Asp Explorer présente


Morgoth VII
Nous voici au coeur de l'hiver, et la compagnie se sépare. On apprendra ici tout de la merveilleuse civilisation des nains et sur leur reproduction, un peu aussi sur les dragons, et je vous exposerai ce que je pense des médecins et des montagnards. Nous aurons aussi quelques chansons.


ONCE MORE, WITH TETINE



   1 ) Arrêtons-nous cinq minutes pour faire le point
   

   Les elfes l'appelaient Cahlandathil, le Joyau au Coeur des Ténèbres, pour les nains, ses légitimes occupants, c'était B'rszon Herk, la Mère du Sud, pour les humains qui commerçaient avec elle, c'était simplement Dalong Nabong, la mine des nains. Et pour les gobelins, lorsqu'ils n'étaient pas à portée des oreilles des nains, c'était la Noria, ainsi appelée parce que selon eux, un grand nombre d'ânes bâtés s'y activaient en permanence. La cité prospérait en exploitant un filon de mithrouille, une variété inférieure de mithril - une variété qui rouille. La cité vivait du mithrouille. Toute la cité, et uniquement du mithrouille. On disait que par une étrange malédiction qui flottait dans les vallées profondes bordant les entrées de cette cité souterraine, quiconque mettait cette allégation en doute, fut-ce indirectement ou par mégarde, risquait fort d'avoir dans l'heure un accident, comme par exemple se fendre accidentellement la tête sur une hache, ou se pendre accidentellement à l'arbre le plus proche, ou bien rater accidentellement son initiation au benji-sans-élastique depuis le Pont-du-Diable (celui qui surplombe le Gouffre-Hurlant-Dont-Le-Fond-Hérissé-De-Rochers-Pointus-Ne-Vit-Jamais-Le-Jour), ou encore se noyer accidentellement en se baignant dans les eaux noires et glacées du Mahergel'Hnosh Bruzdûr (ce qui en langue naine signifie "le lac noir et glacé plein d'étrangers trop curieux") avec cent livres de ciment autour des pieds. Le montagnard à l'âme simple est souvent pétri de superstitions enfantines...

   Mais pour l'instant, nous étions encore à la surface. Observons le vaste continent du Nord, dit Klisto, et qui le barre en deux, la chaîne du Portolan, dont les cimes acérées sciaient un ciel d'hiver gris de cendre, bourrelé de lourds nuages aux courses nerveuses. La neige avait cessé pour un temps de balayer la corniche étroite qui serpentait à mi-pente d'une immense falaise, rogaton d'une route tracée jadis par une race de titans pour relier deux de leurs cités dont les souvenirs s'étaient à jamais éteints. Rares étaient ceux qui empruntaient la route à la belle saison, et seule la folie ou quelque impérieuse nécessité pouvait pousser des hommes à fréquenter ces lieux au coeur même des frimas. Ils étaient pourtant neuf ce jour là à défier les dieux, neuf aventuriers, comme en témoignaient leurs allures disparates et leurs armes hétéroclites.

   Ouvrait la marche Piété Legris, cheveu noir et peau bronzée, doté malgré son jeune âge d'une robuste constitution que l'on ne trouve habituellement que chez les hommes dans la force de l'âge. Ses yeux perçants scrutaient les parois alentour, ainsi que la piste mince et glissante dont le manteau de neige et de glace pouvait en un instant coûter la vie au randonneur étourdi.
   Le suivait Ghibli, fils de Grouïn, personnage qu'un observateur distrait aurait pu décrire comme voûté, mais qui à y regarder de plus près appartenait au noble et ancien peuple des nains. Sa barbe rousse, tressée et ornée avec soin de bagues d'argent témoignait de son attachement aux coutumes ancestrales de sa race, coutumes que nous aurons l'occasion d'étudier plus en détail dans la suite de ce récit. Il ne bougonnait ni ne rouspétait, ni ne se plaignait en aucune façon, il s'abstenait d'entonner des chansons vulgaires, bref, pour quiconque était familier de la psychologie naine, il était évident que son humeur était bien sombre.
   Derrière lui venait Marken-Willnar Von Drakenströhm, un étrange paladin à l'armure noire, point encore à l'âge où l'on décline, au physique typique des gens de Khneb, c'est à dire grand et fort, blond, au visage carré. Il s'était défait de son paquetage au détriment de ses compagnons car il devait porter sur son dos, et sous sa cape de fourrure, un fardeau précieux.
   Il s'agissait de Xyixiant'h, créature ayant tout d'une prêtresse elfe. Son visage de madone Florentine, dont la beauté aurait été un prétexte tout à fait recevable pour déclencher une guerre (ce qui avait d'ailleurs été le cas, mais là n'est pas le propos de notre récit), était pour l'instant grisâtre et plongé dans un sommeil fiévreux.
   Morgoth, sorcier longiligne et juvénile, les suivait de peu, et l'inquiétude qu'il éprouvait au sujet de sa compagne le distrayait du froid et de l'épuisement. Maint questions se bousculaient dans sa tête depuis des jours et des jours que leur pénible marche s'éternisait, et il ne trouvait ni réponse ni réconfort auprès de ses compagnons.
   Clibanios, le barde squelettique, lui emboîtait le pas. Simplement vêtu d'une cape de lin il progressait avec une régularité de métronome, le cliquètement de ses articulations battant la mesure. Les rigueurs du climat ne le concernaient guère, le vent sifflant entre ses côtes éburnéennes sans s'y accrocher ni y causer le moindre dommage. A quoi occupait-il donc ses pensées, le troubadour défunt ? Le mystère restera entier.
   Un autre mystère était celui du commandant Monastorio, le sombre Malachien à l'origine de la quête. Un peu plus petit et un peu plus épais que Morgoth, il avait le physique d'un guerrier, et bien qu'il répugnât à l'admettre pour quelque raison, il n'était pas maladroit au maniement de l'espèce de bâton-lance qui était son arme, et dont il ne laissait personne approcher.
   Restons parmi les maîtres en cachotteries, et voyons Vertu Lancyent, la voleuse qui tenait lieu de chef à notre coterie. Les quelques rides d'amertume posées au coin de ses lèvres, premier signe de l'âge, étaient bien le dernier de ses soucis, toute occupée qu'elle était à mener à son terme cette aventure qui jusqu'à présent leur avait apporté bien des souffrances et aucun profit.
   Enfin venait Sarlander, l'elfe amateur de culture naine, maniant la hache plutôt que l'arc - auquel il était fort médiocre. Bien que de constitution solide, exceptionnellement selon les critères de sa race, il faisait montre dans ses manières et sa conversation d'une douceur bien digne des éléments les plus éminents de son noble peuple. Son visage beau et franc, ainsi que ses cheveux d'or, lui assuraient les faveurs des femmes partout où il passait, ce en quoi la nature était mal faite.

   La raison qui poussait nos neuf aventuriers à arpenter le pire endroit du monde pour affronter les pires tempêtes de l'hiver ne brillait certes pas par son originalité, puisqu'il s'agissait d'un anneau maléfique. La reine des elfes avait confié à la Compagnie du Gonfanon - il leur semblait que c'était il y a des siècles - la tâche difficile de retrouver l'Anneau d'Anéantissement, cet artéfact antique autant que maudit qui avait semble-t-il émergé de son oubli millénaire voici plusieurs années, exhumé par quelque mystérieux sorcier.
   Assiégés par neuf cavaliers noirs dotés de terribles pouvoirs de destruction, les Khazbûrns, ils avaient dû fuir Sandunalsalennar, la cité des elfes, par les souterrains. A l'issue du donjon, ils avaient eu la mauvaise surprise de rencontrer l'un de ces redoutables guerriers, et l'avaient défait à grand peine, prenant sur son cadavre ses armes ainsi qu'un mystérieux anneau de jade.
   Ils avaient par la suite chevauché à travers les contrées neigeuses et, déjà, les montagnes du Portolan, jusqu'à la cité de Baentcher, où après maint aventures violentes, ils apprirent d'une pythonisse vampire que leurs pas devaient les mener à la cité de Jhor, dans le royaume de Gunt, et que l'anneau de jade était l'une des neuf parties de l'Anneau d'Anéantissement, fractionné par un procédé et dans un but qui leur échappaient. Incidemment, ils avaient aussi accepté une mission devant les mener jusqu'à Jhor, confiée par l'ambassadeur de Gunt à Baentcher, consistant à délivrer l'archimage Athanazagorias Dumblefoot retenu prisonnier dans sa propre forteresse par des traîtres adeptes de Naong, le dieu de la tyrannie, et auxquels semblaient liés les Khazbûrns. L'affaire, déjà peu claire, se compliqua encore lorsqu'une vieille ennemie de Vertu se piqua soudain de l'occire, et avec elle ses compagnons, ce qui précipita leur départ.
   Accessoirement, il advint aussi que Xyixiant'h se révéla être un dragon. Mettons nous d'accord sur les termes, il ne s'agissait pas du tout d'un soldat portant cuirasse, mais bel et bien d'une sorte de gros lézard volant. Et sa faculté à voler avait d'ailleurs été bien utile lors de la fuite de la Compagnie, qui s'était effectuée à tire d'aile.
   Hélas, ils n'étaient pas allés bien loin. Ils avaient voleté ainsi une bonne partie de la matinée, transis de froid mais émerveillés par le paysage nordique qui défilait sous eux et le Portolan qu'ils laissaient sur leur gauche, mais aux alentours du piètre midi qu'autorisait la saison, Xyixiant'h donna des signes de faiblesse et se dirigea vers une prairie enneigée, non loin de la petite ville de Hamedin, pour s'y poser. De là, ils avaient dû poursuivre leur route à pied dans les chemins de moyenne montagne, croisant peu de monde car à cette époque de l'année le paysan n'a rien à faire dans les champs, s'arrêtant dans les granges abandonnées, les abris de berger et les quelques hameaux trouvés sur la route. Ils avaient tout d'abord attribué le mauvais état de leur prêtresse à la blessure qu'elle avait subie lors de la fuite, mais bien qu'il n'en restât aucune trace sur son corps frêle, elle dépérissait de jour en jour, jusqu'à devenir incapable de marcher. Elle était maintenant plongée dans une torpeur inquiétante.
   Malgré ces difficultés, ils espéraient bien franchir le Portolan par la passe de Noral'Chor, située encore à quelque distance, pour arriver au pays de Gunt avant le printemps. Le destin allait en décider autrement.

   
2 ) Le riant hameau de Bramentombes
   

   La nuit tombait vite en cette saison, et elle était précisément en train de ce faire lorsque nos héros parvinrent à une sorte de planche horizontale qui dépassait du tapis neigeux. Le vent avait joué tout autour, creusant une élégante dépression devant et déposant un remblais derrière, mais personne n'était d'humeur à en admirer la courbure jolie. Balayant la poudre blanche du plat de sa botte, Piété découvrit ce qui s'avéra être le sommet d'une pancarte de bois, large comme deux hommes et solidement arrimée à deux poteaux de chêne, et qui proclamait avec une improbable fierté :

   
BRAMENTOMBES
   
-oOo-
   65 habitants
   
(sans compter les femmes et étrangers)
   
et 240 chèvres !
   -oOo-
   Ici on n'aime pas les étrangers
   -oOo-
   
Ami, je suis retenu ici contre mon gré
   par ces dégénérés, et c'est sous la contrainte
   que j'écris ces lignes. S'ils ne m'ont pas encore
   dévoré, par pitié, venez-moi en aide !
   

   
Ils crurent tout d'abord que par caprice, un plaisantin avait disposé cette étrange profession de foi en plein désert, mais en considérant l'espace pentu et dégagé qui s'étendait devant eux, ils purent déceler des signes d'activité humaine. C'est que même avec le nez dessus, le village en question était difficilement visible, non qu'il fut intentionnellement dissimulé aux visées de ses ennemis (il est difficile de concevoir un tel état de misère que des bandits en soient réduit à piller d'aussi pauvres contrées), mais parce que l'habitat local se composait de chaumines basses aux murs épais et aux toits presque plats, et lorsqu'un épais manteau de neige se déposait sur la campagne, on n'en voyait émerger que des bosses éparses que l'on aurait pu croire dues au relief naturel. Des paysans en guenilles (épaisses, les guenilles) vaquaient à leurs occupations, qui se bornaient visiblement à récupérer des branches dans le bois en contrebas afin d'alimenter les foyers.
    Vertu avisa l'un de ces pauvres diables et le héla en ces termes :
   - Holà, beau sire, à voir votre mine, vous devez être le seigneur de ces riantes contrées, n'est-il pas ?
   Avec son visage deux fois trop long terminé par une barbe clairsemée et hirsute, son nez cassé et ses yeux singulièrement proéminents, il présentait tous les signes du crétinisme montagnard. Il observa Vertu, puis les autres compagnons, puis encore Vertu, puis lâcha soudain son fardeau forestier et s'écria :
   - Aaaaaaahhh
   Et ce n'est que lorsqu'il eut fini de pousser son cri qu'il s'en fut à toutes jambes, sans doute parce que son système nerveux rudimentaire ne lui permettait pas de mener de front deux activités aussi complexes. Nos héros ne s'en offusquèrent pas, et allèrent quérir l'avis d'un autre citoyen de Bramentombes au sexe indéterminé, qui semblait plus gras et plus vieux que le précédent, et qui était bossu. Il désigna un monticule un peu plus haut que les autres de la main gauche (car de la droite il tentait maladroitement de se protéger des coups qu'on aurait pu porter à sa tête) et poussa des "hin hin hiiiin" très expressifs.
   - C'est sans doute la demeure de l'autorité du village, supposa Vertu en s'abstenant charitablement de tout autre commentaire. Allons nous annoncer.
   Ainsi firent-ils. Elle toqua à la minuscule porte de la demeure enfouie, qui aussitôt s'ouvrit. Le personnage qui s'y encadra était fort contrefait. Il était grand, bien que tordu par quelque maladie d'enfance, portait un goitre d'un impressionnant gabarit, un strabisme digne d'un caméléon dont il avait aussi la langue pendante et la variété de coloris cutanés, et encore ce grand menton et ce nez proéminent du premier spécimen. Il tenait à la main un couteau, mais n'avait pas vraiment l'air de savoir s'en servir pour autre chose que pour couper le saucisson (et encore n'aurait-il sans doute pas fait carrière dans la restauration avec un tel bagage).
   - Hin ?
   - Bonjour, monseigneur. Ai-je l'honneur de parler au sire de ce royaume, ou bien à son noble bourgmestre ?
   Il considéra assez longuement Vertu, et toutes sortes de pensées et d'émotions se peignirent de façon très clairement lisibles sur les traits grossiers de son visage. Une intense réflexion lui permit de se remettre en mémoire ce qu'il savait de l'art du langage, et proclama avec quelque hésitation :
   - Ici, on aime pas les étrangers.
   - Voilà une bien compréhensible prévention, et je retrouve là toute la prévoyance des gens de la montagne. Mais nous ne sommes que d'honnêtes aventuriers perdus dans vos contrées, et nous cherchons désespérément un gîte où passer la nuit, étant bien entendu, puissant monarque, que nous quitterons vos terres dès que demain.
   - Ici, on aime pas les étrangers, étrangers.
   - Etant entendu aussi, cela va de soi, que nous vous dédommagerons largement des frais engagés pour nous loger et nous nourrir, c'est la moindre des choses. Vous aimez peut-être l'or des étrangers ?
   - Ici, les étrangers, ben, on les aime pas.
   - A défaut d'aimer l'or des étrangers, que pensez-vous de l'acier des étrangers ?
   L'indigène allait répondre par une cinglante répartie de son cru (sachant que pour lui, l'art oratoire se résumait aux diverses manières de disposer le nom "étranger", le verbe "aimer" et une négation dans une même phrase) quand l'un de ses yeux fut attiré par la main de la voleuse, qu'elle venait de poser sur le pommeau de son épée. Par quelque association d'idée remarquable reliée à un reliquat d'instinct de conservation, il lui vint fugacement à l'esprit un concept se rapprochant assez de ce que les gens normaux appellent la peur, ce qui le poussa à varier quelque peu son répertoire.
   - Bienvenue à Bramentombes. Etrangers.

   Le logis était humble, mais guère propret. Si le terme "pittoresque" appliqué à l'habitat paysan désigne un taudis humide chauffé par la proximité du bétail logé à côté, alors celui-ci l'était en tout point, pittoresque. La famille du grand gars, dont le seul nom était apparemment "Halobs", se composait d'une demi-douzaines d'individus à son image, qui semblaient entretenir entre eux des relations compliquées de dominance et de sujétion uniquement régies par des taloches, des postures pré-taloches et des échanges verbaux employant un vocabulaire d'une dizaine de mots différents, et nous nous serions fait une joie de les étudier plus en détail si tel avait été un tant soit peu le propos de notre récit. Ils partagèrent la pitance des gueux, et se trouvèrent fort heureux d'avoir dépassé le stade de la fatigue et du froid où l'on fait encore attention à ce que l'on a dans son assiette. Même Xyixiant'h parut prendre quelques couleurs et mangea un peu.
   - Ces gentlemen ne me font pas l'effet d'être d'une grande finesse d'esprit, fit remarquer Monastorio d'un ton léger, une fois qu'il se fut assuré que les péquenots ne risquaient pas de le comprendre.
   - C'est souvent le cas dans les contrées alpestres, expliqua Vertu. Certains érudits tiennent pour acquis que les mers et océans exhalent en permanence une essence particulière qui se mêle à l'air que nous respirons, et qui est indispensable à la croissance harmonieuse d'un homme ou d'une femme. De très petites quantités sont requises, mais elles sont absolument nécessaires. Or ici, dans ces pays reculés de tout, ces airs bénéfiques ne viennent jamais flatter les narines de ces gens, qui du coup se crétinifient. Voyez à l'occasion, mais ne regardez pas avec trop d'insistance, la protubérance disgracieuse sous leurs cous, c'est la marque indubitable de ce manque, à en croire les médecins. Mais pour ma part, je pense plus simplement que ces gens qui nous hébergent si gentiment sont victimes du faciès caprin des alpages, une forme de dégénérescence que l'on retrouve assez fréquemment parmi les populations ayant une trop grande promiscuité avec les troupeaux de chèvres, et dont je préfère ne pas évoquer l'origine.
   - Les pauvres gens ! S'écria Piété avec de sincères accents de commisération. Ne peut-on rien faire pour eux ?
   - Hélas, ces malheureux sont à jamais privés d'utilité pour le monde. Nous sommes sans doute les premières personnes dignes de ce nom qui les visitent depuis des mois, des années peut-être ! Si ça se fait, ils ignorent l'usage de l'or, même le percepteur doit éviter cet endroit, pour autant qu'il se trouve dans la région un roi pour étendre ici sa souveraineté.
   - Mais si l'endroit est néfaste à l'homme, ne peut-on pas les déplacer pour les installer ailleurs ?
   - Et que feraient-ils ailleurs de mieux qu'ici ? Connaîtrais-tu un genre d'emploi utile à la société qui ne nécessiterait ni vigueur du corps ni souplesse de l'esprit (1) ? Non, je te le dis, le mieux est de laisser cette race s'éteindre d'elle-même.
   Ils devisèrent encore un petit moment puis, sans trop faire attention à leurs hôtes, ils s'endormirent à même le sol de la pièce commune, qui n'avait d'autre mobilier que les reliefs des repas précédents.

   On dit des elfes qu'entre autres facultés, ils ont le pied léger et peuvent se déplacer sans faire le moindre bruit. C'est ainsi que Xyixiant'h, qui n'était pas réellement une elfe mais en avait tous les attributs, put se glisser hors de l'étable sans se faire remarquer. Elle sortit dans la nuit qui était particulièrement silencieuse et glaciale. Il n'y avait ni vent ni nuage, pas même un croissant de lune, les étoiles seules éclairaient encore le misérable hameau réduit à un ramassis de monticules neigeux aux formes étranges éparpillés au fond de la vallée. Les pointes triangulaires des montagnes paraissaient si nettes que l'on aurait pu les toucher rien qu'en tendant la main, tant l'air était dépourvu d'humidité, de vie. Aucun animal, à cette altitude et en cette saison, ne trouvait matière à pousser un quelconque cri, aussi le crissement de ses petits pas quand elle faisait craquer la couche de neige congelée lui parut capable de résonner à des lieues. Elle avait souvent imaginé ce moment, et en fin de compte, le climat était tout à fait approprié à la circonstance. Depuis des éons, un seul et unique projet avait été son obsession permanente. Sur une durée humainement inconcevable, elle avait ourdi des plans si complexes qu'elle en avait souvent perdu le fil, elle s'était compromise dans des complots qui maintenant lui faisaient honte. Elle eut une sorte d'amer sourire intérieur, forme d'ironie propre aux dragons, à l'idée que jamais sans doute une entreprise de si longue haleine n'avait connu un échec aussi total. Peut-être ce douteux titre de gloire la ferait-elle accéder à une peu flatteuse postérité ?
   - Alors, où cours-tu donc comme ça ?
   C'est Mark qui la surprit ainsi en pleine fuite. Elle sursauta mais se reprit bien vite. Il vint à elle, émergeant de derrière un rocher. Y montait-il la garde, avait-il eu du mal à trouver le sommeil, ou bien quelque besoin plus trivial l'avait-il entraîné ici à cette heure ? Peu importait, il y était.
   - Tu vas mieux on dirait, assez bien en tout cas pour entreprendre une petite randonnée nocturne, avec épée, bouclier et armure.
   - Oui, il y a un petit mieux, merci.
   - Et donc, tu partais...
   - Oui, je partais.
   - Où donc ?
   - Loin.
   - Dois-je comprendre que tu songeais à nous fausser compagnie ?
   - Oui.
   - Et tu comptais revenir ?
   - Non.
   - Ah. Et tu croyais vraiment que j'aillais te laisser filer comme ça, sans explication ?
   - Oui. Tu veux m'en empêcher ? Ah mais oui, j'oubliais, tu mesures deux têtes de plus que moi et tu pèses deux fois mon poids.
   - Hum, je vois que la santé t'est revenue. Et supposons que j'ameute les compagnons, comme ça, pour voir ce qu'ils en pensent.
   - Tu ne ferais pas ça, n'est-ce pas ?
   Ce fut si soudain que malgré son âge mûr et son expérience de la vie, les défenses du Chevalier Noir furent submergées en un instant. Le visage blanc de l'elfe, ses immenses yeux verts, ses lèvres pourpres semblèrent occuper tout l'espace, se confondre avec l'univers, et aussitôt, il perdit pied, sa volonté se dissolut dans une ouate confortable, et toute envie de lutter le quitta.
   - C'est bien, rentre auprès des autres maintenant, il est tard et il fait froid. Et demain, dis à Morgoth...
   - Oui ?
   - Dis-lui... tu trouveras bien quelque chose. Adieu, Mark.
   Et elle disparut dans les champs de neige, du pas décidé de quelqu'un qui a longuement songé à sa route.

   
3 ) Adieux et fibules
   

   - Comment ça elle est partie ?
   Les autres s'étaient réveillés tard, car personne n'avait emporté de réveil-matin et les coqs du village avaient le bon sens de ne pas quitter leurs poulaillers en cette saison, et Cisco, la maîtresse de maison, n'avait jamais entendu parler de cette légende comme quoi à la campagne, on se lève tôt pour aller au travail. Il leur avait fallu un bon moment pour s'apercevoir de l'absence de leur prêtresse, et Morgoth était bien sûr le plus alarmé.
   - En agitant ses petites jambes de façon asynchrone, de manière à avancer.
   - Et tu n'as pas cherché à la retenir ?
   - Je t'ai dit qu'elle m'avait lancé un charme, tu devrais savoir ce que c'est, non ? Et puis de toute manière, seul contre un dragon, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire.
   - Cuisse alerte et oeil vif, coeur franc et généreux,
   Splendide il s'en allait au devant des païens
   Châtiant de l'épée les suppôts du malin
   C'était Marken le Grand, paladin valeureux.
   Il honorait Hegan, le droit et l'ombrageux,
   Et en tous lieux louait son protecteur divin,
   Mais avant tout c'était un chaleureux copain,
   C'était Marken le Grand, le paladin joyeux.
   Il avait bon visage et caractère heureux,
   Fort et dur à la tâche, habile de ses mains,
   Besognant tard le soir, levé tôt le matin,
   C'était Marken le Grand, paladin courageux.
   Sa voix mâle et puissante ravivait les peureux,
   Toujours en première ligne, escognant le vilain,
   Au coeur de la bataille, c'était un gros bourrin,
   Ce paladin glorieux, c'était Marken le preux.

   - Mais c'est qu'il se fout de ma gueule, le sac d'os ! Tu ne penses pas qu'il est un peu déplacé de critiquer un paladin de Hegan quand on est mort-vivant ?
   - Considérez céans cette caverne obscure,
   Qui requiert sans tarder une illumination.
   Vos conseils y seront bienvenus, j'en suis sûr,
   Portez-y promptement vos préconisations.
   
- Attends que je te...
   - Oh, c'est fini vos singeries ? Par où est-elle partie ? Tu as bien vu la direction qu'elle a prise ?
   - Elle a descendu vers les bois, je suppose qu'elle voulait emprunter l'espèce de passage encaissé, de l'autre côté de la vallée. Mais pour aller où, ça...
   - La pauvre, elle va mourir de froid en route... Vite, il faut la rattraper.
   - Il est trop tard, Morgoth, il vaut mieux la laisser partir, lui conseilla Vertu.
   - Quoi ? Comment peux-tu imaginer que je la laisserai vadrouiller seule en plein hiver, comme ça, sans un mot ?
   - Je la comprends. Je pense qu'elle fait au mieux, même si elle aurait pu nous faire ses adieux avant de partir. Elle craignait sans doute que tu ne parviennes à la retenir.
   - A juste titre. Mais tu m'as l'air d'être mieux informée que nous là dessus, dis nous vite ce que tu sais ! Où est-elle partie, et pourquoi, et quel est cette maladie qui la ronge ?
   - C'est une maladie très commune, qui nous a été donnée à tous par nos mères le jour de notre naissance. Si ce que j'ai lu est vrai, les dragons mordorés jouissent d'un douteux privilège qu'ils partagent avec nous, celui de la mortalité. Elle a dû partir vers ce lieu mythique que la légende situe non loin d'ici, le cimetière des dragons, afin que d'y périr dans la dignité et la solitude, et tu serais bien inspiré de respecter ses voeux en la matière.
   - Comment ? Mais de quoi parles-tu, t'a-t-elle dit quelque chose que j'ignorerais ?
   - Non, elle ne m'a rien dit. Mais à Baentcher, lorsque j'ai appris ce qu'elle était en réalité (bien qu'à la vérité, je m'en doutais depuis un moment), je me suis rendue à la bibliothèque du Temple Noir pour compulser un ouvrage traitant des dragons, et en particulier des mordorés. On les dit folâtres, pacifiques et timorés, ce dernier point n'étant guère en rapport avec ce que nous savons de Xyixiant'h, mais je suppose que comme dans toutes les races, il y a des individualités. Ils sont supposés être les plus faibles des dragons, à âge équivalent, et leur croissance est plus lente. Puis un jour, ils ressentent en eux l'appel impérieux de la mort, et alors ils se dirigent vers ce lieu que j'ai évoqué. En ceci, ils diffèrent des autres dragons, qui ne trouvent la mort que dans le combat ou l'accident.
   - Tu ne m'en as rien dit ?
   - C'était son affaire, pas la mienne. Qui suis-je pour entraver ses desseins ?
   - Tu es le chef de son équipe, ton rôle est de veiller sur elle. Allons, nous n'avons que trop tardé, partons sur le champ la rejoindre.
   - Nous avons une mission, l'as-tu oublié ?
   - C'est bien le dernier de mes soucis. J'irai seul s'il le faut.
   - Alors ça, ça m'étonnerait.
   - Tu comptes m'en empêcher ?
   - Certainement. Et ne crois pas pouvoir lancer un de tes sortilèges avant que je ne t'assomme, je suis plus rapide que toi.
   - Oh, les menaces maintenant ! Et par quel stratagème comptes-tu me forcer à lancer mes sorts lorsqu'il faudra combattre ?
   Vertu et Morgoth s'observèrent un moment, les yeux dans les yeux. Elle vint rapidement à la conclusion qu'il était bien révolu, le temps où elle pouvait à bon compte lui imposer sa volonté. Non, bien sûr, il ne lui obéirait pas, et il avait raison de faire remarquer qu'elle n'avait aucun moyen de le contraindre.
   - Piété ! Fit-elle, impérieuse.
   - Oui ? Fit le jeune homme mal à l'aise.
   - Tu l'accompagneras.
   Sans un mot, ils coururent prendre leurs affaires, puis, bien que le temps pressât, ils se dirent adieu.
   - Quel genre d'homme abandonnerait sa bien-aimée à la mort ? Demanda Morgoth en guise de justification.
   - Pas le genre que je voudrais avoir pour ami, concéda Vertu.
   Elle embrassa les deux jeunes gens avec une ardeur dont elle était peu coutumière.
   - Soyez prudents et revenez vite.
   - Ta quête est vaine, magicien, lui dit Monastorio. Et noble aussi, ton histoire plairait aux gens de mon pays.
   - Pars au combat, ami sorcier,
   Affronter l'ennemi ultime,
   Ressors victorieux de l'abîme
   Aux côtés de ta bien-aimée.
   Ta quête est digne de chanson
   Comme l'a dit le Malachien,
   Mes conseils ne servent en rien,
   Mes voeux t'accompagneront donc.
   
- Pauvre Morgoth, lui dit Ghibli. Tout ça pour une elfe. Enfin, c'est de ton âge. Puissent les dieux nains vous protéger tous deux.
   - Et que Hegan étende son bienveillant bouclier au-dessus de vos têtes, leur dit Mark. Et toutes ces sortes de choses.
   - Puissent Sarmelial Jambancotton guider vos pas jusqu'à votre but, Nothoriniel Planquofond vous garder du danger et Sorolman Poulpemitaine vous prémunir contre le froid et le vent, leur souhaita Sarlander, ce qui leur apporta peu de réconfort car ils ne connaissaient aucunes de ces divinités elfiques. Et n'oubliez pas qu'en cas d'extrême urgence, vous pouvez nous appeler à l'aide de vos parloins. J'ignore si l'ennemi peut nous localiser à cette distance, aussi soyez prudents, mais gardez à l'esprit cette possibilité.
   - Oh, mais j'y songe, s'exclama Morgoth, j'ai ici quelque chose de plus efficace. Vous vous souvenez sans doute des ces broches de cuivre et d'argent que j'ai achetées au marché de Hamedin voici quelques jours.
   Il sortit de sa poche deux broches de peu de prix, grandes comme la moitié d'une paume de main, représentant une sorte pointe de flèche posée sur un ovale. Il s'en était procuré une poignée pour quelques sous à un commerçant insistant lors de leur dernière escale sur un marché civilisé.
   - Et sur lesquels tu as lancé des sortilèges divers et variés ? Demanda Vertu.
   - C'est ça. En fait, les parloins m'ont intrigué et j'en ai étudié le principe de fonctionnement. Je crois avoir bien compris comment nos ennemis nous épient, et il semble n'y avoir aucun moyen de les modifier pour s'en prémunir. Mais j'ai enchanté ces fibules de telle sorte qu'ils fassent office de parloin sans en avoir les inconvénients. Je n'ai eu le temps d'en enchanter que deux, mais c'est suffisant. Porte celle-ci sur ta poitrine, c'est du plus bel effet et ainsi nous pourrons rester en contact.
   - Comment cela marche-t-il ?
   - Par modulation de phase induite. J'utilise les troisième et cinquième sous-harmoniques du subespace...
   - Tu veux des baffes ?
   - Euh... Ah oui attends, je vais te montrer comment on s'en sert...

   Et lorsque ce fut fait, les deux aventuriers à peine entrés dans l'âge adulte quittèrent le hameau en direction de la combe lointaine qui les mènerait au cimetière des dragons. Puis, voyant qu'ils n'avaient plus rien à faire à Bramentombes, les six compagnons restants laissèrent une menue obole à la famille qui les avait accueillis à contrecoeur, ramassèrent leur baluchon et prirent sans regret le chemin du pays de Gunt.

   
4 ) Randonnée paisible dans les alpages enneigés
   

   - J'ai cru voir quelque chose bouger, dit soudain Sarlander. Juste là, derrière le talus.
   Cela faisait trois heures qu'ils marchaient et déjà la fatigue se faisait sentir. D'une part parce que la pente était forte, et d'autre part en raison du temps, qui s'était couvert, refroidi et considérablement ventifié. Après avoir longé une corniche dangereuse, ils venaient de déboucher dans un défilé coincé entre deux éboulis de pierraille semés de gros rochers, et c'est derrière l'un d'eux que l'elfe avait aperçu un mouvement.
   - Ah, enfin, répondit Vertu. J'avais cru un moment m'être trompée. Ne donnez pas trop l'impression de regarder, continuez votre route comme si de rien n'était mais gardez vos armes à portée de main.
   - Tu sais ce que c'est ?
   - Vous avez peut-être remarqué que lorsque nous avons quitté Bramentombes, nous n'avons pas croisé un seul des hommes du village, pas même celui qui nous avait hébergé. Comme ce ne sont certes pas les travaux des champs qui les tiennent éloignés du village en cette saison, j'en ai conclu qu'ils avaient décidé de nous précéder pour nous tendre une embuscade dans les montagnes, afin de nous occire et dépouiller. Si vous aviez fait attention, vous auriez remarqué les nombreuses traces qu'ils ont laissé derrière eux.
   - Ah, donc on va être attaqués.
   - Oui, ça nous donnera une occasion de nous réchauffer un peu.
   - Tu crois vraiment qu'ils se cachent là ? Demanda Ghibli en désignant d'un coup de barbe un hère mal fichu qui fit quelque pas avant d'être happé à couvert par la main d'un de ses congénères.
   - C'est sans doute leur manière de "se cacher". Je pense qu'ils ne vont pas trop tarder à "se découvrir".
   Effectivement, peu de temps après, un manant fit son apparition au milieu du chemin et, brandissant une hache de bûcheron - sans doute la meilleure arme du village - se mit à beugler des insanités dont le détail se perdit dans le hurlement du vent, pour autant qu'elles aient eu un sens. Ce pauvre diable, qu'ils n'avaient jamais vu auparavant, avait les yeux cagneux et les genoux chassieux, c'était dire s'il était contrefait ! Une troupe d'une vingtaine de brigands du même tonneau, répartis sur les deux versants, lui fit aussitôt écho, vociférant indistinctement menaces et malédictions. Puis, les plus courageux entreprirent de descendre de leurs perchoirs à l'incitation de leur chef, les autres ramassant des cailloux pour en bombarder les aventuriers.
   L'affaire fut vite torchée.
   Avant que quiconque n'ait eu le temps de voir ce qui se passait, Vertu avait tiré une flèche dans le front du meneur adverse, faisant éclater son crâne comme une noix de coco. Les pierres commençant à pleuvoir dru, nos combattants ne furent guère incités à la clémence, aussi se portèrent-ils au devant de leurs assaillants qu'ils fauchèrent sans difficulté, maculant la neige gelée de longues traînées de sang tiède. Les vrombissements jumeaux des haches de Sarlander et Ghibli emplirent l'air ténu d'une lugubre prière adressée à Niemh, dieu de la mort, qui fut grandement honoré ce matin-là. Les plus rapides des montagnards n'eurent que le temps d'esquisser un repli avant de périr de male mort, un fer enfoncé dans le dos, tandis que ceux qui étaient restés en retrait, incrédules devant l'ampleur et la rapidité du massacre, s'égayèrent en tous sens à grands renforts d'exclamations inarticulées.
   Toutefois, il arrive souvent que le destin capricieux se mêle d'un combat, fut-il gagné d'avance, c'est ce que l'on nomme "les hasards de la guerre". Ainsi, l'un des caillasseurs s'était enhardi et s'était juché sur un promontoire pour donner plus de portée à ses projectiles. Voyant la direction que prenait la bataille, il avait avec raison opté pour un repli en désordre, mais gêné par le vent et la géométrie accidentée de son poste de tir, il avait trébuché et s'était étalé de tout son long, projetant du même coup le roc qu'il comptait lancer, et qui décrivit une longue parabole avant de se briser sur un gros rocher cinq mètres plus bas. Or, l'un des fragments, gros comme la moitié d'un poing, avait fusé et frappé Vertu à la tempe. Elle s'écroula sans avoir eu le temps de souffrir, ensanglantée, parmi la confusion de la bataille.

   Il fallut attendre que le calme fut revenu pour que le reste de la Compagnie s'aperçut du drame. Mark se précipita, craignant que la mort n'ait sottement frappé sa vieille amie, mais lorsqu'il l'examina, il put constater que seul le cuir chevelu était lésé, et que le crâne de Vertu avait supporté le choc. Il rassura alors ses collègues inquiets, et la soigna en utilisant ses pouvoirs de paladin. La divine intervention de Hegan permit d'arrêter l'hémorragie, mais fut insuffisante à sortir l'aventurière de son coma.
   - On n'arrivera à rien de mieux ici, dit Mark. Et si le vent continue à forcir, on va geler sur place. Je reste ici avec Ghibli pour la protéger, vous trois, partez en avant et tâchez de nous trouver un abri, qu'on puisse au moins faire du feu.
   Clibanios, Sarlander et Monastorio opinèrent et partirent bien vite en éclaireur dans la direction dite.
   - Ne t'inquiète pas, ami nain, je sais que tu tiens beaucoup à Vertu, mais elle a la peau dure, je suis sûr qu'elle s'en sortira.
   - Ouais ouais, fous toi de ma gueule.
   - Allons, ne sois pas amer. Et puisque notre capitaine se retrouve blessée et réduite à l'impuissance, il est temps pour nous de prendre nos responsabilités, de nous comporter en compagnons dignes de ce nom et de justifier la confiance qu'elle a placée en nous, comme tout bon aventurier le ferait à notre place.
   - On lui fait les poches ?
   - Fouille son sac, je regarde ce qu'elle a sur elle.
   Et ils s'attelèrent à leur besogne coupable avec fébrilité, jetant de temps à autre des regards furtifs à la tueuse assoupie.
   - Oh, regarde, fit Ghibli en feignant l'émerveillement. Du petit linge en dentelle de Skalph, comme c'est mignon. Et une petite fiole, pleine d'un liquide huileux dont je préfère croire qu'il s'agit d'un parfum. Une sorte de gri-gri en pierre... bêh, c'est elfique. Je ne la savais pas superstitieuse, elle a donc tous les défauts de la terre... Oh, un journal... Alors, qu'est-ce qu'elle dit sur nous... Ben, c'est quoi ces pattes de mouche ?
   - Je suppose qu'elle écrit ça dans un code quelconque, pour éviter que des indiscrets ne puissent lire. J'ignore pour quelle raison, mais elle est parfois d'un naturel soupçonneux, tu sais. Bon, voyons voir le pourpoint aux merveilles... Tiens, qu'est-ce que c'est que ça ?
   - Vu ou t'as la main, c'est probablement un téton.
   - Nigaud de nain, j'ai trouvé deux belles gemmes. Regarde, de superbes émeraudes... Je me disais bien qu'elle devait cacher quelques babioles de ce genre dans ses poches. Et là... une sorte d'objet pointu, une lettre cachetée, sans doute compromettante pour quelqu'un qui a les moyens de payer... Tiens, une espèce de machin en métal... on dirait bien du fer. Ah !
   Il jeta l'objet à terre comme s'il s'était agi d'un scorpion endormi. C'était un cercle de fer forgé large comme une paume de main, noirci d'oxydation par endroit, d'une facture rugueuse et assez grossière. Un S était placé au centre, relié au pourtour par six pattes en lame de faux. Bien qu'il n'y eut jamais été confronté, Mark avait reconnu ce symbole synonyme de terreur dans toutes les contrées d'Occident.
   - Horreur, l'hexagramme de Nyshra !
   - Ah oui ? Fit le nain en levant un sourcil. Ah oui, tu as raison.
   - C'est le symbole des prêtres maudits de Nyshra, les Fils du Tigre !
   - Ben oui, je sais.
   - Les avocats de la vengeance, les bourreaux de l'apocalypse...
   - Effectivement, elle a dû voler ce symbole à l'un des prêtres, ce qui à mon avis n'est pas très malin. Mais je suppose qu'elle avait ses raisons. Ah merde, on dirait qu'elle s'agite. Vite, remballons tout avant qu'elle ne se réveille.
   Ce qu'ils firent. Et lorsque les trois éclaireurs revinrent, ils s'aperçurent avec satisfaction que Vertu était consciente, et qu'elle avait repris assez de force pour se tenir assise sans aide.

   
5 ) Au chaud
   

   Il était au Shegann un hardi troubadour
   Dextre au jeu de l'esprit comme à ceux de l'amour,
   Noble de caractère, insolent mais courtois,
   Ennemi d'un tyran, un assassin fait roi.
   Partout il le défiait, combattait chaque jour,
   Ses armes étaient les vers, les chansons et l'humour.
   Il méprisait si fort le monarque et ses lois
   Que celui-ci promit de le faire mettre en croix.
   Un puissant enchanteur, admirant son courage,
   Lui fit don d'un instrument propre à son ouvrage,
   C'est le luth que voici, le cadeau du bon mage.
   Les os d'un basilic servirent à sa façon,
   De sorte que, tout en rendant un joli son,
   Il ralentisse qui n'aime point ses chansons.
   Ainsi sans coup porter ni faire couler le sang,
   L'aède bien souvent sema ses poursuivants
   Laissés loin derrière lui, pieds lourds et bras ballants.
   Ce barde fut mon maître. Quand s'éteignit sa flamme,
   Vieux et considéré, entre ses fils et femmes,
   J'héritais de son bien, et Melki de son âme.
   
Clibanios fut grandement applaudi, car ça réchauffait les mains, et il tendit son luth à Sarlander afin qu'il entonne à son tour un air de son pays.
   Ce n'était sans doute pas la première fois que les villageois de Bramentombes tendaient une embuscade aux voyageurs de passage, car les brigands avaient aménagé un repaire non loin, au fond d'un défilé, ou plutôt d'une faille qui s'enfonçait dans la paroi de granit, large de cinq pas à son ouverture, et qui allait en se rétrécissant jusqu'à ne plus former qu'une fissure dans laquelle on avait peine à glisser la main. Un pan de roc qui s'était détaché du sommet voici dieu sait combien de siècles s'était retrouvé bloqué dans sa chute juste avant de heurter le lit rocheux, de telle sorte qu'il formait une sorte de toit naturel, que les malandrins avaient complété en entassant, sans grand talent architectural, des monticules branlants de pierres nues en guise de murs. De vagues paillasses, un feu de camp et quelques mauvais ustensiles ménagers constituaient le maigre confort de l'abri, qui valait mieux toutefois que de rester dehors. Réduits d'un tiers et à la disette, avec leur chef blessé de surcroît, les Compagnons du Gonfanon n'avaient pas lieu de se réjouir. Toutefois Mark veillait au moral des troupes, voici pourquoi elle les invita subtilement à faire une petite soirée chansons. Clibanios prêta bien volontiers son instrument à qui s'estimait capable d'en tirer trois notes, et bien vite, la muse dissipa les chagrins de la journée et les rires réchauffèrent les corps aussi efficacement que la flamme tremblante. Ainsi Sarlander, l'archer elfe, réjouit-il son auditoire d'airs légers et entraînant, que même Ghibli trouva à son goût.
   - Ah mais tu pousses gentiment la chansonnette, l'elfe ! Tu n'as ni la voix d'or de Xyixiant'h, ni l'esprit rimailleur de Clibanios, mais ton air est entraînant et tu l'interprètes d'une façon qui me plait bien. Tu devrais monter une troupe un jour, si le goût de l'aventure te passe !
   - Mais tu ne crois pas si bien dire, j'ai connu un petit succès jadis dans l'art lyrique, avec une formation de jeunes aèdes comme moi. C'était léger et sans prétention, nous nous sommes produits quelques temps de ci de là, apportant la joie à nos spectateurs grâce à nos chants, danses et costumes chamarrés. Mais c'était le bon temps, j'étais jeune alors et insouciant alors.
   - Superbe, et tu y faisais quoi au juste dans ce groupe ?
   - L'indien. Mais dis-moi Monastorio, quel est cette mine sombre sur ta figure ? Tiens, prends donc le luth, et fais-nous découvrir les airs de ton pays.
   - Mais enfin, je ne sais guère chanter, et voilà longtemps que je n'ai joué de la musique.
   - Donc, tu as su le faire un jour. Il est temps je crois de reprendre les bonnes habitudes, Malachien, sois donc brave et ne crains pas le ridicule, nous t'écoutons.
   - Soit, puisque tu insistes.
   Il plaqua aussitôt quelques accords rapides, simples mais parfaits, tout à la fois pleins de vie et tragiques, évocateurs des lointaines contrées ensoleillées de son enfance, de la chaude mer Malachienne aux rivages desquels il avait grandi, puis il se mit à chanter d'une voix forte et chaude qui surprit ses auditeurs.
   - Ay ay ay ay ay ay...
   La fientas de pihon...
   Ay ay ay ay ay ay ay ay ay ay...
   La fientas de pihon
   Tombas del azules
   Maculados el sombreros
   Io soy ridiculos
   Ay ay ay ay ay ay ay ay ay aaaaaaaaaay
   Olé
   
- Mais c'est splendide ! S'exclama Mark. Même sans comprendre les paroles, on sent dans ce chant la grande dignité d'un homme dans le malheur. De quoi cela parle-t-il au juste ?
   - Et bien jeune homme, c'est très exactement de ce que tu évoques, c'est un homme soudain souillé par un cruel destin, et qui se lamente sur sa fierté blessée...
   - Brr... frissonna Vertu. Vous ne trouvez pas qu'il fait bien froid tout à coup ?
   - C'est un phénomène naturel, expliqua Ghibli avec l'air du plus grand sérieux. Il est dû à la rotation du Soleil autour de la Terre, qui fait que lorsque le premier passe sous la seconde, il ne nous éclaire plus, ni ne nous réchauffe. J'ai cru observer que ça se produisait environ toutes les vingt-quatre heures dans la région, mais c'est un phénomène temporaire que les gens du coin, dans leur langage simple et pittoresque, appellent "la nuit".
   - Merci de ces précieuses informations.
   - A ton service, c'est un plaisir.
   - Non, dit Mark, Vertu a raison, le vent a forci tout d'un coup, et la température baisse trop vite.
   Monastorio s'était relevé soudain, comme frappé de terreur.
   - Entendez ce hurlement mêlé au vent, mes amis, tendez l'oreille et vous le distinguerez. J'espère avoir tort, mais je pense qu'il s'agit du seigneur de la montagne, l'insidieux meurtrier hivernal, hélas. Nombre d'histoires courent sur ces monstres dans les contrées montagneuses, toutes sont effroyables. A les en croire, nous sommes perdus !
   - Quelle est cette bête ?
   - C'est le plus ignoble, le plus sournois des prédateurs qui hantent ces montagnes. Maître des vents, il a coutume de geler ses proies à distance, il les fait mourir de froid et de terreur, impuissantes, et lorsqu'il se montre enfin, leur résistance est si affaiblie que cette lâche créature n'a aucun mal à en triompher, en un assaut brutal et impitoyable. A l'heure actuelle, il se tapit quelque part, accroché au flanc de la montagne, perché au sommet de la combe, ou peut-être même sur ce rocher qui nous abrite, épiant nos conversations, peut-être patrouille-t-il en volant dans la vallée, dissimulé derrière un tourbillon de neige, se riant de nous... Mais si nous parvenions à le débusquer, nous aurions bien du mal à en triompher, car même sans ses ruses, sa puissance est considérable.
   - Et quelle est donc cette créature qui t'effraie tant ?
   - Puisqu'il faut le nommer, c'est un dragon des glaces.
   - Oye.

   Compulsons, je vous prie, les Normes Donjonniques, troisième volume de la section tératologique, page quatre-vingt sept et suivantes. Tout d'abord, on s'aperçoit que ces pages ont les bords crasseux et usés, car elles ont été étudiées plus souvent qu'à leur tour. C'est curieux cette fixation que font les aventuriers sur les dragons. On apprend en tout cas, au sujet du dragon des glaces, qu'il est sensé être le plus faible de toutes les espèces de dragons. Tout ce qui est marqué dans les Normes est vrai, certes, et tous les aventuriers le savent bien, mais il arrive qu'elles omettent certains détails, que certaines précisions manquent. Pour reprendre l'exemple du dragon des glaces, certes, à âge égal et en rase campagne, il est inférieur, légèrement, à la plupart des autres dragons. Mais là, nous n'étions pas du tout en rase campagne, nous étions sur le terrain même du Grand Ver, et nos amis le savaient fort bien.

   - Mais avec un peu de chance, ce n'est que mon imagination, dit Monastorio d'un ton peu rassuré.
   Le vent porta à leurs oreilles un grondement sinistre, qui leur parut tout d'abord être un roulement de tonnerre étouffé par la distance, mais s'acheva dans une plainte aiguë, rappelant celle d'un chien quémandant sa pitance.
   - Je n'aime pas du tout ça, résuma Vertu, qui tournait et retournait vainement les données du problème dans sa tête.
   - Si seulement Morgoth était là...
   - On serait un de plus à se faire tuer, acheva le nain. Bon, ne bougez pas, messieurs de la Frousse, Ghibli fils-de-Grouïn va vous sortir d'ici à la manière naine.
   Il se dirigea vers le fond de l'abri étroit et, glissant sa main dans une anfractuosité que tout autre qu'un nain aurait pu croire naturelle, il se mit à actionner ses doigts, comme en témoignait l'agitation qui gagnait les tendons de ses avant-bras. Un cliquetis sinistre, assez semblable à celui que faisait Clibanios en courant, émana de l'intérieur même de la pierre, trahissant le fonctionnement d'un mécanisme interne. Puis, le nain s'arc-bouta sur la fissure, et devant les yeux incrédules de ses compagnons, l'élargit peu à peu, faisant rentrer un énorme bloc de granit rond à l'intérieur même de la montagne. Un orifice venait de s'ouvrir, bien assez large pour qu'un homme y puisse ramper, et Ghibli s'y faufila aussitôt, avec une aisance surprenante.
   Ses compagnons ne se firent pas prier pour l'y suivre, car malgré la peur de l'inconnu, ils préféraient de loin la fréquentation de la faune familière d'un donjon à l'hostilité de la haute montagne, en particulier si elle devait se manifester sous forme écailleuse.
   Ils rampèrent l'un après l'autre, enserrés de tous côtés dans une châsse de pierre, avant de déboucher dans une salle minuscule, un havre pas plus grand que l'abri qu'ils venaient de quitter, et dont même Ghibli pouvait toucher le plafond rien qu'en étendant la main. Un corridor en partait, s'enfonçant dans les tréfonds minéraux du Portolan, mais ils n'étaient pas d'humeur à en entamer l'exploration tout de suite. Après l'interminable et glaciale randonnée à flanc de précipice qui venait de les éprouver, l'atmosphère humide et à peine tiède de la grotte leur fit l'effet d'une jungle torride. Ghibli expliqua à ses amis, sans entrer dans les détails, qu'ils étaient à B'rszon Herk, un immense réseau de galeries qui courait sous les montagnes de la région, habité par une puissante nation de nains, et qu'il convenait d'être prudents car selon lui, lesdits nains étaient "bourrus" et "parfois un peu vifs". Pour que la chose ait choqué Ghibli, il fallait assurément que ce fussent de vraies brutes.
   Quoiqu'il en soit, ils étaient tous très fatigués, ils firent donc halte dans l'abri, halte qui se changea bientôt en bonne nuit de sommeil.

   Ghibli fut réveillé par une piqûre insistante sur ses fesses. Il y porta vivement la main, espérant chasser l'insecte importun, mais au lieu de cela, il trouva le fer d'une lance. Aussitôt il s'éveilla et alerta ses compagnons.
   Il y avait des nains. Des tas de nains. Les nains semblaient remplir tous les espaces disponibles dans l'angle de la petite pièce, et au bruit, il y en avait bien plus encore dans le corridor. Tous portaient de lourdes armures, des casques dont ne dépassaient que les barbes tressées avec un soin maniaque, ainsi que des haches de guerre ou, pour les plus efféminés, des marteaux de guerre, et aussi un grand nombre de petites mais puissantes arbalètes prêtes à l'emploi. Il y avait parmi eux un spécimen portant sur son casque un toupet fait d'une douzaine de longues plumes multicolores, et qui s'avança en faisant mine de défier les intrus. Le chef nain au visage congestionné se lança dans une série de grognements et de vociférations, accompagnées de grands mouvements des bras, d'autant plus impressionnants qu'il tenait une hache dans chaque main. Ghibli lui répondit dans le même sabir, lui hurlant et postillonnant au nez tout en brandissant sa propre arme. Ils se répondirent ainsi plusieurs minutes, les autres compagnons n'osant pas bouger car ils étaient sous la menace des nains particulièrement peu amicaux. Finalement, Ghibli vint expliquer.
   - J'ai expliqué notre situation à ce gentleman, et il est embêté car il voudrait bien nous rendre service, mais il a reçu consigne expresse du roi de ne laisser entrer personne.
   - Ah oui, c'est ennuyeux.
   - Nahulzagûrkh ! Ajouta le chef.
   - Ah oui, il a aussi ajouté qu'à B'rszon Herk, ils exploitaient un riche filon de mithrouille, et qu'ils étaient fiers d'en vivre.
   - Voilà qui nous fait une belle jambe. Comment on va faire maintenant, on a un dragon dehors ? Il faudrait qu'on trouve un terrain d'entente quelconque...
   - Rââââh ! Rugit soudain le chef nain, avant de poursuivre ses vitupérations sur un ton des plus violents. Ghibli lui répondit de même, avant d'expliquer.
   - Il jure sur ses ancêtres, dont les os mêlés à la terre sont si durs que la plus dure des pioches se briserait nette si on venait à profaner leurs sépultures, que lui vivant, jamais il ne nous laissera traverser B'rszon Herk contre les ordres du Roi-Sous-La-Montagne, pas même pour vingt ducats, foi de Fourbhi Hache-Cruelle. Je crois que c'est lui, Fourbhi Hache-Cruelle.
   - Ah ça y est, je viens de comprendre. Dis lui qu'il en aura trente s'il nous laisse passer, et vingt de plus s'il nous conduit auprès du roi.
   - Raâ-Haha ! Rugit de nouveau le chef nain, aussitôt suivi par les cris de guerre de ses hommes, avant d'ajouter sur un ton des plus civilisés : "C'est par ici, tâchez de ne pas vous perdre en route".

   
6 ) Da King Da Rulez
   

   Ils furent ainsi conduits à travers la Noria par la patrouille de Fourbhi, et marchèrent des heures, des jours peut-être, ils n'avaient aucun moyen de s'en assurer. Vertu s'étonna tout d'abord qu'on ne leur bande pas les yeux, car les nains sont connus pour leur goût du secret, mais à mesure que se déroulaient les interminables corridors de la nation naine, ses multiples intersections, ses escaliers dérobés et ses salles antique aux ombres trompeuses, elle comprenait combien une telle précaution aurait été inutile, jamais elle ne serait parvenue à retrouver seule le chemin. Parfois, ils faisaient halte, partageant leurs provisions avec leurs guides (la nourriture naine était moins mauvaise que ne le prétendait la rumeur populaire), parfois ils croisaient d'autres nains vaquant à leurs affaires, ou bien d'autres créatures souterraines avec lesquelles ils vivaient en bonne intelligence, et parfois, à l'invitation de leurs hôtes fiers comme des paons, ils s'arrêtaient afin de contempler la pureté de telle veine de quartz, la splendeur de telle salle à la forme spectaculaire, l'habileté de tel artiste qui avait laissé là une sculpture ou une fresque épique, ou bien encore le lieu de quelque bataille mémorable où des légions de nains aux noms pittoresques avaient trouvé qui une mort glorieuse, qui un triomphe légendaire. Et devant la verve lyrique de leurs guides aux yeux soudain embués de larmes, les quatre humains du groupe n'osèrent faire remarquer que de tout cela, ils ne voyaient que sac de charbon, trou noir et monceaux d'obscurité fuligineuse, n'ayant pas la vision nocturne des elfes ou des nains.
   Au bout d'un moment, Monastorio remarqua que parmi tous les nains qu'ils avaient jusqu'ici croisés, il n'en avaient pas remarqué un seul qui fut de sexe féminin. Il s'en étonna, et posa donc à Ghibli la question fatidique :
   - Dis-moi, comment vous faites, vous autres nains, pour vous reproduire, je n'ai pas encore vu de naines.
   - Ah, je me disais aussi, ça manquait. Cela fait bien des années que je fréquente les humains, et on m'a souvent posé cette intéressante question. Et la réponse que je fais est la suivante : il se trouve qu'en fait, les nains mâles et les femelles sont fort semblables, en taille, en constitution et en pilosité, de telle sorte qu'il est bien difficile de les distinguer, à moins d'être soi-même un nain (et encore...). Tout s'explique donc, tu le vois, fort simplement : tu as vu des femelles, mais tu ne les as pas reconnues comme telles.
   - Aaaaaaaaah... d'accord... Et toi-même donc...
   - Si tu veux absolument ma hache dans la gueule, hidalgo, finis ta phrase.
   - OK. Oh, regarde, ça s'éclaire devant !

   Il s'agissait d'une grande pièce circulaire dont le pourtour était soutenu par deux rangées de colonnes concentriques, supportant des encorbellements compliqués devant sans doute plus à l'ambition d'un architecte désireux de rester à la postérité qu'aux strictes nécessités de la construction des voûtes. Au centre de la salle, il y avait un piédestal carré haut de quatre marches et sur le piédestal, le trône. C'était une sculpture plus qu'un élément de mobilier, une lourde structure de pierre grise incrustée de menus cristaux laiteux, évidée avec art pour figurer un macabre enchevêtrement de racines et d'ossements. L'un de ces crânes, démesuré, faisait de ses dents une parodie de couronne pour l'auguste personnage à la barbe blanche comme la neige qui siégeait, avachi avec un savant négligé, une jambe par-dessus un accoudoir et une main sur son grand marteau. C'était un nain assez prototypique, revêtu d'une armure rouillée et cloutée qui n'avait rien d'un ornement, sur laquelle il laissait négligemment couler une douzaine de lourdes chaînes d'or. Sur son crâne était posée une couronne d'or et d'argent, incrustée de quelques unes des plus belles pierres d'occident, et qui le désignait sans conteste comme un grand roi parmi les nains, à l'égal des souverains de la surface. Curieusement, il la portait de guingois, l'avant pointant sur sa tempe droite.
   Il accueillit Fourbhi - qui devait être un de ses familiers - en levant une main droite pleine de bagues et fit un signe compliqué des doigts, signe que le guerrier lui rendit avec déférence. Puis le roi vit les aventuriers et rugit, pris d'une violente colère.
   - Nahzulgruck !
   Ce qui signifiait, dans ce contexte, "pendez-les avec des cordes à piano". Mais Fourbhi vint lui glisser quelques mots à l'oreille, et le monarque sembla se radoucir quelque peu.
   - Soyez les bienvenus, mes amis, dans le domaine de B'rszon Herk. Ah, quel plaisir que de voir des étrangers traverser nos riantes contrées. Venez, venez, profitez de la légendaire hospitalité des nains.
   - Moui, dit Vertu en aparté, j'ai dans l'idée qu'il a quelque chose à nous demander.

   Le roi portait le nom assez typique de Hachefeu Cognetroll, dit "le bossu", et c'était un nain pragmatique, aussi, après les échanges de compliments d'usage, il en vint assez vite à expliquer le deal à Vertu, dans un parler humain parfait qui témoignait de ses fréquents contacts avec les gens de la surface.
   - En cette saison, il est impossible de franchir le Portolan par les routes de la surface, comme vous l'avez peut-être déjà compris. Mais il existe un passage sous la montagne, à travers l'immense dédale de couloirs creusé par mes ancêtres, et avant eux par d'autres créatures dont il vaut mieux ne pas évoquer le souvenir. Or, si moi et mes féaux contrôlons une partie du trajet, depuis un certain temps, des créatures ont envahi la partie basse et lointaine de la route, que l'on nomme le Nàor Pahy. Nous savons peu de choses de ce parti, sinon qu'il y a tout à la fois des nains et des humains, ainsi que d'autres créatures autrement redoutables. Les espions que j'ai envoyés là bas ne sont pas revenus, et les expéditions lancées pour châtier les occupants du Nàor Pahy ont dû rebrousser chemin après avoir essuyé de lourdes pertes, pour celles qui ont donné signe de vie.
   - Voilà qui est fâcheux.
   - Or, il se trouve que nous devons impérativement faire parvenir un précieux chargement à nos commanditaires du pays de Gunt, qui doivent commencer à s'impatienter. Si vous désirez vous joindre à la caravane que Fourbhi va commander, je vous donne bien volontiers ma permission.
   - D'autant que six aventuriers lui feront une escorte appréciable.
   - Je vois que nous nous comprenons. En outre, si vous parvenez à mener le chargement jusqu'au lieu du rendez-vous, à l'extérieur, vous percevrez un petit défraiement de... allez, mille ducats d'or.
   - OK, de toute façon, on n'a pas le choix. Et quand part-elle, cette caravane ?
   - Le chargement est presque prêt, il ne reste qu'à rassembler les hommes et les bêtes de somme. Disons, dans cinq tours de sablier.
   - Et de quel chargement s'agit-il, au juste ?
   - En quoi ça vous concerne, étrangère ?
   - Et bien, ça nous concerne de par le fait qu'on ne transporte pas un chargement de verre en cristal avec les mêmes précautions que s'il s'agit de minerais de mithrouille. Nous pouvons, dans le feu de l'action, endommager accidentellement la marchandise si nous ne savons pas de quoi il s'agit.
   - Vous avez raison, vous êtes en droit de savoir de quoi il retourne. Et bien il s'agit...
   Le roi s'arrêta un instant, en proie à une intense réflexion.
   - Il s'agit, vous l'avez d'ailleurs évoqué, d'un chargement de minerais de mithrouille. En effet, c'est la nature exacte du chargement, du minerais de mithrouille, car à B'rszon Herk, notre peuple vit de l'extraction du mithrouille, c'est sa fierté et sa joie quotidienne.
   - Ah, bien.
   - D'ailleurs, Fourbhi va vous accompagner pour visiter le filon d'où on extrait le mithrouille. Fourbhi ! Amène ces gentilshommes visiter le filon de mithrouille, je suis sûr qu'ils sont impatients de découvrir les secrets ancestraux de l'extraction du mithrouille à la manière des nains de B'rszon Herk.
   - Oui, sire. Suivez-moi, nous allons voir le mithrouille qu'on extrait.
   - Mais je...
   - C'est par là, en avant.

   Et ils repartirent ainsi dans les couloirs de B'rszon Herk, faisant maint tours et détours, tellement d'ailleurs que Ghibli s'en alarma, et indiqua à Vertu :
   - Ils cherchent à nous balader, ces pignoufs. On est déjà passés dans ce couloir deux fois.
   - Tu es sûr ?
   - Je te rappelle que tu parles à un nain.
   Bref, après encore quelques minutes de marche, ils arrivèrent dans un couloir large et circulaire qui se terminait en cul-de-sac. Tout au fond, une demi-douzaine de barbes assis par terre discutaient paresseusement, puis brusquement, s'emparèrent de barres à mines et de pioches pour piquer la roche alentour, qui était noire veinée de brun et semblait fort dure. Et ils se mirent à entonner dans des tons extrêmement graves une chanson empreinte d'une nostalgie d'un monde perdu blabla blabla...
   - Que chantent-ils ? S'enquit Monastorio.
   - La chanson traditionnelle des mineurs de mithrouille, comme de bien entendu, expliqua Ghibli d'un air las.
   - Et ça dit ?
   - On perd un peu à la traduction, mais dans l'ensemble, ça dit :
   Nous sommes les tristes nains
   Qui extraient le mithrouille
   Et du soir au matin
   Notre chemise on mouille.
   On s'écorche les mains
   Et nos barbes on souille,
   Et ce boulot crétin
   Nous emplit parfois d'une bien excusable lassitude.
   
- Ah...
   Sarlander pour sa part s'était approché des nains piocheurs, et observait avec le plus grand intérêt le matériel, qui se composait d'un tout petit wagonnet rouillé au fond duquel on venait d'amasser trois cailloux, et qui ne risquait pas de rouler bien loin vu qu'il n'y avait pas l'ombre d'un rail à portée de vue, une grosse lampe à huile et une cage avec un canari grisâtre. Fourbhi s'écria alors « Nahzulgruck » à l'adresse de l'un de ses coreligionnaires, qui arborait un faciès borné, mais un peu moins que ses camarades. Après une brève hésitation, celui-ci s'approcha de Sarlander, se pencha dans le wagonnet, empoigna un fragment de roche qu'il brandit fièrement devant lui et récita les phrases suivantes sur un ton monocorde :
   - Vois, étranger, ceci est du minerais de mithrouille. C'est bien cela que l'on extrait ici et c'est bien ici que l'on extrait cela. Le mithrouille est notre raison de vivre à nous, les nains de B'rszon Herk, et malheur à qui s'avise de dire autrement. Ah ah ah.
   - Euh, répondit l'elfe, c'est en effet ce qui était venu à mes oreilles une ou deux fois. Mais il y a toutefois une autre question qui me turlupine.
   - Moi pas parler étrangers.
   - Oh, comme c'est dommage, moi qui me passionne tant pour la culture naine...
   Il y eut un rapide échange de regards entre Fourbhi et le nain au mithrouille, puis ce dernier concéda.
   - Toi poser question.
   - Ah, chic. En fait, ma question porte sur un sujet qui m'intéresse depuis des années, mais je n'ai jamais réussi à avoir de réponse claire à mes interrogations. C'est pourtant une question simple et de la plus haute importance, celle de la reproduction. En effet, j'ai souvent eu l'honneur de fréquenter des représentants de votre noble peuple au cours de mes pérégrinations, et jamais n'en vis-je de femelle. C'est curieux hein ?
   - C'est normal. Nous pas avoir femelles. On fait avec le nanotron.
   - Hein ?
   - La machine à nains, tout le monde sait ça. Dans la caverne profonde, une grande machine, quand on manque de nains, on en fabrique de nouveaux.
   - Bien sûr... le fabuleux nanotron des nains.
   - Bon, ben c'était très joli tout ça, dit Vertu, très folkloriques. Dites-moi, Fourbhi, ça fait long comme combien, un tour de sablier ?
   - Il en faut un peu plus de trois pour faire une journée de la surface.
   - Bien, nous avons donc le temps de retourner à votre cité pour nous reposer un peu et faire quelques emplettes. A supposer bien sûr que les nains connaissent l'ancienne tradition du commerce ?
   - Autant demander au roi Murujki s'il connaît le supplice du taureau furieux! Ah ah ah ! Venez mes amis, j'ai un mien cousin qui tient une boutique dans le Dédale, ça devrait vous plaire.

   
7 ) La nuit de l'anneau vert
   

   - La nature est mal faite, y'a pas de "H" dans "nain".
   - Ni d'"L" dans avion.
   - Ni de "Q" dans pétasse.
   - Il n'y a pas de "P" dans la guerre, mais c'est normal.
   - Dans le craps y'a pas de "D".
   - On ne compte plus les médecins sans "T".
   - Dans les dragons y'a pas d'"E".
   - Hum...
   Et Piété s'en voulut beaucoup, car parler de dragon à Morgoth à ce moment n'était sans doute pas le meilleur moyen de lui remonter le moral. Cela faisait trois jours maintenant(2) qu'ils progressaient dans de vagues sentes de montagne dont seuls les bouquetins avaient encore un usage. Ils s'étaient aperçus qu'en cette saison, le jour était bref, et comme il aurait fallu être fou au dernier degré pour marcher de nuit, ils avaient chaque soirée quelques longues heures à occuper avant que, la fatigue compensant l'inconfort dont ils étaient victimes, ils pussent trouver le sommeil. Donc, pour tuer le temps, Morgoth enseignait à Piété, qui était parfaitement analphabète, l'art de la lecture. S'en suivaient des jeux de mots qui, parfois, permettaient au sorcier d'oublier un instant le triste objet de sa quête.
   - Il fait un froid de canard.
   - Mon sortilège faiblit, on dirait.
   - Ne pourrais-tu pas en lancer un nouveau ? La nuit va être longue et venteuse, et si ça continue, on risque de ne pas se réveiller demain.
   - Je suis trop épuisé pour lancer un nouveau sortilège. Ne peut-on pas trouver un nouvel abri ?
   - Je ne pense pas qu'on puisse trouver mieux.
   En effet, les deux jeunes gens étaient dans une étroite et providentielle anfarctuosité(3) qui coupait le vent glacial. Mais sans le secours du sortilège de Morgoth, qui calmait les fureurs du vent, ils risquaient effectivement d'y rester jusqu'à ce que le printemps ne rende leurs cadavres accessibles aux panthères des neiges. Piété savait en fait qu'il survivrait aux rigueurs du climat, il avait connu pire, mais il avait des craintes pour Morgoth, qui montrait des signes de faiblesse.
   - Attends, fit le sorcier après une longue et pénible réflexion, j'ai peut-être une solution.
   Il porta la main à la petite bourse noire qu'il portait autour du cou. Il l'entrouvrit et considéra l'anneau de jade pris, il y avait de cela une éternité, à l'un de leurs puissants ennemis. Bien qu'il ne brillât d'aucune lumière surnaturelle, son éclat était par instant discernable au fond du petit sac, on eut dit un minuscule serpent lové dans son trou, invitant la main de l'imprudent par le scintillement de ses yeux verts. S'il était vraiment un fragment de l'Anneau d'Anéantissement, comme Morgoth le supposait depuis les augures de Trucida, il était animé d'une puissance maléfique, mais avait-il le choix ? Avec répugnance, il fit glisser l'objet dans sa paume et le contempla. Il était sans défaut aucun, et sa matière légèrement translucide évoquait les émaux les plus doux. Mais si la vision de l'anneau était un plaisir, son contact était encore plus agréable. Et Morgoth à cet instant apprécia grandement l'idée d'en être le détenteur, le propriétaire. Bien fort qui pourrait lui prendre, se dit-il, il lui suffisait de le passer à son doigt, et sa sorcellerie s'en trouverait immédiatement confortée.
   Il balaya ces pensées de son esprit avec dégoût. Il s'était attendu à devoir combattre le pouvoir corrupteur de l'anneau, mais il se rendait compte maintenant qu'il était trop affaibli pour y résister. Aussi rangea-t-il l'artefact maléfique dans sa bourse, qu'il noua avec soin. Il éprouva tout de même une certaine fierté de s'être une nouvelle fois arrêté à temps, d'avoir triomphé de l'influence maléfique, d'avoir frôlé de si près le danger mortel et de s'en être échappé sans dommage. Rasséréné, il s'aperçut alors avec ravissement que quelques forces lui étaient revenues, et put ainsi lancer son sort protecteur.

   
8 ) La boutique du cousin de Fourbhi, dans le Dédale
   

   Ils devaient s'y attendre, le Dédale ne ressemblait en rien aux cités humaines. Comme son nom l'indiquait, il s'agissait d'un invraisemblable entrelacs de tunnels contournés, d'escaliers aux marches étroites et de cavernes creusées avec grand soin et étayées de larges colonnes. Nombre d'orifices étroits y débouchaient, circulaires et trop bas pour qu'un nain adulte puisse les emprunter sans se baisser. Chacun était bouché par un panneau de bois, de pierre ou de fer, séparant symboliquement l'espace public des habitations privées. Nombre de fresques, sculptures et bas-reliefs ornaient les couloirs, mais les motifs très stylisés de l'art nain ne permettaient pas à un humain de s'en servir efficacement comme points de repère. Il aurait été impossible de faire une carte fidèle de ce lieu du fait de ses multiples étages entremêlés, et nos compagnons n'avaient aucun moyen d'évaluer la taille de la cité ni sa population car il se trouvait rarement d'espace dégagé assez large pour que le regard porte à plus de quinze pas, ils se contentèrent donc d'observer avec attention le curieux urbanisme du Dédale, et d'en détailler ses habitants. Et à leur grande surprise, ils constatèrent qu'il n'y avait pas que des nains dans la cité, et qu'ils étaient loin d'être les seuls à ne point porter barbe.
   Pèle-mêle, s'y croisaient et entrechoquaient des gobelins gambadant par petites bandes sournoises et piallantes, des doobars, créatures taciturnes et solitaires semblables à des hommes extrêmement poilus marchant à quatre pattes, diverses variétés d'araignées géantes, certaines douées d'intelligence, d'autres fort sottes et employées à l'usage réservé aux porcs dans les villes de la surface, des humains de diverses sortes dont peu consentirent à les saluer, des morts-vivants inférieurs esclaves de tâches ingrates, des hommes-serpents, observateurs et silencieux, jamais isolés, et même de rares elfes des profondeurs, que les nains avaient pourtant en abomination de toute éternité.
   Un double escalier en colimaçon descendait le long d'un large puits entourant une énorme colonne de calcaire sculptée pour imiter un amoncellement d'os. Sur tout le pourtour régnait une grande agitation, car ce quartier, dit "du Grand-Tibia", était fort commerçant. Les nains ne connaissaient pas le concept de vitrine, mais de part et d'autre de chaque entrée de boutique était exposé soit des échantillons des marchandises proposées, soit des peintures réalisées à la fresque sur des panneaux de plâtre, vantant les mérites du commerçant, la qualité de ce qu'il vendait, la modicité de ses tarifs, la provenance garantie de ceci, le kashrout de cela, le tout assorti en général d'un petit couplet sur la barbe soyeuse, les exploits guerriers et la résistance à l'alcool du maître des lieux. Fourbhi les fit arrêter devant une échoppe intitulée : "Le Grand Bazar de Trognefer Hachepoil", où ils entrèrent avec quelque difficulté, car ils étaient encombrés.
   Issu d'un milieu modeste, Trognefer Hachepoil, un nain d'âge mûr pour autant qu'on puisse en juger à sa barbe poivre et sel et à son gros nez ridé, n'avait rien hérité de sa famille. Dans son jeune temps, n'ayant pas d'autre projet, il avait vécu du métier des armes, soldat, mercenaire, aventurier, et avait longuement arpenté la surface en quête d'or et de danger. Il avait trouvé des deux, et à foison, mais au cours des années, il avait développé une petite manie, trois fois rien, juste une collection, mais qui avait pris de plus en plus d'importance dans sa vie, à tel point qu'un beau jour, constatant que les premières fatigues de l'âge commençaient à rendre son bras plus lourd et son pas plus lent, il avait décidé d'en faire son métier. Il s'était sagement retiré à B'rszon Herk et, comme il avait fait fortune, avait acheté cette boutique, qu'il avait remplie avec les objets un peu spéciaux glanés au cours de ses voyages, ainsi que du matériel d'aventurier plus classique.
   - Soyez les bienvenus, mes panons, dans mon joyeux bazar ! La réputation de ma boutique a largement dépassé les flancs de la montagne, et je suppose que c'est elle qui vous amène, n'est-ce pas ?
   - Euh... oui, messire Trognefer, mentit Vertu. Une belle boutique, en effet, et je vois qu'on peut y trouver tout ce dont un aventurier à besoin pour accomplir son office.
   - N'est-ce pas ? Et il lui faudra quoi à la petite dame ?
   - Et bien, on a eu pas mal de pertes ces derniers temps, du petit matériel classique, sacs neufs, cordes, munitions, quelques pièces de vêtement...
   - Ah, je vois, vous voulez voir le matériel ordinaire. Et bien, voyez, tout est là.
   Le nain avait l'air un peu dépité, aussi Vertu comprit-elle qu'il espérait autre chose.
   - Mais bien sûr, s'il y a du matériel un peu... spécial... je serais ravie d'y jeter un oeil. Il ne faut jamais rater une bonne affaire lorsqu'elle se présente.
   - Je me disais aussi ! Venez, suivez-moi dans l'arrière-boutique.
   En fait, la boutique était une ancienne habitation, et se composait de plusieurs grottes reliées entre elles par des boyaux, des portes, des échelles, creusées en fonction de la tendreté de la roche plus que selon les nécessités d'un commerce, de telle sorte que partout, la marchandise s'entassait sans rime ni raison, ni le moindre ordre apparent, sous un épais linceul de poussière. A la queue leu leu, les aventuriers suivirent Trognefer jusque dans les tréfonds de son antre, tréfonds qui consistaient en une grotte ovoïde et haute de plafond, plus grande que la moyenne, aux parois flanquées de meubles élégants en bois précieux. Là, point de poussière, c'était la collection privée de Trognefer, et il en prenait grand soin. Derrière des vitres de pur cristal étaient exposés, rehaussés par des reposoirs discrets recouverts de velours noir, des douzaines d'objets tout à fait hétéroclites, dont beaucoup scintillaient dans la pénombre d'une aura manifestement magique. De petits bristols décorés avec soin aux armes du commerçant et calligraphiés d'une exquise façon qu'on eut dit le travail d'un elfe érudit, indiquaient pour chacun des objets son nom, en énochien archaïque, pour faire plus chic.
   - Je vous présente mes collaborateurs, monsieur Boom, mon comptable.
   - Brrr, crissa le golem de pierre en tapotant de sa massue cerclée de fer dans le creux de sa main.
   - Monsieur Zarkias, mon expert en antiquités.
   - Ngiââaaa... miaula le troll d'ombre en détaillant nerveusement la Compagnie de ses yeux incandescents.
   - Et monsieur Zungo, mon décorateur d'intérieur.
   - Mrurfl, souffla le minotaure, yeux mi-clos, en s'appuyant sur sa double hache à deux tranchants.
   - Je vois que vous savez choisir vos collaborateurs, monsieur Trognefer.
   - Ah, madame, vous savez, dans le commerce moderne, il faut savoir utiliser à son profit les compétences d'autrui, pour se prémunir contre... les imprévus. Ces messieurs sont très forts pour tout ce qui est imprévus.
   - Je ne doute pas qu'ils aient les arguments pour empêcher les imprévus de déranger votre commerce.
   - Je vois qu'on se comprend. Voilà, tout est là ou presque, vous pouvez fouiner à loisir. Si vous avez des questions, je suis à votre disposition. Je suis honorablement connu pour dire toujours la vérité, et rien que la vérité.
   - Tiens, c'est quoi ça, les "Funny Gloves of Alzheimer" ?
   - Un article très intéressant, une paire de gants du plus bel effet, en cuir de jeune faon, m'a-t-on dit, et qui jouissent d'un enchantement particulier. En effet, celui qui les porte voit sa dextérité naturelle considérablement modifiée. N'est-ce pas fabuleux ?
   - Ah, mais voilà qui pourrait m'être utile, car je suis archère ! Je ne suis pas maladroite, mais plus de précision dans mon tir me...
   - Madame ?
   - Vous avez bien dit que la dextérité naturelle était modifiée ?
   - Ce sont mes propres mots tels qu'ils sont sortis de ma bouche, madame.
   - Modifiée dans un sens positif ou dans un sens négatif ?
   - Et bien, disons, positif, d'un certain point de vue.
   - De quel point de vue ?
   - Du point de vue de vos ennemis.
   - Ah. Je vois. Bon, passons à la suite... "Helm of blindness and deafness", "Elfic longbow of encumbrance", "Shining armor of papier crépon", "Ancient rod of flashy disco dancing", "Amulet of time stop"... Ah, tiens... ça fait quoi cet article ?
   - Une très belle pièce, je vois que vous avez l'oeil. Il s'agit d'une fort ancienne amulette retrouvée dans les ruines de l'Antre Maudit de Skelos, mais qui est de facture orientale, comme en attestent ces curieux idéogrammes sur l'avers. Comme son nom l'indique, son porteur est capable, à volonté, et une fois par jour, d'arrêter totalement le cours du temps.
   - Et ?
   - Et c'est tout.
   - Pas d'effet secondaire ?
   - Aucun, ça arrête le temps, c'est tout. Je vous la vends, comme vous êtes des amis de Fourbhi, trois livres d'or.
   - Waoh ! C'est cher, mais ça les vaut.
   Puis, avant de taper la paume du nain, Vertu se dit "c'est pas possible, il y a forcément une arnaque". Donc, elle réfléchit de longues secondes à tout ce qu'avait dit le vendeur.
   - Dites-moi, imaginons un instant que je porte ce pendentif sur moi, il y a un combat, et je l'active.
   - Tout à fait. Le mot de commande est très bref et facile à retenir.
   - Et donc, le temps s'arrête.
   - Mais oui.
   - Combien de "temps" ?
   - Entre vingt et quarante secondes, c'est variable.
   - Et pendant ce temps, je peux frapper mes ennemis...
   - Dans une certaine mesure.
   - Ah, nous y voilà, dans une certaine mesure. Je ne peux pas les toucher.
   - Oh, rien ne vous en empêcherait...
   - Oui ?
   - Hormis le petit détail que le temps s'est arrêté pour vous aussi.
   - Vous voulez dire que je suis comme paralysée, incapable de bouger, et réduite à observer les autres à l'état de statue.
   - Pas tout à fait, le temps se fige pour votre corps, mais comme il se fige aussi pour votre esprit, vous ne vous en apercevrez donc pas...
   - Donc, votre bidule fonctionne, mais de mon point de vue, ça ne se voit pas. Si j'ai bien compris, ça ne sert strictement à rien.
   - Ah, mais si ! Vous aurez la satisfaction d'avoir arrêté le temps, n'est-ce pas grisant, cette sensation de toute-puissance ?
   - Ouais, je vois le genre. Voyons la suite... "Keen scimitar of non-violence".
   - Une arme excellente venue d'Orient ! Je me suis moi-même entraîné avec, et je puis vous dire qu'avec ça en main, on peut fendre une bille de chêne épaisse comme ça d'un seul coup.
   - Et dans un vrai combat, vous l'avez essayée ?
   - Dans un vrai combat, pas vraiment.
   - Elle se comporte comment, cette épée, dans un vrai combat ?
   - Ben... je suppose qu'il ne faut pas trop s'étonner si elle devient lourde comme du plomb et tranchante comme un polochon moisi.
   - "Greater Belt of the Beaver", je ne veux même pas sav...
   - Une excellente ceinture, d'un goût exquis, notez la queue de castor à l'arrière. Avec elle, vous pourrez en un tournemain réaliser n'importe quel type de barrage en bois sur n'importe quelle rivière.
   - Voilà qui est d'une grande utilité. "Cloack of annoying advertisement", "Hammer of moisture", "Bag of infinite mice&rats", "Ring of the Fire Mountain"...
   - Ah, je me permets d'attirer votre attention sur cet artefact exceptionnel. Forgé au sommet du mont Zahardûr par le dragon-sorcier Markhyxas, il permet à son porteur, mais une fois par semaine uniquement, de se transporter instantanément dans un lieu sûr. L'inconvénient, c'est qu'il n'assure pas le retour, mais il est des situations où ce genre d'objet peut vous sauver la vie, j'ai été aventurier moi aussi, je sais de quoi je parle.
   - Et il me transporte OU exactement ?
   - Dans le repaire du dragon-sorcier Markhyxas, là où il avait l'habitude de se réfugier lorsqu'il était menacé. Je précise qu'il est mort depuis longtemps, et qu'aux dernières nouvelles, son repaire était abandonné.
   - Rafraîchissez-moi la mémoire, il est situé dans quel coin, ce repaire ?
   - Sur le mont Zahardûr, bien sûr, là même où l'anneau a été forgé.
   - Le mont Zahardûr, c'est le même que le volcan Zahardûr ?
   - Je ne connais qu'une seule montagne de ce nom.
   - Celui avec le lac de lave ?
   - Précisément.
   - Et on est sensé se matérialiser où par rapport au lac de lave ?
   - A proximité.
   - Ah ?
   - Immédiate.
   - ?
   - Environ soixante centimètres. Au-dessus de la surface. Approximativement.
   - Ben voyons.
   - Certes, je conçois que cet objet ne soit pas adapté à toutes les physiologie, tout le monde ne résiste pas aussi bien au magma en fusion qu'un grand drak igné comme Markhyxas.
   - Je ne vous le fais pas dire. Et cet autre anneau là, le "One Ring" ?
   - Oh, sans doute la plus belle pièce de ma collection ! Inestimable, vraiment, je vais le sortir pour vous le faire admirer. Voyez comme il est beau, un simple anneau d'or, mais pourtant sa puissance est incroyable. Attention cependant, il tire son pouvoir des forces maléfiques. Vous ressentez cependant sans peine l'aura de séduction qui en émane, la manifestation la plus évidente de ses enchantements qui, je vous le confesserai, m'échappent en grande partie. Un artefact très mystérieux, avec lequel je ne saurais trop vous recommander d'agir avec la plus grande prudence.
   - C'était pas la peine de préciser. C'est vrai qu'il a l'air puissant... Oh mais, vous voyez, là, sur le pourtour, on dirait comme une sorte de gribouillis... Mais non, c'est de l'écriture, des caractères elfiques, dirait-on ! Sarlander, mon ami, peux-tu m'aider à déchiffrer ceci ?
   L'elfe se pencha et ses yeux scrutèrent avec attention la surface bombée du métal, pour y parcourir les lignes contournées de l'ancienne écriture du Beau Peuple. Il lut les mots suivants, qui résonnèrent aux oreilles de ceux qui l'écoutèrent comme un funeste avertissement.
   "L'anneau de un pour les jets de toucher foirer
   L'anneau de un pour les jets de résistance planter
   L'anneau de un pour les jets de compétence manquer
   Et au fond du donjon se gaufrer"
   
- Tout ceci me convainc très moyennement, commenta Vertu. Bon, finalement, je pense qu'on serait bien inspirés de s'en tenir au matériel classique, montrez-moi vos flèches, je vous prie.
   - J'ai un superbe lot de flèches boomerang...
   - Non, juste les normales.
   - Ou alors une flèche de mort, une authentique flèche de mort...
   - ...tueuse d'archer, je parie.
   - Ben... bon, d'accord, on va voir le petit matériel. Franchement, vous n'êtes pas des clients faciles.

   
9 ) A l'article de la mort
   

   Nos deux pauvres héros congelés progressaient maintenant en lisière d'un glacier qui occupait largement le fond d'une vallée étroite aux parois escarpées. L'air était bien trop clair pour leurs yeux, bien trop vif pour leurs poumons, et pourtant ils avançaient. C'était le domaine des dieux, le pays de la mort, et le seul signe de vie qu'ils avaient vu depuis des heures dans ces contrées étaient les deux vautours des neiges qui patrouillaient en cercles au-dessus de la vallée. Plus tôt, ils avaient fait une découverte dont ils ne savaient trop si elle était de bonne ou de mauvaise augure : le petit sac à dos en cuir appartenant à Xyixiant'h abandonné sur le bord du chemin par sa propriétaire, son contenu répandu par terre et couvert du givre de deux nuits. Toute malade qu'elle était, elle prenait de l'avance, mais au moins étaient-ils sur la bonne piste.
   Une heure plus tard, un épais nuage déboula de par-dessus le col qui était leur point de mire, et abattit sur eux son mortel souffle blanc. Piété traîna son ami vers un tas de pierres à flanc de vallée, qui s'avéra être un abri rudimentaire, sans doute celui d'un chasseur, car les bergers n'ont rien à faire à ces altitudes. Ils s'y précipitèrent avec soulagement, mais furent très étonnés d'y trouver un habitant, qui les accueillit en ces termes :
   - Ah, des patients !
   A première vue, on eut dit un vieillard, avec son crâne calvite coiffé d'un petit chapeau conique et comique à bords épais, et sa barbe poivre et sel tombant sur sa longue et étroite robe noire. L'impression était renforcée par le fait qu'il se déplaçait voûté, toutefois, l'étude des traits de son visage indiquait qu'il était prématurément vieilli. Il vivait dans une cahute tout à fait à la mode de cette région, c'est à dire particulièrement misérable, encombrée de toutes sortes d'instruments barbares et de fioles entoilées d'arachnéennes tapisseries. Aux murs étaient tendus des parchemins troués dont on pouvait encore par endroit deviner le dessin, en général des planches d'anatomie répugnantes. Outre le petit feu qui brasillait dans la rudimentaire cheminée, une sorte de fanal de cuivre, seul bien de quelque valeur sans doute, dispensait un peu de lumière sur cette scène navrante.
   - Salutations, messire, fit Morgoth dès qu'il eut un peu soufflé. Offrirez-vous l'asile à deux pauvres voyageurs jouets d'une nature inclémente ?
   - Si fait mon bon, si fait, prenez place autour du feu.
   - Vous êtes bien civil, c'est une qualité appréciable dans ces contrées. Je suis Morgoth L'... Sorcier, et voici mon collègue Piété Legris, homme des bois.
   - Ravi de vous connaître, mes amis. Je me nomme Hypocrus Diafoireux, le Docteur Hypocrus Diafoireux pour être précis, et ceci est mon cabinet.
   Effectivement, se dirent les deux jeunes gens, le lieu sentait tout à fait le cabinet.
   - Mais dites moi, mon garçon, je n'ai pas bien saisi votre nom de famille.
   - Ben... c'est l'Empaleur.
   - Quoi ! Vous vous appelez Morgoth l'Empaleur ? Ah, mais je comprends maintenant quel heureux hasard a mené vos pas jusqu'à mon cabinet, car vous avez bien besoin d'une consultation maison, vous souffrez en effet d'un mal insidieux et handicapant, qui nécessite des soins immédiats. Vous êtes en effet, mon pauvre ami, atteint de pathonymie !
   - Hein ?
   - Exactement, vous êtes pathonyme au dernier degré, ou pour employer une terminologie plus exhaustive, vous souffrez de l'Exeunt Dormituri, ou syndrome de Trzwlsyçszky-Jacob.
   - Et ça se guérit ?
   - Non, mais ça se soigne. Je crois me souvenir que le Cataplasme de Frater, administré de recto, est souverain contre les souffrances morales insoutenables causées par une appellation ridicule ou peu flatteuse. Ah, si seulement j'avais les ingrédients...
   - Euh...
   - Mais en attendant, je vais vous ausculter. Déshabillez vous.
   - Hein ?
   - Allons allons, je suis médecin, pas de pudeur excessive. Vous m'avez l'air bien fatigués, et avec le temps qu'il fait dehors, il ne faudrait pas que vous attrapiez une fluxion, un impétigo ou une fatale nivocution.
   Et, par l'aplomb du praticien interloqués, se déloquèrent nos camarades. Ils se laissèrent tâter, examiner, écouter, prendre le pouls, humer la respiration et durent même se délester de quelques liquides surnuméraires dans des fioles que le docteur scruta avec soin et grand sérieux. Puis, l'air soucieux, il déclara.
   - Ah, mes pauvres garçons, votre santé est des plus préoccupantes !

   Je dois ici interrompre brièvement le récit pour vous expliquer en quelques lignes en quoi consiste la médecine, et mettre en garde ceux qui, comme Piété et Morgoth, ignoreraient tout de la besogne des médecins. Lorsqu'ils sont malades ou blessés de quelque façon, les citoyens fortunés du Septentrion se rendent auprès des prêtres de leur culte, ou plus rarement de magiciens spécialisés en nécromancie curative, car il est bien connu que seuls les moyens surnaturels permettent de soulager efficacement les tourments du corps et de l'esprit et de prolonger quelque peu l'existence. Les moins riches peuvent, selon leurs moyens, compter sur la charité de la religion, ou faire appel à toutes sortes de métiers spécialisés tels qu'arracheurs de dents, rebouteux, apothicaires, shamans, sorcières, matrones, herboristes, chirurgiens, alchimistes et autres. Bien que ces congrégations comptent parmi leurs rangs le même taux d'incompétents que les autres professions (il semble que le taux minimal d'incompétence soit une des constantes fondamentales de la physique), la plupart de leurs praticiens sont d'honnêtes gens fiers à juste titre de leur savoir, utiles à la collectivité, appréciés comme tels de leurs concitoyens et pouvant faire preuve à l'occasion d'un dévouement digne d'éloges.
   Mais tel n'est pas le cas des médecins, curieuse corporation d'illuminés prétentieux avec qui on les confond souvent. Les membres de cette triste coterie, après avoir étudié des années durant dans d'obscures académies pour ingurgiter des masses affolantes de connaissances sans utilité, font ensuite payer au monde d'y avoir perdu leur jeunesse en régurgitant lesdites connaissances sous forme d'un salmigourdis contradictoire et diffus dont ils assomment leur auditoire, tout en injuriant leurs malades pour leurs mauvaises moeurs car, et c'était le point crucial de leur discipline, si quelqu'un est malade, c'est forcément de sa faute. Nombre de filous sans éducation font eux aussi profession de soigner les gens, mais au moins apportent-ils à l'agonisant un espoir illusoire, un réconfort à l'ultime moment. Le médecin, pour sa part, n'a que faire d'apaiser le malade, dont les suppliques l'indiffèrent, et bien souvent, ses soins n'ont d'autre résultat que d'aggraver l'état du malheureux qui a eu la faiblesse de faire appel à lui. On comprend que dans ces conditions, les patients et leurs proches, découvrant qu'en plus d'être malpolis, les médecins sont de néfastes ignorants (beaucoup cachant d'ailleurs leur analphabétisme en gribouillant en public des lignes de glyphes maladroits et sans signification), soient très justement tentés de les lyncher ou, du moins, de les expulser de la cité à coups de pierre pour qu'ils aillent se perdre dans quelque désert où leur impudente nullité aura moins de conséquences fatales. C'était précisément ce qui était arrivé à Diafoireux.
   Donc, jeune lecteur, maintenant que te voici instruit des procédés détestables de ces fripons malfaisants, nul doute que tu sauras à l'avenir éviter la société des médecins, te prévenir contre leurs ruses et fuir avec constance les hôpitaux où ils se rassemblent pour tramer leurs complots mortifères. Tu tireras toujours grand profit d'une telle attitude, et t'en trouveras prospère et bien content.

   - C'est bien ce que je craignais. Vous êtes tous deux atteints de la phtisie synoviale, ainsi que du pied d'athlète. Toi le gaillard, tu souffres du lupus de Krasnoïarsk et d'une grave hypertension due à une mauvaise alimentation. Manges-tu de la viande ?
   - Euh... oui... se hasarda Piété.
   - Et bien, c'est un tort, vous devez arrêter immédiatement et vous abstenir de tout régime carné à partir d'aujourd'hui, et ce à tout jamais. Mangez-vous bien vos trente-sept légumes et fruits frais quotidiens ?
   - Hein ?
   - Ne cherchez pas plus loin la cause des maux qui vous accablent. Les nutritionnistes sont formels, vous devez impérativement consommer trente-sept légumes et fruits frais quotidiens, sans quoi vous risquez le scorbut, la décalcification et l'artériosclérose. Et aussi des laitages, beaucoup de laitages, sauf si c'est du fromage car c'est un aliment salé et le sel est mauvais pour la santé. Pareil pour le pain, les pâtes, la charcuterie. Pas de sucre non plus, car le sucre contient des graisses néfastes et gâte les dents. Et bien sûr pas d'alcool, qui favorise l'apparition du syndrome d'insertion céphalo-rectale. Mais le plus important, c'est les trente-sept légumes et fruits frais quotidiens !
   - Mais où voulez-vous donc que je trouve trente-sept fruits et légumes par jour en cette saison ? Et surtout, comment voulez-vous que je mange tout ça ?
   - C'est votre problème. En tout cas, vous êtes en bien meilleur état que votre collègue là, qui est à l'article de la mort.
   - Qui, moi ? S'enquit Morgoth, inquiet.
   - Eh oui, hélas, et j'en suis bien marri. Il va falloir être fort, très fort, j'ai décelé chez vous les symptômes nets du cancer du pied, du SIDA mental, de bilbopathie(4), du syndrome de La Tourette, de l'emphysème purulent, de la peste zboubonique, du prion aphteux, ainsi qu'une maladie de La Peyronie indiquant une inquiétante prédisposition à la pré-éclampsie, ce que je dois confirmer par un frottis cropoplitané. Attendez ici, je vais faire les analyses qui s'imposent et je reviens.
   Entendant cela, nos jeunes compères comprirent enfin qu'ils avaient affaire à un plaisantin. Piété profita de l'inattention du personnage pour décrire de petits cercles de l'index autour de sa tempe droite, ce à quoi Morgoth acquiesça. Puis ils convinrent par signe de ramasser discrètement leurs affaires et de quitter le voisinage de ce surprenant aliéné, craignant qu'il ne devienne dangereux, et puisque la tempête s'était enfuie aussi rapidement qu'elle avait survenu, ils suivirent son exemple.

   
10 ) Partir un jour, sans retour...
   

   - Ah ah, comme vous lui avez rivé son clou à ce grand benêt prétentieux de Trognefer !
   Fourbhi semblait se dérider à mesure qu'on le connaissait mieux, et depuis qu'ils étaient sortis du Grand Bazar, il paraissait des plus guillerets. Ils y avaient finalement acheté diverses bricoles utiles et de peu de prix, en évitant soigneusement tout ce qui était magique ou douteux, au grand désespoir de Trognefer.
   - Je croyais que c'était votre parent, s'enquit Sarlander.
   - Le fait que nous soyons très vaguement apparentés ne l'empêche pas d'être un grand benêt prétentieux.
   - Mais alors, si vous le portez si peu dans votre coeur, pourquoi nous avoir amenés chez lui ?
   - Oui, et puis pourquoi nous mener dans une boutique d'objets maudits, renchérit Monastorio ? Vous vouliez notre perte ou quoi ?
   - Mais non voyons, mais non. Il se trouve simplement que nous partirons bientôt ensemble pour un long et périlleux voyage, et je voulais savoir si vous étiez de vrais aventuriers capables de vous débrouiller, ou bien des béjaunes naïfs prompts à vous faire rouler par le premier beau parleur venu. Parce qu'il faut être honnête, nous autres nains, nous sommes doués pour les secrets, mais pas pour les mensonges, et si vous vous étiez fait avoir par ce vieil escroc de Trognefer et ses manoeuvres pitoyables, vous auriez été indignes de me suivre.
   - Je vois, acquiesça Vertu, une sorte d'épreuve quoi. C'est effectivement une précaution bien légitime que vous avez prise, on ne sait jamais à quel genre de zozo on a affaire dans ce métier. Tenez, j'ai moi-même connu bien des aventuriers qui croyaient dur comme fer les fables ineptes qu'on raconte sur les nains comme quoi, incapables de se reproduire par leurs propres moyens, ils enlèvent des enfants humains dans les villages alentours, qu'ils mutilent, droguent et modifient par divers procédés magiques pour leur donner l'apparence que l'on connaît. Faut-il être benêt, tout de même.
   - Ah bon ? S'étonna Mark. Mais jusqu'où va donc la bêtise humaine des fois... Tout le monde sait pourtant que les nains naissent par génération spontanée dans n'importe quel trou suffisamment profond creusé dans le rocher.
   - Ah ah ah ! S'exclama Fourbhi. Oui, je connais ça, la pétrogénèse des nains, ah ah ! Une de ces bêtises qu'on raconte qu'on raconte volontiers aux étrangers pour voir jusqu'où ils sont prêts à gober les salades qu'on leur sert.
   - J'avais bien compris que c'était quelque chose comme ça, s'amusa Vertu.
   - En fait, la vérité sur la reproduction des nains est bien plus simple : chez nous autres, les organes que vous appelez "génitaux", ne le sont pas, génitaux, ils ne servent qu'à orner fièrement le bas de notre bedaine, à s'amuser entre amis et à soulager notre vessie, voilà tout. Mais en vérité, notre appareil reproducteur n'est autre que notre barbe ! C'est pour cette raison que nous y attachons une telle importance dans notre culture, que nous l'entretenons avec soin et que nous en sommes si fiers.
   - Ah, ça alors, quelle chose étonnante, l'encouragea la voleuse, avide d'en entendre plus. Et comment faites-vous, au juste ?
   - Oh c'est facile, lorsque l'organe barbesque a atteint un âge et un volume adulte, il suffit au nain de l'arroser régulièrement et copieusement d'hydromel, de bière et de divers autres alcools dans des proportions variables d'une tribu à l'autre, selon la tradition de chacun. Ainsi ensemencée et nourrie, la barbe du nain se met à produire un petit bourgeon qui grossit, grandit, se développe au chaud et à l'abri de la pilosité, et au bout d'un certain temps, il se détache tout seul pour donner un enfant nain. Voilà toute l'affaire éclaircie.
   - Fabuleux !
   - N'est-ce pas.
   - Bon, assez parlé gaudriole, tâchons de trouver un endroit où nous reposer.

   Il est à peu près aussi difficile de trouver une auberge dans une cité naine que de trouver un zombi à Zombitoutplein, le quartier zombi de Malombreuse-sur-Zombi la cité des zombis, capitale du Zombiland, aussi purent-ils sans problème aucun faire relâche dans un bon lit bien chaud, ou plus précisément dans deux lits chacun, car le couchage nain est adapté à la physionomie du bestiau. Après quelques heures de sommeil, qui sans effacer totalement les épreuves des jours précédents n'en fut pas moins réparateur, un des hommes de Fourbhi vint les mander, car l'heure du grand départ approchait. Ils rassemblèrent donc leurs affaires, achetèrent des provisions et mirent le cap vers le lieu du rendez-vous.
   C'était dans une vaste caverne en croissant de lune, au sol penché et très humide, bien à l'écart de la cité. Nos compagnons ne s'étaient pas réellement attendus à un tel déploiement de force de la part des nains, Fourbhi avait en effet mis sur pied une véritable petite armée d'une soixantaine de nains, tous des guerriers robustes ayant à leur actif pas mal d'heures de vol, de cicatrices et d'hectolitres de breuvages moussus. Tout ce petit monde avait pour tâche d'accompagner onze mules de très petit gabarit, un genre d'équidé dont ils avaient déjà vu quelques spécimens dans la cité, et qui servait manifestement d'animal de bât bien commode pour arpenter les voies tortueuses du Dédale. Chaque mule était harnachée de deux fontes de cuir soigneusement fermées et arrimées, déjà remplies du fameux chargement. Mais vous frétillez de connaître les noms de tous ces nains courageux, n'est-ce pas ? Alors le détachement nain se composait de Bâtonferré "trois doigts" Tueurdegéants, Foudremarteau "calcaneum" Mineprofonde, Piochediamant "la tremblotte" Pierrenoire, Beaupoitrail "le grossier" Mâchefer, Seaupépite "fignoleur" Forgenoir, Trouvegemme "le beau" Fortecuisse, Fumetorche "grincheux" Cassetroll, Forgeacier "le furet" Filonterreux, Ferdeglace "bosseur" Dentdelion, Enclumairain "lou papet" Barbedetroisjours, Grandpépite "carapace" Crânedefer, Filondor "ma tante" Sansargent, Barbebouc "paume-de-glu" Piècedargent, Cousudor "barbe fleurie" Vingtenconstit, Soufflefeu "le scaphandrier" Quatrebras, Grandmarteau "Puppy Dog Dog Doggy Dog Ouah Ouah" Rochebrise, Largedoigts "atchoum" Cognebrique, Gagnegemme "fRe3w4r3h4kErZ" Pêchecharbon, Brisemurs "cogneur" Brilledor, Lourdepioche "sang-mêlé" Sacdecharbon, Veinedor "gros engin" Creuseprofond, Cartorange "pousse-wagons" Creusencoreplusprofond, Hachedeglace "le boutonneux" Fenduroc, Puissantmarteau "gros nounours" Barbegrise, Hachedemort "cours-y-vite" Grandmarteau, Massedeguerre "l'estranger" Cognefer, Lourdarmure "chef" Ecorcechêne, Cottemaille "l'artiste" Brasdebronze, Tonnerre "bitorange" Sangdebourbe, Forgebronze "Benny B" Fendgranit, Gourdinclouté "le blaireau" Chantdeguerre, Foudreneige "croche-patte" Lingotdor, Cranedepioche "pilastre" Fureurdestructrice, Filondargent "l'allumé" Grisduroc, Forgefeu "slip de maille" Grondemarteau, Mâchegranit "vide-gousset" Fenduroc, Fierabras "pif de clebs" Pechblende, Rougebarbe "palpe-chaton" Sacdegemmes, Massedarme "le prince" Piedtendre, Seaudetourbe "lou ravi" Pierredelune, Fléaudeguerre "la cassette" Barbenoire, Minedargent "grand-nain" Fortdubras, Picdeguerre "philodendron" Minedor, Marteaudeguerre "le nain anciennement connu sous le nom de" Cassemontagne, Grandgosier "le sobre" Cauchemardesgobelins, Verluisant "poulpemitaine" Mangeroc, Grossefourche "fanchonette" Nuitdebataille, Tonnerredacier "le bigleux" Brisemurs, Deuxenclumes "gourdin volant" Largepoitrine, Largebotte "peine-à-pioche" Lancecaillou, Chantdeguerre "le vieux" Barbedor, Doublebroigne "petit bras" Grossemassue, Hachette "el barto" Nuitdebataille, Hachesanglante "trois n'enfants z'a manjé" Malachite, Hachedefeu "serpolette" Hachedelune, Hachetonnerre "gueule d'amour" Blanchemine, Hachemarteau "rimpotche" Grisou, Hacheroc "le borgne" Cassegobelinets, Deuxhaches "shabba" Troispas et Hachehache "la hache" Hachepleinplein.
   Ah, ben c'est malin, le temps que je vous les cite tous, ils sont déjà partis !

   Mais ils n'allèrent pas bien loin. Après deux heures de progression, ils avaient atteint les limites des faubourgs de B'rszon Herk, et voilà qu'ils étaient arrêtés devant une porte fortifiée, barrée et grillagée, gardée par un détachement de gardes particulièrement antipathiques dans de lourdes armures, maniant de coûteuses arbalètes à répétition. Il s'agissait d'une des entrées du domaine nain, et il ne faisait nul doute que malgré sa petitesse, la fortification était de taille à résister aux assauts d'une armée entière.
   Fourbhi conversa un instant avec le chef des gardes, puis revint, dépité.
   - Ça commence bien, expliqua-t-il pour les non-nanophones, la route a été coupée par le débordement d'une rivière souterraine, il va falloir faire un détour. Par les champs.
   Puis il se retourna et fit à ses hommes le signe, qui se voulait discret, de se taire.

   
11 ) Le Château Blanc
   

   C'est avec une obstination mécanique que les deux voyageurs avaient traversé les cols, les moraines et les lits des torrents gelés, montant toujours plus haut, par des chemins toujours plus raides. L'instinct précieux de Piété leur avait permis d'éviter plusieurs avalanches, bien des coups de vent et nombre de crevasses mortelles, et l'expérience avait autorisé à Morgoth le droit de tirer d'utiles et définitives leçons sur la stupidité qu'il y a à fréquenter la montagne en hiver, tant il est évident pour quiconque ayant deux sous de jugement qu'il s'agit d'un environnement hostile à l'homme, et qu'il ne trouvera aucun profit à fréquenter.
   Puis, au sortir d'un défilé si venteux qu'ils avaient dû se pencher en avant pour avancer à petits pas, ils avaient soudain découvert le Château Blanc.
   C'était le nom qui leur était venu à l'esprit à tous deux, le nom le plus naturel pour qualifier l'étrange formation qui s'étalait devant leurs yeux ébahis. S'agissait-il d'une formation géologique naturelle, ou de l'oeuvre des dieux créateurs ? Seul Ghibli aurait pu répondre à cette question. Il s'agissait d'une colossale montagne, un large cône tronqué noyant dans sa masse les flancs de plusieurs montagnes de belle taille. Elle était hérissée d'aiguilles acérées dont les plus hautes dépassaient les deux cent pas de haut auxquelles s'accrochaient les lambeaux de nuages imprudents, et si la pente de la montagne n'était pas particulièrement escarpée, à regarder de plus près, les deux aventuriers constatèrent avec dépit qu'elle était constituée d'un chaos d'arêtes de glace formant un obstacle décourageant. Les hommes de jadis, ou plus probablement quelque race disposant de moyens surhumains, avaient édifié au flanc de la cyclopéenne structure une monumentale effigie de pierre, figurant la tête d'un dragon épouvantable à la gueule entrouverte, sa langue déployée en volutes minérales sur une esplanade vaste comme une petite ville, et dont le niveau atteignait approximativement le tiers de l'altitude totale de la montagne.
   - Voici le cimetière des dragons, fit Piété une fois qu'il fut un peu desahuri.
   - Oh ?
   - Approchons nous avec prudence, poursuivit le robuste coureur des bois, qui était imperméable au sarcasme.
   C'est ce qu'ils firent dans les heures qui suivirent. Ils dévalèrent les escarpements rocheux jusqu'à la vallée qui longeait le Château Blanc par l'est, et s'approchant jusqu'à son pied, prirent une plus juste mesure de l'épreuve qui les attendait. Le chaos de roc et de givre qui constituait les parois était si inextricable qu'il leur parut impossible de le franchir jusqu'au sommet sans qu'ils aient chacun cent occasions de se rompre le cou au fond d'un abîme. Pis encore, le vent forcissait à mesure que l'on se rapprochait, comme en attestait la course rapide des nuages surplombant le sommet, et brisé entre les multiples piliers rocheux aux tranchants aiguisés, il chantait une chanson de mort, un éternel requiem pour les dragons morts dont il était le gardien.
   Ils avancèrent toujours vers l'est, sans trouver dans la muraille menaçante le moindre chemin qui leur parut un peu moins mauvais que les autres. Aucune voie ne s'ouvrait à eux, aussi parvinrent-ils, sans avoir tenté le moindre début d'escalade, jusqu'à l'endroit d'où s'élevaient les contreforts de la plate-forme. L'édifice leur avait paru grand vu de loin, mais maintenant qu'ils étaient dessous, ils pouvaient constater avec ébahissement qu'il était d'une taille réellement prodigieuse. A eux seuls, ces soutènements devaient représenter un volume de pierre supérieur à tout ce que les hommes des civilisations passées avaient jamais bâti de leurs mains, cependant, la taille des blocs employés ici excluait que ceci fut l'oeuvre d'une industrie humaine : ils étaient vastes comme des maisons, et devaient peser des milliers de tonnes. Combien de temps avait-il fallu pour que les premiers de ces titans de roc se descellent, se fissurent et tombent dans l'abîme ? Sans doute des millénaires, mais le temps avait fini par triompher, et du sommet, beaucoup avaient déjà chu, comme en attestait l'éboulis impressionnant de débris rocheux en quinconce, étalés au pied du mur cyclopéen.
   A mi-longueur du mur, ils trouvèrent une zone où les débris avaient été déblayés. La tranchée laissait le libre accès à un tunnel monumental à voûte semi-circulaire, large de dix pas et haut de quinze, qui s'enfonçait droit dans la masse de lourde pierre. Un courant d'air violent semblait vouloir les aspirer à l'intérieur, ou au moins les inviter, et comme après plusieurs minutes d'observation ils ne décelèrent aucun signe suspect, ils s'avancèrent dans le souterrain. Ils progressèrent lentement, adossés à l'une des parois, Piété ayant une flèche encochée dans la corde de son arc. Après quelques dizaines de mètres, ils durent allumer une torche, et virent alors que plus loin, une marche haute comme la moitié d'un homme barrait tout le passage, amorce d'un escalier fait à la mesure d'une race de titans. Les murs et le plafond étaient recouverts de panneaux gravés, couverts de colonnes d'écriture dont chaque lettre était grosse comme une tête humaine, une langue dont même Morgoth n'avait jamais entendu parler. Elles légendaient sans doute les bas-reliefs tracés dans un style curieux, tout d'élégantes volutes aux inflexions répétitives, parmi lesquelles on reconnaissait facilement des dragons, des elfes, des hommes et diverses autres races, dont certaines avaient dû disparaître depuis, se livrant à toutes sortes d'activités dans toutes sortes de lieux spectaculaires, évoquant parfois à nos compagnons perplexes les vagues souvenirs de mythes lointains et déformés. Ils gravirent la première des marches avec maladresse, et virent que l'escalier montait en une ample spirale. Ils gravirent une autre marche puis une autre...
   La progression était pénible, et leurs corps épuisés leurs faisaient fréquemment ressentir combien ils étaient maltraités. Toutes les trente ou quarante marches, il leur fallait faire halte, et à l'occasion de ces arrêts, ils avaient loisir d'admirer les fabuleuses créatures du passé qui s'ébattaient sur les bas-reliefs, et de tenter de deviner la signification secrète de toutes ces scènes. Mais plusieurs vies d'étude auraient été nécessaires à cette tâche, quand bien même auraient-ils lu la langue de ces bâtisseurs.
   L'ascension leur fut interminable, et lorsqu'ils parvinrent au sommet, leur victoire ne leur apporta aucun réconfort : il faisait nuit noire, et un vent violent balayait la terrasse, assez puissant pour chasser la neige de l'immense table de pierre glacée. Le souffle court, ils cherchèrent un abri de longues minutes, puis trouvèrent une faille trapézoïdale entre deux grands rocs, assez large pour qu'ils s'y glissent, assez étroite pour faire un abri honorable. Ils s'y coulèrent, s'y calfeutrèrent du mieux qu'ils purent, et tombèrent de sommeil.

   
12 ) Au fond du trou
   

   - Oh, mais dites moi, quelles impressionnantes plantations de champignons nous venons de voir !
   - Oui, répondit Gourdinclouté Chantdeguerre, dit le blaireau en raison de la mèche argentée qui zébrait l'avant de sa chevelure noire. Il n'avait pas l'air de quelqu'un qui veut parler, mais comme c'était un des rares nains de la compagnie à pratiquer le langage de la surface, Sarlander poursuivit son interrogatoire.
   - Et vous mangez tout ça ?
   - Oui. Consommation personnelle de B'rszon Herk. Pas d'exportation.
   - Je comprends qu'il faille de grandes surfaces de cultures pour nourrir toute la population de votre noble cité, mais j'étais loin de me douter qu'on pratiquait, sous les montagnes du Portolan, une industrie d'une telle ampleur. C'est remarquable. Humez cet envoûtant fumet fongoïde, il me semble l'avoir déjà senti ailleurs...
   - Oui, précisa Vertu d'un air pincé. Il s'en exhale un comparable des paquets transportés par les mules. Dites moi Gourdinclouté, quel est donc la nature exacte de ce que nous transportons ?
   - Pas tes affaires, répondit le nain, peu amène.
   - Ah, pardon. Aurais-je mis le doigt sur un secret sans le faire exprès ?
   Gourdinclouté regarda autour de lui d'un air très ennuyé, mais les autres nains de la caravane ne semblaient avoir rien compris de la conversation.
   - Pas secret. On transporte...
   Il prit plusieurs secondes pour répondre, puis lâcha enfin.
   - ...les os sacrés de Saint Naindeguerre, le protecteur de B'rszon Herk. Reliques. Pèlerinage. C'est religieux. Vous pouvez pas comprendre.
   - Ah, alors si c'est religieux, ça ne se discute pas. Mais dites moi, onze mules pour les transporter, il devait avoir beaucoup d'os, Saint Naindeguerre.
   - Euh... Il est grand, le mystère de la foi.
   - Bien sûr. Et sinon, par curiosité, j'aimerais savoir votre explication sur un autre grand mystère qui me turlupine depuis un petit moment, c'est celui dit de la reproduction des nains. Alors, comment fait-on ?
   - Ah ah ! Fit le guerrier, soulagé du changement de sujet. C'est facile, on fait pas. Dans les tréfonds de la Grande Mine, tout au fond, là où c'est secret et où les étrangers ne vont pas, il y a une grande caverne, et au milieu, la Grande Reine des Nains de B'rszon Herk. La grande reine, elle pond les oeufs de la colonie, depuis toujours. C'est pour ça que tous les nains de B'rszon Herk, ils sont frères.
   - Aaaaaah ! D'accord, elle est pas mal celle là.
   - Merci.
   C'était l'heure de faire la pause, selon la curieuse horloge biologique des nains. D'après les érudits, si la plupart de ces humanoïdes étaient incapables de vivre à la surface, c'était en raison du décalage de leur rythme circadien, qui les rendait inaptes à suivre la course du soleil. Après avoir traversé les immenses caves champignonnières dans lesquelles s'activaient des centaines de nains soupçonneux, ils avaient franchi un hardi pont fortifié enjambant en sa partie la plus étroite le gouffre impressionnant qui marquait ici la frontière de la cité naine. Puis, après avoir serpenté en descendant selon une pente assez raide dans un tunnel assez fréquenté, ils avaient trouvé un évasement propice à un bivouac, où d'autres voyageurs avaient déjà établi leurs feux.
   De bon coeur, nos compères partagèrent le repas des nains, composé d'herbes, racines et viandes dont il valait mieux ignorer l'origine si on tenait à en apprécier pleinement le goût. Comme tous les soldats du monde dans ce genre de situation, ils jouèrent de l'argent, se vantèrent de leurs exploits, chantèrent des chansons. L'un des nains, qui s'appelait Grandmarteau Rochebrise, était justement connu de ses compagnons pour ses talents musicaux et donna un petit récital qui enchanta ses coreligionnaires, tout en plongeant les aventuriers dans des abîmes de perplexité. Il faut dire que le rythme saccadé de la mélodie et de la chorégraphie attenante étaient déroutantes pour des oreilles humaines ou elfiques, de même que les signes complexes de la main qu'il adressait à ses compagnons, qui lui répondaient de bon coeur en tordant leurs doigts de la même façon.
   - C'est plutôt spécial ce qu'il chante, ton collègue, s'enquit Sarlander auprès de Ghibli.
   - Ouais, c'est à la mode parmi les nains du sud, ce genre de musique. Mais c'est pas trop ma tasse de... ma chope d'hydromel.
   - Et ça raconte quoi ?
   - Oh c'est... l'histoire d'un monde perdu de la nostalgie... jeunesse de la Terre... les grands aigles... toutes ces conneries.
   - Tu pourrais traduire ?
   - Ben, ça y perd beaucoup à la traduction...
   - Allez, ne nous fais donc pas languir !
   - Bon,bon...

   Au fond du trou
   

   "Paroles" et "musique" de Puppy Dog Dog Doggy Dog Ouah Ouah
   

   Moi j'ai grandi au fond du trou, tu sais,
   Oui au fond du trou,
   Ma mine, c'est pas les beaux filons tu sais,
   Au fond du trou,
   Ici on flingue, on deale,
   Et pas qu'du Mithril, ouais...
   Alors prends pas ma tête, baiseur de mère !
   Baisant bâtard !
   Si tu m'fais chier trou du cul,
   Au fond du trou,
   J'te mets ma hache dans ta gueule d'elfe,
   Au fond du trou,
   La vie est courte et c'est une chienne,
   C'est la loi dans ma veine,
   Alors prends pas ma tête, baiseur de mère !
   Baisant bâtard !
   J'vais t'baiser ton p'tit cul connard,
   Ouais, au fond du trou,
   J'vais t'défoncer ton cul,
   Tout au fond du trou,
   J'te nique et toi tu pleures,
   Y'a les baisés et les baiseurs,
   Devine où t'es, baiseur de mère !
   Baisant bâtard !
   Un soir un carreau d'arbalète,
   Chtôn, au fond du trou,
   Va m'faire sauter la tête,
   Chtôn chtôn, au fond du trou,
   Mais avant ça, à coups de hache,
   J't'aurais explosé, pauv' tache,
   Au fond du trou, sanglant baiseur de mère !
   Yo !
   

   - Ah oui, c'est spécial quand même.
   - Je vous avais prévenu. Pour moi, ce ne sont pas de vraies chansons de nain.
   - Quels sont tes critères pour déterminer la nanitude lyrique ?
   - D'une part parce ça doit parler de bière. Ensuite ça doit durer au moins deux heures. Et puis, ça doit exalter les vertus traditionnelles de la civilisation naine.
   - Le courage, l'honneur et l'amour du travail ?
   - Mais non benêt, l'or, la bière et les barbes fournies. Attends, je vais te chanter une VRAIE chanson de nain, tu vas voir la différence :

   La geste interminable de Theoberic Bombetorse et de ses descendants sur dix-sept générations
   
(folklore des nains du Septentrion)

   Chant premier : prélude
   

   Dans le pays de Phrange
   Le bon roi Eophyle
   Avait sept fils vaillants
   Qui répondaient aux noms
   D'Eocéphale, Eolâtre,
   Eophone, Eosolithe,
   Eophthaghn, Eomètre,
   Et enfin Eotétine...
   

   Au bout de vingt minutes, lorsque Ghibli eut fini d'évoquer les destins des descendants d'Eophyle et des multiples personnages illustres qu'ils avaient croisé sur leur route, il fit une petite pause dramatique, puis prononça ces mots terrifiants : "Fin du préambule". Vertu parvint à l'arrêter avant qu'il n'entame le coeur du récit, prétextant qu'ils avaient sommeil, et voyant que leurs compagnons à la courte cuisse avaient organisé un efficace tour de garde auquel ils n'étaient pas convié, ils s'endormirent de bonne grâce.

   
13 ) Petit déjeuner sur la terrasse
   

   A une journée froide et pénible allait succéder à une journée pénible et froide, c'était la seule certitude de Morgoth et Piété, bien que ce dernier fit son possible pour dissimuler sa morne humeur sous des dehors volontaires. Seule la fenêtre de grisaille au-dessus d'eux indiquait que le jour s'était levé, mais ils ignoraient depuis combien de temps. Péniblement et sans un mot, ils se relevèrent, secouèrent la couverture qui leur avait servi de tente pour en ôter la couche de neige givrée, déjeunèrent sans entrain, puis rassemblèrent leurs affaires et remontèrent à la surface.
   L'esplanade présentait un spectacle saisissant, un gigantesque tapis plat comme le dos de la main, recouvert d'aiguilles de givre qui craquaient sous les semelles. On eut dit le plateau d'un immense jeu de société dont les joueurs auraient été des dieux, et les pions des mortels. Au loin s'ouvrait la gueule du dragon de pierre, immense et pourtant dérisoire comparé à l'immense montagne contre lequel il s'adossait, et dont les sommets se perdaient dans le mol plafond d'un gris nuage. Derrière eux s'étendait la grande vallée en demi-lune qu'ils avaient empruntée, et ils virent qu'ils avaient été bien inspirés de s'arrêter dans leur trou, car celui-ci était situé à quelques pas seulement de l'abîme vertigineux dans lequel, pris par la tempête, ils auraient fort bien pu faire une chute fatale. Le vent était complètement tombé, le silence était impressionnant. Pas un oiseau, pas un insecte, pas un brin d'herbe, aucun signe de vie n'était visible, à part...
   - Tiens, un type vient vers nous.
   - Avec un peu de chance, il ne sera pas hostile.
   - Il n'a pas l'air pressé.
   Effectivement, il semblait marcher au ralenti, mais droit dans la direction de nos camarades, qui ne cherchaient pas à se cacher. S'il fallait se battre, le moment n'était pas plus mauvais qu'un autre. Il était encore loin, et si la configuration du terrain avait été différente, nul doute qu'ils ne l'auraient pas encore vu. C'était un guerrier, et sans doute pas un béjaune, à en croire son casque cornu, sa cuirasse et son marteau. Mais à mesure qu'il s'approchait, Piété lui trouvait un air de plus en plus bizarre, sans parvenir à définir précisément ce qui n'allait pas chez lui. Ce n'est que quand le bruit lourd de ses pas fut audible qu'il comprit.
   - C'est pas un type.
   - Ah ? C'est quoi alors ?
   - Un géant.
   Et en effet, Morgoth se rendit à l'évidence, le panorama dantesque avait faussé leur sens des proportions et, sans point de repère, ils n'avaient pu correctement estimer le gabarit du personnage. Pourtant, la méprise était difficile, il était grand comme cinq hommes ! Sa peau était grise comme la cendre, sa barbe blanche comme la neige, et ses yeux noirs comme le charbon, et fort courroucés.
   - Tu crois qu'il veut quoi ?
   Le titan pressa le pas, brandit à deux mais l'énorme marteau qu'il portait jusque là sur son épaule, puis dans s'arrêter, déclara d'une voix qui sonnait comme un orage de montagne :
   - Depuis la trahison du félon Kashpo, ces lieux sont interdits aux mortels. Les sacrilèges doivent périr.
   - On peut négo...
   Mais le géant n'était pas d'humeur à discuter, et faisant montre d'une prestance étonnante pour sa taille, il porta de son marteau un coup circulaire au ras du sol, que nos héros ne purent esquiver que grâce à leur légèreté et à un heureux hasard. L'ennemi leur coupait la route, et le précipice n'était qu'à quelques mètres derrière eux, aussi décidèrent-ils de s'engouffrer dans le seul abri disponible : le trou qui leur avait servi de refuge pour la nuit. Il s'avéra que le géant était bien trop corpulent pour les y suivre, aussi risqua-t-il un bras pour attraper ses proies. Mais l'abri était trop profond, et en outre, Piété était bien placé pour piquer le gardien du bout de son trident magique, ce qui ne le blessa guère, mais lui causa une vive souffrance. Le monstre changea donc de tactique, il s'abaissa, s'arc-bouta contre le sommet du bloc de pierre, et commença à déployer son effort pour le repousser, afin de débusquer ses prooies. Morgoth, qui s'était par trop précipité dans sa descente, était mal tombé. Bien qu'il fut encore conscient, il était trop sonné pour lancer un sort, et de toutes les façons, il n'était pas sûr que la magie put être d'un quelconque secours dans ce cas.
   Piété était donc seul pour affronter le géant. Ah, si seulement madame Vertu avait été là, elle aurait su que faire. Quelle ruse sournoise aurait-elle donc bien pu employer ?
   Alors, il vint au jeune brigand une idée qui lui parut sotte, mais surtout, qui était la seule à lui traverser la tête...

   - Ohé, messire géant ! Ohé, vous m'écoutez ?
   - Que veux-tu, sacrilège ?
   - Vous êtes le gardien du Cimetière des Dragons, n'est-ce pas ?
   - Certes, je suis Gundaar.
   - Nous pouvons peut-être nous entendre, messire Gundaar. Vous nous avez débusqués, il serait sot pour nous de vouloir poursuivre notre quête. Aussi, nous vous proposons de nous laisser repartir sains et saufs, et nous serons quittes.
   - Non, vous périrez, telle est la loi. Si vous quittiez le Château Blanc, d'autres viendraient, et encore d'autres tels que vous, guidés ici par la soif de richesses. Cela ne se peut.
   - Soit, répondit Piété, très excité de voir le géant mordre à son piège. Nous ne pouvons partir, mais peut-être pourrions nous rester captifs ici ? Nous préférons de loin la servitude à la mort.
   - Gundaar n'a que faire d'esclaves.
   - Et pourtant, nous pourrions vous rendre la vie plus agréable. Nous savons cuisiner, coudre, ravauder les armures, et prendre soin d'un géant de bien des... hum... façons...
   - Euh...
   - Et surtout, nous sommes de merveilleux maîtres-danseurs et de joyeux animateurs de ballet ! Car nous sommes connus, on nous appelle en tous lieux "les Fols Trouvères de Galleda".
   - Des quoi ?
   - Vous ignorez l'art merveilleux de la danse ? Quel dommage, vous devez avoir une bien triste vie. Il faut de toute urgence que nous vous apprenions ces merveilles.
   Piété, voyant le géant intrigué, sortit de sa tanière et se planta devant lui.
   - La danse est la plus merveilleuse invention de l'humanité, c'est un art subtil, et pourtant chacun peut en obtenir les bienfaits. La danse réchauffe le corps et ragaillardit l'âme, elle permet d'apprécier la vie et d'en savourer chaque minute, et parfois même, de s'approcher spirituellement des dieux !
   - Non ?
   - Mais si ! Attendez, on va faire un essai. Et si vous n'êtes pas immédiatement transporté d'allégresse par la magie de la danse, je veux bien mourir dans l'instant. Allez, observez-moi et faites exactement les mêmes mouvements. Et hun, et deuuu, et hun... Allez, plus haut la jambe, hun... voilà, bien, gardez le rythme, une petite volte maintenant...
   Et avec l'entrain que donne la nécessité vitale, voici que Piété Legris se fit maître à danser, compensant par l'enthousiasme sa totale ignorance de la matière qu'il enseignait.
   - Alors, ne sentez-vous pas l'extase monter progressivement ?
   - Je sens surtout la fatigue, et l'envie de t'écraser.
   - C'est que vous ne mettez pas assez d'énergie dans le mouvement. Allons ! Du coeur à l'ouvrage, je vous prie, allez, pas chassé, et sautez, sautez, sautez plus haut. Bien, plus haut, plus haut !
   Et c'est alors que, fragilisé par des millénaires d'intempéries, de gel et de séismes, un bloc à l'équilibre précaire finit par céder dans un craquement bref autant que violent sous les ébats approximatifs d'un géant de douze tonnes, le faisant basculer avec une lenteur surréaliste dans l'abîme. Aussitôt, Piété se précipita pour s'assurer de la chute de son ennemi, et il vit avec horreur les deux grosses mains du géant agrippées de tous leurs doigts au rebord de la pierre fracturée, qui offrait de multiples prises. Et voilà maintenant qu'il se hissait avec peine, et que sa face furieuse commençait à émerger.
   Alors surgit Morgoth, sinistre, le regard décidé. Il marmonna une brève invocation, leva les bras au ciel, et projeta une sphère incandescente à l'éclat violent contre le visage du titan, et qui y explosa. La tête environnée de flammes, il poussa un rugissement, et sous le coup de la douleur, il lâcha prise, et tomba longtemps, très longtemps, avant que son hurlement puissant ne cesse brutalement, n'en laissant subsister que les échos qui se répercutaient dans toute la vallée.
   Lorsque les deux jeunes aventuriers victorieux osèrent regarder par-dessus le rebord de la plate-forme, ils ne purent retenir une moue dégoûtée.
   - Bêh... en plein sur les quinconces.
   - On dit souvent que plus on est grand, plus on se fait mal en tombant, mais c'est faux. Regarde, lui, il n'a plus mal du tout.
   - Ouais. En voilà un qui est plus grand mort que vivant. Vois jusqu'où les bouts ont giclé !
   Puis, après avoir moqué leur adversaire défunt, ce qui est le droit imprescriptible du vainqueur, nos amis se retournèrent et contemplèrent, au loin, la gueule béante du dragon de pierre.

   
14 ) Le fin mot de l'histoire
   

   La caravane sillonnait encore officiellement le domaine du roi Hachefeu Cognetroll, bien qu'ils fussent depuis longtemps sortis de sa capitale, lorsqu'ils firent les premières rencontres hostiles. Ils ne s'en alarmèrent pas, tant la menace paraissait dérisoire, une douzaine d'araignées géantes égarées, de la variété la plus sotte et guère plus grandes qu'un avant-bras. Les nains s'en étaient chargés avant même que les aventuriers ne se soient rendus compte de l'attaque, et n'avaient pas eu à sortir l'épée.
   Après la période de repos, ils avaient poursuivi leur route quelques temps avant de tomber dans un nouveau traquenard, tendu par un parti de gobelins blancs armés de frondes. Ils avaient gravement blessé l'un des nains de l'avant-garde. Ses camarades, sous la protection de boucliers, avaient alors couru sus aux humanoïdes pour découvrir qu'ils n'étaient qu'une poignée. Ils avaient alors eu un comportement tout à fait curieux pour leur race, en se battant jusqu'à la mort, au lieu de fuir à toutes jambes.
   Un peu plus loin, dans un vaste espace dégagé chaotique et plein de recoins ayant jadis servi de décharge, ils avaient été fort surpris de se retrouver assaillis par de grands vers annelés et gris, semblables à des lombrics, mais long chacun comme deux hommes allongés et large comme une cuisse de belle épaisseur. Surgissant les uns après les autres du fumier meuble qui leur servait d'habitat et de nourriture, ces invertébrés les avaient attaqués par vagues, compensant par leur nombre la faiblesse de leurs corps. Dans la confusion de la bataille, l'un des nains périt de bien sotte manière, foudroyé dans le dos par le carreau maladroit d'un de ses frères. Une mule de réserve, qui avait profité de l'agitation pour s'éloigner, fut rattrapée par les vers géants, et vidée de son sang en moins de temps qu'il n'en faut à un plein drakkar de Vikings pour vider un tonneau d'hydromel. Après la bataille, on expliqua aux natifs de la surface qu'il s'était agi de vers gris, une variété généralement pacifique, appréciée pour sa faculté à digérer les déchets qu'on leur jette, et pour cette raison, invités à prospérer dans les décharges. On leur expliqua en outre que pour activer leur prolifération, les éboueurs nains avaient coutume, lorsque les vers avaient atteint une taille respectable, de les couper en deux par le milieu, et que par ce procédé, on parvenait à obtenir deux vers qui, après cicatrisation, s'avéraient parfaitement formés et tout à fait apte à leur humble tâche. On leur expliqua enfin que c'était exactement de la même manière que les nains se reproduisaient, et que c'était pour cette raison qu'ils avaient des haches.
   Puis, il y avait eu une vingtaine d'elfes des profondeurs, qui étaient venus à leur rencontre le long d'une rivière souterraine. Ils n'avaient rien fait pour se dissimuler, aussi les nains avaient-ils cru tout d'abord à un groupe de voyageurs paisibles venant en sens contraire, mais ce n'est que quand les cimeterres elfiques furent sortis des fourreaux que l'agression devint manifeste. Un instant avait suffi pour raviver la vieille haine entre les deux peuples, et nos compagnons virent les nains habités d'une fureur qu'ils ne leurs connaissaient pas. Vertu n'eut le temps que de tirer deux flèches avant d'être gênée par la masse des guerriers de Fourbhi, mais elle put voir que ses deux projectiles avaient eu peu d'effet sur leur cible, bien qu'ils se soient tous deux fichés dans la peau sombre d'un des assaillants. Au final, ils furent taillés en pièce, et leur sang s'épancha dans le torrent, mêlé à celui de la dizaine de nains qu'ils avaient entraînés avec eux dans la mort. La troupe s'arrêta plusieurs heures afin de célébrer un rite funèbre, puis prit un repos bien mérité.
   Le lendemain, ils jouirent en paix de leur voyage. Il y eut une nuitée, puis une nouvelle journée de marche sans incidents notables, mais dans une ambiance tendue, car chacun se demandait d'où viendrait le prochain coup.
   Le bivouac suivant eut lieu dans les ruines d'un petit temple dédié à une divinité mystérieuse qui, sans doute, ne tolérait aucune image dans ses lieux de prière, de telle sorte que les architectes avaient été réduits à décorer le moindre pouce de pierre d'une écriture déliée et précise, que plus personne ne comprenait depuis bien longtemps, mais qui semblait revivre sous la lumière dansante des torches. L'endroit était désacralisé de fait depuis longtemps, comme en attestaient les reliefs de multiples campements qui encombraient le sol jadis foulé par les fidèles en prière.
   - C'est tout de même curieux ces attaques, vous ne trouvez pas ? Demanda Vertu à Fourbhi, quand elle eut trouvé un quelconque prétexte pour l'éloigner loin de sa troupe.
   - Oumph... je m'y attendais un peu.
   Ayant beaucoup pratiqué l'escroquerie dans son jeune temps, Vertu avait développé une faculté peu commune pour lire dans les expressions du visage, les postures des mains et les inflexions de la voix, les intentions qu'elles cachaient. Le nain, en effet, semblait dissimuler quelque chose, et plus important, il paraissait hésiter à confier ce secret.
   - Quel dommage que tous ces nains courageux soient morts. Ah, si seulement nous avions pu savoir que ces elfes nous attendraient, nous aurions pu nous préparer à les affronter. Sauriez-vous par hasard d'où ils venaient et ce qu'ils voulaient ? J'ai eu l'impression très nette qu'ils ne se conduisaient pas de façon normale, en tout cas pour des elfes des profondeurs, qui sont réputés fourbes et sournois.
   - Oui, je pense comme vous, c'est un peu comme si... si on les poussait.
   - Seraient-ils sous l'influence d'une volonté supérieure ?
   - C'est l'explication la plus logique.
   - Il faudrait alors une volonté vachement supérieure. Que l'on puisse par magie dominer l'esprit de gobelins ou de vers, je le conçois, mais des elfes ! Ce n'est sans doute pas à la portée du premier sorcier venu.
   - Non, sans doute. Et c'est ça qui m'inquiète. Voyez-vous... Et bien, je ne vous ai pas tout dit sur les périls que nous devions affronter en ces lieux. Voici presque soixante ans maintenant, un nain de haut lignage du nom de Brasdebois Largebarbe, cousin de mon roi, a été banni de B'rszon Herk pour diverses raisons. En dehors du royaume, il n'y a guère de salut pour un nain, mais c'était une brute doublé d'un esprit retors, et ces "qualités" lui permirent de survivre, puis le firent apprécier des créatures qui vivent dans ces régions sauvages. Ainsi, d'années en années, il devint un chef de bande redouté, accumula les allégeances et les amitiés, jusqu'à ce que ses domaines et ses féaux en fassent presque un roi, bien que je rougisse de comparer ce misérable traître et parvenu à mon noble sire. Accédant ainsi à la puissance, il s'ingénia à attaquer les caravanes passant à proximité de ce qu'il considère comme son domaine, et perturba le commerce... du mithrouille.
   - Dont vit B'rszon Herk.
   - Précisément. Du mithrouille.
   - Et pourquoi craignez-vous les troupes de ce personnage ?
   - Oh, mais je ne les crains pas. Certes, il a à son service bien des monstres mystérieux et a noué des alliances avec nombre de coteries maléfiques, mais tout ceci ne constitue pas une armée. Il n'y a aucun commandement, aucune organisation, pas une once d'esprit de sacrifice. C'est le goût du lucre qui les motive, et elfes comme gobelins, ils auraient dû se débander à la première blessure, pas de quoi inquiéter une troupe bien organisée comme la notre. Or vous l'avez noté, ils ont lutté jusqu'au dernier, sans céder un pouce de terrain, ce qui n'est pas dans leurs habitudes. Et ce n'est sûrement pas Brasdebois Largebarbe qui a pu susciter cet esprit martial. Depuis quelques mois, la route est complètement coupée, et certains de nos clients s'inquiètent...
   - Le genre de clients qu'il vaut mieux ne pas inquiéter.
   - Ben oui. Mais de toute façon, nous serons bientôt au bout de nos peines, encore une journée de marche si tout va bien et nous quitterons le ventre de notre mère la terre. Holà, mais qu'est-ce que c'est que cette agitation ?
   C'était Puppy Dog Dog Doggy Dog Ouah Ouah, accompagné au luth par Clibanios, qui interprétait son grand succès "Un mètre quarante-deux, cent dix-huit kilos". Ils les rejoignirent et profitèrent de leur dernière veillée dans les souterrains des nains.

   
15 ) Parmi les os
   

   La gueule du dragon était vaste comme une cathédrale, et construite du reste selon les mêmes lois. Une cathédrale bien délabrée, dont le toit percé en maint endroits laissait transparaître la lumière de ce pauvre jour. Les anguleuses statues de héros de jadis, alignées en une futile armée, rendirent les honneurs silencieux aux deux jeunes gens qui passèrent parmi eux. Dans les tréfonds de la basilique venteuse, un immense porche hémi-circulaire menait à un tunnel montant en côte légère, bien assez haut pour que deux géants du gabarit de Gundaar montés l'un sur les épaules de l'autre ne puissent en toucher le plafond de la main, et s'enfonçant perpendiculairement dans le ventre de la montagne. Le vent était trop fort pour que la flamme de la torche tienne, mais au loin, une demi-lune grise indiquait le bout du chemin. Suivant la pente, ils s'enfoncèrent dans les entrailles noires de la terre. Morgoth avait pressé le pas, soucieux de ne pas prolonger inutilement l'angoisse qui l'étreignait, aussi se hâtèrent-ils de traverser ce chemin à la symbolique par trop évidente.
   Le jour n'était pas assez puissant pour qu'ils fussent éblouis en sortant du tunnel, aussi purent-ils immédiatement contempler, sans fard aucun, le spectacle désolant présenté par le cimetière des dragons. Car ils y étaient bien, hélas, ils ne pouvaient se tromper sur ce point. C'était un vaste cirque dont les contreforts montaient en pente progressive jusqu'aux sommets qui leur étaient maintenant familiers, avec une régularité qu'ils hésitaient à attribuer à l'oeuvre de la seule nature. La cuvette s'inclinait, descendant jusqu'à un lac de glace ovale, bordé par une plage en croissant de lune, éclatante de blancheur. De loin, il leur sembla voir des arbres et des arbustes pétrifiés par le gel, mais ils comprirent vite qu'ils voyaient là les os blanchis des grands dragons venus en ces lieux y mourir, et qui s'amoncelaient en quantités prodigieuses. Plus on s'approchait de la rive morte, et plus il devenait rare d'entrevoir le sol originel, tant s'accumulaient les vieux os, les griffes émoussées et les écailles ternies par les âges. C'était une fortune prodigieuse, sans doute le plus grand trésor de la terre, qui jonchait nonchalamment ce lieu, car les nécromants humains recherchaient avec passion ces reliques sauriennes, dont chacune aurait pu être vendue à bon prix. Mais cette mercantile pensée ne traversa pas même l'esprit de nos deux aventuriers, tout à leur triste devoir, et c'était fort bien pour eux. Autour de l'endroit sacré, en effet, vivaient de terribles gardiens, les draconiens. Ainsi appelait-on les rejetons imparfaits, fruits des erreurs de la nature, d'oeufs mal fécondés ou empoisonnés, d'unions bâtardes. Ni Piété, ni Morgoth ne virent leurs faces tordues ou leurs silhouettes contrefaites, ils nichaient en grand nombre sur tout le pourtour du cimetière, le gardant fidèlement, liés par quelque pacte terrible et ancien à leur tâche séculaire. Tous depuis leurs tanières virent nos héros, ils suivirent leurs déplacements avec attention, mais ils ne bougèrent pas.

   Ils la trouvèrent. Elle s'était abrité du froid dans le crâne d'un de ses congénères. Piété frémit d'horreur en la voyant dans une si pitoyable condition : des veines charriant un sang noir saillaient sous sa peau grise, en certains endroits, des flétrissures suppuraient d'une vilaine humeur jaunâtre. De sa beauté légendaire, il ne subsistait rien. Un de ses yeux était mort déjà, elle commençait à perdre dents et cheveux. Lorsqu'elle vit la figure blanche de Morgoth, elle fit de son mieux pour prendre une mine désolée.
   - J'aurais préféré que tu ne me suives pas.
   - Je... Que puis-je faire ?
   - Rien. J'arrive au bout de mon temps. Ce spectacle qui te répugne, c'est la triste fin des dragons mordorés, qui pourtant prisent tant la beauté. Cela fait une éternité que je repousse ce moment, j'ai prolongé ma vie par tous les moyens existants, j'en ai même inventés certains. Mais maintenant, je suis trop vieille. Usée. Regarde, je suis même incapable de reprendre ma forme naturelle pour périr dignement.
   - Quelqu'un peut sûrement te soigner, je suis sûr qu'il est possible d'intercéder auprès des dieux...
   - Non. C'est la malédiction de ma race, et de la tienne aussi. Nous n'y pouvons rien. Pars, Morgoth, rejoins les autres. Vis ta vie, trouve toi une femme de ton espèce, en m'attachant, je me suis conduite de façon sotte et injuste envers toi, comme avec beaucoup de gens. Laisse moi mourir.
   - Mais...
   - Va.
   A mesure qu'elle avait parlé, sa voix s'était éraillée, jusqu'à n'être qu'un pénible grondement à peine audible. Elle se roula en boule sous une couverture et retint un vomissement. Morgoth se releva, muet, frappé d'effroi.
   Ils quittèrent le cimetière des dragons sans que ses gardiens ne troublent leur peine.

   
16 ) Nurang-Nadûr
   

   Incroyablement vaste était Nurang-Nadûr, et bouche bée sont restés bien longtemps Monastorio, Vertu, Mark et Sarlander. Ghibli leur expliqua alors :
   - On dit que c'est la magie ancienne des nains aînés qui maintient une voûte aussi haute avec des piliers aussi espacés. Ils savaient, dit-on, parler avec les esprits telluriques, et c'est un pacte avec les forces mystiques de la montagne qui assure la stabilité de cette salle gigantesque.
   - Oh, ben ça alors ! S'exclama Sarlander, épaté.
   - Selon d'autres sources plus dignes de foi, ils ont utilisé des matériaux composites précontraints.
   Les yeux de nos héros s'étaient habitués à se contenter de très maigres sources de lumière, aussi pouvaient-ils apprécier l'immensité de la gigantesque excavation, que l'on ne pouvait en toute conscience qualifier de caverne car elle était manifestement l'oeuvre d'une volonté, et non de la nature. En aucun point en effet, les légions d'artisans et d'ouvriers n'avaient laissé affleurer la roche non brute, en aucun point la rectitude géométrique du sol et des piliers n'était altérée. D'après Fourbhi, et Ghibli avait acquiescé, Nurang-Nadûr avait été jadis la puissante capitale d'un empire nain qui s'étendait sous toutes les contrées du Klisto. Abominablement ruinée par les serviteurs de Skelos au cours du Cycle de Sang, hantée par les âmes tourmentées qu'ils avaient laissées, elle n'avait jamais été rebâtie.
   - Voyez, ces lumières au loin, sont-ce ces feux follets que vous nous avez décrits ? Les spectres de Nurang-Nadûr, condamnés à hurler à tout jamais leur peine ?
   Sarlander, soucieux, s'était ouvert de son inquiétude à Fourbhi.
   - Sans doute. N'y prêtez pas trop d'attention, ils ne tourmentent que les voyageurs isolés.
   - Ils s'approchent, dirait-on.
   - Mais non voyons, ce ne sont de timides reflets nostalgiques d'une époque à jamais révolue...
   - Ils font beaucoup de bruit, les timides reflets nostalgiques, s'étonna Vertu. Une série de brinquebalements métalliques accompagnait en effet le déplacement de la masse de lumières qui s'approchait. On pouvait maintenant entendre des cris de rage, des cors de guerre, des tambours de bataille, des armes s'entrechoquant, des bottes ferrées martelant le sol, et toutes sortes de hurlements inhumains auxquels se mêlaient d'étranges objurgations psalmodiées par...
   - Des sorciers !
   Une boule de feu avait jailli, éclairant la charge d'une horde impressionnante, composée de centaines de nains en armure lourde, accompagnés d'une multitude de créatures hétéroclites, orques, trolls, clans entiers de gobelins chevauchant des mille-pattes de bataille harnachés à la guerre, elfes, humains de diverses provenances, araignées géantes, chauves-souris malignes, goules, vampires, spectres et autres morts-vivants. Ils s'étalaient en une épouvantable marée de monstres, sans faire mystère de leurs intentions. Mais plus épouvantable encore était la forme se tenant derrière eux, montée sur un char de guerre noir comme la nuit, aux formes indéfinies mais terribles. Sombre lui-même comme son véhicule, tenant d'une main les rênes de ses deux destriers maléfiques, de l'autre un cimeterre enflammé, venait l'un des cavaliers noirs. Derrière lui se tenait un nain, peut-être était-ce Brasdebois lui-même, le nain renégat, qui tenait l'immense bannière pourrissante du puissant seigneur Khazbûrn, dont le motif hideux n'était par bonheur pas visible. La boule de feu qu'il avait lancée, Vertu et les siens l'avaient déjà vue à l'oeuvre à la Tombe-Helyce, ils savaient quels épouvantables ravages allait faire ce mortel sortilège.
   - Fuyons !
   Les courageux nains de Fourbhi ne comprirent pas tout de suite quel parti prendre, et négligèrent d'imiter leurs mules qui avaient sagement décidé de prendre la tangente, en compagnie de nos six héros, qui s'étaient enfuis à toutes jambes. La mortelle sphère incandescente explosa parmi, écrasant une douzaine de nains sous un tourbillon de flammes dans une épouvantable odeur de barbe brûlée. Les survivants les moins hébétés décidèrent alors de suivre les Compagnons du Gonfanon dans une direction qu'ils espéraient être la sortie, et qui avait en outre le bon goût de les éloigner de la meute hurlante.
   Ils comprenaient maintenant - ou tout au moins, ils auraient compris s'ils n'avaient eu la tête occupée à d'autres problèmes plus urgents - quelle terrible volonté avait uni les créatures souterraines contre le roi de B'rszon Herk, et même s'ils ignoraient les dessins du Khazbûrn et les plans de son mystérieux maître, il était douteux qu'ils visent la béatification ou le nobel de la paix.
   C'est fou ce que ça court vite, une mule, quand ça sent les ennuis arriver. Elles avaient foncé tête baissée vers un mur, puis juste avant de se fracasser dessus, avaient plongé dans un gigantesque trou du sol. Il s'agissait de quelque antique galerie de mine, comme en attestaient la pourriture des étais de bois disposés à la mode naine. A la suite des modestes équidés, nos amis, avantagés par leurs longues jambes, furent les premiers à quitter la salle monumentale. Ghibli, que l'expérience de l'aventure avait rendu plus prudent que ses congénères, avait suivi de peu, accompagné de quelques nains rescapés, sans doute ceux dont l'instinct de survie surpassait la vocation héroïque.
   Ils ne s'attardèrent pas à voir ce qu'il advenait des quelques inconscients qui avaient choisi de se battre, au nombre desquels se trouvait le glorieux Fourbhi Hache-Cruelle. Sans se retourner, ils coururent ventre à terre, se heurtant souvent aux parois de la mine, bien heureux d'être au moins débarrassés du char de guerre terrible qu'ils n'avaient fait qu'apercevoir. Mais la horde asservie ne comptait pas laisser filer ses proies, et sans faiblir, les plus véloces parmi les monstres entraient dans le tunnel.
   Alors, Ghibli mit à profit son sens de l'à-propos, ainsi que sa grande connaissance de la pierre. Voyant qu'en un endroit précis du boyau la structure rocheuse était très altérée par l'humidité, il s'arrêta, sortit sa hache magique et entreprit d'abattre un des étais de bois. Deux de ses congénères, comprenant son manège, l'imitèrent en y mettant toutes leurs forces, et sans prêter attention aux piaillements fous des gobelins ivres de sang dont la marée déjà s'annonçait.
   Et la montagne, vieille alliée du peuple nain, craqua sur toute la longueur du tunnel, le sol fut secoué de spasmes brefs mais de très mauvais augure, et les pierres commencèrent à dégringoler sur les casques des guerriers nains, qui de nouveau tournèrent casaque. Le brame du vieux roc emporta au diable les hurlements stridents de la gent gobeline, et couvrit jusqu'au rire tonitruant de Ghibli.

   
17 ) La destinée du dragon
   

   Elle en était venue à un tel point qu'elle accueillait maintenant avec gratitude la paralysie qui gagnait ses jambes. La mort ne serait plus bien longue à la prendre, ses souffrances tiraient à leur fin. Elle savait n'avoir pas grand chose à attendre de l'au-delà, hormis l'anéantissement, avec de la chance. Elle avait déjà vécu bien plus que son écot, c'était certain, et pourtant, elle éprouvait un profond sentiment d'injustice. Elle avait tant aimé la vie. Plus que nul autre avant elle, peut-être. Pourquoi avait-il donc fallu qu'elle s'attache à ce gamin juste avant de périr ?
   Morgoth. Elle n'arrivait pas à croire qu'il fut parvenu à la suivre jusque là.
   D'un coup, il lui revint qu'elle avait des affaires à mettre en ordre. Elle activa son parloin, et composa un numéro. Puis elle concentra ses forces déclinantes pour répondre à la voix juvénile et faussement enthousiaste qui allait s'adresser à elle.
   - Société Elfique de Banque, à votre service.
   - Xyixiant'h. J'ai un compte chez vous.
   - Parfaitement madame (elle entendit le factotum se perdre dans les feuilles qui devaient encombrer son bureau). Que puis-je pour vous ?
   - Ouvrir un compte au nom de monsieur Morgoth l'Empaleur.
   - Monsieur...
   - L'Empaleur, Morgoth. Comme ça se prononce. Oui. Courant. Et faire un virement dessus. La totalité. Et la même chose sur le compte titres. Exactement. Combien ça fait en frais ?
   - Trois ducats soixante-quinze.
   - Ah, c'est pas cher. Vous n'oublierez pas de lui expédier un avis. C'est ça, bonne journée.
   Puis elle éteignit son parloin, ferma les yeux, et se relaxa, bien décidée à mourir.
   Puis elle rouvrit les yeux, ralluma son parloin, et appuya sur la touche rappel.
   - Société elfique de banque, à votre service.
   - Xyixiant'h. Je vous ai eue tout à l'heure. C'est à propos des trois ducats soixante-quinze de frais... c'est vraiment pas beaucoup. Comme vous n'êtes pas un organisme à vocation philanthropique, je me demandais à combien se montent mes avoirs, actuellement ?
   - Vous détenez quarante-six ducats sur votre dépôt ordinaire, treize ducats soixante-seize sur votre dépôt à vue, et sur votre compte titres, une action de la compagnie Baentcher Invest, qui cotait hier deux ducats treize seizièmes.
   - Mais... j'avais beaucoup plus !
   - Euh... attendez... ah, j'ai votre historique ici. Non non, pas d'erreur. Vous êtes passée il y a une semaine pour liquider vos avoirs. Je m'en souviens très bien d'ailleurs, mon chef courait partout en se demandant où il allait trouver cent soixante-huit mille ducats d'or. Pourquoi, il y a un problème ?
   - Non... répondit-elle d'une voix blanche, avant de raccrocher.
   On l'avait volée. Et pire que tout, il avait fallu qu'elle le sache avant de mourir, quel cruel destin. Mais qui ?
   Un doute affreux la prit. Parloin, touche rappel.
   - Société Elfique de Banque, à votre service.
   - Ouais, c'est encore moi. Dites donc, comme ça, de tête, vous pouvez me dire quels sont les principaux associés de Baentcher Invest ? Deux minutes, oui, j'attends...

   Deux minutes plus tard, le hurlement de rage du dragon mordoré explosa dans le Château Blanc, réveillant en sursaut les demi-dragons stupéfaits, déclenchant maint avalanches et roulant dans les vallées environnantes à des lieues à la ronde.

   
18 ) Le mort défunt
   

   Ils coururent encore un bon moment dans le couloir avant de s'arrêter. Les plaintes de la pierre s'étaient tues, et les gémissement des gobelins ensevelis n'étaient plus perceptibles. Un courant d'air glacial annonçait que la sortie était proche, mais pas un rai de lumière solaire ne filtrait, il faisait nuit noire. Tout le monde fit une petite pause pour souffler un peu, hormis Clibanios qui n'en avait pas besoin, aussi fut-il le premier, après les mules, à franchir les antiques grilles de fer qui avaient jadis fidèlement gardé l'entrée du royaume des nains. La bouche de la mine s'ouvrait dans une pente rocailleuse, au flanc d'une grande et belle montagne, au fond d'une vallée où s'écoulait un joli torrent. Le barde squelette folâtra un moment parmi les cailloux, s'inspirant du saisissant panorama nocturne pour composer quelques vers, puis retrouva les mules, au détour d'un sentier. Il retrouva aussi, face à lui, la face héberluée d'un énorme prêtre de Hazam, une sorte de colosse bien éloigné de l'image généralement associée au dieu de la magie.
   Ils étaient à deux pas de distance. Ils s'étaient surpris mutuellement.
   Clibanios leva la main, amical, prêt à lancer une saillie drolatique de son cru.
   Le prêtre fut plus rapide. Il leva devant lui le symbole doré de son dieu, trois cercles entrelacés.
   Un éclair blanc, et Clibanios disparut en poussière dans un chuintement sinistre, son luth chut parmi les pierres.
   Ses compagnons, horrifiés, avaient suivi la scène à quelque distance. Le prêtre, une fois fait son office, les remarqua et les désigna à la troupe qui le suivait. Il y avait en effet une cinquantaine d'hommes, affairés à fouiller les fontes des mules et à en tirer de mystérieux petits paquets. Ces hommes étaient pour la plupart des archers, comme nos amis purent s'en rendre compte, mais comme il faisait nuit, la première volée de flèches les manqua. Un projectile fusa soudain vers les cieux, et éclata, brillant comme un soleil, les éclairant crûment.
   Faisant alors preuve d'un sens tactique assez contestable, ils repartirent dans l'autre sens et se réfugièrent tous dans la grotte qu'ils venaient de quitter, Vertu couvrant la retraite de quelques flèches hâtives, à la vertu surtout dissuasive. Ils fermèrent la grille derrière eux, comptant que la peur de se faire transpercer tiendrait les archers à l'écart. Mais la situation était mauvaise, et tous le savaient.
   - Bon, résuma Mark, on a le choix, soit on... ben...
   - Ouais, bien parlé général, approuva Ghibli.
   - Peste, grommela Monastorio, nous voici faits comme des rats. Une sortie en force...
   - Ah, se lamenta Sarlander, si nous avions Morgoth, nous pourrions tenter une ruse quelconque...
   - Oui, mais il n'est pas là, coupa sèchement Vertu. Cessez donc de piailler comme de vieilles femmes et laissez-moi réfléchir.
   - Holà, les marauds !
   Une voix puissante, que l'on pouvait difficilement qualifier de féminine bien qu'elle fut celle d'une femme, venait de les héler.
   - Qui vive ? Prends garde, nous sommes nombreux et puissamment armés.
   - Et vous fuyez devant nous pour vous réfugier dans ce pauvre abri ?
   - Ah... je vois.
   - Je ne suis pas ici pour épancher le sang, même celui de vils gredins tels que vous. Je suis le lieutenant commandeur Denysha Monitaya, de la douane de Gunt. Techniquement, ce souterrain ne fait pas partie de mon pays, vous êtes donc libres d'y rester tant qu'il vous plaira, toutefois, vous vous êtes rendus coupables de trafic de stupéfiant, et je dois m'assurer que vous ne recommencerez pas.
   - Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, s'insurgea Sarlander.
   - Je parle des cinq cent livres de résine de champiboule de première qualité que je viens de saisir sur vos mules, et ne me dites pas que ce n'est pas à vous et que c'est tombé de la poche d'un gars devant vous, ça ne marche plus depuis des siècles.
   - Hein ?
   - Laisse tomber, lui conseilla Vertu.
   - Et comme je connais un peu la situation à B'rszon Herk, poursuivit l'officier, je pense que vous avez peu envie de retourner dans les boyaux.
   - La salope... commenta la voleuse, avant de demander : Et vous proposez quoi, officier ?
   - Rendez vous, et vous serez traités conformément au droit de Gunt. Vous aurez droit à un procès équitable devant la cour de Jhor, et bénéficierez de la circonstance atténuante de vous être livrés à la justice.
   - Jamouf mouf, s'écria Mark, avant d'être étouffé par Vertu.
   - Votre proposition mérite étude, répondit la voleuse. J'aimerais en discuter cinq minutes avec mes camarades.
   - On n'est pas pressés, concéda Denysha.
   - Tu crois que je vais me rendre à cette radasse ? Fit le paladin, écarlate.
   - Cette radasse qui veut nous conduire à Jhor.
   - A Jhor ou ailleurs...
   - Jhor, tu sais, le but de notre voyage...
   - Aaaah... Mais, le problème, c'est qu'une fois à Jhor, nous serons en prison, vois-tu, ce qui fait que pour la mission, c'est moins facile.
   - Morgoth et Piété sont dehors, ils nous délivreront.
   - Mais Gunt est un pays de sorcier, intervint Sarlander à juste titre. Et ses geôles sont sans doute à l'épreuve des sortilèges. S'il était si facile à un sorcier de faire évader des amis de la prison de Jhor, ça se saurait. Et puis, ils sont bien jeunes et inexpérimentés.
   - Hum... tu as raison. Il faudrait qu'ils s'attachent les services de quelqu'un de plus... retors. Et déjà, il faut les contacter. Où ai-je mis cette broche qu'il m'avait confié... Ah, voici. Bon, comment ça marchait déjà cet engin du démon ? Je l'épingle sur ma poitrine, je bombe le torse et je prononce la formule magique... Ah, c'était quoi cette formule qu'il m'avait dit de ne surtout pas oublier ?
   - Il avait pris les noms de nos charmants hôtes de Bramentombes, si je me souviens bien.
   - Exact. Allez, souhaitez-moi bonne chance.
   Elle se campa bien droit sur ses jambes, les pieds solidement arrimés à la terre, porta une main vigoureuse à la broche métallique posée au-dessus de son sein gauche, l'objet émit alors une série de trilles métalliques. Puis elle prononça d'une voix aussi assurée qu'elle le put :
   - Cisco-Halobs !

   
19 ) Cap au sud
   

   Bip bip bip !
   A son tour, Morgoth porta la main à sa poitrine. Cela faisait deux jours qu'il avait quitté le cimetière des dragons, et qu'il avançait sans dire un mot à son compagnon, un pas après l'autre, tout juste préoccupé par la contrainte impérieuse et bénie de sa propre survie. Mais mécaniquement, il répondit :
   - Morgoth.
   - Bien, ici Vertu. Tu m'entends ?
   - Parfaitement.
   - Splendide. Bon, je vais avoir besoin de vous. Nous allons être arrêtés par la police de Gunt et conduits à Jhor, aussi il faudra que vous nous délivriez.
   - Bien.
   - Mais il vous faudra de l'aide, sinon, c'est du suicide.
   - Perspective qui ne m'effraie guère.
   La voix sépulcrale confirma à Vertu ce qu'elle supposait depuis un moment.
   - Xy... vous l'avez trouvée ?
   - Tu avais raison, il n'y avait rien à faire.
   - Je suis navrée. Ici aussi... on vient de perdre Clibanios.
   - Oh. La mort a fini par rattraper la Compagnie, je vois.
   - Oui. On ne peut pas avoir de la chance à chaque fois. Piété va bien ?
   - Mieux que moi.
   - Tant mieux. Bon, alors vous allez filer vers les sud, vers la cité Balnaise de Dhébrox, tu en as sans doute entendu parler. Là, vous retrouverez la magicienne dont je t'ai parlé une ou deux fois, celle avec qui Mark et moi sommes allés à l'aventure dans notre jeune temps.
   - Celle qui a perdu ses pouvoirs en se faisant sucer par un vampire ?
   - Exact. Elle a perdu ses pouvoirs, mais son expérience de ces choses vous sera précieuse, et elle a des appuis à Gunt. Promets-lui une part du butin, n'importe quoi, mais ne reviens pas sans elle.
   - Bien. Nous ferons notre possible.
   - Tu as un papier-crayon ? Je te donne ses coordonnées...

   Lorsque ce fut fait, le sorcier se tourna vers son compère. Ils avaient fait un feu à la lisière d'une forêt pétrifiée par le givre, et comptaient dormir dans un trou fait entre les racines d'un grand arbre.
   - Tu as entendu ?
   - Oui.
   - Et tu en penses quoi ?
   - Ben... On est aventuriers non ?
   - Ouais. Donjon, monstre, trésor. On n'est pas là pour en penser quelque chose.

   
20 ) Et pis, Log
   

   Il s'était écoulé près d'une semaine. Morgoth avait survécu à l'épreuve, de même que le robuste Piété, mais c'était moins étonnant. Par le froid, la fatigue, la privation et la menace des loups, la montagne avait mortifié leurs corps et leurs âmes. Maintenant, les arêtes se faisaient courbes plus douces, le climat insensiblement se faisait plus humide, tiédissait presque. Ils avaient croisé quelques hameaux en route, mais ne s'y étaient guère arrêtés, préférant la rude hospitalité de la nature à la trompeuse chaleur humaine. Puis un beau jour, juchés sur une crête, ils avaient vu en contrebas le petit village de Log, et l'avaient observé avec répugnance et consternation. Il ne payait pourtant pas de mine, il n'avait rien d'extraordinaire, juste quelques familles de paysans vivant des vaches et des patates.
   Il y avait aussi des broos.
   Ces monstres à tête de chèvre saccageaient tout. Ils avaient tué les hommes du village ou les avaient mis en fuite. Les femmes, ils les avaient emmenées dans le petit temple de Hegan et enfermées là, attendant qu'elles soient bien affamées et mortes de frayeur pour assouvir en elles leurs désirs immondes, afin que se propage sur une autre génération la race des broos, la malédiction des broos. Nulle créature n'est plus méprisée dans l'univers que le broo, nulle n'est plus vile, si l'on excepte quelques rares démons.
   - Ah, fit Morgoth, c'est révoltant.
   - Comment les dieux ont-ils osé nous infliger le voisinage de telles créatures ? S'indigna Piété.
   - Bêh, c'est des broos, commenta Xyixiant'h.
   - J'ai vu, lui répondit Morgoth
   - Ben j'aime pas les broos.
   - Personne n'aime les broos.
   - C'est sale les broos.
   - Ben oui.
   - Et puis c'est pas beau.
   - Ben non.
   - Et puis c'est pas bon.
   - Ben n... Comment ça c'est pas bon ?
   - Tu as l'impression de manger de pleins seaux de punaises vivantes.
   - Mais... c'est répugnant, ça ne se mange pas les broos !
   - Ben tu m'étonnes, vu ce que c'est dégueulasse.
   Morgoth resta un instant à considérer les activités des broos. Puis il vécut un de ces moments où l'on prend la mesure de ce qu'est l'inconscient. Car c'était l'inconscient de Morgoth qui avait arrêté son coeur, qui le faisait maintenant trembler comme une feuille, sans que sa conscience ne puisse l'expliquer. Sa conscience qui ne voulait pas admettre l'impossible. Il resta pétrifié un bon moment, n'osant tourner la tête, de peur de découvrir qu'il avait rêvé. Mais la poigne énergique et secouante de Piété, qui était bouche bée, le convainquit que s'il perdait la raison, il ne serait pas seul sur les routes de la folie.
   Elle était là à leurs côtés, dans son armure dégoulinante de lumière, allongée comme eux par terre, faussement absorbée dans la contemplation du village. Le plus beau joyau que la Terre ai jamais porté.
   - Xy ?
   - Oui ?
   - Tu es... vivante ?
   Elle se retint à grand peine de répondre ce qui lui venait à l'esprit, comme « c'est d'avoir fait tant d'études qui t'a donné ce sens de l'observation ? », car les sarcasmes n'étaient pas de mise.
   - Oui.
   - Je te croyais morte. Les dragons mordorés... meurent.
   - J'ai failli. En fait, pour être exact, lorsque vient l'âge, les mordorés, comme tous les dragons, muent, et grandissent. Il se trouve que dans notre espèce particulière, l'une de ces mues est si... pénible... que bien peu en réchappent. Un sur cent, peut-être... J'étais convaincue que ma médiocre constitution ne me laissait aucune chance dans cette épreuve, aussi étais-je convaincue de mourir à mon tour.
   - Pourtant, te voici.
   - Eh oui. J'étais résignée à quitter ce monde, mais au dernier moment, j'ai compris que je ne pouvais y laisser ce que j'avais de plus précieux...
   - Oh, ma Xy...
   - ... A savoir mon cher argent, que cette ignoble raclure de... hum... bref, j'ai découvert que notre amie Condeezza avait siphonné mon compte en banque profitant que j'avais le dos tourné.
   - Ah...
   - Elle m'a piqué mon fric cette salope ! J'allais quand même pas lui laisser non ?
   - Euh...
   - Aussi, ai-je enduré, la rage au coeur, les tourments abominables de ma métamorphose, et là, même si c'est la dernière chose que je fais de ma vie, je vous jure que j'arracherai les yeux de cette morue...
   - Euh... fit Piété... les broos, ils nous ont entendus on dirait. Ils arrivent.
   - Merveilleux, qu'ils viennent, j'ai besoin de me calmer. Je vais leur montrer à quel point c'est une mauvaise idée de contrarier un dragon mordoré vénérable !

   Lorsque la nouvelle du désastre vint aux oreilles du roi des nains, il fut frappé d'un abattement profond, et décréta trois jours de deuil dans tout son royaume. Puis, une fois que Fourbhi et ses intrépides guerriers eurent été pleurés avec les honneurs dus à leur courage, une fois qu'un nouveau chapitre de la Chanson de B'rszon Herk eut été écrit pour célébrer leur sacrifice selon la tradition, Hachefeu Cognetroll, dit "Le Bossu", dépêcha une estafette jusqu'au grand nord, un nain robuste, rapide et débrouillard, porteur d'une mission sacrée. Il traversa le Septentrion sur les routes des hommes, sans repos ni distraction, traversa le grand fleuve Argatha, la lointaine Héboria, la sombre forêt des Pictetés, jusqu'à un lieu que nul humain ne peuplait. Là était le lieu le plus saint de tous pour les nains, le Temple du Renouveau. L'estafette s'engagea dans un boyau dérobé que seul un nain pouvait voir, il trouva les Grands Prêtres, et leur transmit le message de son seigneur. Puis, sa mission accomplie, il repartit aussitôt vers le sud.
   Et les prêtres, gardiens des traditions ancestrales du peuple nain, approuvèrent la requête du roi et accédèrent à sa demande. Au cours d'une cérémonie semblable à des milliers et des milliers qui s'étaient déroulées en ces lieux au cours des millénaires, ils descendirent là où l'Eternel Glacier s'enfonce dans les profondeurs de la terre, ils s'approchèrent d'une des formes sombres emprisonnées dans la glace, et armés des Pioches Célestes, seules capables de briser la glace divine, ils dégagèrent avec soin et recueillement le premier des soixante nains qui leur avaient été commandés, soixante braves, soixante preux, soixante guerriers pour remplacer les héros tombés devant l'ennemi. Car il est dit qu'au commencement des siècles, les dieux créateurs avaient engendré tous les nains en une seule fois, et les avaient enfermés dans le blanc manteau de ce glacier sacré. Ainsi, et de cette unique façon, sont engendrés les nains.

   En tout cas, c'est ce que m'a raconté un nain de mes amis...






Nos amis trouveront-ils à Dhébrox de loyaux alliés, d'amicaux soutiens et le repos apaisant dans un cadre bucolique ? Vous le saurez dans...
Morgoth VIII : Fourberies à Dhébrox





1 - Il faut signaler ici que notre récit se déroule bien avant l'invention des stations de ski, sans quoi l'esprit logique et exhaustif de Vertu l'aurait poussée à citer les métiers qui se rattachent aux sports d'hiver.

2 - Et notez au passage que ce n'est pas le respect de la ligne temporelle du récit qui m'étouffe.".

3 - Une anfarctuosité est une variété d'anfractuosité particulièrement tordue.

4 - Le sujet bilbopathe se reconnaît à son physique rachitique, sa pilosité excessive des extrémités inférieures et sa propension à vivre dans des trous.