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Morgoth VIII
Le bien, le mal, l'ombre et la lumière, l'ange et le démon, la saucisse ou la merguez... les choix sont sans fin dans cet univers qui s'ingénie à tendre à nos héros des dilemmes cornéliens. Voici pour Morgoth le temps de trancher dans le vif, de s'engager dans une voie ou dans l'autre. Il va pour l'occasion bénéficier de la sagesse et de l'expérience d'une alliée de circonstance... enfin, sagesse, c'est un bien grand mot.


FOURBERIE A DHEBROX



   1 ) Ici se fomente quelque ignominie
   

   Avant toute chose, nous tenons à mettre en garde les lecteurs sensibles ou timorés que la matière du présent récit pourrait troubler. En effet, nous nous attèlerons à y mettre en lumière les viles mécaniques de bien affreux complots, ainsi que des maléfices scandaleux dont la divulgation à des âmes non préparées pourrait être de nature à choquer les bonnes moeurs et à horrifier durablement les esprits faibles.
   
Dans les dernières hauteurs d'une tour en ruine, abandonnée depuis longtemps aux rigueurs du climat, deux silhouettes en longs manteaux noirs conversaient à voix basse. Même la Lune avait voilé sa face blafarde de lourds nuages pour ne pas être témoin de leurs tortueux complots, et c'était une sinistre lanterne de fer qui apportait quelque lumière aux conspirateurs.
   - Alors, avez-vous compris votre rôle ?
   - C'est limpide.
   - Parfait. Vous passerez à l'action demain soir. La toile est tendue, la mouche bientôt s'y engluera. Et plus elle se débattra, plus elle s'engluera. C'est le piège parfait, rien ne peut plus le sauver maintenant... à moins d'un imprévu de dernière minute, mais il a peu de chance de se produire, n'est-ce pas ?
   - Tout à fait.
   - Allons, allons, un peu d'enthousiasme que diable ! Je sais que je vous force un peu la main, mais vous avez beaucoup à gagner dans l'affaire, souvenez-vous en.
   - Moins que vous cependant.
   - Oui, moins que moi. Bientôt, très bientôt, Dhébrox sera sous mon influence, et ses soi-disant gouvernants ne seront plus que des marionnettes dans mes mains, de petites marionnettes ! Ah ah !
   - Si vous le dites.
   - Demain je règnerai sur la plus riche cité de l'univers, et après demain...
   Sa voix s'était enflée de façon désagréable, pour remplir tout l'espace de la pièce.
   - ... Après-demain, je règnerai sur LE MONDE ! AH AH AAAH AH AH ! AH AH ! Ah... ah... Ouuuuh...
   - ça va pas ?
   - ... point de côté... ouh... ah... j'déguste... ouh...

   
2 ) Procédure d'approche
   

   Une grande émotion étreignit Morgoth lorsqu'au loin, embrasée par les feux d'un soleil déjà bas sur l'horizon, il aperçut la mer. Tout d'abord parce que c'était la première fois qu'il la voyait. Et ensuite parce qu'ayant quelques notions de géographie, il comprenait qu'ils venaient de franchir en deux jours une distance que le commun des mortels ne parcourt guère qu'en deux mois, si les conditions sont bonnes. Et encore n'avaient-ils volé qu'à la lumière du solei, la journée étant encore courte en cette saison, et avaient-ils fait de longues pauses à midi, pour se restaurer et se réchauffer un peu.
   Ils volaient en dragon.
   Mordoré, le dragon.
   Autant dire que malgré leur jeune âge, ni Morgoth l'Empaleur, ni Piété Legris ne pouvaient passer pour des béjaunes. Voler en dragon, ça fait luxe, ça pose son aventurier et ça épate le manant, et puis le mordoré, c'est tout de suite la classe. Et même pour ceux qui ignoraient tout de leur écailleux véhicule, il suffisait de considérer leurs visages fourbus et la savante économie de leurs mouvements pour comprendre que ces deux hommes là avaient récemment vécu bien des épreuves, livré bien des combats et vaincu bien des ennemis.
   Le dragon s'appelait Xyixiant'h, et c'était une femelle. En tout cas, Morgoth espérait que c'était une femelle, car il entretenait avec elle des relations qui dépassaient le cadre de la virile amitié entre l'homme et sa monture. Quoique ces derniers temps, depuis qu'ils avaient laissé derrière eux le providentiel village de Log qui les avait hébergé quelques temps, la douce Xyixiant'h n'avait pas quitté sa livrée étincelante, et notre héros était un homme probe et droit, pas du tout de ce genre d'individus prêts à transgresser les canons les plus établis de la morale pour épancher leurs bas instincts parmi les surprenants cloaques de la gent reptilienne, à supposer que la chose fut humainement possible.
   A Log, ils avaient fait halte deux jours, pour se reposer tout d'abord, et ensuite pour se faire confectionner des tenues en cuir doublé épais doublé de mouton. C'était une précaution utile, car les dragons mordorés volent haut, et vite, et qu'on était en hiver. Morgoth avait noté que sous sa forme native, sa mie avait rapetissé considérablement depuis la première fois qu'il l'avait vue dans cet état, ce à quoi elle avait distraitement répondu que des impératifs de discrétion justifiaient un gabarit plus modeste.
   Sous eux s'étaient successivement déroulée les pics acérés du Portolan, les collines de Thalassie, les plaines de Veragye, puis enfin les riches vallées Balnaises. Tous les gens qui aimaient l'argent savaient que les pays Balnais étaient le coeur économique de la civilisation occidentale, et qu'un esprit entreprenant et désireux de s'enrichir pouvait y faire une profitable escale. La campagne se vallonnait de moult mamelons aux sommets desquels trônaient de pittoresques petits villages fortifiés, dominant une contrée généreuse de ses fruits, qui étaient la vigne, l'olivier, l'orge, la patate douce, la banane plantin, le clou-de-balle, le pis-de-mouche, la ventripète, la brindemolle, la tête-de-cheval, l'objigule maligne, l'ortifouète, la mistouflanche, la rhéostate, il était même des originaux pour se lancer dans la culture du navet. Le climat était doux en hiver et en été, chaud sans excès, en raison de la proximité de la mer Kaltienne. De ci de là, les hommes du temps passé avaient trouvé pratique de se rencontrer pour fixer les prix des céréales, ce qui avait fourni le prétexte à l'implantation des premières maisons. Puis, des bâtisses d'importance plus discutables étaient venues se greffer là-dessus, telles que prisons, temples, palais, universités, bains, arènes, palestres... L'aspiration de tout aventurier débutant - en tout cas de tout aventurier débutant dont l'aspiration n'était pas la domination mondiale et l'asservissement des peuples sous sa férule diabolique - était de se retirer fortune faite, après maint combats épiques propres à impressionner les dames, et de monter une petite affaire dans une de ces cité-états à la population enjouée. Ces vieilles et opulentes citadelles regorgeaient de marchandises qu'elles faisaient venir par caravanes ou par navires, et qu'elles s'échangeaient selon des modalités complexes. Elles concentraient donc entre leurs murs des quantités de richesses qui faisaient rêver tout être normalement cupide.
   Mais c'était pet lapin à côté de Dhébrox.
   
   Oh, ce n'était pas la cité la plus peuplée de la Côte du Bouc, ni la plus vieille, ses armées n'avaient jamais porté sa gloire bien loin, ses marchands étaient casaniers, le rayonnement spirituel de son clergé avait déjà du mal à s'étendre dans ses propres rues, et pour tout dire, sa situation géographique était quelconque, sinon malcommode. Et pourtant, les murailles étaient soigneusement ravalées tous les vingt ans, décorées même de jolies mosaïques festives, ainsi que de gardes en armure de parade, qui étaient payés très correctement et avec régularité. Elles étaient en outre très hautes, très épaisses et pleines de merlons pointus. Les tours en étaient fines et nombreuses, et surmontées de curieuses excroissances de bronze hérissées de pointes, dont il devait être bien ardu de déloger les défenseurs. Et surtout, ces murailles étaient d'une ampleur majestueuses. Car, bien qu'elle ne compta qu'une soixantaine de milliers d'habitants, Dhébrox s'étendait sur une superficie que les villes ordinaires n'occupent que lorsqu'elles sont cinq fois plus peuplée. Elle suintait la richesse par toutes les bouches de ses égouts, qu'elle avait propres en ordre. Depuis le ciel, les larges rues, les grandes places, les jardins, canaux et petits lacs de la ville semblaient dessiner un glyphe magique. Et c'était très exactement le cas, d'ailleurs. Sauf que pour s'en apercevoir, il fallait survoler la ville, ce qui était interdit.
   Il fallut donc que nos amis se posent à l'aéroport, situé à l'orée de la ville.
   Après avoir fait un bel ovale autour du signe de Voor, un glyphe magique géant situé à douze börns dans le prolongement de la piste et servant de point de repère à la circulation aérienne, Xy se présenta dans l'axe à vitesse réduite, et descendit selon un angle précis de trois degrés. Le jour s'achevait, à l'ouest, les derniers feux du couchant coloraient l'atmosphère au-dessus des cent tours de Dhébrox d'un bleu profond à peine différent de la nuit noire. Un alignement de feux magiques indiquait aux voyageurs nocturnes le contour de la piste, elle s'y posa bien sagement sur les numéros, ce en quoi elle n'avait guère de mérite, les dragons mordorés sont réputés pouvoir voler avec une précision millimétrique. Puis elle obliqua et sortit sur le côté de la piste avant de se diriger vers la sortie.
   - Nous sommes arrivés à Dhébrox International, température au sol 8°, vent 6 nëux, temps clair. Nous vous remercions d'avoir fait confiance à Xyixiant'h et souhaitons vous revoir prochainement sur nos lignes. Et merci surtout de ne pas me piétiner les surfaces ailaires en descendant.
   
- Euh, hasarda Piété, tu ne pourrais pas nous conduire jusqu'à la ville ?
   Elle tourna sa tête de droite à gauche pour balayer la zone, puis lâcha :
   - Excuse moi, je ne vois pas le bourricot auquel tu parles ?
   
- Laisse tomber.

   
3 ) La traîtreuse embuscade
   

   Ils descendirent donc, bien qu'étant fort las, et laissèrent le reptile s'éloigner jusqu'à un espace sis entre deux bâtiments de bois aux grandes portes, qui devaient être des hangars. Elle n'aimait pas se métamorphoser en public, ils en avaient pris l'habitude, et en outre elle était en ce moment d'une humeur fort malcommode, ils ne firent donc pas mine de la suivre. Elle revint bien vite sous sa forme d'elfe, revêtue de son armure dont les écailles, à la faible lueur des feux de piste, se teintaient d'un violet très profond. Morgoth se figurait que ces écailles avaient changé subtilement, dans leur couleur, leur texture et jusque dans leur forme, depuis qu'elle était revenue du cimetière des dragons. Mais il n'en aurait pas mis sa tête à couper, il n'était pas dragonologue.
   Il n'y avait plus de fiacre à ces heures tardives, aussi marchaient-ils avec les pieds des jambes, comme des gueux, sur le bout de route conduisant aux portes de Dhébrox, et qui était éclairé de loin en loin par des réverbères à huile. Plusieurs autres badauds badaudaient encore malgré l'heure tardive, profitant de la paisible campagne. Soudain, une cavalcade se fit entendre derrière eux, et faisant fi du zeugma, ils durent se jeter tout à la fois dans la précipitation et dans le bas-côté. Ils furent dépassés par un coche à deux chevaux, filant à vive allure dans la même direction qu'eux. Un cavalier les dépassa ensuite, dont on ne voyait que l'arbalète et la grande cape flottant au vent. Son trait partit soudain avec un bruit sec de violon qui pète une corde, et se ficha dans le bois du coche, qui s'immobilisa. Le conducteur et unique passager, que nos amis ne purent détailler plus avant, sauta alors à terre et fila dans les buissons alentours sans demander son reste, comptant sur l'obscurité complice pour échapper à son poursuivant.
   Nos héros, bien sûr, n'étaient pas restés inactifs, et après un instant de flottement, et tandis que les civils se mettaient prudemment à couvert, ils se lancèrent tous trois à l'assaut du triste sire. Mais l'assassin, qui était lâche en plus d'être fourbe, les vit arriver, et prit la fuite au triple galop. Et non content de les semer, voici que, se dirigeant vers les remparts tout proches, le cheval décolla d'un bond puissant, emportant son cavalier dans les tréfonds d'un ciel noir.
   - Maloreille et brie qui coule ! S'exclama Morgoth. Cette fois c'est sûr, nous voici bien dans le domaine de la magie. Voyez ce sortilège, je n'ai jamais entendu parler de quoique ce soit qui y ressemble, et pourtant j'en connais beaucoup.
   - Vite, s'inquiéta Piété, allons rassurer la victime de cet attentat odieux.
   - Je vais bien, je vais bien mes amis, fit une voix chevrotante émanant des fourrés.
   Le personnage qui sortit des buissons était tout fripé, et pas seulement parce qu'il venait de se vautrer à corps perdu dans la haie, mais aussi parce qu'il n'était plus tout jeune. Il était encore alerte cependant, sans doute pouvait-on dire de lui qu'il "portait beau". Son large visage au nez busqué et aux joues plates, ceint d'une couronne de cheveux encore bruns, ne manquait pas d'une certaine noblesse, il avait le maintien et le port de mains de celui qui s'est entraîné à plaire et à convaincre, et sa voix, une fois qu'il eut repris son souffle, s'avéra agréable, soigneusement posée et très maîtrisée. Il avait tout du marchand parvenu, en somme.
   - Je vous ai vus mettre en fuite ce malfaiteur, quel courage, quelle fougue ! Bravo, jeunes gens, vous m'avez sans doute sauvé de la mort. Votre action méritante vous vaudra une récompense, soyez-en certains.
   - Mais monsieur, répondit Morgoth, nous n'avons fait que notre devoir, et je suis du reste confus que nous ayons laissé s'enfuir ce vil maraud, monsieur...
   - Mais je suis Amansu Bedilan. Ah, mais je vois, vous devez être étrangers à Dhébrox ! Alors sachez que vous venez de vous faire un utile obligé en ma personne, car je suis, voyez-vous, le Ministre du Commerce.
   - Ah, par exemple ! Vous entendez, un ministre, quel honneur !
   - Waaah, s'extasièrent poliment Xyixiant'h (qui avait fréquenté de bien plus considérables personnages) et Piété (qui ignorait ce qu'était au juste un ministre).
   - J'espère, reprit le sorcier, que ce répugnant personnage n'a pas eu le temps d'emporter votre bourse.
   - Soyez sans crainte, ce n'est pas ma bourse qu'il visait, mais ma gorge. Car ce n'est pas un voleur que vous avez mis en déroute, mais bel et bien un assassin, qui en avait après ma vie.
   - Cornefistule ! Alors, on ourdissait un meurtre ! Quelle félonie, quelle ignoble et fourbe complot tramé dans les sombres et tortueuses allées de la fielleuse imagination de quelque malévolent seigneur du mal qui...
   - Oui, oui, c'est pas bien, intervint Piété. Vous savez qui pouvait vous en vouloir, des fois ?
   - Hélas, j'ai quelques ennemis acharnés. Connaissez-vous un peu la situation politique qui prévaut à Dhébrox ?
   Le jeune guerrier dodelina en un signe de parfaite ignorance.
   - Eh bien, je vais vous raconter ça en route, si vous me faites l'honneur de partager ma calèche jusqu'à chez moi.

   
4 ) Actualité politique
   

   - Vous devez tout d'abord savoir qu'il y a à Dhébrox une démocratie. Vous savez tous bien sûr de quoi il est question, je ne reviendrai pas dessus.
   Ni Morgoth, ni Piété n'avaient d'idées bien claires là-dessus, mais comme Xyixiant'h opinait sous sa capeline, le ministre poursuivit.
   - Comme dans toute démocratie, il y a des partis politiques réunis autour d'orateurs tels que, par exemple, moi-même, et il y a aussi des mouvements plus vastes, regroupant les partis en courants d'opinion, au gré des alliances.
   Morgoth et Piété béaient maintenant d'incompréhension, mais Xyixiant'h semblait trouver que c'était l'évidence même, ce qui conforta l'édile.
   - Depuis quatre siècles, toute la politique de Dhébrox peut sommairement se résumer en un affrontement entre le bloc des Phalanstériens et celui des Séléunes. Il ne s'agit pas d'un affrontement d'hommes, mais d'idées, de conceptions du monde et de la place que Dhébrox doit y occuper. Actuellement, ce sont les Séléunes qui sont au pouvoir...
   - Quelle est la différence entre les deux factions ? Demanda Morgoth.
   - C'est difficile à résumer, disons pour simplifier que les Séléunes sont partisans d'ouvrir Dhébrox au monde, d'impliquer la cité dans ses affaires, de régénérer notre peuple par l'apport de sang étranger. A l'inverse, les Phalanstériens estiment que nous n'aurions rien à gagner à une telle attitude, et qu'il convient avant tout de nous protéger des périls de l'extérieur.
   - Les deux optiques peuvent se défendre. Et donc, vous êtes Séléune.
   - C'est justement là le noeud de l'affaire. Moi et mes amis avons un parti, l'UBR, qui durant des années a soutenu le camps Séléune, d'où mon ministère. Mais ces derniers temps, le débat politique a pris un tour déplaisant. Si vous vous tenez informés de la situation internationale, vous avez peut-être entendu parler des tensions internes qui agitent la magiocratie de Gunt.
   - Vaguement.
   - D'après nos informateurs, la situation est très grave là-bas, plusieurs factions se seraient dressées les unes contre les autres, et le magiocrate ne gouvernerait, en fait, plus grand chose, et c'est son second qui régenterait tout dans l'ombre. On le surnomme d'ailleurs "L'usurpateur". Or, Gunt est une nation opulente, et ses richesses suscitent bien des convoitises. Et ces convoitises risquent d'entraîner Dhébrox dans la tourmente, ce que je souhaite éviter.
   - Noble préoccupation.
   - Je ne vous le fais pas dire, jeune homme. Au fait, j'ignore vos noms...
   - Oh, je suis confus, suis Clark Kent, voici mon épouse Doroté Senjak, et notre valet Smeagol.
   Piété se racla la gorge, ce qui fit un drôle de bruit, pour signifier son mécontentement d'être donné pour un laquais, mais ne dit mot pour démentir. On notera ici que Morgoth avait repris à son compte la pratique de son mentor Vertu, qui consistait à toujours donner un faux nom à qui vous le demande, et à en changer souvent.
   - Et vous venez à Dhébrox pour affaires je suppose.
   - Je viens présenter mes hommages à un condisciple de mon maître, auprès duquel il m'a recommandé dans l'espoir qu'il me procure un emploi. A défaut, le voyage ne serait pas perdu, un séjour à Dhébrox est toujours profitable pour un magicien tel que moi.
   - J'aurais dû voir tout de suite que vous étiez du métier, vous portez le bouc sorcier avec une mâle prestance.
   J'interromps ici derechef le fil de mon récit pour signaler que l'apparence de notre héros s'était, en effet, quelque peu modifiée. Après avoir erré des jours durant dans les rudes montagnes du Portolan, sans avoir le loisir ni le souci de prendre soin d'eux, Piété et Morgoth en étaient ressortis las, crasseux et hirsutes comme des singes. Dès leur retour à la civilisation, ils avaient fait une bonne toilette, et s'étaient rasés. Toutefois, après s'être ébarbé les joues, notre sorcier s'était vu une belle figure dans la glace, se trouvant quelque ressemblance avec l'élégant Monastorio, et avait décidé de se laisser garnir lèvres et menton d'un noir duvet. C'est une attitude assez commune parmi les jeunes hommes de cet âge que d'affirmer sa virilité en exhibant ainsi ce qu'on a pilosité, aussi ne tiendrons-nous pas rigueur à Morgoth de cette petite vanité bien excusable.
   - Et donc, vous craignez que votre cité ne prenne part à une guerre.
   - Oh non, pas directement. Mais nous avons découvert récemment des éléments qui ont semé le trouble dans les esprits. Comme vous le savez, la prospérité de Dhébrox est due au fruit de son industrie, dans nos ateliers naissent les instruments magiques les plus robustes, les plus puissants, les plus sûrs que l'homme ai produit depuis que le savoir de l'Empire d'Or a sombré dans l'oubli. Nous produisons aussi, en plus grand nombre, des objets de facture plus modeste, mais qui sont aussi plus abordables, des amulettes protectrices, des parchemins, des potions... Mais nous avons toujours eu pour principe de ne pas encourager le chaos du monde en exportant des armes. Nous en fabriquons toutefois, mais dans deux cas bien particuliers : soit pour les besoins de notre propre défense, soit pour de très riches amateurs prêts à débourser des fortunes pour acquérir le meilleur de ce que les enchantements modernes peuvent offrir. De telles armes, nous en vendons rarement plus d'une douzaine par an, de telle sorte que notre production ne puisse nullement renverser l'équilibre des pouvoirs dans le monde en équipant une armée.
   - Une attitude remarquable de sagesse.
   - Sagesse ancienne, à laquelle nous nous sommes toujours tenu, pour notre plus grand bien. Malheureusement, il semble que tout le monde ne partage pas cette optique. Ces dernières années, les éléments les plus radicaux parmi les Séléunes ont gagné en influence, en propageant des idéaux nobles et charmants, mais un peu naïfs à mon goût. Ils prétendent ni plus ni moins que fabriquer des armes qu'ils ne livreraient qu'aux régimes "méritants", pour faire triompher ce qu'ils appellent "le bien et l'équité".
   - En quoi est-ce mal ?
   - Qui diable peut décider qu'une nation est moralement supérieure à une autre ? Qui peut dire que la Malachie vaut mieux que Sal Hakdin ? Certainement pas moi, qui n'y ai jamais mis les pieds. De fait, la nature humaine étant ce qu'elle est, on en viendrait vite à une situation où serait considérée comme d'autant plus méritante qu'elle a d'or à nous donner.
   - Hum... Je crois que je comprends vos préventions. Il y a quelques mois, j'aurais trouvé vos propos pessimistes, mais sachant ce que je sais aujourd'hui de la politique, je ne peux que vous donner raison.
   - Et ce n'est pas tout, car tout ça s'est accéléré récemment, de loi en décret, mois après mois, ils ont sapé insensiblement les fondements de notre bon principe. Et j'ai fini par découvrir la raison de cette agitation. Il semble que des éléments Séléunes, sans doute corrompus, aient décidé de commencer leur lucratif commerce dans les semaines qui viennent, en armant l'une des factions en conflit dans les événements de Gunt. Mais voyez qu'en plus des inconvénients moraux que j'ai soulevés tout à l'heure, il y aurait un risque mortel pour nous, car si nous armions l'une des armées, et qu'une autre gagne, nous aurions alors à craindre les représailles du vainqueur. Et nous sommes loin d'avoir la moindre chance de leur résister ! Nous avons quelques bons sorciers, mais contre la magiocratie...
   - Oui, mais Gunt, c'est quand même pas la porte à côté, alors les représailles.
   - Leur frontière est à moins d'une journée de vol, et ils ont tout ce qu'il leur faut pour voler, croyez-moi.
   - Ah.
   - Non, vraiment, nous n'avons rien à gagner dans cette affaire. Quand je pense qu'ils sont allés jusqu'à essayer de me tuer pour sauvegarder leurs petits intérêts mesquins... En faisant mine de changer de camp s'ils n'infléchissaient pas leur position, j'espérais les forcer à revenir à la raison, mais visiblement, ils ne sont pas prêts à lâcher. On m'avait pourtant prévenu que ces gens étaient dangereux, et moi, naïf... Ah, mais nous arrivons chez moi. Venez, soyez mes hôtes, je vous le dois bien.

   
5 ) L'affaire étrange du ministre
   

   Effectivement, la villa des Bedilan étalait sa considérable surface à l'intérieur des hauts murs blancs qui ceignaient son jardin. Loin des ostensibles peintures et sculptures qui étaient à la mode un peu partout dans le nord, l'édifice était d'une remarquable sobriété, tout en formes pures et uniquement rehaussé de lierres et vignes grimpantes courant obligeamment le long de croisillons de bois. Par égard pour la tradition sorcière plus que par nécessité, on avait édifié une tour surmontée d'un clocheton, qui pour tout dire servait de débarras.
   Bedilan, apprirent-ils, était sorcier, comme la plupart des citoyens de Dhébrox. Il n'avait guère eu le choix et avait suivi l'exemple de son père, et du père de son père. Toutefois, il n'avait ni goût ni talent particulier pour les arts mystiques, aussi s'était-il tourné vers la chose publique, se faisant tour à tour avocat, magistrat, élu de quartier, avant d'accéder à des fonctions plus importantes, s'attirant ainsi une considération à laquelle il n'aurait jamais pu prétendre par ses seules compétences magiques. Il vivait avec sa femme, que nos amis trouvèrent discrète quoique spirituelle, dont il avait eu trois fils, aujourd'hui grands et installés. Les domestiques qui s'affairaient étaient en nombre suffisant pour souligner que le ministre n'avait nul besoin de la politique pour vivre, mais point assez pour laisser croire qu'il s'engraissait sur le dos des contribuables. Les meubles étaient sobres et de bon goût, et seuls de fins connaisseurs pouvaient en deviner le prix, qui était assez élevé. La demeure était faite pour recevoir, et s'articulait autour d'une grande salle ornée de trophées de chasse, legs de feu monsieur Bedilan père, d'une seconde pièce contiguë faisant bibliothèque, et d'un atrium dont l'appréciable fraîcheur réjouissait les invités dès le retour de l'été, mais qui était pour l'instant fermé.
   Après un copieux repas arrosé du célèbre petit vin de l'arrière-pays, ils suivirent leur hôte à la bibliothèque pour un digestif, assorti d'une conversation à bâtons rompus. Puis, Amansu Bedilan en vint au fait.
   - Puisque vous êtes aventuriers, et comme vous êtes déjà plus ou moins rentrés dans l'affaire, peut-être accepteriez-vous de m'aider ? Moyennant bien sûr une juste récompense, ça va de soi.
   - Et bien, hésita Morgoth, ce serait avec plaisir, mais nous sommes déjà...
   - On peut toujours essayer, coupa Xyixiant'h. De quoi s'agirait-il ?
   - Il faudrait que vous enquêtiez sur cette tentative de meurtre, que vous en trouviez le commanditaire exact, et si possible que vous me rameniez des preuves que je puisse produire devant la justice, et plus important, devant les citoyens. Une telle duplicité ne peut rester impunie.
   - Très juste, se demanda Morgoth. Mais pourquoi nous demander ceci à nous ? Nous sommes étrangers, nous ne connaissons pas grand monde à Dhébrox.
   - Précisément, vous êtes hors du jeu, et c'est pour cette raison que vous enquêterez sans attirer les soupçons.
   - Et puis on est peu suspects d'être en cheville avec vos ennemis.
   - Je vois que nous nous comprenons. Vous acceptez ?
   - Mais oui bien sûr, ça nous donnera l'occasion de rencontrer un peu de monde dans votre belle cité. Vous avez parlé d'une juste récompense ?
   - Cinq cent.
   - C'est raisonnable, acquiesça le sorcier, se demandant ce que Vertu en aurait pensé.
   - Splendide. Pour fêter ça, rien ne vaut une bonne bouteille. Firmin ! A boire pour ces messieurs-dames.
   Alors, une étrange créature entra dans la pièce. Sans doute aurais-je du écrire création plutôt que créature, car c'était manifestement un automate haut comme un homme, tout entier de métal. Ses jambes étaient des tubulures d'acier, son torse un coffre rond d'où sortaient des bras grêles et étrangement délicats, ainsi qu'une tête allongée aux petits yeux inexpressifs, en demi-lune. En cliquetant, il se dandina jusqu'à nos compères et leur versa à boire avec une délicatesse peu commune chez une mécanique.
   - Avez-vous quelque indice pour orienter nos recherches ? Demanda Morgoth lorsqu'il fut remis de sa surprise.
   - Hélas aucun, vous devriez commencer par les cercles Séléunes, ils sont influents à la Faculté.
   - Vous êtes sûr de ne rien nous cacher ? Il vous a échappé tout à l'heure qu'on vous avait prévenu, c'est donc que quelqu'un était au courant du complot.
   - Eh bien...
   Il se tortilla sur sa chaise, en proie à une hésitation visible.
   - Pour ne rien vous cacher, effectivement, j'ai été prévenu. Il y a une semaine, un homme est venu me voir. Une fois qu'on a été seuls, il m'a dit sans détour que des Séléunes allaient chercher à m'assassiner. Nous nous sommes revus il y a deux jours, et il m'a confirmé ses propos, en se montrant plus précis. Nous avons discuté assez longuement de toutes les façons dont on pourrait m'atteindre, de la conduite à tenir pour y survivre - je me souviens d'ailleurs que c'est lui qui m'avait conseillé, en cas d'embuscade en voiture, de ne pas chercher à distancer mes ennemis mais de m'arrêter et de m'enfuir si la configuration du terrain s'y prêtait.
   - Sage conseil en effet. Et qui était cet ange gardien ?
   - En fait, ça m'ennuie de vous le dire. Il se trouve que c'est quelqu'un que je connaissais vaguement parmi les Séléunes, un extrémiste, un de ces personnages un peu troubles. Etant dans la place, il a eu vent du complot, et bien que désapprouvant mes positions, la méthode employée pour me faire taire lui a répugné, aussi m'a-t-il prévenu. Et si je vous dissimule son nom, c'est parce qu'il m'a fait jurer de n'en rien dire à personne. Comprenez qu'il risque sa vie pour sauver la mienne, je ne peux tout de même pas le trahir...
   - Je comprends. Mais pourquoi faire appel à des aventuriers comme nous, plutôt qu'aller voir la milice locale ?
   - Ah mais détrompez-vous, je ne compte pas tenir cet incident secret, je vais me rendre à la milice dès demain matin, juste après avoir relaté à la presse l'ignoble attentat dont j'ai été victime. Mais... comment dire, je crains que la milice ne fasse pas de zèle excessif. Mon éminent collègue de la Sûreté Publique n'a jamais été un de mes amis, et c'est aujourd'hui un de mes plus farouches adversaires.
   - Tout s'explique.
   
   Ils se couchèrent après une soirée bien arrosée. Piété fit mine de protester quelque peu à l'idée de partager les quartiers des domestiques, mais Morgoth le convainquit d'accepter sans faire d'histoire, arguant que mêlé à la valetaille, il pourrait sans doute bénéficier d'indiscrétions ancillaires. Et de fait, il n'eut pas à s'en plaindre, car une soubrette qui l'avait trouvé à son goût vint se glisser dans son lit, et lui exposa clairement, quoique sans dire un mot, les raisons de sa visite.
   De leur côté, Morgoth et Xyixiant'h avaient reçu une coquette chambre d'amis, avec un grand lit. L'alcool, la fatigue et les nécessités de la digestion avaient quelque peu entamé les forces du jeune sorcier, qui néanmoins s'enquit :
   - Pourquoi diable as-tu accepté cette nouvelle mission ? Nous devons secourir nos compagnons au plus vite, il faut trouver notre contact, la convaincre, préparer un plan d'action... nous n'avons pas de temps à perdre.
   - Oh, répondit-elle en délaçant son corsage, tu connais Vertu. A l'heure qu'il est, elle s'est sûrement déjà évadée, peut-être même est-elle partie avec la caisse de la prison. Et puis, imagine un instant qu'on ne retrouve pas cette magicienne déchue, que ferons-nous ? Nous avons eu la chance de faire la connaissance d'un haut personnage de Dhébrox, autant lui rendre service et nous attirer ses faveurs, il sera par la suite disposé à nous rendre la pareille.
   - Tu penses à tout.
   - Et ce n'est pas fini, poursuivit-elle tandis que sa longue jupe de fourrure glissait à terre en faisant un soyeux "flop". Car libérer nos compagnons est une chose, mais notre mission reste de retrouver l'Anneau d'Anéantissement et le Magiocrate de Gunt. Or je ne serais pas étonnée si toutes ces affaires étaient liées. Si nous trouvons qui tire les ficelles de la politique de Dhébrox, nous en apprendrons beaucoup sur les puissances qui s'agitent à Gunt. Donc, en aidant Bedilan, nous progressons dans notre propre quête.
   - Voilà qui est puissamment raisonné.
   Fidèle à ses petites habitudes, ce n'est qu'alors qu'elle défit sa coiffure, prenant soin de bien faire bouffer ses cheveux, puis elle délaça sa bourse, en versa le contenu d'or et de pierres fines sur les draps du lit et s'y alanguit.
   - Alors j'avais pensé qu'on pourrait jouer au jeu de l'ignoble nécromancien et de son innocente jeune captive.
   - Innocente ?
   - De sa jeune captive.
   - Jeune ? Au fait, je ne connais toujours pas ton âge précis...
   - Et bien, disons que je suis relativement jeune.
   - Relativement à quoi ? Par rapport aux elfes ?
   - Euh... non. Mais les elfes vivent moins longtemps qu'on ne se le figure généralement.
   - Par rapport aux dragons, alors ?
   - Oui, c'est ça. Enfin... non, en fait, on ne peut plus dire en toute honnêteté que je sois encore un jeune dragon.
   - Alors par rapport à quoi es-tu jeune ?
   - Et bien, il y a certains phénomènes géologiques. Mais quoiqu'il en soit, la jeunesse est une histoire d'attitude face à la vie plus que d'état-civil. Un ami à moi a dit un jour : "Estoy vieillard déjà blanchy le jouvencel à pesne né, qui en son fauteuil avachy, ne point déscolle de télé".
   - C'est de Tharomel de Sphax, ça, non ?
   - Ah oui c'est ça, tu le connais ?
   - Pas personnellement, je sais juste qu'il est mort il y a six cent ans.
   Xy se tut un instant, l'air gênée.
   - Ah oui ? C'est dingue, ça file... Bon, on continue la soirée philosophie jusqu'à l'aube ou bien ?
   - Ou bien ! Et maintenant, femme, prépare-toi à subir les tourments les plus abominables...
   - Wé ! Youpi !

   
6 ) Une précieuse alliance
   

   Morgoth supportait peu l'alcool, et les rudes conditions de ces dernières semaines l'avaient plus éprouvé qu'il ne l'avait cru, aussi fut-il un piètre vil nécromant. Vu qu'il fut impossible de le tirer du lit, Xyixiant'h se résolut à l'y laisser et à accrocha un petit mot à la porte avant de sortir, lui donnant rendez-vous à midi dans une taverne qu'elle connaissait et qui, d'après la bonne, existait toujours.
   Il était encore tôt lorsqu'elle sortit avec Piété, qu'elle avait enrôlé dans cette sombre affaire en lui certifiant qu'il s'agissait de commencer les recherches pour lesquelles ils avaient fait tout ce chemin. Dans la pratique, l'elfe débuta son enquête par une rue Piquefil, sise à l'autre bout de la ville. Elle était confrontée à un grave problème. En effet, ayant quitté ses compagnons plusieurs semaines auparavant pour un voyage qu'elle pensait sans retour, elle avait laissé au pittoresque village de Bramentombes l'essentiel de son paquetage et n'emportant que son armure et quelques effets d'hiver. Or, le temps s'était radouci à mesure que les journées avaient rallongé et que la petite troupe avait cheminé vers le sud, de telle sorte qu'elle n'avait rien à se mettre qui fut approprié à la saison. Comble de malheur, le temps à Dhébrox était particulièrement clément en ce moment, tant et si bien qu'elle se trouvait bien ridicule dans ses lourdes fourrures nordiques. En outre, elle s'était aperçue que la mode Balnaise était bien différente de celle en vigueur dans le Portolan, et que non contente de crever de chaleur, elle risquait le ridicule ! La coupe longue ne se voyait plus que chez les paysannes, ses bottines étaient d'un autre âge, et les motifs de son pourpoint étaient d'un plouc achevé. Elle aurait encore préféré être nue que de se promener dans cette tenue, mais il semblait que c'était interdit. Bref, elle fit les boutiques, abreuvant de commentaires stylistiques le pauvre Piété, qui avait décroché à "Tiens, ça par exemple, des boutiques de mode !" et, les bras chargés de paquets, se demandait pourquoi c'était toujours lui qui se coltinait les sales boulots.
   Puis, après avoir perdu deux heures et pas mal d'argent, ils aboutirent sur la place de la Périchole, lieu charmant à la géométrie incertaine, bordée de vieux platanes noueux. Les habitants de Dhébrox étaient d'aspects fort divers, et certains comptaient parmi les plus puissants sorciers de l'univers. Des créatures étranges, dont certaines n'étaient pas de ce monde, en arpentaient les rues, de telle sorte que même Xyixiant'h parvenait, au prix d'un petit effort de discrétion, à passer inaperçue. Perdus dans la foule éparse, ils ne savaient par où commencer leurs recherches.
   - Faudrait voir avec un indigène.
   - Tâchons de demander à quelqu'un d'inoffensif, suggéra Piété, c'est pas le moment de faire une gaffe.
   Il avisa un gamin un peu plus jeune que lui, mal fagoté et roux comme une carotte qui, allongé avec nonchalance sur un banc, était plongé avec un air d'ennui profond dans la lecture du "De Nani Originae" de Nyxl Von Poc. Sans doute s'agjssait-il de l'apprenti de quelque mage des alentours, qui avait son jour de congé.
   - Bonjour, mon p'tit gars. Est-ce que tu pourrais m'aider ?
   L'individu leva un nez désapprobateur de sa lecture pour considérer les arrivants, son visage juvénile était marqué par moult taches de rousseur, mais point encore par la virile épaisseur des jeunes hommes faits. Il en allait de même de sa voix, désagréable.
   - De quoi y veut ? Demanda-t-il après un silence hostile.
   - Nous sommes en quête d'une magicienne qui vivrait dans cette cité.
   - C'est pas ce qui manque.
   - Mais c'est une magicienne bien particulière, elle porte le curieux nom de... (il sortit de sa poche un papier sur lequel Morgoth avait griffonné le nom de l'amie de Vertu qu'ils étaient venus chercher, et le déchiffra péniblement) ... Sook. C'est ça, Sook.
   - Vous cherchez Sook.
   - C'est cela.
   - C'est une de vos amies ?
   - Oui, exactement, une amie.
   - Ouais. Laissez-moi réfléchir... Ah, je crois me souvenir, c'est pas une grande noire athlétique d'une cinquantaine d'années, avec des seins énormes, le crâne rasé avec une crête à l'Iroquoise ?
   - Euh... si.
   - Avec des scarifications rituelles sur les joues, qui se promène souvent en bottines dorées à plumes, kilt à franges, chemise de cuir bleue et une curieuse coiffe en tulle à paillettes ?
   - Oui oui.
   - Toujours montée sur un énorme cochon rose et accompagnée d'un singe et deux faucons appelés Pit et Ric ?
   - C'est elle tout craché.
   - Vous avez de la chance, elle est passée ici y'a pas une demi-heure, elle est partie par la rue Jagreen Lern, sans doute allait-elle au marché.
   - Ah, bonne nouvelle ! Tiens, gamin, un demi-ducat pour ta peine !
   - Oh, merci mon prince, c'est ma vieille mère qui va être contente, elle n'aura pas besoin de vendre son corps fatigué aux soudards de passage pour nourrir ses douze enfants, ce soir !
   - Ravi d'avoir pu aider. Allons Xy, nous avons enfin une piste !
   Et ils pressèrent le pas dans la direction dite. Cependant, ils n'étaient pas encore sortis de la piste quand ils furent sifflés par le gavroche, qui s'était élancé à leur poursuite.
   - Holà, qu'est-ce que vous lui voulez, au fait, à Sook ? Elle vous doit de l'argent ?
   - Ah, non, pas du tout. En fait, c'est une amie à elle qui a besoin d'aide, et qui nous a envoyés la chercher.
   - Une amie ? Quelle amie ?
   - Elle s'appelle Vertu, mais...
   - Vertu... ah oui, bien sûr. Le terme "amie" est peut-être... Bon, suivez-moi, je vais vous conduire.
   
   Ils suivirent donc l'autochtone dans les rues courbes de la cité. Malgré son plan biscornu, il était difficile de se perdre à Dhébrox, car de presque partout on pouvait apercevoir le clocher du Phalanstère, les trois grandes tours octogonales de la Faculté Chryséine, le pyramidion doré de l'Obélisque Duale, le dôme du temple de Hazam, réplique miniature de celui du Temple Noir de Baentcher, ou tout autre prestigieux point de repère. La ville avait été posée sur un site se prêtant fort peu à un établissement urbain, mais l'ingéniosité de l'homme avait triomphé d'une topographie contrariante grâce à une débauche de ponts, d'escaliers, de rues à étages, bâtis dans les styles les plus divers, et qui, pour rendre la déambulation fatigante, n'en faisaient pas moins de Dhébrox une ville pleine de charme. Elle n'avait dans son histoire que peu de glorieux généraux, guère de hauts faits guerriers, la population n'était pas spécialement portée sur la religion et la vieille tradition républicaine jetait la suspicion sur quiconque faisait mine de s'élever au-dessus de la masse des citoyens, aussi les nombreuses statues abordaient-elles des sujets plus originaux qu'ailleurs, allant des scènes animalières à l'abstraction cubiste, avec notamment "Gloire et honneur à Ephran Cochram" érigée rue des Archivistes, "Trois Chatons Floconneux en Forme de Tétine" le long de l'avenue Khaspyp, ou "la Saga de Thorvald Ericsson, Inventeur du Parloin" place Beltouf. Partout, leurs regards émerveillés se posaient sur de vastes parcs à la végétation verdoyante, des allées bordées d'arbres qu'empruntaient sans se presser de riches piétons et cavaliers en robe de mage, et en tous lieux, on discourait aimablement entre gens de bonne compagnie, on plaisantait sans souci des tourments du monde extérieur, de telle sorte que nos deux compères se trouvèrent apaisés comme jamais au cours des derniers mois.
   - J'ai l'impression, demanda Xyixiant'h après quelques minutes, que mon collègue a quelque peu présumé en supposant que vous étiez un homme.
   - Y'a des chances.
   - Dites-moi, nous conduisez-vous chez Sook ?
   - C'est bien possible.
   - Oh. Vous la connaissez bien ?
   - C'est ce qu'on dit.
   - Est-ce que par hasard, ça ne serait pas vous, Sook ?
   - C'est assez probable.
   - Mais c'est impossible, s'étonna Piété, comment pourriez-vous être Sook ? Vous ne lui ressemblez absolument pas !
   - Elle ressemble à quoi Sook ?
   - Ben, une grande noire, avec d'énormes... aaaah, j'y suis, vous vous êtes payé ma fiole !
   - C'est vraisemblable. Bon ben on est rendus.
   
   Curieusement appelée "Mon Hérisson", la villa de Sook était en fait un pavillon d'apparence relativement modeste, une façade de stuc rose donnant sur la rue et un jardinet sans laissé à l'état de nature par derrière. Comme tous les édifices bourgeois de la ville, elle était surmontée d'une tour, dont le toit en pointe, d'inspiration nordique, aurait eu besoin d'une réfection.
   Après être entrés et avoir évité quelques pièges magiques que leur hôtesse leur avait indiqués, les deux voyageurs furent installés au salon, qui paraissait à lui seul occuper la moitié de la superficie du logis. On ne pouvait trouver un seul pouce de mur ou de plafond qui ne fut recouvert de bois, selon la mode en usage dans la lointaine Khneb. Des oriflammes à l'héraldique douteuse, des trophées de chasse pelés, des flambeaux et autres ferronneries, des meubles présentoirs emplis de bibelots hétéroclites dans leur provenance mais récurrents dans leur manque d'intérêt, ainsi que plusieurs tableaux de goût pompier, formaient le tartalacrêmesque décor du lieu.
   - C'était comme ça quand je l'ai achetée, se justifia-t-elle. Bon, j'vous sers quelque chose ? J'ai là un brandy...
   - C'est pas de refus, acquiesça Piété, ça nous réchauffera.
   Un automate semblable à celui de Bedilan pénétra dans la pièce à l'invitation de sa maîtresse, porteur d'un plateau sur lequel était juché une carafe. Il servit les convives avec civilité, avant de s'éclipser.
   - Alors, c'est quoi l'histoire avec Vertu ? Attendez, ne me dites rien, je vais deviner... Elle a volé quelque chose à quelqu'un et elle s'est aperçu après coup que quelqu'un était le grand-prêtre de Morbool-Tathouz le dieu des assassins.
   - Ah non, expliqua Xy, pas tout à fait. Il se trouve que nous faisons partie d'une troupe d'aventuriers, la Compagnie du Gonfanon.
   - Oh, tout un programme.
   - Au cours de la noble quête qui nous meut, notre groupe a été scindé en deux, d'un côté moi, Piété et Morgoth...
   - Qui ?
   - Ah, mais je suis confuse, nous ne nous sommes pas présentés. Mon nom est Xyixiant'h, je suis prêtresse de Melki et je suis une elfe.
   - Je suis myope, mais je ne suis pas aveugle.
   - Mon ami ici présent est Piété Legris, c'est un pisteur et un guerrier
   - Enchantée. Sook. Legris... Ah mais bien sûr, comme Vertu, vous devez être de sa famille alors ! La ressemblance physique aurait dû me sauter aux yeux. Son fils peut-être ?
   - Ah non, du tout, répondit l'intéressé. D'ailleurs vous vous égarez, dame Vertu s'appelle Lancyent, de par son patronyme.
   - Ben oui mais c'est un pseudo, mais son vrai nom est Legris. D'ailleurs, Lancyent ou Legris, c'est un peu pareil, on comprend vite que c'est pas l'effort d'imagination qui l'a tuée, s'pas.
   - C'est un peu fort ça, d'où tirez-vous cette histoire ?
   - Oh, j'ai appris ça tout à fait par hasard il y a bien des années. Je me souviens la tête de Vertu - je l'appelle Vertu mais on est bien d'accord que ce n'est pas son vrai prénom non plus - quand elle s'est aperçue que j'étais au courant. Elle était furieuse la pauvre, d'ailleurs elle m'avait fait jurer de ne jamais le révé... euh...
   - Oui ?
   - Ah mais non, suis-je sotte, je confonds avec quelqu'un d'autre. Oui, c'est ça, et c'était à une autre époque dans un autre pays, et c'était pas le même nom. Ah là là quelle tristesse, à mon âge, on perd un peu la tête...
   - Vous en avez trop dit ou pas assez, madame.
   - Ce qui n'implique en rien que j'en dirai plus, monsieur. J'ai cru comprendre que vous aviez un troisième larron dans votre équipe ?
   - En effet, Morgoth l'Empaleur, qui est nécromancien.
   - Je vous rassure, je n'avais pas imaginé qu'avec un nom pareil, il puisse être fleuriste. Il est où ?
   - Il fait la grasse matinée. Nous lui avons donné rendez-vous à la taverne du Singe Volant à midi. D'ailleurs, il faudrait qu'on aille le trouver, si je ne m'abuse, c'est l'heure.
   - Oui, et puis pressez-vous si vous voulez le retrouver vivant, parce que c'est un vrai coupe-gorge cette gargote.
   - Ah bon ? Oh, c'est un sorcier assez puissant, il sait se défendre tout de même.
   - Mais pas contre les habitués de ce bouiboui, je le crains...

   
7 ) Le rendez-vous
   

   La taverne du Singe Volant était un bâtiment tout en longueur et en hauteur, coincé entre deux tours de l'enceinte, et bordée par la rue qui faisait le tour des remparts nord de Dhébrox. L'appellation du lieu était doublement trompeuse car ce n'était pas vraiment une taverne, puisqu'on y louait les chambres exiguës qui s'entassaient sur les trois étages surmontant la grand-salle, et qu'en outre, on n'y avait jamais vu de singe volant, hormis peut-être ce sapajou qu'un soir, un client éméché avait balancé par une fenêtre du second, mais on ne pouvait pas dire en toute bonne foi que le primate avait volé, ou alors de façon très verticale. Du reste, à part le cadastre, les registres des impôts et une pancarte quasiment illisible à l'entrée de l'établissement, rien n'attestait plus du nom originel de l'endroit, que tout le monde désignait depuis des décennies sous les noms de ses propriétaires, Halagurk Prath et sa compagne Juliabel Witnay.
   L'examen plus attentif de l'endroit aurait dévoilé à Morgoth quelques éléments étranges, pour ne pas dire inquiétants. En premier lieu, aucune fenêtre ne présentait de barreaux, y compris celle du rez-de-chaussée, ouvertes aux quatre vents et aux voleurs qu'ils portent. Ensuite, personne parmi les badauds ne semblait pressé d'entrer dans cet établissement, d'aspect pourtant avenant. Mais ces détails passèrent bien au-dessus de la tête, vu qu'il n'était pas particulièrement observateur, et qu'en outre il avait la gueule de bois. Lorsqu'il franchissa la porte, il crut d'abord que quelque faute de français l'avait désigné à l'attention suspicieuse des occupants de l'endroit, une collection de personnages à l'aspect singulièrement hétéroclite mais partageant cependant un air familier. Les conversations s'étaient tûtes, à la grande satisfaction des grammariens, et tout le monde le regardait d'un air qui le mit mal à l'aise. Ils étaient une quinzaine tout au plus, isolés ou par groupes, et semblaient occupés à explorer tous les aspects de la nonchalance, dans un silence lourd.
   Morgoth constata avec dépit qu'il était en avance, point de Xyixiant'h. Voyant qu'il n'était pas spécialement le bienvenue, il fit mine de faire demi-tour et de guetter ses compagnons dans une rue adjacente, quand une femme s'avança vers lui avec une hypnotique lenteur, en ondulant des hanches. Elle était presque aussi grande que lui, ce qui n'était pas peu dire, et sa robe de cuir blanc finement ourlé d'hermine ne dissimulait rien de sa silhouette longiligne. Sous une peau d'une blancheur de lait, largement exposée à l'air encore frais de l'arrière-saison, vibraient les fibres d'une chair que l'on devinait puissante. L'ovale de son visage, qu'encadrait une cascade de cheveux blonds et raides retenus par une tiare d'argent, était figé dans une expression de totale neutralité, trahie seulement par l'intensité de son regard, du bleu clair d'un torrent de montagne.
   - Quel heureux destin mène tes pas chez jusqu'à nous, étranger ?
   - Bonjour madame. Je... je suis juste là pour attendre des amis.
   - Des amis, quelle chance ! Mais venez avec nous, attendons les ensemble. Vous nous ferez sans doute l'honneur de trinquer avec nous.
   - Ben je...
   - Viens ici, camarade, l'invita un grand gaillard en se dirigeant vers une table. Il était barbu, le teint hâlé, jeune et de belle allure, le corps épais sans être gras, un colosse. Son pourpoint de cuir marron, rehaussé de motifs rouges sang et d'anneaux de cuivre, lui faisaient une armure d'apparence robuste. D'un grand geste théâtral, il rejeta derrière lui la longue cape de renard qui le ceignait, et prit place aux côtés d'un deuxième personnage, qui lui ressemblait beaucoup, au physique comme à la vêture, à telle enseigne que leur parentée faisait peu de doute. Une femme se tenait aux côtés de ce dernier, collée à son bras puissant. Elle semblait petite et frêle, mais son joli visage orné de taches de son et ses mains graciles semblaient agitées en permanence sous l'effet d'une nervosité excessive. Son regard fiévreux n'accorda que peu d'attention à Morgoth, elle ne semblait du reste pas capable de se concentrer plus de quelques instants sur un sujet donné. Elle portait une de ces robes que les femmes ordinaires ne sortent que le soir, toute entière d'un cuir travaillé de manière à rappeler les écailles d'une truite, râpée par endroits, et qui moulait ses formes délicates avec une surprenante et érotique précision. Deux autres personnages s'étaient approchés derrière notre sorcier, soudain pris d'une bien compréhensible appréhension. L'un était sans doute un vaurien, un voleur mince à la barbe rase et aux manières doucereuse, dont les guenilles qui avaient quelque chose qui n'allait pas, sans qu'on puisse mettre le doigt dessus (c'était des guenilles propres, voilà quelle était l'étrangeté). L'autre avait tout d'un gamin insolent, une bouille ronde, des vêtements déchirés et, eux, crottés comme il faut, et surtout, des cheveux noirs hérissés sur la tête à un point surprenant. Bien que les deux derniers larrons ne payassent pas de mine, il émanait d'eux la même aura de puissance et de menace que des autres. Encerclant Morgoth, ils le contraignirent plus ou moins à s'asseoir avec eux autour de la table. Cherchant quelque secours chez le tenancier ou les autres clients, il n'en trouva aucun, mais eut l'impression fugitive que l'un des consommateurs, dont les traits étaient dissimulés sous une cagoule de cuir, laissait traîner au sol, derrière lui...
   - Alors, joli monsieur, on s'est perdu ? Demanda la grande dame blanche en lui caressant le poignet de ses doigts glacés.
   - Non, du tout...C'est bien ici "chez Prath et Witnay" ?
   - Absolument, c'est ici. On reçoit peu de visiteurs de votre... sorte... par ici.
   - Je suis Morgoth, sorcier nécromant, à votre service, madame...
   - Je me nomme Skye Icefang. Vous voyez ici mes amis Wurm Firebreath, son frère Dragor Redscale et sa compagne Lizzie Lightningstorm, lui c'est Snakeface Leatherwing, et notre jeune ami ici présent est Spike Forkedtail.
   - Enchanté... Bon, ben j'vais pas vous embêter plus longtemps alors...
   - Assis.
   - Oui madame.
   - Je veux dire, nous serions honorés que vous participiez à notre repas. Vous avez bien mentionné des amis à venir n'est-ce pas ? A quelle heure passeront-ils ? Nous serions heureux de les avoir à déjeuner eux aussi.
   - Je crois que ça ne va pas être possible.
   Xy était arrivé en tapinois, suivie de Piété qui essayait de se faire aussi petit que sa grande carcasse le lui permettait. Skye se leva et toisa l'elfe, du haut des quelques têtes qu'elle avait de plus. Puis son expression changea, une ombre de surprise voilà ses trais, et elle parut rapetisser, avant de baisser les yeux.
   - Souhaitez-vous partager un modeste en-cas, Honorée Grand-Mère ?
   - Merci, sans façon. Moi et mes compagnons devons conférer en privé d'affaires ne vous concernant en rien.
   - Bien, alors dans ce cas, nous allons peut-être prendre congé.
   - Ma bénédiction vous accompagne. Force et sang.
   - Force et sang, Féconde Mère de Tous les Oeufs.
   Et les six personnages s'éparpillèrent aussi vite que le leur permettaient les impératifs de la dignité.
   - Quelle autorité ! S'exclama Piété, impressionné. C'est sans doute ça qu'on appelle "partir la queue entre les jambes", sans mauvais jeu de mot.
   - C'est incroyable comme les jeunes sont mal élevés de nos jours !
   - Eh bien, vous arrivez à temps, j'ai l'impression que j'allais passer un sale quart d'heure.
   - Je ne pense pas que ça aurait duré un quart d'heure. Alors à part ça on revient avec une bonne nouvelle, on a retrouvé Sook !
   - Ah, génial. Et qu'a-t-elle dit ? Est-elle disposée à nous aider ?
   - Je ne sais pas, expliqua Piété, on a dû la quitter en vitesse quand on s'est aperçu que le temps passait, et on a couru pour arriver ici avant que tu ne te fasses bouffer par les dragons, là.
   Morgoth le considéra un instant avec un air interdit.
   - Ah, mais c'étaient des dragons !
   Et à leur tour ses compagnons le dévisagèrent, perplexes.
   - Oui, bah, c'est des gamins qui s'amusent, ils sont plus bêtes que méchants. En attendant, c'est ce genre de gars qui nous donne mauvaise réputation.
   - Mais alors, ça explique pourquoi elle t'a appelée grand-mère ! C'est une de tes descendantes...
   - ça n'explique rien du tout. C'est une sorte d'appellation honorifique, qui se traduit assez mal du draconique d'ailleurs, en qui rend hommage à ma séniorité. C'est comme "Mère de Tous les Oeufs", tu imagines bien que je ne suis pas la mère de tous les dragons du monde.
   - Je n'imagine rien du tout, en fait, je ne sais pas grand chose de ta vie.
   - Je ne pense pas que ce soit particulièrement passionnant.
   - Ce dont je ne puis juger, vu l'ignorance dans laquelle tu me tiens de tes antécédents.
   - Oui, bon, ben moi, j'ai faim. On mange ici ou on s'invite chez Sook ?
   Piété, sentant monter l'acrimonie(1), avait préféré occuper court et recentrer le débat avant que n'éclate la crise conjugale, ce en quoi il faisait preuve de sagesse. Ils convinrent qu'il serait peu civil de s'imposer chez quelqu'un qu'ils connaissaient si peu, surtout qu'ils en espéraient une faveur, aussi firent-ils honneur aux spécialités de Prath et Witnay, en prenant bien soin de ne consommer que les plats à base de fruits et légumes.
   
   Dans l'après-midi, après avoir fait bonne chère, ils retournèrent sans se presser jusqu'à chez Sook. En chemin, ils devisèrent de tout et de rien, de l'air du temps, des futures récoltes, du championnat de football et des ascendants de Piété.
   - C'est pourtant vrai que tu ressembles un peu à Vertu, quand on y regarde bien, nota Morgoth. Le nez c'est pas ça, mais les yeux... Tu as aussi les mêmes cheveux. Et la forme du visage se rapproche aussi, en fait, c'est exactement le sien, mais avec en plus les traits caractéristiques de la virilité.
   - Tu as raison, renchérit Xy, on aurait dû s'en apercevoir plus tôt. Elle cache bien son jeu, notre chef.
   - Je suis sûr que vous vous trompez, rétorqua l'intéressé. Je ne peux pas être le fils de Vertu, il aurait fallu qu'elle m'ai eu très jeune.
   - Je ne vois pas en quoi c'est un obstacle. En outre, nous ignorons toujours son âge exact. Mais il est vrai que c'est un travers commun à beaucoup de femmes que d'être susceptible sur ce sujet.
   - Et puis, il y a une autre raison pour laquelle Dame Vertu ne peut être ma mère : c'est qu'une mère, j'en ai déjà eu une. Autant j'ai déjà rencontré des gens ayant plusieurs pères...
   - Tu as peut-être été adopté.
   - On m'a toujours dit que je ressemblais beaucoup à ma mère. En outre, ils ont eu d'autres enfants qui, s'ils sont tous morts aujourd'hui, étaient tout à fait semblables à moi de leur vivant. Et puis tu sais, j'ai vécu à la campagne parmi de jeunes paysans assez rudes, qui ne se privaient pas de moquer toutes les tares qu'ils trouvaient à autrui, et si j'avais été ne serait-ce que suspect de bâtardise, j'en aurais entendu parler plus d'une fois.
   - N'aurais-tu pas quelque chose qui te rattacherait à ton passé, genre marque de naissance, langes brodés d'un mystérieux monogramme, un bracelet gravé de runes étranges, ce genre de trucs ?
   - Tout ce que j'ai gardé de ma prime enfance, c'est ce pendentif.
   - Ah ah ! J'en étais sûr, le pendentif !
   - Comme c'est original, commenta platement Xy.
   - En fait, il appartenait à mon père, je lui avais dérobé un jour et enterré dans une cachette connue de moi seul, et j'ai été bien inspiré, car lorsqu'il m'a jeté dehors pour que j'aille mourir de faim et de froid hors de sa vue, j'ai eu au moins le réconfort d'avoir auprès de moi ce bien que je lui avais volé.
   - C'est elfique, dirait-on ?
   Il s'agissait d'une pierre trapézoïdale, épaisse comme un doigt et large comme la paume d'une main, grise et veinée de stries verdâtres, sans doute très vieille car malgré sa dureté, ses angles étaient émoussés et ses surfaces polies. Sur les deux côtés étaient portés des glyphes en relief, dont Morgoth n'était pas familier, mais qui rappelaient en effet les formes archaïques de l'écriture des elfes. Par un trou pratiqué le long du plus petit côté, Piété avait fait passer une simple ficelle, pour faire un collier.
   - Je ne sais pas trop. C'est sans doute par superstition, mais j'ai toujours pensé que ce pendentif m'avait porté chance et m'avait permis de survivre à la famine et à la maladie. Vous remarquerez que malgré une enfance à mâcher des racines et boire de l'eau de pluie, je suis assez robuste.
   - C'est possible que ce soit une ancienne magie qui t'ai protégé, qui sait. Ma douce mie, sais-tu lire ceci ?
   - Sans doute, voyons... Ah, ça date d'un petit moment, c'est de l'écriture hiéroglyphique méridionale, telle que celle qu'utilisaient les elfes du Midi du temps de leur splendeur, quand dans leurs blanches cités ils accueillaient les hommes du Nerunath et de Phanaanx. Ce signe que vous voyez ici montre désigne un animal, au sens large, et derrière, le pictogramme très stylisé est en forme de main. Il faudrait bien sûr faire des études plus poussées sur cet objet. Oh, mais dis-donc, ça ne serait pas une des pièces du pectoral du roi Elabinnac ?
   - Allons bon, raconte.
   - Pour vaincre je ne sais plus trop quel danger qui menaçait son pays, le roi elfe Elabinnac avait imploré les sept dieux des elfes de lui fournir une protection efficace. Il avait reçu sept pierres dotées des sept vertus traditionnelles des guerriers elfes, qui sont la discipline, la droiture morale, la dextérité, le respect de la nature, le mépris des richesse matérielles (il paraît que c'est une vertu), la fidélité à la tradition elfique et le courage. Ces sept pierres furent taillées de cette forme, selon la légende, pour former un heptagramme, et complétées par une pierre centrale heptagonale en pur diamant. Une fois assemblé, le pectoral est doté de grands pouvoirs, mais même séparées les huit pierres sont réputées puissantes. Celle-là est sans doute la pierre du respect de la nature, donnée par le dieu Natigel. Et maintenant que j'y songe, il est normal que, portant cette pierre depuis l'enfance, les voies mystérieuses de la nature te soient si familières.
   - ça alors, tout s'explique !
   - Ou alors ça pourrait être une pièce de mobilier d'un antique toilette de jadis, servant de support à quelque vénérable papier Kuh du temps passé. Il me semble en avoir vu de semblables... En effet, tout s'explique, mais ça n'a aucun rapport avec Vertu. Si nous avions le temps, la quête des autres parties du pectoral serait sans doute intéressante, mais là...
   - Très juste. Concentrons-nous sur notre affaire. Du reste, nous voici rendus.
   Et sur ces entrefaits, Piété tira la chaînette qui activait la cloche. Quelques secondes plus tard, Sook ouvrit la porte, l'air maussade, et avec son sens habituel de l'à-propos, Morgoth se présenta en ces termes :
   - Bonjour mon p'tit bonhomme, ta maman est là ?

   
8 ) Les plans s'échafaudent
   

   Après avoir dissipé quelques malentendus qui traînaient, ils se dirigèrent derechef vers le salon.
   - Alors c'est toi le sorcier amateur de dragons ?
   - C'est ce qu'on dit.
   - Je t'imaginais plus vieux.
   - Pour ne rien vous cacher madame, j'en ai autant à votre service.
   - Bon, allez, racontez-moi vite de quoi il retourne, afin que je vous refuse mon aide en toute connaissance de cause. Je suppose que vous avez une quête quelconque qui vous a mis dans une fâcheuse situation, alors c'est quoi le bidule ? La légendaire Tétine Vorpale des Nains Elfiques ?
   - Avez-vous entendu parler de l'Anneau d'Anéantissement ?
   Le verre de Sook se brisa sur le carrelage.
   - Je vois que vous en avez entendu parler.
   - Eh... Ben... Vous lui voulez quoi à l'Anneau ?
   - On veut le retrouver, pour le détruire.
   - Ah, mais oui, bien sûr, suis-je sotte, le détruire. Ah, ben dans ce cas là, j'ai ici quelque chose qui va régler votre problème, une puissante potion à base de cyanure, de ciguë, d'arsenic, de champignons rouges et de venin de divers serpents.
   - Mais c'est un véritable poison !
   - Ah oui, mais un très bon, qui vous soulagera rapidement de tous vos tracas avec un minimum de souffrances. Et Vertu, elle est où au juste ?
   - Elle nous a prévenus qu'elle et nos autres compagnons allaient sans doute être emprisonnés dans le royaume de Gunt, à Jhor pour être précis. Les dernières nouvelles que nous en avons remontent à trois semaines.
   - La prison de Jhor... C'est très ennuyeux. L'ancienne prison était un établissement de triste réputation, mais mal conçu, il aurait été relativement facile d'en faire évader vos collègues. Malheureusement, les prisonniers ont été déménagés dans les sous-sols de la Tour de Fer, la monstrueuse citadelle qu'ils viennent de construire. Et là, ça risque d'être plus dur. Vous avez combien de compagnons ?
   - Cinq encore vivants.
   La triste mine de Morgoth n'échappa pas à Sook, qui poursuivit néanmoins.
   - C'est des bons, vos mecs ? Non parce que s'il y a évasion, il y aura baston.
   - Nous avons quelques guerriers valeureux, Ghibli le nain et Sarlander l'elfe...
   - Très original, bravo.
   - Et puis Monastorio, qui prétend ne pas savoir se battre mais qui trouve toujours le moyen de placer un coup heureux dans la bataille.
   - Je vois un peu le genre.
   - Et pour finir, Mark, mais je crois que vous le connaissez.
   - Mark qui ?
   - Marken-Willnar Von...
   - Oh non, pas lui, ne me dites pas qu'il est encore vivant !
   - Si, aux dernières nouvelles.
   - Le Chevalier Noir ?
   - Tout juste. Mais il n'aime pas trop se faire appeler comme ça depuis qu'il est paladin.
   - Qui ça est paladin ?
   - Eh bien, Mark, voyons.
   - Alors on doit parler d'un autre Mark. Le mien était un pirate sans foi ni loi, traître, brutal, fourbe et cruel, dont même les dieux du mal ne voulaient pas pour allié tant il était vil.
   - C'est bien lui.
   - Il est devenu paladin ?
   - C'est une longue histoire.
   - Mark Egorge-Pucelle, le champion du monde d'incendie de villages, le charmeur de juges (2)?
   - Il s'est calmé, au niveau des juges et des pucelles.
   - Paladin ?
   - De Hegan, oui.
   - Attends attends attends, tu veux dire que Marken-Willnar Von Drakenströhm, le fléau des steppes du nord, le démon de Khneb... Ah... aa... Avec un gonfanon ?
   - Ben, oui.
   - Aaaah... aa... Attends, il a pas la holy au moins ?
   - Ben si.
   Sook tomba à terre et roula dans toute la pièce, la bouche béante, les joues rouges, prise de spasmes douloureux et les yeux emplis de larmes, si incapable d'émettre un son que nos compères mirent un moment avant de comprendre qu'elle était atteinte de fou-rire et non d'apoplexie. Elle devait trouver la plaisanterie excellente, car elle resta dans cet état pendant près d'une demi-heure. Puis, lorsqu'elle fut épuisée, elle vint s'affaler sur une chaise.
   - Bon, rien que pour voir le bestiau, ça vaut le coup que je vous aide. Attendez un moment que je réfléchisse.
   Le "un moment" fut assez bref.
   - Alors voilà, j'ai fomenté un plan subtil.
   - Nous vous écoutons.
   - On débarque là-bas avec des tas de mercenaires et des grosse épées, et on tue tout ce qui bouge.
   - Ah oui, effectivement, c'est subtil. Et un plan bourrin pour vous ce serait quoi, par curiosité ?
   - Brume de Lèpre Cramoisie, Chaîne de Nuée de Météores, Tremblement de Terre, Invocation de Multiples Démons des Carnages, et puis on débarque là-bas avec des tas de mercenaires et des grosse épées, et on tue tout ce qui bouge. Si y'a encore quelque chose qui bouge.
   - Je vous rappelle que nous cherchons à délivrer nos amis.
   - Avec mon plan, ils sont délivrés nos amis. Des vicissitudes de l'existence humaine.
   - ...
   - Bon, d'accord, on va faire autrement. Tâchons d'énumérer les obstacles qui se dressent devant nous. Tout d'abord, il faut les localiser précisément. Si ça se fait, ils ne sont pas à Jhor, ni à la Tour de Fer, mais détenus ailleurs, ils sont peut-être séparés, que sais-je.
   - C'est l'évidence même, mais j'ai ici quelque chose qui pourrait nous aider.
   Morgoth prit dans une de ses poches la petite broche magique qu'il avait conçue, et qui lui avait permis de communiquer avec Vertu. Il en exposa la fonction et le principe fondamental à Sook, qui parut impressionnée.
   - Je suis impressionnée ! Dit-elle, confirmant obligeamment mon propos. Ainsi, grâce à ce dispositif, nous pourrons sans peine localiser son jumeau. En revanche, il n'est pas certain du tout qu'on ait permis à Vertu de conserver le sien, mais si la chance est avec nous, elle ne sera pas loin. Le deuxième point qui pose problème est celui du transport, car Jhor est loin, et les frontières du royaume de Gunt sont fermées aux étrangers depuis le début des troubles. Les forces de douane sont nombreuses et efficaces.
   - On pourrait y aller en volant.
   - Il s'agit d'être discret, je vous rappelle. Une arrivée en tapis volant ne passerait pas inaperçu aux yeux des devins de Gunt. Et en supposant que nous arrivions à Jhor sans encombre, il faudrait encore nous introduire dans la prison. Une fois dedans, il s'agira de sortir les autres imbéciles de leurs cachots, sortir nous-mêmes de la prison, puis quitter Jhor. Comme vous voyez, c'est pas gagné. Mais le pire, c'est l'oeil de Bronze !
   - Eh ?
   - L'oeil de Bronze, je m'étonne que vous n'en ayez pas entendu parler parce que c'est quand même une des plus belles réalisations de la sorcellerie moderne, et bien en fait, c'est un dispositif permettant de repérer n'importe quelle magie où qu'elle se trouve. Dès qu'ils auront sonné l'alarme, ce sera la fin des Zarikos(3), il leur suffira d'activer leur bidule et on sera fichus. En plus, l'oeil est au sommet de la Tour de Fer, autant dire qu'ils n'auront pas à chercher bien loin...
   Puis elle se tut un instant et, d'un index impérieux, imposa le silence tandis qu'elle réfléchissait. Et ça dura un bon moment, avant qu'un rictus sournois ne se peigne sur sa face triangulaire.
   - Je crois que j'ai un moyen... Mais ça demande un peu d'organisation.
   
   Elle débarrassa la table en posant verres et carafe sur une desserte, puis disposa sur le bois laqué divers ustensiles.
   - Alors ça, c'est moi.
   - La tête réduite de singe montée en bilboquet. Enfin, j'espère que c'est bien un singe...
   - C'en est un. Et ça, c'est vous.
   - Des glands.
   - C'est ça, les trois glands c'est vous. La table, c'est Dhébrox. Cette cruche de grès rose figure Vertu et ses amis retenus prisonniers dans les sinistres geôles de Gunt. On va dire que cette pendule est la Tour de Fer, je mets la cruche tout en bas, dans les cachots. Je pose au-dessus de la pendule ce melon, c'est l'oeil de Bronze, bien sûr.
   - Jusque là, tout va bien.
   - Il se trouve que je connais un moyen de transporter quelque chose à un endroit précis, instantanément, et de façon à peu près discrète. Il suffit pour cela que j'ai un guide magique à l'endroit où je veux aller. Or, cette broche que vous avez ici est tout à fait ce dont j'ai besoin. En calant mon appareil dessus, je pourrais transporter directement un objet ou une créature à proximité de sa semblable.
   - Remarquable !
   - Sauriez-vous fabriquer un autre de ces sympathiques gadgets ?
   - Euh, pas en cinq minutes mais... oui...
   - Bien. Restez là, je fais un saut à la cuisine et je reviens.
   Elle revint en effet très rapidement, équipée de trois clous de girofle. Elle en piqua un sur la tête de singe, un autre dans le trou qu'un ver avait fait dans un des glands, et posa le dernier dans l'armoire, aux pieds de la cruche.
   - Ce sont bien sûr les broches, expliqua la sorcière. Le plan est le suivant : à l'aide des broches et du dispositif magique dont je vous ai parlé, nous nous transportons dans la Tour, comme ceci, woup ! Dans la réalité, c'est instantané, hein. Une fois sur place, on fait le coup classique de l'uniforme, je suppose que vous savez de quoi il retourne.
   - On assomme des gardes et on les dépouille ? Suggéra Piété.
   - Exact, ligotés en slip dans un placard à balais, on voit l'homme d'expérience.
   L'intéressé en rosit de contentement, Sook poursuivit.
   - Une fois grimés de la sorte, on se sépare en deux groupes. Vous trois, vous descendez dans les cachots et vous retrouvez la cruche. Pendant ce temps, moi, je monte dans les étages et je fais une subtile diversion.
   - Aïe...
   - Exactement, c'est tout à fait ce que vont dire ceux qui se trouveront devant, aïe. Bref, on retrouve là où on était arrivés, ou alors on profite des broches pour se donner rendez-vous à un endroit quelconque. Et de là, woup... Vous voyez bien le plan ? L'important c'est le woup.
   - Effectivement, ce serait fabuleux. Vite fait, bien fait.
   - Ouais. Bon alors maintenant les mauvaises nouvelles : pour ce que je sais de la Tour de Fer, c'est une citadelle gigantesque, à la fois une prison, une forteresse, un dortoir pour archimages, et c'est bourré jusqu'à la gueule de gardiens magiques, genre golem à tous les étages et élémentaires comme room service. Et je crois même qu'il y a un putain de dragon dans un coin. L'endroit est tellement sûr que l'état de Gunt y entrepose ses armes secrètes et son trésor, et niveau trésor, y'a gras les amis. Bref, c'est pas une donjonnette de tarlouzes.
   - Ah. Mais à coeur vaillant, rien d'impossible !
   - Ouais... Enfin, vous connaissez un peu le métier... Non parce que le coup du gnome asthmatique en slip-chaussettes qui traverse les steppes infestées de monstres et qui abat à lui tout seul l'ignoble Seigneur du Mal qui règne depuis sa tour lointaine sur les contrées ravagées par ses légions noires, ça va bien dans les contes et les fabliaux pour enfants, mais là on est dans la vraie vie les mecs. Dans la réalité, pour ce genre de boulot, c'est gros boeufs et épées magiques. Il est hors de question qu'on y aille seuls, il faudra une escorte...
   - Dois-je comprendre que les mercenaires reviennent à l'ordre du jour ?
   - Non, je pensais à un autre type de d'escorte, je vous montrerai ce que j'ai prévu... Il faudra aussi terminer le transporteur vite fait, et payer les sorciers activateurs très cher pour qu'ils fassent le boulot et qu'ils la ferment, ça va faire des frais.
   - Nous n'avons nous-mêmes pas grand chose sur nous, hélas. êtes-vous riche ?
   - Ben, j'ai trois fifrelaings(4), répondit-elle d'une voix plate. Ne vous inquiétez pas pour ça, amusez-vous, visitez... Vous avez le temps, il faudra une bonne semaine pour que ce soit prêt.
   - Ah, voilà un petit contretemps qui nous laisse au moins le loisir de régler le problème de Bedilan.
   - Amansu Bedilan ? Le ministre ?
   - Euh... oui, celui-là même. En fait, par le plus grand des hasards, nous l'avons sauvé hier de la mort, et il nous a engagés tous trois afin de faire la lumière sur l'attentat dont il était l'objet. On aura le temps de s'en occuper comme ça.
   - Tiens donc, par exemple. Vous avez une piste ?
   - Ben... pour l'instant aucune, il faut bien l'avouer. Mais j'y songe, puisque vous êtes d'ici, vous pouvez peut-être nous indiquer par où commencer ?
   - Oh vous savez, moi, leurs singeries politiques... ça fait plus de trois ans que j'habite à Dhébrox, et je confonds toujours les Séléunes et les Phalanstériens. Par contre, je connais un peu les bas-fonds et certains informateurs, du genre bavard avec de grandes oreilles. Si vous voulez, je peux vous accompagner dans votre quête.
   - Ah, mais nous en serions ravis ! Euh... mais j'y songe, vous ne devez pas vous occuper des préparatifs, pour la Tour de Fer, tout ça ?
   - J'ai dit qu'il y avait des préparatifs, j'ai pas dit que j'allais me taper le boulot. J'ai l'impression que le concept de larbin vous a échappé, je me ferai un plaisir de vous l'expliquer en route. J'ai juste quelques directives à donner... Vous logez où, qu'on s'y retrouve ?
   - Ben, chez Bedilan.
   - C'est pas malin. Dhébrox est une ville où tout le monde se connaît, on saura vite pour qui vous travaillez, c'est pas génial si vous cherchez la discrétion...
   - C'est ma foi vrai, nous n'y avions pas songé.
   - Vous devriez passer discrètement prendre vos baluchons... ou mieux, payer quelques gars pour passer prendre vos baluchons. Installez-vous dans une bonne auberge, ce sera mieux pour commencer. Et de préférence, pas une qui soit bourrée de drags. Je me permettrai de vous conseiller, pour pas cher et dans le coin, le "Singe Equilibré", qui présente l'intérêt de ne pas mettre ses clients au menu. Et puis c'est discret.
   - Oui, on peut faire comme ça.
   - Bon, je vous y retrouverai ce soir pour le manger, et cette nuit on s'y met.

   
9 ) A la fraîche
   

   - Alors, vous en pensez quoi, de cette Sook ? Demanda Piété.
   - A mon avis, répondit Morgoth, elle a l'air de savoir ce qu'elle fait, on doit pouvoir lui faire confiance.
   - Oui, renchérit perfidement Xy, autant qu'à Mark ou à Vertu. Un de ces jours, il serait peut-être intéressant de la faire boire un peu pour lui faire dire ce qu'elle sait de nos compagnons, elle a l'air tout à fait disposée à parler à tort et à travers quand on l'y incite, et si elle les connaît si bien que ça, elle en a sûrement de bien bonnes à nous raconter.
   - Je ne te connaissais pas cette perfidie.
   - C'est pas de la perfidie, c'est de la prudence.
   - En tout cas il y a une chose qui m'étonne, professa Piété d'un ton docte. Si elle vit dans une si grande maison, pourquoi sa pauvre mère est-elle obligée de se prostituer pour nourrir sa progéniture ? Sook me semble être une indigne fille.
   - Euh... Ouiii...Bien, je pense qu'il est temps de t'enseigner l'intéressant concept de sarcasme.
   Après s'être installés à l'auberge comme prévu, nos trois compagnons désoeuvrés avaient pris le parti de flâner dans les agréables rues de la ville, musardant et devisant à tout propos. Puis, ils s'étaient arrêtés à la terrasse d'un estaminet, le "Singe Fuligineux", sous une agréable tonnelle que le propriétaire repeignait de vermeil après les longs mois d'hiver, et tandis qu'ils descendaient leurs cidres, ils avaient tout loisir d'admirer la statue monumentale oeuvre de Croûton le Censeur, une sculpture pédagogique et morale quoique d'une signification énigmatique.
   - Eh, patron, c'est quoi ? S'enquit Piété, que l'art intéressait.
   - "L'aveugle guidant le paralytique", répondit l'intéressé du haut de son vieil escabeau constellé de mille couleurs chatoyantes. C'est une métaphore, crut-il bon de préciser.
   - Ah, d'accord, je les vois maintenant. Et les deux autres personnages là ?
   - Le titre complet de l'oeuvre est "L'aveugle guidant le paralytique sous les quolibets du sourd-muet et les applaudissements narquois du lépreux".
   - Ah... Et c'est métaphorique de quoi ?
   - De l'absurdité des lois qui forcent les promoteurs immobiliers à consacrer un pour cent de leur budget à l'art contemporain.
   - Maintenant que vous le dites, effectivement, c'est frappant.
   Soudain, un jeune garçon se présenta devant la terrasse, une liasse de papiers sous le bras. Son principal trait caractéristique était sa casquette, de laquelle jaillissait une chevelure en bataille. Il braillait :
   - Tout sur L'EPOUVANTABLE attentat fomenté contre le MINISTRE Bedilan, LISEZ tous les détails dans LA REPUBLIQUE ! Avec toujours les COURS DE LA bourse, la DIVINATION astrale et les RESULTATS des courses !
   - Viens là gamin, dit Piété. Tiens, voilà pour ta peine.
   - MERCI, monsieur, vous êtes BIEN BRAVE !
   Un dessin exécuté au fusain recouvrait un quart de la surface de la une, et représentait en effet l'embuscade dont le Ministre avait été victime, l'effet dramatique de la scène étant accentué à grands renforts de postures dramatiques, d'yeux exorbités, de visages grimaçants et de chevaux écumants. Le coche de Bedilan était figuré à moitié renversé dans le bas-côté, et le cavalier, dépeint comme un colosse chevauchant une bête de cauchemar, était l'image même de la brutalité, et notre jeune guerrier se fit la réflexion qu'il n'aurait pas lui-même dessiné autrement l'un de ces cavaliers noirs qui leur couraient après depuis des mois. Le trait était diffus, assez abstrait, à l'exception du visage même de Bedilan, très ressemblant et finement exécuté, crispé dans une virile attitude de défi. Pius
   - ...é...pou...vante... sur la... route... de l'ouai... de l'ouest sans doute. Hié... le mi... ri... mistigri...
   - Ministre.
   - ... le Ministre... du... com... com...
   - Communisme ?
   - Combadge ?
   - ...merde... merce, voilà, commerce... Amansu... Bedilan... Métro... lego... pholo... méco... phonogolo...
   - Météorologie. Mais en fait ça, c'est sur l'autre colonne. Selon les conventions typographiques en vigueur dans la presse, il faut continuer sur la même colonne jusqu'en bas, avant de lire la suivante.
   - Ah... bien sûr. Bon, reprenons depuis le début, je suis perdu là... épou...
   
   Le journaliste ayant décidé de tirer à la ligne, et Piété n'étant manifestement pas un champion de lecture, je résumerai ici la teneur de l'article. Il était tout d'abord fait le récit de l'incident, avec un style lyrique que nos compères, témoins et acteurs du drame, ne purent s'empêcher de trouver un peu hors de proportion compte tenu de la médiocre intensité du combat. L'intervention des "trois étrangers mystérieux" était mise en exergue en termes impressionnants, ainsi que l'astucieuse fuite du Ministre dans les fourrés, tandis que la piteuse déroute aérienne du cavalier passait pour un prodige de lâcheté. Puis venaient une série de témoignages sans grand intérêt recueillis auprès des quelques passants qui s'étaient trouvés là par hasard lors de l'attentat, et d'autres qui, sans avoir été mêlés de près ou de loin à l'affaire, n'en trouvaient pas moins indispensables de faire part de leur avis à la presse. Venaient ensuite une série de commentaires acerbes du plumitif sur la montée de l'insécurité et l'inefficacité de la milice, qui laissent entendre à qui lisait entre les lignes qu'en l'occurrence, cette inefficacité était peut-être intentionnelle. Le clou du journal était une interview de la victime, Bedilan étalant à loisir devant un journaliste confit en complaisance la longue liste des griefs qu'il avait envers les Séléunes. Le journal, reniait visiblement pas de ses sympathies Phalanstériennes, confirmait en tous points la version que Bedilan avait donnée de la vie publique à Dhébrox.
   
   fois qu'il eut fini de lire, Piété se mit le journal sur les yeux et, bien content de son exploit, puis s'exclama sans la moindre trace de regret dans sa voix :
   - Qu'est-ce qu'on s'emmerde...
   - Après tant d'épreuves, acquiesça Morgoth, et avant celles qui s'annoncent, c'est un privilège que de s'emmerder. Je crois que je pourrais rester là des siècles à lézarder au soleil...
   - Et moi donc, soupira Xy, même si dans mon cas, ce serait une attitude parfaitement saine et naturelle.
   - Au fait, reprit Piété, qu'est-ce qu'on lui raconte, à Sook.
   - A quel propos ?
   - Ben, tu sais...
   - Je sais quoi ?
   - Tes... petites particularités.
   - Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Ah, mais peut-être fais-tu allusion au fait que je suis atteinte non-mammiféritude ? Comment peut-on appeler ça, voyons... Mal-bipédie ? Viviparisme contrarié ? Ou peut-être me qualifierais-tu de "personne de forme", comme d'autres sont dites "personnes de couleur" ?
   - Tout de suite tu te braques. Tu as un problème avec ça on dirait.
   - Je n'ai aucun problème avec "ça", comme tu dis. Je suis un dragon, j'ai toujours été un dragon, je resterai un dragon jusqu'à mon dernier s... jusqu'à tant que je meure. Et je suis fière d'être un dragon. D'ailleurs, j'ai personnellement bien connu Maalkolmx, qui disait...
   - Qui ?
   - Maalkolmx, le drags power, tout ça... Bon, laisse tomber. En tout cas ta question reste pertinente, il vaudrait mieux en effet éviter de vanter à cette sorcière mes qualités de vol et la joliesse de mon plumage, avec ce genre d'individus, il est toujours bon de garder quelques atouts cachés dans sa manche.

   
10 ) L'heure des vilains
   

   - ...et alors là, je vois arriver au fond de la pièce, non pas un, mais deux groupes d'aventuriers, qui se retrouvent face à face, l'arme au poing ! Et voilà les chefs qui commencent à s'apostropher, comme quoi l'un est un traître et l'autre un pourri... bref, n'écoutant que mon courage, je mets à exécution le plan que j'avais préparé. Malheureusement, l'un des types avait plus de sang froid que les autres, ou il avait meilleure vue, toujours est-il qu'il m'a aperçue, et m'a sonnée d'un méchant coup de pangolin.
   - Pangolin ? S'étonna Piété.
   - C'est plus ou moins une sorte de bradype, expliqua Sook. Et donc, tandis que...
   - Eh, Sook, encore un peu de ce petit vin du Titorello ?
   - Bien volontiers, l'elfe, ah ha... Bon, où j'en étais...
   - Bon, ben c'est pas pour vous presser, intervint Morgoth, mais si on se mettait à notre mission ?
   Malgré les efforts de Xyixiant'h, Sook semblait plus disposée à narrer ses derniers exploits qu'à dénoncer les turpitudes passées de Mark et Vertu.
   - Tu as raison, il est temps de se mettre en route, c'est l'heure des vilains, l'heure idéale pour explorer les bas-fonds.
   
   Ils sortirent donc dans la fraîcheur de la nuit, le ventre lourd de toutes les bonnes choses qu'ils avaient mangé, se sentant un peu coupables quand même de partir à l'aventure en pleine digestion et légèrement imbibés. Dans toutes les rues, jusqu'aux plus modestes, des luminaires magiques, plantés sur des cannes hautes comme un homme, dispensaient généreusement une lumière plus propice aux promenades romantiques qu'aux conspirations de spadassins et parties de dague-sous-cape. Puis, Sook désigna une demeure carrée à deux étages, sans grâce particulière, au coin de deux rues à peu près perpendiculaires. Les fenêtres en étaient murées ou clouées de planches, et la façade aurait eu besoin des soins urgents d'un plâtrier.
   Elle ouvrit la porte sans faire usage d'une quelconque clé, et fit entrer ses compères dans le noir complet. Une odeur de vinasse, avant et après digestion, les accueillit, associée à la vieille crasse, l'excrément et la pourriture alimentaire. C'était la puanteur caractéristique du miséreux, du clochard, celle qui vous incite à ne rien toucher de ce qui vous entoure si vous ne portez pas trois épaisseurs de gant jetable. Ils suivirent Sook qui connaissait les lieux et ne paraissait nullement gênée par l'obscurité, mais n'en butèrent pas moins sur quelques bras, jambes et côtes de gens qui dormaient entassés dans les couloirs de la maison, soulevant des protestations alcoolisées et paresseuses. Ils tournèrent et retournèrent, ouvrirent des portes, montèrent et descendirent des escaliers, empruntèrent des passerelles branlantes au-dessus de venelles improbables encombrées d'immondices, suivirent un passage couvert qui avait jadis connu une petite gloire bourgeoise, puis débouchèrent dans la rue Infinie.
   - On va se séparer en deux groupes, expliqua Sook.
   - Pourquoi ?
   - On va se séparer parce qu'on ira plus vite, vu que j'ai pas envie de traîner toute ma vie ici. Et on se sépare en deux parce que la rue a deux sens, et que j'ai amené deux lanternes.
   En effet, contrairement aux autres, cette rue était dépourvue d'éclairage public. Toutefois elle n'était en rien obscure, car curieusement, malgré l'heure et la température, elle grouillait de vie, on se bousculait pour tout dire. Nombre de gens en haillons et chapeaux affaissés vaquaient à leurs affaires, on voyait partout des capes et des manteaux des messieurs, les robes des dames, les prostituées soutenaient les portails étroits de hautes maisons aux murs sales, les marchands de toutes sortes proposaient leur marchandise derrière de petites vitrines de verre fumé, et tous autant qu'ils étaient portaient leurs propres torches ou lampions, reproduisant à l'échelle humaine le ballet printanier des lucioles autour d'un buisson aromatique. Et, à l'instar de ces insectes, ils étaient silencieux. Aussi curieux que cela puisse paraître, ils évoluaient dans la mutité, chuchotant lorsqu'il s'agissait de parler, s'apostrophant par gestes lents lorsqu'ils étaient trop loin, ceux qui vendaient quelque chose montrant leur marchandise plutôt que de clamer ses avantages, les mendiants tendaient la sébile, tant et si bien que malgré l'affluence, on entendait distinctement les bruits des bottes, les frôlements des tissus, le claquement des cannes sur le pavé, le tintement des pièces de monnaie.
   - Bon, je vais par là avec le grand costaud pour me protéger, vous deux vous allez roucouler dans cette direction. On se rejoint dans une heure à la Place Merveilleuse.
   - C'est par où ?
   - Suivez la rue, vous ne pouvez pas vous tromper. C'est la seule place du quartier, il y a un temple devant. Faites les tavernes, soudoyez les mendiants, discutez le coup avec les marchands, fondez-vous dans la foule... vous connaissez le boulot.
   La rue Infinie était une des voies de circulation les plus irrégulières jamais empruntées par l'homme, toute entière faite de déclivités, d'escaliers mal entretenus, de planches de bois jetées par-dessus des nids de poule, de pans de murs orphelins barrant le chemin, de grilles, d'arches, de statues amnésiques élevées aux dieux du chaos et de divers rebus. Bordée d'immeubles hauts et étroits, sa largeur même variait du simple au triple, de telle sorte que nulle part on ne pouvait prétendre avoir une vue dégagée sur plus quelques maisons. Toutefois, comme Sook l'avait fait remarquer, il était impossible de s'y perdre, en raison d'une particularité qui la rendait unique sans doute dans toute l'histoire de l'urbanisme et qui lui donnait son nom : elle n'avait ni tenants ni aboutissants. Pour être précis, le cours tortueux de la rue Infinie serpentait dans tout un quartier, avant de revenir sur lui-même, formant une boucle longue d'un kilomètre environ. Le seul moyen d'y entrer était, comme ils l'avaient fait, de passer par l'intérieur des bâtiments qui la bordaient.
   
   - Bon, tant pis, dit Morgoth au bout du troisième mendiant infructueux. Essayons cette taverne.
   Elle s'intitulait "le Singe". L'animal en question avait sans doute eu quelque propriété mémorable, cocasse ou insolite digne d'être signalée sur l'enseigne d'une taverne, toutefois, il y avait longtemps que la partie inférieure de ladite enseigne avait chu dans la gadoue un soir de grand vent, ou bien avait été volée par quelque malheureux en mal de bois de chauffe, et avec elle, le simiesque qualificatif avait disparu. Une vingtaine de clients buvaient au comptoir ou bien, dans le fond, jouaient aux fléchettes. On ne pouvait pas dire qu'ils pétillaient d'entrain. Si conversation il y avait eu, elle s'était tue à l'entrée de notre couple de héros. Tous avaient l'air abrutis de fatigue, d'alcool, ou tout court, aucun n'avait fait d'effort vestimentaire particulier pour sortir, aucun ne semblait de près ou de loin du genre féminin.
   - Bonjour la compagnie, trompéta Morgoth. Mon nom est DeForest Kelley et voici ma charmante amie Michelle Nichols, et nous sommes ravis d'être parmi vous. Aubergiste, c'est ma tournée, hydromel pour tout le monde ! Youpi-eu !
   Sans un mot, les clients vinrent boire leur tournée, et le patron, un petit bonhomme moustachu affligé par intermittence d'un tic facial, encaissa l'or avec un regard bovin entre deux clignotements.
   - Dis-moi, l'ami, connais-tu un certain Bedilan ?
   - Ici, étranger, on ne parle pas aux étrangers. Surtout aux étrangers qu'on ne connaît pas.
   - Mais je suis sûr qu'on peut négocier.
   - Ici, il ne fait pas bon négocier avec les étrangers.
   - Ah. Bon, tant pis. Je peux au moins utiliser vos toilettes ?
   - Première à gauche.
   Morgoth s'esquiva jusqu'au lieu cité, y procéda, puis revint. Mais dans le couloir, il fut hélé discrètement par une forme assez massive, un client à la face burinée par le travail au grand air.
   - Ici, dit-il, on ne parle pas aux étrangers. Mais toi maraud, t'as l'air sympathique. Alors je vais te rencarder. J'ai entendu parler de ton Bedilan.
   Il désigna d'un coup de menton sa paume ouverte, dans laquelle Morgoth versa un peu.
   - Et bien ce type, à ce que je sais, enfin, c'est des bruits, mais du genre insistants, vous voyez, et qui viennent de haut. Ben ce type, c'est le Ministre du Commerce.
   - Ah ?
   - Recta.
   - Et ?
   D'un coup de menton, il désigna derechef sa rude main d'ouvrier à la peau desséchée, qui avait tant besoin d'être un peu graissée, ce à quoi notre héros s'attela.
   - Et de l'Industrie. Bonne nuit, étranger.
   
   Suivie de Piété, qui ne perdait pas une miette de ce qui se passait, Sook passa la porte d'une échoppe sentant la vieille herbe à pipe et les livres moisis. La boutique était tenue par un personnage chauve et voûté, craintif, dont les yeux étaient strabiques à un point surprenant. L'odeur venait du fait qu'il vendait des vieux livres, dont certains de sorcellerie, ainsi que de l'herbe à pipe.
   - Ah, fit-il, faussement joyeux, mademoiselle Sook, quel plaisir...
   - Kuneïfouy, mon ami Kuneïfouy !
   Et sur ces paroles, elle lui décrocha une claque sonore qui l'envoya bouler par terre, où elle l'empoigna par le col, sous les regards ronds de Piété.
   - Tu vas parler ordure ? Mais tu vas parler ou je te démonte la gueule !
   - Mais... mais de quoi...
   - Ah oui, suis-je bête. J'étais tellement à mon affaire, j'ai oublié de poser la question. Le ministre Bedilan.
   - Oui ?
   - Que sais-tu sur lui ? Il a des vices ? Des dettes ? Des maîtresses ? Des ennemis ? Il travaille pour qui ? Qui travaille pour lui ? Et surtout, qui cherche à l'assassiner ? Mais tu vas parler enfin !
   - Ouiouioui, je vais parler, je vais vous dire tout ce que je sais.
   - Bien, nous sommes toute ouïe.
   - En fait, je ne sais pas grand chose, hormis une histoire bizarre qu'on m'a racontée à son sujet récemment.
   - Ah ah !
   - Avez-vous entendu parler d'un certain Ange Figatelli ?
   - Non, c'est qui ?
   - Oh, c'est un personnage un peu trouble, qui traîne dans les allées des ministères. Moitié homme d'affaire, moitié homme politique, moitié on ne sait pas trop quoi. On le voyait parfois dans le coin il y a quelques années, avant qu'il devienne trop bien pour nous, vous voyez un peu le genre.
   - Ouais, vaguement... Et alors ?
   - Et bien alors, devinez avec qui on a l'a aperçu attablé récemment, dans une arrière-salle discrète du "Singe Prolifique" ?
   - Le ministre Bedilan.
   - Tout juste. Et c'est plutôt bizarre, vu que Bedilan est un gars d'la haute, n'est-ce pas, un type qui a toujours surveillé sa réputation, rapport à sa carrière politique. Pas du genre à traîner avec un mec louche comme Figatelli. Il est même pas magicien, Figatelli. Et puis, à ce qu'on dit, c'est un Séléune pur jus, un dur, alors depuis que Bedilan a tourné casaque, c'est curieux qu'il se mette à le fréquenter.
   - Et quand donc se sont-ils rencontrés ?
   - Il y a trois jours.
   - Oui, ça colle... Et l'Ecrit Ténébreux de Punt ?
   - De... le quoi ?
   - C'est une boutique de parchos ici non ? Tu as sûrement un Ecrit Ténébreux de Punt ?
   - Oui... je vous fais un paquet ?
   Après avoir payé fort cher le parchemin en question, Sook et Piété sortirent, affichant une mine satisfaite.
   - Mais pourquoi as-tu brutalisé ce pauvre commerçant ?
   - Les informateurs, faut toujours les baffer, c'est plus poli.
   - On n'aurait pas pu le soudoyer simplement ?
   - C'est ce que j'ai fait je te signale. Tu crois vraiment que ce parcho pourri vaut quarante nobelains ? Et puis c'est une question de standing. Comprends bien qu'une balance qui raconte sa vie sans qu'on le tape, il va se traîner une sale réputation dans ce genre de quartier. En fait, on lui a rendu service.
   - Ah oui ?
   - Mais oui. Dis moi, Morgoth, il est bon comme sorcier ?
   - Assez, mais je ne suis pas bon juge, pourquoi ?
   - J'ai un peu de scrupules tout d'un coup à les avoir laissés se démerder seuls. C'est que l'elfe et mignonne et dans le quartier, c'est pas forcément un avantage. Il est capable de la protéger au moins ?
   - Oui, sûrement. De toute façon elle n'a pas vraiment besoin d'être protégée, c'est un bourrin de première.
   - Ah ? On parle bien de miss Blink-Blink-Regardez-Mes-Grands-Yeux-Verts ?
   - Elle est balèze en baston. Je l'ai vue faire contre des broos récemment, les pauvres bêtes...
   - C'est marrant, elle n'en a pas l'air.
   - Les aventuriers sont rarement ce qu'ils semblent être.
   - Très juste. Bon, vu qu'on a le temps, on s'en jette un au "Singe Trépané" ?
   
   Ils se retrouvèrent à l'heure dite devant le seul temple du quartier, qui était dédié à Miaris. Sook exposa sa découverte et la commenta en ces termes :
   - Ce Figatelli, c'est un drôle de coco, un type à la réputation trouble, qui joue toujours les intermédiaires dans les combines à la limite de la légalité. Il n'a jamais rien fait de ses dix doigts à part compter son or. C'est aussi un Séléune convaincu, ou en tout cas, quelqu'un qui tourne autour du parti Séléune en rendant des service à droite à gauche. Franchement, c'est tout à fait le genre à faire des coups tordus comme celui là. Probablement pour quelqu'un d'autre qui l'aura payé, je ne pense pas qu'il ai l'imagination, l'envergure ou l'ambition pour monter un attentat tout seul.
   - Nous progressons. Mais pourquoi en discuter avec Bedilan avant de faire le coup ?
   - Ah ça, c'est une bonne question. Je pense qu'il faudrait tenter de le découvrir avant d'aller le baffer, ça éviterait des erreurs malencontreuses.
   - Bien parlé. Et maintenant on fait quoi ?
   - Grododo.
   - Bon, alors à demain.
   - C'est ça, demain. Ah ben tiens, je vous ferai montrer ce que je prépare comme escorte pour la randonnée à la Tour de Fer, vous allez voir, c'est marrant.

   
11 ) Eloge de l'esclavage
   

   La nuit se passa sans encombre et en fin de matinée, Sook vint devant le "Singe équilibré" dans un coche mené par un domestique peu bavard, pour prendre son monde. Morgoth ayant préféré consacrer la journée à la confection de la broche qui lui avait été commandée, Piété et Xyixiant'h furent seuls à lui tenir compagnie. A leur grande surprise, ils sortirent de la ville et prirent la direction du sud. Le chemin ne fut pas très long, mais tandis que Xyixiant'h perdait son regard vert d'eau dans les charmes infinis de la campagne Balnaise aux mille bosquets, Piété eut le temps de prendre une utile leçon de civisme.
   - ça me semble être un mode de gouvernement tout à fait naturel que d'élire librement ses chefs. Pourtant tu n'as pas l'air d'être convaincue.
   - Oh mais oui, tu as raison, quel merveilleux système politique que celui de Dhébrox, pays de la liberté où chacun a voix au chapitre. J'en suis béate d'admiration.
   - Exactement, ça vaut la peine qu'on se batte pour le sauvegarder.
   - Mais pauvre ahuri, ouvre donc les yeux deux secondes et pose-toi les bonnes questions. A ton avis, tous ces palais regorgeant de merveilles, qui en lave les sols et cure les toilettes ? Qui prépare ces somptueux festins que l'on sert à toutes les réceptions ? Qui diable s'use les yeux et les mains dans les fabriques de tous ces nobles sorciers ?
   - Mon dieu, tu veux dire qu'il y a des esclaves, quelque part...
   - Ah le brave garçon... Mais un esclave, tu es obligé de l'acheter, de le vêtir toi-même, de le nourrir convenablement et de le faire soigner lorsqu'il est malade, sans quoi il meurt. Il est de bien meilleur rapport d'avoir des employés libres que l'on obtient gratis, qu'on paye un salaire de misère, qu'on met à l'amende pour un oui ou pour un nom, et qu'au final, on jette dès qu'ils ne sont plus bons à rien. Le maître n'a que faire de la subsistance de ceux qui travaillent pour lui, c'est le souci de ses employés, pas le sien. Il est encore d'honnêtes gens qui emploient pour ces tâches de bons esclaves, mais ils sont de plus en plus rares, et ces esclaves font des envieux, crois-moi.
   - Mais c'est absurde, je n'ai vu aucun des pauvres diables dont tu me parles...
   - Et qui donc, à ton avis, étaient ces gens que tu as croisés dans la rue Infinie ? Si tu ne les as pas vus en ville, c'est parce que les beaux quartiers que nous fréquentons leur sont interdits, des fois que leur vue offense les yeux délicats du bourgeois. Ils ne sortent que la nuit en empruntant des passages couverts ou souterrains construits à leur usage, ils n'achètent que dans les rares magasins qui leur sont financièrement accessibles, et se terrent le reste du temps dans les maisons et les ateliers de leurs maîtres, occupés à gagner les trois sous qui les feront survivre une journée de plus.
   - Mais s'ils sont brimés à ce point, pourquoi ne changent-ils pas la manière dont l'état est mené ? C'est le principe de la démocratie, je crois.
   - Mais sombre andouille, parce qu'ils n'ont pas le droit de vote, et que de ce fait, leur avis, tout le monde s'en fout ! être citoyen de Dhébrox, c'est un privilège qui s'hérite de ses parents, ou qui s'achète fort cher. Ne peut faire valoir son point de vue ni celui qui est esclave, ni celui qui est étranger. à ce propos, beaucoup de ces serviteurs sont à Dhébrox depuis des générations, mais pour la loi, ils sont encore des étrangers, car aucun de leurs ancêtres n'a pu acheter sa citoyenneté. Ils sont à peine tolérés dans une cité qui les a vu naître et dont ils ne sont jamais sortis, qu'ils déplaisent à leurs maîtres, que celui-ci fasse un caprice, et dans l'heure ils peuvent être expulsés hors les murs avec leurs familles et leurs baluchons, sans espoir de retour.
   - Ils pourraient se révolter.
   - Contre des mages ?
   - Ah oui. Evidemment. Mais s'ils sont tellement malheureux, pourquoi restent-ils à Dhébrox plutôt que d'aller ailleurs.
   - Ils ne connaissent rien d'autre que leur vie de misère. Bien souvent, ils n'ont ni parent ni ami à l'extérieur. Aller où ? Pour faire quoi ? Pour s'entasser parmi les mendiants de villes plus crasseuses, pour recommencer tout en bas dans un monde dont ils ignorent les règles ? Peu d'hommes ont la force de caractère de faire un tel pari. Moins on en a, plus on a peur de le perdre, c'est bien connu de tous les tyrans.
   - Mais il doit bien y avoir, parmi les Séléunes ou les Phalanstériens, d'honnêtes gens pour s'alarmer de cette injustice.
   - Les uns proposent de s'ouvrir sur le monde, c'est à dire de mettre en concurrence les ouvriers de Dhébrox avec d'autres, de l'étranger, qui seront encore moins bien payés. Les autres sont partisans de fermer la cité, pour y piéger les quelques éléments qui ont le courage de la fuir. Les deux factions leur préparent un sombre avenir, ils ne divergent en fait que sur le meilleur moyen de s'enrichir encore plus en exploitant le travail des petites gens. Comme on dit chez moi, il y a deux types de bergers, ceux qui s'intéressent à la laine et ceux qui s'intéressent à la viande. Il n'y en a pas qui s'intéressent au mouton.
   - Et toi, puisque tu es clairvoyante à ce sujet, pourquoi ne pas changer les choses ?
   - Holà, y'a pas marqué Gandhi là. Et puis, tant qu'on aborde le sujet, je me permets de te faire remarquer que les femmes non plus n'ont pas le droit de vote, dans la belle cité de Dhébrox, alors mon influence politique, tu vois... Comprends bien qu'il n'y a que quatre ou cinq mille citoyens de plein droit dans la cité, et dix fois plus de "péri-citoyens", comme on les appelle pudiquement, ce qui fait que la démocratie est gérée par et pour la minorité, sans souci aucun de la majorité. Alors dans ces conditions, l'avenir de la ville, je m'en fiche un peu. Je suis venue ici parce que j'y ai la paix, parce que je peux faire de la sorcellerie tranquille et parce qu'il y a quelques affaires juteuses où je peux investir l'or récolté dans mes années d'aventures, pas pour jouer les héroïnes romantiques. Comme disent les Malachiens, "Y'a basta Che Guevara". Le grand général Wilson Montdéglise a dit un jour : "la démocratie est le meilleur des systèmes politiques, à l'exception de tous les autres", je pense que la majorité des habitants de Dhébrox abonderaient dans ce sens.
   Piété médita tout cela en silence jusqu'à ce qu'ils fussent à leur destination.
   
   Les installations s'étendaient sur deux hectares, leur périmètre était marqué par une haute palissade semée ça et là de miradors garnis. Un fossé et un large glacis défensif où s'ébrouaient de gros chiens et leurs maîtres dissuadaient sans peine les chercheurs de champignons les plus distraits. De nombreux gardes patrouillaient un peu partout alentours. Pas le genre de garde à fanfreluche et bonnet de laine folklorique dont la hallebarde damasquinée invite à prendre des photos à côté et dont la principale activité consiste à témoigner de la faculté financière de son employeur à payer des gardes, on parle ici du gros garde en tenue camouflée, avec arbalète à répétition et grave atrophie du sens de l'humour. Le coche fit halte devant la barrière qui fermait l'unique entrée du camp, un gradé nerveux se présenta, couvert deux collègues peu amènes. Sook se fit voir, l'homme fit signe de passer.
   Descendus dans la cour, ils virent que l'intérieur était occupé d'une impressionnante rangée de grands bâtiments bas et larges, tous identiques dans l'absence de charme, d'où s'échappaient des bruits de machine et des flots de personnes pressées transportant des tas de choses difficilement identifiables. Un personnage qui avait tout de l'expert-comptable sortit d'un bâtiment adjacent et vint les accueillir. La sorcière, qui visiblement ne tenait pas à s'éterniser, lui adressa quelques mots rapides à mi-voix, et il désigna l'un des bâtiments, qui était selon lui un entrepôt, vers lequel ils se dirigèrent tous trois.
   - Impressionnant pas vrai ? Nous sommes dans les ateliers de la SODERA, la compagnie qui s'est rendue célèbre en fabriquant les automates magiques que vous avez sans doute remarqués en ville, des cousins des golems en fait, un peu perfectionnés. J'en ai un chez moi, vous vous souvenez ? Ils en vendent pas mal depuis Achs jusqu'à Sembaris, ils se font un fric dingue avec ça.
   - C'est stupéfiant, commenta Piété. Quelle industrie !
   - N'est-ce pas. Quand le patron de la boîte a cherché à s'agrandir, il lui a fallu rapidement une grande quantité de fonds, que je lui ai fournis avec quelques amis. Voici pourquoi il me doit un service, que je viens me faire payer sous la forme de...
   Dans la pénombre de l'entrepôt désert, une douzaines de gros objets, hauts de deux mètres chacun environ, attendaient, bien rangés sous des bâches blanches. Sook tira l'un des voiles et découvrit un automate, plus massif que ceux qu'ils avaient vus, tout d'acier poli et d'argent. Il ne faisait aucun doute qu'il était de la même origine que les précédents, mais sa finition, sa matière, tout indiquait qu'il s'agissait d'un modèle supérieur.
   - Tadaaa.... Je vous présente monsieur Bloblo. Monsieur Bloblo et ses collègues nous accompagneront dans notre expédition. Nos ennemis sont des magiciens. Je connais bien cette engeance pour en être, et je sais combien ces gens sont puissants, mais je sais aussi quel est leur point faible : ils ne s'en remettent qu'à la magie, ils ne connaissent que ça, ils ont pour seule obsession de s'en protéger, et n'envisagent qu'elle comme moyen de nuire. Monsieur Bloblo et se semblables sont précisément faits d'un alliage antimagique, et recouverts d'enchantements protecteurs. Mieux encore, ils peuvent à loisir dissiper les magies pas trop puissantes. Leur fonction, leur unique raison d'être, c'est la défense contre les sorciers, et c'est précisément ce à quoi on va les employer.
   - Nyaaaaaaaa, miaula Xyixiant'h qui ouvrait des yeux ronds. Je croyais avoir tout vu, mais ça, c'est la première fois qu'on me fait le coup.
   - S'pas. Alors, je m'suis bien démerdée hein ?

   
12 ) La nuit de Figatelli
   

   Morgoth revint assez tard ce soir là à l'auberge, visiblement fatigué, et parla peu durant le repas. Il écouta le récit de Xyixiant'h et Piété avec grand intérêt, mais sans faire de commentaires superflus. Sook ne les rejoignit pas ce soir là, prétextant qu'elle devait dégivrer le frigo, mais elle leur avait laissé de précieuses indications sur la suite de l'enquête. Ils se rendirent donc nuitemment dans le quartier ouest de la ville, derrière le grand dôme magique abritant l'assemblée des citoyens et les administrations attenantes. Il y avait là un lacis de petites rues calmes et de jardinets propres autour desquels s'étaient établies les hôtels particuliers des citoyens les plus éminents de Dhébrox, ceux qui comptaient, ceux qui possédaient la fortune et dont l'influence s'étendaient bien au-delà des murs de la ville.
   Le dénommé Ange Figatelli habitait une de ces riches demeures, pas la plus riche certes, mais il étalait suffisamment de prospérité pour rassurer ses partenaires en affaires. Nos trois compères planquaient, pour employer la terminologie technique, sous une statue représentant "la Justice et la Vengeance poursuivant le Crime à Vélo". Il ne fallut pas attendre longtemps pour qu'un personnage louche en sorte, seul et visiblement aux aguets. D'après Sook, Figatelli n'était plus dans la prime jeunesse, mais il était difficile d'en juger précisément car l'homme était enroulé dans un de ces sombres manteaux à capuchons que les aventuriers appellent un "conspirateur". Il semblait aux aguets, aussi décidèrent-ils que Piété seul irait le suivre, car à trois ils étaient sûrs de se faire repérer, et en outre, le jeune homme avait de loin les talents de pisteur les plus efficaces.
   Se glissant avec prestance dans les coulées d'ombre, il parvint sans peine à suivre le marcheur nocturne, développant avec lui une étrange familiarité. Parfois, il changeait subtilement sa mise, rajustant sa capeline, tantôt prenant un air voûté, tantôt se haussant d'un bon pouce afin de tromper un observateur distrait. Toutefois, le personnage ne se retourna pas, et poursuivit sa randonnée sur une bonne partie de la ville, longeant les bassins successifs de la rivière Doblie, grimpant les escaliers de la rue Meryadin jusqu'à la place Pidebouc, et constata là que son homme entrait dans une taverne étroite de façade mais d'apparence soignée. L'enseigne indiquait : "Le Singe Satisfait". Piété craignit de rentrer dans un endroit qu'il ne connaissait pas, aussi préféra-t-il jeter un oeil discret par une fenêtre, de suffisamment loin pour que la lumière de l'intérieur ne l'éclaire pas. Le bonhomme avait disparu. Quelques convives mangeaient et s'amusaient de bon coeur sous la surveillance d'un tavernier attentif, mais aucun d'eux n'était l'encapuchonné. A l'étage peut-être ? un escalier en colimaçon y menait et Piété vit qu'en effet, des fenêtres y brillaient. Il se glissa alors dans la cour attenante, déserte et obscure, sans faire plus de bruit qu'un chat. Il grimpa dans la charrette à bras servant ordinairement à transporter les barriques, de là il sauta jusqu'aux croisillons de bois qui ornaient la façade et progressa jusqu'à un pan de mur colonisé par un lierre épais dans lequel il se perdit. Même en plein jour, il serait ainsi passé inaperçu aux yeux des badauds. Il jeta un oeil à une des fenêtres, qui était entrouverte. C'était un salon cossu et discret, tendu de velours rouge et meublé avec goût, que la maison louait visiblement aux gens soucieux de dîner en paix et dans la discrétion. Et là, il vit...
   
   - Bedilan ? Décidément, ils ne se quittent plus. Que disaient-ils ?
   - Je n'ai pas pu l'entendre, raconta Piété une fois qu'il eut retrouvé ses camarades. Mais ils n'avaient pas l'air d'ennemis, ça c'est sûr. En fait, ils semblaient s'entendre sur une question grave.
   - Je vois, fit Morgoth en grattant sa barbe naissante. J'ai réfléchi à tout ça, et il y a quelque chose que Bedilan a dit quand on l'a rencontré... Vous vous souvenez sans doute qu'il a évoqué un informateur qui l'aurait prévenu, un Séléune à la trouble réputation, tout à fait la description de Figatelli. Si tel est le cas, il n'est pas l'auteur de l'attentat, mais il le connaît sûrement, puisqu'il était au courant du complot. Il faut de toute façon le faire parler. En tout cas, beau travail, on avance.
   - Mais mon histoire n'est pas finie, poursuivit Piété. Ils ne sont restés à discuter que quelques minutes, à la suite de quoi ils se sont séparés en se serrant la main. J'ai continué à suivre notre homme, on va dire que c'était Figatelli... mais il n'est pas rentré chez lui en ligne droite. Il a fait un détour par un quartier excentré, à un jet de pierre de la rue Infinie, il est rentré dans un bâtiment en ruines, une sorte de vieille tour, et il y est resté quelques instants. A la suite de quoi, il est revenu directement.
   - Diable ! Est-ce que vous pensez tous à ce que je pense, mes amis ?
   - Rentrer à l'auberge et dormir ? Suggéra Xyixiant'h.
   - Oui... dans un premier temps, en effet. Mais je pensais surtout à visiter cette tour mystérieuse, histoire de voir ce dont il retourne.
    - Ah. Oui, ça aussi. Demain.
   
   Le lendemain, au matin, Morgoth écrivit un petit mot à Bedilan l'invitant aux arènes dans la soirée pour discuter du déroulement de l'enquête. Il s'arrangea pour glisser le mot à un domestique qu'il avait intercepté alors qu'il revenait de faire une course, et le coeur léger, se rendit chez Sook, avec qui ils avaient rendez-vous. Elle leur fit découvrir toutes sortes d'endroits intéressants de Dhébrox, et ils firent quelques achats, notamment Xyixiant'h, qui vida la bourse de notre pauvre magicien.
   - ...parce que voyez-vous, dans le sud, la mode est à des tuniques plus courtes, et bordées de liserés aux motifs colorés comme ce que vous pouvez voir ici, tandis que plus au nord, on a le choix entre soit des dégradés imprimés, soit pièces de cuir souple ajouré. En ce qui concerne la coiffure, c'est plutôt les cheveux longs, ce qui m'arrange. Alors je sais ce que vous allez me dire, c'est encore un peu tôt pour les sandales. Mais comme j'ai de très jolis petits pieds, vous voyez, j'en profite. Hein que j'ai de jolis pieds ?
   - Ben...
   - Dommage qu'ils soient pas poilus, ajouta Sook. On t'appellerait Bimbo le Hobbit.
   Le regard lourd de menace de la simili-elfe passa largement au-dessus de la tête de la Sorcière Sombre.
   - Au fait, le mec Figatelli là, ça a donné quoi ?
   - On l'a suivi, il avait rencard avec Bedilan.
   - Ah l'enflure, ça ne m'étonne pas le moins du monde.
   - Quoi ?
   - Votre ami Amansu Bedilan, c'est plutôt le genre sournois, pas super honnête mais qui ne se mouille pas... Il a tourné sa veste et laissé tomber les Séléunes avant les élections, croyant faire une bonne affaire, mais finalement, il y a eu pas mal d'affaires autour des Phalanstériens, des histoires louches... vu comme ça s'annonce, il aurait besoin d'un bon miracle pour faire triompher son camp. Mais bon, continuez votre enquête, il en sortira peut-être la lumière.
   - On va voir. On a encore des pistes à explorer.
   - Bien, bien. Gardez les yeux ouverts et le cerveau allumé.
   - En parlant de se mouiller, intervint Xyixiant'h, il faudra faire gaffe à la pluie, j'ai l'impression que ça va se couvrir. Vous voyez ces nuages en altitude, ça annonce un front froid qui...
   - Ouais, Thallia va nous faire la météo ! Thallia, Thallia !
   Mais tout à ses sarcasmes, Sook ne prêta aucune attention à ce grondement sourd qui semblait monter des tréfonds de la terre. Le visage impassible de Xyixiant'h était comme la surface lisse d'un lac obscur et profond qui, sans un souffle de vent, se trouble soudain de sinuosités imperceptibles, seuls témoignages de la présence d'un monstre affleurant à quelques pouces de profondeur. Toute personne normalement sensitive se serait écartée.
   Mais bon, c'était Sook.

   
13 ) En attendant le Bourreau des Maudits
   

   A tous les humains présents, il aurait semblé qu'il s'agissait d'une simple sculpture de pierre, hideuse et mal formé, représentant un démon cornu et ailé. Mais le grizzly, animal sauvage, avait les sens acérés pour remarquer que quelque chose n'allait pas. Etait-ce l'odeur, ou quelque subtil mouvement échappant à la perception des autres créatures ? Lorsque la gargouille passa à l'attaque, elle avait déjà perdu l'effet de surprise, l'un de ses atouts principaux. La lourde patte poilue de l'un croisa le long bras grêle et rugueux de l'autre, mais si les griffes de pierre entaillèrent quelque peu le cuir de l'ours, le torse puissant de celui-ci, qui donnait sa force à l'attaque, fit toute la différence. La gargouille, perdant sa protection pectorale qui était partie en éclats rocheux, fut violemment repoussée jusqu'au bord de l'arène. Le prédateur des forêts du grand nord la poursuivit, comme le lui commandait son instinct, et en deux bonds fut sur elle. Mais la créature magique ne connaissait pas la douleur, ou bien était-elle animée d'un courage qu'on n'attribue généralement pas à cette engeance, toujours est-il qu'au dernier moment, elle parvint à lestement esquiver la charge du grand animal, et actionna ses ailes pour prendre du champ. Les barreaux d'alliage antimagique qui bordaient l'enceinte, protégeant les spectateurs, l'empêchaient de s'enfuir, mais elle pouvait rester là, suspendue par les pieds comme une hideuse chauve-souris gris sombre, dardant son regard rouge sang sur le grizzly qui, à très juste titre, tournait comme un fauve en cage. La patience est la vertu de la gargouille, mais pas de son maître, qui lui commanda d'agir. Elle fondit sur sa proie, battant l'air de ses lourdes ailes, et porta un nouveau coup à l'ours, qui était dans une mauvaise position pour riposter. Le sang de la bête s'écoula le long de son pelage, et la douleur décupla sa rage. Montrant toutes ses dents, il se retourna juste à temps pour voir le monstre magique faire demi-tour en l'air, presque arrêté. Il lui couru sus sans réfléchir, la bête volante commença à prendre un peu de vitesse en direction du plantigrade, mais pas assez... Le choc les projeta tous deux contre les barreaux, brisant quelques os de l'ours, mais surtout réduisant en pièces l'armure naturelle de la gargouille qui, immobilisée, se sut perdue. Elle porta encore quelques coups, et périt sans se rendre, avec honneur.
   - Intéressant, commenta Morgoth. J'aurais pensé que la résistance de la gargouille aux attaques physiques, ainsi que sa faculté de voler, lui assureraient une victoire aisée.
   Ils s'étaient retrouvés aux arènes comme convenu, car c'était un lieu où deux hommes pouvaient se côtoyer publiquement et s'adresser la parole sans qu'on puisse les croire liés en affaires. La population de Dhébrox, largement oisive, avait plaisir à fréquenter l'arène, petite mais fort bien aménagée, où souvent des sorciers donnaient leur art en spectacle.
   - Le grand stratège oriental Zong-Zi, répondit Bedilan, professait l'idée hérétique selon laquelle la force brute primait sur l'intelligence tactique. Toutefois, ma maigre expérience de ces choses ne me permet pas d'en juger.
   - J'ai une bonne amie qui aurait sans doute eu bien des sujets de discussion avec ce Zong-Zi. J'espère en tout cas que ces deux magiciens ont vidé leur querelle.
   - Mais quelle querelle ? Ils ne faisaient ici que montrer leur talent à qui voudrait bien les embaucher, sous un prétexte futile. Vous savez comme moi que quand deux sorciers ont une véritable raison de se battre, ils font ça discrètement et mortellement dans quelque lieu retiré, et pas à fleuret moucheté dans ce genre d'endroits. Vous êtes peut-être un peu jeune pour avoir eu des duels...
   - J'en ai eu un.
   Morgoth n'avait pas l'air de quelqu'un qui se vante d'un bel exploit.
   - Oh, bien. Et quel en fut le résultat ?
   - Je suis vivant, comme vous le voyez. Mon adversaire n'a pas eu autant de chance.
   - Vous semblez le regretter.
   - J'ai tué un homme qui ne m'était rien, dont je ne connais même pas le nom, pour une raison qui m'échappe encore. Techniquement j'ai gagné, c'est certain... Mais quel profit ai-je tiré de ma glorieuse victoire, si ce n'est le titre de meurtrier ?
   - Eussiez-vous perdu que vous seriez mort, non ?
   - J'aurais pu fuir.
   - Et perdre votre honneur.
   - L'honneur d'un assassin, je le laisse à ceux que ça intéresse. Et vous savez pourquoi je suis resté à me battre ? Pour quelle noble cause j'ai risqué ma vie et pris celle d'un autre ? Je vous le donne en mille, pour épater une gonzesse. C'est fort hein ?
   - Je ne pense pas que vous soyez le premier. Sinon, vous m'avez donné rendez-vous ici pour discuter de quelque chose en particulier ?
   - Ah oui, je parle, je parle... C'est que cet endroit me rappelle de mauvais souvenirs. Bref, nous avons fait quelques progrès dans notre enquête.
   - C'est merveilleux !
   - Quels sont vos liens avec Ange Figatelli ?
   - Que... Comment...
   Bedilan tâcha avec un certain succès de masquer son succès, il paraissait toutefois ébranlé.
   - Je vois. Votre enquête a progressé, mais je crains que vous ne fassiez fausse route. Figatelli n'est pas l'homme qui a tenté de m'assassiner.
   - Diable, vous voilà bien affirmatif.
   - Positivement. Vous l'avez peut-être déjà compris, Figatelli est lié aux Séléunes, mais c'est avant tout un soldat, un homme d'honneur. Je sais que c'est difficile à croire si vous connaissez sa réputation, mais comment dire...
   - Racontez depuis le début, j'y verrai plus clair.
   - Je le connaissais un peu avant tout ça, mais sans plus. Je savais vaguement qui il était...
   - Mais vous ne vouliez pas trop être vu en sa compagnie.
   - Exactement. Toujours est-il que moi et mes compagnons avons pris de la distance avec les Séléunes, et peu après, Figatelli m'a contacté discrètement pour m'entretenir d'une affaire grave selon lui. C'est alors qu'il m'a annoncé sans ménagement que des extrémistes Séléunes projetaient de m'abattre pour me faire taire. Vous imaginez ma surprise, ce n'est quand même pas courant dans les moeurs politiques par ici.
   - Vous a-t-il expliqué pourquoi il les trahissait ?
   - Il m'a affirmé, et je n'ai pas de raison de mettre sa parole en doute, qu'il était fidèle aux idées Séléunes, mais que les méthodes que ceux-ci employaient le révulsaient, d'où ses mises en garde.
   - Et vous l'avez cru ?
   - Non bien sûr, même si c'était inquiétant. Ce n'est qu'après l'attaque que nos conversations me sont revenues en tête.
   - Et pour quelles raisons nous avez-vous caché l'identité de ce mystérieux informateur ?
   - Parce qu'il m'avait fait jurer le secret voyons. Et je le comprends sur ce point, car si jamais les Séléunes avaient vent de ses indiscrétions, il risquait la mort. Ne sachant pas trop ce que vous comptiez faire pour votre enquête, j'ai pris le parti de protéger son anonymat. Du reste, si je puis me permettre, il me serait agréable que vous n'investiguiez plus de ce côté-là.
   - Tout ça se tient, en effet. Nous tâcherons d'être aussi discrets que des ombres de souris. Mais dites-moi au moins ce qu'il vous a précisément révélé au cours de vos entrevues, nous aurons peut être une piste.
   - En fait, il n'a pas cité de noms, ni de lieux, ni de dates. Il m'a juste informé que d'après des rumeurs courant parmi les Séléunes qu'il connaît, des assassins risquaient de s'en prendre à moi dans les prochains jours, et que je devrais prendre les précautions adéquates.
   - Quelles précautions ?
   - Eviter les trajets à heures fixes, changer souvent d'itinéraire quand c'était possible, ne pas s'aventurer dans des endroits isolés et sans témoins, ni dans des culs-de-sac... C'est aussi lui qui m'a conseillé, s'ils m'attaquaient dans ma voiture, de sauter immédiatement et de m'enfuir là où un piéton a l'avantage sur un cavalier. Il m'a probablement sauvé la vie ce soir-là, non ?
   - En effet. Je ne trouve rien à reprocher à ces préventions, qui me semblent de bon sens. Mais j'y songe, vous avez évoqué les itinéraires que vous avez l'habitude d'emprunter.
   - Et bien ?
   - Est-ce que ces itinéraires, vous les avez communiqués à Figatelli ?
   - Mais où voulez-vous en...
   Mais Bedilan, qui n'avait rien d'un imbécile, comprit la pensée de Morgoth avant d'avoir fini sa phrase. Néanmoins, le sorcier formula.
   - Il est possible que ce monsieur, sous prétexte de vous sauver, vous ai en fait soutiré de précieux renseignements sur vos habitudes et vos horaires. Plus habile encore, voici que s'attirant votre sympathie, il s'assure du même coup votre silence, y compris en cas d'échec de sa tentative.
   - Mais vous l'avez dit, il m'a donné des conseils utiles à ma sauvegarde. Pourquoi m'alarmer si c'est pour me tuer ?
   - Bien sûr, il n'allait pas vous suggérer de vous promener dans tous les coupe-gorges de la ville avec une cible accrochée sur le ventre. Ces conseils de prudence, n'importe quel homme d'armes un peu averti de son métier vous les aurait donnés.
   - Bouh, que de méchanceté et de vilenie dans tout ça. Et pourtant je suis politicien !
   - Mais gardons nous de juger. Je vous prie de considérer tout ceci comme une hypothèse parmi d'autres. J'ai toujours vu triompher la vérité, si Figatelli est sincère, nous le saurons bientôt, et si c'est une canaille, il sera démasqué.
   - J'admire votre foi. Bon, ça vient ces gladiateurs ?
   Comme pour répondre à l'invitation de Bedilan, deux fiers guerriers n'arborant d'autres armes que leurs musculatures touffues foulèrent au petit trot le sol sablonneux sous les hourras de la foule qu'ils saluaient à grands renforts de poses viriles. Tous deux étaient vêtus de cuir très près du corps, et dissimulés sous des masques souples et grimaçants. Et le commentateur d'exposer :
   -Et maintenant, POUR VOUS cher public, voici venir votre héros L'ANGE BLEU et l'immonde BOURREAU DES MAUDITS, applaudissez-les bien fort !

   
14 ) La gloire !
   

   L'ange bleu gagna.
   Morgoth fut financièrement bien aise d'avoir passé l'après-midi seul avec Bedilan, plutôt que d'avoir encore traîné avec sa dispendieuse compagne. Il revint à l'auberge assez tôt, les autres n'étant pas encore rentrés. Il monta dans sa chambrette, se livra à quelques travaux usuels de sorcellerie, puis revint dans la salle, détendu, pour y attendre ses camarades d'aventure et profiter de la bonne ambiance qui régnait en fin de journée. Mais tandis qu'il descendait le vieil escalier grinçant, dont du reste il n'entendait guère les grincements qui se perdaient dans le brouhaha, son oreille se dressa involontairement, car parmi les multiples voix qui composaient le joyeux tumulte vespéral, il avait cru ouïr son nom prononcé dans une phrase. Discrètement et faisant mine de rien, il observa la salle du coin de l'oeil, et avisa un petit groupe de cinq sorciers, des apprentis à en croire leurs robes aussi à la dernière mode que leur permettaient leurs finances déficientes et la morgue juvénile qu'ils affichaient dès que leurs maîtres respectifs étaient hors de vue, afin sans doute d'impressionner les filles. Ils débattaient accoudés au bar devant leurs chopines, avec force exclamations et moulinets de bras, sans souci d'incommoder les habitués. Notre héros se fit à lui-même quelques réflexions peu charitables sur la ces gamins stupides, leur conduite puérile et sur le fait qu'à leur âge il ne se serait jamais permis de tels débordements, ce à quoi il se répondit qu'il avait précisément le même âge, qu'il n'était pas non plus un modèle de conduite, et qu'il ferait mieux de cesser de s'importuner avec des considérations vaines et autocentrées. Il se fit aussi quelques soucis pour sa santé mentale. Il s'approcha du bar et, comme par hasard, vint se placer juste à côté du groupe. Prenant son air niais des grands jours, il écouta quelques temps la conversation. Un grand gars qui lui ressemblait beaucoup, mais en roux, discourait avec fougue.
   - ...et avec un balais, c'est un 300 cc de chez Fanthik. Enfin, je sais pas si c'est un Fanthik, mais pour avoir la classe comme ça, c'est au moins un Fanthik qu'il faut, moi j'dis.(5)
   - Ouais, t'as raison, renchérit un collègue à la face large et à l'embonpoint qui commençait dèjà à poindre sous la force de la jeunesse. Ou un Barley.
   - N'importe quoi, fit un autre, Barley c'est trop la lose.
   - Oh bouffon, Barley c'est toi la lose ! Barley c'est du vrai objet magique, c'est fait à la main comme dans le temps. Quatres azurites à plat les Barleys ! Et ça tombe pas en panne toutes les cinq minutes comme les orientaux. ça c'est la tehon grave, les orientaux.
   - Ah ouais, la tehon, opinèrent les autres avec une belle unanimité.
   Morgoth n'avait que trop souvent entendu des conversations semblables du temps de sa jeunesse au pensionnat du Cygne Anémique, où les balais volants étaient le prétexte à ce genre de cérémonies païennes, en petits comités, où il était de bon ton de s'écharper gentiment en termes ésotériques sur les mérites supposés de telle ou telle marque, sachant que bien sûr, aucun des participants n'avait jamais eu les moyens ne serait-ce que de louer l'un de ces balais orientaux si méprisées (et avant qu'ils en aient les moyens, ils en auraient probablement perdu l'envie). N'ayant eu ni goût ni pour ces bavardages stériles, ni grande sympathie pour ses compagnons, notre sorcier s'en était toujours tenu éloigné, et il allait une nouvelle fois s'éclipser, déçu, lorsque la conversation prit un ton plus intéressant.
   - Ouais c'est sûr, c'est pas Morgoth qu'on verra voler en mobylette de chez Ramayana ou Kaztwadizi.
   - Sûr. Morgoth, il assure trop sa race grave.
   - Excusez-moi, demanda Morgoth l'air ingénu, curieux de mieux connaître l'assureur excessif qui lui était homonyme. Euh... vous parlez de qui là ?
   - On parle de Morgoth, dit le roux (qui assurait sans doute, inconsciemment, la fonction de chef du groupe).
   - Et qui c'est ce Morgoth ?
   - T'as pas entendu parler de Morgoth ?
   Les convives lui lancèrent des regards peu amènes, du genre "de quoi tu t'mêles de ma vie, va mourir blaireau". Regards qui se muèrent en "mon ami, mon frère, lumière de mon existence" lorsqu'il fit signe au serveur qu'il payait la prochaine tournée.
   - Morgoth, c'est un lascar, c'est un vrai dur de dur. Tous les sorciers voudraient être comme lui.
   - Ouais, renchérit un petit loucheur aux grandes oreilles, et surtout, c'est un mec qui est libre.
   - Qu'est-ce qu'il a fait pour s'attirer une telle considération ?
   - Tout le monde y court après, mais personne l'attrape, expliqua un grand noir athlétique au crâne rasé, ayant plus un physique de guerrier que de magicien. Certains disent qu'il est au service de l'usurpateur de Gunt, d'autres que c'est son pire ennemi.
   - On dit, précisa un autre qui n'avait strictement aucun signe distinctif, que la Reine Noire de Baentcher offre son poids en or à qui lui ramènera sa tête.
   - On dit qu'il a attaqué et détruit à lui seul l'école du Cygne Anémique.
   - Et qu'il a vaincu les meilleurs Ambrins de Pic-Gaillard.
   - Il a terrassé des kilomètres dragons.
   - Il s'est acoquiné avec les pires assassins du Nord, il les a roulés et s'est tiré avec leur or !
   - De source sûre, je sais qu'il a remporté un concours d'archers dans la cité même de Sandunalsalennar, contre les meilleurs spécialistes elfes qu'il a ridiculisés, et qui ont juré de se venger !
   - Et il a enlevé la plus belle des elfes pour lui faire subir les derniers outrages.
   - Il faut dire qu'il avait été initié aux sombres voies du plaisir charnel par la Reine Blanche en personne.
   - On dit d'ailleurs qu'il est tricouilles.
   - Ouais, et il a pillé un monastère Heganite dans le nord, et tué tous les moines. C'est là qu'il a gagné son triste surnom de "l'empaleur".
   - On le surnomme aussi "Presque-Robin-des-Bois", car à la tête de ses joyeux compagnons, il prend aux riches.
   - On dit qu'il fut l'élève de Thomar de Gorlenz, puis qu'il l'a assassiné pour lui voler sa célèbre cape.
   - Et même que il est moitié démon et moitié cyborg et moitié loup-garou, et qu'il a appris les arts martiaux avec les plus grands maîtres Shaoling. Son corps entier est une arme de guerre.
   - Il est toujours accompagné de neuf cavaliers noirs qui lui sont asservis, et ensemble ils ont mis le feu au Temple Noir de Baentcher.
   - Weu, c'est même pas vrai, ils l'ont inondé !
   Pensif, soupçonnant même quelque foutage de gueule, Morgoth poursuivit ses investigations.
   - Et... à quoi il ressemble, ce grand homme ?
   - Les avis sont partagés, pontifia gravement le rouquin. D'aucuns disent que c'est un géant sans âge, un colosse venu du fond des temps, rejetons maudit d'un dieu fou. D'autres prétendent que c'est un des redoutables nains-sorcier de Dunededeux. Certaines histoires en font une liche jouant de sa harpe maléfique et toujours parlant en vers. On dit aussi souvent que c'est un dragon, ou que c'est un enfant de dragon, ou alors qu'il va monté sur un dragon.
   - J'ai entendu dire, coupa le sorcier au physique insignifiant, qu'il portait une armure épouvantable et qu'il n'ôtait jamais son heaume, car son visage n'est qu'une masse de chair putréfiée et difforme, reste d'un ancien maléfice. Enfin, c'est ce qu'on dit hein...
   - Moi, je crois que tout ça, c'est parce que c'est un être protéiforme. Vous savez, comme le dop qu'on a disséqué le mois dernier en térato... Pas étonnant qu'on ne le retrouve pas, il peut être n'importe où, sous n'importe quelle forme. Si ça se fait, il est parmi nous !
   - Wah, fit Morgoth, l'air étonné.
   Puis il suivit un peu la conversation (qui dériva sur le sujet ô combien important de l'entretien des balais volants et du fait que l'on devait dire " un Fanthik " ou " une Fanthik ") avant de repartir, pensif. Il ne faisait pas de doute pour lui que sa soudaine notoriété devait plus à son curieux nom (qui attirait l'attention et se retenait facilement) qu'à ses hauts faits d'armes, mais il ne savait qu'en penser. D'un certain côté, il ne détestait pas d'avoir une petite renommée, car il n'était pas totalement dénué de vanité. Mais d'un autre côté, elle était aussi imméritée que peu flatteuse, et risquait fort de lui attirer des ennuis.

   
15 ) A baston
   

   Le soleil avait échauffé l'atmosphère humide du littoral Balnais durant toute l'après-midi, et maintenant le vent fraîchissant annonçait le premier orage de la saison, qui déjà au loin grisait par instant les boules nuageuses suspendues dans le ciel et les draperies arachnéennes de trombes d'eau qui se rapprochaient de minute en minute des remparts de Dhébrox.
   - Une aventure sans donjon, c'est comme un repas sans moustaches, chuchota mystérieusement Xyixiant'h tandis que Morgoth s'escrimait contre la porte de la mystérieuse tour dans laquelle, la veille au soir, le supposé Figatelli avait brièvement trouvé refuge. Ils avaient attendu que la nuit fut tombée et que la foule fut rentrée chez elle pour quitter le Singe Equilibré, équipés de pied en cape comme de redoutables aventuriers. Morgoth avait encore de la peine à se considérer comme tel. Il arrivait qu'habillé de ses plus beaux atours, parmi ses compagnons, les gens du commun le considèrent avec crainte et respect et s'écartent devant son passage, et lorsque cela se produisait, il avait encore le réflexe de se retourner pour voir que considérable personnage se trouvait derrière lui. Il se sentait un peu coupable du plaisir qu'il éprouvait alors à susciter l'intérêt de ses contemporains. Xyixiant'h paraissait avoir dépassé ces vanités depuis des éons, et Piété s'émerveillait encore du simple privilège de vivre, sans souci de jouer les fier-à-bras. Pourquoi se sentait-il taraudé, lui, par ce besoin d'en imposer ?
   En fin de compte, la serrure ne céda que soumise à un sortilège élémentaire, et ils pénétrèrent dans l'antichambre.
   Ils entrèrent, et n'eurent pas le temps d'admirer le décor (qui n'avait du reste rien d'admirable). La porte, qui pourtant semblait faite d'un bois ancien, vermoulu et proche de la reddition, se referma avec vigueur. Ils étaient acculés. Une rafale de vent éteignit aussitôt leurs torches, et si Morgoth ne s'était pas préalablement muni d'une sphère de métal enchantée dispensant une lumière jaune maladive, ils auraient été plongés dans l'obscurité. Quatre colonnes de fer soutenaient la tour, aussi massives que des troncs de chênes bicentenaires. Derrière chacune d'elle, une abominable créature se trouvait en embuscade.
   Au premier abord, on eut dit des hommes très grands, car ils avaient chacun une tête, un tronc, deux bras et deux jambes. Et chacune de ces parties venait d'un être humain, c'était certain, c'était ignoblement certain. Mais elles étaient cousues ensemble, retenues par des bandes, des rivets, des lacets de cuir, des plaques de métal même, certaines parties laissaient apparaître des mécanismes de bronze et d'acier, ça et là, des fils crachaient par intermittence des étincelles bleutées, des tubulures menaient des fluides malpropres d'un organe à un autre, et si ces pantins étaient animés, aucune volonté ne se lisait dans leurs yeux, sur les traits de ces visages cireux qui n'étaient plus ceux d'hommes et de femmes. La vision répugnante de ces créatures devenait par endroit cauchemardesque, là où affleurait une cicatrice ancienne, un tatouage, ou quelque autre révoltant témoignage de celui ou celle à qui avait appartenu tel ou tel morceau lorsqu'il était vivant. La profanation abominable souleva le coeur de nos héros pourtant endurcis, et même la douce Xyixiant'h, qui en avait vu d'autres, perdit contenance devant tant d'épouvante. Elle prit à pleine mains le symbole doré de Melki et le brandit bien haut, pour que la puissance divine disperse les ténèbres des immondes sortilèges qui donnent naissance aux non-morts, et permettent aux trépassés de connaître le miséricordieux repos auquel leur avait donné droit leur décès.
   Mais rien n'y fit. Soit Melki refusait son aide à sa prêtresse, soit les monstres n'étaient pas de ceux qu'on repousse de la sorte. Armé de son trident magique, Piété avança et parvint à en tenir deux à distance, mais ses bras constatèrent douloureusement que si ces abominations se déplaçaient avec maladresse, leurs corps frêles et composites n'en étaient pas moins dotés d'une remarquable force physique. Morgoth vit avec horreur qu'il n'était qu'à quelques pas du plus proche, qui s'approchait de lui avec des intentions homicides. Il n'avait pas le temps de lancer un sort compliqué, aussi cribla-t-il sa cible de quatre étincelles de lumière, un sortilège simple mais qu'il maîtrisait maintenant assez pour tuer plusieurs hommes en même temps. Mais rien n'y fit, ses traits ne firent aucun effet à l'ennemi, qui sans doute était insensible à ce genre de magie. Le bras grêle et griffu du monstre s'allongea, et lui porta un coup d'une puissance terrible, qui le fit tomber par terre à trois pas, le torse douloureusement entaillé. Xy, pendant ce temps, se tenait immobile, en prière, environnée d'un halo de sainteté. Il en fallait plus pour impressionner le dernier des guerriers recomposés, qui s'approcha et porta un coup à la belle aux cheveux d'or roux. Elle ne sembla même pas sentir le choc, protégée qu'elle était par l'armure remarquable qu'elle portée, et qui était recouverte de ses propres écailles. Elle ouvrit toutefois les yeux immenses, considéra sans haine la face difforme qui lui faisait face. Soudain, un marteau ardent frappa l'horreur suintante, qui se perdit dans une colonne de feu dont la puissance ne sembla même pas déranger la prêtresse, bien qu'elle ne fut qu'à deux mains de la fournaise.
   Le monstre en revanche avait reçu toute la puissance du sortilège. Ce qui ne signifiait pas qu'il fut perdu. Sa peau en effet, à peine roussie, parut absorber la thermie insensée qui l'avait frappée, et Xyixiant'h fut même convaincue un instant que les tubulures semi-transparentes qui parcouraient son cou et saillaient sous son aisselle pulsaient soudain plus intensément, comme pour absorber la chaleur, pour s'en nourrir. Toujours est-il que, bien qu'indemne, il semblait moins rapide. Xy en profita pour battre en retraite contre la porte d'entrée, bien décidée à défendre Morgoth, ramenant avec elle Piété.
   - Les sortilèges n'ont aucun effet, dit-elle, tirant de son fourreau la rapière damasquinée qui était son arme de prédilection.
   - Pas tous les sortilèges, répondit Morgoth.
   Et il se mit à scander une conjuration que Xyixiant'h reconnut immédiatement, pour en avoir pratiquée elle-même une semblable. Ils repoussèrent quelques assauts de ces hideux monstres qui, par bonheur, se gênaient de leurs grands bras malhabiles. Leur énergie semblait sans limite, mais Piété était maintenant un combattant endurci, et Xyixiant'h tenait son rang avec honneur. Les monstres ne furent pas conscients de la lueur derrière eux, ni de l'ouverture soudaine d'une porte sur un autre monde, qui se referma aussitôt. Puis, de l'ombre, sortit avec une furieuse détermination une forme massive, un amas de muscles recouvert de plaques de cuir épais, un quadrumane titanesque, tout droit sorti des cauchemars cynégétique des hommes des âges obscurs. Aux âmes faibles que les grands singes effraient, je dirais que cette créature était au gorille ce que le loup solitaire est au caniche de salon, c'était une quintessence de force animale, une puissance brute à laquelle nul homme sensé ne se frotterait. Pourtant, par la vertu de ce sortilège qui l'avait convoqué, il devait obéir à celui qui l'avait appelé.
   Sur un signe de Morgoth, il se rua sur la plus proche des quatre créatures, qu'il empoigna par un bras, souleva et agita comme un pantin de chiffon. Il rugit puissamment, assourdissant les combattants, fier de montrer sa force à son maître. Il projeta sa victime d'un pilier à l'autre, la désarticula, la brisa, la démembra en ses fragments qui jamais n'auraient dû être rassemblés. Les trois autres réagirent enfin et, obéissant à quelque programmation secrète, tournèrent le dos à ce qu'ils devaient considérer comme un danger secondaire, et s'unirent contre le simiesque titan. Et les coups de griffe qu'ils lui portèrent entamèrent son épiderme squameux et épais, plongeant le monstre dans une rage insensée.
   Le combat dura encore quelques temps. Profitant de ce que les trois abominations étaient occupées ailleurs, nos amis se mirent à l'abri derrière le monstre protecteur, le laissant porter les coups. Morgoth, blessé et faiblissant, ne pouvait plus faire grand chose pour ses amis. Xyixiant'h pour sa part usa de ses dons de guérisseuse sur le grand singe, le restaurant des dommages qu'il subissait plus vite que ses ennemis ne pouvaient lui en infliger, tandis que Piété, de son trident, repoussait les attaques latérales visant à déborder le colossal animal. En fin de compte, le calme revint lorsque les trois créations maléfiques rejoignirent leur collègue dans l'anéantissement, et que dans l'indifférence, l'invocation de Morgoth se dissipa, libérant le grand gorille de son devoir martial.

   
16 ) L'énigme et l'arsouille
   

   Une fois que Morgoth eut été soigné de ses tourments, il examina les morceaux de monstres et constata avec déplaisir qu'il s'était agi d'une sorte de golem. La magie n'atteignait guère cette engeance, et comme il ne s'agissait point de morts-vivants, inutile de chercher à les repousser par la puissance de la foi. Ils fouillèrent la pièce de fond en comble, sans rien y trouver d'autre que du mobilier irrécupérable et le rebut de l'occupation des lieux par des squatters, qui avaient déguerpi depuis longtemps. Le sol n'était que boue parsemé de flaques, et les murs du rez-de-chaussée, autrefois recouverts d'un revêtement blanc uni, s'ornaient d'immenses traces d'humidité où prospéraient des colonies de champignons concentriques et polychromes. La seule issue de la pièce était un escalier de pierre accroché au mur circulaire de la tour. A l'aide d'une gaffe trouvée par terre, ils poussèrent la trappe, et parvinrent à l'étage.
   Jadis, il y avait eu plusieurs niveaux superposés dans cette tour, sans doute propriété de quelque puissant mage. Toutefois, il semblait qu'on avait démonté tous les planchers, dont ne restaient que les fixations de fer et les trous dans lesquels s'étaient glissées des poutres. L'escalier était maintenant le seul témoin de cette époque glorieuse, assez large pour que trois hommes y montent de front, et curieusement en bon état, malgré l'humidité qui suintait de tous côtés. Piété fut le premier à gravir les marches avec d'infinies précautions, examinant chaque marche avec soin. Il est vrai que tout aventurier un peu expérimenté aurait considéré l'endroit comme hautement propice à l'installation d'une chausse-trappe mortelle, vu que d'une part c'était le seul chemin pour monter, et que d'autre part, il était fort étroit et avoisinait un vide impressionnant. De fait, ses sens aiguisés lui dénoncèrent une anomalie dans la conformation d'une des marches, dont la partie verticale était rayée et usée d'une étrange façon. Il leva les yeux et vit, deux étages au-dessus, une grosse pierre en surplomb. Sur le mur, juste à côté de la marche, quelqu'un avait fait un signe très discret qui ne se révélait qu'à celui qui le cherchait, représentant un rond barré de deux traits obliques. Le guerrier fit silencieusement signe à ses compagnons, qui comme lui évitèrent de poser le pied là-dessus.
   Enfin, ils parvinrent au sommet. Le plancher suivant était soutenu par une structure de fer robuste, et une porte du même métal leur barrait le passage. Elle était ornée de motifs anguleux, dans lesquels on pouvait reconnaître un point d'interrogation stylisé (en tout cas, la version locale d'un point d'interrogation, dans l'alphabet qui avait cours à Dhébrox).
   - Comment va-t-on ouv... Demanda Piété avant d'être interrompu par une voix métallique dénuée d'expression, provenant de l'épaisseur de la porte elle-même.
   - Bienvenue, étranges.
   - Tiens, dit Morgoth d'un air blasé, une porte qui parle.
   - Seul me franchira celui qui triomphera au jeu de l'esprit et de la tromperie, l'antique jeu de l'énigme.
   - D'accord, fit Xyixiant'h. Mon premier protège les yeux de la lumière crue d'un puissant luminaire, mon second pousse sur la tête de Tintin, mon troisième réjouit le nourrisson, mon quatrième c'est toi, mon tout est un oiseau.
   - Hein ? Fit la porte avec une nuance de surprise dans la voix.
   - Tu donnes ta langue au chat ? Tu t'avoues vaincue ?
   - Euh... non attends, c'est... des lunettes de soleil ? Euh... une minute. Tintin... ben...
   Après une bonne minutes de tâtonnements, la porte concéda.
   - Non, je ne trouve pas.
   - Donc on a gagné. Ouvre-toi, porte.
   Et elle s'ouvrit, et ils la franchirent en étouffant des rires sous cape. Ce n'est qu'après qu'ils furent passés que s'élevèrent les protestations.
   - Oh, eh, c'était moi qui devais poser les questions ! Oh, revenez le mecs, soyez sympas... Eh ? Qui c'est l'animal qui au matin marche sur quatre pattes... Oh, vous m'entendez ? (6)
   
   Il n'était pas étonnant que la tour entière fut mangée par l'humidité, car le toit avait en grande partie disparu, à l'exception de quelques poutrelles éparses formant une sinistre toile d'araignée. L'ancien laboratoire du magicien anonyme était en encore plus mauvais état que le rez-de-chaussée, dévasté par les éléments et les années d'incurie. L'orage avait fini par éclater, et l'endroit était balayé par de violentes rafales si chargées d'eau qu'elles aveuglaient parfois nos héros. Dans un coin encore tenu à peu près sec, une silhouette était affairée à quelque entreprise. Nos amis se préparèrent au combat, et Morgoth lança :
   - Holà, retourne-toi, maraud !
   Le maraud en question sursauta violemment et trébucha, tombant sur son séant.
   - C'est Figatelli, expliqua Piété.
   L'homme avait tout à fait la tête de l'emploi. Une face large sur laquelle des décennies de roueries et de trahisons avaient laissé leurs marques, un gros nez, et de curieux petits yeux fort plissés et obliques qui lui donnaient fourbe. En fait, il avait tant l'air et les manières d'un pourri qu'il suscitait, curieusement, une certaine forme de confiance. Un homme se promenant sans façon avec une telle trogne ne pouvait pas être foncièrement malhonnête.
   - Parle, maroufle, que sais-tu de l'attentat de Bedilan ?
   - Mais rien, rien du tout mes bons seigneurs, fit-il avec un air franc comme un chat.
   - Parle donc, nous finirons par savoir ce que nous voulons. Ah, mais que caches-tu derrière ton dos, misérable traître ? Est-ce un coffre ?
   - Mais je vous en conjure, ça n'a rien à voir avec notre affaire...
   - Ouvre ça, foutriquet, ou je me verrais contraint d'employer la force.
   Morgoth faisait tout son possible pour paraître terrible, la quintessence de l'ire sorcière. Son physique, quoique juvénile, lui permettait d'en imposer, mais il en rajouta en invoquant une illusion mineure qui gonfla sa cape d'un vent magique, et donna à son visage un relief émacié digne des plus redoutés nécromants du passé.
   - Soit, gentil seigneur, vous triomphez... voici le coffret, mais... ah...
   Il s'agissait d'un coffre de bois renforcé de bandes de fer, pas plus épais qu'une main mais suffisamment large pour qu'un parchemin déroulé y rentre à plat et sans pliure. Ce modèle était souvent utilisé par les étudiants souhaitant conserver leurs thèses à l'abri des indiscrets et des voleurs. Tandis que Piété et Xyixiant'h prenaient connaissance des quelques feuilles contenues, Morgoth poursuivit l'interrogatoire.
   - As-tu, de quelque manière, participé à l'attentat sur Bedilan ?
   - Mais non, je ne sais rien de tout ceci, je vous l'assure.
   - Mais... qu'est-ce là ?
   Un éclair zébrant le ciel s'était réfléchi l'espace d'un instant sur quelque pièce métallique traînant sur le sol, ce qui avait attiré l'attention de notre héros.
   - Parbleu, mais c'est... un fer à cheval ! Il est tombé récemment, car le fer n'est pas oxydé, et il reste un clou fiché dans ce trou. Je comprends tout ! La monture volante... après l'attentat, le cheval s'est dirigé vers la ville, et il a atterri ici finalement ! Et c'est toi qui le menais, n'est-ce pas ?
   - Moi, mais je ne... ah, dieux, que vous êtes cruels ! Je suis vaincu, vous avez vu juste, je suis un misérable. Oui, c'est moi qui ce soir là ai mené cet attentat.
   - Ah, tu avoues, scélérat ! Mais pourquoi avoir voulu tuer Bedilan ? Qui t'a pour ta scélératesse ? Où sont les coupables deniers dont tu fus stipendié ?
   - Messire, vous êtes injuste, il est vrai que j'étais ce cavalier que vous avez vu ce soir là sur la route, mais... Je ne suis pas un assassin, je vous l'assure. Je suis un petit affairiste de peu d'envergure, qui fait de petites combines pour de petits profits, mais pas un tueur, non... J'implore votre pitié, laissez-moi la vie !
   - Tu n'es pas un assassin, mais nous t'avons vu commettre cet acte odieux...
   - Morgoth, j'ai compris, fit Xyixiant'h. Lis ce parchemin, c'est très clair.
   Et à la lueur de sa sphère magique, Morgoth prit connaissance des sombres secrets inscrits sur le parchemin, et du peu de foi qu'il avait dans l'humanité, un nouveau fragment s'envola.
   - Ah l'enflure ! Enfin, j'veux dire, saperlipopette de ciboire de caribou niaiseux, ç't'écoeurant...
   Et aussi sec qu'ils étaient mouillés, nos amis outrés sortirent dans la nuit, laissant Figatelli à ses gémissements, et filèrent jusqu'à chez Sook.

   
17 ) Tout est bien qui finit bien
   

   - Je me doutais que Bedilan était un malhonnête homme, mais là, il m'épate.
   Ils lui avaient tout raconté, et la sorcière avait compati.
   - Mais je ne comprends pas à quoi ça peut lui servir de faire une chose pareille ? S'interrogea Piété.
   - Comme je vous l'ai dit, le parti de Bedilan a de gros problèmes en ce moment, le genre de problème qui inspire des solutions désespérées. Alors Bedilan a payé Figatelli pour monter un faux attentat, devant tout un tas de témoins, et le lendemain, son excellence le Ministre va faire le beau dans les journaux, se fait plaindre et ameute le populo sur le mode " la démocratie en danger, les Séléunes sont des assassins ". Bref, pas très subtil comme coup, mais plus c'est gros plus ça marche, surtout que Bedilan et ses Phalanstériens sont assez puissants pour dissoudre le Sénat et convoquer des élections anticipées. Et alors là, sous le coup de l'émotion...
   - Ils gagnent.
   - Bawala. Mais bon, je vous dis les choses telles que je les sens, il faudrait plus que des plans parano comme les miens pour convaincre la milice ou la presse.
   - Et bien, justement, on a, triompha Morgoth. Cette lettre laissée par Bedilan lui-même à Figatelli son âme damnée, où il reconnaît avoir fomenté cette tromperie. Lis !
   - Oh, c'est... ah c'est pas joli joli, c'est sûr. C'est même franchement pas beau du tout. Je suis outrée, en tant que presque citoyenne de Dhébrox, que mes impôts servent à engraisser de telles gens. En tout cas, vous avez entre les mains de quoi faire triompher le bon droit et la justice, c'est merveilleux. Je donnerai cher pour voir la tête du Ministre quand ce document paraîtra dans la presse, ah ah ah !
   - Juste, ce serait une juste punition pour sa vilenie que d'être déconsidéré. Et je pense... Mais, qu'as-tu dans les mains ?
   Ils avaient tiré Sook du lit, et elle avait refusé de leur adresser la parole avant d'avoir pris une infusion d'un breuvage à la potabilité discutable. Elle était encore à moitié engourdie dans les noires profondeurs du Styx morphéen, mais tentait de se tenir éveillée en faisant sauter dans sa main un petit objet cubique et métallique, tellement familier à Morgoth que celui-ci n'y avait même pas prêté attention jusque là. Et s'il lui était familier, c'était qu'il possédait le même, dans sa poche. Et cela faisait des mois qu'il essayait de savoir ce que c'était.
   - Ben, c'est un cube à thaumine.
   - Je vois bien mais, où l'as-tu eu ? Et surtout ça sert à quoi ?
   - Oh c'est tout simple, la thaumine est un alliage nain qui a la propriété d'absorber la magie lorsqu'il est congelé, et de la rejeter lorsqu'il est échauffé. Alors ça peut servir à capturer un sortilège. L'amusant c'est qu'une telle magie est difficilement détectable tant que le sortilège n'est pas libéré, sauf si on sait ce qu'on cherche. Dans ce cube par exemple, j'ai glissé un sort de bouclier, c'est pratique non ?
   - Alors ça, c'est incroyable. J'ai étudié la magie des années durant et je n'ai jamais entendu parler d'une telle chose.
   - Oui, c'est nouveau, c'est peu diffusé en province.
   - Ce genre de systèmes pourrait sans peine remplacer les parchemins, les bâtons magiques...
   - Holà, doucement, comment tu y vas. Ces cubes se vendent gentiment mais ça n'a pas le succès que j'espérais, parce que si on met un sortilège trop puissant dedans, le cube est détruit par la libération de l'énergie mystique. Et puis la thaumine, c'est horriblement cher. Je vous ai dit que c'était moi qui fabriquais ça ? C'est moi qui fabrique ça. Enfin, j'ai des parts dans la société qui les fabrique.
   - Ah, mais ça alors !
   - Ben oui. Il faut bien vivre. Bon, Bedilan, vous comptez faire quoi ?
   - Le dénoncer pardi, la justice doit triompher, le droit, la liberté...
   - Oui oui, très bien.
   - Il y a quand même un petit truc que je ne comprends pas. Que Bedilan complote, admettons, mais pour quelles raisons a-t-il laissé cette lettre le compromettant ?
   - Oh ça je sais. C'est que Figatelli a oublié d'être bête, c'est sans doute pas son premier coup tordu, et je suppose qu'il n'a eu qu'une confiance très modérée en Bedilan. Voici pourquoi il lui a fait signé un document tel que celui-ci, au cas où les choses tourneraient mal, au cas où Bedilan se ferait descendre par quelqu'un d'autre, au cas où... bref, Figatelli s'est couvert, et on ne peut pas lui donner tort sur ce point. Je suppose qu'une fois l'affaire terminée, ils se seraient retrouvés pour brûler la lettre et mettre fin solennellement à leur coterie.
   - Ah, le beau sac d'ordures !
   - Que voulez-vous, le monde n'est pas peuplé que d'honnêtes gens.

   
18 ) The Wouping Machine
   

   Et au matin, les preuves de la supercherie abominable du Ministre du Commerce s'étalaient dans les colonnes du " Séléune Libéré ", qui avait différé la diffusion pour sortir le scoop. Rapidement, la ville entière fut au courant. Figatelli et Bedilan furent entendus par la milice, et la presse se déchaîna contre le Ministre, qui dut donner sa démission et quitter la vie publique par la petite porte, celle de la réprobation générale. Il n'y eut pas d'autre suite juridique, le délit étant somme toute fort mineur, mais les Phalanstériens, bien qu'ils eussent pris leurs distances avec les amis de Bedilan, avaient pour un temps perdu tout espoir de gouverner Dhébrox.
   Contents d'avoir résolu la petite énigme et satisfaits d'avoir utilement occupé leurs journées, nos trois compères passèrent encore trois jours paisibles dans la belle cité, dont ils apprirent à connaître tous les aspects, même les moins reluisants. Puis, Sook vint les trouver pour leur annoncer que les préparatifs étaient terminés, et que le départ aurait lieu le soir même. Ils rassemblèrent donc leurs baluchons, leurs armes et leur matériel, payèrent ce qu'ils devaient à l'aubergiste, et quittèrent Dhébrox en fiacre, en direction des locaux de la SODERA.
   Ils y arrivèrent à la nuit tombée. Les gardes peu commodes étaient là, et avaient été prévenus de leur arrivée. Ils furent conduits auprès du " hangar de l'installation spéciale ". C'était une salle rectangulaire, dont le haut plafond était soutenu par des piliers de bois largement espacés. Le sol était encombré d'un bric-a-brac invraisemblable de caisses, d'outils, de matériaux et de papiers recouverts de tableaux, graphiques et interminables colonnes de chiffres, ainsi que des " Monsieur Bloblo ". Huit magiciens en grande tenue, payés par Sook, s'agitaient autour du dispositif, qui consistait en une large plate-forme surélevée d'un mètre, tout en malachite polie. Six cônes de lumière magique jaillissant du plafond délimitaient par terre six cercles diffus.
   - Voici la machine à woup, énonça Sook, bien que la chose fut évidente pour tous.
   - Et ça marche comment ?
   - Et bien quand on actionne le dispositif de commande qui est ici, la machine transforme le sujet en toutes petites particules, qui sont des morceaux très très fins, et les projette très très vite jusqu'au point souhaité, où ils se réassemblent automatiquement. Et normalement, dans le bon ordre.
   - C'est... c'est douloureux ?
   - En principe non. Oui Morgoth ?
   - Pourrais-tu me suivre à côté, j'aimerais avoir ton avis sur le réglage à apporter aux broches, loin du champ de polarisation des modules d'interface induit par le couplage des bobines à induction du dispositif.
   - êh ? Ah, oui, comme tu veux.
   Ils s'isolèrent dans une petite pièce, un bureau inoccupé à cette heure de la nuit.
   - Bien trouvé la polarisation de l'induction machin, t'as inventé ça tout seul ?
   Morgoth s'appuya à la fenêtre et scruta l'obscurité. La pluie avait redoublé et formait un film mou sur l'extérieur de la vitre, parcouru par des ruisseaux, des torrents éphémères.
   - En fait, je voulais ton avis sur cette histoire avec Bedilan.
   - Je croyais l'affaire classée. La manigance tortueuse du politicien véreux s'est retournée contre lui, la justice et la vérité ont triomphé, les vaches broutent dans les prés, générique de fin. Tu veux quoi de plus ?
   - Oui, tout est pour le mieux. Cela dit, il y a encore quelques zones d'ombre dans cette histoire. Bedilan met en scène l'agression, soit, mais pour quelle raison nous a-t-il ensuite engagés pour faire la lumière sur cette conjuration ? Il ne nous connaissait pas et n'avait aucun moyen de s'assurer que nous ne découvririons pas la vérité.
   - C'est vrai, c'est assez curieux, quand on y réfléchit. Trop de confiance en lui, peut-être.
   - Un travers assez commun, mais un autre détail m'a tout de même étonné. A la place de Bedilan, je n'aurais sûrement pas agi de la sorte. Je suis sans doute trop prudent, mais il me semble que je n'aurais jamais joué ma carrière politique d'une façon aussi légère, en tout cas pas en misant sur une franche canaille telle que Figatelli. Et puis, les ennemis de Bedilan sont puissants, ces fabricants d'armes sans foi ni loi, prêts à faire des fortunes en compromettant la paix de Dhébrox et du monde, ils existent, et certains sont sûrement assez sournois pour ourdir des complots tortueux pour le perdre.
   - Du genre ?
   - Par exemple, imaginons qu'une puissance souterraine ai payé Figatelli, ou bien se soit attaché ses services par un quelconque moyen. Imaginons que l'attentat ait été faux, certes, mais que Bedilan n'ai pas été au courant. En fait, on peut supposer que Figatelli aurait approché Bedilan pour le prévenir et que, sous couvert de lui donner des conseils de prudence, il se soit renseigné sur ses habitudes et ses itinéraires. Le lendemain, notre politicien ne résiste pas à l'envie de faire connaître ses misères à la presse, sauf que quelques jours plus tard, on découvre "par hasard" des documents mettant en cause Bedilan lui-même dans cette crapulerie. Il s'en sortirait ridiculisé, les Phalanstériens seraient très affaiblis de ce scandale, d'autant qu'apparemment, il y en a eu d'autres auparavant...
   - Ah, voilà un plan bien compliqué.
   - Mais poursuivons le raisonnement. Qui donc aurait pu monter un coup aussi tordu ? Un magicien, assurément, car sans cela Figatelli n'aurait pu s'échapper le soir de l'attentat. Quelqu'un de puissant et riche, ayant des intérêts dans les fabriques d'armes, puisque c'est le principal intérêt de perdre les Phalanstériens. Quelqu'un enfin qui nous aurait mis sur la voie de Figatelli, quelqu'un qui savait qu'il ferait un crochet par la tour en ruine ce soir là, et que les providentielles preuves de la forfaiture de Bedilan s'y trouvaient. Bref, un être profondément sournois et doté d'une remarquable absence de scrupules moraux.
   - Crois-tu ? Pourtant, il me semble...
   En se déplaçant insensiblement, Sook avait pris le coupe-papiers qui traînait sur son bureau, un ustensile d'acier particulièrement aiguisé. Son mouvement était si maîtrisé, le son de sa voix si banal qu'elle ne se serait pas conduite autrement en faisant ses courses. Son attaque fut presque parfaite, une attaque que Vertu elle-même n'aurait pas renié. N'eut-elle été myope toutefois, qu'elle se serait aperçue que dans le reflet de la vitre, Morgoth l'observait. Un simple mot de commande lui suffit pour déployer, en une fraction de seconde, le sortilège protecteur qui transforma sa peau en une matière souple comme le cuir, solide comme le fer, grise comme le roc. La lame de la sorcière fut impuissante à la pénétrer et se brisa net près à ras la garde, et tout en émettant une note de pur cristal, jaillit dans les airs en tournoyant, manquant d'éborgner la meurtrière. Bien que légèrement ralenti par sa protection, Morgoth se retourna et empoigna son adversaire à la gorge, étouffant la conjuration mortelle qu'elle s'apprêtait à lancer.
   - Et maintenant, c'est plus qu'un soupçon. Ainsi c'est toi, traîtresse, qui était derrière toute cette noirceur, et ce sont tes petits trafics que tu cherchais à protéger. Et dire que nous sommes venus te demander notre aide pour te débusquer toi-même, ah tu as dû bien rire de notre naïveté ! Comment un être d'une telle vilenie a-t-il bien pu prospérer dans cette ville de paix ? Parle, créature maléfique !
   - Rheuu... rueuu...
   - Ah oui, pardon. Parle maintenant, et gare à toi si tu cherches à marmonner une incantation...
   -Ah, donc tu m'as découverte. Qu'est-ce qu'on dit dans ces cas là ? Malédiction, je suis faite comme un rat ? les Karoths sont qu'huit (7)? C'est bon, tu as gagné, tu es le plus fort et le plus malin, tu les auras tes XP. Mais ça n'a pas d'importance, car vois-tu, ça ne changera rien au déroulement de l'histoire. Les Phalanstériens sont déconsidérés, les Séléunes gagneront ces élections, et j'obtiendrai du Sénat les lois que j'ai payées. Et enfin, je pourrai vendre à prix d'or les automates de Baentcher.
   - Ainsi donc, tu travailles bien pour eux. Mais quelle folie t'a prise de t'allier à Condeezza et à ses sbires ?
   - Tu ne comprends pas gamin, je ne suis pas alliée à eux. S'ils réclament avec tant d'insistance mes soldats mécaniques, c'est parce qu'ils ont découvert que l'usurpateur de Gunt avait à sa disposition une nouvelle arme magique, l'oeuf de Merenra, un outil de destruction capable de détruire une cité entière en une seconde. L'invasion de Gunt qu'ils préparent a pour but de détruire cette arme avant que l'usurpateur ne soit en mesure de l'utiliser contre Baentcher. Moi, je n'ai fait que leur vendre les armes qu'ils réclamaient pour se défendre légitimement contre une tyrannie expansionniste. En somme, je fais le bien. Tout en veillant à ma prospérité, bien sûr.
   - Mais quelle est cette histoire d'oeuf de Merenra ? De quoi s'agit-il encore ?
   - Oh, une arme terrible, comme je te l'ai dit. Tu vois le cube de thaumine ? Imagine un instant qu'on en empile mille, les uns accrochés aux autres. Tu remarqueras que c'est particulièrement facile grâce aux encoches et rainures que tu as sans doute étudiées, et qui sont tout à fait idoines à cet usage.
   - Et alors ? On obtiendrait un gros cube.
   - Or, la thaumine libère les sortilèges qu'elle emprisonne dès qu'elle est exposée à une forte température. Suppose qu'une de ces sphères de thaumine se déclenche, produisant son effet, comme par exemple, au hasard, une boule de feu...
   - Ses proches voisines seraient immédiatement...
   - Tu commences à comprendre.
   - Et elles mettraient alors le feu aux autres, et ainsi de suite...
   - Les mille autres !
   - Hazam tout-puissant !
   - Sache maintenant que l'oeuf de Merenra est un tel dispositif, qui contient non pas mille, mais un million de cubes ! Imagine la puissance dégagée en une seconde. A mon avis, ça doit être joli à regarder, mais de loin. Même une ville de la taille de Baentcher serait réduite en cendres. Très fines les cendres. Et éparpillées jusqu'à loin.
   - Malédiction.
   Morgoth s'appuya contre un mur, frappé soudain par la sauvagerie des hommes capables de concevoir de telles abominations pour leurs guerres ineptes.
   - Mais quel genre de sorcier pourrait faire une chose pareille ? De quel esprit tordu et démoniaque pourrait donc surgir une telle monstruosité ? Quel genre de malade...
   - Tiens, j'ai l'impression qu'une idée horrible te vient...
   - Mais bien sûr... C'est toi qui fabrique ces cubes, c'est toi qui a...
   - Et notre sympathique gagnant remporte un filet garni !
   - Tu armes... les deux nations...
   - Comme je te l'ai dit, je ne suis pas alliée à Baentcher, pas plus qu'à Gunt ou à Tartempion City d'ailleurs. Non seulement j'ai fourni, par le biais de deux sociétés distinctes, des armes aux deux puissances, mais en plus, j'ai tenu soigneusement au courant chaque parti des avancées de l'autre, des fois qu'ils oublient l'utilité de m'acheter mes petites merveilles. Alors bonhomme, ça t'épate hein ? ça change des arnaques à deux piastres de miss Vertu pas vrai ?
   - C'est... c'est...
   - Subtil ? Finement joué ? D'une rare intelligence ?
   - C'est pas tout à fait ce que je voulais dire.
   - Eh eh eh... Et le pire dans l'affaire, mon p'tit bonhomme, c'est que tu ne vas rien dire à personne de mes petites manigances. D'une part parce que c'est trop tard, les premières livraisons ont déjà eu lieu, les armées sont déjà en marche, j'ai juste besoin d'une toute petite loi pour toucher mon or. D'autre part parce que tu auras beau retourner la question dans tous les sens, tu as besoin de moi pour libérer les autres ahuris. Alors maintenant, mon coco, le choix est simple, soit tu sauve le ministricule du déshonneur, soit tu évites à tes compagnons de se faire raccourcir par le bourreau de Jhôr. La décision t'appartient, Morgoth l'Empaleur.
   
   - Le principe de cette machine ne m'inspire pas confiance, vous êtes sûre qu'elle va marcher ?
   - Positivement. D'ailleurs, je monte dedans, et je suis mentalement équilibrée non ?
   - Vous avez sans doute raison. Je suppose que vous l'avez déjà essayée des dizaines de fois.
   - Oh oui... enfin, des dizaines, peut-être pas, mais on l'a testée, ça c'est sûr.
   - Sur des gens ?
   - Mais oui. Des sortes de gens. On peut dire qu'on a testé comme sur des gens.
   - "Comme" ?
   - Comme des sortes de gens... sur quatre pattes... avec un groin et une queue en tire-bouchon. Mais c'est quasi-pareil... Bon, on a fait trois tests sur des cochons, ça vous va ?
   - Des cochons ? Et ils ont survécu ?
   - Ah oui, surtout le troisième. Il s'appelle monsieur Gruîk. Les deux autres... ben... il est vrai que du strict point de vue scientifique, ce qui est arrivé ressemblait plus à un tas de rillettes... Mais on a compris le problème, et on a mis au point ces tenues de contention moléculaire que nous allons enfiler.
   - Ces pyjamas ?
   - Ce ne sont pas des pyjamas, ce sont des tenues de contention moléculaire, et je vous conseille de les mettre soigneusement et de les respecter très fort, parce que c'est ça ou les rillettes.
   Et ils mirent les tenues en question, qui en effet ressemblaient à des pyjamas noirs, avec les épaules et le haut de la poitrine colorés de rouge, bleu ou jaune selon les modèles. Le tissus en était souple et élastique, très confortable bien que serré, et mettait particulièrement en valeur les formes sveltes de Xyixiant'h ainsi que les muscles puissants de Piété.
   - Ne crois pas que nous en ayons terminé, sorcière, chuchota Morgoth à l'oreille de Sook.
   - C'est agaçant de se faire coincer hein ?
   - Les êtres de ta sorte sont la lie de l'humanité, et dès que tout ceci sera terminé, je m'arrangerai pour que nous nous affrontions entre sorciers, pour que triomphe le droit.
   - "Et je reviendrai, et ma vengeance sera terrible, et bla bla bla...." Si j'avais eu dix sous à chaque fois que j'ai entendu ça...
   Puis, rompant l'aparté, elle désigna la dalle noire et ronde.
   - Allez, montez et mettez vous bien droit au-dessus des petits ronds blancs. Surtout ne laissez rien dépasser, à moins que vous ne soyez particulièrement amateur de rillettes de main.
   Elle donna l'exemple en grimpant et en prenant position. Une fois que chacun eut gagné sa place, elle porta la main à son inexistante poitrine pour activer la broche qu'elle y portait, qui émit une trille joyeuse lorsque le lien se fit avec son homologue située au loin, à Gunt. Puis s'adressant à ses assesseurs, Sook, fière et pour une fois sérieuse, s'exclama :
   - Quatre à téléporter. Energie.
   Et une pluie d'étincelles descendit sur nos aventuriers tandis qu'ils se dissolvaient dans le néant.
   






Comme le faisait remarquer l'autre, c'est pas une donjonnette de tarlouze...
Morgoth IX : La Tour de Fer





1 - L'acrimonie qui n'est pas du tout une variété d'invertébré marin cousin des éponges, mais une sorte de ressentiment.

2 - Surnom donné pour ne pas choquer les oreilles des enfants innocents avec le récit exact de ses turpitudes intrajudiciaires.

3 - Les Zarikos étaient une fière tribu Héborienne du pays de Kokoth, qui fut décimée lors de la guerre de Kaaz-Hoolay sous les ordres de Thadel, le sorcier-mort. Leur triste fin inspira cette expression populaire, traduisant la funeste appréhension d'un destin implacable.

4 - Il est nécessaire, afin d'éviter toute équivoque, d'expliquer ici le système monétaire ayant cours à Dhébrox. La petite pièce de fer frappée d'une chouette maladive qui circulait parmi les gens du peuple était l'archibrille. Elle était de peu de valeur, il en fallait deux à un mendiant pour s'acheter un quignon rassis à un boulanger avare. Douze archibrilles faisaient une myriagemme, pièce plus large et épaisse mais de même aspect, et sept myriagemmes faisaient un dragondor, monnaie heptagonale de cuivre argenté, au motif variable selon le millésime. Les gens du commun avaient peu l'usage du nobelain, pièce d'or trouée en son centre d'un vingtaine de grammes et valant huit dragondors, et encore moins de la bourgeoisette, quatre fois plus lourde, qui ne servait guère que pour l'échange de marchandises onéreuses ou en gros. Les monnaies suivantes n'étaient plus frappées, et n'avaient qu'une valeur comptable. La bellelivre valait dix-sept bourgeoisettes, la quinte dix bellelivres, la dîme faisait cinq quintes et il en fallait douze pour faire une obolicule. Avec ses trois fifrelaings, valant chacun six obolicules, elle possédait donc une des plus grosses fortunes de la ville.

5 - En toute bonne foi, je devrais transcrire ici les propos de ce jeune homme tels qu'ils les auraient lui-même écrits, c'est à dire selon une graphie du genre : « anfin je sé pa si c 1 fantik mé pr avoir la klaaaaasss kom sa c au moins 1 fantik ki fo IMHO :-))) ». Toutefois, ayant quelque respect pour mes lecteurs, pour mes professeurs, pour mon ordinateur et pour moi-même, je m'en abstiendrai.

6 - La solution de l'énigme est bien sûr "l'aigle noir".

7 - Cette expression populaire rappelle une anecdote historique. Lorsque Thadel le sorcier-mort affronta les Pictetés lors de la bataille décisive de Dûnkhalzbong, à la fin de la guerre Kaaz-Hoolay, il attendit le renfort de la légion des farouches guerriers Karoths, qui lui devaient allégeance. Hélas, seuls huit d'entre eux se présentèrent pour honorer la parole donnée, force bien insuffisante pour renverser le cours tragique de l'histoire. Sic transit gloria mundi…