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    Après avoir ravagé l'univers de l'Heroic-Fantasy et massacré la Science-Fiction, sans vergogne et sans pitié, Asp Explorer s'attaque aux super-héros ! Gosh ! Slash ! Bend ! Wahk ! Inflate !
    SPECIAL ORIGINES
       The Philadelphia experiment
       
    We be burnin'
       (Sean Paul)
       
    Philadelphie Pa., 11 octobre 2004

       La marmaille fit son entrée dans la salle suivante, un vaste espace circulaire situé sous une spectaculaire rotonde art-déco. Le contenu de la pièce était toutefois bien plus moderne que le contenant : oscilloscopes, microscopes électroniques, machines à faire des éclairs bleus, ordinateurs un peu partout, réfrigérateurs qui fumaient par terre quand on les ouvrait, et contre un mur, des rangées de petites boîtes genre Tupperware alignées dans des casiers, à l'intérieur desquelles s'agitaient de drôles de bestioles. Une demi-douzaine de laborantins s'activaient à des tâches mystérieuses, et ne prêtèrent qu'une attention très fugace à l'invasion adolescente. La visite était faite par une jeune scientifique à lunettes aux cheveux de jais retenus en chignon, et dont la svelte prestance soulevait dans la moitié mâle de la boutonneuse assemblée la douloureuse question : " mais qu'est-ce qu'elle porte sous sa blouse ? ". Réponse : des vêtements.
       " Et nous voici maintenant dans le laboratoire d'entomologie nucléaire du professeur Vandersnucht. En fait l'expression " entomologie nucléaire " est impropre, car nous réalisons ici des expériences sur toutes sortes d'arthropodes, que ce soient des insectes, des archnides, des crustacés ou autres. Merci de ne pas toucher aux spécimens.
       - Madame, madame...
       - Oui monsieur Harker ? "
       Ce n'était pas vraiment que le docteur Zenia Olgakoff avait particulièrement la mémoire des noms, ni qu'elle fasse un effort pour connaître l'identité des visiteurs du laboratoire, mais cela faisait déjà une heure que durait la visite, et à chaque salle, le dénommé Peter Harker se faisait un devoir de poser une rafale de questions, probablement pour impressionner une certaine rouquine à (déjà) gros seins. Zenia en savait assez sur la nature humaine pour savoir que ces efforts étaient vains, que la demoiselle en question n'avait que faire d'un crétin à lunettes, si brillant soit-il, et que les pom-pom girls sortent avec les quaterbacks, comme par exemple Biff Ruskin, ce grand crétin blond portant un T-shirt à numéro et qui ne cessait de houspiller son souffre-douleur du moment.
       " Dites-moi, j'ai lu les travaux du professeur Vandersnucht, et je crois savoir qu'il étudie les mutations génétiques induites par des doses de rayonnement ionisant sur ces petites bêtes.
       - C'est exact.
       - Mais est-ce que ce n'est pas dangereux ?
       - Bien sûr que c'est dangereux, c'est pour cette raison que l'accès à ce laboratoire est soumis à de très strictes règles de sécurité. Si jamais un de ces spécimens s'échappait, ce serait catastrophique.
       - Oui, bien sûr, catastrophique. Mais maintenant que j'y pense, comment ça se fait qu'on organise des visites de lycéens dans un laboratoire ultra-secret travaillant pour l'armée ?
       - Ah, c'est une question qu'on me pose à chaque fois. Eh bien l'explication est la suivante : lorsqu'en 1997, le Congrès a voté la loi " Scholarship and Citizenship ", la majorité Démocrate au Sénat, il s'est élevé des... Eh, mais qu'est-ce qui se passe dans le fond ? "
       L'agitation provenait d'un pauvre gamin qui gesticulait en tous sens en poussant des petits cris affolés, sous les quolibets de Sa Majesté Biff Ruskin et sa bande de sportifs.

       Si vous posez la question à un parent ou un éducateur quelconque, il vous répondra que tous les enfants sont égaux, de petits anges pleins de promesses et d'espoirs qui ne demandent qu'à se réaliser. C'est confondant de voir à quel point l'hypocrisie est une chose universellement répandue dans la société humaine. Il saute pourtant aux yeux de n'importe quelle personne ayant un peu le sens de l'observation que rien n'est plus faux, et dès qu'il est en âge de parler et d'interagir utilement avec ses semblables, il est aisé de déterminer avec de raisonnables probabilités de tomber dans le vrai quelle place un enfant occupera dans la société une fois qu'il aura grandi - et c'est d'autant plus facile qu'il avance en âge.
       Par exemple, il était facile de prédire à Peter Harker un brillant avenir dans quelque métier scientifique, ou à défaut, s'il abandonnait ses études pour s'occuper de sa vieille tante malade, dans le journalisme. Il était tout aussi facile de se figurer que Biff Ruskin, une fois raccrochés les crampons, excellerait dans les fort utiles disciplines que sont le métier commercial, la descente de bourbon et le battage de sa femme. Quant à Mary-Jade Wilson, la rousse à gros nichons, on l'imaginait difficilement vivre d'autre chose que de ses gros nichons.
       C'était pareil pour Aloysius Coppernickel. Tout à fait le genre de gars qu'on imagine prendre dix livres par an jusqu'à l'infarctus. Sa peau et ses cheveux gras témoignaient, non point d'un nonchalant mépris pour son apparence, mais plutôt de la distance considérable qu'il y avait entre sa perception du monde et les convenances sociales. Qu'allait donc devenir Aloysius Coppernickel dans le futur ? Probablement pas grand chose. Il n'était pas de ce genre d'adolescents habités par un génie particulier qui émerge un jour et surprend le monde. Il n'avait aucune compétence éminente, aucun talent exploitable, et s'il passait sa vie devant son ordinateur, il ne faut pas croire qu'il entendait quoi que ce soit à l'informatique. Il se contentait de vivre visiter les forums de discussion où il était question du seul sujet qui éveillait en lui quelque intérêt : les séries de science-fiction. Les seules fois où il s'était éloigné de Philadelphie, c'était pour assister à des conventions sur ce thème. Les seules choses qu'il ai jamais fabriqué de ses mains, c'étaient des costumes de Star Trek - à force d'obstination, il avait obtenu un résultat correct, sans toutefois pouvoir en faire un quelconque commerce.
       Il naît parfois dans les familles trop vieilles des individus de ce genre que l'on qualifie alors de " fin de race ", toutefois, ces jeunes gens ont au moins pour eux un nom prestigieux et une fortune bien établie, qui leur assure un intérêt auprès des filles vénales. Las, il n'y avait rien à espérer non plus de ce côté-là, le gros pull fait maison et les lunettes à bordures épaisses du malheureux le désignaient comme issu de la classe la désargentée.
       Bref, Aloysius Coppernickel était le type même de l'enfant qu'on n'aimerait pas avoir.
       " Ah, j'ai été piqué, j'ai été piqué ! Glapit notre héros en frappant sa poitrine grassouillette du plat de la main d'un geste malhabile autant que vain.
       - Qu'est-ce qui se passe ? Demanda le docteur Olgakoff en accourant aussitôt.
       - J'ai... piqué.. .aïe... (puis, il éclata en sanglots)
       - Je suis sûre que c'est un coup de l'un d'entre vous ! Qui a fait ça ?
       - Mais pas du tout madame, rétorqua Biff, plein de morgue.
       - Montre-moi ça tout de suite ! "
       Elle souleva brutalement le pull et le T-shirt de l'adolescent, faisant jaillir sa panse blafarde, à la grande honte de celui-ci. Il y avait en effet une petite piqûre sous le sein droit, d'où irradiait déjà une petite rougeur.
       " C'est rien du tout, affirma la scientifique avec une assurance un peu trop rapide pour être honnête, je vais t'amener à l'infirmerie.
       - Ouin !
       - Robbie, continuez la visite, et tenez ces trois là à l'oeil ! "

       L'infirmerie de l'Insectarium de Philadelphie n'était qu'une petite salle où les employés passaient annuellement leur visite médicale et où, certains jours d'été, un visiteur se remettait de ses vapeurs. Comme nous étions à la morte saison, l'infirmière était allé tromper son ennui en draguant le barman à la cafétéria. Assis torse nu sur la table d'auscultation, Aloysius se faisait donc prendre la tension par le docteur Olgakoff, qui était aussi habile à cet art que peut l'être une physicienne nucléaire.
       " Tu te sens mal ? Nausées ? Vertiges ?
       - Ouin !
       - Oh, arrête tes singeries, conduis-toi en homme. Je suis sûre que ça ne fait même plus mal. Tu as vu ce qui t'a piqué ?
       - Un scorpion ! Ah, c'était un scorpion, je vais mourir...
       - Un scorpion comment ? Noir, vert...
       - Noir, de cette taille (entre ses deux index boudinés, il montra une longueur d'environ un pouce).
       - Sa queue était grande ou petite ?
       - Hein ?
       - C'est pour savoir s'il était dangereux.
       - Petite.
       - Alors ça va, tu ne crains rien. La piqûre de ce type de scorpion n'est pas plus dangereuse que celle d'une abeille.
       - C'est vrai ?
       - Evite de te gratter, c'est tout. D'ici trois jours, on ne verra plus rien.
       - Alors je peux partir ?
       - Oui, tu peux partir. Ah, encore une dernière chose... Si jamais demain tu te sens... différent. Comment dire, s'il t'arrive des choses bizarres, si ton corps change, si tu développes des capacités surprenantes...
       - Je viens vous voir ?
       - Justement non. Tu m'oublies. On ne s'est jamais rencontrés, c'est clair ? J'ai sué sang et eau pour avoir ce job, j'ai léché le cul de cent vieux croûtons de l'université pour avoir mon doctorat, je ne veux pas d'ennuis, alors on ne se connaît pas et puis c'est tout.
       - Ah bon.
       - Allez, dégage, j'ai du boulot. "
       

    Les charmes bucoliques de la vie campagnarde
       
    To be or not to be, that be da question.
       (Shakespeare)
       
    Kleinburg Pa., 6 janvier 2005

       En revanche, il y en avait un qui faisait la joie et l'admiration de ses parents, c'était Karl Übermensch. Il ne s'agissait pas d'un condisciple d'Aloysius, pour tout dire, ils ne s'étaient jamais croisés. Karl habitait la campagne à une centaine de miles à l'ouest de Philadelphie, ses parents étaient fermiers. Pour lui, " la ville ", ça voulait dire Kleinburg, microscopique bourgade de deux-mille habitants nichée dans un détour d'une large vallée, son cinéma à une salle et une séance par jour, son église presbytérienne du XVIIe siècle classée monument historique, avec ses murs hauts et étroits de pin noir et son toit en croupe, un peu dans le genre Lovecraft. Kleinburg et son unique magasin de meubles, son unique vendeur de voitures d'occasion, son unique wal-mart, ses quatre concessionnaires de tracteurs et ses dix-sept débits de bière.
       L'histoire des Etats-Unis ne s'était guère attardée sur Kleinburg. Un beau jour de 1683, sur un site remarquablement dépourvu de cimetière indien, une vingtaine de familles d'émigrants Allemands s'était installées dans le but somme toute honnête de cultiver la terre. En 1728, l'église avait brûlé pour des raisons parfaitement explicables et sans rapport aucun avec Cthugha, et ces gens pieux s'étaient dépêché d'en construire une nouvelle - celle-là même qui constitue aujourd'hui encore le principal intérêt touristique de la ville. Chose plutôt rare parmi les lieux de culte de la côte est des Etats-Unis, aucun révérend fou n'y avait jamais prêché le retour d'Azathoth, ni ne s'était prosterné devant les autels de Nug et de Yeb en psalmodiant " ïa ïa Cthulhu fthaghn ", ni n'avait connu un horrible et spectaculaire trépas avant de revenir hanter les kleingurgeois les soirs de brouillard, quand Mars fait un angle particulier avec Celaeno. De la guerre d'indépendance et de la guerre civile, Kleinburg n'avait entendu que de lointaines canonnades. En 1917, en raison des origines de la petite communauté, les kleinburgeois avaient été considéré avec circonspection par leurs voisins, mais leurs fils étaient finalement partis pour la France comme les autres. Pareil en 41. En 1963, le lycée avait été rebaptisé " John F. Kennedy ". En 1986, on avait élu un maire noir (du nom de Hans Klagemühle).
       Pendant tout ce temps, pour autant qu'on s'en souvienne, aucun des probes citoyens de Kleinburg n'avait jamais eu l'étrange idée d'enlever de jeunes filles pour les violer, les dépecer et faire des travaux de maroquinerie avec leurs peaux. Aucun d'entre eux ne s'était jamais mis à édifier un quelconque monument d'art naïf à la facteur Cheval avec les cailloux du coin - sans doute parce que le coin était fort alluvial. On avait beau éplucher IMDB dans tous les sens, aucun kleinburgeois n'avait jamais fait de carrière d'acteur, fut-ce de troisième zone, ou même n'avait été assistant preneur de son sur le moindre soap opéra. Aucun bien sûr n'avait eu de prix Nobel. Aucun n'avait jamais détourné des milliards de dollars à Wall Street. Aucun président n'était né à Kleinburg, n'y avait trépassé, ni même n'y était simplement passé, à l'exception toutefois du président Taft, qui y avait reposé sa monture un jour qu'il randonnait dans la campagne avec quelques amis, du temps où il était étudiant (mais ce fait par ailleurs dépourvu d'intérêt demeurait totalement méconnu des historiens locaux). Quant à la famille Mengele, qui tenait le magasin de meubles susmentionné, les fiches du FBI concluaient à une totale absence de trace de relation entre eux et leur embarrassant homonyme qui s'était attiré la peu flatteuse renommée que l'on sait.
       En bref, et pour tout dire, Kleinburg était une ville remarquablement sans histoire.
       Ah si, quand même, il y avait eu cette affaire de météorite.

       Mais revenons à Karl. Donc, c'était un jeune homme âgé de 16 ans, bien bâti, et dont l'originalité n'était pas le trait de caractère le plus saillant, car il désirait devenir quaterback de son équipe de football, et avait quelques arguments à faire valoir à l'appui de cette ambition. Il courtisait sa voisine et amie d'enfance, Kristin Kanzler, et se voyait bien l'épouser quelques années plus tard, car c'était un garçon sérieux. Ses parents, Martha et Jonathan Übermensch, étaient les gens les plus droits du monde, polis, respectueux des lois, ouailles pieuses et contribuables scrupuleux, et qui plus est, ils formaient un ménage heureux depuis une trentaine d'années. Voilà bien des parents que tout le monde rêverait d'avoir eus, mais ça n'avait pas empêché Karl, dans sa prime enfance, de faire comme tout le monde, c'est à dire de s'imaginer être le fils d'un roi en exil, d'un milliardaire grec ou d'un quelconque couple d'ascendants autrement plus prestigieux que deux fermiers, disons le, un peu ennuyeux.
       Bien sûr, il avait depuis longtemps rangé ces idées avec toutes les sornettes enfantines du même tonneau et s'était résigné à n'être que le fils de ses parents.
       " Karl, viens, il faut que nous te parlions. "
       Assis tous deux devant la lourde table de chêne qui avait connu les repas familiaux de tant de génération d'Übermensch, Jonathan et Martha étaient suffisamment graves pour alarmer Karl. Que se passait-il donc ?
       " Mon fils, c'est aujourd'hui ton seizième anniversaire, tu es donc en âge de comprendre certaines choses. En fait, nous aurions dû t'en parler beaucoup plus tôt. Et quoi que tu puisses penser de ce que nous allons te révéler, souviens-toi que ta mère et moi t'avons élevé avec amour.
       - Eh ?
       - Je crois que c'est plus facile si on te montre. Viens, c'est dans la grange. "

       Karl n'en revenait pas. Il avait passé toute son enfance à jouer dans cette vieille grange pleine de foin, il y avait installé une sorte de petit refuge à l'étage, avec un télescope et tout ce qui va bien, et jamais une seule fois dans sa vie il n'avait soupçonné que là, sous la vieille batteuse rouillée, le plancher semé de paille dissimulait une large trappe.
       " C'est ton grand-père qui avait aménagé ça dans les années 60. Tu sais, la crise des missiles, tout ça... Pas mal de gens ont encore ce genre d'installations chez eux. En général, les voisins ne sont pas au courant.
       - Vous ne m'en avez jamais parlé ?
       - Ce n'est pas le genre de choses qu'on dit aux enfants. On avait peur que tu ailles explorer, que tu t'enfermes, enfin tu vois, le genre de conneries que font les gosses... Voilà, le mécanisme est un peu rouillé, à trois, tire avec moi... Un, deux... "
       Personne n'avait dévoilé le passage depuis des années, comme en témoignait l'épais nuage de poussière qui s'éleva. Une volée de marches descendait à une profondeur assez étonnante, une trentaine de pieds environ. Depuis le fond de l'escalier, l'ouverture paraissait n'être qu'un mince trapèze lumineux, il fallait une torche pour dévoiler les détails de la double porte en acier lourd.
       " Mon père avait travaillé des années durant à construire ceci, je n'en reviens toujours pas. Allons, tâchons de dégripper ces gonds rouillés. "
       Cela prit environ une heure, les Übermensch furent obligés de remonter au garage chercher un cric, mais finalement, les battants voulurent bien s'entrouvrir assez pour laisser leur le passage. Il y avait longtemps que l'alimentation électrique de l'abri était morte, c'est donc dans le pinceau de sa maglite que Karl découvrit pour la première fois la chose.
       Ce n'était pas très grand, pas plus qu'un scooter. La lumière jouait étrangement sur le métal bleu satiné de la machine, entièrement moulée en galbes ovales. Aucune trace d'usure n'était perceptible, aucune marque de fabrique n'était visible. Et soudain, Karl se rendit compte que même la poussière avait évité de maculer l'objet de ce linceul gris omniprésent ailleurs.
       " Voilà, c'est là-dedans que nous t'avons trouvé. "
       

    Dans la tranchée de l'Etoile de la Mort
       
    Let it is, let it is, let it is, oh let it is...
       (the Beatles)
       
    Philadelphie Pa., 28 janvier 2005

       Le pauvre Biggs explosa soudain dans un éclair blanc ! Le visage d'Alex se décomposa lorsqu'il comprit qu'il ne reverrait jamais son ami d'enfance, que le cri qui résonnait encore dans ce casque serait la dernière parole qu'il entendrait jamais de lui. Mais ce n'était pas l'heure de pleurer les héros tombés au combat. La perte du leader de l'escadrille ne fit que renforcer sa détermination à en finir. Tant de camarades étaient tombés en quelques minutes de combat enragé... Alex Tornhill fit à son tour plonger son chasseur dans la fatale tranchée. Le sombre seigneur, l'assassin au masque noir, se lança aussitôt à ses trousses, flanqué de ses deux chiens de chasse en formation serrée. Alex savait que les appareils ennemis étaient plus agiles que le sien, et dans ce boyau étroit, cet agilité était synonyme de vitesse. Aurait-il le temps de parvenir jusqu'à son objectif avant d'être à son tour pulvérisé dans une boule de plasma ? Il accéléra aux extrêmes limites de son engin, loin, bien loin au-delà de ce qui était raisonnable. La maîtrise d'Alex Tornhill était légendaire dans la flotte, cela aurait sans doute été suffisant pour distancer le commun des pilotes de chasse, mais l'homme noir n'était pas n'importe qui. C'était un pilote de première force, aux commandes de l'appareil le plus moderne à sa disposition, un appareil mieux adapté à ce type de combat. Inexorablement, il se rapprochait, grignotant mètre après mètre, bientôt il serait à portée de tir, bientôt...
       " Alex, bon dieu, tu viens manger ?
       - Oui-euh, j'arrive...
       - Tu arrivais déjà il y a un quart d'heure ! Je parie que tu bricolais une de tes cochonneries !
       - C'est pas des cochonneries. Je suis un mutant, je suis un ingénieur de génie !
       - C'est ça, eh bien si monsieur le mutant voulait bien bosser son bac, je suis sûr que l'école d'ingénieur lui tendrait les bras. "
       Il était inutile de vouloir raisonner madame Tornhill mère, qui n'entendait rien aux pouvoirs mutants de son fils l'ingénieur génial. Notre jeune ami quitta donc sa chambrette pour se rendre, la mort dans l'âme, à la salle à manger, où l'attendait le repas familial. Profitons-en pour faire le tour du " laboratoire ".
       Il y avait des posters aux murs. Mais pas de Shakira ou de Keira Knightley. C'étaient plutôt des messieurs moins sexy, comme Wernher Von Braun, Constantin Tsiolkovski, Sergei Korolev, Robert Goddard... Du plafond pendaient des maquettes de fusées et d'astronefs, pas des cochoncetés en plastique fabriquées en Chine par d'obscurs mercantis, de vraies maquettes de soyouz ou de CEV faites en papier à la main par l'Ingénieur en Chef Tornhill en personne. Alex avait évidemment un ordinateur dans sa chambre, du linge jonchant le sol un peu partout, un petit lit dans un coin. Mais le plus important, c'est l'établi.
       Il s'agissait d'une grande table, à l'origine destinée à faire des devoirs, mais sur laquelle il était peu probable qu'un cahier eut jamais échoué. A la place, Alex avait installé deux lampes d'architecte, des pinces pour tenir divers trucs, des loupes, un petit microscope, un oscilloscope, divers ohmmètres, ampèremètres, voltmètres et autres bizarrotrons nanomagnétriques, ainsi que l'objet qu'il bricolait présentement en se passant la musique de Star Wars. En l'occurrence, un viseur pour chasseur spatial. Avec viseur tête-haute, correcteur de parallaxe, désignation de cibles multiples et affichage en sept langues, dont le klingon. Capable de shooter un wampa à deux-cent mètres.
       Et nonobstant le fait qu'il n'existait dans le monde aucun chasseur capable d'exploiter ses capacités, croyez-le ou non, ce viseur était parfaitement opérationnel.
       

    Le Projet super-secret du gouvernement Américain
       
    It be one small step for a man...
       (Neil Armstrong)
       
    Somewhere, USA, 16 juillet 2005

       C'était un van beige parfaitement banal, comme il en sortait chaque année des milliers de l'usine de vans. Mais celui-là n'était pas banal par hasard, il avait une bonne raison d'être banal, en effet, il avait été banalisé. La carrosserie et les portières n'étaient pas moulées dans ce placocarton polyacrylique qui a la faveur des constructeurs modernes, mais usinées en véritable acier américain, et d'une épaisseur suffisante pour protéger ses occupants des tirs de n'importe quel parti de rednecks de l'Arizona, de sectoïdes apocalyptiques texans ou d'écologistes californiens. Les vitres étaient en verre feuilleté, et si on les observait en oblique, on constatait qu'il y en avait deux couches. Les pneumatiques étaient doublés en kevlar et segmentés en compartiments étanches afin de résister aux crevaisons. Le moteur était un modèle spécial, que des ingénieurs très compétents avaient passé deux ans à rendre trois fois plus puissant que l'original tout en conservant le même bruit de casserole - tant qu'on n'activait pas l'injection de peroxyde d'azote. A l'intérieur, le conducteur disposait d'un poste de pilotage plus inspiré par l'aviation que par l'industrie automobile, avec inclinomètre, altimètre, voyants de température de toutes les sortes de fluides de l'engin, console de diagnostic de panne, console d'armement, GPS (pas le truc des civils, le vrai GPS des militaires, celui qui est précis au millimètre), ainsi qu'un poste de communication satellitaire expérimental ultra-secret " ORX-48 modifié b ".

       " Eh, c'est vraiment un ORX-48 modifié b ? Hein ? Hein dites ? C'est sûr, je le reconnais, c'est un ORX-48 modifié b ! Pas vrai ? Hein ? Hein ?
       - Ta gueule.
       - Mais si, je le reconnais, c'est l' ORX-48 modifié b, puisqu'il y a la fonction de poursuite automatique du satellite Navgrav X ! Eh les gars, vous êtes de la CIA ? Vous êtes du FBI ? De la NSA alors ? Je suis sûr que vous êtes de la NSA ! Ah oui c'est sûr, vous êtes des agents de la NSA.
       - Ta gueule.
       - Eh les gars, vous vous rendez compte, on a été capturés par des agents de la NSA ! ça alors, quelle aventure... Eh, vous nous amenez où finalement ? Hein ? A Langley ? Hein ?
       - Ta gueule. "
       Alex Tornhill était bien le seul occupant du van à trouver la situation excitante. Aloysius Coppernickel, toujours fidèle à sa conduite, pleurait et se lamentait abondamment, supposant avec quelque raison qu'on allait le descendre au coin d'un bois et enterrer sa dépouille dans un trou où personne n'irait jamais le chercher. Karl übermensch, n'était pas très rassuré non plus, mais parvenait tant bien que mal à le dissimuler sous le masque d'une virile assurance, tout comme le quatrième captif, un gaillard d'une vingtaine d'années au visage rond et au crâne entièrement chauve, dont le physique évoquait celui d'un ours ou d'un taureau. Sans rire, la plupart des bodybuilders qui se pavanaient dans les concours de Mister Olympia auraient passé pour de délicats éphèbes à la sexualité douteuse à côté de cette montagne de muscles et d'os. Tous étaient solidement menottés à leurs banquettes et ne pouvaient en aucune façon en bouger. Pour leur part, les ravisseurs étaient au nombre de deux. Ils n'avaient bien sûr pas décliné leurs matricules, l'un était l'agent TX, l'autre l'agent DN. Bien qu'ils travaillassent en binôme depuis douze ans maintenant, aucun ne connaissait ne serait-ce que le prénom de l'autre. Ils étaient vêtus de costumes noirs, de lunettes noires, et de cravates bleues, pour qu'on ne les confonde pas avec les héros de quelque film à gros budget. Il était douteux que l'un ou l'autre eut jamais la moindre notion de ce que pouvait être le sens de l'humour.
       Le van roulait à vive allure sur l'autoroute en direction de l'ouest, probablement vers Washington. C'était difficile à dire car les vitres étaient oblitérées par des panneaux parfaitement opaques, ne laissant à nos pauvres captifs qu'un médiocre aperçu de la route par-delà la grille qui les séparait du conducteur et de son acolyte. De longues et mornes minutes passèrent ainsi, à mesure que les miles défilaient et que les vessies se remplissaient, et Alex ne cessait de s'extasier devant les merveilles technologiques qui l'entouraient. Il échafaudait toutes sortes d'hypothèses sur la raison de leur enlèvement et changeait d'idée plus vite qu'il n'était possible de le suivre, ce qui rendait son discours particulièrement nébuleux.
       Finalement, ils prirent une bretelle et descendirent dans un faubourg industriel non-identifiable, se faufilèrent dans la circulation des camions et des hummers, tournèrent et tournèrent et tournèrent encore, puis entrèrent dans le périmètre gardé d'une vaste installation qui était, d'après un panneau, une fabrique de jouets (particulièrement bien gardée). Le van passa trois checkpoints, puis pénétra dans un vaste hangar, avant de s'arrêter. Là, les deux agents firent descendre les quatre jeunes gens un peu ankylosés, en donnant à Alex l'explication suivante :
       " Ta gueule "
       Il y avait d'autres personnes dans le hangar, des gens en uniformes, des gens en blouses blanches, des gens en combinaison bleue. Aucun ne fit mine de porter secours à quatre gamins prisonniers. En fait, il semblait qu'une toute autre affaire les occupait, ils discutaient vivement par petits groupes, s'apostrophaient d'un air moyennement joyeux, s'interrogeaient sur quelque sujet mystérieux. Mais les deux ravisseurs ne s'en préoccupèrent pas, et les menèrent jusqu'à un bâtiment voisin par un passage aveugle. C'était un genre d'immeuble de bureaux à trois étages, avec de longs couloirs pleins de portes à numéros. On les fit entrer dans le numéro 112. Une grande pièce carrée sans fenêtre, avec pour unique mobilier une petite table basse ronde, quatre chaises en plastique et un immense miroir mural qui vous donnait envie de dire : " tiens, une glace sans tain ". Toujours entravés de leurs menottes dans le dos, les quatre jeunes gens furent invités à s'asseoir, puis l'un des agents les surprit en leur disant autre chose que " ta gueule ".
       " Bonjour, et bienvenue au complexe Alpha. Le complexe Alpha est la principale implantation du projet Griffon. Le projet Griffon est un projet ultra-secret du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique visant à détecter, à recruter et à former des individus à fort potentiel afin d'en faire des agents destinés à des missions particulières et délicates en territoire ennemi. Le projet Griffon vous a détectés, vous, comme étant des sujets à fort potentiel.
       - Cool !
       - Sachez que pour vos proches, vous êtes déjà morts. Vos passés n'existent plus. Vos identités n'existent plus. Désormais, vous n'avez plus que des noms de code. Vos corps, vos âmes, seront bientôt des armes de guerre au service d'Oncle Sam. Vous allez d'abord passer un examen médical complet, puis vous passerez chez le fourrier pour toucher votre paquetage, enfin vous serez conduits au dortoir. Je vous suggère de bien dormir, votre entraînement commencera dès demain, et... "
       Soudain, un uniforme plein de médailles entra dans la pièce, accompagné d'un individu tout rabougri d'une cinquantaine d'années. Les deux gros bras se mirent au garde-à-vous.
       " Mes respects mon colonel.
       - Repos. Mais qu'est-ce que vous foutez là ?
       - Réunion préparatoire à l'intégration des nouvelles recrues, mon colonel. Groupe de la Pennsylvanie, exfiltrés ce matin.
       - Quoi, on ne vous a rien dit ? Vous n'avez pas eu le message ?
       - Message mon colonel ?
       - C'est fini toutes ces conneries. Fini, fini... Les ronds-de-cuir de Washington ont fini par avoir notre peau.
       - Pardon mon colonel ?
       - Le projet Griffon est arrêté. Les budgets sont coupés. On va démanteler les installations, le personnel est remercié. Mais bon dieu, vous lisez vos mails de temps en temps ?
       - Le proj... Mais mon colonel, c'est impossible ! La Patrie a besoin de nous !
       - C'est bien ce qu'on a essayé de leur faire comprendre. Mais il paraît que c'est interdit d'enlever des citoyens Américains pour leur laver le cerveau et en faire des super-soldats. Non mais franchement, vous vous rendez compte ? Bientôt ça va être quoi ? La fermeture des goulags à communistes dans les Rocheuses ? La fin des expérimentations nucléaires sur les soldats ? Mais où va ce pays, je vous le demande ? Si ça continue, il finiront par nous interdire de pendre les nègres.
       - Triste époque, mon colonel.
       - Je ne vous le fais pas dire.
       - Et eux, qu'est-ce qu'on en fait ?
       - Eux ? Ah, eux... Ben... Vous faites... vous savez, quoi...
       - Ah, la corvée de bois !
       - Voilà, comme vous dites. Discrétion et efficacité. Rompez, messieurs. "
       

    La corvée de bois
       
    I be your father !
       (Darth Vader)
       
    Anywhere, USA, 16 juillet 2005

       Ils ne s'attardèrent pas et repartirent donc de la base dans le même équipage qu'ils y étaient arrivés. Toujours les deux mêmes poètes aux commandes du même van, toujours les quatre mêmes jeunes gens apeurés menottés à l'arrière. Ils avaient plus ou moins compris où on les emmenait et pour quoi faire, mais n'ayant aucun moyen de fuite ou de révolte, ils se tenaient cois. Ils retracèrent la route, ou bien c'était une autre, c'était difficile à voir car la nuit tombait. Au bout d'un moment, on passa des usines aux entrepôts, des entrepôts aux drive-in abandonnés, puis aux bars à motards, qui bientôt s'espacèrent pour laisser place à la béante noirceur des forêts de l'est américain. C'est alors que Malcolm Little fit entendre sa voix pour la première fois. Malcolm Little, c'était le quatrième larron, le plus âgé vraisemblablement, pour autant qu'on put lire un âge sur son visage de gros bébé aux cheveux ras. Sa voix était en rapport avec son physique, grave, très grave. Il finissait dans les aigus là où James Earl Jones commençait dans les graves.
       " Vous allez nous tuer ? Demanda-t-il.
       - Oui. Ta gueule.
       - Je comprends. Vous obéissez aux ordres. "
       Apparemment satisfait, il retourna à son mutisme. Il laissa ainsi passer quelques interminables secondes, puis reprit.
       " Mais au fait, votre employeur n'existe plus, si j'ai bien compris.
       - Ta gueule.
       - Oui, ma gueule. "
       Il se renfrogna derechef. Quelques poignées d'arbres défilèrent dans le pare-brise.
       " Donc, vous êtes chômeurs, quoi.
       - Ta gueule.
       - Y'a pas de honte. Ça peut arriver à tout le monde. "
       Woosh... woosh... woosh... faisaient les bosquets lorsqu'ils déboulaient à toute allure sur la droite du van.
       " Donc, vous êtes en train de commettre un crime fédéral parce qu'un type qui n'est plus votre chef vous l'a ordonné, vous ne serez pas payés pour ça et si jamais ça merde, ce gars ne vous aura jamais vu de sa vie.
       - Ta gueule.
       - OK, c'est cool. "
       Ils roulèrent encore une trentaine de secondes. C'était approximativement le temps qu'il fallait à une idée pour faire son chemin dans le crâne épais d'un serviteur de la liberté, de la démocratie et des droits de l'homme. Puis l'agent TX écrasa la pédale de frein, et le van dérapa dans un grand crissement de pneus avant de s'immobiliser en travers de la route, par bonheur totalement déserte. Les deux agents se regardèrent. Ils avaient parfaitement suivi le raisonnement de Little. Ils l'avaient même poursuivi un peu plus loin, et eu la même idée en même temps.
       Et si jamais le colonel Wateschatt avait décidé de faire disparaître tous les témoins ?
       L'agent TX fit repartir son engin et se gara quelques yards plus loin. Le moteur tournait toujours, le copilote descendit, fit le tour du véhicule et ouvrit la porte arrière.
       " Sortez ! "
       Les quatre jeunes gens ne se le firent pas dire deux fois. Armé de son trousseau de clés, l'agent DN leur ouvrit les menottes, et les leur reprit.
       " Tirez-vous ! " leur dit-il alors avant de remonter dans sa camionnette et de repartir en trombes sans un regard en arrière, laissant nos héros interdits.
       " Quand même, se plaignit Aloysius Coppernickel, ils auraient pu nous laisser cinquante dollars pour prendre le bus. "
       

    The Wild Monkey
       
    I be da king da world ! Youhou !
       (Léonardo DiCaprio)
       
    Anywhere, USA, 16 juillet 2005

       Le " Wild Monkey " n'avait pas vraiment l'habitude de recevoir des clients du genre de nos quatre jeunes gens. D'une part parce qu'aux USA, la fréquentation de ce genre de lieu de débauche est interdite aux citoyens de moins de vingt et un ans, vu qu'on n'y sert guère que de la bière et du bourbon, et d'autre part parce que les clients de ce genre n'éprouvaient en général qu'une curiosité fort limitée à l'égard de ce genre d'établissements, synonymes pour eux de " se faire égorger dans une arrière-cour malpropre par des routiers avinés après qu'ils vous eussent fait subir à votre corps défendant les derniers outrages ". N'eussent-ils été guidés par la nécessité impérieuse qu'ils n'auraient jamais franchi la porte de ce mystérieux abîme de perdition. Cette funeste réputation était toutefois un peu exagérée, ils s'en rendaient compte maintenant en constatant que lesdits routiers étaient surtout occupés à regarder le foot à la télé tout en commentant avec aménité l'évolution du prix du gallon de fuel, et qu'aucun d'eux ne les surveillait d'un air torve et porcin en fomentant des complots sodomites.
       La patronne était une bien brave femme dont ils avaient réussi sans peine à éveiller la fibre maternelle, ce qui leur avait valu la permission d'appeler leurs parents pour qu'ils viennent les chercher, ainsi que quatre boissons fraîches et pétillantes, sans alcool, bien sûr.
       " Merci l'ami, tu nous as sauvés la vie !
       - Oui, c'est sûr, ils allaient nous buter. Comme dans Pulp Fiction, vous l'avez vu ? Hein ? Ou comme dans Casino, à la fin, quand le mec se fait buter à coups de pelle !
       - Ouin !
       - C'est bien normal. J'étais concerné aussi.
       - Je suis Karl Übermensch ! Et toi, quel est ton nom ?
       - Malcolm Little.
       - Enchanté. Est-ce que tu sais pourquoi ils nous ont enlevés ?
       - Ils l'ont dit. On a des capacités spéciales. Des forts potentiels, tu te souviens ? Ils voulaient faire de nous des super-soldats, je pense. Mais quelqu'un à Washington a dû enfin se rendre compte que la guerre froide était finie depuis quinze ans, et ils ont décidé d'arrêter les frais.
       - Des capacités spéciales ?
       - Je suis doté d'une force physique peu commune. Vous aurez peut-être remarqué ma physionomie particulière.
       - C'est sûr, tu es costaud. Tu fais de la musculation, quelque chose comme ça ?
       - Non. J'ai participé à un programme d'étude.
       - Du gouvernement ? Intervint soudain Alex qui avait dressé l'oreille. Sur la base 51 ? Ils t'ont injecté du sérum d'alien et...
       - Ce n'était pas le gouvernement, c'était O'Donell.
       - Qui ça, O'Donell ?
       - Les restaurants. Les hamburgers. Les potatoes. Les nuggets de poulets.
       - Ah, d'accord. Et donc...
       - Ils avaient dit à mes parents que c'était pour tester une nouvelle spécialité. En fait, ils avaient inventé un additif alimentaire qui devait donner un meilleur goût à leur tambouille. Un truc chimique. Mais ça a mal tourné. Non seulement c'était toujours aussi dégueulasse, mais on s'est tous mis à gonfler comme des ballons. On a chopé des muscles énormes en quelques heures. C'était horrible, on a dégusté. Sur une douzaine de cobayes, j'ai été le seul survivant. Les autres sont morts de faim, ils ont digéré leurs propres organes pour nourrir leurs muscles, quelque chose comme ça. Moi, j'étais bien enrobé de graisse, alors j'ai survécu.
       - C'est incroyable ! Et l'affaire est restée secrète ?
       - O'Donell a plein d'argent. D'ailleurs, ils nous en ont donné pas mal pour qu'on la ferme, je suppose qu'ils en ont aussi donné aux journalistes et aux flics pour qu'ils fouinent ailleurs. Voilà toute l'histoire.
       - Oulàlà. Moi c'est l'inverse, dit soudain Aloysius Coppernickel avant de retourner souffler dans son soda par le truchement de la paille.
       - L'inverse ?
       - Lui il a gonflé, alors que moi j'ai maigri. Parce qu'avant j'étais plutôt gros... "
       Il convient ici de signaler que depuis le premier chapitre, Aloysius avait perdu la moitié de son poids. En lieu et place de l'adolescent gras et pleurnichard que nous avions entraperçu à l'insectarium, se tenait un adolescent mince et pleurnichard. Il était même devenu maigre. Voire osseux.
       " Avant quoi tu étais gros ?
       - Ben, c'est arrivé comme ça, sans raison. J'ai fondu en une semaine.
       - Sans raison ?
       - Non, à part que j'ai été mordu par un scorpion radioactif, je vois pas.
       - Ah ah ! Nous y voilà. Et donc, tes pouvoirs sont...
       - Bon, d'accord, c'est vrai, j'ai acquis les pouvoirs du scorpion.
       - Super ! Tu as une force décuplée ?
       - Non.
       - Une armure chitineuse ?
       - Non non.
       - Tu vois la nuit ?
       - Ben oui. Quand c'est éclairé. Comme tout le monde.
       - Tu as un dard empoisonné au moins ?
       - Jamais de la vie.
       - Ben alors, c'est quoi ?
       - Je suis phosphorescent.
       - Pardon ?
       - Je suis phosphorescent. Dans la nuit par exemple, je luis.
       - Tout à l'heure, quand on marchait sur la route, tu ne luisais pas beaucoup.
       - Ah ben il faut m'éclairer avec des ultraviolets. Tu as une lampe à ultraviolets, que je te montre ?
       - Non.
       - Dommage.
       - C'est nul comme pouvoir.
       - Ouin ! "
       Aloysius retourna à sa boisson et à ses bulles, laissant Alex continuer tout seul.
       " Et bien moi, messieurs, tenez vous bien, mais je suis un authentique et véritable, mais oui mais oui, MUTANT ! Un vrai de vrai !
       - Bien sûr.
       - Rien de ce qui est mécanique ne m'est étranger ! Je suis un génie de la technique, un as du bricolage, un...
       - Comme Geordi LaForge ? Demanda Aloysius.
       - Exactement, sauf que Geordi LaForge, c'est une grosse tapette, moi je suis un balèze. Bref, si vous êtes attaqués par une armée d'androïdes, si vous trouvez un vaisseau spatial, une porte des étoiles ou un artefact du même genre, c'est à moi qu'il faut faire appel. Et toi... Karl c'est ça ?
       - C'est ça.
       - C'est quoi ton truc. Pourquoi est-ce qu'ils t'ont enlevé ?
       - Oh, c'est sûrement parce que je grmrlbrmlbmrbn...
       - Tu... ?
       - Grmrlbrmlbmrbn...
       - Plus fort.
       - Je suis un extra-terrestre. Bon, on peut parler d'autre chose maintenant.
       - Tu es un extra-terrestre !
       - C'est pas la peine de le crier sur les toits.
       - Mais qu'est-ce que tu fais ici ?
       - Je bois un coca.
       - Oui mais... Si tu es un extraterrestre, comment es-tu arrivé sur Terre ?
       - Eh bien voilà ce qui s'est passé : voici douze-mille ans, loin, bien loin dans notre galaxie, les habitants de la planète Radon vivaient en paix et en harmonie, profitant dans la plus grande quiétude des fruits d'une civilisation ancienne et avancée, sous la coordination de Brinac, un gigantesque ordinateur construit spécialement pour cette tâche. C'est alors que mon père, Bob-El, qui était un scientifique renommé, découvrit dans les relevés spectroscopiques de notre étoile d'inquiétantes fluctuations. D'après lui, notre soleil vivait ses derniers instants et n'allait pas tarder à se transformer en supernova, détruisant toute vie sur Radon. Il s'en ouvrit à ses collègues, préconisant une évacuation massive et immédiate de notre monde. Mais lorsqu'ils soumirent les résultats de leurs travaux à Brinac, ce dernier les rasséréna, leur expliquant que Bob-El s'était trompé, et que le soleil avait encore bien des millions d'années d'activité paisible devant lui. Rassurés, tous retournèrent à leur labeur, traitant mon père de fou. Mais ni Bob-El, ni Lucienne-El, ma mère, n'étaient convaincus par les paroles rassurantes de Brinac. Ne pouvant se résoudre à quitter Radon, leur planète bien-aimée, ils décidèrent de construire un petit astronef dans lequel ils me placèrent en animation suspendue, et c'est ainsi qu'ils lancèrent dans l'espace leur bébé, Maurice-El, votre serviteur, en direction d'une planète dont ils savaient qu'elle abritait la vie.
       - La Terre.
       - Exactement. Le voyage dura des siècles et des siècles, avant que mon appareil n'entre dans le système solaire, ne s'approche de la planète bleu et ne tranche son atmosphère comme un météore. Il s'écrasa dans le champ des Übermensch, qui m'y trouvèrent et m'adoptèrent aussitôt. Ils m'élevèrent comme leur fils, jusqu'à aujourd'hui, dans les saines valeurs qui ont fait la grandeur de notre belle nation.
       - Mon dieu ! Mais alors c'est vrai, les extraterrestres existent !
       - La preuve.
       - Et tu es le dernier de ta race, le dernier fils de Radon ! Quel honneur c'est pour moi...
       - Euh... pas tout à fait. "
       Karl but une gorgée, visiblement embarrassé.
       " Trois mois plus tard, un second météore s'est écrasé à dix mètres du premier. Il contenait un message, dont mon père adoptif a pris connaissance, et qui contenait la suite de l'histoire de Radon.
       - Il y a une suite ?
       - Eh bien, apparemment, ça disait que mon père était vraiment une brêle en spectroscopie, que notre soleil n'avait pas du tout explosé, et que mes parents avaient été internés peu de temps après mon envol. Le Grand Conseil de Radon regrettait de ne pouvoir rattraper mon vaisseau pour me ramener sur mon monde natal, faute des moyens techniques suffisants, et espérait que je coulerai une existence heureuse sur la Terre.
       - Êh ?
       - Ben voilà.
       - Bon, admettons. Peu importe, ce qui compte, c'est tes pouvoirs.
       - Mes pouvoirs ?
       - Ben, tu vois à travers les murs ? Tu plies les barres d'acier rien qu'en les regardant de travers ?
       - Absolument pas.
       - Tu sais voler au moins ?
       - En effet, il se trouve que j'ai mon brevet de pilote. Ah, tu veux dire, sans le concours d'un avion ? Je crains que non.
       - Alors ?
       - Ben, alors rien.
       - Comment rien ?
       - J'ai dit que j'étais un extraterrestre. Ça n'implique pas nécessairement que j'ai des pouvoirs particuliers.
       - Mais comment fais-tu pour cacher ta véritable apparence ?
       - C'est ça ma véritable apparence. Les Radoniens ressemblent beaucoup aux Terriens. On a globalement la même force physique, la même résistance, la même longévité...
       - Mais vous avez bien un truc qui vous distingue !
       - Notre vésicule biliaire est légèrement plus courte. Et on a une scissure supplémentaire au niveau du lobe temporal, ici.
       - Ce qui te confère le pouvoir de...
       - D'épater un médecin légiste qui ferait mon autopsie. Ah si, maintenant que j'y pense, je ne digère pas le lactose. Mais la plupart des asiatiques et des africains sont dans ce cas, c'est pas vraiment très original.
       - Mais bon dieu, à quoi ça te sert donc d'être un extraterrestre si t'es comme tout le monde ?
       - Je n'ai jamais dit que ça servait à quelque chose. C'est ce que je suis, voilà tout. "
       Rencontrer un extraterrestre en chair et en os, fut-il exotique comme un employé des postes, mettait Alex en transe. Il bombarda le malheureux alien de questions plus idiotes les unes que les autres, questions auxquelles Karl répondit autant que possible par monosyllabes avant de s'écrier " Non mais tu vas me lâcher ? "
       Quelques minutes de silence s'ensuivirent.
       Puis Alex revint à la charge.
       " Vous rendez-vous compte, mes amis, de ce qui se passe ici et maintenant ? Nous vivons des instants historiques !
       - De quoi ? S'enquit Malcolm.
       - Dans bien des années, lorsque les hommes du futur passeront devant ce rade minable, ils s'écrieront avec admiration et respect : " Vois, mon fils, c'est ici que tout a commencé ! "
       - A quel propos ?
       - Ben... Nous voyons, le groupe !
       - Quel groupe ?
       - Nous sommes tous quatre dotés par la nature de pouvoirs extraordinaires...
       - Ah bon ?
       - ... et unis par la farouche détermination à faire le Bien, à rétablir la Justice et à lutter implacablement contre le Crime...
       - Quand tu dis " nous ", tu comptes qui exactement ?
       - ... Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, comme disait le philosophe...
       - ... Stan Lee... traduisit Aloysius.
       - ... Voici pourquoi, nous devons au monde de prendre notre destinée en main ! Je vote pour qu'on fonde une équipe de super-héros !
       - Tout ce que tu veux, mais par pitié, ferme ta gueule ! "



    Et c'est ainsi que se forma ce fameux quatuor
    que la presse n'allait pas tarder à baptiser :
    "The Ordinaries"