Asp Explorer présente


Morgoth XI
Ici sont apportées des réponses à bien des questions. Qui manipule la Compagnie du Gonfanon ? Quelles sont les motivations des partis en présence ? Où est le bien, où est le mal ? Quel sort abominable attend les élastiqueurs de paupiettes ?


LES MASQUES DE LA PERFIDIE



   1 ) La vengeance du zeugma qui tue
   

   Or donc, capturé par traîtrise et Condeezza Gowan, sa mortelle ennemie, le malheureux Morgoth se retrouva transporté dans quelque lointain et secret repaire, et jeté enchaîné au fond d'une geôle obscure et humide, parmi la paille moisie et la vermine excrémentielle. Sans nul ami alentour, il avait grand besoin de toutes les ressources de son caractère pour ne pas succomber à la terreur et au désespoir, attentif malgré lui aux hurlements poignants des hommes et des femmes suppliciés dans les recoins lointains de l'abominable forteresse.
   C'est en tout cas ainsi que, par la suite, l'histoire fut écrite. Mais nous savons que l'histoire officielle est toujours trompeuse.
   Sur le moment, Morgoth dut bien consentir à Condeezza cette qualité : il n'était pas le prisonnier le plus mal traité du monde. Pour cachot, il se trouvait occuper des appartements vastes et hauts de plafond, entourés de larges baies vitrées donnant un clair regard sur l'impressionnant panorama qui se déroulait en-dessous, des montagnes vertigineuses et blanches de neiges, peut-être celles du Portolan ou du Bouclier des Dieux, encadrant une vallée dont la citadelle de Condeezza occupait presque le fond. Le mobilier de bois précieux renfermait toutes sortes de merveilles d'art et d'artisanat, des porcelaines fines, des livres rares et coûteux, des estampes suggestives d'un goût exquis, de riches toilettes des soies les meilleures, et un fils de drapier sait reconnaître ces choses. En guise de pain sec et d'eau, on lui faisait monter régulièrement un grand choix de fruits frais ou confits, de petits légumes découpés avec minutie, de tourtes grasses, quiches fromagères et tartelettes aux champignons, de potages, de bouillons, de sorbets, de crudités, de viandes de ferme et de gibier servis sur des plateaux d'argent comme on n'en fabriquait pas, pour autant qu'il sache, dans tout l'Occident. Ces mets étaient invariablement accompagnés de vins, bières, cidres et hydromels d'une grande variété, servis avec esprit et à-propos, et le tout en quantités bien supérieures à ce qu'il pouvait ingurgiter.
   Voulait-elle l'occire d'hypertension ?
   Cela faisait quatre jours qu'il goûtait à la très relative la rigueur pénitentiaire de la Reine Noire, qu'il n'avait pas eu l'honneur de revoir depuis sa capture, et il se languissait. Dans les premiers temps, il avait tenté de concevoir toutes sortes de plans d'évasion, mais l'affaire était rude. Il était en haut d'une tour, sous un lourd toit de plomb et de fer. A l'étage en dessous se trouvait le seul accès praticable, une passerelle rejoignant une tour voisine, gardée à chaque extrémité par deux automates de métal. Les serviteurs qui lui portaient ce dont il avait besoin étaient des gobelins, de pauvres créatures bien inoffensives dont il aurait pu se défaire sans problème, mais il doutait de pouvoir se déguiser lui-même en gobelin pour sortir, en raison de sa haute stature. Briser une vitre n'était pas envisageable, le sol était à vingt pas en dessous, dans une cour intérieure de la forteresse, laquelle grouillait de gardes aux armes et aux physionomies étrangères autant que malcommodes. En outre, fut-il parvenu à quitter la citadelle qu'il n'aurait pas été plus avancé pour autant, vu qu'il ignorait parfaitement où il se trouvait, ni s'il pouvait compter sur quelque secours à mille lieues à la ronde.
   Bien sûr, en temps normal, tout ceci n'aurait été pour lui qu'une aimable plaisanterie, et il aurait faussé compagnie à ses geôliers d'une simple conjuration. Seulement voilà, situation problématique pour un sorcier, il se trouvait dépourvu de ses sorts.
   Rien. Zéro. Nib et peau d'balle. Il avait eu beau concentrer tous ses pouvoirs en un seul point, il n'avait pas réussi à illuminer quoique ce soit, ni à rien soulever, ni à charmer personne, quedalle. Il se retrouvait désemparé, démuni, dépité, déçu et aussi impuissant que Theofalque l'Eburné devant l'Odalisque de Vyrna.
   Deux gobelins entrèrent, tandis qu'il se morfondait dans l'observation du paysage alpestre. Morgoth les considéra d'un oeil morne. L'un d'eux faisait une drôle de tête, pourquoi le regardait-il comme ça ? Notre magicien prit le bristol que lui tendit l'humanoïde verdâtre. Les armes honnies de la Reine Noire en souillaient la partie gauche, tandis qu'une écriture élégante proclamait, en lettres d'un riche violet de crépuscule :
   
   " Messire Archimage,
   Je suis confuse de vous avoir tant négligé ces derniers jours, de multiples devoirs & servitudes m'ayant hélas tenue éloignée de mon castel. C'est pour me faire pardonner, autant que faire ce peut, que je vous convie ce soir à un dîner où je pourrais en outre vous éclairer sur les motifs de mon invitation.
   Votre dévouée : C. G."
   

   Et en plus elle se foutait de sa gueule.
   " Oui, que veux-tu ? "
   Le gobelin, visiblement au supplice, montra le bristol d'un doigt tremblant.
   " Et alors ? Ah, tu attends peut-être une réponse. Eh bien, je viendrai, quel choix ai-je donc. Va donc dire ça à ta maîtresse. "
   L'homoncule resta un moment hésitant, puis se dandina vers la sortie avec regret.

   
2 ) La Troisième Campagne
   

   " Capitaine, Capitaine, nous voici victorieux !
   - A la bonne heure, mon jeune Gaspar, vous voyez comme un coeur hardi et vaillant triomphe sans coup férir des sombres visées du Malin. Bien, allez maintenant transmettre mes consignes de fermeté jusqu'au flanc droit, et exhortez-les à pousser plus avant notre avantage. Nous devons à toutes forces progresser jusqu'au sommet de la colline avant que la nuit ne gèle nos positions.
   - Comme c'est astucieux ! Ainsi, ils seront contenus entre nos lignes et la rivière, et demain, nous pourrons les réduire à néant !
   - Je vois que l'esprit tactique vous vient, Gaspar. Poursuivez dans cette voie. "
   Puis, sur ces belles paroles, Marken-Willnar Von Drakenströhm, un peu las, sortit une flasque de sous son manteau et se jeta une gorgée d'un certain alcool des montagnes. Il avait l'impression de mener ce combat depuis mille ans, et il aspirait au repos, ou au moins au dépaysement.
   Ben, il allait pas être déçu.
   " Caca... caca...
   - Popo.
   - Capitaine, c'est abominable, c'est affreux, une bête de l'apocalypse fond sur nos troupes ! Voyez, c'est l'Abomination, et le Démon est à l'oeuvre dans son vol immonde de chiroptère titanique ! Sa gueule, béante porte de l'enfer, dévore les âmes comme les corps, et ses anneaux se lovent tels des...
   - Oui, je vois bien, c'est un dragon.
   - Euh... oui, un dragon.
   - Retournez donc voir les gens du flanc droit et leur transmettre mes ordres, comme je vous l'ai dit, et ne vous laissez plus distraire par tous les volatiles de passage.
   - Mais Capitaine...
   - Psht, vous dis-je ! Allez, filez, c'est pour moi. "
   Et le jeune paladin Fez repartit d'autant plus volontiers que le dragon susnommé venait de se poser derrière son officier dans de grands claquement d'ailes assortis d'épais tourbillons de poussière, et que de près, il semblait encore plus énorme que de loin.
   " Bonjour, Mark. "
   
- Bonjour, Xy. Ça fait un bail hein ?
   " En effet. Tu vas bien ? La petite santé tout ça ? "
   
- Comme tu vois.
   " Euh... je vais sans doute poser une question idiote, mais que font ces paladins en armure et gonfanon au milieu de cent cinquante paysans, à battre les champs comme ça. "
   
- Ah, mais c'est une très importante affaire. Il s'agit ni plus ni moins que de la Troisième Campagne Annuelle d'Extermination des Rats-Taupiers, sous le haut patronage de l'Ordre du Coeur d'Azur. Dont je fais partie.
   " Je vois. Les rats-taupiers. "
   
- Tout à fait.
   " Tout à fait. "
   
- On imagine mal les dégâts que peuvent faire ces petites bêtes.
   - Certainement.
   
- Surtout aux récoltes.
   " Surtout. "
   
- Voilà voilà.
   " Et c'est ce que tu fais depuis trois ans ? "
   
- Oui. Mais je ne fais pas que ça, bien sûr. Des fois il y a des inaugurations, des processions religieuses. Des escortes de gens importants. Et puis les quartiers à entretenir. La paperasse.
   " ... "
   
- Oui, je sais. Mais au moins on a la retraite, et les congés payés, et un super comité d'entreprise.
   " Au lieu de dire des sornettes, prends ton épée et monte donc sur mon dos, on a une quête. "

   
3 ) La gueule du loup
   

   Le couchant empourprait les lointains sommets ourlés de nuages lorsque deux gobelins équipés de lanternes vinrent mander Morgoth. Ils le guidèrent par-delà le pont, jusqu'à l'autre tour, puis ils franchirent deux escaliers avant de passer encore dans une autre tour, puis un corps de bâtiment fortifié, ils firent un bref détour par les courtines, visitèrent en silence d'étroits et humides boyaux, débouchèrent sans transition dans une immense salle de bal qui, de jour, devait être très claire, montèrent un escalier monumental de porphyre et d'argent, firent des tours et des détours dans de larges couloirs, puis finalement, arrivèrent dans une salle à manger point trop grande, décorée de boiseries d'inspiration rustique. Sur une lourde table de bois noir était déjà dressée toute une vaisselle d'argent pour deux personnes. Un guépard, superbe et hiératique, toisa l'arrivant sans crainte, puis se tourna vers sa maîtresse, qui tisonnait le feu crépitant dans l'immense cheminée. Elle se retourna, offrit un grand sourire à son ennemi, puis reposa son tisonnier, se déganta, et fit une courte révérence ayant pour but principal l'exhibition de sa robe de soie rouge bordée de renard, qui mettait merveilleusement en valeur son teint sombre.
   " Ah, vous voici donc. J'ai l'impression que cela fait des lustres qu'on ne s'est vus.
   - Trois ans et des bricoles, si je compte bien.
   - C'est exact, Baentcher, la réception chez les Nerupsh.
   - Vous aviez une charmante enfant avec vous, s'il m'en souvient...
   - Je l'ai mise en pension, à l'étranger. Loin.
   - Ah, l'éducation étrangère, que de qualités ne lui prête-t-on pas.
   - Vous prendrez un apéritif ?
   - La même chose que vous. "
   Avec un sourire en coin, elle sortit d'une armoire une jolie bouteille de cristal emplie d'un liquide brun, en versa dans deux verres, laissa son invité en choisir un, prit l'autre, puis but la première. Ils se mirent à table et tout en dînant des mets les plus fins, devisèrent de choses et d'autres.
   " Vous avez ici une superbe forteresse. Quand je la compare à ma propre tour, je dois bien confesser ma honte. Tous ces aménagements sont d'une rare élégance, surtout pour un lieu aussi reculé.
   - N'est-ce pas ? Je dis toujours que si l'on ne sait vivre avec une certaine distinction, autant ne pas vivre.
   - Pour être tout à fait honnête, je ne m'attendais pas à de tels propos venant de vous.
   - Diable, et pourquoi donc ? Ah, mais il est vrai que nous ne nous connaissons que fort mal, au fond. Par armées interposées, dirais-je. Et puis... Certains ont dû vous parler de moi. Peut-être pas dans les termes les plus flatteurs. "
   Morgoth remarqua comme un tremblement dans la main de son adversaire. Dieu, qu'elle devait donc haïr Vertu, jusqu'après la mort !
   " D'aucuns m'ont en effet rapporté que vous aviez, n'y voyez aucune offense, une aptitude assez modérée à la compassion.
   - Je le confesse. Et je ne doute pas que vous portez au point le plus extrême l'art de la litote en me disant ceci, car je connais les torts qu'on m'attribue et les injures dont on m'agonit.
   - Je me trompe peut-être, mais ça n'a pas l'air de vous chagriner plus que ça.
   - Les gens de bien n'ont que faire de l'avis de la plèbe.
   - Les gens de bien... Il y a justement une chose qui me tracasse depuis un moment. Vous êtes manifestement une femme élégante et instruite, une mère de famille, et vous êtes prospère, vous avez du bien, plus que la plupart des rois je crois. Alors pour quelle raison cherchez-vous querelle au monde ? Ne seriez-vous pas plus heureuse retirée dans quelque lointaine cité, profitant de vos richesses et des biens qui vous sont chers ? Vous voyant ici, je ne pense pas que vous soyez motivée dans vos ambitions par une vision politique ou par un souci de répandre la joie et la concorde autour de vous, quant à la fortune, vous l'avez déjà.
   - Je vois. L'ambition n'est-elle pas pour vous une motivation suffisante ? Je crains que vos estimations de ma fortune ne soient un peu au-dessus des réalités, et je suis liée par des pactes que je ne puis trahir. Mais surtout, vous vous trompez en pensant que je n'ai pas de vision politique. Tout au contraire, je sais parfaitement quel monde je désire laisser derrière moi.
   - Vous me surprenez. Et puis-je savoir de quoi il est question ? "
   Morgoth s'était dit que Condeezza, tout compte fait, ne devait pas différer beaucoup de Vertu dans ses réactions, et cette dernière avait toujours eu le défaut de beaucoup trop parler lorsqu'on l'interrogeait et faisait mine de s'intéresser à ses divagations politico-philosophiques. En fait, plus il étudiait la femme qu'il avait en face de lui, plus il retrouvait avec une morbide fascination les traits de caractère de sa défunte amie. Quoiqu'il en soit, après une brève hésitation (car elle cherchait par où commencer son exposé), Condeezza parla.
   " Quel est, selon vous, le témoignage le plus remarquable de la grandeur d'un peuple ? Sont-ce les fines oeuvres d'art que d'habiles maîtres composent dans la méditation durant des années, ou les grossières illustrations qui ornent les lieux de plaisir de la plèbe ? Sont-ce les gracieux vases de porcelaine ou les cruches qui donnent à l'eau qu'elles contiennent le goût de la terre cuite ? Sont-ce les robes de bal en soie ornées de perles ou bien les rudes chemises de lin des paysans ? Préférez-vous parer votre belle de gemmes fines enchâssées dans l'or minutieusement travaillé, ou bien de cailloux colorés glanés au gré des chemins ?
   - Je ne vois pas où vous voulez en venir.
   - Le génie d'une civilisation ne s'exprime pas dans la fange, mais au contraire, par le raffinement des biens précieux destinés à ses maîtres. Lorsque vous songez à la destinée des Palantins, c'est sans doute l'image du trône d'ambre et de jade qui vient spontanément à votre esprit, et certainement pas celle du tabouret sur lequel s'asseyait l'ouvrier du hiérarque après sa journée de sot labeur. Pourtant, quelle était la réalité quotidienne des Palantins ? Et surtout, qui donc se soucie encore, de nos jours, du sort de tous ces esclaves qui ont sué et ahané des siècles durant à tirer des cailloux ?
   - Un point de vue qui peut se défendre.
   - Bien. Dans ce cas, quels moyens a-t-on d'améliorer le niveau d'une civilisation ? Il faut, pour y parvenir, augmenter le nombre et la qualité de ces biens précieux, de ces réalisations prestigieuses.
   - Admettons.
   - Or, qui finance tout ceci ? Ce ne sont pas les gens du peuple, bien sûr, car ils en ont rarement les moyens, et même s'il advient qu'ils les aient, ils sont invariablement dotés d'un goût vulgaire qui leur fait préférer l'achat de deux biens de qualité moyenne à un seul de qualité supérieure. C'est ainsi, la canaille, même prospère, se complait en tout dans la médiocrité et fuit l'élévation spirituelle comme le lombric fuit le soleil. Ne l'avez-vous pas noté au cours de vos légendaires tribulations ? Quoiqu'il en soit, vous conviendrez tout naturellement qu'une société fondée sur l'égalité des hommes ne produirait rien de tout ce qui fait leur fierté.
   - Euh...
   - Ceci étant entendu, il est aisé de comprendre que pour qu'un état s'élève, il faut impérativement que se forme une classe de nantis. Ceux-ci, par un moyen ou par un autre, s'accapareront les richesses produites par les gueux, et en profiteront pour vivre dans l'opulence, produisant palais somptueux, temples imposants et autres édifices sans autre utilité pratique que de montrer aux autres nantis combien on est fortuné. Car voici quel est le moteur profond des civilisations : l'envie. Et plus les nantis pressurent les manants, mieux ça vaut ! Dans l'absolu, la civilisation idéale serait constituée de milliers de malheureux à qui il resterait à peine de quoi subsister, et qui, dans un élan sublime, consacreraient leur existence misérable à assurer le confort d'un seul nanti, qui s'accaparerait toutes les richesses. C'est bien sûr un idéal politique, qui est impossible à appliquer en soi en raison de contraintes techniques diverses, mais que cela ne nous empêche pas de rêver.
   - Pour ma part, j'avais plutôt tendance à considérer qu'une civilisation idéale serait fondée sur le partage, l'équité...
   - Foutaise que tout cela. Une telle civilisation ne pourrait survivre et ce pour deux raisons : d'une part elle serait désarmée contre les nations voisines, et d'autre part, la nature même de l'être humain la condamne. J'ai beaucoup étudié la politique et l'histoire. A de nombreuses reprises, de telles communautés pastorales ont vu le jour, et c'est vrai que de prime abord, une telle entreprise peut paraître exaltante, cette entraide, cette égalitarisme, ces relations sans fard, ce sens du bien commun... Cela dit, et quelle que fut la manière dont ça commence et les idéaux qui sous-tendent ces expériences, elles se terminent toujours de la même manière après quelques générations seulement : une poignée de gros propriétaires qui se marient entre eux et exploitent le travail d'une nuée de métayers et d'ouvriers agricoles payés une misère. J'en suis venue à la conclusion que c'était l'état naturel vers lequel tendait spontanément la société humaine.
   - Ces mots résonnent familièrement à mes oreilles, j'avais jadis parmi mes amis une personne qui avait les mêmes vues que vous sur la question.
   - Sans doute un esprit supérieur. Mais le plus amusant dans l'observation de ces sociétés, c'est que dès le début, il est possible de deviner quelles vont être les familles gagnantes et les familles perdantes. Les grandes gueules, les moralisateurs, les manipulateurs et les sournois, voici ceux qui vont s'accaparer le bien, et les autres seront invités à s'user le dos toute leur vie dans les champs des premiers. Et quel que soit l'idéal à l'origine de la communauté, l'ingéniosité sans fin de l'être humain trouvera toujours un moyen de le détourner pour justifier la spoliation des faibles au profit des possédants. Au final, tout le monde trouvera ça parfaitement normal et pensera sincèrement qu'il en a toujours été ainsi, et que c'est la meilleure façon de mener le monde. "

   
4 ) Les naufragés de l'Île du Désespoir
   

   " Voulé un tiponch ?
   - Mais, bien volontiers, gentille madame.
   - Moi pareil ma petite caille. Ah, est-ce qu'on n'est pas bien, ici, peinard, à la fraîche, décontra...
   - Certes, certes, et ces fauteuils sont d'un remarquable confort, malgré l'économie de matériaux.
   - Ah, je pourrais rester là des siècles à regarder la mer et me gratter les...
   - Voilà vot'tiponch, monsieur Ghibli. Et voilà vot'tiponch, monsieur Sawlander. J'ai mis un petit pawasol comme aimé vous.
   - Merci, Marie-Joséphine, vous êtes bien aimable.
   - Eh, Bob, je crois que tu lui fais de l'effet.
   - Que veux-tu, les inclinations amoureuses sont parfois cruelles.
   - Comme tu dis vieux, comme tu dis. "
   Ils restèrent un moment à observer les crabes évacuant la plage avant la marée, puis le vol erratique des mouettes, puis les villageoises indigènes préparant leur tambouille épicée dans de grandes marmites, puis le ressac se brisant sur le récif, au large, puis les crabes revenant pour la marée descendante.
   " On se fait nous chié, tout de même.
   - Au point d'aller aider les autres à construire le radeau ?
   - Ah non, quand même pas.
   - De toutes les façons, leur radeau, ils peuvent le construire autant qu'ils veulent, mais surtout qu'ils ne me demandent pas de monter dessus. N'est-ce pas, monsieur Jococo ?
   - Jococo aime pas l'eau !
   - Je n'eus pas mieux exposé mes préventions. Je me demande bien pourquoi ce coin s'appelle " l'Île du Désespoir ".
   - Sans doute l'état d'esprit de ceux qui la quittent. "
   Les crabes parcoururent encore pas mal de mètres sur la plage de sable blanc. Puis dans le couchant, un grand oiseau apparut. Puis il grossit. Puis il grossit tant qu'il devint bientôt évident que ce n'était pas un oiseau. Crabe, mouettes, villageoises à tambouille et autres naufragés suivirent avec diligence l'instinct naturel qui invite toute créature vivante à fuir le voisinage des dragons.
   " C'est bien Xy j'espère ?
   - Je crois, de toute façon c'est trop tard pour s'enfuir. C'est sûrement elle, je crois reconnaître Mark sur son dos. Ou bien c'est un autre qui porte son armure et son gonfanon.
   " Salut les garçons ", émit le dragon.
   - Salut la belle. Eh dis donc, t'as encore grossi.
   " Deux ou trois tonnes, tout au plus. Ça va, vous êtes bien installés ? Vous faites quoi au juste, là ? "
   
- On se fait dowé nous la couenne, comme tu vois. Et on boit du tiponch.
   " Vous avez quelque chose contre une petite quête ? "
   
- Toute petite alors. Juste une quéquête.
   " Super. Ramassez vos affaires alors, ça urge. "

   
5 ) Un modeste secours
   

   Morgoth ne tira rien de plus de la dame en rouge, et après un échange de politesses parfaitement hypocrite, ils se séparèrent. Notre héros, toujours escorté par des gobelins, retourna à sa prison par un autre chemin, et s'étendit sur le lit moelleux, perplexe. Il avait espéré que cette entrevue l'éclairerait sur les intentions de Condeezza à son égard, mais il en était toujours réduit aux mêmes conjectures.
   " Tu es encore là toi ? Que veux-tu ? "
   Le gobelin, qui s'était attardé, fit mine d'être surpris, et d'un geste maladroit - et autant que Morgoth put en juger, c'était une maladresse volontaire - fit tomber à terre le bristol qu'il avait, lui ou son congénère, apporté tantôt. Avec empressement, il le ramassa dans ses deux mains, puis le reposa sur la table de chevet, non loin de la lampe à huile allumée, tout en dévisageant Morgoth avec une intensité des plus déplacées. Puis, il fit une petite révérence, et s'éclipsa.
   Drôle de coco, ce gob.
   Notre héros s'alanguit donc, et se prépara à une bonne nuit de sommeil.
   Puis il mit le doigt sur le petit truc irritant qui le chagrinait.
   Il connaissait ce gobelin !
   Qu'avait-il voulu dire ? C'était le bristol qui était important, c'est là-dessus qu'il avait insisté deux fois.
   Un message secret ?
   Le mage raviva la flamme de la lampe et, avec soin, examina les deux faces du carton. Rien dans l'écriture ou dans le monogramme n'était de nature à inspirer la suspicion. Les armoiries peut-être ? Il n'était pas très versé en héraldique, mais reconnaissait néanmoins les armes de la Reine Noire. Il retourna le carton, dont l'avers était décoré d'un élégant liseré imprimé, malheureusement souillé de taches de suie laissées par les mains malpropres...
   Parbleu, c'était ça ! Les minuscules charbons de bois incrustés dans le papier devaient former un message secret. Mais de quelle sorte ? L'esprit vif de notre héros fut prompt à le comprendre. Il retourna derechef le carton et le plaça devant la flamme de la lampe, de telle sorte que les charbons apparaissent en transparence. Et ainsi, chacun se trouvait placé exactement derrière une des lettres manuscrites ! Ah, quel ingénieux gobelin (d'autant plus ingénieux qu'à sa connaissance, il devait être le seul de sa race à savoir lire). Le message se lisait maintenant ainsi :
   
   " Messire Archimage,
   Je suis confuse de vous avoir tant négligé ces derniers jours, de multiples devoirs & servitudes m'ayant hélas tenue éloignée de mon castel. C'est pour me faire pardonner, autant que faire ce peu, que je vous convie ce soir à un dîner où je pourrais en outre vous éclairer sur les motifs de mon invitation.
   Votre dévouée : C. G."
   

   Ce qui donnait :
   
   " ECOUTER TUYAU DE POELE NN "
   
   Sans doute était-il écouté, peut-être même observé. Morgoth tâcha de se détendre de la manière la plus innocente, et fit mine de se diriger vers le poêle en fonte, au fond de la pièce, afin de s'y réchauffer. Il y avait pourtant belle lurette que l'appareil était tiédasse, mais il simula de manière convaincante l'effet d'une bienfaisante chaleur, en s'accroupissant devant la petite grille ouverte.
   " Nobnob ? Demanda-t-il à la limite de l'audible.
   - Maître Morgoth ! Dagobaï dagobaï !
   - Que fais-tu là ?
   - Hélas, longue histoire. Pas le temps, pas le temps.
   - Dis-moi, peux-tu m'aider ?
   - Nobnob ne peut rien, il est petit et il a peur.
   - Sais-tu où nous sommes ?
   - La Citadelle de Glace, ainsi on l'appelle. Mais je ne sais dans quel pays nous sommes. Nobnob a longtemps volé avec d'autres gobelins capturés. Je ne connais pas le pays.
   - Oui, tu es au même point que moi.
   - Maître Morgoth peut-il faire évader Nobnob ? Il est un grand sorcier !
   - Hélas, un charme me prive de mes pouvoirs.
   - Oui, Nobnob le sait, toute magie a disparu de la Citadelle. Toute magie est morte depuis que la Reine Noire a conjuré le démon voleur de magie.
   - Un démon voleur de magie... Oui, je comprends maintenant, elle doit entretenir un Calodux dans les tréfonds de son antre. Cette espèce se nourrit en effet de fluide magique... mais indistinctement. Cela signifie que la Reine Noire elle-même est aujourd'hui dépourvue de magie.
   - Ah oui ?
   - Ce qui ne nous avance pas. Même sans sorcellerie, elle est une combattante redoutable, alors que moi... "
   Or, Morgoth avait ces dernières années beaucoup pratiqué Condeezza en tant qu'ennemie, et avait appris à ses dépens qu'elle était d'une prudence maladive, et qu'elle se ménageait toujours une porte de sortie. Comment croire qu'elle se serait privée elle-même d'une partie de sa puissance sans prévoir un moyen de la recouvrer rapidement ?
   - Il y a peut-être un moyen de quitter ce lieu, Nobnob. Lorsqu'elle a prononcé son sortilège, elle a sans doute émis une clause de réserve. Il s'agit d'un mot de passe, d'un objet à briser, d'une clé ou d'une action quelconque à accomplir, qui abjurerait immédiatement le démon. Pourrais-tu te renseigner à ce sujet ?
   - Nobnob peut faire mieux, répondit le gnome avec une grande fierté dans la voix. Car Nobnob était présent lorsque la Reine Noire a prononcé son sortilège, dans la Tour d'Invocation. Nul ne se méfie des petits gobelins, et Nobnob sait passer pour un imbécile lorsque c'est nécessaire.
   - C'est merveilleux !
   - Mais cela n'aidera sûrement pas le maître, car c'était vague. Elle a dit au démon " Louerai-je trois fois qui je maudis, tu te retrouverais libre aussitôt ".
   - Louerais-je trois fois qui je maudis... Merci, ami gobelin, ça me suffit.
   Et Morgoth, lissa sa barbe avec un sourire mauvais. Puis il se dirigea vers son lit, mangea le bristol avec application, et trouva facilement le sommeil.

   
6 ) La Nécropole des Agonies
   

   " C'était une riche idée, s'exclama Monastorio en rechargeant son arbalète.
   - Je ne pouvais pas savoir que cette porte ferait tant de bruit en tombant, ni qu'il y aurait tant de morts-vivants.
   - Il est commun, c'est attesté
   Que dans les trous des nécropoles
   Nichent liches et décharnés,
   Goules et semblables bestioles
   C'en est même l'étymologie
   Nécropolis, cité des morts
   Nul besoin de grande magie
   On le pressentait sans effort.
   
- Bon, ça va, arrêtez votre cirque, je vais défoncer la troisième porte. "
   Et tout en continuant à tirer des flèches enflammées sur la sinistre colonne de cadavres ambulants qui prenait l'escalier d'assaut en dessous d'eux, et en se protégeant à son tour de leur traits grâce à son grand pavois, Piété Legris sortit du fourreau Ryunotamago, l'épée maudite de sa soeur défunte, et entreprit de découper le vantail de bois noir. Bientôt, celui-ci rejoignit son prédécesseur dans la poussière, ils purent déboucher en plein jour. Plein jour, c'était une vue de l'esprit, car la Nécropole des Agonies était, comme souvent, recouverte d'un épais couvercle de nuages gris tourbillonnants au-dessus des sommets coniques et déchiquetés dont abondait la topographie de la région. Partout autour d'eux, ce n'était que tristes ruines et tours aux géométries étranges, conçues pour le repos des morts plus que pour l'usage des vivants. Et c'était au sommet de l'une de ces tours qu'ils venaient de déboucher, dominant le vaste chaudron, l'immense cité aux rues de cendre dans lesquelles se déversaient maintenant des légions innombrables de morts-vivants. Ils étaient des milliers, levés par le juste courroux du fidèle dont le sanctuaire avait été violé. Pourtant, Piété semblait pris d'une exaltation morbide, car l'objet de sa quête n'était qu'à quelques pas. Au sommet de cet autel brillait la pierre qu'il convoitait. Comme un fou furieux, il bondit sur l'autel, deux squelettes géants en armure s'ébranlèrent et le menacèrent de leurs épées immenses, mais la furie du guerrier vengeur fut plus puissante, et en quelques coups de sabre, il eut dégagé la place. Ses compagnons, déjà, refluaient vers l'esplanade sous la poussée de la horde défunte.
   " Et maintenant qu'il a sa pierre, il fait quoi ?
   - Eh bien on... "
   Piété considéra la multitude des morts-vivants que dégueulait la porte, et la multitude encore plus grande qui se massait aux pieds de la tour.
   Puis, sans qu'ils aient eu le temps d'en apercevoir l'approche, leur champ visuel fut envahi par une gigantesque masse d'écailles dont l'éclat n'était pas même terni par la médiocrité de l'éclairage. L'immense dragon se lova autour du toit de la tour, écrasant sous ses anneaux des dizaines de corps desséchés et bloquant l'avancée des autres.
   " Puis-je vous suggérer de monter ? "
   
- Si tu insistes absolument
   On va dire qu'on va faire comme ça
   Non que la peur nous y poussât
   Mais on n'a pas de meilleur plan. "
   
Et sur ces paroles, les trois aventuriers rejoignirent promptement leurs compagnons installés dans les aiguilles du reptile, lequel décolla sans demander son reste et mit le cap vers la Citadelle des Ombres de Gorgoroth.

   
7 ) La philosophie de la Reine Noire
   

   Le lendemain, il retrouva Condeezza pour le déjeuner. A la lumière du jour, il pouvait mieux détailler son visage encore agréable, et nota l'apparition de quelques cheveux blancs serpentant parmi le jais de sa coiffure. Elle avait revêtu pour l'occasion une tenue que les négociants disent de chasse, bien qu'elle ne fut guère commode pour courir les bois. Si cette toilette était porteuse d'un message, c'était sans doute que son occupante jouissait encore pleinement de ses facultés physiques, car il était fort ajusté et mettait en valeur sa musculature. Entre la poire et le fromage eut lieu l'échange suivant :
   " Vraiment, cette forteresse est admirable. On dirait que pour un lieu donné, on pourrait toujours trouver mille chemins différents qui y mènent.
   - Remarquable en effet. Dormîtes-vous bien ?
   - Comme un bébé. En fait, j'ai passé un bon moment à méditer votre philosophie des hommes et des états, et j'avoue que je suis étonné de trouver une telle recherche. Moi qui vous croyais nihiliste et animée par le seul esprit de revanche, je découvre soudain que les racines de notre différends sont plus profondes et plus riches. Et soudain, j'eus l'espoir que parmi ces racines, nous puissions trouver en creusant suffisamment le germe enfoui d'une nouvelle compréhension.
   - Ah, mais monsieur, c'est précisément dans l'espoir de trouver un tel moyen terme que je vous ai convié ici !
   - A la bonne heure ! Allons, j'en frétille d'impatience, exposez-moi céans la suite de votre philosophie, car je ne doute pas que suite il y a. "
   Frémissante d'aise, la Reine Noire, qui n'attendait que ça, entama son discours.
   " Sachez qu'il y a dans toute société qui se respecte deux classes, qui sont d'une part les nantis, et d'autre part les gueux. Le degré de civilisation d'un état se mesure au fait que les nantis sont rares et riches, et les gueux, nombreux et pauvres.
   - C'est ce que vous m'avez exposé hier soir, oui.
   - Là où les choses se compliquent, c'est que les gueux sont nombreux, et ne partagent pas nécessairement nos visions idéalistes de la politique, il est donc malaisé de les tenir en laisse. Voici pourquoi il est nécessaire de créer une troisième classe, que nous appellerons " vilains ". Les vilains sont le licol par lequel les nantis dirigent les gueux. Ils forment une caste qui, sans se confondre avec la nôtre, n'en est pas moins autorisée à jouir d'une partie des richesses que produisent les laborieux. Oh, une partie bien maigre, évidemment, mais une partie assez substantielle pour que ces gens aient intérêt à nous obéir, à défendre notre ordre et à tenir en respect la canaille. Ces vilains, ce sont les professeurs de nos enfants, nos administrateurs, nos ingénieurs, nos artistes et artisans les plus prestigieux, quelques commerçants, et le plus important, l'armée et les collecteurs d'impôt. Est-elle dévolue au maître, la besogne de fouetter l'esclave ? Il y a des contremaîtres pour cela.
   - Je comprends.
   - Parfait. Ah, qu'il est agréable de discuter avec des gens de qualité, capables de saisir des concepts élevés sans qu'on soit obligé de rabâcher cent fois les choses les plus évidentes. Si vous saviez, mon ami, la troupe d'invraisemblables crétins qui m'entoure, vous en seriez tout... Enfin bon bref, pour en revenir à nos affaires, cette caste des vilains a pour avantage de nous éviter la fréquentation de la plèbe infâme, en contrepartie d'une gratification somme toute modique, de quelques flatteries qui ne coûtent rien, et de généralités philosophiques sur la religion, la morale, la loi, l'honneur, l'intérêt national et toutes ces sornettes qu'ils gobent avec une touchante obligeance.
   - L'un de mes maîtres d'armes m'avait soutenu, du temps de ma jeunesse, que l'honneur n'était qu'un vain mot, une faribole inventée par les seigneurs pour impressionner les serfs, et que rien de tout ceci n'avait d'utilité pratique. Souscrivez-vous à ce point de vue ?
   - Si votre maître d'armes est aussi bon bretteur que philosophe, c'est sans doute une des plus fines lames du Septentrion.
   - C'était le cas, en effet. Toutefois, une chose m'échappe. Ne craignez-vous pas qu'à force de maltraiter les gueux, ils se révoltent ?
   - Vous plaisantez, je suppose. De telles choses n'arrivent jamais.
   - J'ai en tête quelques exemples historiques de révolutions, au cours desquelles le peuple a renversé ses princes, et généralement, les a cruellement traités. La décapitation est assez prisée en ces circonstances, à ce que j'en sais, pour d'évidentes raisons symboliques.
   - Ah, mais c'est qu'il s'agit de tout autre chose. Les gueux sont à considérer comme une masse amorphe que l'on peut exploiter à loisir. Les ânes pressés de braire avec le troupeau vous soutiendront souvent qu'un homme est dangereux lorsqu'il n'a rien à perdre. Rien n'est plus faux ! Il suffit de se promener parmi les miséreux pour se rendre compte à quel point d'abattement ils sont réduits, et comme au contraire, l'idée de lutte les abandonne à mesure qu'ils s'appauvrissent. Croyez-moi, ces coquins là, on peut les pressurer et les pressurer encore, on peut les mener au bord de l'indigence, leur prendre leur toit, leur pain, leurs enfants, leur liberté, on peut même les mener à l'extinction totale par la famine et la maladie, il s'en trouvera peut-être un sur mille pour se révolter un peu. Et encore, celui-là n'est-il guère dangereux, car sans éducation, on ne peut guère mener une révolution.
   - Et pourtant...
   - Je vais vous raconter comment les choses se passent, car je l'ai beaucoup étudié. L'avidité étant un penchant naturel chez l'homme, et comme il ne se trouve rien ni personne qui puisse l'arrêter, il advient souvent parmi les civilisations les plus hautes et les plus prestigieuses que la caste dirigeante, poussée par une faim toujours plus grande de richesse, fasse l'imprudence de spolier la caste des vilains. Il est important pour un prince de bien saisir la psychologie de ces gens, et de comprendre que le principal ressort de leur caste, c'est la peur qu'ils ont tous de perdre leurs privilèges. Conserver ces petites prérogatives qui les séparent des gueux est bien souvent la seule chose qui leur tienne lieu d'ambition, et pour y parvenir, ils sont prêts à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, et c'est fort bien car c'est précisément ainsi qu'on les mène.
   - Voilà qui me semble sensé. Par exemple, j'ai cru noter que ce n'étaient pas parmi les bourgeois qu'on trouvait les plus généreux donateurs aux oeuvres de charité, mais au contraire parmi les plus riches ou parmi les plus pauvres.
   - Parfaitement observé ! Avez-vous jamais vu un de ces bourgeois donner à un pauvre en plus de ce qu'imposent les convenances sociales ? Et ils ont si peur de la ruine, ces sots, que loin d'employer utilement leur or à leurs plaisirs, voici qu'ils l'accumulent et l'entassent, comme s'ils comptaient l'emporter avec eux dans la tombe.
   - Vous me rappelez quelqu'un que j'ai bien connu jadis, et qui m'avait tenu des propos de ce genre.
   - Ce devait être une personne de bon conseil, mais vous êtes doté, il me semble, de la rare qualité qui consiste à savoir qui il est bon de fréquenter et qui il est bon d'éviter. Or donc, ces gens ont peu de choses, mais y tiennent d'autant plus. Si on leur prend ce qu'ils ont, que leur reste-t-il ? Le souvenir de ce qu'ils ont été, et c'est ça qui est dangereux. Ils deviennent alors, du jour au lendemain, ennemis mortels d'un état qu'ils chercheront maintenant à abattre, fut-ce au péril de leur vie. De tels individus sont à traquer et à éliminer de toute urgence ! Car songez que, de leur ancienne vie près des cercles du pouvoir, ils ont acquis une éducation respectable, noué des amitiés utiles, ils savent parler aux masses et ont pris l'habitude de se faire entendre et obéir des gueux, car c'était précisément ce qu'on demandait d'eux avant qu'ils ne tombent en disgrâce. Allez-y, citez moi quelques révolutionnaires fameux, vous ne trouverez dans le lot que des fils de médecin, de professeur, de notaire. Tous ces défenseurs des opprimés ont été carabins, séminaristes, étudiants en droit ou toute autre matière, pas un n'a passé sa jeunesse à gâcher le plâtre ou à pousser la charrue, pas un n'a sué une seule année aux côtés des pauvres gens qu'il prétendait libérer.
   - Diable, mais c'est pourtant vrai. Je n'y avais jamais prêté attention...
   - Et pour finir de vous convaincre, considérez simplement comment tout ceci s'est terminé à chaque fois. Citez un seul exemple d'une de ces prétendues révolutions qui aurait réussi, qui aurait créé une société nouvelle basée sur le partage, la concorde universelle, l'égalité des hommes. Allez-y, cherchez si bon vous semble, je l'ai fait avant vous et oncques n'en ai-je trouvé. Si l'affaire échoue, on retourne immédiatement à l'ordre ancien. Si elle parvient à renverser le régime, la tête des anciens nantis roule dans la poussière, certes, mais il se forme en quelques années, que dis-je, en quelques mois, une nouvelle caste de nantis issue des vilains, une nouvelle caste de vilains issue des gueux, et pour l'immense majorité des gueux, rien ne change.
   - Je crois que vous avez plutôt raison.
   - Et voici donc pourquoi il faut prendre aux pauvres, mais pas trop aux classes moyennes. Que l'on ruine épisodiquement quelques vilains, ce n'est pas trop grave, ça stimulerait même plutôt l'ardeur des autres. Mais que l'on appauvrisse d'un ensemble toute la classe, et l'on court à la catastrophe. Hélas, il arrive parfois que les circonstances rendent une telle spoliation nécessaire, les coûts d'une guerre en sont un exemple typique.
   - Mais je me doute que vous avez votre idée sur la marche à suivre dans un tel cas, n'est-ce pas ?
   - Certes, certes. Mais peut-être avez-vous deviné de quel procédé j'userai dans un tel cas.
   - Hum... voyons... Eh bien, vous me dites que dans votre conception, il existe une caste de vilains, dont il faudrait absolument s'accaparer les ressources. Mais, sans doute par souci de conserver la clarté du discours, vous n'avez soufflé mot des disparités qui peuvent s'observer dans cette classe, comme dans les autres d'ailleurs.
   - Poursuivez...
   - La caste des vilains n'étant pas homogène, le prince prévoyant aura pris soin d'entretenir ces disparités. Ainsi, lorsque le besoin s'en fera sentir, il pourra à loisir dresser tel groupe contre tel autre, et s'approprier ainsi les biens de la partie vouée aux gémonies.
   - Bravo ! Je ne l'aurais pas exposé plus clairement moi-même. Ah, je comprends maintenant pourquoi vous fûtes un si redoutable ennemi. Dresser les soldats contre les marchands, les marchands contre les prêtres, les prêtres contre les nobles, soutenir qui fait mine de gagner et voler l'autre, voici en effet le secret de ma politique. Vous raisonnez puissamment, c'est admirable.
   - Votre admiration me touche, madame. Et je ne doute pas qu'elle va s'accroître encore dans les minutes qui viennent.
   - Ah ? Vous m'intriguez, jeune homme.
   - Car vos propos fort sages m'ont grandement inspiré, mais j'avoue que leur haute teneur intellectuelle dépasse quelque peu mes capacités d'absorptions. Je vais donc me retirer dans ma tour, afin que de méditer votre philosophie, et rassurer mes amis qui doivent s'inquiéter de moi. Je vous prierai donc, madame, de bien vouloir excuser l'impolitesse d'un congé si impromptu, et de croire à ma respectueuse considération.
   - Et vous comptez sortir comment, mon ami ?
   - Téléportation.
   Et sous les yeux ébahis de la Reine Noire, Morgoth disparut.

   
8 ) La Citadelle des Ombres de Gorgoroth
   

   Sharaganz, capitale de Gunt, est renommée entre autres choses pour ses quatre portes monumentales orientées aux quatre coins cardinaux. Parmi les voyageurs qui empruntent la route du nord, principalement des bergers descendant avec leurs troupeaux ou remontant leurs bourses lourdes de l'or des mages, bien peu poursuivaient sur les lisses pavés de la large allée plus loin qu'une dizaine de lieues. Car plus on avançait en direction du septentrion, et plus la pâture se faisait pauvre, et les ronces et genêts cédaient bientôt la politesse aux amas de basalte stérile, de lave effritée et de ponces grises, dont bien souvent les poussières soulevées par les rafales de vent obscurcissaient les cieux et perdaient les voyageurs jusqu'aux tréfonds de cruelles crevasses. Ce pays avait pour nom Maleterre, nul n'avait jamais songé à en demander la raison, et il fallait une solide résolution pour progresser encore vers le nord, vers la masse toujours plus imposante de l'abominable cône noir et fumant au flanc éventré par quelque antique éruption, le titan ombrageux que déjà on devinait depuis la ville lorsque le temps était clair, et que l'on nommait sans plus de façon la Montagne de Feu. Lorsque l'on franchissait les Colonnes du Pèlerin, deux éperons rocheux verrouillant la vallée et sur lesquels on avait bâti deux fortes casemates, l'on découvrait soudain avec effroi toute l'ampleur de ce colosse né des fureurs de la terre, et à son pied, la Citadelle des Ombres de Gorgoroth paraissait une bien petite chose, comme la carapace noire et desséchée de quelque insecte mort au soleil. Pourtant, si l'on poursuivait sur la route qui y menait, on devait se rendre à l'évidence, les constructeurs de la forteresse, quels qu'ils fussent, n'avaient pas ménagé leurs efforts. Les pierres d'obsidienne dont sa structure était constituée avaient été magiquement refondus et façonnés en blocs vastes comme des granges, empilés selon des angles savants, de telle sorte que l'ensemble puisse résister aux pires séismes, et à fortiori, aux plus puissantes machines de siège. La rampe monumentale montait au terre-plein central, la cour, grande comme une ville de moyenne importance, mais pas assez étendue cependant pour que la Première Armée de Gunt s'y sente à l'aise, aussi les soldats vivants et morts, les humains, les gobelins, les nains, les elfes, les dragons, ainsi que leurs trains, armes, machines et équipages, s'étalaient-ils dans la plaine environnante. Dans la cour se dressaient nombre de bâtiments plus récents et de facture plus modeste, ainsi que ce que l'on avait coutume d'appeler la Chapelle et le Donjon, bien que la destination originelle de ces deux édifices eut été oubliée depuis la nuit des temps. La Chapelle était vaste comme une cathédrale, le Donjon était de moindre surface, mais deux fois plus haut, dressé comme un poing noir maudissant les cieux, d'où l'on pouvait voir s'agiter la soldatesque. A son sommet palpitait, vision hallucinante, un gigantesque oeil de flamme, un oeil ardent scrutant furieusement la vallée.
   Xyixiant'h décrivit une ample boucle descendante, posa son long corps sinueux sur une plate-forme située à mi-hauteur, invita ses passagers à descendre et à suivre un garde de faction jusqu'à la Salle de Guerre. Puis elle se glissa dans un trou prévu pour un dragon jusqu'à une tanière idoine, où elle put prendre sa forme d'elfe à l'abri des regards. On ne vit pas trois-cent cinquante siècles sans s'encombrer de quelques pudeurs. Elle revint, armée comme pour un tournoi, quelques minutes après que ses amis se furent installés et réchauffés au grand foyer de la pièce. Les disciples de Morgoth n'avait pas chômé lorsqu'ils avaient installé là le quartier général de leurs armées, ils avaient déployé pour lui complaire tout leur art et s'étaient échinés à donner à ce lieu un aspect des plus impressionnants. La Salle de Guerre était sans fenêtre, et seules des barres d'acier enchantées fixées au plafond et aux embrasures des larges portes illuminaient d'une clarté crue cet endroit aux murs entièrement recouverts d'un velours noir magique, une tenture conçue pour perturber toute détection par des hostiles. On voyait au mur un immense miroir rectangulaire, accroché légèrement penché vers l'avant. Un miroir tout d'argent, sans parure ni cadre aucun, et dont la particularité remarquable et visible au premier coup d'oeil n'apparaissait pourtant qu'aux observateurs les plus sagaces : rien ni personne ne se reflétait dans l'aveugle plan grisâtre. Une vingtaine de fauteuils de cuir noir, pas assez confortables pour qu'on éprouve le besoin d'y rester, encadraient une table au pourtour d'ébène de dimensions voisines de celles du miroir. La partie centrale était occupée par ce qui semblait être au premier abord une plaque de métal enfoncée d'un demi-pouce, mais s'avérait être après un examen attentif un grand réservoir de vif-argent. Quelques silhouettes s'affairaient dans l'immense salle aux multiples accès, entrant et sortant en silence, seuls ou en petits groupes, conversant en silence, par télépathie, s'arrêtant parfois un instant devant l'un nombreux dispositifs, bureaux et secrétaires disposés là dans un ordre incompréhensible. Ces moines vêtus d'austères capelines noires, dont seuls émergeaient des visages de craie, étaient les Jurateurs de Zod, les jeunes zélotes de Morgoth. Nul ne savait combien ils étaient, ni d'où ils venaient, pas même Morgoth qui, lorsqu'on l'interrogeait à ce sujet, expliquait avec un certain embarras que " Qui a le pouvoir n'a nul besoin de chercher ceux qui vont le servir, ils viennent, appelés irrésistiblement comme les fourmis par le miel. ". La nouvelle de l'enlèvement de leur maître s'était répandue parmi eux, mais malgré leur inquiétude, rien dans leur attitude ne trahissait la panique ni le relâchement. Ils étaient résolus à apporter toute leur aide à quiconque partirait défier la Reine Noire et libérer leur Seigneur.
   Trois d'entre eux étaient venus à l'appel de Xyixiant'h, deux hommes et une femme. Elle ne reconnut avec certitude aucun des trois, tant leurs visages fardés de blanc avaient tendance à se ressembler. Sans doute y avait-il parmi les Jurateurs des hiérarchies, des préséances et des prérogatives, mais ils n'en laissaient rien paraître, que ce fut dans leur comportement ou dans leur tenue. Ces trois là étaient-ils des chefs, ou bien des porte-paroles ? En tout cas, une telle question ne se posait certes pas en ce qui concernait les cinq officiers de l'armée de Gunt occupant l'un des côtés de la table. Dès son accession au commandement suprême, Morgoth avait banni les antiques fanfreluches, pompons, grelots de cuivre et autres collerettes bariolées autant que chargées de traditions (dont l'origine était le plus souvent mensongère) qui faisaient la joie des amateurs de figurines militaires, et le malheur des soldats obligés de les porter sur les champs de bataille. En lieu et place de ces grotesqueries, il avait imposé insignes de grades et d'armes rationalisés, à porter sur un uniforme gris bariolé de noir, alliant efficacité en tant que camouflage, praticité dans l'activité quotidienne du soldat et, ce point n'étant pas le moins important, intérêt esthétique, car Morgoth pensait avec quelque raison que plus un soldat s'attirera les faveurs des femmes par sa belle allure, plus il sera fier de son uniforme, et par ce truchement, de son armée et de la cause qu'il sert. Donc, dans les gradés présents à la réunion, on dénombrait trois généraux, un colonel et un capitaine. Et puis, débraillés et hirsutes, bougonnant en sirotant leurs raktajinös brûlants, nos six Compagnons du Gonfanon.
   " Et tu dis que tout ça est à Morgoth ? S'étonna Piété.
   - Et à moi, oui.
   - Comment ça se fait, s'étonna Mark, que ce jeune blanc-bec soit riche à millions alors que moi, je dors dans une cellule glaciale d'un château humide et que je passe pour efféminé si je demande une paillasse pour adoucir la planche noueuse qui me sert de lit ?
   - Bien, là n'est pas la question. Je vous ai convoqués à ce conseil afin de vous informer de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Voici cinq jours, Morgoth, qui se trouvait non loin de son village natal de Noirparlay sur Ymondïs, fut enlevé par une femme dont la description, faite par un témoin de toute confiance et ne connaissant rien de la personne en question, correspond sans équivoque à celle de notre ennemie Condeezza Gowan.
   - Fille de la Haine par sa naissance
   Triste soeur de Désespérance
   Mère de la Mort, la Reine Noire
   Le tient donc entre ses mâchoires.
   
- Tu oublies cousine germaine de Vengeance, tante par alliance de Misère, bru de Régime Sans Sel et vaguement apparentée à Transport Fluvial. "
   Clibanios expédia une phalange vers Ghibli, qui se pencha pour l'éviter.
   " Mais cessez donc vos pitreries !
   - OK, on t'écoute. Où il est détenu, le grand dadais ?
   - Hélas, nous l'ignorons. Condeezza l'a téléporté, il peut être n'importe où en ce monde ou dans un autre.
   - Je vais sûrement dire quelque chose d'idiot, hasarda Piété, mais tu nous as localisés aux quatre coins du Septentrion, peut-être pourrais-tu faire de même avec Morgoth. Tu as fait comment pour nous.
   - Ces messieurs les Jurateurs m'ont aidée avec cet appareil là, au mur. Tenez, vous, montrez leur l'affichage stratégique. "
   L'un des sorciers activa alors un mécanisme de cuivre et de bronze juste sous le grand panneau d'argent, et bientôt une brume parut se déchirer, et apparut sur toute la surface une carte complète et détaillée du Septentrion, la meilleure qu'ils virent jamais, avec ses fleuves, ses routes, ses cités, même de modeste importance, et les limites de ses états soigneusement pointillés. Six points lumineux clignotaient autour de la Gorgoroth.
   " On vous a retrouvés grâce à vos broches, celles de la Compagnie. Morgoth avait la sienne sur lui, mais Condeezza a dû la détruire, ou bien l'entreposer en un endroit où le signal ne passe pas.
   - Impressionnant, fit Mark. Et pourquoi on n'a pas ça, chez nous ? On en est encore aux cartes en parchemins...
   - C'est sans doute très suffisant contre les rats taupiers. En tout cas, toutes les tentatives de divination ont échoué, que ce soit par moi ou par les Jurateurs. C'est un problème général que nous avons en fait depuis le début de la guerre, nous n'avons jamais pu localiser la cachette de Condeezza, nous ne savons même pas de quoi elle a l'air. Durant les hostilités, j'ai sillonné tout le continent, ainsi qu'une bonne partie du continent Méridional, sans succès, sans doute son antre est-il magiquement dissimulé. Nous avons envoyé des espions, soudoyé des hommes à elle, nous n'avons jamais rien pu savoir de son refuge.
   - Donc, tu proposes quoi ?
   - Nous ignorons où se terre Condeezza, mais nous connaissons l'antre de son allié, le fielleux Markhyxas, qui doit être au courant de ce fait. Ce ver abominable a remis en état sa forteresse traditionnelle, le mont Zahardûr, qu'il occupe maintenant avec son armée personnelle de monstres et de démons. Vautré dans son lac de feu, il attend l'heure de la confrontation finale tandis que ses esclaves forgent les glaives maudits qui fondront sur les peuples libres. Il ne se doute pas encore que cette confrontation viendra bientôt. Depuis la disparition de Morgoth, la Première Armée s'assemble ici même, prête à prendre place dans les machines volantes. Les dragons ont l'écume aux lèvres, les mages ont préparé leurs invocations les plus redoutables, et quelles que soient les manigances du Drake Igné, je vous le jure mes amis, Zahardûr tombera.
   - Tu veux qu'on combatte un grand dragon, c'est ça ? Si j'avais su...
   - Non, vous n'aurez pas à combattre Markhyxas. C'est à moi qu'il revient d'occire le dernier de la lignée de Skelos et d'achever ainsi la tâche de ma vie. Vous, vous aurez bien assez à faire avec ses mignons et les pièges qu'il n'a pas manqué de nous tendre. Affichage tactique, s'il vous plait. "
   Un autre Jurateur actionna les leviers d'un panneau de bronze, et miracle, la mare de mercure au centre de la table s'agita de soubresauts désordonnés, de vaguelettes et d'ondulations, avant qu'un large bourrelet ne se soulève, et ne forme progressivement un cône, bientôt parcouru de rigoles, d'aspérités, une véritable carte en relief du mont Zahardûr et de ses environs s'étalait maintenant devant nos aventuriers ébahis.
   - Votre action aura lieu la nuit précédant l'attaque, vous aurez la responsabilité de neutraliser ces deux fortins sur la vallée de la Shennandoah, et pour ce faire, nous vous fournirons du matériel adapté. Au matin, l'armée aura contourné le massif du Krakaboram et fait un crochet par l'est, en volant bas afin de couvrir notre approche grâce aux collines que vous voyez ici. Dès la sortie de la vallée de la Shennandoah, je mènerai personnellement le groupe d'assaut aérien dans une attaque massive sur le flanc sud du volcan. Vous noterez les tours de défense ici, ici, ici aussi, et puis ces petites fortifications là, là, là un peu partout... Mais d'après nos renseignements, c'est le côté le plus le plus vulnérable.
   - Et pour cause, la seule entrée est de l'autre côté.
   - Tout à fait Monastorio, je vois que tu t'es renseigné sur le terrain. La première attaque devra être décisive et dégager toute la zone que vous voyez ici, car c'est là que nos soldats se poseront. Aussitôt, ils commenceront à monter les arbalètes à répétition afin d'établir un périmètre de défense efficace, puis les sapeurs assembleront une arme secrète, la Foreuse, qui creusera un orifice à cet endroit précis de la montagne. C'est exactement ici, d'après les travaux de l'aventurier-topographe Cogel Benetch, que passe un large couloir circulaire dans les fondements de ce dédale souterrain, et qui effleure presque à la surface. Nous allons, messieurs, creuser une deuxième entrée. Une fois que ce sera fait, vous donnez l'assaut final. A ce stade, Markhyxas se sera réveillé, et je serai probablement très occupée à le combattre. N'oubliez pas que notre objectif n'est pas de piller le trésor du dragon, même si c'est un à-côté agréable. Je vous prierai donc d'agir avec circonspection en matière de saccage et de sortilèges destructeurs, ce que nous cherchons est peut-être consigné dans des documents fragiles.
   - Et vous cherchez quoi au juste ? S'enquit Morgoth.
   - L'endroit où tu es détenu.
   - Oh.
   - Morgoth ? Mais qu'est-ce que tu fais là ?
   - Ben, c'est chez moi.
   - Ton frère m'avait dit que Condeezza t'avait capturé.
   - Il n'est de meilleure compagnie qui ne se quitte, je me suis évadé.
   - Superbe ! Ah, que je suis contente de te revoir.
   - Et moi donc. Et vous aussi, mes amis, quelle joie.
   - Bon, j'aime mieux ça, je n'aime pas la violence. Je vais faire décommander les préparatifs.
   - Euh... non, laisse ça en place, on ne sait jamais.
   - Hm ?
   - Je t'expliquerai. Eh, mais vous n'avez pas changé, mes vieux compagnons. Alors Clibanios, toujours aussi maigre ? Et toi Monastorio, tu ne sais toujours pas te battre ? Ah, Piété... tiens, tu as quelque chose de changé on dirait. C'est la coupe, c'est ça ? Ou alors tu avais des lunettes...
   - C'est sûrement les bras. J'en ai quatre maintenant.
   - Sapristi, mais tu as raison, tu as bien quatre bras.
   - C'est une longue histoire.
   - Que j'ai hâte d'entendre. Ah là là, comme on en a des choses à se raconter... "

   
9 ) Nostalgie d'une époque révolue
   

   Ben moi, j'ai le souvenir d'un âge d'or, de ma jeunesse insouciante dans un univers merveilleux. Par exemple, certains jours, c'était fête, on mangeait des paupiettes ! C'était délicieux, ces petits bouts de viande rigolos qui sentaient bon le jus des carottes, c'était un vrai délice. Et le plaisir commençait quand, prenant son couteau, on découpait le fil à rôti dont le charcutier avait amoureusement enlacé l'objet rondouillard, pour en dévoiler à nos papilles ravies les saveurs porcines.
   Voilà hélas un plaisir dont seront à jamais privées les jeunes générations.
   Car voici qu'un jour, un malfaisant arriva, sans doute inspiré par quelque dogme productiviste yanqui et par le goût de la paresse commun à cette génération perdue, et appliqua à notre grasse ambroisie un néfaste procédé de son invention. Il substitua, l'immonde individu, à la bonne et honnête ficelle à rôti de nos grands-mères un fatal élastique. Comme ça, sans concertation préalable, dans l'opacité sournoise commune à toutes les scélératesses. Et le triste résultat de cette entreprise navrante, le voici : des légions de pauvres gourmets s'escrimant à défaire un élastique rétif, dénaturant et désintégrant la malheureuse paupiette, et projetant à des lieues alentour une pluie ininterrompue de petits morceaux gras et de taches maculant la moquette et les vêtements.
   A quoi sert-il de mettre au monde des enfants si c'est pour qu'ils vivent dans une société pareille, où le plus innocent des mets devient un ennemi contre lequel il faut se battre ? C'est ça, le progrès ? Monde pourri, je te hais ! Maudit sois-tu, inventeur de l'élastique à paupiette, maudit sois-tu, profiteur immonde, jouis donc pendant qu'il est encore temps des millions que t'ont rapportés tes crimes abominables, mais sache que dans aucun paradis fiscal, dans aucune île des Caraïbes, sur aucune plage peuplée de catins créoles, tu ne pourras profiter en paix des fruits de tes viles trouvailles. Je te retrouverai, ordure, et où que tu sois, tu paieras, sois-en sûr !

   
10 ) Le funeste banquet
   

   Morgoth donna quelques ordres à ses officiers et féaux, qui allèrent rassurer leurs troupes respectives, puis passa dans un salon plus intime avec ses compagnons, où ils devisèrent gaiement de choses et d'autres en attendant que soit prêt le grand dîner qu'il avait préparé pour fêter les retrouvailles. Morgoth, vous l'avez peut-être noté à certains moments de mon récit, n'était pas exempt d'une certaine vanité, aussi se mit-il en devoir de narrer par le menu, en tenant cependant certains détails dans l'ombre, les circonstances de sa détention et de son évasion, afin de faire admirer son astuce par ses pairs.
   " Mais alors, tu as découvert la citadelle de Condeezza ! C'est merveilleux, on va pouvoir passer à l'attaque.
   - Hélas, ma douce mie, si je puis te faire un plan succinct de l'édifice et te décrire les forces que j'y ai vûtes, je serai bien en peine de préciser où j'étais. J'ai utilisé un sortilège de rappel que j'avais préparé au cas où, mais si je connaissais mon point de chute, j'ignore tout de mon point de départ.
   - Ah, c'est rageant !
   - Toutefois, ma visite n'a pas été totalement improductive, car j'ai découvert un fait très intéressant pour notre entreprise. Vous ne savez pas ce qu'elle m'a proposé la mère Gowan ? Pour vous dire, j'ai failli avaler mon petit four au caviar quand j'ai entendu ça, elle est quand même gonflée. Elle m'a proposé une alliance ! Elle voulait faire la paix, dites donc.
   - Oh ? S'étouffa Piété. Et tu as répondu...
   - Rien. Je me suis échappé.
   - Bien vu.
   - En tout cas, ça nous apprend une chose intéressante, c'est qu'elle est dans une situation impossible.
   - Comment ça ?
   - Mais rendez-vous compte, mes amis, qu'elle en est réduite à me demander mon aide, à moi ! Il faut quand même être désespéré pour en arriver là. Nous avons porté des coups très dur à ses armées ces dernières années, mais plus grave, nous avons aussi sapé son prestige. Lorsque j'étais dans son palais, j'ai vu clairement que si ses quartiers et les miens étaient parfaitement entretenus, on ne pouvait pas en dire autant des armes de ses soldats, ni de leur discipline, j'ai même trouvé ces hommes bien peu nombreux pour une telle forteresse. J'ai noté du relâchement dans ma garde, dont j'ai profité du reste. Croyez-moi, elle est actuellement bien affaiblie.
   - Ne pourrait-ce être une comédie qu'elle aurait joué à ton intention ? Faire croire à sa faiblesse...
   - Possible, car elle est maîtresse dans l'art du mensonge. Mais si elle avait été si forte, quel besoin aurait-elle eu de me garder en vie ? Elle avait les moyens de m'écraser comme un insecte, et elle n'en a rien fait, c'est qu'elle voulait quelque chose de moi.
   - Tu as peut-être raison.
   - Ben je veux que j'ai raison. Moyennant quoi, c'est bon pour nous, ça. Et donc, enfin libre, puissant mais généreux, je m'en revenais... Oui ? Biniou poilu, mais c'est quoi ce raffut ?
   - Messire, messire... Venez, c'est une tragédie ! "
   Un Jurateur visiblement fort secoué par quelque nouvelle, venait de faire irruption avec une rare inconvenance, bousculant sur son passage deux gardes et un guéridon.
   " Que se passe-t-il donc ? S'enquit le sorcier en suivant son émotif féal.
   - Dans la cour... il est apparu... nous l'avons mené à l'intérieur, mais... toute la garnison l'a vu... la troupe, elle s'agitent déjà...
   - Calmez-vous, et expliquez-moi ce dont il s'agit.
   - Il était... Oh, par les dieux, nos ennemis sont réellement de sombres barbares, cela ne finira jamais... "
   Il énuméra une suite d'imprécations abominables à la face de la Reine Noire, sans pour autant que son discours n'en devienne plus clair, et Morgoth, ainsi que ses amis qui étaient aussi curieux que lui de comprendre, descendirent à sa suite d'escalier en corridor jusque dans les dortoirs de la tour. Puis ils pénétrèrent en trombe dans une chambrée, et comprirent vite ce qui chagrinait tant le magicien. Là, entouré de Jurateurs et de divers gardes catastrophés et affairés, sur un modeste lit, gisait plus mort que vif le vieil Athanazagorias Dumblefoot, légitime Magiocrate de Gunt.
   
   La respiration saccadée du vieil homme était pénible à entendre, mais point autant que ses toux sanglanteS. Sans pitié pour son grand âge, on avait fait subir à son corps chenu maint sévices que le souci d'épargner mes lecteurs m'interdit de détailler ici. La face tuméfiée du grand homme n'était que vestige, et ses membres jamais plus ne lui seraient utiles, et pourtant, il semblait s'accrocher à la vie, mû par une inexplicable volonté.
   " Maître !
   - Morgoth ! J'entends ta voix, mon enfant... J'ai réussi alors, j'ai réussi... mon dernier sortilège...
   - Maître, ne vous épuisez pas...
   - Mon temps... il s'achève ici. Un usurpateur... à Sharaganz, il a pris... ma place. L'ennemi... le royaume... aux mains de l'ennemi.
   - Un usurpateur ?
   - Un mage, il a mon apparence... j'ignore qui, tu dois... oh... abats le mal, Morgoth, tu dois abattre le mal...
   - Prendre Sharaganz, prendre Gunt !
   - Oui, c'est à ton tour... Sois Magiocrate...
   - Maître !
   Et c'est ainsi que, dans les bras de son disciple, s'éteignit le plus grand des mages du Septentrion. Et, levant son poing au ciel, devant ses compagnons, ses fidèles et tous les soldats qui s'étaient assemblés, Morgoth invoqua le nom de Nyshra, et jura de n'avoir de repos tant que le sang des assassins n'aurait pas coulé sur ses mains.

   
11 ) Le Démon et la Furie
   

   Le mage ordonna que l'on porte la dépouille mortelle du souverain dans la chapelle de Hazam, dans les hauteurs de la tour, sous le Dai de Stase qui préserverait son corps jusqu'à ce qu'on ai le temps de faire à ce grand homme des obsèques dignes de lui, et insista pour qu'il y fut mis sous bonne garde et veillé par de fidèles soldats. Il revêtit la pourpre en signe de deuil, puis, grave et fort affecté, il réunit ses amis autour de lui et leur parla en ces termes :
   " L'heure est sombre, mais il n'est pas temps de se perdre en lamentations. Comme vous le voyez, le malin trame ses complots criminels pour abattre les hommes de bien. Par quelque heureuse providence, nous voici avertis avant qu'il ne nous frappe, et c'est pourquoi il nous faut agir vite. Ces dernières semaines, j'avais reçu trois lettres, trois convocations du Magiocrate, de plus en plus insistantes. A chaque fois, il était fait mention de cet anneau qui est en ma possession et qui, rassemblé avec les huit autres, formerait à nouveau l'Anneau d'Anéantissement. Et dans les mois qui ont précédé, j'avais aidé le Magiocrate, ou du moins celui que je considérais comme tel, à concevoir de puissantes mécaniques destinées, selon lui, à briser définitivement le pouvoir de cet anneau, mais dont je comprends maintenant qu'elles ne lui serviront qu'à le contrôler. J'ignore qui est cet usurpateur à Sharaganz, et plus grave, j'ignore qui il sert.
   - Pardi, il sert la truie et son lézard !
   - Pas nécessairement, Ghibli. Souviens-toi de la prophétie, trois pouvoirs convoitent l'Anneau : il y a effectivement Condeezza et Markhyxas, qui servent Naong, le dieu de la Tyrannie. Mais il y a aussi, à ce qu'on en sait, les séides de Nyshra, déesse de la vengeance, ainsi que ce mystérieux démon. Or de ces deux partis, nous ne savons rien. Il serait tragique, alors que le péril menace, de perdre notre temps à courir après le mauvais ennemi. Il est urgent d'en apprendre plus sur ces forces qui manoeuvrent.
   - Je les avais oubliés, ces cocos-là.
   - Il ne faut pas négliger l'hypothèse selon laquelle les séides de Naong ne seraient qu'un leurre qu'on nous présente pour dissimuler la nature du véritable ennemi de notre époque, il se peut que notre haine commune de la Reine Noire soit utilisée comme un écran de fumée destiné à nous abuser. Voici pourquoi je propose que l'on se renseigne à propos de ces deux factions contre lesquelles on nous a prévenus. Il faudra quatre jours pour que mes capitaines rassemblent l'armée et l'organise en ordre de bataille, puis nous marcherons sur Sharaganz et déposerons l'usurpateur. D'ici là, nous aurons peut-être le temps de découvrir d'éventuels complots.
   - Ta sagesse est impressionnante, Morgoth, tu es devenu un grand chef de guerre.
   - Personne par la guerre ne devient grand, Monastorio. Dis-moi, toi qui es à l'origine de notre quête, as-tu appris quelque chose à propos de ce démon, ces dernières années ?
   - Rien, je le crains. Moi et Piété avons sillonné le monde, cherchant à accumuler la puissance afin d'avoir quelque chance contre la Reine Noire, et nous nous sommes peu occupés des autres éléments de la prophétie. Oh, mais j'y songe, il y a bien une chose...
   - Oui ?
   - Il est venu à mes oreilles, et je le tiens de source assez sûre, que Marakther, le précédent usurpateur de Gunt, avait lui aussi grand peur de ce démon de la légende. Il cherchait à le débusquer, c'en était devenu son obsession, et on m'a soutenu que l'oeil de Bronze, le monstrueux artefact qu'il avait fait construire au sommet de sa tour, avait pour principal objet de localiser ce démon, quel que fut son déguisement, sa cachette ou la distance qu'il aurait pu mettre entre lui et le royaume de Gunt.
   - C'est bien possible en effet, reprit Morgoth. Les plans de l'oeil on été perdus dans la chute de Marakhter, mais les notes qu'il avait prises à ce sujet, bien que nébuleuses, s'éclairent maintenant. Cet oeil de Bronze pouvait voir par-delà l'espace, mais aussi, dans une certaine mesure, à travers le temps. Bien des perfectionnement pour quérir un vague démon, qui de toute façon aurait été facilement localisable avec des moyens magiques ordinaires.
   - Comment cela ?
   - Les démons, ordinairement, ne visitent pas la terre mortelle. Je ne parle pas ici des démonicules inférieurs de la géhenne, mais des véritables démons. Ils se projettent chez nous en ectoplasmes, agissent par le truchement d'objets maudits, d'idoles païennes, ou bien possèdent des êtres à l'esprit faible, mais il est bien rare qu'ils s'aventurent en toute incarnation dans notre monde, où ils sont vulnérables et mal à leur aise. Or, pour tant effrayer un sorcier tel que Marakhter, il ne pouvait s'agir que de cela, précisément, un démon pleinement incarné marchant de par le monde.
   - Eh bien ?
   - Eh bien, un tel démon est un puits de pouvoirs mystiques, un gouffre de malévolence. Tout lui est possible, corrompre les plus honnêtes des hommes, abattre les citadelles, briser les guerriers fer-vêtus comme fétus de paille, ruiner les royaumes entiers, mener des peuples à la mort. Tout lui est possible donc, à part passer inaperçu. Un tel pouvoir est impossible à dissimuler à un sorcier moyennement compétent, alors songez, si l'oeil de Bronze le recherchait...
   - Tu dis bien que le pouvoir est impossible à dissimuler ?
   - Mais oui, ma chérie.
   - Le pouvoir, mais pas le démon lui-même. Peut-être que ce pouvoir, le démon s'en est justement débarrassé ?
   - Comment cela ?
   - Eh bien, il se sera fait déposséder de ses pouvoirs démoniaques par quelque moyen, et ainsi, aura pu vaquer à ses occupations en toute sécurité, sans rien révéler de sa nature.
   - Mais quel genre d'être se mutilerait de la sorte ?
   - Je me suis moi-même retrouvée dans cette situation jadis. Craignant la mort que me réservait ma métamorphose, je me suis adressé à un sorcier puissant pour qu'il me prive de ma puissance de dragon, en partie, et me ramène à un stade plus juvénile. L'histoire a mal tourné, quelque chose n'a pas fonctionné dans son mécanisme, le sorcier a connu un sort pire que la mort, et moi-même, j'ai sombré dans la léthargie dont vous m'avez sortie, s'il vous en souvient.
   - C'était donc ça !
   - Je n'en suis pas spécialement fière, et je vous prierai de ne plus me rappeler cet épisode. Mais pour en revenir à notre affaire, je comprends fort bien que, traqué par les zélotes de Naong, ce démon ai cru judicieux de faire ce sacrifice. Le désespoir et l'appréhension d'une issue fatale peuvent conduire à de telles extrémités. Mais pour ce que tu m'en as dit, Marakhter a finalement été plus malin, car si l'oeil pouvait réellement voir dans le passé, alors il pouvait voir le démon sans fard, tel qu'il était à l'origine.
   - Mais bien sûr ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt, c'est évident...
   - Quoi qu'il en soit, l'oeil a été brisé voici des années, et nous n'avons pas le temps d'en construire un autre. Pour répondre à la question que vous vous posez, le truc qui brille au-dessus de la tour, c'est du toc, c'est Monsieur Morgoth qui a eu l'idée de mettre ça là parce que c'est à la mode, ça fait " Grand Nécromant ".
   - Mais on peut supposer que cette créature n'a pas perdu ses pouvoirs comme ça, en claquant des doigts. Puisque tu sembles avoir étudié la question, comment une créature d'un grand pouvoir pourrait-elle se retrouver diminuée sans pour autant courir de danger ?
   - Sans danger c'est impossible, une telle entreprise est nécessairement très risquée. L'utilisation des machines magiques n'est pas une bonne solution, comme je puis en témoigner, et faire la chose soi-même est hors de question car, si le début du processus est aisé, la fin est fort hasardeuse, puisque l'on ne dispose plus des facultés qui vous permettent de corriger le tir en cas de problème. Je pense avec le recul que la meilleure façon de procéder serait de passer un pacte avec une créature susceptible de capturer l'essence vitale d'autres créatures, telles que liches, vampires, fantômes, ténébreux...
   - Tu dis... vampires...
   - Certes, c'est bien connu que les vampires aspirent l'énergie vitale avec le sang de leurs victimes. Mais c'est vrai que je parle à quelqu'un qui n'a jamais eu son examen de nécromancie.
   - J'AI EU mon examen de nécromancie, et pour ta gouverne, je fais autorité en la matière dans tout le Septentrion. Anyway, ce n'est pas le sujet du jour. Que deviendrait un vampire qui absorberait l'énergie d'un démon ?
   - Un puissant perso...
   - Ah, tu commences à comprendre.
   - Nostro. Le Comte Nostro... Il avait sucé le sang d'un démon, nous avait-il dit ! Un démon consentant, qui plus est, et il avait acquis des pouvoirs considérables. Nous tenons notre homme.
   - Bien, il ne reste plus qu'à le retrouver. Le vampire étant généralement sédentaire, il doit encore être à Baentcher. Voici une affaire qui se présente bien du côté du démon, reste donc Nyshra et pour elle, j'ai une piste. On m'a parlé d'un grand prêtre de cette Déesse, un personnage trouble et entouré de mystère. Si quelqu'un peut m'éclairer sur les véritables buts de la Vengeresse, c'est bien lui. Nul ne le connaît bien sûr, mais j'ai une piste, je crois, je vais donc aller le rechercher moi-même. Piété et Monastorio, vous plaira-t-il d'être mon escorte ? Un sorcier isolé, vous le savez, c'est...
   - Oui, c'est peu avisé. Nous t'accompagnerons.
   - Bien, et les autres, Xy vous mènera d'un coup d'aile jusqu'à la Cité Rouge, tâchez d'être discrets et rapides. J'ai besoin de renseignements, je ne veux pas me faire de ce vampire un ennemi, j'en ai ma ration de cette engeance-là, alors tâchez d'user de courtoisie et de diplomatie.
   - Ouais, courtoisie, diplomatie... fit Ghibli en soupesant sa hache.
   
   Les préparatifs de l'expédition furent rapides. L'aube ne pointait pas encore lorsque le grand dragon prit son envol vers le levant, salué par son époux et ses deux amis, assemblés sur la terrasse. Puis ils rentrèrent sans demander leur reste, car il faisait frais et humide.
   " Au fait, vous ne m'avez pas raconté vos aventures. D'où te viennent ces quatre bras, Piété ?
   - Nous cherchions l'heptagramme d'Elabinnac, dont nous avions deux parties. Lorsque Xy nous a trouvés, nous venions de mettre la main sur la septième pierre du pourtour. Je crois que c'est à la quatrième que mes bras surnuméraires ont poussé, ce qui est bien pratique pour se battre.
   - Tu m'étonnes, fit Morgoth, qui fouillait dans un tiroir. Et il manque la pierre centrale non ?
   - C'est vrai, mais avec les sept du pourtour, je suis déjà bien puissant. Et puis, on a vaguement une piste pour la pierre centrale du pectoral, mais bon... Au fait, en parlant de piste, pour le grand prêtre de Nyshra...
   - Où ai-je foutu cet anneau... Ah, le voici. Oui, j'ai entendu parler d'une sorte d'ordre guerrier au service de Nyshra... Ah, mes bons amis, vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureux de vous avoir retrouvés. "
   Et Morgoth, ayant chaussé son anneau, donna une virile accolade à ses deux compagnons.
   " Vous prendrez bien un verre ? Oui, j'ai découvert - et ça m'a coûté des sous du reste - que depuis des temps immémoriaux, une sorte d'ordre de chevalerie bizarrement perverti protégeait les intérêts de cette sombre déesse. Je dis une sorte d'ordre car depuis des éons, ils ne sont jamais que deux en même temps : le maître et l'apprenti en général. Jamais plus. Ça évite bien des trahisons, mais on ne m'ôtera pas de l'idée que deux, c'est bien peu contre les légions de Naong. Toujours est-il que ce sont les hommes-liges du grand prêtre, et qu'il me suffira de mettre la main sur eux - ah tiens, je viens de faire un bon mot - pour qu'ils me conduisent à leur supérieur.
   - Ah tiens ? Et comment les trouverons-nous ?
   - Avec un peu d'astuce.
   - Tiens, c'est bizarre, je suis collé par terre. Eh mais, je ne... Tiens, Morgoth, c'est marrant, je suis collé.
   - Moi aussi, fit Monastorio.
   - Eh oui, vous êtes collés. Vous êtes même paralysés. "
   Le visage du nécromant se dépouilla soudain de toute trace de camaraderie, et les deux hommes réalisèrent soudain, car ils l'avaient oublié, que l'homme drapé de rouge en face d'eux était désormais le plus puissant sorcier du Septentrion. A son doigt brillait l'anneau vert, fragment d'une malédiction plus ancienne que l'humanité elle-même.
   " Au nom de notre vieille amitié, ne me forcez pas à être désagréable. Conduisez-moi à votre maître. "

   
12 ) Les tréfonds de la Cité Rouge
   

   " Eh bien, on en est finalement venu à bout, de ces goules. N'avez-vous pas d'émouvants souvenirs de ces lieux, mes amis ?
   - Ouais, sans doute, bougonna Ghibli, essuyant sa hache contre les hardes d'un trépassé défunt.
   - Regardez, voici la grande salle où on avait trouvé le dragon Thklyx'haz.
   - Quel grand nigaud, ce dragon, tout de même. C'était le bon temps... approuva Mark avec quelque trace d'émotion dans la voix. Il songeait qu'à l'époque, Vertu était encore parmi eux.
   - Il est vrai. Savez-vous qu'il nous a aidés lors de la guerre de Gunt ? Bien, trêve de billevesées, continuons. Oui Ghibli ? Je te sens bougon...
   - Si on veut. Je me disais juste, comment ça se fait que ce soit toi le chef ? Donne moi juste une bonne raison de t'obéir...
   - Oh, eh bien, disons que je te laisse choisir entre " droit d'aînesse ", " plus haut niveau ", " score en sagesse ", " c'est moi la femme de Morgoth " et " c'est pas malin de contrarier un dragon ".
   - Moi j'demandais ça, c'était juste par curiosité.
   - Bien, poursuivons. C'est par là, si je me souviens. Voyez, rien n'a changé depuis notre passage. "
   Effectivement, les barreaux tordus de la grille qui barrait le couloir obscur et putride menant à l'antre de Nostro n'avaient pas été changés, et gisaient toujours tordus en tous sens, comme si le dragon Thklyx'haz les avait pliés la veille. Le sol et les parois du passage étaient saturés d'humidité, gluants de boue et de champignons. Avec un certain déplaisir, ils progressèrent jusqu'au complexe souterrain qui avait servi de tanière à tout un peuple de vampires. Mais il y avait longtemps qu'ils avaient déguerpi. Ils en explorèrent méthodiquement chacune des pièces, en quête de quelque indice, mais manifestement, tout ce qui avait une quelconque valeur avait été retiré du repaire depuis longtemps. A mesure que le temps passait, le moral baissait.
   " Hum... Bien, je suppose qu'ils ont dû partir quelque part.
   - Quelque part ou en poussière.
   - Ils étaient nombreux, bien organisés et puissants, je doute que ces vampires aient pu disparaître comme ça... Cherchons mieux. Eh bien, Mark, que fais-tu ?
   - Chut, taisez-vous. "
   C'est que le Chevalier Noir se livrait à un drôle de manège, collé contre le mur de tout son corps, la tête sur le côté, les yeux clos. Il resta ainsi une bonne demi-minute, puis s'éloigna, fit dix pas, puis recommença contre un autre mur, et encore un autre, et puis encore un autre.
   " Pauvre gars, dit Ghibli, dire que je l'ai connu à l'époque où il faisait peur à tout l'Occident... Tss, pauvre gars, vraiment...
   - Qu'est-ce qu'il fait ?
   - Je suppose qu'il a sombré dans la géosexualité.
   - Eh ?
   - C'est la curieuse manie de ceux qui sont excités par le contact de la terre. N'est-ce pas lamentable, ces répugnantes faiblesses humaines ? J'ai entendu parler d'une tribu singulière vivant dans les lointaines contrées du continent méridional, et dont les hommes ont la curieuse coutume, lorsque vient la saison des pluies, d'aller dans les collines creuser chacun un trou avec un bâton, de s'allonger par terre...
   - Oui, j'imagine...
   - ...pour que les moissons soient plus propices. C'est crétin hein ? Ah, que je suis fier d'être un nain.
   - Je croyais que précisément, vous autres étiez amoureux de la pierre et du monde du dessous ?
   - C'est des conneries qu'on raconte aux touristes. C'est comme les elfes et les arbres.
   - Ghibli, tu es un nain niais et ignorant, expliqua Mark en se décrottant. Je fais ce que m'ont appris des années de lutte contre un ennemi sournois et rampant : le rat taupier. J'écoute la terre, car elle a des choses à dire. En particulier sur les gens qui vivent dessous.
   - Que veux-tu dire ?
   - Il y a des bruits, des signes d'activité à environ trois mètres, comme des pas, des bruits de conversation. Voyez cette portion de mur curieusement étayée, là, ne dirait-on pas un ancien passage muré ? Je crois bien me souvenir qu'il y avait là, lors de notre dernier passage, une tenture pour cacher... qui sait, un couloir ?
   - Un passage secret ?
   - Sûrement. "
   
   Ils surprirent la gent vampirique fort affairée à quelque obscure conjuration des esprits du dessous, conjuration dont l'objet s'expliqua à mesure que nos amis découvraient la scène désolante devant leurs yeux. Il y avait, dans une modeste crypte entourée d'arches gothiques aux tentures arachnéennes, un tombeau de pierre fort large, autour duquel les morts-vivants avaient assemblé quatre chaises, et sur la surface sacrée consacrée à honorer le souvenir de quelque noble et puissant personnage de jadis, eh bien, ils tapaient le carton, les vampires. Il y avait là le fantasque Comte Nostro, immédiatement reconnaissable à sa crinière peroxydée, sa folle compagne Trucida, et deux de leurs semblables qui complétaient la partie. Trois autres, dans le fond, se mouvaient avec langueur, gardant sans doute la banque, constituée de trois tonneaux pleins de succulents chatons. Pour autant qu'un mort-vivant puisse paraître maladif, ils l'étaient. Ils semblés plus agacés que réellement furieux, c'était bon signe.
   " Quoi ? Encore vous ?
   - Mes salutations, Comte Nostro. C'est bien arrangé ici... C'est madame qui...
   - Ouais, c'est ça. Je suppose que ce n'est pas Condeezza Gowan qui vous envoie, ce qui me soulagerait plutôt, alors qu'est-ce que vous venez faire chez moi ?
   - Oui, trêve de politesses, vous avez raison. Voici quelques années, nous avions fait affaire, s'il vous en souvient.
   - Tout à fait. Je suis mort, pas sénile.
   - Et donc, à cette époque, nous avions discuté à bâtons rompus, et vous aviez évoqué l'origine de vos grands pouvoirs. Il me semble que vous parliez d'une puissante créature dont vous aviez sucé le sang.
   - Oui, un démon.
   - Pourriez-vous me rappeler les circonstances exactes ?
   - Il n'y a pas grand chose à en dire (là, le vampire s'assit sur le tombeau et alluma sa pipe). Je prenais mon repos diurne dans le sépulcre que j'occupais alors, comme tout honnête vampire qui se respecte, lorsque je fus réveillé par cette créature, visiblement très pressée, qui m'enjoint de lui soutirer quelques litres. Elle m'a promis que...
   - Elle ?
   - Oui, elle, c'était une femme, plus ou moins. Or donc, la voici qui me fait cette demande avec une certaine insistance. Insistance appuyée par deux golems de chair assez balèzes. Par ailleurs, elle me fit savoir qu'elle avait enlevé ma douce Trucida, et que si je n'accédais pas à sa requête, ou si je la tuais, celle-ci se ferait pieuter par des séides à ses ordres. Bien sûr, comme je suis un gentleman, je me suis exécuté.
   - Et alors ?
   - C'est pendant que je buvais son sang que je me suis aperçu de sa nature profonde. Il s'agissait, mes bons amis, d'un véritable démon succube !
   - Aïe... C'est que ça ne fait pas nos affaires ça. Un démon Baatezbub, Ernyguth ou Galgahal, ça se remarque de loin, mais l'engeance des filles de Lilith peut se dissimuler sans peine. Les succubes sont puissantes au combat, mais savent aussi se fondre parmi les hommes, s'attirer leurs faveurs en jouant de leurs charmes vénéneux, échanger les illusions de la volupté contre le pouvoir et l'or.
   - Oui, enfin je suppose qu'il y a des individualités chez les succubes comme ailleurs. Parce que question charmes vénéneux...
   - Qu'est-ce que vous voulez dire ?
   - Ben, j'ai un peu voyagé, et j'ai constaté que les canons de la beauté variaient singulièrement d'un pays à l'autre. Par exemple, en Zind, si vous êtes un petit gros moustachu, les filles vous courront après. Au pays de Sabong, les femmes doivent subir toutes sortes de mutilations effroyables et de cruels transpercements pour avoir une chance de séduire. J'ai même entendu parler d'une lointaine et barbare contrée d'au-delà des mers, où une jeune fille ne pourra en aucun cas espérer trouver un mari tant qu'elle ne se sera pas glissé des sortes d'abominables méduses entre la cage thoracique et la glande mammaire, dans un but que j'ignore, c'est sans doute rituel.
   - Quel rapport avec la succube ?
   - Ben, il y a sûrement un pays ou les demi-portions et les planches à pain sont recherchées, mais c'est un pays trop lointain pour que j'en ai entendu parler.
   - Elle avait un aspect singulier ?
   - Elle avait un aspect assez banal pour un être ordinaire, mais selon les critères succubiens, je suppose qu'elle était particulièrement extravagante. Elle avait des cheveux rouges en désordre...
   - Attendez une seconde... N'était-elle pas affligée de myopie ?
   - C'est en effet ce que je me suis dit lorsque je l'ai vue s'adresser avec sécheresse à mon porte-manteau.
   - Et elle vous a laissé un nom ?
   - Je me souviens qu'un des golems, croyant que j'étais trop loin pour l'entendre, l'avait appelée maîtresse Zboob, ou quelque chose comme ça. "
   Xyixiant'h lança un regard consterné à Mark, lui-même atterré. Elle avait pourtant senti la nature démoniaque...
   " Vous auriez une idée d'où elle peut se trouver, maintenant ?
   - Comment le saurais-je ? ça remonte à un bail, elle ne m'a pas laissé son portable... Oh, mais Trucida, qu'as-tu donc ? Quelle est cette langueur qui te prend soudain ? "
   Dans un petit gémissement s'était effondrée la compagne du vampire, toute droite au milieu des plis de sa robe. Mais elle parvint à réciter, comme en transe :
   
   " Vers le Sud a vogué le démon, puis a fui
   Sur une île, dans le port de deux fleuves arrosé
   Vivant dans la quiétude jusqu'à aujourd'hui
   Et pourtant, dès demain, tout sera arasé.
   
   C'est ainsi qu'elle arrive, douceur et désespoir
   Au coeur de la cité la plus cosmopolite,
   Elle aura un matin, et elle aura un soir,
   Avant d'être détruite, demain, par Lilith. "
   

   Lilith
   Lilith
   Lilith
   Et ce nom résonna longtemps dans leurs têtes.
   Tous dans la crypte savaient de quoi il retournait.
   Et d'un seul coup, la redoutable Condeezza devenait une gêne mineure.
   Les cruelles et millénaires vendettas de Nyshra et de Naong prenaient un air de querelle d'écolier.
   Lilith
   " Si on s'la tape, c'est epic level handbook pour tout le monde ! "

   
13 ) Le Vizir
   

   Comme chaque matin, les petits marchands de primeurs et d'épices de la rue de la Pitié installaient leurs modestes étals, tâchant de ne point trop déclencher l'ire des habitants du quartier en les réveillant de si bon matin par leurs déchargements et transbahutages. C'était une petite rue sans histoire, montant du ravin du Khantri jusqu'à la Grand-Rue, et fréquentée par le petit peuple industrieux de Banvars, et le seul luxe qu'on y avait était la vue sur le Palais, dont la blanche et majestueuse silhouette dominait les environs.
   Le vent se leva. Ce qui n'avait rien de rare, le quartier était venteux. Mais le vent persista et forcit, et en quelques instants, une tornade se forma, qui se teinta vite de pourpre et de noir. Lorsqu'elle se dissipa, trois hommes étaient apparus. L'un était habillé de rouge, un mage en robe, frémissant de puissance. Deux guerriers l'escortaient, le plus vieux portait un lourd et long bâton, l'autre avait quatre bras, tous parfaitement sains, musclés et fonctionnels. Ils remontèrent la rue, sans un regard pour les marchands qui n'osèrent bouger une oreille. Ils n'avaient pas réellement peur, d'ailleurs. Quelque chose leur disait que ces hommes ne vivaient pas au même niveau qu'eux, que leurs ambitions dépassaient la compréhension des hommes normaux. Ils avaient plutôt raison.
   Morgoth et ses deux compagnons remontèrent donc la rue jusqu'à la citadelle sans s'arrêter. Les deux guerriers avaient recouvré leur mobilité et leur libre arbitre, ils se trouvaient juste derrière Morgoth, qui ouvrait la marche d'un pas décidé. Qu'est-ce qui les retenait de l'abattre d'un coup d'épée avait qu'il n'arrive à ses fins ? Sans doute l'assurance du jeune sorcier. Il ne pouvait leur montrer son dos sans avoir prévu quelque mortel sortilège de protection et de contre-attaque, n'est-ce pas ? Ou alors il bluffait... Bah, on verrait bien. De toute les façons, il était plus prudent d'affronter le sorcier rouge en compagnie du Grand-Prêtre, sur son terrain.
   " Qui va là, gentilshommes ? "
   Morgoth fit un geste négligent de la main, sans prendre la peine de s'arrêter. Les deux gardes s'effondrèrent en silence devant les guérites du Palais. Ils traversèrent calmement la cour, entrèrent dans le Grand Vestibule. Un immense escalier de marbre à trois étages, une merveille d'architecture, menait à la Salle du Trône des rois de Misène. Cet escalier, il disait que là se tenaient les audience, se rendait la justice, se promulguaient lois et décrets. Il disait que là se trouvait la Monarchie, la Majesté, le Droit Divin, et il le disait si fort que l'on prêtait rarement attention à la petite porte de bois d'une très simple ébénisterie, sur le côté, une petite porte qui disait à ceux qui tendaient l'oreille " Oui, mais le vrai pouvoir est là ".
   Ils prirent la petite porte. Ils empruntèrent des couloirs étroits, bousculèrent des fonctionnaires déjà affairés à transporter des rouleaux de parchemins. C'était comme si un sens secret guidait Morgoth vers le pouvoir, et bien qu'il n'eut jamais mis les pieds dans cette section du bâtiment, il savait parfaitement où il allait.
   Encore une porte. Une salle obscure. Une ancienne citerne, sans doute, éclairée par quelques bougies. Un homme seul se tenait là, que Morgoth avait déjà rencontré en une occasion. C'était dans ce même palais, un soir de fête, il était alors en compagnie de Vertu, avec qui il s'était éloigné du tracas des mondanités. Cet homme, Vertu le connaissait. Il la terrifiait, et il n'y avait pas eu grand chose durant sa vie terrestre pour effrayer Vertu Lancyent. C'était Jaffar Coeurnoir de Vilfélon, l'éminence grise de Misène.
   " Mes respects, messire Vizir.
   - Bonjour, mon jeune ami. Je vous attendais. "
   L'homme avait un aspect déplaisant. Morgoth évitait généralement de juger les hommes sur leur apparence, mais les cheveux trop courts de Jaffar, son corps un peu trop gras pour qu'on eut pu le dire mince et ses manières, tout un tas de petits détails sans importance en eux mêmes, lui faisaient mauvaise impression. Et puis bien sûr, c'était le Grand Prêtre de Nyshra, un ministère si légendaire que beaucoup doutaient qu'il existât réellement. Le Grand Prêtre de Nyshra, c'était comme le loup des contes de fée, le père fouettard, une figure familière du mal qui, de chansons en comptines, avait perdu toute substance.
   " Si vous le dites. Pourriez-vous dire à vos serviteurs de ranger leurs armes, je ne suis pas venu jusqu'ici pour les tuer.
   - Piété, Monastorio, je vous en prie, nous sommes entre gens bien élevés. Puis-je m'enquérir des motifs de votre visite ?
   - Je suis venu en quête de réponses. Que veut Nyshra ?
   - La défaite de Naong, comme toujours. Ce n'est pas un objectif secret, tout le monde sait cela.
   - Est-ce tout ? J'ai peine à croire que les ambitions de Nyshra se bornent à une vaine compétition.
   - Vous jugez ma déesse par des ouï-dires, de vagues impressions. Pourtant, elle n'est pas malveillante, pas envers vous en tout cas. Au contraire, je crois bien que vous avez quelque dette à son endroit.
   - Vraiment ?
   - Mais oui, mon garçon. Elle veille sur vous depuis que vous avez quitté votre école. Saviez-vous que Vertu, dont vous fûtes l'ami, avait été une digne servante de Nyshra ?
   - Oui, je le savais.
   - Elle vous a mené sur la voie de la puissance, comme une mère veille sur son fils, et à travers elle, c'est la déesse qui a agi.
   - Et la quête de l'Anneau ?
   - Qu'en dire ? Que c'est moi qui l'ai organisée ? C'est beaucoup dire, même si c'est en partie vrai. Il fut difficile d'infiltrer la cité des elfes, mais Monastorio s'en est fort bien acquitté. Vertu, pour sa part, a très habilement rassemblé des aventuriers pour les mener sur la voie de Nyshra. Bien des imprévus ont surgi, mais serais-je prêtre du chaos si je devais m'en plaindre ? L'affaire était d'importance, mais dans l'ensemble, je n'ai pas à rougir devant Elle de la manière dont les choses se sont déroulées.
   - Mais l'Anneau existe toujours, sa puissance est intacte, et vos ennemis, les disciples de Naong ne sont pas très éloignés d'en rassembler les fragments.
   - Je vois l'anneau vert à votre doigt, tant qu'il y est, leur agitation est vaine. En outre, l'Anneau n'était pas tout. Bien sûr, celui qui se l'appropriera fera un pas décisif vers le pouvoir absolu, mais plus importantes encore étaient les forces que Condeezza, Markhyxas et Marakhter amassaient. Vous les avez anéanties, Morgoth, et pour ceci, vous vous êtes attiré la considération de Nyshra.
   - C'est bien gentil de sa part. Et qu'a-t-elle prévu pour moi maintenant ? Attend-elle que je lui ramène l'Anneau, ou que je le détruise ?
   - Rien de tel. Elle n'a que faire de cette relique profanatrice, sa place n'est pas dans les sphères divines mais sur la terre impure. Quand à le détruire, c'est impossible, c'est au-delà du pouvoir des dieux. La volonté de la Déesse est que vous fassiez à votre guise.
   - Vraiment ? Je puis donc compter sur sa neutralité dans la guerre ?
   - Oh non, nous allons vous soutenir. Tenez, voici mes guerriers, ils vous apporteront une aide appréciable au coeur de la bataille, j'en suis convaincu. "
   C'était plus qu'il n'en avait espéré. Mais il se doutait que les plans de la cruelle Nyshra étaient plus complexes. Un cadeau ? Une déesse bienveillante ? Cela faisait longtemps que Morgoth ne croyait plus en de telles choses.
   " C'est une déesse du Chaos.
   - C'est exact.
   - Quoique je fasse, ce sera à son avantage. Que je gagne ou que je perde, vous croyez que Gunt va sombrer dans l'anarchie, et avec elle toutes les nations d'Occident.
   - Ah ah ah ! Vous avez l'esprit perçant, mais ça ne changera rien au cours des événements. Votre destin est écrit. Partez, maintenant, vous avez du travail, et moi aussi. "
   Morgoth fit de son mieux pour cacher son désarroi. Il salua son hôte d'un signe de tête, et repartit. Le Vizir fit signe à ses guerriers de le suivre. Ainsi repartirent-ils de Banvars comme ils étaient arrivés, tandis que le Grand-Prêtre de Nyshra se replongeait dans les relevés fiscaux du royaume de Misène.

   
14 ) La Catin aux cheveux de sang
   

   C'est avec une hâte bien compréhensible que nos amis regagnèrent la surface, et en chemin, ils tentèrent de faire comprendre la gravité de la situation à Ghibli.
   " On peut à la légère traquer le gobelin,
   Ou partir les mains nues chasser le changelin.
   Il est permis à un guerrier moyennement fort
   De trouver six kobolds et de les laisser morts.
   C'est sans lance magique que le preux cognera
   Sur la lie du donjon, comme vers, vases et rats,
   Nombreux et équipés, sans passer pour un con,
   On peut même agacer certains petits dragons.
   Avec les bons outils, sans mentir, c'est la liche
   Que tu découperas comme une part de quiche,
   Si ta virilité un jour tu veux prouver,
   Dédale et minotaure, cours donc affronter,
   Mais qui veut au combat défier dame Lilith
   Ne relève certes pas gageure de sodomite.
   Car c'est un gros bourrin, personne ne le niera
   Avec des points de vie en veux-tu en voilà,
   Des pouvoirs, des minions et des portes de phase,
   Des caracs qui ne rentrent même plus dans les cases,
   Il suffit qu'elle te jette un regard, et puis zou,
   Te voici amoureux, mort ou complètement fou.
   En plus, elle est mauvaise, teigne et vindicative,
   Et trop intelligente, ne la crois pas naïve.
   Même un dieu de la guerre n'oserait l'affronter,
   Bien que le cas se soit une fois présenté,
   Ça n'a pas fait un pli, du reste, en cinq minutes
   L'impudent fut haché menu par la Grand-Pute.
   Un spectacle navrant, à en croire les témoins.
   Moralité : Lilith, il faut s'en tenir loin.
   
- Enfin, c'est ainsi qu'on la présente, tempéra Sarlander. Si ça se fait, elle n'opposera pas une si grande résistance.
   - Et on loue la sagesse des elfes... moqua Xyixiant'h, qui n'était pas la mieux placée pour ce faire. Mes pauvres amis, poursuivit-elle, si Lilith parvient à s'incarner sur notre plan d'existence, elle nous balaiera tous comme l'ouragan balaie les peluches de pissenlits.
   - Tout ça pour un démon, s'étonna Mark... On a vu pire non ?
   - Ce n'est pas un démon, c'est un Prince Démon. Et non, on n'a pas vu pire. Jamais l'univers n'a vu pire. Parviendrait-elle à ses fins qu'elle annexerait notre pauvre Terre à ses Royaumes d'Iniquité, je préfèrerais encore voir le monde détruit. Le plan de Sook est maintenant clair, elle souhaite invoquer sa maîtresse, sa mère plutôt, et en finir avec toute opposition. Peut-être espère-t-elle acquérir en échange la faveur d'administrer ce nouveau domaine, pour le compte de sa suzeraine ? Une bien grande ambition pour un si petit pouvoir, mais sait-on jamais...
   - J'ai peine à croire une telle chose de Sook. Ce n'est que Sook, pas... Hegan tout puissant, il me revient un épisode en mémoire.
   - Oui ?
   - Nous étions partis, Vertu, moi, Sook et quelques autres, dans une expédition qu'à la réflexion, je m'aperçois que cette succube avait suscitée. Nous l'avions perdue de vue un instant, et lorsque nous sommes revenus sur nos pas la chercher, nous l'avons surprise en train de se faire vampiriser. Nous avons pu occire le mort-vivant avant qu'il n'achève sa besogne, mais Sook s'était retrouvée...
   - Privée de ses pouvoirs, oui, je connais cette histoire.
   - Or, Nostro vient de nous en raconter une autre tout à fait similaire. Qu'en déduire ?
   - Tu crois qu'il y aurait plusieurs succubes à se faire vampiriser ? Nous nous serions mépris ? Je ne te suis pas.
   - Pas du tout, pas du tout. Lorsque vous l'avez rencontrée à Dhébrox, elle disposait de pouvoirs magiques impressionnants, or quelques années plus tôt, elle les avait perdus. Et elle les avait regagnés, non par les sorts curatifs, mais par le travail, l'étude, l'accumulation d'expériences diverses. Ce que je pense, c'est que Sook a recommencé plusieurs fois ceci au cours de sa longue vie - et songez simplement que je l'ai connue il y a quinze ans, et qu'elle n'avait absolument pas changé d'aspect. Elle a grandi en pouvoirs magiques, puis les a perdus de la manière abominable que l'on sait, puis les a regagnés, reperdus, et ainsi de suite un certain nombre de fois.
   - Oui, pour se protéger contre l'oeil inquisiteur.
   - Pour cela, bien sûr, mais je pense qu'il y a une autre logique là-dessous. Je parlais de sortilèges curatifs, et je suppose qu'en tant que prêtresse, tu sais de quoi je parle.
   - Les rituels de régénération de l'âme ? Bien sûr, je les connais.
   - Suppose un instant qu'elle subisse un rituel de ce genre que lui arriverait-il alors ?
   - Elle regagnerait immédiatement... les pouvoirs perdus...
   - Tous les pouvoirs perdus, au cours d'une vie qui a été sans doute fort longue.
   - ça alors... Mais non, tu dois te tromper. Une telle stratégie n'a que de très faibles chances de réussite, ne serait-ce qu'au moment de la possession vampirique, aucun être sain d'esprit ne prendrait de tels risques.
   - Eh, c'est de Sook qu'on parle. "
   
   Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'ils s'y élevèrent à leur tour, sans souci de discrétion, car le temps manquait. Ils mirent le cap au sud, vers la cité de Sembaris, car il n'était venu à l'idée d'aucun d'entre eux qu'une autre ville put être le port aux deux fleuves, sur l'île de la prophétie. Ils franchirent monts et vaux, puis la mer Kaltienne, aussi vite que Xyixiant'h le pouvait sans éjecter ses camarades. Ils volèrent plus vite que la plupart des hommes ne pouvaient le concevoir, les doigts de ceux qui en avaient crispés sur les écailles de celle qui en avait, apprenant à apprécier ce froid cruel qui les mordait, espérant qu'il les pénètrerait assez pour les immuniser contre le feu des succubes. Ils arrivèrent enfin en vue d'une île.
   Pas de grande cité. Juste un petit port de pêche, des moutons, des bergers...
   Xyixiant'h obliqua sèchement vers l'est, vers une autre grande île à l'horizon.
   Juste un volcan pelé aux flancs desquels s'accrochaient des lambeaux de nuages. Ce n'était pas Khôrn.
   Vers le sud alors ?
   Un croissant de roc, un petit village, une grande plage... Plus loin, un oeuf couvert de noires forêts de petits arbres secs, au milieu desquels scintillait un lac d'azur.
   C'était singulier, cette variété topologique parmi les îles de la Kaltienne.
   Mais totalement hors de propos.
   Où était donc passée cette foutue île ?
   
   Le sens de l'orientation n'était pas la qualité première de notre dragon, et c'est donc fort tard et passablement énervée qu'elle découvrit enfin, se découpant sur le soleil couchant, la silhouette de l'île tant recherchée. Elle fonça comme aigle sur lapin, longea la côte à toute vitesse et à basse altitude, découvrit les murailles et les premiers bâtiments du quartier du port perchés sur la falaise. Virant sec dans un grand claquement d'ailes, elle grimpa de quelques centaines de mètres tout en effaçant la petite passe, et les compagnons du Gonfanon purent contempler le quartier du Faux-Port.
   Il était trop tard.
   Il semblait que la nuit était tombée partout, sauf en cet endroit précis, tant l'incendie faisait rage. Un mur de flammes s'élevait jusqu'à se perdre dans les volutes de fumée noire qu'emportait le vent, éclairant l'apocalypse d'une lueur de sang. Là, dans un espace que la dévastation avait dégagé, de petits personnages s'activaient à quelque tâche violente et mystérieuse. Xyixiant'h s'approcha. Une faille incandescente s'était ouverte dans la terre martyrisée, on eut dit une fleur infernale. Au milieu, quelque chose était remonté des profondeurs, quelque chose qui palpitait, ancien et puissant. Et lorsqu'ils virent cette couleur que nul ne pouvait oublier, ce rouge plus profond que le sang d'aucune créature, ils comprirent qu'ils contemplaient l'ondoyante chevelure de la Reine des Ténèbres. L'espace d'un instant, elle tourna sa tête à demi dans leur direction. Le regard du dragon croisa celui du démon.
   Décrochage. Xyixiant'h manqua de peu de désarçonner ses passagers lorsqu'elle plongea en vrille pour se dégager, et évita de quelques pas seulement de se racler le ventre contre le sommet des ruines ardentes. Elle battit frénétiquement des ailes lorsqu'elle passa au ras des flots de la baie, puis se redressa à peine en abordant le quartier des arènes. Les compagnons n'eurent pas le loisir d'admirer les merveilles de la légendaire cité, Xyixiant'h prenait rapidement de la vitesse, faisant jouer à toute allure ses muscles monumentaux. Ils avaient déjà dépassé les murailles lorsque Mark, reprenant ses esprits, entreprit de remonter à califourchon le long du cou du dragon, se protégeant du vent avec sa manche.
   " Mais où tu va-t-on ?
   " On s'en va "
   
- Hein ?
   " On met quelques centaines de lieues entre elle et nous, et là, on avisera "
   
- Tu fuis ?
   " Exactement, je fuis. Je fuis loin et vite. Nous trouverons peut-être un moyen de quitter cette réalité avant que ce monde condamné ne chavire "
   
- Mais tu dois combattre les démons, c'est ton destin !
   " A quoi bon ? Si j'ai vécu jusqu'à mon âge, c'est que j'ai appris à éviter les combats perdus d'avance "
   
- Ma parole, mais tu as peur !
   " Ben, oui, j'ai peur "
   

   A force de palabres, Mark parvint finalement à inciter le dragon à se poser, puis à faire demi-tour. Elle prit rapidement de l'altitude, puis mit le cap sur la cité de Sembaris, dont le rougeoiement était visible à des lieues à la ronde. Elle cercla lentement autour de la zone de destruction, circonscrite à la partie est de la ville. Les habitants s'affairaient à contenir l'incendie, d'autres s'amassaient sur les quais pour observer le spectacle. Mais plus aucun signe d'agitation démoniaque. Contrairement au langage parlé, les projections mentales de Xyixiant'h ne lui permettaient pas d'exprimer des émotions, toutefois un soulagement immense transpirait de ses propos lorsqu'elle fit savoir : " Elle est partie ".

   
15 ) La légion des ombres
   

   " Comment ça, partie ?
   - On a demandé à un groupe de gamines idiotes qui traînaient là, il semblerait, mais leurs propos étaient assez confus car elles n'arrêtaient pas de se chamailler, il semblerait donc que Sook et quelques compagnons, sans doute par elle stipendiés, se soient battus contre Lilith. Puis, au milieu du combat, ils ont tous disparu. Nous sommes allés à la Tour aux Mages de Sembaris pour nous enquérir des manifestations démoniaques, mais les résultats sont clairs, le mal a été banni de la ville.
   - Bien. Tout ça est très mystérieux et il y a sans doute une histoire compliquée là-dessous, mais je doute que cette histoire soit la nôtre. Nous voici donc débarrassés de Sook, et pour notre part, nous avons acquis l'assurance que Nyshra n'interviendrait point dans nos affaires. La route est dégagée pour nous, et les préparatifs de notre campagne militaire seront bientôt achevés. Merci à tous, vous avez bien travaillé, je vous conseille de vous reposer, car la tâche qui nous attend ne sera probablement pas facile. Car il est dit que s'amoncèlent à l'horizon les nuées grises annonciatrices de la bataille finale du bien contre le mal, et tel est écrit le destin de la voie... du... destinée... prophétie, tout ça... Allez, à demain.
   Et sans se faire prier, les compagnons du Gonfanon se dispersèrent, car ils étaient fort las.
   
   Mais Xyixiant'h ne redescendit pas dans ses quartiers. Elle gravit au contraire le grand escalier central de la Tour, prise d'un sombre pressentiment. Rien ne ressemble plus à la ruse que la ruse, et dévoiler les masques de la perfidie conduit à les voir recouvrir tous les visages. Les manigances de Sook l'avaient plongée dans des abîmes de réflexion, desquels avaient émergé, telle la ruine cyclopéenne de quelque temple englouti, une hypothèse funeste qu'elle souhaitait dissiper en la confrontant à la flamme aveuglante de la vérité.
   Deux fort guerriers en armure de cérémonie gardaient la chapelle de Hazam, et à sa grande surprise, ils croisèrent leurs hallebardes à son approche pour lui en interdire l'accès.
   " Je suis Xyixiant'h, épouse de votre maître. Laissez-moi passer.
   - Nul ne doit entrer dans la chapelle, nos ordres sont formels, madame.
   - Vos ordres ne me concernent pas.
   - Il n'y avait pas d'exception, madame. Seul le Sire Archimage peut entrer.
   - Allons, vous me connaissez... "
   Xyixiant'h lança à l'assaut du garde ses pouvoirs de séduction. Elle était archiprêtresse de la déesse de la beauté, et en tant que telle, elle n'avait aucun mal à subjuguer les hommes. Sa présence séductrice se répandit dans la pièce comme une irrésistible marée d'équinoxe envahissant les plaines salées. Mais à sa grande stupéfaction, les gardes restèrent de marbre.
   Un sortilège les protégeait ! Contre elle ! Il avait osé...
   Morte de fatigue, ébranlée par la vision de Lilith, honteuse d'avoir pris la fuite et redoutant bien pire encore, la prêtresse n'eut soudain plus la force de retenir la fureur, qui la submergea. L'air vibra un instant, le masque magnifique se fissura, laissant jaillir les instincts brutaux du mortel reptile. Il suffit d'une demi-seconde de faiblesse pour que sa forme de demi-dragon surgisse, et que les deux gardes valsent dans la pièce, l'armure déchirée. Lorsqu'elle se reprit, elle dut se tenir à l'embrasure de la porte tant l'effort lui avait coûté.
   Elle entra dans la chapelle. Elle était seule avec le cadavre du Magiocrate. Elle adressa une prière à Melki, puis entama l'examen magique de la dépouille.
   
   " Je peux entrer ?
   - Mais bien sûr chérie, tu es chez toi. Tu sembles toute pâle, c'est Lilith qui t'a mise dans cet état ?
   - Non, ça passe. C'est juste que... Eh bien, je reviens de la chapelle, où je me suis recueillie sur le corps d'Athanazagorias Dumblefoot. "
   Morgoth eut une hésitation. Il ne lisait plus le parchemin qu'il avait entre les mains, il faisait juste semblant, de façon pas très convaincante.
   " Il était étrange, le cadavre de Dumblefoot. Pauvre homme, mourir ainsi, un si grand mage.
   - Tout à fait, chaton. Et en quoi était-il étrange ?
   - Oh, eh bien il m'a semblé bien... vide.
   - Tel est le spectacle de la mort.
   - Oui, bien sûr, mais... comment dire, il y a vide et vide. Lorsqu'une demeure reste inoccupée, même pendant des années, il persiste toujours la poussière des précédents occupants, des odeurs subtiles, des marques d'habitation sur les murs, l'usure familière des portes, toutes sortes de choses qui, sans qu'on sache pourquoi, vous font songer à la vie passée de la maison et à ceux qu'elle abritait. Il n'y a rien de tel dans un bâtiment neuf, où la vie n'a pas laissé son empreinte. Tu sais bien que mes sens sont ceux d'un dragon, Morgoth, et je devine des choses qui restent cachées aux yeux des hommes, ne l'oublie pas. J'ai vu, dans ma vie, bien des cadavres, et le corps de Dumblefoot n'est pas celui d'un homme qui a vécu. Oh, il est en tous points similaire au corps d'un vieillard, avec son squelette fragile, ses articulations usées, sa peau tachée et flasque sur ses muscles amoindris, et pourtant, je suis convaincue que jamais cette enveloppe de chair n'a abrité l'âme d'un homme.
   - Crois-tu ?
   - En outre, je m'étonne qu'un homme âgé, ayant de surcroît subi de rudes sévices, soit capable de lancer un sortilège de téléportation. Surtout si l'on considère que Gorgoroth est, selon tes propres dires, magiquement protégée par des barrières élevées par toi et les Jurateurs pour empêcher Condeezza et ses mages ne nous rendre visite à l'improviste. Il est vrai qu'il était le meilleur sorcier du monde, mais tout de même...
   - Intéressantes remarques.
   - Et je m'étonne qu'avec ton esprit perçant, tu ne te les sois pas faites. Quoi qu'il en soit, je suis persuadée que nous avons affaire là à quelque mystification, et j'ai même une bonne idée de qui a fait ça. Du reste, il y a peu de choix, conviens-en. Seul un fort nécromancien aurait pu créer de toutes pièces un corps parfait et l'animer, lui donnant l'illusion de la vie. Seul un homme connaissant bien le Magiocrate aurait pu lui donner son exacte apparence, sa voix, ses expressions, de telle sorte que parmi les officiers qui l'ont approché de son vivant, nul n'a rien soupçonné de la supercherie. Et seul un familier de Gorgoroth aurait pu téléporter le simulacre dans la cour, contournant les défenses par quelque secrète issue, ou bien les abaissant un instant.
   - Il n'y a plus beaucoup de choix, donc.
   - C'est vrai. Il ne reste que toi.
   - On le dirait.
   - Tu ne démens pas.
   - Non. Et je te prie de croire que j'ai de bonnes raisons d'agir comme je l'ai fait.
   - Par la trahison, la tromperie et la manipulation ?
   - Comme le dit si élégamment Mark, on n'encule pas les poules sans casser des oeufs. C'est le but qui compte, et pas le chemin, ce sont les sots qui prétendent l'inverse. Sache que j'ai parlé vrai en disant que par trois fois au cours de l'année passée, Dumblefoot m'avait réclamé l'anneau vert. Il possède les huit autres, comprends-tu ce que cela signifie ? Il vient de perdre le combat de sa vie. Ses forces l'abandonnent ainsi que sa raison, et il voit maintenant dans l'anneau maudit le seul recours possible contre la vieillesse qui le ronge. Oh, je ne doute pas qu'il puisse avancer mille arguments pour justifier sa convoitise, mais les faits sont têtus : il convoite l'Anneau d'Anéantissement et son pouvoir corrupteur. Il n'est pas le premier, c'est certain, mais il est trop puissant, il est trop dangereux, et il est prêt à sombrer dans la folie. Oui, je le dis, il faut l'arrêter, et tout mettre en oeuvre pour que ce soit aussi rapide que possible. Le peuple de Gunt n'a que trop souffert de la guerre, n'y rajoutons pas la tyrannie d'un vieillard sénile et consumé par le mal.
   - Tout ce que je vois dans cette affaire, c'est que la convoitise t'emporte toi aussi, peu à peu. Te voilà réduit à comploter contre ton propre maître, à monter de macabres pantalonnades pour mener à la mort les hommes qui te font confiance, à mentir à tes propres amis.
   - Je n'avais pas d'autre choix, ma douce. Le Magiocrate est encore très populaire, avec ses airs de vieux sage et ses jérémiades pleines de nobles principes dans les phrases et d'arrière-pensées dans les intentions, il a toujours réussi à faire croire à sa totale innocence dans l'ascension de Marakhter, dans les manigances du royaume avec Condeezza, dans les crimes des cavaliers noirs... Et les machines qu'il m'a fait construire ces dernières années... je ne t'en ai pas parlé, car moi-même je n'en étais pas sûr, je n'osais y croire, mais... il ne s'agit pas de sorcellerie ordinaire, ce sont des abominations d'un niveau tel que l'histoire de la magie n'en a jamais connues. Que pouvais-je faire ? Que pouvais-je dire ? Le seul moyen de soulever l'armée contre lui, c'était de faire croire à l'usurpation. Et puis, mentir, c'est beaucoup dire. Depuis que la convoitise de l'Anneau a dévoré son âme, l'homme de bien qu'était Dumblefoot est mort. En ce sens, ce que j'ai dit était vrai. D'un certain point de vue.
   - D'un certain point de vue ?
   - Lorsque tu auras mon âge, tu t'apercevras que certaines choses...
   - Oh, dis-donc, tu te souviens à qui tu parles ? Tu crois pouvoir m'entortiller avec tes belles paroles aussi facilement que les autres ? Tu t'adresses à Xyixiant'h, dragon iridié, archiprêtresse de Melki.
   - Et tu m'as promis ton immortelle assistance, femme, jusque dans les moments difficiles. Voici l'heure de vérité, l'instant qui scelle notre alliance ou la voit se briser. Je requiers ton soutien dans mon entreprise. Rejoins-moi, nous serons ensemble un rempart contre le mal qui menace.
   - Il m'en faudra plus que tes promesses pour trahir à ton profit les idéaux de toute ma longue vie.
   - Je comprends ta position, qui est honorable, mais avant de te prononcer, écoute plutôt mon plan...
   
   Au matin suivant, sous les cieux lourds d'un épais tapis de nuages gris roulé par les vents, on avait procédé, dans la grande cour, à la crémation de celui que tous croyaient être le Magiocrate. L'armée de Morgoth était constituée de soldats aguerris et résolus à tirer vengeance, s'embarquant à bord des plate-formes d'assaut, chevauchant les étalons de guerre, et dans les airs, les dragons fièrement agitaient leurs ailes et leurs queues, impatients de démontrer leur force. Les machines de guerre, les machines de siège, avaient été chargées dans les chariots du train, des carrés de fantassins parfaitement équipés s'alignaient devant la grande porte en carrés magnifiques, attendant que leur tour soit venu pour prendre la route de Sharaganz. Lorsque Morgoth parut au sommet de la barbacane, encadré par ses amis et ses officiers, la multitude de ses hommes le salua d'un cri puissant qui résonna dans la vallée, et en agitant les étendards de guerre, rouge du sang que la légion comptait verser. Et à ce rouge répondait celui de la robe du jeune sorcier, qui contempla ses troupes avec une visible satisfaction, et les salua à son tour de la main.
   Seule à se tenir un peu en retrait, Xyixiant'h ne partageait pas l'enthousiasme guerrier de ses compagnons. Elle remarqua en frémissant l'anneau vert et maléfique, et surprit un éclat fugace à sa surface. Elle avait froid soudain, et se sentait vieille. Elle croisa les bras sur sa poitrine, baissa la tête, et retint un tremblement.







Hébé, on à peine à croire que c'est le même gentil
Morgoth qui quittait son école, en guenilles et ventre
vide, il y a à peine quatre ans. Comment tout
ceci se terminera-t-il donc ? Vous le saurez dans :

L'épisode final




Notules de bas de page


1 - Et même plusieurs ! Mais ce qu'elle oubliait de dire, c'est qu'ils étaient tout petits, et assez secs.



2 - C'était en tout cas ce qu'en pensait Lecanuet...



3 - A cette idée, son membre d'airain se dressa au ciel comme un égrillard fanal.



4 - Non, je déconne, il n'y avait pas de notes de bas de page dans cet épisode.