• passerelle
  • wooping machine
  • ouvrir un canal
  • THE CRETINOUS
    STAR SAUVAGEONS
    Space, ze final frontier... Ziz are ze voyagers of the starship Disko. Zère continiouing mission : tou explore strèndje niou worldze, tou sikaoute niou life, and niou civilizachionz tou boldlygo where no man havezed going bifore...
    L'ASTRONEF DU DESESPOIR



    1 ) Starlog

    L'histoire que je vais vous conter ici vous est déjà familière, amis lecteurs. Vous l'avez lue dans vos journaux, ou pour les plus jeunes apprise à l'école. Les héros dont je vais vous narrer les aventures sont entrés dans la légende et ont donné leurs noms à des universités, des régiments, des villes parfois, et vous pensez donc les connaître. Est-ce pourtant vrai ? Car derrière l'hagiographie officielle et la lisse langue de bois des rapports de l'Astrocorps, par delà les jugements hâtifs et les a-priori, on découvre des hommes et des femmes(1) de chair et de sang, des individus avec leurs doutes, leurs peurs et leurs obsessions, des gens ordinaires pris dans la tourmente d'un destin extraordinaire. Et c'est pour vous en convaincre qu'en matière de préambule, je vais m'effacer pour laisser parler ceux-là mêmes qui furent les acteurs de ces événements, par le truchement de ces quatre documents émouvants.

    Capitaine Jean-Luc Pilpa, journal de bord de l'USS Glorious NX-01, date stellaire 105.5
    Les préparatifs de notre mission s'achèvent enfin, et je viens de donner sa soirée à l'équipage pour le récompenser de ses efforts. Je crois que jamais capitaine ne fut si fier de ses hommes, de sa mission et de son navire, et je crois que jamais vaisseau ne fut nommé à si juste titre. Nous avons tous hâte de mettre en œuvre cette magnifique machine, pour la plus grande gloire de notre bon roi et le profit de l'humanité entière. Vive la Drakonie !

    Capitaine Benjamin Disko, journal de bord de l'USS Pilpa NX-02, date stellaire 208.2
    C'est un honneur autant qu'une lourde charge qui m'échoit aujourd'hui, mais je sais que je puis compter sur le soutien mon équipage, une remarquable troupe d'hommes et de femmes habiles et courageux, ayant su dès le début de notre entreprise mettre de côté les légitimes appréhensions inhérentes aux circonstances de notre mission pour faire preuve d'un enthousiasme et, j'ose l'écrire, d'une joie de vivre et de travailler ensemble dont j'ai connu peu d'exemples. C'est donc demain que nous partirons pour les étoiles, à bord de cet astronef qui, par son nom, honore l'esprit de mon regretté prédécesseur et des héros qui l'ont accompagné dans son glorieux destin. Puissions-nous nous montrer dignes de ces braves et faire honneur à leur mémoire.

    Capitaine James T. Punch, journal de bord de l'USS Disko NX-03, date stellaire 330.7
    C'est fait ! Tantôt, nostre bon Roy nous honora de sa présence, et initia de sa divine main l'activité de notre noyau réactif, lequel se comporte depuis avec une très encourageante régularité. Ainsi palpite le cœur ardent de l'USS Disko, fier véhicule s'il en fut jamais, tout aussi impatient de bondir fougueusement dans l'éther que son dévoué capitaine. Grâce soit rendüe à nos aimés&estymés souverains pour l'infinie patience et la persévérance sans faille dont ils sont les vivantes incarnations. C'est donc demain que, par la volonté de notre bon Sire, nous nous couvrirons de gloyre. Mes bons féaux frétillent tels de frais gardons à l'idée de la virile randonnée qui nous attend demain dans les cieux ymmaculés, tant et si bien que je peine à contenir leur ardeur. Ah, que de braves gens ai-je sous mes ordres, ah le bel aéropage(2) de solides gaillards ! Hardi ! A l'aventure !

    Lettre personnelle de Diana Mies Van De Blö, Officier en second de l'USS Disko, date stellaire 330.4
    Chère maman,
    Quand tu recevras cette lettre, je serai sans doute déjà morte. Je me suis en effet engagée dans l'Astrocorps il y a six mois, en cachette de toi, et demain, je ferai partie de la mission d'essai du nouvel appareil, l'USS Disko. Tu sais sans doute ce qu'il est advenu des deux précédents astronefs, et moi qui ai appris le principe de fonctionnement de ces machines, c'est en toute connaissance de cause que je te le dis, il est plus que probable que les choses se reproduisent. Et si, par quelque bonne fortune, l'appareil voulait fonctionner convenablement, mes chances de te revoir un jour n'en seraient guère améliorée, j'ai en effet parlé aux membres de l'équipage, hélas, et j'en suis venue à la conclusion mathématique que même nantis du meilleur matériel, nous irions à l'échec. Personne dans l'Astrocorps n'a voulu tenter l'expérience, en tout cas, personne de sensé. Beaucoup de ceux qui s'étaient entraînés dur, des années durant, pour découvrir l'espace infini ont préféré déserter nos rangs plutôt que d'approcher ces cercueils de métal, et en toute sincérité, je ne peux rien trouver à leur reprocher. Un tiers de mes compagnons, ou en l'occurrence devrai-je dire co-détenus, sont des assassins et des voleurs à qui le Roi a promis la grâce contre un enrôlement de cinq ans (certains ayant, d'après les rumeurs, préféré finir aux arènes, pour que leurs proches aient au moins une dépouille à ensevelir). Pour le reste, je ne citerai pas de noms car il est malséant de critiquer ceux qui vont à la mort, mais on compte parmi eux toutes les sortes d'alcooliques, drogués, vicieux, tarés congénitaux, idiots des alpages et autres recalés de l'Astrocorps qui se sont retrouvés récemment et mystérieusement repêchés, et n'ont pas bien compris quelles étaient leurs chances de survie dans cette affaire (et je n'ai pas le cœur de les détromper). C'est dans cette dernière catégorie que l'on peut ranger notre capitaine, qui est le benêt le plus incompétent que j'eus la surprise de rencontrer au cours de ma vie. Le médecin est un sauvage, le cuistot est mort, les ingénieurs sont de mœurs douteuses quand ils ne sont pas franchement échappés des enfers, et le reste est à l'avenant. Ah oui, encore, j'allais oublier de signaler, pour compléter ce tableau apocalyptique que l'officier en second est une dépressive pleurnicharde et suicidaire. Ne faut-il pas qu'ils fussent désespérés pour m'avoir confié une telle responsabilité ?
    Adieu, donc, ma vieille mère, et sèche les larmes qui coulent sur tes joues ridées. Tu sais quelle est la situation de notre famille, et pourquoi je fais cela, et si je n'ai été certes pas été la meilleure des filles, ni la meilleure des mères, sache que j'ai eu le souci d'assurer l'avenir des miens. Tu recevras en effet du Trésor Royal, en guise d'indemnité pour mon trépas, quelques 1500 ducats d'or, somme qui pourvoiront à ta subsistance et à l'éducation de Théodegan. Je te le confie car c'est mon bien le plus précieux, et que je sais tes qualités de mère. Elève-le comme tu le sais, dans le respect des lois, la crainte de Dieu et l'amour de sa Patrie.
    Je vous embrasse tous, et vous attendrai patiemment, si tel est mon destin, à la droite de Hegan tout-puissant, entre les mains duquel je remets humblement mon âme. Inutile de vous presser, j'aurai tout mon temps.

    PS : Si je disparaissais sans que ma mort ne soit avérée, j'ai pris soin de prévenir l'échanson de l'Astrocorps afin que ma solde vous soit versée, elle se monte à cent trente ducats par trimestre. Si elle ne te parvenait pas, n'hésite pas à protester auprès de l'administration afin de réclamer ton dû.


    2 ) Where no man has gone before

    « PM, check avant décollage.
    - Flux cyclique stable et synchrone à 170% de la puissance d'extinction, extraction systèmes 3,0%, extraction prop 1,7%, tous circuits phlogiston ouverts, boucliers abaissés, le circuit primaire est go.
    - Com, check.
    - Congrueur com fonctionne, canaux de service ouverts, fort et clair dans les deux sens, c'est un go.
    - Detop, check.
    - Réseau courte portée alimenté et fonctionne, tous autres systèmes hors circuit, congru det OK, calibrage OK, je dis go capitaine.
    - Pilote, check.
    - Barres antigrav occultées, propulseurs principaux ouverts et en puissance de veille, circuit phlogiston ouvert, congrueur de pilotage OK, toutes commandes vérifiées, pour moi on est go.
    - Nav, check.
    - Congru nav fonctionne, vent stable, bonne visibilité, faible nébulosité, trafic nul, c'est un go.
    - Soutien check.
    - Tous systèmes de survie OK, compensateur désactivé, go pour soutien
    - Disko à contrôle, on est go pour décollage.
    - K...kk... pttt... ffrt..., émit la transmission.
    - Com, je croyais que vous étiez OK ?
    - Nous sommes OK capitaine.
    - Et ce bruit là, c'est ce que vous appelez fort et clair ?
    - Oui capitaine, c'est Mfrs Frsfrrs qui est de service au contrôle, il s'exprime toujours comme ça.
    - Ah oui ?
    - C'est un homme-lézard.
    - Oui, bon, on est go ou pas ?
    - D'après ce que j'ai compris, on est go. Ou alors il me reproche d'avoir cuit mes chaussettes.
    - Pilote, procédez au décollage. N'hésitez pas à être un peu sec, il ne faudrait pas qu'on se retouuups... »
    L'équipage crut sa dernière heure arrivée lorsque la puissance libérée des barres antigrav propulsa le grand vaisseau à la verticale de la zone de départ 3. Grâce à l'excellente visibilité de la passerelle, les officiers présents purent voir le sol rocailleux s'éloigner, comme aspiré par une force irrésistible, puis les remblais de terre assemblés autour de la plate-forme, et enfin l'immense hangar d'assemblage où était né le Disko. En quelques secondes, ils avaient dépassé le niveau du belvédère d'observation, de l'autre côté de la Vallée des Moustiques, que les indigènes avaient rebaptisée, depuis plusieurs années, la Vallée des Grands Trous. En aval, à quelques lieues, se trouvaient les lacs circulaires qui avaient jadis été les zones de départ 1 et 2, ainsi que le Laboratoire de Recherche sur les Hautes Magies, premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième du nom. Seul parmi les hommes de la passerelle, le capitaine Punch ne prêtait aucune attention à ces désolantes visions. Il était tout à son affaire, notre capitaine, excité un chat au crépuscule.
    « Donnez des barres arrière, que diable, nous nous cabrons ! Contrôlez le tangage, nous devons à tout prix conserver l'horizontale.
    - Compris capitaine. »
    Le pilote tourna de quelques crans la manivelle de cuivre correspondante, jusqu'à obtention de la station désirée. Quelques dizaines de secondes s'étaient écoulées, et ils surplombaient déjà les cimes des montagnes voisines..
    « Nous montons à vingt-quatre brasses par seconde capitaine, nous accélérons légèrement.
    - C'est une bonne allure, réduisez un peu pour la conserver.  Soutien, vérifiez la pressurisation.
    - Pressurisation positive 0,12 bars, en augmentation.
    - Au fait, c'est quoi votre petit nom ?
    - Enseigne Loretta Lesfleurs capitaine, répondit l'elfe d'une voix douce.
    - Houlà, c'est bien compliqué. Il faut vous rebaptiser de toute urgence... tournez par ici votre petit minois... Oui, Lipstick, c'est parfait.
    - Hî ! S'écria l'officier en second lorsqu'elle ouvrit les yeux et s'aperçut de l'altitude préoccupante qu'ils avait atteinte.
    - Et vous ma chère, vu votre visible appréhension, peut-être que est-il judicieux de vos appeler... Frousse... Non, Trouille. Diana Trouille, ça sonne bien. Navigateur, notre altitude...
    - Nous... nous sommes à... mille trois-cent... brasses, capitaine. Par rapport au sol.
    - Bien, bien. Comptez toutes les cinq-cent brasses. Ah, mes amis, quelle merveilleuse journée !
    - Mille cinq-cent.
    - Nous avons battu de cent fois le record de ce pauvre Benjamin. Oh, voyez, nous traversons un petit cumulus. Si l'on considère que le fond de la vallée est déjà à huit-cent brasses au-dessus du niveau de la mer, nous voici à des altitudes respectables. Cher navigateur, quel est votre nom déjà ?
    - Deux mille. Jean-Julien Albert Bicyclette Troischatonsfloconneuxenformedetétine, capitaine.
    - Aïe, et vous Pilote ?
    - Igor Septcalamitésdivines, capitaine.
    - Bon, vu que vous faites la paire, vous vous appellerez désormais Heckle et Jeckle. Jeckle, laissez monter progressivement la vitesse à cinquante brasses par seconde, Heckle, donnez moi le décompte des mille brasses. Vous vous sentez mal Diana.
    - ... vais... mourir...
    - Trois mille.
    - Mais non voyons, cet appareil est parfaitement sûr. PM, quelles nouvelles du circuit primaire ?
    - Aucune activité, le noyau est stable, la température des collecteurs est dans la norme.
    - Et notre Power Manager préféré a un nom ?
    - Il a un nom, il s'appelle Borgo Heungaydj. Il a même déjà un surnom que lui ont donné les anciens de sa tribu après qu'il eut tué son premier homme : « Celui qui s'énerve quand on l'affuble de sobriquets débiles  ».
    - Ah. C'est joli Borgo. Eh bien, vous voyez numéro un, tout baigne.
    - Quatre mille.
    - Considérez ces nobles montagnes en contrebas, voyez ces séracs et ces névés, ces éboulis, ces petits ronds... bref... comment ne pas être ému aux larmes par les merveilles de la nature ? Et notez comme déjà, le ciel s'assombrit. Bientôt, croyez moi ou pas, nous verrons les étoiles en plein jour.
    - Cinq mille.
    - Nous avons dépassé, je crois, les plus hauts sommets de la Terre. Nous ne sommes déjà plus de ce monde.
    - Je préfèrerai que vous évitiez ce genre d'expressions, capitaine.
    - Six mille.
    - Pressons, mon ami, pressons, il n'y a quasiment plus d'air pour nous freiner, vous pouvez lâcher la puissance de notre machine. Antigrav à 120%, et prévenez-moi lorsque nous dépasserons les cent mille brasses. Voyez comme tout se déroule parfaitement. Borgo, si tout va bien de votre côté, profitez-en pour régler les propulseurs exponentiels sur la vitesse de giration, c'est facteur –10,5, si mes souvenirs sont bons.
    - Ou... oui capitaine. »
    Le barbare régla les moteurs sur la puissance requise, ce qui produisit un grondement des plus inquiétants, suivi d'une série de cliquètements métalliques. Tout l'équipage blêmit, s'attendant au pire. Mais rien ne se produisit, et le silence revint.
    « Eh bien PM, quel est l'état des circuits primaire maintenant ?
    - Stabilisé.
    - Bien bien. Regardez comme le ciel noircit à vue d'œil. Et en dessous, tous ces petits moutons laiteux... Mes yeux m'abusent-ils, ou est-ce bien la mer que j'aperçois au loin ? Ah là là, quelle chance nous avons. A quelle altitude nous trouvons nous ?
    - Treize mille deux cent brasses, vitesse ascensionnelle cent-soixante trois brasses par seconde.
    - C'est une journée historique, réellement. Je suis contentcontentcontent ! Pas vous commandeur ?
    - 'vertige. 'vomir.
    - Il y a des petits sacs sous votre siège.
    - Beuah...
    - Pour vous détendre, je vais vous narrer une amusante anecdote. Savez-vous d'où proviennent les grincements que nous entendons assez régulièrement ? Ils viennent du fait que, à mesure que nous nous élevons, l'air se fait plus ténu et exerce sur la coque une pression moins importante. Or, celle-ci est étanche, et l'air qu'elle contient, qui est toujours aussi dense, tend à vouloir s'échapper, ce qui le fait presser vers l'extérieur. Comme tous les métaux, l'électrargyre de la coque est légèrement élastique, de telle sorte que la coque se dilate de quelques grains. En revanche, le bois qui forme l'ossature interne de l'astronef n'a guère d'élasticité, aussi ne se dilate-t-il absolument pas. C'est aux points de jonction du métal et du bois que se produisent les fameux grincements. C'était ainsi prévu dès la conception, et c'est justement pour éviter de trop fortes tensions entre les deux matériaux qu'ils sont simplement accolés, et non fixés solidairement, de sorte qu'ils puissent jouer. N'est-ce pas merveilleusement conçu ? Tenez, un autre sac.
    - Beuah...
    - Cent kilobrasses, capitaine.
    - Beuah...
    - Eh bien, nous voici à pied d'œuvre. Ramenez les antigrav à 60% jusqu'à vitesse ascensionnelle de... disons, cinquante brasses par secondes. Com, envoyez le signal au contrôle, nous commençons sans plus tarder la procédure de mise en giration. Borgo, tenez-vous prêt à enclencher les moteurs.
    - Beu... Hein ? Déjà ?Je pensais qu'on resterait un petit moment suspendus, histoire de voir si... tout fonctionne.
    - Pourquoi attendre que ça se détraque ? Lançons le moteur, on verra bien ce que ça donne. De toute manière, quoi qu'il se produise, c'est tout bon pour nous.
    - Ah oui ?
    - Réfléchissez, numéro un, soit le moteur fonctionne et nous nous couvrons de gloire, soit il explose et tous nos soucis sont terminés. »
    Le visage de l'officier en second se vida de son sang, et son regard se fixa sur une lointaine étoile dont elle ignorait le nom, une étoile orangée et étrangement fixe. Pourquoi ne scintillait-elle pas ? C'était indécent et terrifiant, dire que ce serait la dernière vision de son existence ! Elle adressa une prière à Hegan, et eut une pensée pour les siens.
    « Nous y sommes capitaine, cent dix-huit kilobrasses, vitesse stabilisée à cinquante brasses par seconde.
    - Bien, revoyons les procédures. Dès que Jeckle aura coupé l'antigrav, nous compterons neuf secondes avant que l'attraction de la Terre ne nous confère une vitesse nulle. Quand j'appellerai le PM, il devra démarrer le moteur sans délai. Tout le monde est prêt ? Jeckle, occultez les barres.
    - Hî, fit l'officier en second lorsque ses tripes lui remontèrent dans le gosier.
    - Capitaine, est-ce que je ne dois enclencher la compensation ? demanda l'officier chargé des systèmes de soutien, avec dans la voix une certaine appréhension.
    - La com... euh... oh merde, vite, enclenchez votre machin là... J'ai fait exprès pour savoir si vous connaissiez les procédures... »
    Aussitôt, ils retombèrent assez lourdement sur leurs sièges, qui heureusement étaient solides et rembourrés. Puis, le capitaine vit sur son quadrant l'aiguille de la vitesse verticale s'approcher de la valeur zéro. Alors sans attendre, il bomba fièrement le torse, légèrement penché en avant, leva la main droite comme il s'était secrètement vu faire en rêve des centaines de fois, et s'adressant à son ingénieur, s'écria :
    « Heungaydj ! »
    Et le lieutenant Borgo Heungaydj, PM du vaisseau Disko, poussa sans trembler outre mesure la grosse manette rouge de son panneau de contrôle, celle où il avait collé un papier portant l'inscription « TOUCHE PAS ! ». Si vous avez déjà, en toute connaissance de cause, tapé « FORMAT C: » à l'invite de votre ordinateur, vous savez dans quel état d'esprit se trouvait notre homme d'équipage.
    Un grondement régulier résonna dans tout l'astronef, rappelant un peu le son d'une cloche de diamètre appréciable, puis gagna rapidement en intensité et en fréquence, jusqu'à atteindre un plateau. Et puis au bout de cinq secondes environ, le son décrut rapidement et avec des à-coups, qui se firent aussi sentir sur les occupants de la machine. Puis il y eut des grincements sinistres. Puis quelque chose dans les entrailles du vaisseau, qui fit klangklangklang. Puis un bruit de boule de bowling. Puis un bruit de quilles de bowling. L'éclairage connut quelques faiblesses avant de se rétablir totalement.
    Le calme revint.
    « Bien, on n'a pas explosé, c'est un résultat encourageant. Qu'est-ce qui n'a pas marché, Borgo ?
    - Euh... je vérifie... les niveaux ont l'air correct, l'activité du noyau est stable... Les instruments ont enregistré un pic...
    - Capitaine, s'étonna le navigateur, regardez la Terre.
    - Oui ?
    - On dirait qu'elle tourne lentement. Ah non, c'est nous qui tournons autour...
    - Je confirme, s'exclama le pilote, vitesse horizontale 4580 brasses par secondes. Altitude en augmentation...
    - Nous sommes en giration légèrement excentrique.
    - Mais alors... Mais alors on a réussi ! »
    Et James T. Punch se leva d'un bond de son siège pour contempler l'arc blanc et quasi plat de sa planète natale, et le défilement lent et majestueux des nuées en dessous de lui.
    « Yes, il dribble, petit pont, shoot et c'est un dunk d'enfer ! Com, envoyez le message convenu, nous avons réussi la giration. Ah ah ah ! Tétinou ! Tééééétinou ! Bien profond tu l'as, Clorckindale(3). Pour fêter ça, j'ai l'honneur de décerner le surnom de Goodnews à notre officier de communication, contente ?
    - Ben...
    - Et notre Detop... On va l'appeler Detop. Ah, quelle bonne journée. Detop, est-ce qu'on se rapproche du sol ?
    - Négatif capitaine, on s'éloigne même légèrement du fait de notre vitesse un peu élevée.
    - On m'a raconté une fable comme quoi, une fois qu'on était en giration, tant qu'on ne faisait rien, on y restait. Souscrivez-vous à ce point de vue grotesque Heckle ?
    - Euh... normalement... D'après les travaux sur les attractions géométriques de... oui, je pense.
    - Bien, donc, ma présence n'est plus requise sur la passerelle. Réunion des officiers supérieurs dans le carré dans cinq minutes. Oui numéro un ?
    - Je... dois aller à l'infirmerie.
    - Ah bon, vous êtes blessée ?
    - Eh bien, je me suis enfoncé l'accoudoir dans la paume, capitaine. Je ne m'en suis pas aperçue sur le coup...
    - Je vous avais dit de vous détendre. Parfait, allez vous faire soigner. Réunion des officiers supérieurs dans le carré dans une demi-heure, et en attendant, liqueur de prune pour tout le monde !


    3 ) To explore strange new worlds

    « En premier lieu, je tiens à vous féliciter ! Vous avez tous accompli un travail... euh... qui... un travail. Ensuite, les mauvaises nouvelles. En effet, avant notre départ, j'ai reçu des mains de l'échevin de l'Astrocorps en personne un pli secret contenant des instructions à n'ouvrir qu'une fois en giration et en présence de mes officiers. Nous sommes en giration, vous êtes mes officiers, je crois, alors il est temps. Numéro un, décachetez le pli de votre main innocente.
    - Voici, capitaine. Eh mais... c'est pas le monogramme royal ?
    - Lisez, je vous prie.
    - Hum hum...


    Estimé Capitaine,

    Votre réussite dans notre entreprise atteste de la valeur de votre équipage et la qualité de votre nef plus qu'aucun éloge ne saurait le faire, nous nous vous épargnerons donc les flatteries d'usage. Le succès de votre mission nous amène à vous en suggérer sans attendre une nouvelle, autrement plus ambitieuse. Nous sommes persuadé que seule votre clairvoyance, éclairée de votre expérience unique et de votre connaissance des circonstances particulières de votre situation, sauront vous faire peser les avantages et les risques de la tâche délicate mais ô combien prestigieuse que nous vous suggérons. Trèves de circonlocution, il s'agirait, Capitaine, d'utiliser sans plus tarder les ressources de votre navire pour mener votre équipage jusqu'au lointain astre des nuits.
    La Lune, voici votre destination ! Je n'ai nul besoin de vous inviter à la discrétion, vous savez la situation dans laquelle se trouve l'Astrocorps. De la minute où vous lirez ces lignes, vous devrez garder strictement secrètes ces instructions, et n'en rien laisser transparaître dans vos communications avec la Terre, au cas où celles-ci seraient écoutées par des puissances adverses, ou bien espionnées au sein même de notre organisation.
    Si vous acceptez la tâche en question, votre objectif serait d'observer le développement des civilisations Sélénites, d'évaluer leurs forces et leurs faiblesses, leurs inclinations et facultés à nous faire la guerre, et toutes sortes de renseignements du même ordre. Le cas échéant, et si les circonstances devaient s'y prêter, prendre contact avec la population locale serait envisageable, dans un esprit de paix, de concorde et dans le souci d'initier avec eux un fructueux commerce.
    Puisse Hazam éclairer les noires allées du ciel devant votre astronef.

    Althus Wanegan, Premier Echevin de l'Astrocorps.


    Le Capitaine prit alors la lettre et resta plongé dans sa contemplation.
    - On sent bien qu'il a fait les Naves de Venereille, le vieux, commenta Khunduz Jdobrynewicz, médecin de bord. Tout dans la faux-culterie doucereuse, genre « si ça marche c'est grâce à moi, si ça marche pas c'est ta faute ». Pas vrai les gars ?
    - Je vous en prie docteur, il est vrai que lancer une telle entreprise sans préparation d'aucune sorte peut paraître un peu léger, mais il s'agit du Premier Echevin, tout de même » tempéra Diana. Elle n'était toutefois pas loin de partager l'avis du praticien. Puis, son regard croisa celui de l'ingénieur en chef. Un regard glacial, que personne ne soutenait plus d'une demi-seconde. Elle se détourna donc et préféra considérer le légendaire personnage qui se tenait un peu à l'écart de la pièce, visiblement un peu perdu. Il n'avait rien de l'invincible guerrier, l'aventurier magnifique et triomphant qu'elle s'était toujours figuré. Lorsqu'elle l'avait vu pour la première fois, elle avait cru à un homonyme, mais renseignement pris, il s'était avéré que le Capitaine avait bel et bien manœuvré pour engager, en guise de responsable de la sécurité, l'authentique et véritable filou aux mille conquêtes, le fameux Bralic ! Mais oui, le Destructeur, celui-là même qui avait inspiré tant de chanson et conduit tant de batailles. Ah, certes, il n'était plus très jeune, et peut-être son apparence s'était-elle relâchée au fil des années.
    « Lieutenant-commandeur Bralic, puisque la sécurité de l'équipage est de votre ressort, est-ce une bonne idée d'aller sur la Lune ?
    - Dâme, non ! Jâdis, on m'a souvent donné l'bâton paske j'étais dans la Lune, ça m'a passé l'envie d'y retourner.
    - Gni... Docteur, vous nous faisiez part de vos réticences...
    - C'est pas des réticences, c'est juste que c'est de la connerie pure et simple. Mais bon, c'que j'en dis.
    - Et vous, euh, ma chère... Lieutenant-commandeur... Je suis un peu confuse, je m'aperçois que j'ai oublié votre nom.
    - Je n'ai pas de nom, lâcha l'ingénieur en chef d'une voix lourde et dénuée d'émotion.
    - C'est... curieux. On vous appelait comment d'où vous venez ?
    - On ne m'appelait pas. J'étais juste la Méduse.
    - Oh. Et c'est d'où, au juste, que vous venez ?
    - De l'Averne.
    - L'Averne, l'Averne... C'est pas entre Saint-Martin de Lensuscle et La Garenne et Crépy, dans le Flancheaulais, sur la route entre Solipangre et...
    - Non. C'est en enfer.
    - Ah. Bien. Il faut néanmoins qu'on puisse vous appeler d'une manière ou d'une autre. Que pensez-vous de Méduse Originaire de l'Averne ? »
    La créature reptilienne se figea, seuls les aspics de sa chevelure se dandinaient maintenant dans le plus total silence. Puis elle finit par dire :
    « Votre proposition est acceptable.
    - Bien, alors maintenant, selon vous, cet astronef est-il en état de rejoindre la Lune ?
    - Les Miroirs Imaginaires n'ont pas été posés. Sans eux, nous devrons nous contenter de la vitesse réelle. Dans ces conditions, il est probablement possible d'atteindre le facteur –6, toutefois par mesure de sécurité, je préconise que l'on ne dépasse pas le facteur –8.
    - Combien de temps pour la Lune à facteur –8 ?
    - Une heure, deux minutes, cinquante six secondes, environ.
    - Comment ça, environ ?
    - Il existe des imprécisions multiples concernant la distance exacte à laquelle se trouve la Lune, notre propre position, et la vitesse précise atteinte par le moteur, qui par définition, n'a pas été correctement calibré. J'attire toutefois votre attention sur le fait que notre vaisseau a fait l'objet de procédures de recette inadéquates et incomplètes, et que de multiples causes endogènes ou exogènes pourraient rapidement avoir des conséquences délétères sur le personnel et l'équipement.
    - Eh ?
    - J'évalue nos chances de survie à 24%.
    - Merci de cette précision. En l'absence d'officier scientifique désigné, c'est à moi que revient cette charge, je crois, et je dois, Capitaine, vous faire part de mes propres objections. Je pense donc que l'affaire est... Capitaine ? Que regardez-vous par le hublot ? »
    Il suffisait pourtant d'observer le visage du Capitaine Punch éclairé d'une lueur blafarde pour savoir ce qu'il contemplait, un sourire extatique sur les lèvres.
    « Croyez-vous que les femmes Sélénites ont la peau grise ? »


    4 ) To boldly go...

    Abattue, l'officier en second suivit le capitaine comme le damné suit Charon, sauf que d'après les légendes, Charon n'a guère l'habitude de siffloter « au clair de la Lune » lorsqu'il conduit sa barque. Le capitaine revint sur la passerelle, tonitruant, prit place sur son siège et lança :
    « Heckcle, calculez une dégiration suivie d'une route d'approche tangente, direction la Lune !
    - Oui capitaine. Je suppose qu'il s'agit d'un exercice, hein ? Hein ? Capitaine ? »
    Mais la mine du Commandeur dissipa vite les espoirs de l'équipage qui, avec résignation, se mit au travail. Le Disko fit encore le tour complet de la Terre, avant que de nouveau, la face presque ronde de la Lune ne se montre, telle un crâne obscène, froid et sinistre. Le navigateur se fia au chronographe de bord, puis égrena, sinistre :
    « Vingt secondes avant mise à feu. Quinze... Dix... Cinq, quatre, trois, deux, un...
    - Heungaydj ! » S'exclama joyeusement le capitaine.
    Le vaisseau tout entier frémit, et de nouveau, le son de cloche se fit entendre, montant plus aigu que la fois précédente et tous notèrent que cela durait beaucoup plus longtemps. Le bois de la charpente laissa échapper plusieurs craquements, puis les moteurs s'apaisèrent.
    « Alors ? Jeckle ?
    - Vitesse de facteur –8 atteinte, 55,8 kilobrasses par seconde... Ouah...
    - On tient un record de vitesse on dirait. Messieurs, songez que nul homme avant nous ne s'est jamais déplacé à une telle allure. Borgo, que donnent les relevés des moteurs ?
    - Comportement nominal et conforme aux attentes. Le convecteur a atteint 237% de la puissance d'extinction avec 68% d'extraction en pointe.
    - Royal. Il ne nous reste plus qu'à attendre une petite heure avant de décélérer en giration lunaire. Je vais donc quérir ma balisette dans ma cabine, et pour passer le temps, vous interpréter un pot-pourri de chansons de marins. »

    Il se trouvait que James T. Punch était un chanteur exécrable, mais comparé à son habileté à la balisette, c'était un virtuose. Toutefois, sa prestation eut un effet inattendu sur son équipage, à savoir que lorsqu'il fallut entamer les manœuvres d'approche lunaire, et par là même remettre en route le dangereux moteur, tout le monde se sentit fort soulagé qu'au moins, le silence se fasse sur la passerelle. L'astre blanc emplissait maintenant près du tiers de la surface de la verrière, et semblait fort menaçant.
    « C'est quoi ce machin rouge incrusté sur le pupitre du pilote ? C'est un préempteur de Benogui, dirait-on.
    - C'est exact, c'est bien un préempteur de Benogui. N'est-ce pas que notre vaisseau est bien équipé ?
    - Vous savez comment ça marche ?
    - Mais oui, c'est fort simple : vous avez sans doute remarqué que les mouches, les araignées et diverses bestioles de ce genre avaient la fâcheuse manie de s'éloigner dès qu'on voulait les écraser, à croire qu'ils savent d'avance ce qui va les menacer. C'est dû, d'après les récents travaux d'entomologistes distingués, à une petite glande dite préemptive, qui les avertit d'un danger mortel avant qu'il ne se manifeste. On pense que cette glande sécrète un fluide mystérieux ayant de subtiles propriétés divinatoires. Le préempteur de Benogui reproduit ce principe par une circulation de ce fluide.
    - Votre science est remarquable. Et il devient rouge quand un danger menace, donc.
    - Parfaitement. Rouge pi...
    - ...
    - ...
    - Heckle, recalculez notre trajectoire.
    - Notre trajectoire est... Ah, nous avons dérivé d'un demi-degré. Nous sommes en trajectoire de collision, impact dans une minute, dix-huit secondes.
    - Bien, Jeckle, correction de cap, à bâbord de trois degrés.
    - Reçu capitaine. »
    Une douzaine de secondes plus tard, une légère poussée latérale des moteurs infléchit quelque peu la trajectoire.
    « Correction effectuée, collision dans quarante-sept secondes.
    - Mais bougre d'ahuri, pas dans ce sens, à bâbord, BABORD.
    - Mais capitaine, la direction que vous montrez, c'est tribord. Bâbord, c'est à gauche.
    - Ecoutez Commandeur Trouille, j'ai été dans la marine plus longtemps que vous, je sais bien que bâbord, c'est à droite. Hein les gars ? »
    Des yeux affolés se tournèrent alors vers le Capitaine.
    « J'ai gourré ?
    - Ben...
    - Ah, mais bien sûr que bâbord c'est la gauche, c'était pour voir si vous le saviez. Jeckle, à tribord, la Lune se rapproche à toute vitesse !
    - Compris Capitaine, j'amorce la manœuvre.
    - Est-ce que ça gêne quelqu'un si dorénavant, on dit « gauche » et « droite » ? Ou alors mieux, Lipstick, vous ferez poser des panneaux « Bâbord » et « Tribord » juste là, des fois qu'un étourdi se trompe. »
    A bâbord, donc, les Lune défilait maintenant à toute allure, présentant une face peu romantique de vieux maquereau vérolé.
    - Heckle et Jeckle, vous ralentirez pour nous faire une belle giration à environ cent kilobrasses au-dessus de la surface. Observons de plus près la civilisâtion Sélénite !
    Et tout ce que le vaisseau comptait d'yeux (en tout cas, tous les yeux non-occupés à drisser les écoutes, ferler les huniers et démoduler l'inverseur de polarisation des injecteurs primaires) se rua vers les hublot du Disko, afin d'être les premiers à remarquer des traces d'activité. Ah, quelle noble ferveur, quelle soif de découverte animait alors ces hommes exaltés ! D'autant plus que le Capitaine avait promis dix ducats au premier qui verrait quelque chose de probant. Et comme ça, ils firent un tour de Lune. Et puis, un autre tour de Lune. Et encore un autre. Au sommet de la soucoupe, il y avait un poste d'observation équipé d'assez larges panneaux du quartz le plus pur, sous lequel on avait monté une petite lunette d'observation. Mais même ainsi, tout ce qu'ils virent, des rochers, des trous, des rochers, et encore des trous. Et rien, absolument rien, qui ressemblât à une route, une forêt, un village, un temple cyclopéen élevé à la gloire impie de déités chthoniennes issues du fond des temps. Et même les mers lunaires, dont tout le monde s'accordait à penser qu'elles devaient logiquement être remplies d'eau, se révélèrent en fin de compte n'être que des océans de poussière plus sombres, parsemés de trous, et de rochers.
    « ... c'est joli ça, comme petit nom, Lesfleurs. Vous êtes parentes avec les chanteuses ?
    - Mais oui Capitaine ! C'est ma mère et ma sœur...
    - Oh, ça alors, vous devez être fière. Je suis allé à un de leurs concerts à Baentcher il y a...
    - Capitaine...
    - Oui numéro un ?
    - Désolé de vous interrompre pendant votre... opération de cohésion, mais on boucle la troisième giration, et on n'a toujours rien observé.
    - Ah. C'est vrai qu'à première vue, ça ne frétille pas d'activité en dessous.
    - Alors je me disais, on pourrait rentrer...
    - Excellente suggestion, numéro un, on pourrait rentrer en phase d'alunissage. Heckle, préparez le vaisseau pour la dégiration. Je crois que nous avons vu un site relativement plat sur la Mer Coolman, préparez-vous à ramener notre vitesse à zéro dès que nous serons à la verticale.
    - Euh... je voulais dire, on pourrait rentrer chez... Bah, laissez tomber. »
    Le vaisseau s'arrêta presque sur le champ lorsque le pilote inversa les moteurs, et se stabilisa à la verticale. Puis, il se mit à tomber, et il fallut donner des antigrav pour freiner la descente. Bientôt, la courbure de l'horizon lunaire fut difficile à percevoir.
    « Au fait Capitaine, s'étonna l'enseigne Lesfleurs, ne serait-il pas judicieux de sortir les patins ? Pour ne pas abîmer la coque.
    - Je retiens votre suggestion Lipstick, dites à vos hommes de s'activer aux cabestans. »
    Et ainsi donc, la douce elfe prit l'un des cornets acoustiques de son pupitre pour ordonner aux hommes de soute de sortir les quatre pattes métalliques sensées supporter le poids de l'astronef lorsqu'il était posé.
    « Quatre patins lockés.
    - Parfait. Detop, l'altitude.
    - Trois-cent quarante-six brasses.
    - Jeckle, à cent brasses, vous réduirez la vitesse à une brasse par seconde.
    - Oui capitaine.
    - Toujours aucun signe de vie. A croire qu'ils nous ignorent délibérément. Ces Sélénites sont d'une impolitesse rare.
    - Peut-être n'y a-t-il pas de Sélénites du tout.
    - Vous déraisonnez, numéro un, il y a forcément des Sélénites sur la Lune. Sinon, on ne les appellerai pas des Sélénites.
    - Cent brasses.
    - Ramenez la vitesse comme j'ai dit. A vingt brasses, vous ramènerez à un quart de brasse par seconde. Lipstick, débranchez la compensation, qu'on sente un peu la gravité lunaire.
    - Bleuah ! Fit Diana lorsque son estomac se remit à voyager dans son ventre.
    - A l'avenir, il faudra songer à prendre plus de petits sacs.
    - Vitesse réduite à un quart de brasse par seconde, Capitaine. Nous allons toucher le sol dans une minute. Cinquante secondes avant impact. Quarante. Trente. Vingt. Dix... neuf... huit... sept... six... cinq... quatre... trois... deux... un...
    - Bom... bobommm... skwiiIIIIiii... klongpshiiiii, fit le Disko.
    - Eh bien voilà, nous y sommes ! Messieurs, nous sommes posés sur la Lune !


    5 ) L'étoffe des héros

    « Avons-nous un volontaire, monsieur Bralic ?
    - Oui, dâme, on en a trouvé un ! Les hommes, y-z'ont joué aux dés qui irait eul'premier sur la Lune, et c'est Ed Ephemere qui y va.
    - Ed Ephemere, c'est bien un nom de gagnant ça !
    - Ben non, ç'te blague, il a perdu, eul'pauv'gus.
    - Euh... en tout cas, un nom qu'on n'oublie pas. Que ce monsieur Ephemere se rende dans l'écluse principale avec le drapeau idoine. Historiques ! Nous vivons des instants historiques ! »
    Et sur ces mots, le Capitaine James T. Punch, officier de l'Astrocorps, regagna le confort de sa passerelle, tandis que le malheureux Ed Ephemere se préparait à vivre des instants historiques, qu'il aurait préféré à tout prendre vivre devant la télé avec une bonne bière. Il entra dans l'écluse, qu'on referma derrière lui. Les dieux lui en étaient témoin, il lui était souvent arrivé au cours de ce bref voyage que ses compagnons lui tapassent sur le système, pourtant en cet instant, seul dans le grand rectangle de métal encombré de matériels divers, il aurait donné cher pour les rejoindre.
    Là haut, dans la passerelle, le capitaine ordonna, d'un ton mâle et assuré :
    « Ouvrez l'écluse ! »
    L'enseigne Lesfleurs activa le connecteur idoine.
    Il y eut comme une explosion, suivie d'une impressionnante collection de sirènes dignes du gala de clôture du Festival International de la Sirène de Wawaa-les-Bramantes. Sous la verrière inférieure de la passerelle, il y eut comme un nuage qui se dispersa en une fraction de secondes, propulsant des débris variés jusqu'à une vingtaine de brasses devant eux. Et parmi ces débris, ils reconnurent Ed Ephemere à son uniforme rouge, celui des hommes de la sécurité. Celui-ci se tortilla un moment dans le régolite(4), visiblement aux prises avec une profonde détresse. Il bleuit, gonfla, puis cessa de se débattre et se figea pour l'éternité dans une pause assez peu à son avantage, sous les yeux des officiers présents.
    « Ben, qu'est-ce qu'il a, l'autre ? Il a fini de faire le clown ?
    - Je pense qu'il est mort, Capitaine ?
    - Oh ? Comment ça ?
    - Et maintenant que j'y pense, j'ai un gros doute. Est-ce que quelqu'un a pensé à vérifier qu'il y avait de l'air sur la Lune ?
    - Ben... Je suppose... que s'il n'y avait pas d'air, il n'y aurait pas de Sélénites. »
    Mais même le Capitaine Punch se rendit compte qu'il venait de dire une connerie. Abattu, il retourna à son siège, et commença à réfléchir, exercice qui lui était peu familier.
    « Ah, c'est rageant cette histoire !
    - Allons, Capitaine, monsieur Ephemere savait quels étaient les risques en s'engageant dans l'Astrocorps. Et puis ce n'est pas totalement votre faute, qui aurait pu deviner que la Lune était dépourvue d'atmosphère ?
    - Je sais, c'est pas ça qui me chagrine, j'ai droit à 7% de perte par mission, je suis encore bien en dessous. Non, ce qui m'agace, c'est qu'on avait un super drapeau à planter, bien comme il faut, et maintenant il est en boule dans la poussière comme une serpillière au fond d'un seau. Regardez, il est là, à deux pas, et on ne peut pas aller le chercher ! Non mais vous vous rendez compte, il va falloir que j'explique à l'Astrocorps qu'on est allés jusqu'à la Lune, on a fait le tour, on s'est posés, et puis une fois fait le gros du boulot, ben on s'est dit qu'il était tard, qu'il y avait Derrick à la télé et des saucisses-lentilles à la cantine, alors on est rentrés.
    - Ah, c'est vrai que ça pourrait... Saucisses-lentilles ?
    - Ben, on est jeudi non ?
    - Ah merde, j'avais oublié, il faudrait qu'on se presse, ils ne servent plus après huit heures ! Eh mais, j'y pense, tout n'est pas perdu.
    - Oui, on peut ouvrir un canal et prévenir la cantine pour qu'ils nous gardent des gamelles au chaud.
    - Non, je veux dire, pour le drapeau. Vous vous souvenez peut-être de ces tenues spéciales que l'équipe du professeur Scaphandre avait testées...
    - Oui, j'ai suivi cette affaire. Il paraît que ça marchait pas mal.
    - Je crois que nous avons embarqué trois de ces machins à bord ! Elles permettraient à une équipe motivée de sortir...
    - Excellente suggestion, numéro un. Sauf qu'on les avaient rangées dans l'écluse principale. Elles sont juste sous votre nez, dans l'ergoglyphe là, à côté du drapeau et du pauvre Ephemere.
    - Catastrophe ! Nous jouons de malchance. Mais, j'y songe, notre cuisinier peut nous tirer d'affaire !
    - Ah oui, c'est vrai ça ! Il doit bien traîner quelques boîtes de lentilles dans un coin... Par contre, pour les saucisses...
    - Non, je ne parle pas de ça. Vous vous souvenez à quoi il ressemble, ce cuistot ?
    - Un type avec un luth, qui parle en vers, un peu maigre...
    - Un peu mort oui. Et de fait, je ne pense pas qu'il ai besoin de respirer.
    - Ooooh...

    Sur chaque côté de la soucoupe ventrue se trouvait une écluse, de dimension plus modeste, destinée aux besoins de maintenance urgente. Deux hommes en combinaison étanche pouvaient avec difficulté y tenir, mais le chef Clibanios était seul, et en tenue fort légère, car les impératifs de la décence ne s'appliquaient plus à sa personne depuis fort longtemps. Cette fois ci, on n'omit pas de purger l'écluse avant d'ouvrir la porte externe. Ses os nus éprouvaient-il quelque chose de ce froid intense et de ce vide mortel ? C'était peu probable, à le voir déambuler sans gêne aucune sur la surface de l'aile. Puis il fixa aux crochets idoines l'échelle de corde qu'il transportait, et la laissa choir jusqu'au sol. Puis il descendit, marche après marche, exercice d'ailleurs assez complexe lorsqu'on présente toute les aspérités d'un squelette.
    Il s'immobilisa deux marches avant de fouler le sol gris.
    Puis son pied descendit.
    Et il imprima à tout jamais dans la poussière un réseau de tarses, métatarses et autres osselets.
    Il prononça des paroles immortelles que personne, pas même lui, n'entendit.
    Puis il marcha quelques pas, ramassa la bannière de l'Astrocorps, représentant l'étoile du Septentrion sur fond bleu, et la planta dans la cendre.
    Elle pendait mollement le long du manche
    Et merde.

    Detop prit plusieurs hélioscopie de la scène depuis la passerelle, et Clibanios ramassa divers cailloux qui lui semblaient jolis, ainsi qu'un plein sac de régolite, comme ça, ils ne serait pas allés là bas pour rien. Puis, il remonta à bord, et sans attendre, on repartit vers la Terre. Il restait encore un espoir de rentrer à la base avant la deadline-saucisse.
    " Quand même, c'est dingue cette histoire.
    - Oui. On est encore en vie, c'est incroyable.
    - Ce n'est pas de ça dont je voulais parler...
    - Peut-être qu'en fait, on est tous morts au décollage, et l'au-delà, c'est une sorte de réalité qui ressemble à la notre et où les machines ont pris le pouvoir et où on rêve éternellement pour alimenter...
    - Oui, mais ce que je voulais dire, c'est que c'est très bizarre, cette Lune morte. Qui a donc occis les Sélénites ?
    - Peut-être que tous ces cratères, c'étaient d'anciens volcans. Et les sélénites, leurs prairies, leurs villes, ont brûlé dans une immense et unique éruption qui a embrasé tout leur monde.
    - Et alors, tous ces océans de poussière grise, ce seraient leurs cendres... "
    Et, songeur, le capitaine James T. Punch se plongea dans la contemplation de l'orbe bleue et blanche qui enflait à vue d'œil, droit devant, dans la verrière.









    1 ) Et autres...


    2 ) On pourra supposer avec une certaine indulgence que le capitaine Punch désigne sous se vocable barbare des gens destinés à voler dans les airs.


    3 ) Maxence de Clorckindale, capitaine de l'Astrocorps, ennemi d'enfance du capitaine Punch, avait décliné le commandement du Disko pour raisons de santé peu après l'accident de l'USS Pilpa.


    4 ) Ainsi nomme-t-on la poussière que l'on trouve sur la Lune et autres corps célestes. Du grec Lithos : pierre et de Luis Rego, son inventeur.