken, je n'ai pas grand
chose à te dire, si ce n'est que l'heure est venue pour toi de devenir un
homme. Ou un cadavre, mais au moins un cadavre honnête. Bats toi avec fierté,
ne tremble pas, va bravement au devant de la mort car dans cette situation,
c'est ta seule chance de l'éviter, toute couardise te perdrait. Allez sorcier,
fais-nous honneur !
Pour l'instant, Morgoth entretenait un état d'esprit
volontaire et martial, mais il se connaissait et savait que la peur allait
venir. Il priait pour qu'à l'instant fatidique, son bras ne reste pas paralysé
par la terreur, il priait pour que la force ne lui fasse pas défaut. Il regarda
sa main, déjà elle tremblait. Il serra son poing, déplia sa chaîne, puis sans
se retourner, sans prêter attention aux clameurs de la foule qu'il traversait,
il franchit les piliers qui marquaient l'entrée de l'arène, descendit
l'escalier raide qui menait au sol de sable, de boue et de sang, et lorsque la
grille de fer forgé ornée de mâchoires humaines descendit derrière lui, malgré
le nombreux public aux cris stridents et les encouragements de ses amis, il se
retrouva seul face à son provocateur.
Le sorcier rouge se dandinait d'un pied sur l'autre,
pointant ses armes en direction de Morgoth, de la gorge de Morgoth pour être
précis, tout en arborant une moue à la fois amusée et dédaigneuse. Il
sautillait prestement, passant derrière un des piliers, se moquant ouvertement
du jeune magicien qui lui faisait face. « Il se fatigue », se dit
Morgoth pour se rassurer. Il n'avait, bien sûr, aucune expérience des duels de
sorciers. Il avait bien quelques sorts tout prêts à l'emploi, mais n'avait pas
prévu de devoir se battre ce soir, tout ça avait été si soudain. Il avait à sa
disposition un sortilège d'Eclair, le plus puissant qu'il connaissait, mais il
ne pouvait l'employer dans l'espace réduit de l'arène. Il avait aussi tout prêt
une Invisibilité, sans utilité car ses empreintes dans le sol meuble
trahiraient sa présence, une Dague d'Alozaro qui pourrait lui être utile, une
volée d'Etoiles de Mage, un sortilège de Lumière, un Entrelacement... Soudain il
vint à Morgoth un plan de bataille qu'il mit en pratique sur le champ.
Il entonna entre ses lèvres serrées une mélopée, et de
ses mains dessina dans l'air les symboles qu'il connaissait, il s'agissait d'un
sortilège de pétrification. A vrai dire, Morgoth ne comptait pas pétrifier son
adversaire, il n'avait de toute façon pas préparé ce sort, il se contenta de
mimer le sortilège, de le contrefaire. L'Ambrin, bien sûr, reconnut le sort, et
à son tour se lança dans l'incantation que Morgoth attendait de lui, une
Protection contre la Pétrification. Or ce dont notre sorcier avait besoin, ce
n'était que de temps, et l'incantation de la Protection demandait un bon
moment. Sans cesser une seule seconde de brasser l'air en marmonnant, il
infléchit le ton de sa voix, donna libre cours à l'énergie magique qui
l'animait et s'apprêta à lancer son sortilège d'Entrelacement. Or, l'Ambrin
n'était pas né de la dernière pluie, et avait quelques duels derrière lui,
certains perdus, d'autres gagnés. Peut-être abandonna-t-il son sortilège en
cours, peut-être avait-il anticipé la ruse de Morgoth et mimé lui aussi son
sortilège protecteur, on ne le sut jamais, mais d'un coup il changea d'optique
et lança un sortilège élémentaire, que tous les sorciers et la plupart des
non-sorciers connaissaient, les Etoiles de Mage. Un mot suffit, cinq étincelles
de lumière jaillirent de ses cinq doigts et en un instant franchirent l'espace
qui séparait les deux combattants, serpentant entre les piliers, et frappèrent
Morgoth en pleine poitrine. D'atroces brûlures le crucifièrent sur place, ses
jambes tremblèrent, et l'Ambrin se vit le combat gagné.
Mais les vivats de la foule saluèrent le courage de
Morgoth, l'exploit surhumain et l'extraordinaire démonstration de volonté et de
maîtrise de soi dont ils furent témoins. Car chassant peur et douleur de son
esprit, le jeune sorcier un instant troublé parvint à reprendre le fil de son
délicat sortilège. Voyant qu'il n'avait plus le temps de lancer un autre sort,
l'Ambrin bondit, dagues en avant, avec la ferme intention d'en finir au corps à
corps. Il n'en eut pas le temps, car jailli de la base du pilier dont il était
proche, des filaments d'énergie pourpres et or claquèrent dans l'air empuanti
de la cave et se mirent à danser dans l'air jusqu'au plafond, accueillis par
des cris mi-terrifiés, mi-admiratifs de l'assistance. Le sortilège était
parfait, sa puissance était maximale, et sa zone d'effet si étendue qu'elle recouvrit
bientôt Morgoth et une bonne partie des spectateurs eux-mêmes. Les filaments
dansant dans l'air s'enroulaient autour des chevilles, des torses, des bras de
tous ceux qui étaient concernés, en une étreinte qui sans être brutale, n'en
était pas moins ferme et gênait quiconque désirait bouger. Impossible dans de
telles conditions de lancer un sortilège. Et c'était bien le plan de Morgoth
qui, bien qu'entravé à l'égal de son ennemi, se retrouvait maintenant avec un
avantage considérable, procuré par l'allonge supérieure de son arme. Il fit
avec difficulté un pas vers lui, et lorsqu'il s'estima à distance raisonnable,
décocha de toutes ses forces la pointe de son arme. Mais les filaments
d'énergie se collèrent autour des maillons et arrêtèrent la course meurtrière
de l'arme. Il la retira de l'entrelacs doré, attentif aux mouvements de son
adversaire qui tâchait d'atteindre sa botte de sa main gauche. De nouveau, il
lança son arme, cette fois-ci en envoyant la lourde boule de fer en avant. Elle
frappa l'épaule de l'Ambrin, qui gémit de douleur, mais la force du coup avait
été amoindrie là encore par l'action du sortilège, sans quoi il aurait eu la
clavicule brisée. L'intention du soudard était maintenant claire, il avait tiré
une dague de sa botte et s'apprêtait à la lancer à son adversaire. Il aurait
fallu à Morgoth un bouclier pour se protéger efficacement, et il ne pouvait
fuir à l'abri, il vit avec horreur le malandrin le viser, lancer le bras... mais
il fut retenu au dernier moment par un des filaments enroulé autour de son
coude, et le projectile se perdit dans la poussière. L'Ambrin hurlant de rage
prit le parti de se rapprocher de Morgoth, qui à son tour recula, déplacement
qui eut lieu à une vitesse ridicule tant ils étaient l'un et l'autre handicapés
par le sort d'Entrelacement. Notre ami parvint ainsi à conserver une distance
de sécurité, et tout arc-bouté qu'il était vers l'arrière, il put encore porter
deux attaques, dont l'une atteignit le sorcier rouge à la poitrine avec quelque
force.
Il sentit soudain dans son dos un contact ferme et
glacé, la pierre humide qui entourait l'arène, il était adossé au mur. Triste
situation, l'autre arrivait avec ses stylets, ivre de colère. Il décida de se
décaler vers sa gauche en longeant la paroi, peut-être parviendrait-il à mettre
un pilier entre eux deux, ce qui lui offrirait un répit. Mais il fut
brutalement arrêté dans ses considérations stratégiques par le brusque arrêt du
sortilège d'entrelacement, dont la durée avait expiré et qui venait de se
vaporiser comme s'il n'avait jamais existé. Morgoth perdit l'équilibre et
trébucha, mais ce fut son adversaire qui, s'étant arc-bouté plus que de raison,
se retrouva propulsé vers l'avant et chut mollement par terre. Aussitôt,
Morgoth lança ses propres Etoiles de Mage sur l'adversaire qui se redressait,
trois étincelles partirent dans un sifflement strident et frappèrent l'Ambrin,
ce qui n'eut pas d'autre effet apparent que d'attiser sa furie. Il bondit vers
Morgoth, dagues en avant, comme un léopard. Notre sorcier se jeta de côté pour
l'éviter, et parvint à mettre la colonne entre lui et les charges meurtrières
dont il était victime. Alors il chancela, et sentit un trait de feu déchirer
son flanc.
Il croyait avoir évité l'attaque, et c'était en partie
vrai, mais en partie seulement. Dans un éclair, la pointe acérée de l'Ambrin
avait pénétré la robe de zibeline grise et la chemise du magicien, lui causant
une longue et profonde estafilade au côté. Le sang dégouttait maintenant sur le
sol de l'arène. Morgoth invoqua son sortilège le plus rapide, la Dague
d'Alozaro. Un flamboiement d'énergie jaillit de son poing droit dans le
prolongement de son bras, un sortilège simple mais mortel. Il prit sa chaîne
dans sa seule main gauche, en deux endroits à la fois, laissant entre les deux
une longue et lourde boucle qu'il fit tournoyer autour de sa tête pour se
défendre. L'autre, déjà, arrivait, l'écume aux lèvres. Rapide comme le guépard,
il feinta sur la droite, puis plongea sur la gauche pour passer sous la chaîne.
Morgoth fut plus rapide, encore une fois il plongea, et cette fois il évita bel
et bien l'attaque. Il pivota sur son talon droit pour suivre la course de son
ennemi, et soudain il vit l'occasion. L'ouverture dont lui avait parlé Vertu,
elle était là. Tout était réuni, l'arme dans son poing, l'ennemi sans défense
durant une fraction de seconde, tout était soudain clair dans sa tête, tout
s'assemblait en une mortelle mécanique. Le sorcier lança la boucle de chaîne
qui s'ouvrit dans les airs avant de retomber devant l'Ambrin. Il tira alors de
toutes ses forces, les maillons impitoyables se refermèrent sur le cou du
sorcier rouge, les pointes cruelles de l'arme faisant jaillir un collier de
sang. Morgoth ramena son ennemi à lui d'une main ferme et lui décocha un
vigoureux coup de pied dans l'échine, qui le fit tomber à genoux, une main
tendue vers les spectateurs, une autre à son col.
Tout était simple maintenant pour Morgoth, l'autre
était à sa merci. Il leva son poing droit pour porter le coup de grâce. Il
hésita. Le temps s'englua, s'écoulant avec une lenteur prodigieuse, la foule se
tut. Etait-ce nécessaire ? Peut-être ainsi réduit à l'impuissance,
l'Ambrin s'avouerait-il vaincu ? Peut-être non ? Etait-il en train de
gâcher sottement sa seule chance de gagner le combat ? Pouvait-il prendre
un tel risque ? A en croire Vertu, il devait frapper, telle était la loi
des combattants. Et il devrait vivre toute sa vie en sachant être un assassin,
une telle pensée le remplissait de dégoût.
Il sentit que le sortilège, lentement, décroissait
dans son poing.
Son adversaire se débattit avec vigueur.
Et la clameur de la foule éclata.
L'homme à la cape noire serra la rambarde de sa main,
puis recula calmement pour se fondre dans l'ombre.
8 ) Une calme journée à Banvars
C'est une fois qu'ils furent revenus à l'auberge du Chamois
Sautillant que Morgoth reprit tous ses esprits. Il n'avait que quelques images
floues de ce qui s'était passé après la fin du combat. Il avait vaguement le
souvenir qu'on l'avait porté en triomphe, que Xyixiant'h l'avait soigné, puis
qu'ils étaient rentrés tous quatre dans la nuit glacée. Mais ce n'est qu'une
fois attablé avec ses compagnons autour d'un bol de lait chaud aux herbes qu'il
redescendit plus ou moins sur terre.
- Je suis un meurtrier, fit il d'une voix blanche en
contemplant ses mains meurtries à force d'avoir serré les maillons de sa
chaîne.
- Exact, tu es un meurtrier vivant, et l'autre, c'est un
mort, et c'était probablement aussi un meurtrier. Songe bien qu'à tout prendre,
il vaut mieux être à ta place qu'à la sienne. En tout cas tu t'es
remarquablement comporté au combat, je suis fière de toi. Esprit d'à-propos,
rapidité et précision dans l'exécution, c'était remarquable, tu n'as pas volé
ta victoire, que tu peux savourer à juste titre. C'est seulement dommage que tu
te sois laissé entraîner dans ce duel stupide. A l'avenir, tu devras songer à
te maîtriser un peu mieux.
- Sois sans crainte, j'ai pris une bonne leçon. La prochaine
fois, je laisserai dire, crois moi !
- A la bonne heure. Bois ton lait, ça va te calmer.
- Mais au fait, demanda Mark, pourquoi donc ce type
voulait-il tant te tuer ?
- Je n'en ai aucune idée, je ne le connaissais même pas.
- Je pense, hasarda Vertu, qu'il voulait te prendre ce que
tu possèdes, ton or, tes armes, tes objets magiques... Sans doute, en voyant ton
jeune âge, a-t-il cru que ce serait facile pour lui de dépouiller ton cadavre.
- Mais... C'est stupide, vous l'auriez empêché de me voler,
n'est-ce pas ?
- Non Morgoth, telle est la coutume. Celui qui survit à un
duel prend tout ce que son adversaire malheureux porte sur lui. Un usage
aujourd'hui un peu désuet veut qu'avec cet argent, il paye la sépulture du
perdant. C'est d'ailleurs ce que nous avons fait en ton nom, après le duel.
Nous avons payé l'aubergiste pour qu'il enterre l'Ambrin, et nous avons mis ses
affaires dans ce baluchon. Il n'y avait pas grand chose, de toute façon.
- Pauvre homme, je ne savais même pas son nom !
- Oui, il aurait pu avoir la politesse de se présenter. Bah,
allons nous coucher, la journée a été riche en émotions, tu y verras plus clair
demain.
Ils finirent leurs boissons reconstituantes et montèrent à
leurs chambres. Morgoth s'affala sur son lit, qui était agréablement mou et
dont il commençait à connaître chaque puce. Il allait s'endormir ainsi sans
même se déchausser lorsqu'il fut tiré de son sommeil par un étrange bruit de
ferrailles qui s'entrechoquent, provenant de la chambre voisine, que Xyixiant'h
occupait. Il se demandait de quoi il était question lorsqu'un grattement
discret émana du mur.
-
Morgoth ? Chuchota l'elfe.
- Oui, aimée ?
- Peux-tu venir deux secondes, si tu n'es pas trop
fatigué ?
- Certainement.
Il trouva la force de se relever, entrebâilla la porte pour
jeter un œil dans le couloir, livré aux ténèbres les plus profondes et aux
ronflements des autres clients. Il éteignit sa chandelle, sortit dans le
couloir et à tâtons trouva la porte de sa compagne, qu'il ouvrit.
Elle avait répandu sur le lit une grande quantité de pièces
d'or et d'argent luisant d'un éclat discret. Nue, elle s'était allongée sur le
métal précieux et s'en était en partie recouverte, les bras ramenés au-dessus
de sa tête exquises, les yeux mi-clos, le plus innocent des sourires sur les
lèvres. Jamais ses boucles dorées, qui s'étalaient parmi son trésor en un
continuum flou, n'avaient paru aussi abondantes et resplendissantes.
- Viens à moi, mon beau guerrier, toi qui a fait de moi une
femme riche.
- Diable, et en quoi ? Demanda Morgoth qui, d'un coup,
oublia ses scrupules moraux et l'homme qu'il avait tué une heure auparavant.
- Et bien, d'une part, tu es ressorti vivant de l'arène, et
ta présence à mes côtés constitue une grande richesse. Et ensuite, j'avais
parié tout mon or sur ta victoire, et nous étions peu nombreux dans ce cas ce
soir (elle laissa filer entre ses doigts menus une pluie d'or). Cent trente
ducats joués à vingt contre un, mon bel ami, fais le calcul toi-même. Ce haut
fait vous vaudra, monsieur, une haute récompense.
Marken s'éveilla de bon matin et d'excellente humeur, et
après quelques ablutions, descendit dans la salle pour y prendre un petit
déjeuner, méprisant par là l'usage local qui voulait qu'on n'en servît point.
Il fut bientôt rejoint par Vertu, plus baillante que pimpante, qui l'imita.
Puis, comme ils avaient des affaires à régler en ville, notamment retrouver le
marchand témoin revenant du Cygne Anémique, le Chevalier Noir remonta à l'étage
afin de réveiller ses jeunes compagnons.
- Holà, gladiateur, debout, c'est l'heure de...
Vide.
Perplexe, il sortit voir Xyixiant'h.
- Dis-donc Xy, le sorcier n'est pas dans sa piaule, tu n'as
rien enten... oups, excusez moi. Bon, on n'attend que vous en bas.
- Euh... Oui oui, cinq minutes, on arrive.
Puis, hilare, le paladin redescendit et se commanda une
chope d'hydromel.
Les jeunes gens descendirent et se restaurèrent avec
d'autant plus d'entrain qu'ils avaient omis de le faire la veille au soir. On
félicita encore chaleureusement Morgoth de sa victoire, rien dans l'attitude de
Vertu n'indiquait qu'elle avait eu connaissance des découvertes de Marken,
lequel ne pouvait s'empêcher de glisser de fines remarques du genre
« c'est vrai que l'exercice ouvre l'appétit, ah ah ah ! ».
Toutefois, ils lui surent gré de sa discrétion, et Morgoth s'empressa d'aborder
d'autres sujets.
- Donc, nous avions convenu d'employer la matinée à
rechercher ce fameux marchand.
- Bonne idée, fit Mark, ça nous fera une petite sortie.
- Euh, dis moi Xy, ce gros sac là...
- Oui ?
- Je suppose qu'il s'agit bien de ce dont il s'agit.
- Ben, c'est mon or.
- Oui, c'est bien ça. Tu comptes te le trimballer comme ça
toute la journée ?
- Et pourquoi pas ?
- Et bien, d'une part parce que toute la ville sait
maintenant que tu es scandaleusement riche et que tout le monde va tenter de te
voler, et d'autre part parce que tu vas mourir d'épuisement avant midi, vu que
ce sac pèse à vue de nez la moitié de ton poids.
- Oh, tu exagères, je ne suis pas si grosse. Mais que
veux-tu que j'en fasse ? Je ne peux pas le laisser dans ma chambre, tout
de même.
- Ah non en effet, ce serait encore plus bête. Je pensais
que tu pourrais par exemple le confier aux Gougiers.
- Les quoi ? Tu veux dire les Gougiers de Banvars, ces
gens louches qui étaient mêlés à notre précédente aventure ?
- Je mettrais la main à couper que le type qui nous a
engagés n'a jamais mis les pieds chez les Gougiers, et qu'il s'est prévalu
d'eux indûment pour se procurer une couverture prestigieuse. En fait, les
Gougiers de Banvars sont une vieille et honorable compagnie marchande, qui a des
comptoirs dans de nombreuses villes de Misène et des pays avoisinants.
- C'est bien ça, mais pourquoi leur donner mon or ?
- Et bien parce que c'est plus pratique. Contre ton or, ils
te donneront un parchemin certifiant que tu as déposé chez eux la somme en
question. Contre ce parchemin, ils pourront te rendre ton or sur simple
demande, que ce soit à Banvars ou à n'importe lequel de leurs comptoirs. Et ce
parchemin, nul n'a intérêt à te le voler, puisqu'il indiquera ton identité et
ta description, et possèdera une marque magique impossible à contrefaire, dont
un double te sera confié. De la sorte, tu voyageras en toute confiance.
- Comme c'est astucieux !
- En effet, en outre ton or, confié aux Gougiers, sera à
l'abri, puisqu'ils disposent de coffres et de chambres fortes, gardées par des
mercenaires compétents, des créatures voraces et des sortilèges dissuasifs. En
plus, ils sont très liés avec l'Honorable Société, tu n'as donc rien à
craindre.
- Ah je comprends, donc si un voleur dérobe leur or,
l'Honorable société leur rembourse !
- Oui, enfin, en théorie. Dans la pratique ça n'arrivera
jamais.
- Pourquoi ?
- Ah là là, jeunesse... Bon, alors je conduis la petite
déposer sa fortune, pendant ce temps vous écumez le marché, on fait ça ?
- Donc moi je me suis fait du souci pour ta santé toute la
nuit, et pendant ce temps, Monsieur avait le nez dans la touffe !
- Quel langage ! J'ai à son endroit les intentions les
plus honorables !
- A son endroit je n'en doute pas, mais à son envers ?
- Non mais je t'en prie, nous parlons de Xyixiant'h, qui est
une jeune fille de qualité et non une des catins avinées que tu as l'habitude
de fréquenter.
- Allons, ne prends pas la mouche compagnon, de toute façon,
pour en avoir visité de toutes les variétés, j'ai eu le loisir de constater que
toutes les femmes étaient plus ou moins constituées de la même façon, quelles
que fussent leurs rang et qualité.
- Peu me chaut ton expérience des filles de mauvaise vie, je
compte bien, lorsque notre situation sera assurée, m'établir avec elle comme un
honnête homme.
- A ton âge ? Quelle pitié. Cela dit, il est vrai que
tu auras du mal à trouver mieux. J'ai moi même pas mal vécu et erré à droite et
à gauche, je croyais savoir ce qu'était la beauté et la grâce féminine, mais je
dois confesser que les plus belles princesses de Malachie et les plus douces
courtisanes de Pthath font figure de laiderons flétris à côté de ta douce et
tendre.
- Oui, c'est vrai qu'elle a jolie figure.
- Ah ça tu peux le dire. Des veinards de première j'en ai connus,
mais de là à se fourrer la plus belle fille du Septentrion... Heureux Morgoth.
Bon, trouvons notre marchand avant qu'il ne me vienne l'envie de te la piquer.
- Oui, oui. Euh, à part ça, nous avons un peu discuté elle
et moi, et nous nous demandions s'il était réellement indispensable de parler
de toutes ces choses à Vertu. Tu la connais mieux que moi, quel est ton
avis ?
- Mon avis rejoint le tien, ce n'est absolument pas
nécessaire. Il est difficile de dire qu'on connaît jamais quelqu'un comme
Vertu, qui est une personnalité complexe, toutefois j'ai dans l'idée que votre
liaison ne l'enchanterait guère. C'est plutôt le genre d'individu avec lequel,
comment dire, la franchise est rarement payante. Elle se doutera bien de
quelque chose un jour ou l'autre, évidemment, mais je te conseillerai plutôt de
la laisser découvrir ces choses par elle même.
- C'est bien ce qu'il me semblait.
- Car vois tu, au premier abord, on a tendance à considérer
que Vertu est une machine à backstab qui aime beaucoup s'écouter parler, mais
quand on la fréquente suffisamment longtemps, on s'aperçoit avec surprise qu'au
fond, c'est une femme. Tout au fond.
- Oui, et ?
- Une femme qui vient de se rendre compte qu'elle n'était
plus toute jeune, et qui apprécie la compagnie des jouvenceaux à la figure
avenante, un peu comme toi. Oh ne fais pas cette tête, je ne pense pas qu'elle
ait réellement des vues sur toi, mais il est une chose importante à savoir au
sujet des femmes, et qui est aussi valable pour les hommes pour autant que j'ai
pu en juger, c'est que la jalousie peut naître avant l'amour. Bref, méfie toi
d'elle, à tous points de vue.
- Je ne te connaissais pas cette science des cœurs. Mais
pourquoi une telle méfiance à son endroit ? C'est notre amie, elle ne nous
a jamais trahie ! Et toi particulièrement, tu lui dois la vie, sans son
insistance, nous ne t'aurions pas sauvé de la pendaison, souviens-t-en.
- Décidément, tu l'aimes bien Vertu. Pour ma part, je ne
serais pas surpris si elle avait été au courant de ma pendaison bien avant que
j'aie la corde au cou, ce qui ne l'a que très peu intéressée, jusqu'au moment
où elle s'est rendu compte qu'elle avait besoin d'un guerrier. Dis moi,
n'avait-elle pas pressé le pas plus que de raison ce jour là ? Vous
êtes-vous arrêtés pour manger ?
- Tu... oui, mais comment aurait-elle su que nous allions te
trouver sur notre route ?
- Elle a des yeux et des oreilles dans tout le pays, c'est
une voleuse de grand renom. Tiens, encore un truc bizarre, quand vous m'avez
trouvé, vous aviez une épée en trop à me confier ! Quel hasard !
- Oh.
- Eh oui, Vertu est un être sournois dont j'ignore quasiment
tout des motivations, qui ne dit pas le dixième de ce qu'elle sait, et
lorsqu'elle parle, c'est uniquement parce que ça sert ses intérêts. J'ai
pleinement confiance en elle tant qu'elle a besoin de mon bras et de mon épée,
pas plus.
- Compris. Merci de tes conseils.
- A ton service. Mais dis moi, nous voici arrivés au
marché !
Après bien des recherches, il s'avéra que le vendeur
d'objets en buis Babal ou Bobal s'appelait Sormonel et vivait du négoce de dés
et cartes à jouer. C'était un bonhomme voûté quoiqu'il ne fut âgé que d'une
bonne quarantaine d'années, les cheveux gris, de même que son impressionnante
moustache qui formait deux rouleaux pendant de part et d'autre de ses lèvres
lippues. D'un naturel craintif, Morgoth et Marken n'eurent aucune peine à le
faire parler.
- Oh non, je n'étais pas exactement à Melokko le soir où
c'est arrivé. Car voyez vous, les gens de ce village aiment à recevoir les
colporteurs durant la journée, mais les trouvent bien importuns dès que la nuit
tombe, c'est hélas devenu courant de voir un tel manque d'hospitalité dans les
campagnes de l'ouest. Mais j'ai l'habitude de cette vie, voyez vous, et j'ai
trouvé un toit au moins aussi bon que les pauvres chaumières de ce hameau
oublié des dieux, dans les basses et larges branches d'un chêne centenaire qui
bordait la route.
- Malédiction, le mystère se dérobe à nous. Et vous n'avez
rien vu ni rien entendu ?
- Oh mais si, et de mon perchoir, j'en ai même vu bien plus
que si j'avais trouvé asile à Melokko ce soir là.
- Ah oui ? Mais qu'as-tu donc vu ?
- Et bien voilà, les derniers feux du jour s'étaient
éloignés depuis deux heures environ, et aux travers des branches nues, sous mes
couvertures, je tâchais de lire mon avenir dans les étoiles pour trouver le
sommeil. C'est alors que j'entendis une cavalcade venant de la route en
contrebas. Au bruit, je sus qu'il s'agissait d'un parti assez nombreux de
cavaliers menant leurs montures au grand galop, mais quelles affaires
pressantes pouvaient nécessiter une telle hâte ? Je compris alors que
j'aurais tout intérêt à me dissimuler et, avant qu'ils ne tournent au coin du
chemin, je me cachais en hâte, ne laissant dépasser de ma sombre couverture que
mes yeux. Je les vis débouler l'un après l'autre, j'en comptais neuf. Neuf
formes humaines noires sur des chevaux noirs, chacune tenant un flambeau
crépitant. Je remerciais alors les dieux de m'avoir inspiré des mesures de
prudence, car de ces hommes émanait une aura de mal, de violence et de meurtre,
sans doute étaient-ils en route pour commettre quelque crime horrible. Je crus
un instant qu'ils se dirigeaient vers le village pour se livrer au pillage,
mais plus tard, j'aperçus le défilé de leurs flambeaux le long du chemin qui
gravissait la colline et qui, à ce qu'on m'avait dit, menait à une école de
magie voisine. De toute la nuit, je n'osais faire un mouvement tant j'étais
saisi de terreur, et bien sûr je ne trouvais pas le sommeil. Puis le soleil perça,
et desserra quelque peu l'étreinte de la peur. Je redescendis alors de mon
arbre, je retournais au village en longeant la route car je ne voulais pas
croiser la route de ces cavaliers, et une fois arrivé, j'appris
qu'effectivement, l'école de magie avait été détruite et ses occupants tués
jusqu'au dernier. Inutile de vous dire que je ne me suis pas rendu sur les
lieux pour constater les faits, j'ai quitté cette région maudite aussi vite que
j'ai pu.
- Et bien, voici qui nous est précieux mon ami. Voici un
ducat pour ton histoire, et un autre pour ta discrétion.
- Oh, mais j'y songe, fit le commerçant en voyant que nos
compères étaient cousus d'or, il se peut que si cette histoire vous intéresse,
vous prêtiez attention à un article s'y rapportant.
- Un... article ?
- En revenant de Melokko, pour n'y jamais retourner
j'espère, je suis repassé par la route qu'avaient emprunté ces maudits
cavaliers, et j'ai trouvé par terre ce curieux objet métallique. Il n'était pas
encore sali de poussière ni enfoncé dans la boue, voici pourquoi je pense qu'il
aurait pu échapper à un de ces sinistres personnages.
Sormonel sortit de son sac à malice un objet long de deux
tiers de pouces. Un examen plus minutieux permit de voir que le métal avait été
très finement ouvragé, sans ornement aucun mais avec une précision de
maître-orfèvre. Une armature cubique, de bronze plein à priori, assujettissait
étroitement une petite sphère dont l'éclat métallique différait subtilement, et
qui ne portait aucune marque visible. En revanche, de petits orifices et des
picots garnissaient l'armature.
- J'en demande... cinq ducats, c'est cela.
- Un objet bien curieux. C'est sans doute un indice. Tiens,
brave homme, voici la somme que tu demandes.
- Mille mercis, messire, que vos pas soient semés de miel et...
Mark et Morgoth s'éloignèrent bien vite, et à mi-voix,
commentèrent ce qu'ils venaient d'apprendre.
- Les cavaliers noirs ! Sans doute ceux que Piété a
croisés !
- Eh ?
- Ah, mais on ne t'a peut-être pas raconté tout ça. Alors voici
ce qui s'est passé.
(Morgoth relate ici le récit fait par Piété Legris au cours
du cinquième chapitre, que je vous épargne)
- Voilà qui est troublant, acquiesça Marken. Toute cette
histoire sent mauvais, très mauvais. En fait, j'ai l'impression que ce que ces
cavaliers cherchent, c'est toi, et rien que toi.
- Mais je ne les connais pas ces mecs moi !
- Tu es sûr ? Tu n'as pas une marque de naissance
quelconque ?
- Mais non !
- Tu ne te transformes pas en loup quand vient la pleine
Lune ou un truc du genre ?
- Tu t'en serais aperçu.
- Tu n'as jamais été pris à partie par une vieille
bohémienne qui t'aura fait une prophétie ?
- Jamais.
- Tes parents ne sont pas princes d'une lointaine
contrée ?
- Je viens d'une famille de drapiers du Vantonnois.
- Tu n'avais pas un vieux truc que t'avait confié un parent
sur son lit de mort ?
- Mon amulette en or qui est en cuivre et qui me vient de ma
mémé, ma dague de sacrifice que voici, et qui comme tu le vois est impropre au
sacrifice de toute créature dotée d'un corps plus résistant que celui d'une
méduse. Et c'est tout.
- Et tu n'as pas pris quelque chose de précieux en partant
de ton école ?
- J'avais volé trois sandwiches à la cuisine.
- Ouais, un crime impardonnable. Bon, ben je sèche. Enfin
c'est pas grave, je parie qu'on les reverra ces encapuchonnés.
- Je n'irai pas jusqu'à dire que je m'en réjouis. Bon, on
retourne voir les filles ?
Ils les trouvèrent à l'auberge, en grande conversation avec
un individu maquillé et pomponné, portant perruque, collerette bouffante, bas
de soie, culotte, chemise à jabot et gilet à clochettes, et je vous fais
charitablement grâce des couleurs, qui étaient à l'avenant.
- Oh oui c'est vrai ? Mais quel honneur ! Tu te
rends compte Vertu, quelle chance on a !
- Oui oui, je m'en fais toute une joie. Tiens, mais voici
nos joyeux compagnons.
- Mais ils sont invités aussi, bien sûr !
- Hein ? Fit Mark, dubitatif ?
- Sa Très Gracieuse Majesté, l'Auguste Fulbert le
Quatorzième, Légitime Souverain de Misène, vous convie au Grand Bal donné pour
le Jubilé de Saphir de son règne bienveillant.
- Hein qu'on s'en fait une joie ? Demanda Vertu d'un
air moyennement enjoué.
- Oh oui, tout à fait, fit Mark sans desserrer les dents.
- A la bonne heure. Je cours prévenir le Grand Chambellan de
votre venue, et vous prie en attendant de bien vouloir croire en son estime.
- Nous n'y manquerons pas.
Et lorsque le factotum se fut éloigné, ils obtinrent de
Vertu quelques explications.
- Ce zigue a fait irruption dans la salle en disant
vouloir voir « l'elfe divine qui en quelques jours seulement avait
enchanté la cité de Banvars de sa grâce ». Evidemment, Xy n'a rien trouvé
de mieux à faire que se dénoncer, et voilà comment on se retrouve invités à je
ne sais quelle sauterie au Palais Royal. Pas question de refuser, bien sûr.
- On dirait que ça ne te fait pas très plaisir.
- C'est que le Palais Royal de Banvars, plus on en est loin,
mieux on se porte. La moitié des plats qu'on y sert sont assaisonnés à la
ciguë, et c'est dague dans le dos à tous les coins de couloir. Enfin, ça nous
fera au moins une sortie pour ce soir.
Vertu et Xyixiant'h
avaient passé l'après-midi à s'acheter des vêtements pour l'occasion, laissant
Marken et Morgoth s'entraîner à la chaîne. Le jeune sorcier y constata avec
satisfaction que son combat lui avait été profitable, et qu'il n'y a en la
matière de meilleure école que la souffrance, le danger et l'excitation d'un
véritable combat. Marken lui fit quelques remarques sur la manière dont le duel
s'était déroulé, lui indiqua des passes et des parades utiles que, la veille,
il n'aurait pu seulement comprendre. Pour tout dire, il avait l'impression
d'avoir franchi une étape importante dans la connaissance des armes. Il prenait
maintenant de l'assurance, et avait du plaisir à découvrir et maîtriser des
subtilités qui n'étaient pas à la portée d'un débutant.
9 ) Aux marches du Palais
Les filles les rejoignirent en fin de journée, mais
n'avaient pas envie de tirer la rapière. Ils partirent plus tôt que les jours
précédents, et rejoignirent leur auberge pour y faire un brin de toilette et
revêtir des effets en rapport avec la situation.
Morgoth revêtit donc sa robe de mage de soirée, grise et
sobre, qui lui convenait fort bien. Marken loua un habit du plus bel effet,
tout de satin noir, avec un grand lion issant brodé sur la poitrine au fil
d'argent et une cape dans les mêmes teintes, ce qui irrita profondément Vertu,
engoncée dans son fourreau (toujours de chez Melliflus) de vison coticé
(4)
aux manches bordées d'hermine hivernale. Ce qui l'agaçait, c'est que la
correspondance des coloris pouvait laisser entendre que Mark et elle
entretenaient des rapports intimes. Malgré tout, le vêtement moulait gentiment
sa mince silhouette, l'épaisseur de la fourrure dissimulant avec indulgence les
endroits de sa personne où saillaient ses muscles et ses os de machine à tuer
bien huilée. Xyixiant'h pour sa part était entièrement dissimulée sous son
nouveau manteau, d'épaisse fourrure marron bordée de rouge vif, retenu par une
ceinture noire piquetée d'or et au col par une broche d'or.
Il faisait déjà nuit noire lorsqu'ils sortirent dans la rue.
Ils avaient mandé pour l'occasion les services d'un fiacre, et c'est dans cet
équipage qu'ils traversèrent la Maruste, franchirent le pont fortifié, et
remontèrent la Grand-Rue avant d'obliquer dans la Rue du Roy qui, comme son nom
l'indiquait, menait au grand baldaquin de pierre qui marquait l'entrée du
palais, et sous lequel déjà la noria des coches et des palanquins déversait de
pleins fourgons de hobereaux, bourgeois, courtisans et autorités diverses en un
embouteillage comique, peu digne d'une telle concentration de hauts
personnages.
A l'intérieur, un vestibule monumental éclairé par un
candélabre de cuivre doré supportant des sphères lumineuses magiques, semblait
entièrement rempli par un escalier de marbre roux, lourd et large, déployant
deux langues en élégantes courbes jusqu'à un balcon où se pressait la belle
société de Banvars, bavardant et médisant avec une joyeuse énergie. Là, un
huissier à l'air bovin contrôlait les cartons d'invitation, épaulé par une
demi-douzaine de gardes qui pour être chargés de fanfreluches colorées n'en
étaient pas moins impressionnants.
Puis ils pénétrèrent dans la Salle du Trône, aménagée pour
l'occasion en salle de bal, qui était aux dimensions d'une cathédrale. Trois
puissants globes magiques jetaient sur l'assistance des feux si crus qu'on y
voyait comme en plein jour, et faisait ressortir avec acuité les coloris et les
mille nuances des riches toilettes. Les colonnades interminables de marbre noir,
aux chapiteaux et aux socles dorés, se perdaient dans la lumière surnaturelle,
et on ne pouvait que deviner la voûte et ses fresques glorieuses tant les
luminaires étaient aveuglants. D'immenses tentures reproduisant les armes des
grandes maisons de Misène cascadaient du second des trois niveaux de balcons,
ménageant sur les côtés des espaces de pénombre complice où pouvaient se nouer
les intrigues du commerce, du pouvoir ou de l'amour. Un orchestre entièrement
composé de musiciens muets – de sorte qu'ils ne puissent trahir les secrets et
intrigues qu'ils pourraient glaner en tendant l'oreille – jouait une mélopée
languissante, évoquant la boisson, la débauche et la décadence d'une
civilisation trop vieille. L'assistance de plus de mille personnes se
déplaçaient avec une grâce aristocratique, comme les pièces d'un gigantesque
jeu d'échecs sur le sol alternativement dallé de rouge et de noir, sous les regards
énigmatiques de ceux qui, depuis la Loge Royale, observaient et calculaient.
Là, en haut d'un escalier tout entier recouvert de velours rouge, sur son trône
de fer haut et étroit, entouré de ses ministres et conseillers les plus
proches, plus impassible que ses statues, le roi Fulbert XIV toisait
l'assistance avec dédain, de ses yeux gris et usés enfoncés dans ses orbites
osseuse.
- Devons-nous aller présenter nos hommages au roi ?
Demanda Morgoth, soucieux d'étiquette.
- Tu n'y penses pas voyons, s'outra Vertu, nous n'avons
aucunement le rang requis pour nous prosterner devant le trône, d'ailleurs du
strict point de vue protocolaire, nous ne sommes autorisés à paraître en Sa
présence qu'à titre exceptionnel et tout à fait temporaire. Vois les autres invités,
ils évitent soigneusement de trop s'approcher du fond de la salle, et s'ils le
font, ils évitent de se faire remarquer, ce en quoi je vous engage à les
imiter.
- Promis, fit Xyixiant'h tout en enlevant son manteau et le
confiant à un factotum idoine, d'un geste ample et gracieux.
Les conversations se turent. Les yeux se tournèrent en un
bel ensemble et convergèrent dans la même direction. Quelques verres se
brisèrent à terre. Après de grinçantes fausse notes inspirées par la surprise,
l'orchestre fit silence. Et soudain
la chose se déploya avec ampleur,
remplissant jusqu'aux tréfonds reculés de la salle. Nul après l'incident ne
trouva les mots pour décrire le phénomène, nul ne put dire précisément de quoi
il s'agissait, même parmi les plus érudits des professeurs présents, mais tous
en cet instant furent proprement soufflés par la puissante radiance qui émanait
de la jeune elfe. Elle s'avança sans crainte parmi la foule, et tous
s'écartèrent de son passage sans s'en apercevoir, dégageant une large voie
devant ses pieds. Même le baron de Jalol, céciteux depuis sa naissance, sut par
quelque mystérieux sens la splendeur de Xyixiant'h, et fit place. De son pas
menu et léger, elle s'avança droit vers le trône où le souverain de Misène et
ses conseillers, pétrifiés, ne pouvaient s'abstraire une seconde du spectacle.
Arrivée devant les marches pourpres, elle s'inclina longuement en une simple et
gracieuse révérence.
- Xyixiant'h, pour vous servir Majesté.
Un grand sourire illumina alors la face du vieux roi, une
larme perla sur la peau parcheminée de sa joue hâve, il se leva, s'appuyant
lourdement sur les accoudoirs du trône ancien, s'avança de deux pas, inclina sa
tête ceinte de la couronne d'argent, la main portée à son cœur, et rendit à
Xyixiant'h son salut.
Vertu qui semblait être la seule à ne pas avoir succombé au
charme de l'elfe, tira ses deux camarades par la manche sous la colonnade
proche en chuchotant :
- Restez pas dans la zone d'effet, bougres
d'andouilles !
- La vache, commença Mark, puissant ! Mais comment elle
fait ça ?
- C'est... Ah oui, c'est un effet pour le moins
étonnant. Sans doute est-ce sa nature elfique qui lui confère un tel
ascendant sur les races inférieures telles que la notre.
- Ouais, dit Vertu, c'est sans doute un truc du genre. Bon,
mieux vaut ne pas traîner en sa compagnie ce soir.
- Tu ne penses pas qu'elle aura besoin de protection ?
- C'est une grande fille. Et puis après son petit numéro,
elle ne manquera pas de chevaliers servants qui donneraient leur vie pour la défendre,
elle n'aura donc pas besoin de nous. Profitons-en pour visiter, je n'ai jamais
eu le loisir de voir toutes les merveilles du palais.
La plupart des gens de qualité étaient dans la salle de bal,
aussi ne croisèrent-ils que la valetaille empressée du château, ainsi que
quelques officiers et militaires de rang inférieur qui traînassaient dans les
couloirs. Si de l'extérieur le bâtiment présentait encore l'aspect vigilant
d'une puissante forteresse féodale, des souverains de jadis, plus soucieux de confort
que de défense, l'avaient peu à peu transformé en lieu d'art et de plaisante
distraction, abattant ici les tours, perçant là de vastes fenêtres, remplaçant
les hourds de bois par d'élégants balcons de marbre aux fines colonnades à la
mode Balnaise.
- Voyez comme nombre de salles sont éclairées par ces globes
magiques, pourtant si chers, quel luxe ! Comme vous vous en doutez, ça ne
facilite pas vraiment le travail des gardes chargés de la sécurité du Palais,
car un ennemi de l'extérieur, voyant de loin la citadelle illuminée de
l'intérieur, repèrera sans peine les meurtrières et les merlons, et pourra en
déduire l'arrangement de l'intérieur. Néanmoins, quelle splendeur !
Observez ces plafonds peints à la façon Bardite, de Phlemnos si je ne m'abuse,
les motifs figurés dans cette salle reprennent avec esprit ceux que l'on a déjà
vus au plancher du scriptorium, et que je vous avais déjà fait remarquer. Ces
panneaux, ici, doivent leur couleur si particulière au bois de chargounier dont
ils sont faits. Ils sont très anciens sans doute, je pense que chacun pourrait
valoir dans les cinq-cent ducats. Oh mais attendez, si je ne me trompe pas, je
connais la salle suivante, qui est très intéressante. Mais oui, c'est la
fameuse Galerie des Indignes ! C'est ici...
Vertu comptait manifestement faire toute la visite guidée du
château, emportée par son amour des belles choses (car un bon voleur se doit
naturellement de reconnaître l'objet précieux de la camelote) et des
interminables bavardages. Marken avait pour sa part une autre conception d'une
soirée intéressante, et après avoir ostensiblement bâillé à plusieurs reprises,
finit par abandonner ses amis en marmonnant qu'il avait un truc à faire, et se
mit en quête d'une salle de garde dont on lui avait soufflé mot et où, paraît-il,
l'on jouait aux dés.
- Bref, reprit Vertu, c'est ici que sont exposés les
portraits des souverains de Misène.
Il s'agissait d'une collection interminable de personnages
louches et contrefaits, dépeints sans complaisance avachis sur leur trône, se
livrant à la débauche ou à la torture.
- Dans l'ordre chronologique, voici
Org Ier le Sauvage, fondateur du royaume, Org II l'Iconoclaste, Org III
le Méprisable, Pilastre Ier le Traître, Auguste Zéro le Nul dont il est dit que
lorsque ses gardes l'annonçaient, ils ne pouvaient s'empêcher de pouffer,
Fulbert Ier le Rustre, Fulbert II le Sombre, Alexandre Ier le Fléau de Dieu,
Anselme Ier le Bâtard, Pilastre II le Malodorant, Joseph Ier le Pervers,
Auguste Ier le Pustuleux, Fulbert III le Maudit, Jacques Ier le Benêt, Jacques
II le Nain d'Esprit, Anastasia Ière la Repoussante, Jacques III Porte-Bubons –
dont la fille aînée Piedegonde épousa le prince Filibert, futur roi de Brâme,
et donna naissance à la lignée des Bubon-Brâme, Fulbert IV le Contrefait, Auguste
II l'Avaricieux, Fulbert V le Pitoyable, Anselme II le Bref, qui fut poignardé
lors des fêtes données pour son couronnement, Anselme II virgule V le Très
Bref, sur lequel il faut s'arrêter quelques instants : il poignarda son
frère aîné pour monter sur le trône, le carreau d'un arbalétrier royal lui fit
aussitôt éclater le crâne, de telle sorte que techniquement, son règne dura
environ quatre secondes. Anselme II,V est aujourd'hui encore le plus aimé des
rois de Misène, car d'une part c'est celui qui dura le moins longtemps, et
d'autre part il occit un autre roi de Misène, ce qui assure toujours une vive
sympathie parmi le peuple. Joseph II l'Inverti, qui régna moins de six mois,
c'est d'ailleurs de cette époque que date l'expression "durer comme les
rois de Misène" pour qualifier un mauvais matériau, une piètre étoffe, un
bâtiment branlant qui ne tiendra guère. On continue avec Joseph III le Mal
Aimé, Gustave Ier le Pieu (ce n'est pas une faute d'orthographe), Azanachias
Ier le Mécréant, Fulbert VI le Crétin, Jacques IV l'Incestueux, Anselme III
l'Irrécupérable, fils de Jacques IV et de sa mère Evoline dite "La
Grand'Folle", Zolthar Ier le Non-Gâté, Pilastre III le Cruel, Alceste Ier
l'Insupportable, Zolthar II le Terrible, Enguerrand Ier le Gueux, Alexandre II
le Relaps, Noémie Ière la Catin – tu connais peut-être cette chansonnette
fameuse : "Homme ou femme, vieillard ou bien petit enfant, qu'il soit
né chatelain, gueux, vilain ou manant, en terre de Misène on serait bien en
peine, de dénicher quiconque n'ait sailli la reine." (Tetinus, la Chanson
de Geste Obscène). Les pèlerins viennent de loin pour se recueillir en la
basilique Saint-Théron de Maniche sur son curieux cénotaphe en forme de Y. Le
fameux Anthanagoras Ier et Dernier le Boucher, on dit qu'à sa mort, la
population totale de Misène se montait à 13 personnes, la plupart agonisant
dans les cachots. Anastasia II la Fainéante, Fulbert VII le Souffreteux,
Fulbert VIII le Taré, Fulbert IX Violeur de Nonnes, Enguerrand II le Piteux,
Enguerrand III le Grossier, Jacques V le Consternant, Enguerrand IV l'Animal,
François Ier le Moyen, Joseph IV le Sale, Joseph V le Méchant, Fulbert X le
Belliqueux - belliqueux mais pas doué : il perdit les trois batailles qu'il
mena, et fut d'ailleurs occis au cours de la dernière. Azanachias II le Félon
de Makassar, fils indigne du précédent, il renseigna l'ennemi pour que son père
perde la bataille et le trône, Azanachias III l'Interminable, souverain doté
d'une remarquable constitution, qui accéda au trône à deux ans et périt à cent
dix-sept, les conjurés durent le poignarder cinquante-trois fois, le pendre, le
noyer, le dépecer et brûler vif ses morceaux pour y parvenir. Son surnom lui
fut donné vers la moitié de son règne. Fulbert XI le Sodomite, Auguste III
l'Infanticide, Gustave II le Mort, unique mort-vivant à avoir accédé au trône
de Misène, Jacques VI le Porc, Jacques VII le Mol, si gros et gras qu'à sa
mort, miracle, il se liquéfia, Fulbert XII le Mauvais, Pilastre IV le Bourreau
des Manants, Pilastre V le Crémateur, Fulbert XIII le Dégénéré, Fulbert XIV le
Tueur d'Amis, Fulbert XV le Gnome Maléfique, Xaleb Ier la Hache, qui aimait
tant la justice que non content de la rendre, il la faisait lui-même, et enfin
Fulbert XVI le Sinistre, souverain actuel.
- Et bien, soupira
Morgoth, quelle belle galerie de...
- ...de nobles rois et
reines, en vérité, acheva un homme qui s'était glissé sans bruit derrière eux,
attiré par le babil de Vertu.
Sa voix n'était pas très
forte, assez monocorde. Son visage bistre et légèrement poupin, auquel on
pouvait donner une quarantaine d'années, s'ornait d'un bouc clairsemé et d'un
sourire un peu forcé, qu'on aurait pu attribuer à la timidité. Assez corpulent
sans toutefois céder à l'obésité, vêtu avec goût mais sans luxe, tout en lui
semblait calculé pour détourner les soupçons, pour faire songer à un être
médiocre, sans ampleur et inoffensif. Toutefois, il ne pouvait dissimuler le
feu de son regard noir et fiévreux, fenêtre ouverte sur une âme torturée,
complexe et redoutablement retorse.
- Je ne pense pas avoir
eu le plaisir de vous avoir déjà vu au palais monsieur, je suis Jaffar Cœurnoir
de Vilfélon, Gonfalonier de Misène, Maire du Palais, Secrétaire du Ministariat
et Grand-Vizir auprès de Sa Majesté.
- Quel honneur d'avoir
affaire à un si haut personnage, je suis pour ma part Morgoth l'Empaleur,
sorcier et aventurier, et voici mademoiselle Vertu...
- ...Lancyent, mais oui,
je croyais bien vous avoir reconnue, bien que je ne vous aie jamais su ce
talent d'héraldiste. Je vois avec plaisir que vous prospérez.
Morgoth jeta un œil à
Vertu et étouffa un hoquet : elle était grisâtre, la mâchoire serrée, la
sueur perlant sur son front, comme sous le coup d'une émotion intense et
déplaisante.
- Mais dites moi, vous
m'avez dit être magicien n'est-ce pas ? Nécromancien peut-être ?
- C'est en effet à la
nécromancie que je me destinais avant de quitter mon école.
- Voici une noble
science, trop souvent dévoyée.
- En effet, je vois que
vous êtes un homme ouvert et sans préjugé. Il n'y a hélas que trop de personnes
sectaires promptes à condamner sans connaître.
- A qui le dites-vous.
Euh... je pense... comment dire sans paraître impoli ? Serait-il possible que
je vous emprunte Vertu un instant ? Il faut que nous discutions quelques
temps de vieilles affaires qui restent à régler.
- Mais, bien sûr,
hasarda le sorcier. Je vous attends ici.
Ils s'éloignèrent hors
de portée d'oreille, Vertu suivant humblement Jaffar. Faisant mine de
s'intéresser aux étoiles par une fenêtre, Morgoth les observa de loin. Ils
échangèrent quelques phrases, sans bouger un cil, Vertu adoptait une attitude
de déférence très inhabituelle. Elle finit par acquiescer à quelque propos de
son interlocuteur, qui lui donna congé. Estomaqué, Morgoth crut la voir
esquisser une génuflexion devant le Vizir, qui l'arrêta d'un geste discret. Il
la salua, puis prit congé. Vertu resta un moment interdite au milieu du
couloir, le sorcier vint la voir pour obtenir quelques explications. Elle
tremblait.
- Il m'a l'air bien
sympathique, ce Jaffar Cœurnoir de Vilfélon !
Elle se tourna vers lui
en ouvrant de grands yeux outrés.
- Toi et tes
conneries !
- Ben, qu'est-ce que
j'ai dit ?
Le reste de la soirée ne
présenta pas d'intérêt particulier. Vertu ne sembla pas spécialement disposée à
s'amuser, et tentait de dissimuler sa nervosité sans y parvenir. Ils traînèrent
encore un peu dans les coulisses du Palais, puis revinrent dans la Salle de Bal
pour danser un peu et boire quelques verres. Xyixiant'h était fort occupée à
papillonner de petit groupe en petit groupe, riant à telle plaisanterie,
s'étonnant de telle tenue, flattant à droite et à gauche, et recevant à son
tour mille compliments. La soirée était déjà fort avancée lorsque Marken fit sa réapparition,
ayant manifestement trouvé à boire et à se quereller, et nos héros fatigués
jugèrent qu'il était temps de rentrer. Morgoth alla donc trouver son elfe, lui
glissa un mot à l'oreille, elle s'excusa alors auprès des convives qui
faisaient cercle autour d'elle. L'aura de splendeur qui l'entourait, et qui
avait bien pâli depuis son apparition dans la salle, se dissipa soudain comme
un rêve. Elle était toujours belle, certes, mais normalement belle.
Les étoiles étaient splendides. En retournant à la Maruste,
marchant dans les rues dont la boue et le pavé avaient gelé, ils eurent tout
loisir de les admirer. Il régnait un silence étonnant, et une fois qu'ils se
furent éloignés des beaux quartiers, ils ne croisèrent plus âme qui vive.
Voleurs et assassins étaient partis se coucher, les chiens errants avaient tous
trouvé un asile quelconque. La fatigue et le froid n'incitaient pas à la
confidence, aussi gardèrent-ils le silence. Ils parvinrent sans encombre à leur
auberge, et voyant que Sparkan l'aubergiste était moyennement disposé à leur
servir une boisson chaude, ils montèrent se coucher. Vertu fit une dernière
recommandation :
- C'est demain soir que l'épreuve aura lieu, aussi il est
inutile que nous nous levions de trop bonne heure. Reposez-vous autant qu'il
vous plaira, nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve. Bonne nuit, mes
compagnons.
Ils se quittèrent sur ces mots et regagnèrent chacun sa
couche.
10 ) La veillée d'armes
Mais Morgoth avait le sommeil léger en ce moment, et c'est
peu après le lever du soleil qu'il s'éveilla, le cœur battant. C'était donc le
jour de l'épreuve. Il se leva avec d'infinies précautions pour éviter de
réveiller sa compagne, et descendit dans la salle. Il avait constaté qu'après
avoir bu une tisane d'herbes amères appelée « Khwar », il avait
certes envie de vomir, mais surtout son esprit était plus aiguisé, plus apte à
se concentrer sur une tâche précise. C'était fort utile, car il comptait bien
mettre la matinée à profit pour préparer quelques sortilèges soigneusement
choisis, en vue de l'aventure qui l'attendait. Donc, parmi les clients qui
s'attardaient au Chamois Sautillant, il commanda son breuvage.
- Et voici jeune homme, de quoi vous réveiller un mort !
- Merci Sparkan (ne dormait-il donc jamais cet aubergiste,
se demanda Morgoth). J'en ai grand besoin, car je pars à l'aventure ce
soir !
- Ah oui, c'est ce que m'a dit votre amie tout à l'heure.
- Mon amie ? Vertu ?
- Oui, levée avant les poules.
- Ah tiens, c'est curieux. Elle est remontée ?
- Oh, mais vous savez, je n'ai pas l'habitude de vérifier
les allées et venues de mes clients. Je crois cependant qu'elle est sortie.
Dans sa tenue noire, là, avec un capuchon.
- C'est étrange. Je me demande où elle a bien pu aller.
- Dans le quartier des temples.
- Ah ?
- Enfin, je dis ça, c'est parce qu'un de mes fournisseurs
qui est passé tout à l'heure y a croisé quelqu'un correspondant à la
description.
- Ouiiii... bien sûr. Et je suppose que vous n'avez aucune
idée de ce qu'elle allait faire dans ce quartier non ?
- Aucune. Toutefois on m'a dit qu'elle tournait autour du
temple de Hima.
- Hima ? Diable, j'ignorais qu'il y avait un temple de
Hima à Banvars.
- Il n'y en a plus, depuis qu'il a été incendié sur ordre du
roi Pilastre V, mon père avait votre âge à l'époque, ça ne nous rajeunit pas.
Les ruines ont encore de l'allure cependant, et personne n'a encore osé les
raser pour bâtir dessus. Le culte de Hima est interdit à Misène, le
saviez-vous ?
- Je l'ignorais.
- Cela dit, diverses personnes que j'ai pu entendre au cours
de leurs beuveries, ont parlé devant moi d'un culte secret, plus ou moins, qui
se perpétuerait dans les catacombes situées sous le temple. Il y aurait, à ce
qu'on dit encore, un passage menant à ce temple secret dissimulé dans un lavoir
désaffecté, pas très loin.
- Ah oui ?
- Mais ça me fait penser, votre amie, à ce qu'on m'a dit,
serait entré dans un lavoir du quartier. Et elle n'en est pas ressortie. C'est
curieux non ?
- Tout à fait. Je vous mets un gros pourboire je
suppose ?
- Ma foi, ce serait civil.
Il lui versa quelques ducats. Ah, se dit-il, douce Vertu,
que diable fais-tu donc dans notre dos ? Les mots de Mark, la veille, lui
revenaient maintenant en mémoire. Bien sûr, il se doutait depuis un bon moment
que la filoute expérimentée qui l'avait recueilli à Galleda alors qu'il était
aux abois ne l'avait pas fait par pure bonté d'âme. Il la savait depuis
longtemps prompte à sortir la dague, et il fallait lui rendre cette justice,
elle ne faisait nullement mystère de sa philosophie. Mais la discussion qu'il
avait eue avec celui qu'il croyait être l'ami intime de la voleuse avait, en
quelque sorte, rendue cohérente la vision qu'il avait d'elle. Oui, il devrait
s'en méfier. De Mark aussi d'ailleurs, car tout paladin qu'il était maintenant,
il n'avait visiblement rien perdu de ses manières de rustre, ni de ses
penchants pour la violence. Peut-être faudrait-il qu'il remonte dans sa
chambre, qu'il prenne Xyixiant'h par la main, et que tous deux fuient au loin
pour s'établir et pratiquer un honnête métier. Après tout, ils en avaient
largement la faculté. Oui, mais Xy ? Parviendrait-il jamais à lui rendre
sa mémoire perdue ? Parviendrait-il à venger ses maîtres et ses
compagnons ? Au fond, souhaitait-il vraiment les venger, ou alors
n'était-ce pas plutôt un prétexte pratique pour partir à nouveau à l'aventure ?
Il se rendit compte à ce moment qu'il n'avait aucune
intention d'abandonner ses indignes compagnons. Il était aventurier, il
resterait avec eux jusqu'à ce que le mystère soit résolu, le bien triomphant et
l'architecte du mal terrassé. Ainsi devaient se dérouler les choses.
Au fond du lavoir, un porteur de torche pouvait voir une
grille de fer rouillé, dont toutefois les gonds étaient entretenus avec soin.
Plus loin, un large escalier voûté menait à une salle circulaire autour d'un
large bassin. Cinq arches aveugles, qui pouvaient être des portes murées,
étaient disposées autour du bassin. Une seule renfermait un passage secret. Il
n'était pas difficile de la trouver d'ailleurs, un panonceau apposé au-dessus
annonçait :