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    STAR SAUVAGEONS
    Gloire à toi, Asp Explorer, roi du sud et du nord, chef de tous les vivants, à jamais. Et lorsqu'on prononce ton nom, les prêtres courbent la tête, les simples mortels se prosternent.
    SAUVAGEONS NO MANGA (volume 1)
    1 ) Starlog

    Capitaine James T. Punch, journal de bord de l'USS Disko NX-03, date stellaire 625.7

       Ah, bureaucratie incrédule, que d'éhontés mensonges le fabuleras-tu point pour nier l'évidence criante ! Je le dis, le clame et l'affirme tout haut dans le présent journal, nous dépassâmes bel et bien la vitesse de facteur zéro, aussi dyte par les pédants Asymptote de Hunepierre, ou bien encore célérité de la lumière, que les niais théurgistes croient toujours insurpassable, et de beaucoup l'avons-nous dépassée encore ! Non, nous ne fûmes pas pris de boisson, ni n'avons falsifié les relevés&les horloges de bord dans le but d'établir des records fallacieux. Maudits soient ces êtres à l'esprit étroit et suspicieux. Quels sombres tourments agitent donc l'âme obscure et vile des fonctionnaires ? Toujours est-il que votre serviteur se retrouve invité à exposer ses vues auprès du secrétaire du Premier Echevin, et vous pouvez compter sur moi pour ne pas mâcher mes mots et dire sans ambages ma façon de penser à ces ronds-de-cuir jaloux. Explication il y aura, et virile elle sera !



    2 ) Explications viriles

    DS 625.9


       " Ah, messire Sous-Secrétaire, mon cœur flamboie de l'honneur que d'être présenté à votre illustre compagnie, dont la renommée est clamée dans tout l'Astrocorps et la grandeur d'âme est assortie à la couleur de votre pourpoint qui est bien joli, vous l'avez acheté où ?
       - Il est de chez Smaldo, à Sembaris, lâcha à contrecœur le placide fonctionnaire à son flagorneur. Mais ceci n'a sans doute rien à voir avec notre propos. Si vous voulez bien me suivre.
       - Où allons-nous ?
       - Mais voir le Premier Echevin, quelle question.
       - L'Echevin ? Palsembleu, mais quelle est donc cette affaire qui nécessite qu'on le dérange ?
       - Je l'ignore. Il vous le dira lui-même. Prenez garde, il est de vilaine humeur. "
       Ce n'était pas la première fois que le capitaine Punch était mis en présence d'Althus Wanegann Premier Echevin de l'Astrocorps et puissant personnage s'il en fut, mais rarement lui avait-on fait l'honneur d'un entretien particulier. Ils traversèrent donc les couloirs venteux et tristes du siège de l'Astrocorps, un bâtiment de briques sans grâce ni ostentation, sans pour autant être pratique pour travailler. A l'étonnement du capitaine, ils n'empruntèrent pas l'escalier en colimaçon aux longues tentures bleu sombre qui menait à l'étage noble de la direction, mais au contraire descendirent dans les tréfonds des sous-sols, dans une salle de réunion aux murs ornés de grands tableaux noirs encore dégoulinants d'équations, de schémas d'appareils improbables, et de schémas figurant les diverses façons qu'a un plan de couper un cône, comme si cela pouvait avoir un quelconque intérêt pour un astronef. L'échevin était là, un quinquagénaire rondouillard dégageant une énergie peu commune. Sa chevelure aile-de-corbeau encore fournie faisait ressortir son teint pâle, celui d'un homme qui arrivait à sa tâche avant l'aube et ne rentrait chez lui qu'à la nuit tombée - d'ailleurs chez lui, c'était une façon de parler, il habitait dans son bureau. Le personnage était souvent abrupt, rompu aux impitoyables manœuvres politiques, et ses ingénieurs se seraient fait tuer sur place pour lui, car même ses nombreux ennemis devaient en convenir, c'était un génie.
       " Merci Gznö, laissez-nous "
       Le flegmatique gratte-papiers s'en retourna à son ouvrage du pas las et indifférent de celui qui a tout vu et n'aspire plus qu'à battre son record au tétris avant la retraite, laissant seuls les deux hommes.



    3 ) Présentation de quelques sauvageons

    DS 629.4


       " C'est trop fort cette histoire, on vient à peine de l'installer, et elle est déjà en panne !
       - Tu es bien ronchonne, Trouille. La perspective de nouvelles aventures extraordinaires ne te transporte donc pas d'allégresse ?
       - C'est ça, moque toi. Comment veux-tu que j'ai confiance en un vaisseau où même une machine à café neuve refuse de fonctionner ?
       - La belle affaire, on descendra au réfectoire comme on faisait avant.
       - Je suis officier de passerelle, James ! J'ai une machine à café sur la passerelle, je veux mon café sur la passerelle. Sans compter que quand je suis de quart, je ne suis pas sensée en bouger, de la passerelle.
       - Eh bien fais-toi servir, ça sert à ça les galons. Alors Jeckle, on est en giration ?
       - ça fait depuis un bail, chef.
       - Fallait le dire. Ben, justement, tu prends la passerelle et tu surveilles les paramètres de vol. Lipstick, appelle Bralic, la MOA, PTB et Al Ahdibal, dis-leur que Trouille et moi, on les attend dans cinq minutes en salle de réunion P-51 D, et c'est important. "
       Si Diana Trouille, dont tout le monde avait oublié le véritable patronyme depuis longtemps(1), s'était montrée peu amène, c'était plus par respect des petites traditions du vaisseau que par réelle caféinomanie. En outre, elle était assez grognon depuis que, pendant le long congé qu'on leur avait octroyé, les malades mentaux de l'Astrocorps avaient profité qu'elle avait le dos tourné pour installer des machins, des machines et des injecteurs de plasma toriques biréfringents un peu partout. Elle avait même découvert avec une certain énervement que certaines salles avaient été scellées, pour des raisons " de sécurité " qu'on n'avait pas voulu lui expliquer, ce qui était pour le moins inquiétant, vu qu'elle était tout de même officier en second. Cette réunion serait-elle l'occasion d'un éclaircissement ?
       Il y a avait donc là James T. Punch, le capitaine, l'homme qui était allé le plus loin de la Terre et donc techniquement détenteur du record absolu d'altitude, fait plutôt paradoxal pour quelqu'un qui avait toujours souffert d'un complexe de taille. Arrivé dans les parages de la cinquantaine, sa toison bouclée et toujours fournie avait toutefois viré au gris, et s'il n'avait guère gagné en stature ces trente dernières années, il avait pris au niveau de l'équateur un peu de circonférence. Néanmoins, il entretenait sa forme physique en faisant montre d'une activité frénétique et cyclothymique, que ses ennemis et un bon pourcentage de ses amis disaient inversement proportionnelle à sa compétence en tant que capitaine.
       Il y avait aussi Bralic, dit "le Destructeur", héros mythique en son temps sur le pourtour de la mer Kaltienne, l'aventurier ultime qui au long de sa carrière avait collecté tous les artéfacts les plus puissants d'Occident. Et ses admirateurs préféraient oublier qu'il les avait aussi perdus l'un après l'autre, ces mythiques artéfacts, dérobés par des catins indélicates, vendus au millième de leur valeur pour acheter des fraises, dévorés par des mites, jetés à la poubelle, écrasés par un troupeau de buffles, dissous dans du petit lait, brûlé pour se tenir chaud, ou tout simplement, égaré. Car en plus de sa proverbiale laideur, Bralic était considéré avec respect comme l'homme le plus sot du monde. Néanmoins, eu égard à son grand âge (il approchait la soixantaine, mais faisait moins car il avait possédé quelques années durant la mythique Amulette de Jouvence des Princesses-Fées, avant de l'échanger contre un authentique tapis de selle du général Custer) et à son expérience (dont bien sûr, il n'avait tiré aucun profit), il faisait office de chef de la sécurité à bord, et avait la haute main sur sa chiourme de bons à rien, les redshirts.
       Mansour Abú al-Walìd ibn Ruchd ibn Sinâ al Farabi al Ahdibal, qui avait eu la bonne idée de laisser sur Terre le plus gros de son état-civil, affectait de prendre les manières et la démarche d'un vieillard, car dans sa spécialité, qui était l'astronomie, on n'était guère considéré comme un interlocuteur sérieux si l'on n'arborait pas deux pieds de barbe blanche et une peau délavée à force d'exposer son visage, nuit après nuit, années après années, aux radiations de la lune et des étoiles. Malgré son jeune âge (la quarantaine, quand même), celui qu'à l'université de Sembaris on appelait "le gamin" ou "pitchounet" s'était acquis une certaine considération de la part de ses pairs, notamment grâce à ses travaux concernant la mesure des distances interstellaires. Travaux qui lui valaient d'ailleurs d'être invité à la présente réunion.
       PTB, c'était Pleinechoppe Troisbras, qui était un nain. Il avait un nom de nain, une taille de nain et une barbe de nain. Mais dans le civil, c'était un être timide et réservé, que la violence répugnait, qui réprouvait la consommation d'alcool et qui exerçait la profession de sorcier enchanteur. Les nains c'est comme partout, il y en a qui rentrent dans le moule à nains, et il y a des individualités. On le voyait peu, en fait, dans les couloirs du vaisseau, tant il passait sa vie à bricoler les mystérieux dispositifs, à veiller jalousement sur le bon fonctionnement d'un zoo improbable de bizarreries mécaniques et à ramper dans les conduits pour synthoniser les réseaux de phase des circuits primaires, et autres tâches obscures dont l'intérêt échappait à tous, sauf à la MOA.
       La MOA, c'était un mystère. Elle n'avait pas de nom, pas d'âge, et aucun intérêt connu pour l'exploration cosmique, elle ne dormait jamais, ne mangeait rien, ne parlait guère et ne sortait du vaisseau que lors des opérations de maintenance extra-véhiculaires. Les cosmatelots qui la croisaient parfois dans les couloirs s'écartaient prudemment de son chemin, et elle ne leur accordait pas un regard. Mais nul ne s'était jamais plaint de ce manque de civilité, il faut dire que croiser le regard d'une méduse, ce n'est pas une expérience très recherchée. Sur terre, peu de personnes étaient capable de réellement comprendre le fonctionnement d'un système de propulsion tel que celui du Disko, si peu qu'on aurait pu les compter sur les doigts des deux mains d'un orc ayant un peu vécu. La MOA faisait partie de ces individus, une rare compétence qui lui avait valu d'occuper le poste d'ingénieur en chef, et accessoirement, de ne pas finir carbonisée par la Sainte Inquisition Heganite au titre de la lutte contre les créatures infernales.
       Et puis donc, il y avait Diana, née trente-sept ans plus tôt dans le village Bardite de Potegaïa, au sud de l'île de Methylène, entrée dans l'Astrocorps suite à une pulsion suicidaire et aussitôt promue commandeur du fait d'une confusion administrative. En ce vaste monde, peu de choses l'étonnaient encore, mais parmi ces choses, il y avait le fait qu'à part elle, personne à bord ne semblait se demander ce qu'ils foutaient là dans ce tas de bois grinçant et de ferraille cabossée, à tourner à des hauteurs déraisonnables et des vitesses scandaleuses (trois mille huit cent brasses par seconde) autour de la Terre, comme des cons. Ah, insondables mystères de l'âme humaine...
       " Mes bons amis, vous vous demandez sans doute avec impatience quelle nouvelle aventure nous allons vivre ensemble ! " commença le capitaine Punch. Et je sais que vous aussi, amis lecteurs, vous vous posez la question. Et vous n'allez pas tarder à le savoir, mais auparavant, un petit flash-back...



    4 ) Le Premier Echevin

       DS 625.9


       " Ah, messire, quel honneur mirobolant que d'être reçu par vous en l'honneur de cette affaire qui me passionne déjà bien que je n'ai pas idée de ce que c'est, et c'est dans un élan de...
       - Bien, bien, moi aussi je suis content de vous voir. La technique moderne vous intéresse, n'est-ce pas ? "
       Quoique relative, l'affabilité du personnage était surprenante, et passablement inquiétante.
       " Euh... ben, oui...
       - Ce que je vais vous montrer va sans doute vous étonner. C'est par ici, attention aux câbles... voilà, par là, et par là encore... savez-vous que nous sommes à dix pas sous terre ?
       - Non ? On ne dirait pas, à voir ces bâtiments, qu'ils recèlent de tels souterrains.
       - Oui, c'est bien pratique pour mener discrètement certaines recherches et installer quelques gadgets. Ah, c'est ici. Ah ben non... attendez, c'est dans le coin... ici c'est des toilettes... ici c'est un nid de rats taupiers... Ah ! Voilà, nous y sommes. Regardez cette merveille ! Qu'est-ce que vous dites de ça ?
       - Oh, c'est éblouissant, c'est incroyable !
       - Normalement, on aurait dû profiter des récents travaux sur le Disko pour vous en installer une, un modèle miniaturisé bien sûr. Mais les priorités ont semble-t-il changé, alors ce sera pour plus tard.
       - Quel prodigieux témoignage de l'ingéniosité humaine qui fait honneur à notre race... et qui dénote d'un bon goût tout Drakonien dont... nos voisins feraient bien de s'inspirer... tout ça...
       - Vous ignorez totalement de quoi il s'agit.
       - Eh... oui, en fait.
       - C'est une machine à woup.
       - Aaaaah ! C'est donc ça, une machine à woup ! C'est fantastique, dans quelle époque merveilleuse vivons-nous, tout de même.
       - Je suis bien d'accord avec vous. Vous savez, bien sûr, comment fonctionne la machine à woup.
       - Mais oui, tout à fait.
       - Ah ?
       - On... demande à un... technicien compétent et responsable de l'activer... et alors... ben woup, la machine accomplit son office. Qui est utile ô combien.
       - Bon, j'ai compris, je vais régler les coordonnées moi-même. Prenez place...
       - Les coordonnées ?
       - Le lieu où nous nous rendons.
       - Le lieu... Ah bien sûr, le lieu où nous nous rendons. Notre destination, quoi. Notre lieu... d'arrivage... arrivance... je sais plus...
       - Car la machine à woup est un moyen de transport.
       - Je le savais.
       - Ouais. Bon. Ne bougez pas du cercle lumineux. "
       Le Premier Echevin appuya sur un bouton de la complexe console, et tandis que des constellations de voyants s'allumaient de tous les cotés, il se précipita pour monter sur l'estrade métallique et à son tour prendre place au centre d'un des cercles lumineux que projetait l'engin. L'espace d'une demi-seconde, le capitaine Punch crut être victime d'une migraine ophtalmique, mal qui le prenait parfois, cependant les cristallisations pulsatiles et hallucinées envahissaient son champ visuel bien trop vite. Lorsqu'elles se retirèrent, recomposant l'espace autour de lui, il dut se rendre à l'évidence : il avait totalement changé d'endroit. Une bise froide s'insinua entre les pans de sa veste de cuir, et il décela à l'ampleur de ses respirations que l'air s'était raréfié. Ils étaient dans un grand bâtiment circulaire curieusement ouvert à tous vents, les arches grises se joignant en voûte arachnéenne au-dessus d'eux. Malgré son aspect, ce n'était pas une ruine : aucune des pierres n'avait été taillée il y a plus de dix ans, beaucoup portaient encore les traits rectilignes des crayons de maçon. Le Premier Echevin se dirigea d'un pas assuré vers une poterne à peine visible et l'emprunta, invitant son féal à le suivre.
       Le spectacle à l'extérieur était à couper le souffle.
       Mais tel n'étant pas le sujet de notre histoire, je m'abstiendrai de vous décrire trop longuement le Drakensberg, à la fois citadelle, palais et capitale du roi de Drakonie. Cette folie de bâtisseur et de théurgiste était, à l'époque où se déroule le présent récit, encore en construction, et resterait en construction encore des décennies, mais déjà le vaste arc de montagne que formait la rive nord de la vallée du Lestra, au niveau d'un coude abrupt, se hérissait de tours coniques et dentelées, ainsi que d'échafaudages de bambous en nombre considérable. Et tandis que de hardis bâtisseurs montaient à des altitudes insensées les blocs cyclopéens nécessaires à l'érection de routes suspendues à cinq-cent pas au dessus des vallées ou bien excavaient de larges tunnels pour y faire passer ces mêmes routes à cinq-cent pas sous les sommets éternellement enneigés du Portolan, avec une rectitude méprisant les tourments du relief montagneux, tandis que toutes sortes de créatures fantastiques prêtaient leur concours au gigantesque chantier, le capitaine James Tiberius Punch se trouva fier d'être sujet d'un si glorieux royaume, bien aise d'être officier d'une armée si puissante, et ravi de n'avoir pas à combattre un si fort parti.
       " Eh, vous avancez ? "
       Le Premier Echevin s'était éloigné de quelques dizaines de pas sur la terrasse qui séparait l'étrange édifice du palais royal, lui aussi en construction.
       " On... on va faire quoi ? Pourquoi m'avoir amené ici ?
       - En fait, ce n'est pas moi qui vous ai fait mander, mais le Ministre de l'Industrie.
       - Ah, bien, fit Punch. "
       Il n'était certes pas un grand connaisseur de politique, matière dont il estimait qu'elle consistait à déployer beaucoup d'efforts pour arriver péniblement à de piètres résultats, et encore fallait-il s'estimer heureux de les obtenir. Toutefois, en franchissant la volée de marche monumentale gardée par quatre griffons piaffants, il parvint à se souvenir que dans le curieux royaume de Drakonie, le Ministre de l'Industrie était aussi Gardien du Trésor, c'est à dire l'équivalent du Ministre de l'Economie et de Finances.
       Accessoirement, c'était aussi la reine, et ça, c'était inquiétant.



    5 ) Reach the stars

       DS 629.4


       " Tout d'abord, j'aimerais assez savoir quelle vitesse au juste nous sommes capables d'atteindre. MOA, selon vous, peut-on se mouvoir à des facteurs du genre neuf ? "
       L'énormité du chiffre fit bondir Diana sur sa chaise.
       " Je pense que notre vaisseau est en effet capable de voler à facteur neuf.
       - Superbe ! Donc, nous...
       - Il y a même 3% de chances pour que le noyau réactif n'explose pas, mais fonde. Dans ce cas de figure, il pourrait donc y avoir des survivants.
       - Ah. Et jusqu'à quelle vitesse pensez-vous qu'il soit raisonnable de pousser durablement notre Disko, compte-tenu de la contrainte technique qu'il ne s'agit pas d'une mission suicide ?
       - La question est complexe. Après analyse de la situation du vaisseau lors de notre dernière mission, il apparaît que nous aurions pu pousser le Disko jusqu'au facteur 2,7 avant de buter sur un obstacle bloquant qui est la concurrence des harmoniques du champ de distorsion. Toutefois, après réglage des faisceaux directeurs du flux ternaire, optimisation des collecteurs récursifs et changement des éjecteurs de phlogiston par des modèles supérieurs à hydrargire pulsé, nous pourrions éventuellement pousser jusqu'à 5,5 dans des conditions de sécurité à peu près décentes.
       - Ah. Et il vous faudra combien de temps pour faire ces travaux ?
       - C'est déjà fait. "
       Le capitaine eut un grand sourire. Il consulta sa montre de poignet, un bijou de technique venant d'un petit pays montagneux où race de nains industrieux fabriquaient les meilleurs mécanismes d'horlogerie que la Terre pouvait donner. Précis de cinq secondes par jour, avec un système de tourbillon compensant les effets de la gravité, un rotor remontant automatiquement le mécanisme en utilisant les mouvements du poignet, et un large verre en quartz poli dévoilant un univers entier de quadrants, une forêt d'aiguilles, et surtout une échelle logarithmique. Il fit jouer les dentelures du pourtour et calcula ainsi la vitesse prévue.
       " Disons qu'on vole à 5,2 pour se donner une marge de manœuvre, ça nous ferait dans les vingt-neuf gigabrasses par seconde, correct ?
       - En effet.
       - Je vous explique : on m'a donné, et ça vient de haut, la consigne expresse de l'éloigner " autant que possible " pour tester certains appareils installés récemment à bord. Sachant que notre mission est prévue pour durer trois mois, on va dire qu'on va prendre quarante jours pour filer à toute vitesse dans une direction quelconque, et autant pour revenir. Quarante jours à vingt-neuf gigabrasses, ça fait...
       - 101,3 millions de gigabrasses.
       - Merci, MOA. Eh bien, ça en fait, une trotte. Monsieur Al Ahdibal, à quelle distance se trouve l'étoile la plus proche dont vous ayez pu mesurer l'éloignement ?
       - C'est Beta Teuchii, capitaine, qui se trouve à environ quarante millions de gigabrasses.
       - Quasiment la porte à côté ! J'ai hâte d'en rencontrer les habitants.
       - C'est l'étoile la plus proche, mais pas nécessairement la plus prometteuse : c'est un tout petit astre très rouge et bien différent de notre soleil. Mais si vous le souhaitez, j'ai noté qu'il y avait des étoiles un peu plus lointaines, mais qui ressemblent assez à la notre par la luminosité et la couleur. Ainsi, nous aurions plus de chances de rencontrer des mondes tels que le nôtre.
       - Voici un programme alléchant, mon ami.
       - Attendez que je fouille dans mes notes... j'en avais trouvé une bien jolie... Ah, voilà ! L'étoile Epsilon Testiculi, voyez, quasiment les mêmes paramètres spectraux que notre soleil !
       - Je vois, c'est... impressionnant... comme ces paramètres sont... spectraux. Elle est loin ?
       - Dans les soixante-dix ou quatre-vingt millions de gigabrasses.
       - Environ un mois de navigation, quoi. C'est super ça. Monsieur Bralic, pensez-vous pouvoir tenir vos hommes pendant un mois ?
       - Vingt dieux, ça oui, dâme ! J'avions engagé trois trolls pour faire les cont'maîtres. Ceusse-là qui sont point contents, on les farcit avec...
       - Merci, monsieur Bralic. Monsieur Troisbras, aurez vous assez d'un mois pour finir les réglages des... machins, là ?
       - Oh, je pense que oui.
       - Quels machins ? S'étonna Diana.
       - Les dispositifs que nous devons tester.
       - Des dispositifs ? Quels dispositifs ?
       - Eh eh ? Vous aimeriez bien le savoir, hein ? "
       Mais pendant que le capitaine taquinait son premier officier sous les regards las de leurs hommes, insouciants et heureux, s'éveillait dans les tréfonds du Disko un mal ancien et redoutable propre à bouleverser l'âme des gaillards les mieux trempés, et dont nul à bord ne soupçonnait l'existence. Ah, funeste destin, ne cesseras-tu donc jamais de tourmenter nos pauvres sauvageons ?



    6 ) Audience royale

       DS 625.9


       La reine de Drakonie était un personnage plutôt imposant. Du mufle au bout de la queue, elle dépassait en longueur le Disko, et les ailes déployées, elle couvrait un périmètre supérieur à celui dudit astronef, qui avait pourtant toujours semblé à son capitaine d'une taille impressionnante. Bien que la salle dans laquelle ils se trouvaient eusse les dimensions d'une cathédrale, elle était obligée de lover ses anneaux interminables entre les piliers pour y rentrer toute entière, et seule la souplesse atavique des reptiles lui permettait de ne point souffrir de ces contorsions inconfortables. Comme dans un rêve, Punch s'approcha de sa titanesque souveraine, hypnotisé par le jeu des rayons crus du soleil de montagne sur les écailles irisées, certaines grandes comme des barques, toutes plus résistantes que l'acier le plus du jamais fondu par les nains. Un œil immense s'ouvrit soudain, un océan de sagesse d'un vert profond braqué sur notre pauvre héros, qui n'en menait pas large, on le comprend.
       " C'est à quel sujet, maître Wanegan ? " s'enquit une voix mentale lasse mais puissante.
       - Madame, vous m'avez fait mander...
       " Ah oui, le capitaine Disko, je crois. Merci, Wanegan, ce sera tout. "
       Congédié comme un domestique, l'un des plus grands esprits de ce siècle se retira promptement, sans toutefois montrer aucune amertume. Quitter vivant les parages d'un dragon est souvent vécu avec un certain soulagement. Et à propos de soulagement, notre James en éprouva fort peu en constatant qu'il était maintenant seul avec Elle.
       " Alors c'est vous, ce Disko dont on me rebat les oreilles "
       - Je... s'il vous sied que je m'appelle Disko, il en sera ainsi.
       " Comment ça, ce n'est pas vous, Disko ? "
       - Eh bien, si l'on en croit l'état civil, mon nom serait plutôt Punch. James T. Punch, pour vous servir. Mais vous savez, avec les fonctionnaires... Disko, c'est le nom de l'astronef que, par votre grâce, j'ai l'honneur et le plaisir de commander, madame.
       " Ma grâce, ma grâce... Si vous croyez que ça m'amuse de semer aux quatre vents l'or du royaume pour des futilités telles que l'astronautique. Non parce que vous n'êtes sûrement pas au courant, mais pendant que vous vous amusez avec vos camarades à planter des petits drapeaux sur des cailloux stériles, il y a des gens qui ont un vrai métier et qui triment pour remplir les caisses. Vous savez ce que ça coûte, vos singeries et vos concours de... "
       La souveraine de Drakonie se souvint alors que l'ire d'un dragon de cent brasses de long avait souvent un effet laxatif sur la gent humaine, et elle cessa là sa diatribe.
       " Bref, vous aurez compris que ce n'est pas réellement moi qui vous ai fait mander, mais personne n'avait besoin de le savoir. Empruntez le pont en bois, là, on vous attend. "
       Et la tête massive du dragon millénaire retomba sur le sol dallé dans une longue série de cliquètements écailleux, l'œil de sinople plein se clôt, et elle retourna à ses rêveries peuplées d'elfes sylvains de légende, de cités perdues dont elle seule chérissait encore le souvenir, et de courbes de taux des bons du trésor à trente ans indexés sur le mithrouille. Le capitaine en menait de moins en moins large. Il préférait éviter de deviner l'identité du mystérieux personnage qui l'avait fait venir, et qui s'était servi de la reine comme d'un prête-nom. Sur le flanc de l'édifice, une volée de marches étroites montait à une poterne soulignée d'un linteau orné d'un motif cynégétique.
       C'était un étroit pont couvert, à la chaussée de pierre surplombant l'esplanade d'une douzaine de brasses, portée par de fines colonnes torsadées. Des colonnettes imitant la végétation, à la manière de l'art elfique, soutenaient un toit élégant et sobre dont la façon rappelait à notre capitaine la coque de son cher vaisseau.
       Il pénétra dans une tour noire, épaisse à sa base et surmontée d'un bulbe d'albâtre, sans croiser aucun garde. Et cette tour était entièrement évidée, éclairée uniquement par quelques rais de jour projetés par les meurtrières verticales de la paroi. Un éclairage suffisant pour que Punch reconnaisse sans difficulté, mais avec un plaisir mitigé, le sorcier pourpre, le roi-dieu, Morgoth l'Empaleur, Seigneur de Drakonie.



    7 ) L'éveil d'un mal ancien

       DS 629.5


       Lizzie Lightningstorm, officier en charge du noyau réactif, avait quitté son poste (que pour être honnête, elle occupait rarement) et ramenait en les tenant fermement par le col deux individus bien curieux que je ne vais pas tarder à vous décrire. Mais auparavant, considérons Lizzie. De prime abord, ce que l'on remarquait était sa peau blafarde semée de taches de son, un épiderme presque gris, qui ne semblait pas avoir jamais connu le soleil. Aucune marque de vieillesse n'était visible sur son visage aux traits anguleux, mais au fond de ses orbites brillaient deux yeux gris et mobiles qui mettaient mal à l'aise toute personne dotée d'un peu de sensibilité. Elle ne prenait pas grand soin de sa chevelure noire et grasse, au contraire de ses mains aux longs doigts continués de longs ongles pointus et teints d'argent, des mains qu'elle agitait devant elle à chaque fois qu'elle prenait la parole, ce qui était assez commun, car elle était bavarde. Elle se vêtait avec une certaine recherche, quoique son goût puisse être discuté, tant il est vrai que les pantalons noirs troués et percés d'épingles à nourrices, les chaînes d'argent en guise de ceinture, les bracelets à clous, les bottines à larges boucles et les vestes de cuir noir entrouvertes sur rien du tout n'ont pas nécessairement l'agrément de tous les officiers de l'Astrocorps. Certes, peu de gens à bord du Disko s'encombraient d'un uniforme réglementaire, toutefois, la plupart veillaient à conserver sur eux une quelconque pièce d'équipement rappelant vaguement leur engagement, leur fonction ou leur grade.
       " Capitaine, voici les deux gentlemen que j'ai trouvés endormis dans mes quartiers. Je les balance direct par le sas, ou vous voulez les interroger ?
       - Diable, des passagers clandestins ! Quelle belle découverte vous avez faite, Lizzie. Voilà une vilaine affaire, messieurs, et je ne doute pas que vous allez tout m'expliquer dans le détail. "
       Une chose était claire à la vue des deux personnages en question, c'est qu'il ne s'agissaient pas de deux vagabonds ayant par hasard trouvé un abri dans un vaisseau spatial. Ils étaient tous deux vêtus à la dernière mode, d'un pourpoint blanc éclatant recouvert d'une veste noire anthracite, de chausses tout aussi noires, et allaient tête-nue, sans doute pour mieux faire voir leurs coiffures de grands prix, des brushings à trois ryôs au moins. Ils se ressemblaient tant qu'on aurait pu les croire frères, aucun ne paraissait plus de trente ans (mais compte tenu du soin qu'ils prenaient de leur personne, ils auraient pu en avoir quarante sans que cela se vit). Leurs manières et leur vocabulaire n'étaient pas non plus ceux de gens du communs, mais plutôt ceux de jeunes gens de bonne famille, ayant eu une excellente éducation, pourvus d'une immense ambition, d'une totale absence de scrupule, d'une aptitude illimitée pour le mensonge et l'hypocrisie et d'une mémoire prodigieuse pour rabâcher tout ce qu'on leur inculquait, à défaut de sens de l'humour, de sens critique ou de sens du ridicule. Toute personne normalement constituée éprouvait à leur proximité l'envie pressante de leur coller des baffes, comme ça, pour se soulager. L'un avait un brushing droit, et l'autre légèrement de travers, tant et si bien que le capitaine ne fut pas long à leur trouver des surnoms, Ducond et Ducont.
       " Bonjour, capitaine Punch (il feignait envers l'officier une déférence qu'il n'éprouvait certainement pas, et un œil moyennement exercé pouvait le percevoir). Je suis Arthur Deltouche et voici mon collaborateur Benoît Enderson, nous appartenons au cabinet Jameson Partners & International Consulting Co. Ltd ©, et voyant votre surprise, je comprends que l'on n'a pas jugé bon de vous mettre au courant.
       - Au courant ? Au courant de quoi ?
       - A la demande du Comité Stratégique de Planification, la société Jameson McFinnis Partners & International Consulting Co. Ltd © a été mandatée pour, en synergie avec le client, évaluer les besoins en solutions orienté-utilisateur dans le cadre des nouvelles dispositions réglementaires propres au titre IX de la nouvelle directive dite " Sembaris II " relative à la prorogation des mandats bidirectifs codétenus par...
       -Êh ? Quoi y dit ?
       - Hum... Oui, on m'avait prévenu, excusez-moi. Nous y'en a consultants. Nous y'en a faire consulting.
       - Bien. Et ça consiste en quoi ?
       - Nous comptons procéder selon la méthodologie usuelle, qui consiste en une succession d'entretiens bi- puis tri-partites, débouchant sur des cahiers de préconisations consensuellement...
       - Êh ?
       - Nous y'en a faire comme d'habitude, grand palabre avec les gens, et puis après, on écrit ce qui va pas.
       - Ah, OK. Mais... Enfin, je veux dire, d'où vous sortez ? Qui vous envoie ? Qu'est-ce que vous nous voulez ?
       - C'est le Bureau Relations Humaines de l'Astrocorps qui nous mandate, comme en témoigne cette lettre de mission. En fait, ce sera très bref, nous n'avons prévu de rencontrer que quelques-uns de vos officiers, afin de mieux comprendre comment fonctionne votre équipage. Du reste, ce sera nécessairement bref, puisque votre départ en mission est prévu à six heures quarante, je crois.
       - Oui, six heures quarante... Mais...
       - Pas de temps à perdre, donc. Pourrais-je parler à votre ingénieur en chef ?
       - Eh, mais qu'est-ce qu'ils foutaient dans ma cabine ? S'insurgea Lizzie.
       - Oh, nous sommes confus. Nous nous sommes présentés à votre bord à minuit, toutefois il semble qu'il n'y avait à cette heure personne pour nous recevoir, ce que je comprends puisque notre visite ne vous avait pas été annoncée, semble-t-il.
       - Non, en effet.
       - Aussi, comme il n'y avait à bord que des subalternes occupés à divers préparatifs, nous avons décidé de mettre ce temps à profit pour faire un somme réparateur, afin d'aborder cette journée frais et dispos.
       - Sage politique, approuva le capitaine.
       - Nous avons jeté le dévolu sur un endroit qui nous avait semblé avoir été aménagée en une sorte de débarras...
       - Eh ! Fais gaffe à ce que tu dis toi...
       - Toujours est-il que nous sommes à pied d'œuvre. Pour en revenir à votre ingénieur en chef, c'est curieux, mais nous ne connaissons que ses initiales...
       - Oui, mais avant ça, il y a quelque chose que je voudrais vous montrer. Venez, que je vous fasse les honneurs de la passerelle !
       - Je vous en remercie, capitaine. "
       Le capitaine, suivi de l'entité bicéphale, puis de Lizzie, emprunta le bref couloir menant de son bureau à la passerelle, dont la porte se déroba en un chuintement humide. Les sauvageons de passerelle étaient tous là, à leur poste, Trouille crispée sur son fauteuil, comme si le dossier était brûlant et le siège planté d'épingles. Des tas de panneaux clignotaient, des tas de doigts appuyaient sur des tas de boutons, et des mots incompréhensibles jaillissaient de bouches habituées à les prononcer jusqu'à des oreilles accoutumées à les recevoir.
       " Hein qu'on a une belle vue d'ici ?
       - Superbe, capitaine.
       - Parfois, lorsque me prend la mélancolie, j'aime à venir contempler les étoiles depuis ce lieu.
       - Certes, nous avons une belle nuit étoilée.
       - Il n'y a rien qui vous étonne ?
       - Eh bien... Il y a un distributeur de boisson sur la passerelle, ce qui est contraire à l'article 129-3 du règlement intérieur, ainsi que des panonceaux " bâbord " et " tribord " qui ne sont pas réglementaires, et j'aperçois plusieurs uniformes pour le moins fantaisistes, et la disposition...
       - Si vous consultez vos montres, messieurs, vous noterez que notre cuisinier va bientôt piquer midi. En outre, en observant plus attentivement la verrière, cons constaterez que le ciel présente des étoiles au-dessus, mais aussi au-dessous de l'horizon. Quelle conclusion tirez-vous de ces phénomènes, messieurs les consultants ? "
        Les consultants se consultèrent, leurs regards trahissant une certaine appréhension.
       " Après analyse de la situation, McFinnis Partners & International Consulting Co. Ltd © est d'avis, en accord avec le client, que nous sommes dans l'espace. Mais... ne deviez-vous pas partir à six heures quarante ?
       - Du matin, gentlemen, du matin. Et les feux majestueux du soleil ne sont déjà plus qu'une petite étoile derrière nous, à deux-cent mille milliards de brasses. Réjouissez-vous, vous aurez trois mois pour faire votre audit. "
       Celui qui paraissait le plus jeune (mais on n'en aurait pas juré) se tourna alors vers l'autre, et chuchota à son oreille (ce que seule Lizzie intercepta) :
       " J'en connais deux qui vont se goinfrer en frais de déplacement. "



    8 ) Dans la tour du sorcier pourpre

    DS 626.0


       Assis au fond de son trône de fer, il conversait à mi-voix en quelque langue obscure avec des entités invisibles, ou presque, que l'on devinait tourbillonnant dans la grande salle. Il n'y avait nul humain alentour, hormis le capitaine Punch, qui si la chose avait été possible, en aurait mené une largeur négative. Sous son ample robe de pourpre, couleur du deuil dans ces régions, vibrait une peau dont on ne pouvait plus réellement dire qu'elle était une peau, toute constellée qu'elle était de volutes et de tourbillons blancs se mêlant sur fond noir, ou bien noirs sur fond blanc, selon l'humeur de celui qui les observait. Si on prenait le temps de regarder mieux, on s'apercevait que ces motifs cutanés n'étaient pas stables, mais évoluaient de minute en minute, l'ombre gagnant ici, la lumière triomphant là, en un éternel combat. Les mains du nécromant posées bien loin sur les accoudoirs dépassaient de ses amples manches, et à chaque annulaire brillait un anneau. L'un était l'Anneau d'Anéantissement, de bronze, d'argent et de cuivre tressé, rejeton d'un maléfice plus ancien que la race humaine elle-même. L'autre semblait de diamant pur, l'Anneau de la Source, fruit de l'industrie de Morgoth, le pendant inverse de l'autre, bien qu'il fut issu de sa substance. Du combat incessant de ces deux anneaux, Morgoth tirait une puissance dont il n'avait plus à faire la démonstration. Les yeux du roi-dieu de Drakonie s'ouvrirent. Ils n'étaient que des puits d'or et de sang dardés sur notre héros, qui n'en menait plus du tout.
       Dire que ce type se tapait le dragon. Voici qui évoquait des scènes que feu Roger Zelazny eut qualifiées de " peu banales ".
       Au fait, il était pas télépathe, le Morgoth ?
       Hum. Dans le doute, essayons de penser à autre chose.
       " Le capitaine Punch. Je me souviens de vous. Venez plus près, mon ami. "
       A mesure qu'il approchait, le capitaine sentit les vibrations de puissance mystique se propager dans son corps. Il était connu que le seigneur de Drakonie avait parfois du mal à maîtriser ses pouvoirs.
       " Je n'ai pas eu l'occasion de vous féliciter pour vos exploits, c'est toujours un plaisir de rencontrer un patriote courageux.
       - Le plaisir consiste à servire votre sire, sire.
       - Ainsi, voici le premier capitaine à avoir fait voler l'un de nos vaisseaux autour du monde, belle performance.
       - Consacrer sa vie à votre service expose à de telles gloires, sire.
       - Et le premier à aller jusqu'à la lune et à en revenir.
       - Y voir flotter votre bannière fut la joie de mon existence, sire.
       - Et aussi le premier à raconter dans toutes les tavernes de Drakonie des fariboles insensées au sujet de vaisseaux plus rapides que la lumière elle-même, et d'autres vaisseaux étrangers autant hostiles qui vous auraient couru après.
       - Certes, sire, et c'est avec... euh... je...
       - Entendez moi bien, capitaine Punch. Votre vaisseau n'a jamais dépassé la vitesse de la lumière, pas plus que vous n'avez engagé le combat avec quiconque dans les environs de Cacmeat.
       - Mais si voyons, je ne vous mentirai pas !
       - Mais non.
       - Mais pourtant, je vous assure que si ! "
       Morgoth émit un soupir de lassitude et posa sa tête sur sa main (la bonne).
       " Vous ne comprenez pas bien, Punch. Je vous ordonne de cesser de raconter ces histoires.
       - Euh... si vous...
       - Puisqu'il faut vous mettre les points sur les o(2), je vais être plus explicite. Je sais fort bien que vous dites la vérité à propos de votre... rencontre inamicale là-haut, dans les banlieues crépusculaires de notre système solaire. Je sais aussi par des ingénieurs dévoués à ma cause que votre Disko, après les bricolages multiples et peu réglementaires dont il a été victime de la part de vous et votre équipe, est parfaitement capable de tenir facteur deux, soient sept fois l'asymptote de Hunepierre.
       - Ah ! Quand même, j'ai pas rêvé...
       - En revanche, il est inopportun de le faire savoir. J'ai des soupçons quant à l'identité de notre ennemi, et il me serait agréable qu'il ne soit pas trop vite au courant de vos spectaculaires progrès dans l'art de naviguer parmi les étoiles. En outre, vous risquez d'affoler le peuple, et ce n'est pas bon pour nos affaires. Et puis, il y a des aspects plus politiques à la situation, qui semblent vous échapper.
       - Ah ?
       - Bien que la Drakonie dispose d'une place prépondérante au sein de l'Astrocorps du fait de notre avance technique et des ressources que nous consacrons au projet, de nombreuses nations du septentrion sont associées dans notre entreprise. Ces nations alliées ont donné leur accord pour la construction d'une flotte d'exploration, mais certes pas pour aller porter la guerre contre une puissance inconnue.
       - Je n'avais pas considéré cet aspect du problème.
       - C'est bien là toute la différence entre un roi et un manant. Anyway, c'est pour les raisons que je viens de vous exposer que je vous invite à plus de prudence dans vos propos. Et c'est aussi pour cette raison que je souhaite vous confier une mission particulière. Vous connaissez sans doute la nature des travaux de maintenance entrepris à bord du Disko durant vos congés.
       - Euh... le remplacement des sanitaires je crois, et on a repeint la coque.
       - Oui, eh bien il y a eu un changement au programme. On a installé à bord de votre vaisseau... divers systèmes expérimentaux qui pourraient s'avérer utiles compte-tenu de la nouvelle situation. Nous pourrions avoir besoin d'en équiper en urgence les autres appareils de la flotte, mais avant ça, il faut nous assurer qu'ils fonctionnent correctement.
       - Ah oui ? Des systèmes ? Lesquels.
       - Divers systèmes.
       - J'entends bien, mais des systèmes de quel... Oh...
       - Je vois que nous nous comprenons. Officiellement, votre prochain voyage devait vous permettre de tester la tenue de vos appareils de survie au cours d'un voyage de trois mois. Tant que vous y êtes, plutôt que de faire des ronds autour du soleil, prenez un peu de large avec vos hommes, et filez le plus loin possible, hors de portée de tout système de détection. Et là, tâchez de prendre cinq minutes pour tester les... systèmes... qui nous occupent.
       - Soyez sans crainte, sire, je vais les tester de fond en combles. Ah ah ah !
       - Je suis ravi que votre mission vous plaise. Messire Pleinechope Troisbras, qui a supervisé l'installation, vous expliquera le fonctionnement de tout ceci.
       - J'ai grand hâte, sire.
       - Et encore un détail. On peut entendre en ville, depuis quelques semaines, toutes sortes de rumeurs accusant l'un de vos collègues, le capitaine Clorckindale, de prévarication, d'incompétence, de poltronnerie, d'alcoolisme, de toxicomanie, de zoophilie, de pédophilie, de gallinophilie, de syphilis et autres vices plus ou moins imaginatifs. Il me serait agréable que vous cessiez d'émettre ces bruits, qui ne font guère de bien à notre entreprise.
       - Moi sire ? Mais je vous assure...
       - Vous n'êtes guère discret, Punch.
       - Ah bon. Je tâcherai de... "
       L'œil du sorcier rouge clignota alors, et il y eut comme un frottement, un crissement semblable à celui d'un pied nu sur le sable mouillé.
       " ... me calmer sur ce... "
       Il ne termina jamais sa phrase. James T. Punch était revenu sur le tarmac de l'astroport, à quelques pas de son cher Disko.



    9 ) Akhereb

       DS 656.4


       Funestement célèbre dans toute le quadrant galactique, l'abominable système stellaire d'Akhereb, à l'extrême-bord du sinistre empire d'Arkhetakor, comportait huit mondes dont les noms étaient autant de cénotaphes élevés à la mémoire des millions d'esclaves sacrifiés à la mégalomanie de l'infâme Grand Stratépouète. Akhereb-la-rouge, minuscule caillou brûlé aux mines itinérantes, Akhereb-la-noire dont l'atmosphère ardente et corrompue ne laissait plus passer le moindre rayon de jour depuis des millénaires, Akhereb-la-mort-lente où, dans les ruines cyclopéennes laissées par une civilisation oubliée, des milliers de damnés aux yeux fous recherchaient avec frénésie l'artefact ancien qui leur permettrait de quitter cette planète perdue avant que les radiations ne les ronge, Akhereb-les-mines, petit monde au relief tourmenté et grandiose, dont l'écorce creusée de galeries insondables exploitées depuis des éons menaçait en tous lieux de s'effondrer en caldéras gigantesques, Akhereb-le-bagne, l'astéroïde-prison dont nul ne s'était jamais évadé ni n'avait été libéré, Akhereb-sur-Seine et ses gigantesques chantiers de construction stellaire où trimaient jusqu'à mourir d'épuisement des centaines de milliers de malheureux, Akhereb-plage qui était relativement cool, et Akhereb-dans-ton-slip-mama, aux confins glacés du système, l'infernal camp d'entraînement de la Garde-Impériale-De-Guerre-Des-Impitoyable-Scorpions-Pourpres-De-Mort(3).
       Et c'est donc dans ce vaste tas de merde que, la gueule enfarinée, nos sauvageons débarquèrent un beau matin. Lassés d'ouïr les glapissements extatiques de leur capitaine proclamant que l'instant était historique et que l'humanité ne serait plus jamais la même, les gens de la passerelle se concentraient sur leur ouvrage.
       " Le détecteur longue portée détecte sept planètes, capitaine, annonça Six-Cinquante.
       - C'est splendide, c'est merveilleux. Sept planètes pour nous tous seuls, et zéro pour Clorckindale ! Vite, mettez le cap vers le centre du système, là où la proximité du soleil rend le climat est plus clément. Facteur deux ! "
       Ils plongèrent vers Epsilon Testiculi, astre qui présentait un aspect familier et des plus encourageants, particulièrement après un mois de navigation parmi les abysses glacés de l'espace. La coque du Disko se réchauffa bientôt avec aise sous sa lumière crue, à cent milliards de brasses de distance, et le navire se glissa derrière l'orbite d'une planète de belle taille, un peu plus grosse que la Terre, accompagné de deux lunes assez modestes, et qui portait provisoirement le nom d'Epsilon Testiculi 3. La moitié éclairée par le soleil présentait, à dix mégabrasses de distance, une atmosphère fort peu chargée en nuages, dévoilant presque entièrement une surface jaune pâle mouchetée de quelques grands lacs, ou petites mers, il était difficile d'en juger depuis la passerelle. Ils se mirent en giration, se renversèrent pour avoir la planète au-dessus de leur tête, et commencèrent les observations préalables, scrutant la surface de leur Oculus Diabolus et de leurs lunettes.
       L'Oculus Diabolus était le dispositif opto-magique installé sur les vaisseaux de l'Astrocorps, et qui servait tant à la navigation qu'à la scrutation des planètes et la surveillance de l'environnement immédiat. Imaginez un globe oculaire d'une bonne brasse de diamètre, tout de verre, porcelaine et cuivre, vissé à l'extrémité d'un très long bras articulé. Ordinairement rangé dans son logement protecteur le long de la coque, on pouvait à loisir l'en extraire et ainsi scruter l'espace dans toutes les directions. Ses performances dépassaient de loin celles des meilleures lunettes, car non content de faire des prodiges d'optique, l'Oculus Diabolus courbait la lumière par ses mystérieux canaux magiques, et absorbait littéralement les images.
       " Capitaine, je capte un mobile en approche provenant de la surface. Vitesse de facteur -7.
       - Se peut-il que ce soit un phénomène naturel ?
       - Négatif, il infléchit sa trajectoire pour nous intercepter. Quatre-vingt secondes avant contact.
       - Six-Cinquante, sur écran ! Voyons à quoi il ressemble... "
       Le verre dépoli se moira et s'assombrit, on y vit un fond d'étoiles, qui se déplaça rapidement vers la droite, puis vers le bas, jusqu'à ce qu'au centre apparaisse une petite tache aux contours indistincts. Puis, l'Oculus Diabolus fit un zoom, jusqu'à ce que la tache floue occupe la moitié de l'écran, enfin, progressivement, le flou se condensa en clair pour dévoiler la forme du vaisseau inconnu, et c'était une forme pour le moins étrange. Tout comme le Disko, c'était une soucoupe, avec deux sortes d'ailes sur les côtés, mais au lieu des systèmes de propulsion ultrathaumiques et de braves répulseurs, ces ailes supportaient chacune un ovoïde aplati à l'usage mystérieux. Le trait le plus marquant de ce vaisseau était sa figure de proue, représentant la tête anguleuse d'un être cornu dont les bras plaqués le long des flancs formaient le bord d'attaque de l'astronef, et ce point parut fort sympathique au capitaine Punch, qui dans sa jeunesse avait servi dans la marine, la vraie, celle où on navigue sur d'honnêtes océans pleins d'eau, et avait parfois la nostalgie de ces fières embarcations du temps jadis. En revanche, les couleurs vives dont était peint l'engin lui apparurent du plus mauvais goût, sans doute ces êtres avaient-ils une vision bien différente de celle des humains.
       " C'est merveilleux, cet appareil ne ressemble en rien à ce belliqueux astronef qui nous a si cavalièrement abordé dans les parages de Cacmeat. Gageons que ses occupants sont de pacifiques voyageurs du cosmos qui, à notre exemple, brave les dangers en quête de connaissance et de rencontres instructives.
       - J'ai un mauvais pressentiment, James, frémit Diana.
       - Lipstick, ouvrez une fréquence. J'ai hâte de discuter avec ces frères nés sous des soleils étrangers.
       - Fréquence ouverte.
       - Ahem, fit le capitaine en se levant de son fauteuil et en prenant l'air digne qui sied à ces circonstances. Je suis le capitaine James Tiberius Punch, commandant l'USS Disko, de l'Astrocorps. Nous venons en paix au nom des peuples de la Terre, afin de vous apporter notre salut fraternel.
       - Pshh... shhh.... shh...
       - Ils ne sont pas bavards, peut-être ne nous captent-ils pas. Essayez de moduler la fréquence du machin, là...
       - Shhh... xlxlshhh... Pulvonitron shhh !
       - Contact établi ! C'est un moment historique, nous venons d'entendre le premier mot d'un être d'outre-espace... Reste à savoir ce que signifie " pulvonitron " dans leur langue...
       - Missile omega ! Fit la voix de l'extraterrestre, plus claire.
       - Notez, Trouille, " missile oméga ". Mais que veut-ce dire ?
       - Je crois qu'ils nous tirent dessus, James... expliqua Trouille.
       - Mais non, mais non, je les sens bien pacifiques...
       - Quatre mobiles en approche rapide sur une trajectoire d'interception, impact dans quarante sept secondes, signala Six-Cinquante, (qui était, pour mémoire, le factotum en charge des détecteurs).
       - Mais... Vous aviez raison, il nous tire dessus ! C'est pas vrai, ici aussi... Ah, mais ça ne se passera pas comme ça, foi de Punch. Diana, puisque tu es à côté du distributeur, prends moi donc un potage tomate.
       - Tu crois que c'est bien le moment de...
       - Tout à fait, c'est le moment d'un bon potage tomate.
       - Mais enfin, tu sais bien que la machine est en panne !
       - Un potage tomate, te dis-je, c'est un ordre.
       - C'est incroyable, il ne pense qu'à boire... Voilà, potage tomate, et c'est en panne, comme je disais.
       - Mais non voyons, ça marche très bien...
       - Essaie toi-même.
       - Potage tomate. POTAGE TOMATE BON DIEU !!! Mais c'est pas vrai que ce maudit appareil est vraiment en panne...
       - Impact dans treize secondes, égrena Six-Cinquante.
       - Aïe aïe aïe... Alerte rouge, boucliers kinestésiques à pleine puissance, relevez le générateur à 350%, moteurs en arrière à facteur -2, activez la manœuvre avant que le... "
       Une les soucoupes latérales du vaisseau ennemi s'était détaché de son support et avait volé à toute allure jusqu'au Disko. L'une d'elles manqua sa cible, mais les dents rotatives de l'autres déchirèrent la coque du malheureux astronef sur une dizaine de mètres de long, juste sous le support de l'aile bâbord. Trois secondes après l'impact, les deux missiles qui suivaient à peu de distance explosèrent contre le bouclier kinestésique, et la déflagration éjecta de leurs sièges tous ceux qui étaient assis et ne s'étaient pas correctement attachés. Le système de gravité artificielle devait en avoir pris un coup car lorsqu'un peu de calme revint, fils, rondelles métalliques, poussières, reliefs de repas et personnel de bord flottaient librement sur la passerelle, tentant de recouvrer une attitude plus digne et un sens raisonnable du haut et du bas. Une douce voix féminine, celle du congrueur de bord, fit alors entendre cette peu encourageante litanie :
       " Alerte : dépressurisation totale du pont 4, secteurs D, F et G, pont 3 secteur B. Alerte : fuite des circuits principaux de contrôle du phlogiston. Alerte : rotostéganokinéticoscope à 32%, boucliers abaissés, gravité artificielle coupée, compensation assurée à 18%, contrôle de démultiplication non-assuré. Alerte : augmentation de la température dans la chambre de convection, tores de contrôle inopérants, fusion du noyau réactif dans 24 secondes. "

       Soyons honnête, on a déjà vu des affaires mieux engagées...



    10 ) Première consultation

    DS 630.3


       Khunduz Jdobrynewicz, elfe sylvain aux manières excentriques, exerçait ses fonctions à bord du Disko depuis le premier vol. Il était médecin de bord. On devrait plutôt écrire " médecin " de bord, car s'il avait une expérience indéniable des maux de l'âme et du corps, il ne s'était jamais approché d'un amphithéâtre ou d'une table de dissection à distance suffisante pour pouvoir en tirer un enseignement utile, pour autant que les universités dispensèrent jamais un enseignement utile, ce qui est sujet à débat. Désinvolte face au danger, goguenard envers l'autorité, il ne s'était pas fait que des admirateurs à l'Astrocorps, mais comptait nombre de chaudes supportrices parmi les femelles de l'équipage, et pas mal d'autres au sol. Il est vrai que ses tenues décontractées et à la dernière mode canaille, de souple cuir noir doublé de fourrure marron et relevé de ferrures cliquetantes, attiraient l'attention. Et puis surtout, il portait cette étrange infirmité qui en fait tomber plus d'une en pâmoison, c'était un albinos de l'eau la plus pure. Pour être complet, il faut ajouter qu'il avait en matière de médecine des idées assez singulières, mais j'y reviendrai peut-être si l'occasion s'en présente. Quoiqu'il en soit, il fut le premier à recevoir Ducond et Ducont.
       " Tout d'abord docteur, merci de nous accorder un peu de votre temps.
       - Mais c'est un plaisir, mes bons amis, j'ai des disponibilités en ce moment. Que puis-je faire pour vous ?
       - Nous sommes des consultants du cabinet Jameson Horowitz McFinnis Partners & International Consulting Co. Ltd ©, et en conformité avec Conformité, nous sommes mandatés afin de vérifier que le plan qualité de la Planification Qualitative correspond aux procédures et aux normes édictées par les Normes et Procédures.
       - Vous m'en voyez ravi.
       - Le capitaine nous a en outre chargés de vous remettre une feuille de route précisant le cadre de cet audit, feuille de route que voici.
       - Voyons ça... voyons voyons... Ah, oui, je vois je vois... Ah oui, c'est tout à fait clair. Je ne peux qu'approuver. "
       Le docteur Khunduz se gratta l'occiput d'un air perplexe, dévisagea les consultants avec une certaine approbation, puis rangea la lettre dans la poche de son blouson.
       " Donc, vous consultez. Ça doit être passionnant, ça !
       - Tout à fait, fit l'un des deux. Tout d'abord, nous aimerions connaître votre localisation précise dans l'organigramme du vaisseau, et avoir une liste de vos subordonnés avec leurs noms, grades, âges, ancienneté dans l'Astrocorps, ancienneté sous votre commandement, extraits de fiche d'état-civil, certificat de non-gage, carnet de santé, duplicata du permis de travail, trois fiches de solde récentes...
       - Eh bien, que de paperasse, mon dieu, que de paperasse. Heureusement que je n'ai pas de subordonnés. Mais dites-moi, pourquoi vous faut-il tous ces papiers ? Ressentez-vous un besoin d'être réconfortés ?
       - Mais... non, c'est juste pour vérifier... la bonne foi...
       - Vérifier la bonne foi, bien entendu. Vous craignez qu'on vous mente, n'est-ce pas ?
       - Eh bien, dans ce métier, ça arrive, vous comprenez. Donc, dans la hiérarchie du...
       - Vous avez peur que les autres vous mentent, alors vous vous abritez devant des citadelles de papier. Vous avez peur qu'ils vous rejette, qu'ils vous ignorent...
       - Le cabinet Jameson Horowitz McFinnis Partners & International Tradesman Consulting Co. Ltd © et moi, en synergie avec le client, ne voyons pas du tout...
       - ... et en même temps, vous craignez qu'ils se moquent de vous. Vous pouvez tout me dire vous savez, je suis docteur.
       - Mais non voyons.
       - Dites moi la vérité, est-il arrivé qu'au cours de vos audits, vous ayez eu des soupçons à propos de gens qui chercheraient à vous nuire ?
       - C'est rare mais en effet, il arrive que nos investigations produisent des réactions un peu... outrancières...
       - Ah ah ! Tout s'éclaircit. Et parfois, quand vous êtes seuls, vous entendez des petites voix dans votre tête, n'est-ce pas ?
       - Mais non.
       - Des petites voix qui vous disent de tuer les gens ?
       - Absolument pas !
       - Pas du tout ?
       - Jamais de la vie.
       - Ah tiens. Bon, si vous le dites.
       - Vous savez, d'ordinaire, dans les audits, ce sont les auditeurs qui posent les questions. Que est votre grade, au fait ? J'ai constaté que vous ne portiez pas l'uniforme réglementaire, comme ça semble d'ailleurs être l'usage à bord de ce vaisseau.
       - Cette fixation sur les grades et les uniformes... J'ai l'impression que vous avez un problème avec l'autorité... Laissez-moi deviner, vous aviez un père absent...
       - Mon père était un fort brave homme qui s'est usé à la tâche pour que ses enfants aient une vie meilleure que la sienne, et qui du reste n'entre en rien dans le périmètre de cet audit. Donc, quel est votre grade ?
       - Je suis... euh... attendez, que je ne vous dise pas de bêtise, je dois l'avoir dans un de ces tiroirs... pas celui-là... euh, non, pas celui-là... faites celui qui n'a rien vu, je vous prie. Ah, le voici. Eh bien, je suis lieutenant, on dirait. Deux pins en argent, c'est bien lieutenant non ?
       - En effet.
       - Ah oui, ça y est, on m'a promu il y a deux mois.
       - Vous n'avez pas l'air d'y accorder grande importance.
       - Oh vous savez, je suis médecin avant tout. Vous savez que je pourrais destituer le capitaine si je le jugeais incapable d'exercer sa fonction ? Enfin, je veux dire, plus incapable que d'habitude. Pour nous autres, le grade, ça compte surtout pour la solde et les points-retraite. Et les filles à la buvette. Tiens, maintenant que j'y réfléchis, c'est vrai que c'est plus important que je ne croyais...
       - J'espère que vous ne le prendrez pas mal, mais je me demande comment vous faites pour faire respecter la discipline avec une... attitude telle que la votre.
       - Oh, vous savez, sur le Disko... Encore, je serais officier, je ferais un effort, mais là...
       - Mais vous êtes officier.
       - Mais non, je suis lieutenant.
       - Eh bien... lieutenant, c'est un grade d'officier.
       - Hein ? Oh, non, vous me faites marcher. Ah, vous êtes des marrants, vous autres consultants.
       Le docteur Khunduz mena ainsi les deux auditeurs en bateau jusqu'à ce que, de guerre lasses, ils finissent par battre en retraite devant tant de billevesées. C'est lorsqu'ils eurent enfin quitté la petite infirmerie que le bon docteur sortit de sa poche le mot du capitaine, qu'il relut. Il y était écrit, en bas-elfique :
       " Bien cher & estimé docteur,
       Comme vous l'avez pu vous constater aisément par vous-même, les personnes qui sont présentement devant vous sont deux pauvres fols montés par mégarde à bord de notre vaisseau, passagers clandestins autant que fortuits. Je vous dépêche ces insensés sous quelque prétexte fallacieux et vous laisse le soin d'évaluer par vous-même, et selon les règles de votre art, de quels troubles souffrent ces malheureux, dans quelle mesure ils sont susceptible d'entraver la marche de nostre nef, et si leur aliénation présente un risque quelconque pour nous ou pour eux. A l'issue de votre examen, nous deviserons entre officiers, avec bienveillance mais sans éluder aucune option, de la conduite ultérieure à tenir.
       En vous remerciant d'avance pour la grande compassion que vous témoignerez,
       Cap. J. T. Punch, USS Disko, DS 630.1 "

       



    11 ) Big money

    DS 656.7


       Les compensateurs gravistatiques étant les seuls appareils du bord à ne nécessiter aucun apport d'énergie mystique, Jeckle, le pilote, l'utilisa pour moduler la répulsion qu'exerçait la planète sur le Disko. Ce faisant, l'appareil se mit à tomber en vrille, puis remonta juste après le passage de l'astronef hostile. Cette manœuvre permit de gagner plusieurs secondes et de décontenancer l'adversaire. Au milieu des lampes rouges tournoyantes et des voyants stroboscopiques annonçant l'étendue des dégâts, il y eut soudain une bonne nouvelle : la température de la chambre de convection commençait à diminuer, ce qui éloignait la perspective d'une explosion spectaculaire de l'appareil. Nul ne le sut sur la passerelle, mais ce miracle était dû à Lizzie Lightningstorm qui, voyant la situation se dégrader, était entrée dans la chambre de convection en marche - chose qu'elle était la seule à pouvoir faire - pour colmater elle-même la fuite du circuit phlogistique au milieu des tourbillons d'éclairs bleutés vrombissant de mégawatts.
       " Rétablissez la propulsion, fuyons aussi vite qu'on le peut.
       - Surtout pas ! S'écria Diana. La compensation est en panne, si on pousse les moteurs, on va finir écrasés en pulpe contre les dossiers de nos sièges.
       - Ah, la poisse, j'avais oublié ça. On n'arrivera jamais à lui échapper si on est aussi limités... Jeckle, manœuvrez en zig-zag pour éviter les tirs ennemis. "
       Sans les systèmes de compensation pour annuler les prodigieuses forces d'accélérations dont le Disko était capable, sa formidable puissance était en effet inutilisable. De toutes les manières, avec un circuit phlogistique plus mort que vif et un noyau réactif qui en avait un méchant coup dans l'aile, il valait mieux éviter de pousser les machines. Jeckle fit des prodiges, évitant in extremis deux croissants d'argents lancés à bout pourtant au cri de " Rotochoc " par la soucoupe hostile. Toutefois, la rudesse de sa manœuvre envoya plus d'un membre d'équipage s'encastrer la figure contre la poutre la plus proche.
       " Misère, sans un miracle, c'en est fait de nous ! Trouille, une idée géniale ?
       - Beuah !
       - Je te rappelle qu'on a des petits sacs en papier... "
       Et c'est à ce moment que le miracle eut lieu. Tandis qu'il manœuvrait pour achever son adversaire, le mystérieux vaisseau bariolé fut frappé par un tir venant d'une tierce partie, tir qui le déconcerta un instant, à défaut de causer le moindre dommage à sa cuirasse. Aussitôt, il oublia le malheureux Disko pour filer en direction de ses assaillants. La curiosité étant plus forte que la prudence, on fit manœuvrer l'astronef blessé pour voir à quoi ressemblait ce nouveau et mystérieux parti.
       Il y avait là une demi-douzaine de soucoupes grises de petit format, sans doute monoplaces (à supposer qu'elles soient pilotées), qui manœuvraient sans ordre apparent et crachaient par intermittence des rayons lumineux, ainsi qu'une énorme soucoupe équipée d'une tour au-dessus et une autre au-dessous. D'un orifice situé à l'équateur de ladite soucoupe surgit soudain une nouvelle soucoupe (la forme semblait assez populaire chez les concepteurs d'astronefs de ce quadrant galactique), qui était jaune et plus grosse que les autres et de taille équivalente à celle qui présentait une tête cornue. Cette soucoupe jaune se mit en rotation, et de son pourtour jaillirent deux rangées de dents de scie. Trois missiles en partirent en direction de la soucoupe ennemie, qui s'en débarrassa assez curieusement : les bras de la figure de proue se tendirent soudain vers l'avant, et il en jaillit des rayons largement écartés, invoqués par le pilote au cri de " gigavolt ", qui firent sauter les torpilles bien avant qu'elles n'entrent dans une zone menaçante.
       Quoiqu'il ne fut nullement en difficulté, cet afflux soudain d'adversité dût convaincre le pilote de la soucoupe à tête cornue que l'affaire était périlleuse, aussi tourna-t-il casaque et mit-il le cap vers la planète dont il était issu, à une vitesse suffisante pour qu'on ne cherche pas à le rattraper.
       Le cornet acoustique du Disko se mit alors à crachoter.
       " Je suis le Général Minus, commandant des forces du Grand Strapouète dans le système d'Akhereb. Avez-vous besoin d'aide ? "
       Comme quoi, on peut être général et poser des questions stupides.

       La base de ces providentiels extraterrestres se trouvait sur la plus grande et la plus éloignée des deux lunes, et qu'ils appelaient " la Lune Noire ". Ils apprirent aussi que la planète grise qu'ils avaient laissé derrière eux était Akhereb-la-mort-lente, un nom peu engageant et assez paradoxal, si l'on considère le fait qu'ils avaient failli y trouver une mort plutôt rapide. Ils eurent beaucoup de temps pour discuter avec les Vegons - leurs amis - car le voyage vers la Lune Noire était assez long, et le Disko était bien animé, semant sur son passage une longue traînée d'oxygène, d'énergie et de pièces détachées. Le capitaine était, on le comprendra, d'assez sombre humeur, et quand il convoqua urgemment Pleinechope Troisbras sur la passerelle, tout le monde comprit que ce n'était pas pour discuter de l'art nain de tresser les barbes.
       " Dis-donc, fils de pourceau, la machine à café, là...
       - Oui capitaine ?
       - Elle ne marche pas ! ELLE NE MARCHE PAS ! J'ai failli perdre mon vaisseau à cause de tes bricolages débiles...
       - Mais c'est impossible capitaine, j'ai vérifié pas plus tard qu'hier. Vous avez pensé à la sécurité, là, comme je vous ai dit ?
       - Oui, le potage tomate. J'ai essayé TROIS FOIS ton putain de potage tomate, j'ai encore refait le truc tout à l'heure, et quezob.
       - C'est vrai, abonda Diana, qui toutefois ne comprenait pas bien en quoi le dysfonctionnement de la machine à café mettait en péril l'astronef (toutefois, elle avait pris le parti de ne pas contrarier les crises maniaco-dépressives de son capitaine).
       - Alors ça, ça m'étonne. Vous pouvez me montrer comment vous faites ?
       - Ben voilà, j'appuie là, sur le bouton marqué " potage tomate ", vous voyez, et rien. Pas un bruit, pas un mouvement, pas même un potage tomate, peau d'balle.
       - Vous avez pensé à mettre les pièces ?
       - Les... ?
       - Ben... les pièces. Si vous mettez pas les sous, c'est pas étonnant qu'il ne se passe rien. Regardez, je mets trois bu, un, deux trois, j'appuie sur " potage tomate ", et là... "
       Un déclic se fit entendre, suivi de la voix de l'ordinateur qui annonçait, imperturbable :
       " Console de tir activée.
       - Vous voyez, ça marche impec.
       - Oh putain, les pièces...
       - Console de tir ? S'étonna Trouille.
       - Oui, console de tir.
       - C'est quoi une console de tir ?
       - Un dispositif automatique permettant de centraliser les commandes de l'armement, expliqua fièrement PTB, avant d'être interrompu par le regard noir du capitaine.
       - C'est idiot, on n'a pas d'armement. Hein ?
       - Non, bien sûr. Quasiment pas.
       - Quasiment pas ?
       - On a bien embarqué quelques petites torpillettes, pour le cas où...
       - Huit-cent vingt-sept torpilles cantiques, quatre tubes à l'avant et deux à l'arrière, ah ah... euh... je me tais, capitaine.
       - Huit-cent torpilles ? Mais vous êtes malade, pourquoi...
       - Eh, c'est pas moi, ça vient de haut. On est ici pour tester tout ça.
       - Et tant qu'on y est, il n'y a rien d'autre que vous me cachez ?
       - Non, presque rien...
       - Je suppose qu'elle es au courant pour les batteries de turbots-lasers ? Ah non ? J'aurais mieux fait de la fermer ?
       - Turbot-laser ?
       - C'est des... euh... on en a huit... Oh, et des mimines.
       - Si je comprends bien, ça fait un mois que je suis commandant en second d'un vaisseau de guerre, et c'est maintenant qu'on me le dit.
       - En gros, c'est ça.
       - Mais vous êtes des inconscients. Et quand je pense que n'importe qui sur la passerelle aurait pu activer la console par mégarde et faire sauter le Disko...
       - Oh non, quand même pas. Il y a une sécurité.
       - Ah oui ?
       - Pour activer la console, il faut prendre un potage-tomate. Vous avez déjà vu quelqu'un prendre un potage-tomate à un distributeur, vous ? "
       Et devant la logique implacable du capitaine Punch, le commandeur Trouille ne put que s'incliner.



    12 ) La quête du reporting mensuel d'activité

    DS 630.5


       Les quartiers du lieutenant-commandeur Bralic disposaient d'un petit hublot, ce qui était un luxe. Sur ordre du capitaine, on l'avait soigneusement soudé, des fois qu'il fasse des bêtises avec. Bralic portait un uniforme à peu près complet, mais sur sa personne, tout semblait prendre un aspect usé, froissé et sale en moins de temps qu'il n'en faut à un chien pour se rouler dans la crotte après une visite chez le toiletteur. L'hygiène corporelle et le sens de l'ordre n'étant pas les qualités les plus éminentes de notre héros, la cabine empestait fort la cage de quelque fauve atteint de problèmes gastriques. Au mur était accroché le Bâton Eud'Pouvoir, artefact magique d'une grande puissance, en tout cas, c'est ce que Bralic tenait pour assuré.
       " Alors tout d'abord, merci de nous accorder un peu de votre temps.
       - Y'a point d'mal. Comme on dit par chez moi, faire ou défaire, toute façon, c'est point toi qui t'mettra les écus dans la poche.
       - Êh... oui. Donc, vous êtes je crois, lieutenant-commandeur, et responsable de la sécurité à bord.
       - Oui-da.
       - Avant d'entrer dans le détail des reportings mensuels d'activité, pouvez-vous nous donner la liste de vos supérieurs directs jusqu'au rang n+3, ainsi que pour chacun de vos subordonnés, la liste de leurs noms, grades, âges, ancienneté dans l'Astrocorps, ancienneté sous votre commandement, extraits de fiche d'état-civil, certificat de non-gage, carnet de santé, duplicata du permis de travail, trois fiches de solde récentes, une photocopie du ou des diplômes et de la première page du passeport...
       - Ben non, ç't'affaire.
       - Comment ça, ben non ?
       - Ben non, s'il vous plait.
       - Mais pourquoi ne pouvez-vous pas nous fournir ces quelques pièces ? Elles figurent pourtant au dossier de vos hommes...
       - Dossier ?
       - Je suppose que conformément à la directive C3-ID-DTO/TRT87-33354, vous tenez à jour les dossiers de vos subordonnés.
       - Ben, non, ç't'idée. C'est qu'j'ai un vrai métier, moi. J'ai aut'chose à foutre de mes journées qu'à remplir des pap'rasses eud'rond d'cuir.
       - Mais, la circulaire...
       - Ben, si c'est circulaire, vous pouvez vous la rouler, et puis vous la...
       - Attendez, si vous les tenez à jour régulièrement, ça ne prend pas plus de trois minutes par jour.
       - Oui, mais moi, j'savions point écrire vot'écriture, là.
       - HEIN ?
       - Faut dire, j'ai n'excuse. C'est que j'savions point la lire non plus. Alors pour apprendre à l'écriture et tous ces trucs, c'est point t'aisé. Comme disait ma grand-mère, " Si qu'un jour tu entreprends quelque chose et tu réussis point du premier coup, si tu trouves que c'est trop dur, ben, laisse tomber, y'a neuf chances sur dix que ça vaille point le coup d's'user l'chibre. "
       - Oui, bref, je vois le genre. Revenons à notre audit. Donnez nous la liste de vos subordonnés, on se débrouillera avec les dossiers du personnel quand on sera à terre.
       - Ben... C'est que j'les connais pas tous, moi, les redshirts. Ça va, ça vient...
       - Comment, vous ne les connaissez pas tous ?
       - On a, comme qui dirait, un turnovaire qu'est rapide, vu qu'on a des pertes, et à chaque fois, ben on en embarque des nouveaux, de ç'te racaille. Pour combler les trous. A quoi bon apprendre eul'nom d'un type qui va s'faire exploser l'citron par une valve de dégazage cinq minutes après ? Bon, y'en a quèques'uns que j'connais, à force, pour sûr. Y'a Tim Trauma. Y'a Mark Missing, qu'est sympa. Y'a Susie Sosad, que j'me taperai bien avant qu'elle meure. Y'a Vickie Victim, que j'me suis tapée. Y'a Archie Asadodo. Ah ben non, y'a plus Archie Asadodo. Pauv'gars, j'y avais bien dit qu'on tient point trente secondes dans l'espace sans scaphandre. Les jeunes, avec leurs paris stupides... Y'a Garry Grave...
       - Attendez, dites-moi simplement combien ils sont.
       - Mon pauvre ami, j'en ai point la moindre idée. Des dix ou des cents...
       - Laissez-moi deviner, vous ne savez pas compter non plus ?
       - Ben, si, comme tout l'monde. Mais point les chiffres trop compiqués. Comme avec des dix ou des cents. "
       Un sourire édenté de Bralic apprit à Ducond et Ducont que ce surprenant officier s'était doté d'une arithmétique très particulière. Ils se regardèrent, tâchant de trouver dans le regard de l'autre un élément familier auquel se raccrocher.
       " Et... Je suppose que dans ces conditions, pour ce qui est du reporting mensuel d'activité... "
       Bralic en était à un point de perplexité proche de celui de celui de George W. Bush assistant à une projection de Mulholland Drive (D. Lynch). Et soudain, l'espace d'un fugace instant, nos deux auditeurs de Jameson Horowitz McFinnis Partners & International Tradesman Globalco Consulting Co. Ltd © surent connurent le profond désarroi métaphysique de celui qui tente d'établir le contact avec une forme d'intelligence totalement étrangère.



    13 ) Un fort long chapitre

    DS 656.7


       La base des Vegons était timidement installée au fond d'un vaste cratère diamétrant une vingtaine de lieues, sur la face du satellite qui ne se dévoilait jamais à sa planète mère. Il s'agissait d'installations impressionnantes, une demi-douzaine de dépressions circulaires de tailles variables, dont les flancs abrupts étaient percés de multiples portes de hangars, et dont le fond plat et lisse semblait avoir été coulé plutôt que damé. L'ensemble était surplombé par une tour de contrôle aux flancs déchiquetés, haute de près de trois-cent brasses, ce qui ne constituait pas un prodige d'architecture compte-tenu de la faible gravité de ce petit monde gris. Sa stature permettait à l'édifice de surplomber le rebord du cratère et d'offrir une vue fort spectaculaire sur l'horizon courbe de la Lune Noire. C'est sûrement pour ça qu'on y avait aménagé un salon panoramique, où James et Diana jouissaient de l'hospitalité du général Minus et de son adjoint le général Girardos.
       " Pas de doute, ils ont bien des gueules d'extraterrestres ", s'étaient dit conjointement les deux officiers du Disko lorsqu'ils purent mesurer l'allure de leurs hôtes. Le général Minus faisait, contrairement à ce que son nom semblait indiquer, près de deux mètres de haut, mince de jambes et d'abdomen, mais le torse large et musculeux. Sa face était carrée, et comme le reste de son corps, d'un gris sombre. Un large maquillage d'un noir profond soulignait la dureté de son impitoyable regard, s'accordant avec sa chevelure plaquée par quelque gomina contre un crâne anguleux. La seule touche de couleur était, assez curieusement, sa bouche dont les lèvres charnues et rouges sang rendaient presque un aspect féminin. Hormis ces détails, Minus aurait fait un humain bizarrement proportionné, mais Girardos, pour sa part, aurait eu du mal à passer inaperçu en société. On ne pouvait le décrire sans évoquer un oiseau, avec deux jambes longues et grêles terminées par trois doigts (pour autant que ses bottes reflétassent son anatomie), sur lesquelles était juché un corps ovoïde orné d'un croupion conique, et une tête allongée posée dessus, sans cou visible. Il était nettement plus petit que Diana ou le capitaine Punch, mais il se dégageait de lui une certaine présence, due sans doute à l'agitation de ses petits yeux globuleux et jaunes et de ses longues mains, ainsi qu'à sa volubilité. Tout son corps, ou du moins tout ce qu'en voyaient nos héros, était recouvert d'une peau rose et fripée, d'aspect fragile, rappelant l'épiderme d'un nourrisson prématuré. Cependant, tout comme Minus et les autres Vegons qu'ils avaient pu croiser, il connaissait l'usage des vêtements. Apparemment, la mode Vegonne était aux talons de dix centimètres, aux capes longues et étroites pendant d'épaulettes triangulaires démesurées, et surtout aux couleurs vives, ce qui leur rappela la livrée de l'astronef qui les avait agressé tantôt. Peut-être le daltonisme était-il une tare particulièrement répandue dans ce système ? Tout n'était que bouton d'or sur outremer, pourpre sur vert d'eau, pois bordeaux sur rayures mauves et surcot oranges, et autres pratiques révoltantes qui révulsent l'esprit de l'honnête homme.
       Moyennant quoi, et malgré leur aspect surprenant, Minus et surtout Girardos étaient des hôtes exquis, qui leur avaient offert l'assistance de leurs installations pour accueillir les hommes du Disko, et présentement leur servaient une étonnante boisson bleue à globules rouges dans des verres en forme de conques des grands fonds.
       " Donc, vous êtes des explorateurs. Comme c'est intéressant.
       - Eh oui, répondit le capitaine ravi à Girardos, nous sillonnons l'univers pour explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles formes de vies, de nouvelles civilisâtions...
       - Comme je vous envie ! C'est une mission exaltante que la votre, comme j'aimerais en faire autant, plutôt que de guerroyer sans cesse... Mais que voulez-vous, les circonstances sont ce qu'elles sont. Encore un peu de plutoniox ? Votre verre est vide...
       - Sans façon, merci. Mais vous parlez de guerre ? Je croyais les cieux paisibles et peuplés de gens de bonnes volonté...
       - ...négligeant le fait que les deux premiers vaisseaux étrangers qu'on a rencontrés nous ont copieusement abreuvés de missiles, compléta Diana.
       - ...euh... oui, c'est vrai.
       - Hélas, vous avez pu constater que les routes de l'espace sont peu sûres. D'ailleurs, je m'étonne que vous ayez quitté votre monde natal sans armes.
       - Ah, mais je vous arrête, nous avons des armes !
       - Euh... James...
       - Plein ! On est gavés de torpilles jusqu'à la gueule. Et je ne vous parle pas du reste.
       - Sage précaution, approuva Girardos et jetant un regard entendu vers Minus, dont l'œil eut un tic trahissant l'intérêt soudain qu'il portait à la situation.
       - Malheureusement, nous avons été un peu pris au dépourvu, et au moment de riposter, il s'est avéré que nous avons eu... comme une avarie...
       - Ah, la mécanique.
       - Voilà, la mécanique.
       - Bah, ce sont des choses qui arrivent à tout le monde. Ah, mais attendez, je vais vous faire goûter une spécialité de ma planète... On appelle ça du protonix, c'est trait de l'arrière-train de cochenilles géantes des marais et longuement fermenté en orbite autour d'une étoile à neutron, sur un petit coteau bien orienté, vous m'en direz des nouvelles. Ce sont les décharges de rayons gamma qui font les petites étincelles dans le liquide, vous voyez ?
       - Ah, c'est... surprenant. Oh c'est amusant, je n'avais jamais vu de verre aussi petit jusqu'à maintenant. Et ça se boit ?
       - Seulement si on est courageux. Pour être honnête, c'est interdit sur un certain nombre de planètes, mais dans l'empire d'Arkhetakor, nous autres militaires avons quelques petits avantages, si vous voyez ce que je veux dire...
       - Oui, je vois que vous êtes une civilisâtion particulièrement avancée... Ouh putain !
       - Ah oui, c'est plutôt une boisson d'homme. Cela dit, si madame veut essayer...
       - Non, ça ira.
       - Comme il vous plaira. En fait, je dis que c'est une boisson d'homme, mais j'ai connu une sultane Alpheratzienne qui en prenait au petit-déjeuner. Pour en revenir à votre mésaventure, croyez que nous sommes sincèrement désolés de ce qui vous est arrivé. Vous devez vous faire une drôle d'opinion des Vegons après ce triste échange de tirs, mais d'ordinaire, nous sommes plus accueillants avec les étrangers, je vous l'assure.
       - Nous sommes ravis de l'entendre. J'ai cru comprendre que vous aviez une guerre ?
       - Oh, guerre, c'est un bien grand mot. En fait, nous faisons partie d'un vaste état, l'empire d'Arkhetakor, sur lequel règne notre bon souverain, le très aimé Grand Stratépouète.
       - Gloire à lui ! Ponctua Minus.
       - Gloire à lui, poursuivit Girardos. Or donc, sous sa bienveillante houlette, nombre de peuples vivent en paix et en harmonie, commerçant librement d'étoile en étoile. Bien sûr, rien en ce bas monde n'est parfait, et il y a partout des fripouilles, des profiteurs, de malhonnêtes gens qui cherchent à accroître leur richesse et leur pouvoir au détriment du bien public.
       - C'est hélas le lot commun de toutes les civilisations, je le crains.
       - Mais le Grand Stratépouète et ses serviteurs zélés, dont nous sommes, rattrape toujours les coquins pour leur infliger un châtiment en rapport avec leur crime. Dans sa grande mansuétude, l'efficace justice d'Arkhetakor donne même à ces fripons, même les plus endurcis, une chance de s'amender en travaillant au service de la collectivité. N'est-ce pas un procédé plus approprié que de les exécuter ?
       - Mais certainement, et je conçois tous les bénéfices que la société peut tirer d'un tel parti-pris.
       - Je vois que nous sommes entre gens raisonnables et qui comprennent les réalités du monde. Or donc ces malfaisants, une fois dûment jugés et condamnés par les autorités compétentes, sont expédiés sous bonne garde aux marches de l'empire, dans le système d'Akhereb où nous nous trouvons présentement, sous la surveillance sévère mais juste d'un modeste détachement de l'armée, dont le général Minus ici présent est le commandant, et votre serviteur, son adjoint.
       - Voici une tâche utile ô combien. Mais qui donc nous a attaqués ?
       - C'est une bien vilaine histoire. Il y a quelques années, l'armée d'Arkhetakor a pacifié les Zoorfs, une peuplade agressive qui se livrait à des rapines répétées à nos frontières et nuisaient à la libre circulation de nos vaisseaux. Après avoir affronté victorieusement leur flotte, nous avons conquis leur planète-mère, Zoorfos. Il advint que le roi et la reine, deux tyrans aussi vicieux que cruels, furent tués dans les décombres de leur palais, mais leur fils le prince Beteljus de sinistre mémoire, parvint à s'enfuir dans la campagne et se fit passer un temps pour un paysan du coin, avant d'être dénoncé par l'un de ses anciens sujets qui ne le portait pas dans son cœur, comme du reste beaucoup de ses sujets. Donc, nous le capturâmes, et il fut décidé de l'envoyer ici, à Akhereb, et pour être plus précis, sur Akhereb-la-mort-lente. Il est utile ici que je vous parle un peu de cette planète. "
       Il s'assit sur un curieux pouf lumineux et se massa les commissures.
       " Jadis, bien avant la fondation de l'empire, bien avant même que ne débutent les premières chroniques en notre possession, vivait sur Akhereb-la-mort-lente un peuple mystérieux. Nous ne savons rien d'eux, à part ce qu'en disent les ruines qu'ils ont laissé sur leur planète, d'immenses cités de métal, de vastes places, de mystérieux monolithes, des souterrains tortueux, et des machines bien intéressantes. Car la technologie de ces êtres, je dois le confesser, dépassait d'assez loin ce que nous sommes aujourd'hui capables de produire, et comme nous sommes un peuple qui prise fort la connaissance, nous sommes fort curieux de démonter tous ces mécanismes bizarres afin d'en comprendre le fonctionnement. Bien sûr, ce n'est pas facile de se les approprier, car ces artefacts précieux sont gardés par des créatures mutantes particulièrement hideuses qui peuplent la surface et les tréfonds, ainsi que par de mortels automates et des pièges fort cruels, mais pour ceux qui sont assez forts, assez courageux et assez astucieux, il est possible de découvrir des trésors fabuleux. Ceux des condamnés qui sont envoyés là-bas ont la charge de découvrir ces reliques, de les présenter à nos services et, si nous jugeons qu'elles sont de quelque intérêt, le cas desdits condamnés est réexaminé par les autorités, qui peuvent accorder leur grâce.
       - C'est fort... euh... mansuétudineux.
       - Merci. Or, il y a trois ans, voici que notre prince Beteljus arrive sur Akhereb-la-mort-lente, et découvre rapidement dans une crypte reculée quelque chose d'extraordinaire ! Un vaisseau de combat presque entier, rendez-vous compte ! Ah, s'il nous l'avait présenté, nul doute qu'il eut été élargi dans l'heure, renvoyé sur sa planète, et peut-être même rétabli dans ses titres et privilèges, car la mansuétude du Grand Stratépouète peut aller jusque là.
       - Dois-je comprendre qu'il n'en a rien fait ?
       - Hélas, le peuple Zoorf est connu pour être vindicatif et violent, mais guère avisé. Comprenez bien que ce fripon là nous hait, nous, bien plus qu'il ne prise sa propre liberté. Non seulement il n'a pas signalé sa découverte, mais il est entré en contact avec un personnage trouble, le professeur Troufion. Ah, il y aurait à en dire, au sujet de ce vieux fou. C'est un brillant scientifique, personne ne le nie, mais c'est aussi un aliéné, et pire que tout, un aliéné criminel. Il fut arrêté voici huit ans alors qu'il s'apprêtait à lancer sur l'une de nos planètes les plus peuplées une arme terrifiante de son invention, propre à en rayer toute vie. Et le pire, c'est qu'il n'agissait pas ainsi par activisme politique, mais uniquement pour voir si " ça marchait ".
       - Horreur ! Quel maléfique vaurien...
       - De tels monstres n'ont plus leur place dans la communauté des gens de bien, toutefois, si grande est la mansuétude de notre Grand Stratépouète qu'il lui a permis, malgré ses crimes, de poursuivre ses travaux. Il l'assigna à résidence dans une forteresse désaffectée d'Akhereb-la-mort-lente, à l'abri des bêtes et des pillards errants, lui fournit du matériel scientifique et quelques aides compétents, et lui enjoignit d'étudier l'ancienne civilisation de cette planète pour en tirer profit. Hélas, le professeur Troufion est de cette mauvaise race qui jamais ne s'amende, de même que le prince Beteljus. Ces deux authentiques scélérats étaient frères dans l'âme, vraiment, et ils étaient destinés à se rencontrer, ce qu'ils firent. Avez-vous noté comme les répugnants personnages de cette sorte sont habiles à se reconnaître les uns les autres et à s'assembler pour fomenter leurs méfaits ? "
       Sous le coup de l'émotion sans doute, Girardos se lécha nerveusement l'intérieur du genou de sa longue langue noire tandis que le capitaine et Diana approuvaient de conserve.
       " Pendant plusieurs années, l'abominable professeur nous avait présenté des résultats bien anodins, aussi ne nous étions-nous pas inquiétés, mais nous apprîmes par la suite que, durant ses années d'assignation à résidence, il avait utilisé les facilités que le Grand Stratépouète avait mis à sa disposition avec largesse pour les retourner contre son bienfaiteur. Tandis que quelques équipes menaient sans grand entrain des fouilles archéologiques, dans les tréfonds de sa forteresse, ses meilleurs hommes assemblait en effet des vaisseaux de guerre, certes peu nombreux, mais d'une technique fort avancée, inspirés des armes puissantes mises au point par le peuple ancien d'Akhereb-la-mort-lente. Lorsque le prince vint le trouver avec son vaisseau, il vit tout de suite le grand profit qu'il pourrait en tirer. Il ne furent pas long à le remettre en état de vol, le baptisèrent " Gonzo ", et en firent le vaisseau amiral de leur flotte scélérate.
       - Les misérables canailles ! Et alors ils vous ont attaqués.
       - Oh non, ils ne sont pas sots au point de nous affronter de face, comme vous avez d'ailleurs pu le constater par vous mêmes. Ce sont des lâches, qui rompent le combat dès qu'ils sentent qu'un adversaire peut leur résister, et profitent de leur vitesse supérieure pour nous échapper. Comprenez bien que ce ne sont pas des guerriers au sens où vous et moi, qui sommes officiers, l'entendons ; il serait plus juste de parler de des pirates, voilà tout. Sans doute, vous ayant vu approcher de leur planète, ces forbans auront cru à quelque vaisseau de ravitaillement, ou à quelque libre commerçant, comme cela arrive souvent. Ils ne s'en prennent qu'à des proies sans défense.
       - Les vils pleutres !
       - Vous avez tout à fait raison. Hélas, ils ont l'avantage. Depuis des mois, ils abattent sans sommation tous les vaisseaux tentant d'entrer ou de sortir du système avant que nous n'ayons le temps de leur venir en aide, causant nombre de morts et réduisant à la famine les avant-postes disséminés dans le système. C'est une situation absurde, mais alors même que nous disposons d'une écrasante supériorité en matière de puissance de feu, alors que nos citadelles sont à l'épreuve de leurs assauts, leur mobilité leur donne une telle avance que nous sommes assiégés et réduits à l'impuissance. Pis que tout, voici maintenant que les exilés d'Akhereb, qui forment donc l'essentiel de la population du système, ont entendu parler de la situation et se révoltent !
       - Les fourbes coquins ! Et vous ne pouvez pas prévenir votre planète-mère, qu'on vous expédie des renforts ?
       - Hélas, vous vous doutez bien que le premier acte de cette jacquerie fut de saboter nos relais de communication ! Et comme je vous l'ai dit, ils abattent tout vaisseau tentant de quitter le système. Et quand bien même, il faudrait des mois pour que la flotte arrive dans les parages d'Akhereb, à supposer qu'elle ne soit pas occupée à des tâches plus urgentes dans un autre secteur de l'empire. Comme vous le voyez, notre situation est des plus inconfortables. Nous n'avons à leur opposer que quelques dizaines de navettes, le vaisseau amiral que vous avez vu, et une poignée de robots de combat totalement dépassés.
       - Quels abominables forbans !
       - Cela dit, il nous reste peut-être un espoir.
       - Diantre !
       - Figurez-vous qu'il n'y a pas que des prisonniers et des gardiens dans le système d'Akhereb, il y a aussi, dans les confins glacés, le camp d'entraînement de la Garde-Impériale-De-Guerre-Des-Impitoyable-Scorpions-Pourpres-De-Mort. Il s'agit de combattants farouches et parfaitement dévoués à l'empire, et armés jusqu'aux dents. Si nous les avions ici, nous pourrions tenter un débarquement de troupes pour prendre la forteresse du répugnant professeur sans coup férir, c'est tout à fait dans leurs cordes. Hélas, ils sont basés sur la lointaine Akhereb-dans-ton-slip-mama, une petite planète de glace et de cendres, loin, très loin de notre soleil.
       - Eh bien ?
       - Eh bien malheureusement, ils ne disposent d'aucun moyen de transport pour nous rejoindre, nos navettes n'ont pas l'autonomie suffisante pour atteindre cette lointaine destination, nos robots de combat le pourraient, mais ne sont pas équipés pour emporter des passagers et leur armement. Et hélas, nous répugnons à envoyer au loin la soucoupe amirale, car c'est elle seule qui défend la base de la Lune Noire et tient en respect les terroristes et leurs nefs mortelles. Nous avons bien sûr dépêché sur place des vaisseaux de transport, mais lents et peu armés, ils furent des cibles faciles pour nos ennemis qui ne leur ont pas laissé une chance.
       - Les immondes... euh... colostétines. Je vois bien le dilemme.
       - Mais, j'y songe, votre Disko me semble bien ventru et d'une taille tout à fait appropriée, et je crois vous avoir entendu dire qu'il était armé ! Mais est-il suffisamment rapide ?
       - Il est très rapide, soyez-en certain ! Cependant, pour l'instant, il est en piteux état, comme vous le voyez. "
       Effectivement, l'appareil gisait en contrebas, posé au centre de l'une des dépressions circulaires. Sa belle peinture blanche et rouge était toute décapée en maint endroits, laissant apparaître la tôle d'electrargyre nue et cabossée, parfois même percée. Des tuyaux non-identifiés pendaient sous l'aile tribord, l'attache avant du compensateur gravimétrique bâbord menaçait de lâcher, et une vapeur suspecte s'échappait en deux points de l'exausteur de phlogiston, à l'arrière. Une bonne vingtaine de redshirts avaient péri d'un coup lors de cet affrontement sanglant, donc de fait, il y avait pas mal de place dans le vaisseau pour les scorpions de machin-chouette, mais aucun être sensé n'aurait pris place volontairement à bord d'un tel véhicule.
       " Hum, il est vrai que votre appareil ne semble guère en état de prendre l'air.
       - Déjà que d'habitude... commença Diana.
       - S'il ne s'agissait que de s'envoler, encore, ça passerait. Mais de là à le mener à la bataille... Notez, à la vitesse qu'on peut en tirer, on ne rentrera pas chez nous avant plusieurs millénaires.
       - Nous pourrions peut-être conclure un marché ? Le concept de commerce est-il connu de votre civilisation ? "
       Punch regarda Girardos de travers avant de faire une moue perplexe.
       " Un peu. Quel est ce marché ?
       - Nos installations sont à votre entière disposition, le temps qu'il faudra pour réparer votre astronef. Nous vous fournirons les pièces, la main d'œuvre, les meilleurs experts dont nous disposions.
       - Je vois... Et en contrepartie, nous faisons la course dont vous venez de nous parler.
       - Précisément. Je pense que ça ne sera qu'une promenade, votre engin a l'air tellement performant...
       - C'est vrai... "
        Il ne fut pas nécessaire de plus flatter le capitaine sur les qualités de son navire pour qu'il accepte le marché. Et dès qu'il eut quitté la pièce aux côtés de son officier en second, les deux généraux Vegons partirent d'un grand rire machiavélique.



    14 ) Un très bref chapitre

    DS 656.7


        " Qu'est-ce qui te fait pousser de tels rires machiavéliques, Girardos ?
       - J'ai abusé du Propyonax IX, et comme tu le sais, ce breuvage a pour effet secondaire de faire pousser des rires machiavéliques. Parfois, j'ai même des rictus mauvais, voire l'œil torve. Mais toi, tu n'as presque rien bu, et ton rire est aussi machiavélique que le mien.
       - Tu oublies que chez les Tenebrions tels que moi, le rire machiavélique est le signe d'une grande lassitude. Je vais d'ailleurs me coucher. "



    15 ) Deux-veuves-et-six-bâtons

    DS 631.6


       " Deux de battes, j'annonce six rangs de paire, et je cire la manche.
       - Tu perds la main, Ritchie. Je relance de deux jetons, et je suis à rouge dans la troisième base.
       - Hum hum...
       - Rampo ! Et dix de boules.
       - Bonjour, nous sommes Benoît Enderson et Arthur Deltouche, de la société Jameson Horowitz McFinnis Partners & De Portnawakz International Tradesman Globalco Consulting Co. Ltd ©, nous avons rendez-vous avec le lieutenant Lizzie Lightningstorm, responsable du noyau réactif. "
       Si les deux consultants cherchaient ici le responsable du noyau réactif, c'est parce qu'ils étaient dans la timonerie, et qu'ils étaient partis du principe, a priori sensé, que si le noyau réactif était dans la timonerie, Lizzie Lightningstorm devait y être aussi. La timonerie était la plus grande pièce du Disko, occupant un vaste espace entre les ponts F et H, dans l'axe longitudinal, vers l'arrière de l'appareil. Le réacteur était un engin pour le moins complexe, enfermé dans un triangle de verre épais comme la largeur d'une main de prolétaire. Le circuit secondaire était composé de trois colonnes ressemblant à des brochettes sur lesquelles on aurait enfilé des boules, des disques et des bagues de métal et de céramique, et qui marquaient les sommets du triangle. Plus près du centre, on trouvait le circuit primaire, trois colonnes plus fines et plus extravagantes encore dans la forme, et qui pointaient six aiguilles de cristal longues chacune d'un pas vers l'exact milieu de la colonne centrale. Là, comme un œuf pris entre deux marteaux, palpitait le noyau réactif proprement dit. Il en émanait une lumière aussi aveuglante que celle du soleil, mais au travers d'un masque approprié garni d'un verre fumé, on pouvait discerner la forme de ce délicat cristal de magie pure dont émanait toute la puissance du Disko, une sphère parfaite qu'on aurait pu sans peine tenir dans sa paume. Pour peu qu'on dispose d'une paume résistante à deux-cent millions de degrés.
       Un ensemble de salles reliées par des passerelles de bois et de cordes faisait le tour complet du réacteur, à distance respectueuse de l'enceinte de confinement. Blottis contre les flancs du triangle s'empilaient des pièces en mezzanine, reliées entre elles par des échelles. Il s'agissait des salles de contrôle du délicat mécanisme, ainsi que des ateliers afférents, auxquelles s'ajoutaient les quartiers de la douzaine de malades mentaux que Lizzie avait, très théoriquement, sous ses ordres, et dont la tâche principale était d'actionner les bons boutons, de couper les bons interrupteurs et de faire descendre le bon nombre de barres de contrôle du nombre de pouces idoine afin d'éviter l'explosion du vaisseau. Jusque là, ils s'en étaient fort bien tirés.
       Les couloirs du Disko étaient sombres, il faut dire que l'éclairage à l'huile n'était pas des plus efficaces, et de toutes les parties du vaisseau, la timonerie était la mieux éclairée, le noyau y pourvoyait amplement. Malgré cela, quatre gaillards avaient réussi à y trouver un coin sombre propice à la tricherie, qui est un des principaux attraits du jeu de " deux-veuves-et-six-bâtons ". C'était une petite table carrée située stratégiquement à égale distance de la machine à café et des toilettes, pas trop loin du panneau de contrôle principal, encombrée d'un grand étalage de dés, cartes et jetons slalomant entre les pintes de bière, les cendriers et les parts de pizza au mégot.
       " Je racle la bougie. Tiens, mais vous êtes encore à bord vous deux ? Qu'est-ce que vous cherchez ?
       - Une certaine Lizzie Lightningstorm, qui est le lieutenant...
       - Elle vous doit de l'argent ?
       - Non... c'est juste pour poursuivre notre audit. Le capitaine...
       - Ah, bon. Dans ce cas, c'est moi.
       - Vous êtes le lieutenant Lightningstorm ?
       - Eh ouais. Vous voulez le faire maintenant, votre truc ?
       - Eh bien...
       - OK, le temps de lourder tous ces fainéants. Allez, fichez-moi le camp, bande de larves, y'a du boulot !
       - Et c'est elle qui nous dit ça... persifla un des ingénieurs.
       - Tu parles, fit un autre, je parie qu'elle n'avait pas de jeu, sinon elle aurait renvoyé les deux gamins se branler dans la soute en l'attendant.
       - Je vous interdis de mettre en doute la probité de votre supérieure, bande d'ivrognes. Hors de ma vue, rejetons de l'enfer ! "
       Elle accompagna sa malédiction d'un jet de dés que les trois ingénieurs esquivèrent en rigolant, avant de disparaître dans la coursive menant à la buvette. Elle se rassit alors, remplit sa chopine au tonnelet situé derrière elle, glissa sa main inoccupée main dans sa ceinture et commença à se balancer sur sa chaise.
       " Allez-y, on vous écoute.
       - Bien, tenez-vous, par hasard, un régistre(4) des personnels sous vous ordres ?
       - Régistre ?
       - Vous savez, conformément au règlement.
       - Règlement ?
       - ...Bien, ça nous épargne du travail. En ce qui concerne vos motivations, nous aimerions savoir ce qui vous a poussée à vous engager dans cette carrière si pleine d'excitation, mais aussi de danger.
       - Eh bien, j'ai eu quelques soucis avec la justice, voici plusieurs années, et pour être honnête, j'avais le choix entre accepter ce poste et la hache du bourreau. Alors j'ai bien réfléchi, et pour être honnête j'ai hésité, mais finalement...
       - Ah je saisis, vous plaisantez.
       - Non, c'est la vérité. Vous avez devant vous une authentique condamnée à mort.
       - Mais... comment une femme ayant un tel passé a-t-elle pu rentrer dans l'Astrocorps ? Et surtout à un grade d'officier ?
       - J'ai quelques petites compétences annexes que d'aucuns ont jugées précieuses.
       - Mais pour quel motif aviez-vous été condamnée, au juste ?
       - Vous savez, c'est très mal élevé de poser ce genre de question à un repris de justice. Bon, je vous affranchis : j'étais à la fraîche dans un rade d'un petit bouse, je goulais ma bibine peinard au zinc, et là, y'a un appert qui s'pointe...
       - Je vous demande pardon ?
       - Ah oui, j'oubliais, vous êtes des béjaunes. Or donc, je fréquentais un débit de boisson situé dans une localité modeste, consommant un breuvage alcoolisé et moussu comme celui-ci, vous voyez, lorsqu'un guerrier en armure fait irruption. Il commande, et commence à se vanter de ses exploits. Au bout d'un moment, voyant que les trolls et les basilics n'intéressaient plus personne, le voici qui se prétend pourfendeur de dragons, et qui se vante de toutes sortes d'exploits reptilicides pour le moins farfelus, et se plaint amèrement que le roi ai défendu aux chevaliers d'aller traquer les grands vers dans leurs antres. Je sens la moutarde me monter au nez, mais je ne dis rien. Or, voilà qu'il m'aborde, se met à me courtiser assez maladroitement - sans doute avait-il commencé à boire avant de venir dans cette taverne - et prend la salle à témoin comme quoi je ferais bien de le suivre, bref... A ce stade, j'aurais sans doute préféré m'accoupler avec un singe porteur de la gale qu'avec ce maraud, mais je n'en dis rien, et me contente de l'ignorer. Et il continue ses histoires invraisemblables de dragons. Et soudain, voici qu'il se vante d'avoir assassiné quelqu'un qui ne m'était pas inconnu, que j'avais bien connu quelques années plus tôt, et qui avait effectivement connu une mort violente. Vous comprenez sans doute ma colère.
       - Sans doute.
       - J'avoue qu'à cet instant, j'ai un peu perdu la maîtrise que j'avais de moi-même, et j'ai engagé le combat.
       - Et ?
       - Il se trouve que j'ai eu le dessus. Donc, techniquement parlant, c'était un meurtre, c'est vrai, mais il m'avait bien cherchée.
       - Je connais un peu la loi, il me semble que le cas peut se plaider. Un homme armé et ivre s'en prenant à une femme, devant témoin qui plus est, n'importe quel avocat un peu compétent vous aurait tirée d'affaire.
       - Oui, mais il est possible que dans la confusion, je me sois un peu laissée aller, car je n'avais pas les idées très claires moi non plus. Un coup de griffe par ci, un coup de queue par là, un petit souffle... Pour être parfaitement honnête, je dois signaler que j'ai un peu abîmé le village. Et quelques habitants. Je crois que je ne suis plus très populaire dans la région... bref...
       - Vous... vous êtes un dragon ?
       - Et il est vrai que mon avocat n'était pas très bon. Ben oui, je suis un dragon. Souvenez-vous, mon nom, Lizzie Lightningstorm... Vous pensiez que ça venait d'où ?
       - Je pensais que c'était juif.
       - Ben non, c'est dragon.
       - Ah. Bien.
       - Notez, il existe des dragons juifs. C'est marrant que vous disiez ça, car à une époque, j'ai été tentée de me convertir, mais finalement, j'aime trop les orcs.
       - Et alors ?
       - C'est pas casher, les orcs. Parce que c'est plus ou moins apparenté au cochon. C'est rabbi Moshe Abrahamowixh qui m'a raconté ça.
       - Oui. Bien. S'il vous plait, lieutenant, y a-t-il une chance pour que nous revenions à notre audit ?
       - Bien des choses surprenantes ont lieu à chaque seconde dans le vaste et tumultueux univers qui est le notre.
       - On va dire que c'est un oui. Donc, vous... euh... je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer, c'est bien le noyau réactif, cette chose brillante derrière nous ?
       - Eh oui, c'est lui.
       - Je croyais qu'il ne fonctionnait que lors des phases d'accélération ?
       - Faux, il fonctionne en permanence, même lorsque le vaisseau est à terre. D'après ce que j'ai compris, si l'aiguille rouge de ce cadrant descend en dessous du trait noir, qu'on appelle la puissance d'extinction, le machin n'émet plus assez de truc pour compenser la déperdition du bidule, et alors, il s'éteint. Et c'est ennuyeux, parce qu'on ne peut pas le rallumer. C'est pour ça que quand on est au repos, on s'arrange pour rester un peu au-dessus de la puissance d'extinction.
       - Mais je vois qu'on est largement au-dessus !
       - Oui, mais ça c'est parce qu'on veut aller plus vite que la lumière, alors on doit laisser tourner les moteurs en permanence. A la base ils n'étaient pas prévus pour ça, vous savez, mais bon... Il y a des histoires d'asymptotes et de machins relativistes... Si ça vous intéresse, vous devriez demander à la MOA, elle connaît tous ces trucs.
       - L'ingénieur en chef, c'est ça ? Bien... et comment faites-vous, en pratique, pour contrôler la puissance du réacteur ?
       - Ben, si ce machin yoyote trop, il faut pousser la manette à fond tout en tournant le volant ici. Si l'écran fait des sortes de vagues, il faut enfoncer tous ces boutons dans l'ordre précisé par la petite note punaisée juste à côté. Les commandes rayées jaune et noir, il ne faut jamais les actionner. Ah, et la colonne de gauche fait des bruits bizarres des fois, genre " skwich skwich ", alors il faut baisser un peu ce soufflet, donner un grand coup de latte dans le tas de câbles que vous voyez là-bas, et normalement ça revient tout seul. Voilà.
       - Je voulais dire, quels sont les principes magiques qui président à tout ceci ?
       - Je vous engage à en discuter avec la MOA. Elle est passionnée par ces gadgets, moi c'est pas vraiment mon truc.
       - Vous voulez dire que vous l'ignorez ?
       - Je peux vous le certifier, messieurs, je n'entends rien à ce gros engin, qui m'est aussi mystérieux qu'à vous. Oui, je sais ce que vous allez me dire, c'est moi l'officier responsable, blablabla...
       - Mais... mais quand il se produit un problème ? Comment faites-vous face à l'imprévu ?
       - J'ai des ingénieurs qui s'y connaissent et qui sont payés pour ça. Et quand ils sont dépassés par la situation, je fais très exactement comme ce que je vous invite à faire depuis une demi-heure, je vais emmerder la MOA. Bon, y'en a pour long encore ? Je vous rappelle que ma race n'est pas réputée pour sa patience. Enfin, si, mais... Bref, j'me comprends. "
       Mais voyant qu'il n'y avait pas grand chose à tirer de Lizzie Lightningstorm, les auditeurs prirent prudemment congé, la laissant à ses méditations houblonnières, et se dirigèrent d'un pas soulagés vers les quartiers de la MOA.
       Cela dit, avaient-ils vraiment raison de se sentir soulagés ?



    16 ) Prélèvements

    DS 656.8


       Tout en cheminant dans les allées de la grande tour, escortés par un obscur soldat Vegon, le capitaine et son second avaient tout loisir d'admirer l'architecture si particulière de cette culture. Tout n'était que courbes élégantes, grands voiles opalescents, immenses baies translucides et gemmes géantes zébrées de nervures noires sans aucune utilité structurelle visible, murs obliques se rejoignant à des hauteurs qui n'étaient probablement pas dictées par une quelconque nécessité pratique, et autres structures colossales mises en valeur par une grande variété de luminaires pastels. Le bâtiment semblait surdimensionné, et doublement : d'une part en raison de la taille de chacune de ses pièces, la largeur des couloirs et l'amplitude de ses escaliers (qui heureusement étaient mécaniques, sans toutefois qu'aucune machine compréhensible ne soit en mesurer d'expliquer leur mobilité). Et d'autre part en raison du manque criant de gens dans les couloirs. Girardos avait au moins dit vrai sur un point, les Vegons n'étaient guère nombreux sur la base de la Lune Noire. Et tous ceux qu'ils croisaient ou presque portaient l'uniforme des soldats, une livrée marron et rose qui les recouvrait entièrement. On ne pouvait pas même voir leur visage, qui disparaissait sous une cagoule bizarre surmontée d'un long flagelle, qui faisait penser à d'énormes têtards qui auraient mangé leurs têtes.
       " Ah, comme c'est excitant ! Voilà l'espace tel que je me le figurais ! Non pas quelque vide réceptacle peuplé d'orbes glacées et désertes, mais un lieu grouillant d'intrigues, de violentes échauffourées et de peuples étranges à la physionomie fantaisiste. Alors, numéro un, tu en penses quoi, de ces extraterrestres ?
       - Ceux qu'on vient de rencontrer ? Eh bien, ils m'ont eu l'air tout à fait courtois, prompts à nous apporter leur aide, et pour tout dire de bonne compagnie. Pourtant... "
       Diana baissa la voix d'un ton, de peur que leur escorte n'ai l'oreille fine.
       " ...Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser qu'il faut rester sur nos gardes. Ils se flattent de connaître le commerce, et si l'on suppose que les lois de cette science sont invariantes, cela signifie qu'ils connaissent aussi le mensonge. Et puis, certains de leurs propos m'inclinent à penser que l'art de la guerre est pour eux une pratique courante. Je soupçonne quelque rouerie ; après tout, nous ne connaissons de ce monde que ce qu'ils veulent bien nous en dire.
       - Nous tombons d'accord sur ce point. Cependant, il faut considérer qu'un des deux partis en présence est venu à notre secours, alors que l'autre nous a tiré dessus sans sommations.
       - C'est vrai, jusqu'à plus ample informé, nous devons accorder quelque crédit à leurs propos. Mais sans nous départir de notre esprit critique, ni de nos facultés d'observation.
       - Ne gardons pas nos yeux dans notre poche, tu as raison. Eh, mais... Au fait Diana, tu as vu ces trois soldats, là-bas ?
       - Oui ? Bah, les usages de ces Vegons sont sans... Eh mais... "
       De l'autre côté d'un des hangar jouxtant la zone où le Disko s'était posé, on voyait s'activer les silhouettes encapuchonnées de trois soldats Vegons. Apparemment, ils cherchaient des choses dans des caisses et des bidons rangés par terre, ainsi que dans les petites pièces attenantes, et revenaient en courant, les mains chargées des ustensiles les plus divers qu'ils disposaient dans un grand sac de jute largement ouvert. Voyant ce manège, nos deux officiers prirent rapidement congé de leur Vegon, puis, après s'être assurés que les trois autres ne les avaient pas vus, se faufilèrent dans la pénombre entre les conduits, pour arriver enfin à portée de voix.
       " Oh, Chaz, t'es trop un bouffon, t'as vu ç'que tu ramènes ? ça rentrera jamais dans l'sac !
       - Z'y-va Becky, sérieux, tu fais trop hièch !
       - C'est toi qu'es lourd, le patron a dit, " de valeur ", il a dit, l'patron, il a pas dit " de poids ". Tu sais ç'que sait au moins, ce truc ?
       - C'est un... C'est un comme le reste, on verra après ! Et puis j'l'emmerde, moi, l'patron, et toi aussi j't'emmerde, taspé !
       - Oh, comment tu lui parles toi, fit le troisième larron. C'est une gonzesse, ça s'respecte, y t'ont rien appris tes vieux.
       - Y m'ont rien appris mes vieux, paske chuis un enfant d'la DDASS moi, sale bourgeois ! J'viens du ghetto moi, j'ai pas été torché par papa-manman jusqu'à trente berge comme monsieur Tim, là.
       - Oh putain ta mère ! Reste là que je... "
       Mais les vociférations cessèrent aussitôt que James et Diana émergèrent de l'ombre, faisant mine d'être en grande conversation à propos de la régulation des injecteurs de phase dans le puits gravifique de l'inverseur du tore de poussée auxiliaire. Puis, le capitaine s'adressa à l'un des supposés Vegons.
       " Holà, mon gaillard, nous sommes égarés, je crois, pourriez-vous nous indiquer le chemin de notre astronef ? "
       Le quidam se figea, imitant ses deux comparses.
       " Vous savez, la grande soucoupe qui est arrivée tout à l'heure, avec les deux ailes...
       - Je... pas hablos... tongue... à Sie...
       - Ah tiens, regarde, c'est surprenant, il ne parle pas un mot de notre langue ! C'est le premier Vegon dans ce cas. D'ailleurs, maintenant que j'y réfléchis, c'est assez curieux(5). Ses camarades seront peut-être plus loquaces ? Holà, gentilhomme, toi y'en a comprendre moi ?
       - Je... oui, une peu !
       - Brave garçon. Oh, mais c'est joli ce que vous transportez là, ce sont des armes ? Regarde Diana, un bric-à-brac qu'ils emportaient pour quelque mystérieuse destination. Ah, mystères de l'industrie extra-terrestre. Et vous alliez où donc ?
       - Nous... Entrepôt.
       - C'est ici, l'entrepôt.
       - Autre entrepôt.
       - Bien sûr. Oh, mais c'est pas la MOA qui arrive là-bas ? Ou-ouh ! "
       A ces mots, les trois larrons se retournèrent, comme piqués par un essaim de guêpes. Il n'y avait pas plus de MOA que de beurre en branche, mais le capitaine et son adjointe en profitèrent pour agripper les flagelles des cagoules, lesquelles furent prestement arrachées, dévoilant les faces contrites de trois membres de l'équipage, Tim Thelate, Becky Milford et Chaz Coldmeat. Le capitaine arbora un grand sourire, sans doute pensait-il à son jeune temps où, lui aussi, il avait battu la campagne avec des camarades en quête de quelque moyen d'améliorer la solde. Diana était moins indulgente. Elle n'avait pas fait son service militaire.
       " Je suppose que vous avez une excellente explication.
       - Nous faisions... des prélèvements...
       - Oui, des prélèvements ! Scientifiques ! Des échantillons, des témoignages d'une autre culture...
       - Bien sûr. Alors un, vous remettez ça où vous l'avez trouvé, en essayant de ne pas vous faire remarquer. Deux, vous rendez ces uniformes à qui vous les avez volés, je ne veux savoir ni où ni comment. Et trois, vous passerez me voir dans mon bureau dans trois-zéro-zéro afin de me convaincre de ne pas vous laisser sur cette planète, des fois que les Végons aient besoin de prélever des échantillons de connerie terrienne. Rompez !
       - Belle autorité, Diana, bravo.
       - Mais qu'est-ce que je suis venue faire dans cette galère ? "



    17 ) Consultons la MOA

    DS 631.7


       Les deux auditeurs se rendirent à la cabine de la MOA, mais n'y trouvèrent qu'un grouillot servile en train de faire un peu de rangement dans les quartiers en question, qui étaient décorés de manière fort étrange. Ils repartirent donc explorer les entrailles grinçantes et odorantes du leviathan des cieux, visitèrent les entreponts et les austères quartiers de l'équipage, agrémentés d'une extravagante quantité de chaussettes humides pendues à des millions de kilomètres de cordes à linges, de hamacs de couleurs vives et de casiers métalliques ornés de portraits de la petite amie, de la vieille maman, de la reine ou de la pin-up à la mode (qui était souvent Alyisha Denishael, la perle des Forêts Elfiques du Couchant Ancestral, 126 ans, 95C, elle aime la nature, le sport et les hommes un peu machos mais romantiques). Ils se recueillirent un temps à la Chapelle Multiconfessionnelle, qu'ils quittèrent avec précipitation lorsqu'ils s'aperçurent qu'à cette heure-ci, elle était réservée au culte de Korshkayûu, la déesse-mère des trolls, et que les fidèles habituels de cette déité ombrageuse envisageaient de pratiquer l'ancien et fort honorable rite du Brizetybiäh sur leurs personnes. Ils fréquentèrent un peu ce que les habitués appelaient " la place du marché ", un long balcon à l'éclairage déficient et à la gravité aléatoire où ces petits combinards qu'on connaît dans toutes les armées du monde venaient échanger le fruit de leurs rapines minables contre un peu d'or, un ocarina presque en état de marche, une authentique pierre d'étoile, un petit service, un tour de garde ou quelque autre avantage qu'ils escomptaient monnayer plus tard avec profit. Une douzaine d'entre eux en étaient presque à développer leur affaire jusqu'à tenir boutique permanente, à avoir pignon sur rue. S'il s'avérait que ces combines ne contrevenaient pas strictement au règlement de l'Astrocorps, c'est sans doute que les auteurs dudit règlement étaient d'honnêtes et probes gentlemen qui jamais n'auraient imaginé que de telles pratiques pourraient jamais concerner la vie à bord d'un de leurs vaisseaux. Effrayés par ces consternantes pratiques, et rebutés à l'avance par le nombre de pages d'audit qu'ils devraient se taper une fois revenus à l'astroport, nos courageux consultants décidèrent de se boucher les yeux, les oreilles, les narines et tous les autres orifices et d'oublier ce spectacle dégradant.
       Finalement, après avoir sillonné en tous sens tous les ponts du navire, ils tombèrent sur un sauvageon de bonne composition qui les prit en pitié et leur indiqua la chambre de compensation, qui n'était pas très éloignée de leur point de départ.
       La chambre de compensation n'avait rien à voir avec le traitement des chèques bancaires, hormis le fait que les affaires qui s'y tramaient dépassaient en complexité tout ce que l'esprit humain peut concevoir. Il s'agissait d'un octogone aussi haut que large et s'étendant sur trois niveaux, dont les parois étaient des plaques de cuivre poli, boulonnées solidement par des rivets d'argent. Ce qui attirait immédiatement l'œil, c'était qu'en son centre flottait à mi-hauteur, sans soutien visible d'aucune sorte, ce qui était sans doute l'appareil le plus biscornu du bord, ce qui n'était pas peu dire car le Disko aurait sans peine pu passer pour un muséum d'histoire comparée de l'engin improbable. Pignons et balanciers gros comme des têtes y circulaient sur des orbites cycloïdes à des cadences de plusieurs tours par seconde, s'évitant d'une fraction de millimètre avant de reprendre leur course folle autour de roues crantées dont certaines s'interpénétraient au mépris des lois les mieux admises de la mécanique horlogère. Une grappe de démultiplicateurs elliptiques montés en série sculptait d'éphémères oeuvres de cristal et de temps se succédant à des vitesses stroboscopiques, tandis que des tubes hélicoïdaux canalisaient au sein de leur réseau mouvant et dense des hectolitres/secondes de fluide iridescent giclant vers des destinations mystérieuses, dont toutes ne se trouvaient pas dans notre univers. On avait beau scruter l'objet avec la plus intense concentration - ce que du reste il valait mieux éviter de faire trop longtemps si l'on souhaitait éviter les maux de tête - on ne pouvait en isoler aucune partie ni aucune pièce qui voulut bien rester à sa place plus d'un dixième de seconde - certaines semblaient même disparaître purement et simplement, remplacées par d'autres aux formes tout aussi biscornues. Compte-tenu de son comportement aléatoire, personne ne songeait à s'en approcher à moins d'un pas sous peine d'être immédiatement décapité par un engrenage assassin ou un bras articulé animé d'intentions mortifères, mais malgré son aspect exotique et capricieux, le mécanisme émettait un son parfaitement régulier et prévisible, un cliquetis horloger à quatre battements par secondes.
       Il avait suffi d'une dizaine de minutes au Disko pour atteindre sa vitesse de croisière, cent quatre-vingt fois supérieure à celle de la lumière. Tout individu un peu versé dans les philosophies naturelles aura calculé sans peine qu'en une infime fraction de seconde, une telle accélération était de nature à transformer le plus robuste des orcs en une galette d'un demi-millimètre d'épaisseur sur un bon hectare de surface. Ce qui avait empêché l'équipage du Disko de subir un sort aussi funeste, c'était précisément cette machine bizarroïde.
       Intrigué, un des deux indistincts s'approcha de l'un des panneaux de commandes orné de maint bulbes clignotants aux pédoncules ombellifères, tout ça. L'engin bloblotait gentiment selon un rythme syncopé.
       " Ne touchez à rien. ", fit une voix monocorde et glaciale derrière les deux consultants. Ils se retournèrent, et se figèrent sur place. C'était d'ailleurs une réaction assez commune pour qui croisait le regard d'une méduse. Il leur fallut un moment pour se rendre compte avec soulagement que s'ils étaient pétrifiés, ce n'était qu'au figuré. Il n'y avait pas la moindre émotion sur son visage gris et sec, pas plus que dans ses yeux d'argent terni. L'agitation des minuscules têtes lancéolées qui se lovaient dans sa chevelure noire était trahissait-elle une irritation, ou bien ces ophidiens avaient-ils leurs propres états d'âmes ? Parfois, l'une d'elle ouvrait tout grand sa gueule, découvrant un losange d'un blanc éclatant, une denture faite d'une multitude de crocs pas plus épais que des cils d'enfant.
       " Pourquoi êtes-vous ici ?
       - On cherche... l'ingénieur en chef.
       - C'est moi. Que voulez-vous ?
       - Vous êtes le lieutenant-commandeur dit " MOA " ?
       - C'est correct. Que voulez-vous ?
       - ...ah. Eh bien pour tout dire, nous venons pour l'audit. Le capitaine vous a-t-il mise au courant ?
       - Le capitaine m'a mise au courant. Vous allez me poser des questions sans intérêt, et vous attendez que je vous réponde des mensonges.
       - Euh... des mensonges...
       - C'est ainsi que le capitaine m'a présenté votre mission. Ses propos exacts ont été : " répondez-leur, mais personne n'attend que vous leur disiez la vérité, hein, on s'comprend ? ". Ayant compris le capitaine, j'ai acquiescé. Ai-je mal compris ?
       - Euh... fit Ducond, se demandant quelle était la tolérance des méduses aux réponses déplaisantes. Il lui revint en mémoire quelques contes et légendes qui apportaient des éclaircissements sur ce point, sans avoir toutefois la vertu de le rassurer.
       - Eh bien, intervint l'autre, je pense que vous avez parfaitement saisi le propos du capitaine Punch, en revanche, peut-être lui-même n'a-t-il pas réellement saisi l'esprit de notre travail.
       - Exactement !
       - En fait, en accord avec le client, le cabinet Jameson Horowitz Malefoy McFinnis Partners & De Portnawakz International Tradesman Globalco Consulting Co. Ltd © mène un audit général sur les buts et les méthodes de commandement appliqués dans l'Astrocorps, avec pour objectif l'optimisation des ressources par mise en œuvre d'un downsizing en synergie avec une externalisation des ressources...
       - Vos propos constituent-ils une énigme ?
       - Euh... non.
       - Bien. Que voulez-vous ?
       - Euh... quelques réponses franches à des questions simples sur la manière dont vous travaillez.
       - Mais ce n'est pas du tout pour vous piéger ! Précisa l'autre.
       - Ce n'est absolument pas une remise en cause de vos méthodes de travail, spécifia le premier.
       - Oui, c'est vrai, vous n'avez pas à avoir peur de... euh...
       - Pour quelles raisons devrais-je vous craindre ?
       - Aucune. Aucune. Bien, donc, votre nom exact est...
       - Je n'ai pas de nom.
       - Ah. Et MOA c'est le diminutif de quoi ?
       - Méduse Originaire de l'Averne. Dans le but de faciliter les relations de travail au sein de nos équipes, le capitaine a jugé utile de me trouver une dénomination. Cependant, elle n'a aucune valeur légale ou religieuse.
       - Vous n'avez pas de nom ? Comment faites-vous pour vous distinguer des autres ?
       - Lorsque je suis en société, on me nomme généralement "la méduse".
       - Mais avec vos... congénères, comment faites-vous pour vous reconnaître entre vous ?
       - Les méduses sont solitaires, nous ne nous fréquentons pas. Il n'y a aucune raison de nous distinguer.
       - Tout s'explique. Et donc, vous êtes ingénieur en chef. Selon vous, qu'est-ce qui a incité la Direction des Ressources Humaines de l'Astrocorps à vous confier ces responsabilités ?
       - Je suis la meilleure de l'Astrocorps.
       - Je vois, vous avez une bonne opinion de vous-même, c'est un atout. De nos jours, on voit tant de cadres défaitistes et démoralisés...
       - Ce n'est pas une opinion que j'ai de moi-même, c'est une constatation. Je suis le meilleur ingénieur de l'Astrocorps.
       - Bon. Je suppose que vous ne tenez aucun régistre de votre personnel.
       - Je tiens mes dossiers du personnel à jour, conformément à la directive C3-ID-DTO/USV49-K8. Ils sont sous clé dans l'annexe administrative du service technique du Disko. Sans doute voulez-vous les consulter ?
       - Avec une joie immense ! Mais j'y songe, n'est-ce pas plutôt la directive C3-ID-DTO/TRT87-33354 ?
       - Non, il s'agit de la directive C3-ID-DTO/USV49-K8. La directive C3-ID-DTO/TRT87-33354 est caduque. Je vous suggère de tenir votre manuel à jour.
       - Alléluia, comme ça fait du bien de rencontrer un être normalement constitué dans ce vaisseau. Enfin quelqu'un qui a une idée de ce que les bienfaits de l'organisation et de la standardisation du travail peuvent apporter en terme de productivité. Franchement, après les derniers entretiens, je croyais que je ne trouverais plus à bord que des fous !
       - Il est vrai que de nombreux malades mentaux travaillent dans l'équipage. Est-ce tout ?
       - Non, pas tout à fait, nous aimerions aussi connaître, à titre plus personnel, les motivations qui vous ont conduite à entrer dans l'Astrocorps.
       - Je suis spécialiste dans la théurgie des hautes énergies. L'Astrocorps est à la pointe de la recherche et met en œuvre la majeure partie des dispositifs de haute énergie. En outre, il y a peu d'emplois dans ce secteur. Mon choix était donc logique. Est-ce tout ?
       - Pour l'instant, oui, effectivement. Êh, dites-moi, que je ne meure pas idiot, ça m'intrigue cet objet, là...
       - Il s'agit du rotostéganokiniéticoscope.
       - Le roto... Ah oui, j'ai lu quelque chose comme ça au niveau de la notice technique. C'est l'appareil qui nous maintient les pieds au sol, c'est bien cela ? Est-il vrai que sans lui, nous flotterions mollement dans la pièce ?
       - Il est exact qu'accessoirement, le rotostéganokiniéticoscope génère le champ de gravité artificielle. Mais sa fonction principale est de compenser les accélérations subies par le vaisseau.
       - C'est sans doute très utile. Et vous n'avez jamais songé à lui trouver un diminutif, à cet engin au nom improbable ?
       - Il a déjà un diminutif, on l'appelle le rotostéganokiniéticoscope. Le nom complet de cet appareil est " rotostéganokinétikoscope rhombique étoilé différentiel du deuxième ordre sans second membre ".
       - Ah. Pas facile à retenir.
       - Si. Il suffit de faire quelques efforts. Ce à quoi votre race est peu encline.
       - Et il n'y a pas un diminutif plus... diminué ?
       - Je sais que certains de mes ingénieurs l'appellent " le rototo "...
       - Le rototo, c'est mignon !
       - ...mais uniquement quand je ne suis pas présente. En effet, ils savent que cela m'agace. "
       Les petits serpents sur la tête de la méduse commençaient à se mordre les uns les autres à grands renforts de poison vert et huileux, et la queue de la MOA s'agitait de façon sonore et menaçante.
       " Bon, ben on va prendre congé, je crois.
       - C'est une bonne idée.
       - Salut, à la prochaine. Allez, on se tire. "
       La MOA les fixa tandis qu'ils quittaient la pièce, en se retenant très fort de courir, puis lorsqu'ils eurent tourné au coin du couloir, elle retourna s'absorber dans ses mystérieux réglages. Du diable si elle comprenait jamais les réactions singulières de ces mammifères bifurqués.



    18 ) L'envol du Disko

    DS 663.4


       Les Vegons n'étaient pas très nombreux sur la base - un millier tout au plus, selon l'estimation de Diana - mais ils ne semblaient jamais prendre de repos. Après seulement six jours stellaires, sous la direction de la MOA qui elle non plus ne dormait guère, ils avaient rebranché les conduits phlogistiques, remplacé les poutres de chêne brisées par des équivalents et plastacier, fabriqué d'immenses plaques de Rédibulon 27 qu'ils avaient boulonnées à la place du revêtement d'électrargyre là où c'était nécessaire (ils avaient d'ailleurs bien rigolé en voyant que les Terriens utilisaient encore des boulons), remis la pressurisation sur les ponts où elle était déficiente, et installé des systèmes de recyclage (car ceux d'origine auraient désespéré un ferrailleur au chômage). Il avait maintenant un aspect de bric et de broc, comme ces couvertures épaisses que les montagnardes du Portolan confectionnent à longueur d'année avec toutes les chutes de tissus qu'elles peuvent trouver et dont la fabrication demandait des années et des kilomètres de papotage entre commères, mais dans l'ensemble, le Disko était en meilleur état qu'il ne l'avait jamais été.
       Ce qui n'était pas un critère bien sélectif.
       Les Vegons avaient fait cadeau à James et Diana de combinaisons spatiales de haute technologies adaptées à leurs morphologies et à leurs besoins spécifiques, bien différentes des lourdes carapaces de bronze et de cuivre que fournissait l'Astrocorps. Celle du capitaine était un justaucorps moulant jaune et noir, équipé de bottes rouges à hauts talons montant jusqu'à mi-cuisse et d'une cape bleue qui avait la curieuse manie de flotter fièrement, même dans le vide le plus total. Un invisible champ de force maintenait autour de lui une couche de gaz respirable, purifiée en permanence par un dispositif à sa ceinture. Par quelque artifice esthétique, la tenue conférait à notre brave Punch une physionomie svelte et musculeuse, contenant son bedon bien mieux que ses abdominaux ne le faisaient au naturel. Sans doute, les Vegons considéraient-ils que les femmes avaient des besoins physiologiques fort différents de ceux des hommes, car son uniforme ressemblait peu à celui du capitaine. Il était entièrement noir, sauf bien sûr jles portions qui laissaient à nu son épiderme pâle. Et qui étaient nettement majoritaires. Disons pour simplifier que sa combinaison paraissait a priori plus adaptée à couvrir une James Bond girl sortant de la mer Caraïbe ou une héroïne de Denis Sire qu'à explorer les étoiles, et que dans nombre de pays musulmans raisonnablement tolérants, on l'aurait interdite de plage. Des bottes et gants noirs, aux bords triangulaires, ainsi qu'une cape de même couleur et aux mêmes singulières propriétés vacuodynamiques que celle du capitaine complétaient l'ensemble. Être si peu vêtue n'était pas dans ses habitudes et choquait ses mœurs, car dans les austères contrées Bardites dont Diana était originaire, les femmes n'avaient guère coutume de déambuler en string dans les rues (même si dans les austères contrées Bardites, un tel spectacle n'aurait guère suscité l'intérêt lubrique des hommes, tant il est connu que les hommes Bardites ne s'intéressaient aux femmes que pour leur singulière faculté à enfanter de jeunes et beaux garçonnets à la cuisse ferme et à la fesse dodue). Néanmoins, elle supportait cette disgrâce, par respect pour ses hôtes. Et puis, elle commençait à s'apercevoir que pour quelque raison inconnue, cet accoutrement lui attirait la considération de l'équipage. C'est donc dans cet appareil qu'aux côtés du général Girardos, au bord du cratère occupé par le Disko, ils observaient les derniers préparatifs, tout en devisant de la conduite à tenir en cas de rencontre hostile.
       " Je doute qu'ils osent vous attaquer, dit le Vegon, mais prenez garde néanmoins. S'ils approchent, affrontez-les de préférence à distance, car c'est au contact que Gonzo est le plus redoutable. Les autres vaisseaux du professeur Troufion sont dangereux eux aussi, mais c'est de Gonzo que vous devrez vous débarrasser en priorité si d'aventure vous les affrontez.
       - Ah oui, c'est vrai, répondit le capitaine, les autres vaisseaux. Vous nous avez beaucoup parlé de Gonzo, mais les autres ?
       - Ce sont des astronefs dans la même gamme de taille que le Gonzo, mais moins maniables, et équipés d'une moindre variété d'armes.
       - Combien sont-ils, au total ?
       - Nous en avons compté cinq modèles différents, mais peut-être en ont-ils d'autres. Par bonheur, ils n'ont que trois pilotes en dehors de Beteljus lui-même.
       - Vous les connaissez ?
       - Oh oui, nous avons fini par les connaître. Ce sont les mignons du prince Beteljus, des scélérats à sa solde et entièrement dévoués, hélas. Il y a Mergez, le " meilleur ami " de Beteljus, si vous voyez ce que je veux dire, sa concubine officielle Kinia, qui est native d'Akhereb-la-mort-lente et sur laquelle on sait peu de choses, et enfin la sœur de Beteljus, la princesse Tyreia, avec laquelle du reste il ne se gêne pas pour forniquer sans vergogne au vu et au su de tous.
       - Il a donc tous les vices ?
       - C'est un trait culturel des Zoorfs, semble-t-il. Mais on raconte que lors des heures de gloire de cette dynastie décadente, sur Zoorfos, les Zoorfs eux-mêmes étaient choqués par les pratiques abominables de l'héritier de la couronne. Que le dixième de ce qu'on en dise est vrai, et il méritait déjà cent fois d'être pendu à un croc de boucher et éventré. Comme il est de coutume chez les Zoorfs. Ah, quel peuple méprisable ! Et fourbe en plus.
       - Nous nous méfierons, donc. Encore merci pour vos bienfaits, général Girardos, sans votre aide, nous serions tous morts de male mort dans les abysse glacés de cieux étrangers. Croyez que l'hospitalité des Vegons sera chantée à tue-tête jusqu'à en devenir proverbiale dans les provinces les plus reculées de notre pays natal.
       - Oh, mais nous sommes un petit peuple modeste et peu enclin aux honneurs. Puissiez-vous triompher dans la mission qui est aujourd'hui la votre, et qui constitue notre seul espoir face à l'abominable Beteljus.
       - Ce scélérat aura le sort qu'il mérite, soyez sans crainte. Qu'il vienne seulement se frotter à nous, et nous lui expédierons quelques bordées bien senties. Hardi ! A la bataille, l'espace nous appartient !
       - Que le Grand Stratépouète vous garde, mes amis. "
       Ils se quittèrent en se serrant chaleureusement la main, sincèrement émus, puis le capitaine et le commandeur disparurent dans le sas principal du Disko. Quelques minutes plus tard, l'astronef s'élevait, soulevant force régolite alentour.
       Lorsqu'il fut hors de portée, Girardos, solitaire au bord du précipice, les yeux toujours levés vers les étoiles muettes, fut comme secoué de spasmes, puis un grand rire éclata, un rire maléfique et tonitruant.
       Car il avait attrapé le rhume des scaphandres, et que chez les Morbooléens comme lui, l'éternuement se traduisait par un rire maléfique et tonitruant.
       Il rentra prendre un fervex.

       Avec la prudence qui sied à ces circonstances, le capitaine Punch avait remis en marche la propulsion principale de son vaisseau, en prenant bien garde à rester dans l'alignement de la Lune Noire et de sa planète mère, afin d'être dissimulé à la vue de poursuivants éventuels. Puis, lorsqu'ils se furent éloignés d'une bonne gigabrasse, il ordonna de façon incompréhensible de mettre le cap sur Akhereb-les-Mines en facteur -0,5, ce qui faisait un petit voyage d'une vingtaine de minutes. Puis, ils se placèrent en giration, à deux cent kilobrasses de la surface, tâchant de repérer les établissements Végons
       " Ben oui, expliqua-t-il à Diana, j'ai un peu discuté avec un Vegon avant de partir, et il paraît que depuis l'insurrection et le blocus mené par Beteljus, ce pauvre Girardos est privé de son vice, le whisky Balbuzien " Earl Fawkes " 12 ans d'âge. Or, toujours d'après mon informateur, il y avait un certain débit de boisson sur Akhereb-les-Mines qui en avait la licence d'importation pour tout le système, et qui doit encore avoir pas mal de caisses dans ses entrepôts. Alors, puisqu'on doit revenir sur la Lune Noire, autant faire lui faire une bonne surprise !
       - Vous êtes sûr que c'est bien prudent ?
       - Mais oui. Et puis, tant qu'à faire, on en ramènera quelques bouteilles à l'Echevin. Au titre de la recherche scientifique.
       - Ben voyons.
       - Quelque chose vous chagrine ?
       - Non, c'est juste ce truc de ma combi qui me rentre dans la raie des...
       - Capitaine, couina Lipstick en désignant le préempteur de Benogui, on a un écho en approche rapide sur une trajectoire d'interception, en provenance d'Akhereb-la-mort-lente. Contact dans trente-six secondes.
       - OUAIS ! Enfin, je veux dire... C'est l'heure d'un bon potage-tomate ! "



    19 ) Récit de la bataille des prés de Cannosud

    DS 631.9


       C'est les chevilles un peu tremblantes que nos deux consultants parvinrent jusqu'au réfectoire. Il existait, en marge des cités à demi civilisées du lointain Septentrion, des yourtes puant la graisse de phoque et le crottin de yacht qui se faisaient intituler " auberges ", et qui étaient mieux tenues que l'établissement en question, cependant, ils n'étaient pas en état de s'en formaliser ni de dénombrer les infractions aux règlements sanitaires qui interdisaient, par exemple, d'orner les murs des vaisseaux de l'Astrocorps de têtes de bovins empaillées. Ils prirent chacun une grande chope d'hydromel tiède auprès d'un tenancier dont ils remarquèrent à peine qu'il s'agissait d'un squelette, s'écroulèrent de conserve autour d'une table constellée de mille miettes à divers degrés de décomposition, accrochèrent leurs vestes au majeur tendu d'une statue de pierre intitulée " Dave Disappeared manquant de respect à la MOA ", puis en silence, entamèrent la consommation de leur breuvage. Jamais, depuis qu'ils étaient entrés chez Jameson Horowitz Malefoy McFinnis Partners & De Portnawakz International Tradesman Globalco Consulting Associates Co. Ltd ©, ils n'avaient eu à faire un audit dans des conditions aussi difficiles. En tout cas, jamais depuis la pénible affaire chez Assurnain Intermines.
       Ils en étaient là lorsque le capitaine, dont le quart se terminait, entra à son tour. Il était accompagnée de l'elfe Lesfleurs, que tout le monde appelait Lipstick depuis l'époque du premier vol du Disko, et qui était officier en charge des systèmes de soutien. Lesdits systèmes étant disséminés dans tout le vaisseau, Lesfleurs passait le plus clair de son temps à baguenauder et discutailler avec tout le monde, à transmettre les nouvelles et à répandre ragots et histoires salaces à un rythme soutenu. Pour tout dire, elle était assez agaçante, mais quand elle commençait à parler, on ne pouvait s'empêcher de l'écouter avec un plaisir malsain.
       " Oh là là, comme ils ont l'air bien déconfits ces deux là !
       - Alors messieurs, s'enquit Punch, votre audit se passe bien ?
       - On a vu mieux, répondit l'un des deux.
       - Je pense qu'ils sont sujets à la nostalgie cosmique, suggéra l'elfe. J'ai noté que souvent, les humains ont ce penchant, dès qu'ils quittent leur foyer pour un long voyage. C'est une sorte d'abattement...
       - Je crois plutôt que c'est leur travail qui les chiffonne, n'est-ce pas messieurs ?
       - On va dire ça. Mais capitaine... enfin je veux dire, comment faites-vous... pour travailler dans ces conditions... enfin, avec ces gens...
       - Oui ?
       - Eh bien, prenez la - il baissa d'un ton, afin qu'on ne l'entende pas - prenez la MOA. Franchement...
       - C'est un excellent ingénieur en chef.
       - Avez-vous noté que c'était une méduse ?
       - Ses compétences techniques sont remarquables ! Je suis sûr qu'elle serait capable de bricoler un astronef tout à fait fonctionnel avec trois planches, deux tonneaux et un sac de patates. Et vous savez comment on l'appellerait, cet astronef ? Hein ? Hein ?
       - Je ne doute pas de ses compétences, mais il n'en reste pas moins que c'est une méduse.
       - Et elle sait se faire respecter de la canail... de l'équipage. C'est très utile.
       - Vu sous cet angle. Et l'autre, là... Lightningstorm...
       - Ecoutez, nous sommes entre professionnels, vous connaissez sans doute les contraintes politiques de l'Astrocorps. Alors même si c'est officieux, vous savez comme moi que nous avons des quotas raciaux à respecter.
       - Ah, oui, bien sûr...
       - Et puis, on part à l'aventure vers des mondes inconnus, peuplés de créatures mystérieuses aux motivations imprévisibles, alors je me dis, c'est plus une sécurité qu'un risque d'avoir un bon gros drags à bord.
       - Je comprends mieux votre point de vue. Et le docteur Khunduz, là ?
       - Un remarquable praticien. Enfin, un praticien. Le seul qui ai bien voulu monter à bord. Bref...
       - J'ai noté qu'il était incapable de se concentrer plus de dix secondes sur un sujet donné !
       - Je n'ai rien remarqué de tel. Il est parfois un peu fantasque...
       - Son cabinet est désordonné et dans un état de saleté repoussant. Pour les autres passe encore, mais le médecin du bord, tout de même !
       - Le pauvre, compatit Lipstick, c'est pas sa faute, ce sont ses origines qui remontent.
       - Origines ?
       - Eh bien, c'est un elfe groin. Vous ne le saviez pas ?
       - C'est quoi, un elfe groin ?
       - Vous ignorez ce qu'est un elfe groin ? "
       La nouvelle sidéra manifestement Punch et Lipstick, qui se regardèrent avec un petit sourire mi-amusé mi-consterné. Le capitaine s'installa, comme pour ouïr une très longue histoire, tandis que l'autre s'éclaircissait sa voix d'or et de miel faite pour chanter les étoiles sous la lune, et tous ces trucs.
       " Bon, je vais vous expliquer tout ceci pour vous éviter de commettre des bévues. Vous savez sans doute que les elfes sont une race plus ancienne que les hommes ou les nains, et qu'ils furent même les témoins, à ce que disent leurs légendes, de l'arrivée des premiers dragons sur la Terre.
       - Euh... Oui, sans doute.
       - Bien. Donc, les elfes vécurent leur petite vie pendant des millénaires, et des millénaires, et encore des tas de millénaires, et après des péripéties à tire-larigot dont je vous épargne le détail, car le récit remplirait des bibliothèques entières, voici qu'arrive l'abominable Skelos.
       - Aïe.
       - Or, Skelos n'était pas spécialement un grand ami des elfes. Pour des raisons qu'on a préféré oublier, peut-être bien par simple amusement, il captura nombre de nobles représentants du Beau Peuple, les mena dans les tréfonds de son antre, et là, se livra sur eux à des expériences révoltantes et contre-nature, mêlant la nécromancie démoniaque à une parodie grotesque de chirurgie. Les plus chanceux de ces elfes périrent dans d'atroces tourments sur les tables de dissection de Skelos et de ses bourreaux, mais certains survécurent, si on peut appeler ça survivre. Mutilés dans leur chair et dans leur esprit, ceux qui avaient jadis chanté la splendeur du monde et dansé à la Lune jolie n'étaient plus que de pitoyables masses de chair, des créatures à jamais détruites, brisées par la douleur, bavantes et bredouillantes d'idiotie. Ainsi furent créés les premiers orcs, qui bientôt se reproduisirent, mais toujours dans leur sang coulait la malédiction de Skelos.
       - Ainsi, les orcs ne seraient que des reflets horriblement déformés des elfes ? J'avais déjà entendu parler de cette légende...
       - Ce n'est pas une légende, c'est l'histoire. Or donc, sorti de l'Antre de Skelos, l'engeance des orcs se répandit bientôt sur le monde, aidée en cela par une natalité remarquable et d'excellentes disposition pour le combat. Ils furent toujours une plaie, un danger pour les races civilisées, un fléau incontrôlable. Cent fois on les crut au bord de l'extinction, cent fois ils sont revenus, avec leurs étendards crasseux, leurs armes souillées d'excréments, leurs trognes de brutes cabossées de mille coups, leurs gourmettes de mauvais goût. Pillage, destruction et barbarie, voici leur religion, et la seule loi qu'ils connaissent, c'est la crainte du faible devant le fort. Si la civilisation a une antithèse, c'est cette race, assurément.
       - Oui, ce sont orcs, quoi. Jusque là, rien de bien extraordinaire.
       - Et puis, il y a eu la guerre de Strapongie.
       - J'en ai un peu entendu parler, je crois...
       - Et moi, je l'ai beaucoup faite. Oui, je sais que je n'en ai pas l'air, mais je suis un véritable soldat. J'ai été caporal-chef au sixième Régiment d'Archerie Elfique de Mandala, si si. Donc, en fait de guerre, nous avons passé un temps infini à nous ennuyer dans des campements, puis un temps encore plus infini à marcher sur de mauvaises routes en regrettant l'heureuse époque où on s'ennuyait dans nos campements, puis un temps plus bref mais qui nous a semblé bien long à ramper dans la campagne aride pour éviter les flèches de ces maudits Pthaths tout en évoquant avec émotion l'ère bénie où nous avions un bon chemin bien sûr sous les cothurnes. Et puis, il y a eu la bataille des prés de Cannosud. Ah là là, rien que d'évoquer cette journée devant toi, j'en ai encore les genoux qui tremblent...
       - Excuse-moi de vous demander ça, mais je ne me souviens plus de la question qui nous a menés en ces contrées lointaines ?
       - C'était à propos de Khunduz, mais ne vous inquiétez pas, je ne suis pas perdue dans une sotte digression, je pose juste le décor. Donc, la bataille. Imagine un demi-millions de soldats de Pthath et leurs alliés méridionaux en rangs serrés devant nous, avec leurs bêtes, leurs machines et leurs sortilèges. Imagine maintenant cinq-cent mille Drakoniens et leurs alliés nordiques, tout aussi alignés, leurs bêtes, leurs machines et leurs sortilèges. Des dragons de chaque côté, des créatures étranges vomies de plans invraisemblables, des titans, des anges et des démons, tout ce que l'Occident comptait alors d'aventuriers et de mercenaires... Morgoth l'Empaleur, notre roi, avait convoqué une légion de morts-vivants, car il est nécromancien. Sook, qui règne sur Pthath, avait pour sa part rameuté dans sa horde toutes les tribus orques qu'elle avait pu contacter, semant pour ce faire les pièces d'or comme si c'était des poignées de grain. Entre les deux armées, deux lieues de rocaille, de ravins et de colonnes de pierres érigées par les vents.
       - C'était sans doute très impressionnant.
       - Certes. Et donc, ça a commencé comme d'habitude, c'est à dire qu'on manœuvre dans les règles de l'art, les généraux des deux camps font semblant de comprendre ce qui se passe et d'avoir tout prévu, et restent bien à l'arrière, comme pour toutes les batailles. On arrive à la mêlée, où selon la coutume, on s'étripe entre parfaits inconnus en hurlant des sottises, et pas mal de gens meurent. Pendant ce temps, les sorciers des deux camps s'expédient les gracieusetés habituelles, éclairs, boules de feu, pluie de glace, projections de batraciens, aspersion de sang, gave-tétine, chatons explosifs... Mais hormis l'amplitude inhabituelle des hostilités, jusque là, ce fut une bataille parfaitement normale, qui dura presque toute une épuisante journée. Quand soudain, voici que l'abominable Sook emploie une ruse et, transperçant les boucliers mystiques dressés par les Jurateurs de Zod, transporte par sortilège tous ses orcs, qu'elle avait gardés en réserve, au beau milieu du carré des magiciens de Morgoth, loin derrière les lignes d'assaut. Et bien sûr ces humanoïdes n'aimant guère la magie, les voilà qui se mette à massacrer furieusement tout ce qui porte une robe à coups de gourdins cloutés et de marteaux de guerre. Certes, les mages se défendirent avec honneur et astuce, mais malgré leur discipline et leur bravoure, ils ne pouvaient pas grand chose contre les armes grossières de brutes enragées supérieures en nombre.
       - Horreur ! Et notre infanterie ne fit rien ?
       - C'est qu'en cet endroit du front, la piétaille s'était avancée au contact des troupes ennemies. Si vous voyez jamais une bataille de près, expérience que du reste je vous déconseille, vous constaterez aisément qu'on n'a qu'une vision bien fragmentaire du déroulement des événements, c'est une confusion indescriptible, tant sur le terrain que dans les esprits. Bien souvent, vous n'êtes au courant du résultat des hostilités que lorsqu'on vous verse votre part du butin ou qu'on vous invite à venir vous faire couper les mains. Ce jour là, donc, le soleil commençait déjà à décliner, nous étions tous fourbus, et il y avait longtemps que les capitaines étaient trop occupés à sabrer de droite et de gauche pour donner des ordres ou en prendre auprès des généraux. Seul, notre roi avait encore une vision lucide des événements. Il comprit bien ce qui se passait, mais il constata aussi que les orcs ennemis et ses propres mages étaient si intimement mêlés qu'il ne pourrait foudroyer les uns sans occire les autres du même coup. Alors il eut l'idée qui sauva la bataille. Puisant dans sa sagesse et dans les réserves mystiques de ses anneaux, il parvint, écoutez-bien, à renverser les sortilèges et antiques malédictions de Skelos. Une onde de puissance balaya le champ de bataille, j'en frémis encore, et lorsqu'elle se dispersa, parmi les mages pourpres, tous les orcs, jusqu'au dernier, avaient disparu ! Et à leur place, il n'y avait plus que des elfes, tel que moi-même, c'est à dire frêles de constitution, bien gêné de se retrouver nu au milieu des énormes pièces d'armure puantes de la brute qu'il était cinq minutes plus tôt.
       - Parbleu ! Mais c'est un prodige...
       - De tous ceux qui assistèrent à la bataille et vécurent les événements que je vous narre, il n'en est pas un qui doute que notre Sire Morgoth soit réellement un dieu. C'est de ce jour que cette croyance s'est répandue, et elle s'appuie sur des faits, et non sur de vagues légendes. Le capitaine pourra en témoigner, il y était aussi. "
       L'intéressé opina, en silence et la mine grave, chose qui lui était peu habituelle.
       " J'ignorais que telle était sa puissance. Ah, béni soit le destin qui fit de moi un Drakonien, et non un ennemi de la Drakonie. Sait-on combien d'orcs il a ainsi transformés ce jour ? Des milliers ?
       - Vous m'avez mal comprise, messieurs. Le roi-dieu n'a pas transformé quelques orcs, ni quelques centaines, ni quelques milliers. Il n'a pas frappé les quelques malheureux humanoïdes qui avaient eu la folie de s'enrôler chez les légions de la Catin. Rien de tout ceci n'est vrai, messieurs, et la vérité est bien plus difficile à croire, mais pourtant elle est la vérité. Entendez-moi bien, ce jour funeste, simultanément, TOUS les orcs de la Terre furent libérés de l'antique servitude et redevinrent des elfes. Tous, autant qu'ils étaient, du plus jeune au plus âgé, du serf au grand chef de horde, pas un n'en a réchappé. Vous aurez beau faire trente fois le tour de la Terre, vous n'en trouverez plus un seul. "
       Elle laissa planer un silence, pour que les deux consultants, ainsi que ceux des sauvageons qui s'étaient attroupés pour écouter le récit, puissent mesurer l'étendue du miracle. Puis, elle reprit.
       " C'est un prodige légendaire auquel nous avons assisté, ce jour-là. Pourtant, ce n'était rien par rapport à ce qui a suivi. Sur le moment, on aurait juré que la terre s'ouvrait, que les cieux se brisaient en morceaux, que l'air devenait eau et que l'eau devenait feu, et il n'est pas exclu que la chose ait été vraie. Sook, voyant s'évanouir les espoirs placés dans son plan fourbe, entra dans une rage démoniaque, et quitta le promontoire qu'elle occupait depuis le début de la bataille, enveloppée dans un manteau de ténèbre que nul soldat d'aucun camp n'osait contempler trop longtemps. Telle un météore, elle se rua droit sur Sa Majesté en un assaut brutal. Ce fut si soudain que, je pense, Morgoth fut blessé, mais il parvint à riposter avec une force égale. Il s'agissait de coups de titans, une lutte de dieux. Enfin, c'est ce que nous avons compris bien plus tard, sur la route de la retraite, en discutant de ces événements avec nos compagnons.
       - Retraite ? Il me semblait que nous avions gagné ?
       - Officiellement, ce fut une victoire. Mais dans la pratique, j'avoue avoir du mal à saisir en quoi notre situation après la bataille était meilleure que celle des ennemis. Voici comment ça s'est achevé : voyant un tel déchaînement de violence mystique, même les plus enragés des combattants comprirent que cette guerre ne se déroulait plus à leur niveau. C'est une façon polie de dire que nous tous à cet instant, humains, elfes, nains, dragons ou autres races, mercenaires ou réguliers, du nord ou du sud, nous avons détalé comme des lapins en laissant derrière nous nos armes, nos boucliers, nos gourdes et nos camarades blessés. Poursuivre cette bataille absurde n'aurait pas été plus avisé, je vous l'assure, que de continuer à se battre sur les flancs du volcan en éruption ou sur la plage que menace le raz-de-marée. Ainsi, les survivants évacuèrent-ils les prés de Cannosud, fuyant avec une belle application leurs propres souverains. Et pour en revenir au résultat, puisque vous semblez y attacher de l'importance, sachez qu'il n'y eut ce soir là, ni butin, ni main coupée, et que la guerre prit fin, tout simplement. Il est vrai que les livres d'histoire Drakoniens parlent aux écoliers d'une épique victoire, et je ne doute pas que les chroniqueurs de Pthath en disent autant, en attribuant toutefois le mérite à leur camp, mais nul n'a beaucoup plastronné sur l'issue de cette affaire, sans doute parce qu'elle n'était pas bien glorieuse. Au bout de quelques heures, nous vîmes que derrière nous, par-dessus les montagnes, les lueurs s'éteignaient, et que le fracas diminuait. On suppose qu'ils se sont lassés. Jamais plus, depuis, les armées du Septentrion ne sont descendues dans le sud, et jamais leurs hordes n'ont approché nos frontières.
       - Eh bien...
       - On est rentrés chacun dans son pays, dans sa caserne, et la petite vie militaire a repris. Je vous assure qu'à celui qui a vécu de telles expériences, la corvée des pluches et le recloutage des sandales présentent des attraits inattendus. Et puis un jour, j'ai appris qu'on recrutait pour l'Astrocorps, j'ai contacté la DRH, et c'est ainsi que je me suis retrouvée à bord du Disko.
       - Intéressante histoire, en vérité, même si la morale m'en échappe. Mais quel rapport avec Khunduz ?
       - Eh bien, disons qu'avant cette fameuse journée, il était connu dans les steppes de Barkhorie Oriental sous le nom de " Khunduz-le-blanc ", ou " le-shaman-aux-dix-doigts ", et que c'était un important personnage dans sa tribu.
       - C'était un orc ?
       - Totalement. Du reste, il n'est pas le seul de l'équipage dans ce cas. C'est incroyable que vous ne soyez pas au courant, vous n'avez jamais remarqué que le nombre d'elfes en circulation avait augmenté depuis la guerre ?
       - Non. Mais il n'y a jamais eu d'elfes dans ma région, avant ou après la guerre. Et mon collègue était encore trop jeune à cette époque pour faire des recensements. Mais que sont-ils devenus, tous ces anciens orcs ?
       - Oh, certains traînent en marge des cités elfiques, vivant de rapines et de mendicité. Beaucoup ont continué dans le métier des armes, ou sont restés en tribu, que sais-je... Je doute qu'ils s'intègrent un jour à notre civilisation - pour votre information, je suis pour ma part une elfe véritable, ancienne et je puis citer tous mes ancêtres sur soixante générations, aucun n'était autre chose qu'un elfe. Bon, on a un demi-elfe du côté de ma grand-mère paternelle... Et un beholder du côté de mon quadrisaïeul...
       - Pourquoi ne pourraient-ils pas s'intégrer ? Puisque ce sont des elfes maintenant...
       - Des elfes, des elfes, c'est vite dit. Par le sang, ils sont elfes, c'est un fait, et ce fameux jour que je viens de vous conter, ils ont acquis l'intelligence qui fait tant défaut aux orcs. Mais culturellement... il y a comme une sorte de petit fossé, vous voyez, entre des gens qui se réunissent au solstice d'été pour honorer les dieux créateurs sous les étoiles au son des fifres et des gens qui mangent leurs nourrissons quand ils les jugent trop chétifs pour survivre. Vous voyez le problème ?
       - Ah oui.
       - Bon, je parle, je parle, mais ça donne soif tout ça, non ? Monsieur Clibanios, vous avez sûrement quelques chopines à servir à de pauvres anciens combattants altérés ? "



    20 ) L'ultime bataille décisive de la guerre de la mort finale

    DS 663.6


       Ah, capricieux destin, fatum de Ciceron, nerf des tragédies, ombre de la mort planant sur chacun des hommes depuis le berceau jusqu'à l'inévitable issue, que n'as-tu épargné de ta main grêle le fragile esquif de nos héros ? Parques maudites, quel cruel jeu de pile ou face vous plait-il donc de jouer avec l'existence d'un peuple pathétique de singes nus ? Las, c'est sur face que tomba la pièce en ce jour funeste, sur la face de l'ancien archimage de Gunt frappée sur une vieille pièce de cinq bu, dont le cuivre douteux tinta comme le glas au fond du déversoir à monnaie, après avoir traversé sans s'arrêter les entrailles mystérieuses de la console de tir.
       " Chef, la pièce, elle est pas bonne ! S'alarma Borgo.
       - Remets-la.
       - Elle marche pas.
       - Contact dans trente secondes, annonça six-cinquante.
       - Essayez avec une autre, poursuivit le capitaine, soudain anxieux.
       - J'essaye, j'essaye... Mais ça marche toujours pas !
       - C'est pas vrai, c'est encore en panne !
       - Contact dans dix secondes, deux missiles ennemis en approche.
       - Manœuvre d'évasion ! Bon dieu, je vais tuer ce foutu nain !"
       La planète bascula vivement dans le champ d'observation de la passerelle mais pas assez vite pour éviter l'un des missiles qui explosa contre le bouclier kinestésique, à quelques mètres seulement du fuselage. Le choc fit s'éteindre un instant les luminaires du pont, décrocha quelques panneaux de plafond et renversa plusieurs membres d'équipage de leurs sièges. Une sirène d'alerte gémit comme un marcassin trisomique tandis que la voix impavide du congrueur égrenait :
       " Rupture d'alimentation du contrôle d'attitude, bouclier kinestésique avant à 18% de sa puissance nominale, dépressurisation du pont 3 secteur B.
       - Plongez dans l'atmosphère, le sillage thermique devrait affoler ses missiles.
       - Eh, c'est ma manœuvre ! Se plaignit Diana qui sortit de sa paralysie phobique pour l'occasion.
       - Ce que tu es susceptible. Pilote, manœuvre de Trouille."
       Avec l'aisance que donne l'habitude de se faire tirer dessus, le pilote fit plonger le Disko vers Akereb-les-Mines, dont l'atmosphère purpurine et poussiéreuse sembla se déliter à mesure que l'on s'en rapprochait. La maniabilité à pleine vitesse n'était manifestement pas la qualité première du Gonzo, qui dépassa largement la trajectoire du Disko et dut virer serré pour éviter de perdre son adversaire, ce qui donna quelques précieuses secondes aux sauvageons pour exécuter la périlleuse approche de la haute atmosphère. Bientôt, des éclairs flous zébrèrent l'avant du vaisseau, là où le bouclier kinestésique séparait la fragile coque d'électrargyre du plasma surchauffé, et un bombardement continu de boules de feu jaillit vers l'arrière, formant comme la longue queue d'une comète. Sans doute la manœuvre s'avéra-t-elle efficace car, plutôt que de lancer ses traits mortels sur une cible à l'acquisition douteuse, le fatal astronef se lança dans le sillage du Disko. Depuis le sol tourmenté de la planète, un observateur aurait pu voir deux traits de flamme consécutifs fendre les cieux, tout d'abord rougeoyants, puis tendant vers le jaune, et enfin vers un blanc étrange et éclatant à mesure que proie et chasseur descendaient dans les basses couches de l'atmosphère.
       Pendant ce temps, le capitaine, fidèle à sa parole, s'attelait à la tâche la plus pressante du bord : retrouver Pleinechope Troisbras et lui faire sauter les dents à coups d'extincteur dans la gueule. Il n'eut pas à le chercher longtemps, car celui-ci remontait précisément vers la passerelle. Voyant les intentions homicides de son supérieur, il se figea, et dans un accès de virile assurance qui fit honneur à ses ancêtres briseurs de cailloux, défia la furie du capitaine en ces termes puissants :
       " Euh... On peut sûrement discuter ?
       - Ah ! Je vais te tuer !
       - Vous vous égarez, capitaine... Quels que soient vos griefs, il y a sûrement un terrain d'entente...
       - Tiens, nabot, prends ça, et ça... Eh, reste là quand je te tape dessus !
       - Je ne pense pas que ce serait très prudent capitaine... Mais quelle est la raison de votre...
       - Mais tu vas cesser de gigoter, que je te cogne ! Tiens, prends ça dans ta WOUAHYAHA... ouuuuuh... "
       Le capitaine, malgré sa stature fort moyenne, venait d'expérimenter l'inconvénient qu'il y a à combattre un nain quand on est plus grand que lui et que l'on évolue dans un espace restreint, à savoir que l'on en vient assez souvent à se faire mal avec sa propre arme. Par bonheur, l'arme dont il était question n'était pas un Extincteur +4 de Force, ni un Extincteur-Démon Voleur de Neuf Vies, ni un Extincteur des Berserkers Ogres du Chaos, ni une Orbe Titanique Ecarlate de Sicli, c'était juste un extincteur. Au pire pouvait-on dire un Extincteur d'Extinction des Feux Normaux Pas Trop Etendus.
       Bref, il s'écrasa le pied droit, ce qui était fort douloureux, et tomba à terre.
       " Je suis navré de ce qui vous arrive, capitaine. Mais pourquoi me poursuivez-vous avec cet extincteur ?
       - Approche-toi, que je te l'explique à l'oreille.
       - Euh... je préfère pas.
       - Ton foutu distributeur, là...
       - La console de tir ?
       - Elle ne marche toujours pas.
       - Mais si.
       - Mais non.
       - Mais si.
       - Je sais ce que je dis, elle ne prend pas les pièces.
       - Il se passe quoi, exactement ?
       - On met une pièce de monnaie dans la fente, et elle fait cling clong, et elle retombe en bas, et la console ne s'active pas.
       - Une pièce de combien ?
       - De cinq bu. Une honnête et brave pièce de cinq bu, comme il en existe des millions, en bon cuivre de nos montagnes.
       - Ah oui, je vois. Et vous n'avez pas vu la petite note que j'ai punaisée sous le bouton de la monnaie ?
       - Euh... Quelle note ?
       - Celle où il y avait marquée " faites l'appoint ".
       - ...
       - Parce que c'est trois bu, un potage-tomate. Je voulais remplir le monnayeur avec de la petite monnaie, mais vous savez ce que c'est, on n'en trouve jamais quand on en a besoin... "

       Appuyé sur le nain, le capitaine revint à la passerelle, boitillant de toutes ses forces, et se dirigea vers la machine à café. Trouille, qui avait pris la place d'honneur, se leva quand elle le vit et s'exclama, comme le voulait le règlement :
       " Capitaine sur la passerelle.
       - Cafteuse. Continuez, je m'occupe de la console. "
        Alors, Diana se rassit, comme elle avait coutume de le faire lorsqu'elle était de quart, c'est à dire dressée vers l'avant comme un crotale prêt à mordre, une demi-fesse sur le siège, les chevilles croisées, les bras tendus en travers de chaque accoudoir comme si on lui faisait deux prises de sang à la fois, dans une attitude qui, du reste, ne manquait pas d'allure. Parfaitement concentrée sur la marche du vaisseau, elle avait découvert au cours de ses voyages stellaires qu'arrivée à une certaine intensité, la peur, loin de la paralyser, accélérait singulièrement le cours de ses pensées et aiguisait des instincts de guerrier dont elle aurait juré n'avoir pas une once dans le sang quelques mois auparavant. Elle donnait ses ordres d'une voix assurée et aussi calme qu'il était possible en de telles circonstances. Toute à son affaire, qui consistait à esquiver les coups de l'ennemi sans perdre le contrôle du vaisseau (qui se déplaçait quand même à plus de mille brasses par seconde), elle ne prêta que peu d'attention aux jurons de son supérieur, au cliquètement des pièces, ni à son hurlement de joie. En revanche, l'ordinateur l'intéressa au plus haut point lorsqu'il décréta :
       " Console de tir activé.
       - Super, comment fait-on pour charger les lance-torpilles arrière ?
       - Court non-sucré, capitaine, expliqua le nain.
       - Xshhh... Rétroplanicogyre... " crachotta la console de communication.
       Touché à l'arrière par le rayon du Gonzo, le Disko fut pris d'un violent lacet consécutif au déséquilibre d'un de ses propulseurs, que le pilote corrigea en braquant instinctivement les commandes dans l'autre sens. Hélas, son mouvement fut si violent que l'astronef repartit en lacet dans l'autre sens, effectuant un tour complet à une allure bien trop rapide. Sous l'effet des gigantesques contraintes aérodynamiques que subissait le bouclier à ces vitesses, le Disko fut soudain projeté alternativement vers le haut et vers le bas, ce qui eut pour effet bénéfique de lui faire éviter un tir de son ennemi, et pour effet néfaste d'incurver sa course en direction du sol semé d'une belle quantité d'anciens cratères volcaniques ocres et bruns, auxquels ils menaçaient donc d'en ajouter un tout frais dans d'assez brefs délais.
       " Répulseurs à pleine puissance, vecteurs de torsion à 60° "
       Jeckle exécuta l'ordre du commandeur Trouille, qui s'avéra judicieux, car il permit au Disko d'éviter le sol plat et semé de petits cailloux aigus de plusieurs centaines de brasses. Ils pouvaient maintenant redresser et reprendre de la vitesse. Sur l'écran du détecteur à courte portée, le Gonzo s'affichait maintenant à cinq kilobrasses d'altitude environ, vers l'avant et à vingt degrés tribord. Il avait rompu la poursuite en escomptant un crash de son ennemi, ce qui lui valait maintenant de se retrouver en vilaine posture, et opérait une large boucle en altitude pour refaire un passage.
       " Capitaine, ennemi en ligne de mire.
       - Parfait, yek yek yek. Chargez des torpilles cantiques dans les tubes 1 et 3, et sortez les turbots-lasers. Ce fumier va regretter d'avoir eu affaire au capitaine James T. Punch ! Six-Cinquante, je veux une solution de tir.
       - Tip tip tiroulip... Vous l'avez, camarade capitaine. Il revient pour nous intercepter sur un cap oblique.
       - Il va avoir une surprise. Où en est-on, ami nain ?
       - Tubes chargé, cuve turbot-laser principale à 36% de frétillement, batteries supérieures avant sorties et en cours d'acquisition.
       - OK, c'est le moment de régler son compte à ce pirate de l'espace. Ah on attaque les honnêtes gens, hein ? Au nom de l'Astrocorps, monsieur Troisbras, faites feu des tubes un et trois.
       Avec une légère hésitation, Pleinechope Troisbras commanda un cappuccino et un déca. Et dans un frôlement sinistre, deux crocs d'argent jaillirent à toute vitesse de l'avant du Disko avant d'infléchir leur course mortelle vers le Gonzo.
       Et une touillette tomba de la console de tir.

       Le visage monumental et impassible à l'avant du Gonzo n'était pas conçu pour produire une expression quelconque, Punch savourait néanmoins la surprise qu'il imaginait sur la face du prince Beteljus, qu'il s'imaginait (sans trop savoir pourquoi) en gnome blafard aux membres arqués, à la dentition jaunâtre, au crâne semé de touffes maladives de poils drus et rouges, et dont les aisselles sécrétaient une humeur âcre suintant jusqu'entre les replis flasques de son abdomen adipeux.
       Le vaisseau ennemi vira sèchement sur tribord, entraînant les deux missiles dans sa course, dans le but de les ramener vers le Disko, mais Trouille avait anticipé la feinte et donné un vigoureux coup de répulseurs gratitationnels pour prendre quelques centaines de pas d'altitude et se dégager . Le Gonzo plongea alors sur bâbord dans l'espoir de semer les systèmes de guidage des bolides à ses trousses, sans succès aucun. Finalement, il se mit en vol en palier à bonne vitesse, comme s'il souhaitait que les torpilles eussent un travail plus facile, mais à la dernière demi-seconde, le prince des Zoorfs démontra son habileté manœuvrière ainsi que sa témérité en roulant sur bâbord de quatre-vingt dix degrés, laissant passer le premier des missiles sous sa carlingue. Avant que les dispositifs de contrôle du projectile n'analysent la situation, ce dernier se retrouvait maintenant largement devant le Gonzo, lui offrant une cible immanquable. Les bras d'acier s'étendirent alors, et au cri de " Gigavolt ", il pulvérisa le premier des lévriers lancés à ses trousses. Puis, les bras s'abaissèrent, pour viser le second.
       Ah, eut-il disposé d'une seconde de plus pour accomplir son action que la suite des événements aurait été bien différente, mais hélas pour lui, et au grand plaisir de nos vaillants cosmatelots, la torpille survivante s'était tant rapprochée que la détonation ébranla rudement la soucoupe bariolée, qui partit alors en vrille à grands renforts de fumée grise, d'étincelles et de tonneaux barriqués. Las, au grand dépit de nos héros, il sembla bien que le pilote n'était pas à bout de ressources, et au lieu d'exploser de façon réjouissante dans l'ocre poussière d'Akhereb-les-Mines, sa trajectoire s'incurva pour remonter en une chandelle verticale, qui l'amena rapidement au-dessus du Disko, dont on rechargeait encore les tubes lance-torpilles. Diana prit le parti de mettre en avant toute, pour couper la trajectoire ennemie, le forcer à ralentir pour faire un virage serré et surtout pour le mettre dans la ligne de mire des tubes arrières. C'est alors que, contre toute attente, le Gonzo parut se briser en deux morceaux.
       Mais, parbleu, qu'était-ce donc ? Elle ne rêvait pas !
       Tandis que le gros de l'astronef ennemi, en forme de soucoupe, poursuivait sa course erratique, la figure de proue s'était extraite toute entière, tirant derrière elle un tronc et des jambes de métal aux couleurs vives, formant une mécanique ayant tout d'un guerrier en armure, mais d'un gabarit tout à fait exceptionnel, puisqu'il mesurait une quinzaine de brasses de stature ! Et sans doute avait-il quelque moyen de propulsion, car il approchait du Disko avec des intentions sans doute mortifères.



    21 ) Table ronde dans le carré

       
    DS 637.0


       Les membres éminents du Disko s'étaient réunis ce soir là dans le carré des officiers, en présence du capitaine, qui avait laissé la passerelle à son second.
        " Point du tout ! Moi, j'pense qu'on ferait bien d'les balancer dans eul'vide. Pasque ces mecs, y sont pas clairs, ça m'étonnerait pas qu'y soinet possédés par choubenigourate et par cluthlu. Y'a des forces chtoniennes dans l'Univers, que faut point jouer avec, elle disait Mémé. Par exemple, les champignons violets qui poussent sur les arbres. Si on joue avec, on s'brûle et on s'cloque les doigts. Je sais pasque j'ai essayé, et j'me suis cloqué les doigts, comme elle disait, Mémé.
       - Voilà une riche idée, approuva Lizzie. Tiens, par exemple, on leur dit qu'on leur a installé un spacieux bureau pour qu'ils puissent faire leur rapport, on y transvase les deux guignols et leurs paperasses, on ferme derrière eux, et puis manque de pot, comme fait exprès, le nouveau bureau, c'était la salle de chargement ! On ouvre le sas, et zou... Bien organisé, ça passerait pour un accident.
       - Quel projet barbare et scandaleux, exposa le docteur Khunduz. Je suis pour ma part partisan d'une céphalotomie préventive des deux sujets. Je suis sûr que la Faculté serait ravie de savoir de quelle étrange substance le crâne de ces hurluberlus peut bien être rempli.
       - Vous ne préférez pas que je les pétrifie ? C'est rapide et immanquable...
       - Allons, allons, du calme, temporisa le capitaine. Que vous ont-ils fait, ces deux auditeurs ?
       - Ils préconisent une remise en conformité immédiate du système de propulsion avec les standards ISO-9004, s'insurgea (son insurrection étant mesurable à l'agitation de sa serpentine chevelure) la MOA. Ils considèrent que tous les travaux de réglage effectués par moi et mes équipes depuis quinze mois sont non-conformes, donc nuls et non avenus. NULS, vous voyez, c'est écrit noir sur blanc, et NON AVENUS.
       - Estime-toi heureuse, ils veulent que promouvoir, attends, je cherche comment ils ont tourné ça... Ah oui, me promouvoir à un poste plus adapté à mes compétences, au Comité Stratégique de Direction Générale de Retro-Benchmarking. C'est super hein ? C'est sûr qu'on a toujours besoin d'un dragon pour faire du rétro-stratégique en comité.
       - De quel genre de travail s'agit-il ?
       - Va savoir. Sûrement glander dans un bureau, recevoir des documents sans intérêt provenant de services inutiles, les lire, les tourner autrement et écrire un joli document qu'on envoie en trois exemplaires à autant de services tout aussi inutiles que les précédents. Et toi Bralic, que t'ont-ils fait ?
       - Y disent que j'savions point lire. Les saligauds ! Moi, Bralic Eul'Destructeur !
       - Tu sais lire ?
       - Oui-da, ben sûr. Et pis écrire aussi.
       - Qui l'eut cru.
       - Mais j'savions lire que ç'que j'écrivions moi-même. Des fois. J'ai une langue à moi perso. J'soyons autoréférent, en quêqu'sorte. Et y veulent que j'apprend la langue des aut'kêkes là... sous peine de sanctification. Moi j'vous l'dis, çuilà qui sectionnera Bralic, il est point né !
       - Bien parlé. Et toi doc, en quoi te brime-t-on ?
       - Imaginez-vous, mes amis, qu'ils envisagent, c'est risible, de tenir une comptabilité des soins et prescriptions. Non mais vous imaginez la scène ? Une saignée, remplissez la fiche de demande en trois exemplaires et appuyez bien pour faire un joli carbone. Une amputation, il faut chronométrer le temps passé à découper et à suturer, sachant qu'on est autorisé à amputer tant d'heures par annuité glissante. Une scarification rituelle selon la cérémonie Brth-l'zoril ? Signez-moi la décharge pour l'hépatite et consultez la liste des motifs shamaniques licites. Une euthanasie ? Adressez une demande formelle au bureau sanitaire de l'Astrocorps, qui vous répondra par pli notarié sous 90 jours fin de mois. Et après ils voudront quoi ? Que je leur envoie des feuilles de remboursement ? Que je me lave les mains avant les opérations ? Que j'ai un diplôme ? Mais où va-t-on ? "
       Un brouhaha approbateur accueillit les propos de l'albinos, qui en rajoutait complaisamment dans l'emphase déclamative et menaçait d'en appeler au syndicat. Le capitaine laissa faire un moment, puis calma l'émeute de ses officiers, qui menaçait de tourner à la mutinerie.
       " Ecoutez les enfants, je comprends tout à fait vos griefs, et je les approuve. Et vous pouvez m'en croire, je ne laisserai pas ces gaillards quitter mon bord tant qu'ils auront en tête ces sornettes ridicules. En attendant, notre voyage ne fait que commencer, et bien des choses peuvent se produire d'ici qu'il se termine. Après tout, trois mois, c'est long, peut-être finiront-ils par se faire à nos méthodes de travail, ou bien découvrirons-nous un moyen de faire pression sur eux. Et si d'aventure le problème était encore prégnant lorsque nous approcherons de la Terre, alors, nous prendrons les mesures qui s'imposent. "
       Tout le monde approuva les sages paroles du capitaine Punch, et l'esprit apaisé, les officiers retournèrent à leur office.



    22 ) Le combat des titans

    DS 663.6


       " Cométo-pertuisane ", s'exclama l'adversaire tandis que, dans les mains de son automate de combat, apparaissait une longue lance à large fer. Les sabots du géant passèrent au-dessus de la passerelle. Un choc sec, il s'était posé quelque part sur la face supérieure du Disko. Sans en recevoir l'ordre, Jeckle braqua instinctivement les commandes en roulis, de façon à basculer l'ennemi par dessus-bord. Peine perdue, celui-ci, ayant anticipé le danger, venait de planter son arme monumentale dans la coque, non loin de la coupole d'observation, et s'y cramponnait. Le grincement du métal déchiré par le métal était insupportable, s'ajoutant au vrombissement des systèmes de stabilisation hors-limite et au reflux chaotique du phlogiston dans les circuits d'exhausteurs. Le pilote avait maintenant du mal à reprendre le contrôle du vaisseau déséquilibré, qui se mettait à perdre de l'altitude.
       " Fulgurex ", annonça l'abominable prince Beteljus, avant que des cornes de son terrible automate ne jaillisse un éclair puissant qui, traversant le métal conducteur, frappa durement la partie tribord avant du Disko. L'énergie prodigieuse se libéra dans la structure de bois, qui explosa en maint endroits, prit feu en d'autres, projeta alentours des échardes brûlantes qui blessèrent cruellement les infortunés membres d'équipage occupés dans cette partie du vaisseau. La fumée envahit rapidement les couloirs, se propageant par les systèmes d'aération, et la confusion gagna bientôt les cosmatelots qui se mirent à courir, hurler, prier leurs dieux, implorer les démons, vomir, cracher, se marcher dessus et se cogner à coups de poings pour avoir le privilège de grimper en premier une échelle de service. Ah, certes, ce ne fut pas l'heure la plus glorieuse du Disko. Et tandis que les officiers de passerelle luttaient pour remettre leur appareil d'aplomb avant qu'il ne se transforme en curiosité géologique, le titan trônait sur la coque, ravageant celle-ci en la martelant de ses poings puissants, arrachant sans peine les plaques de blindage.
       Dans ce fracas guerrier, tandis que la dévastation s'étendait sur les ponts supérieurs du Disko, la confusion se propageait tel une furieuse inondation parmi les hommes de la meilleure étoffe, certains hurlant, d'autres pleurant, d'autres s'attelant à des tâches désespérées pour oublier l'espace de quelques secondes l'issue funeste qui les attendait, pour tromper la mort encore un instant en ayant l'air occupé. Il y en eut quelques uns pour sauter au travers des trous de la coque, malgré les centaines de brasses de chute libre qui les attendaient, d'autres pour se frapper la poitrine et s'arracher les cheveux à pleines touffes, d'autres enfin qui en profitèrent pour faire les poches de ceux qui étaient morts ou trop blessés pour protester. Mais il était clair pour tout le monde que l'odyssée de l'USS Disko s'achèverait bientôt de spectaculaire façon, sur la face vérolée d'un astre bien lointain, où nul en s'occuperait de leur donner sépulture, et qu'aucun n'avait le moindre moyen de s'en tirer.
       Aucun, sauf Lizzie Lightningstorm, qui avait sa petite idée sur la question. Grièvement brûlée lors de son intervention pour sauver le convecteur de la fusion qui le menaçait, quelques jours plus tôt, elle avait passé les derniers jours à se reposer à l'infirmerie, et sa constitution robuste lui avait permis de se remettre de blessures qui auraient tué tout autre qu'elle. Néanmoins, c'est toujours boitillante et couverte de pansements qu'elle progressait dans les couloirs enfumés de l'astronef, sans rien voir du désespoirs de ses compagnons ni rien entendre de leurs lamentations. Deux niveaux plus bas se trouvait la salle de chargement, c'est à dire le sas principal, dont elle parvint à ouvrir la porte intérieure (qui était légèrement voilée, mais elle avait du muscle), entra dans le grand capharnaüm et referma derrière elle, goûtant à la relative tranquillité du lieu. Elle en avait un peu assez des tactiques martiales moyennement rigoureuse du capitaine Punch, ce que l'on comprendra aisément, et avait décidé que le temps était venu de faire acte de désertion. D'un poing résolu, elle défonça le panneau de verre qui protégeait les commandes d'urgence, activa le panneau et poussa un gros bouton rouge sur fond rayé noir et jaune, à côté duquel trônait un petit panneau métallique gravé d'une tête de mort et d'instructions commençant par " Ne surtout pas... ".
       La porte du sas principal s'ouvrit d'un coup, poussée par la pression - car l'atmosphère d'Akhereb-les-Mines était plus ténue que celle du vaisseau - et Lizzie, accompagnée de toutes sortes de débris non-accrochés, fut expulsée à bonne vitesse dans l'air glacial de la planète. Un peu assommée par le choc et la décompression, il lui fallut une seconde pour reprendre ses esprits, et ce n'est qu'alors qu'elle put revêtir sa forme naturelle.
       Ah, soulagement...
       Cela faisait si longtemps qu'elle se complaisait dans ce corps avorton, elle avait presque oublié ce que ça faisait d'évoluer dans les cieux, libre et puissante, magnifique flèche d'azur dans un ciel rose bonbon. Sa queue fouetta l'air, ses ailes se déployèrent et se gonflèrent d'une ample provision de vent, comme pour s'en gaver après une trop longue diète. Malgré la faiblesse du gaz qui en portait le son, le cri du dragon s'étendit amplement, proclamant sa force et sa fierté à la face des dieux de cette planète.
       Mais l'ivresse du vol fut de courte durée, la rêverie fut brisé par le sifflement strident de rayons mortels filant autour d'elle, les rayons digitaux du Gonzo lancés contre elle. Mais quel était ce géant incongru perché sur son astronef ? Elle comprenait maintenant quel péril mettait en danger le Disko, et elle sentait monter en elle un flux incandescent, semblable au bouillonnement de la lave remontant le long d'une cheminée volcanique, de plus en plus vite. Telle était l'ancestrale fureur des dragons, telle était sa nature profonde. Cet automate l'avait vue, il ne voulait pas la laisser s'enfuir. Il aurait dû, pourtant, maintenant, c'était trop tard. Elle n'avait plus envie de fuir.
       Quelle est la différence fondamentale entre l'homme et le dragon ? Bien que les deux créatures partagent le don de l'intelligence, c'est une divergence profonde, car elle procède du plus intime de chacune des races, de son origine. L'un est un petit singe mangeur de fruits, de racines et d'insectes, et parfois, lorsqu'il se sent assez fort et nombreux, il dispute aux vautours une charogne fraîche. Ce mode de vie est une école de tempérance, de patience et de circonspection. L'autre est un carnassier, un traqueur, un fauve généreusement doté par les dieux de toutes sortes d'armes, auquel rien, dans la nature, n'est sensé résister. C'est là un tout autre enseignement, et une manière bien différente de voir le monde et la place que l'on y occupe. Qui ignore cela ne peut comprendre la volte-face de Lizzie Lightningstorm, ce jour là, dans le ciel d'Akhereb-les-Mines.
       Elle ploya donc son corps serpentin, le vrilla à l'extrême pour plonger presque à la verticale, puis redressa sa course à grands coups d'ailes pour rattraper l'astronef en perdition, prenant soin de ne jamais offrir de cible fixe à son adversaire. Elle comprit vite qu'elle disposait de l'avantage, et commença à jouer avec lui, disparaissant sous la carlingue pour reparaître de l'autre côté, se mettant à couvert derrière un relief de la coque à chaque fois qu'il tentait d'ajuster son tir. Ayant jaugé son adversaire, elle décida alors de porter une attaque.
       Elle disparut donc derrière le rebord de la soucoupe, elle reprit de la vitesse, incurva sa course sur le côté, reparut presque devant la passerelle et revint vers le Gonzo, ajoutant à sa vélocité celle du vent relatif. Elle fit un passage presque au ras de la coque, le bout de ses longues ailes à un tiers de brasse des plaques descellées. Le lourd géant eut à peine le temps de se retourner pour voir le dragon filer droit vers lui, puis redresser et se dégager juste avant la collision. L'espace d'un instant, les écailles pectorales d'un bleu tendre emplirent toute la verrière du prince Beteljus, qui eut un mouvement de recul. Puis le guerrier de fer tomba à la renverse sur le blindage métallique de sa proie, la queue du grand ver azuré s'était enroulée en un éclair autour de sa jambe et l'avait tirée avec une terrible force. Sans lâcher prise, Lizzie se retourna et s'apprêta à sauter à la gorge de son adversaire.
       " Rétro-planicogyre ! ", entendit-on alors par le communicateur de la passerelle du Disko, tandis que, de la large poitrine d'acier du Gonzo, jaillissait un rayon arc-en-ciel qui surprit le reptile et le repoussa au loin, à son grand désarroi. Soudain placée dans une position peu conforme aux lois de l'aérodynamique, Lizzie avait besoin de quelques temps pour sortir de sa vrille et reprendre le sens du vent. Des secondes que dans ce combat furieux, Beteljus n'était pas disposer à lui laisser. Ah, quel rude combattant c'était, ce Beteljus. Hardi, inventif, rusé et doté d'un remarquable sens du timing, on comprend aisément qu'il ai donné tant de fil à retordre aux Vegons.
       Et nul doute que s'il avait connu les particularités biologiques des dragons-tonnerre, il n'aurait jamais commis l'erreur d'essayer d'en foudroyer un.
       Le Fulgurex du titan coloré n'eut pour effet que de décupler les forces du grand ver, qui revint dans le combat par une attaque brutale et répondit à l'éclair selon la coutume de son peuple. Le Gonzo était, jusqu'à un certain point, blindé contre les attaques foudroyantes, mais un souffle de dragon à bout portant dans les circuits de contrôle dépassaient quelque peu ses capacités d'absorption. Le choc du grand corps serpentin acheva de le déséquilibrer, puis Lizzie, ivre de rage, emmêla volontairement son corps contre celui de l'automate cornu, tentant de le démantibuler par des contractions violentes, tout en enfonçant ses crocs acérés dans sa gorge et en lacérant de ses griffes avides les plaques protégeant l'abdomen.
       C'est à ce moment que le Disko toucha terre pour la première fois, presque selon la tangente mais à environ cent brasses par seconde, de telle sorte que le choc fut terrible et, sans la protection des systèmes de compensation, Lizzie et Gonzo furent éjectés au loin, laissant l'astronef poursuivre son jeu de ricochets. Lizzie se sentit projetée, dépliée, repliée, expulsée, tourneboulée, concassée, son champ de vision s'emplit d'une multitude de tourbillons et de flash lumineux, et puis, avec un certain soulagement, elle sombra dans l'inconscience, affalée au pied d'une immense colonne de pierre couleur de sang caillé, parmi les restes de son ennemi démantibulé.
       Trente secondes plus tard, un fauteuil accroché à un grand parachute descendit gracieusement et se posa à quelques mètres seulement du dragon, sans que son occupant ne s'alarme de la proximité. Le prince Beteljus n'avait eu que le temps d'actionner la commande d'éjection avant de rejoindre, lui aussi, le pays des songes.

       Ce n'étaient ni la gravité ni la densité atmosphérique qui caractérisaient Akhereb-les-Mines, aussi fallut-il pas mal de rebonds pour que la grande carcasse du Disko veuille bien s'immobiliser, contre le flanc d'une colline douce. A bord, un certain calme revint. La plupart des systèmes de soutien étaient à l'arrêt, en particulier celui qui faisait de la lumière dans les couloirs, alors, les bricoleurs se débrouillèrent pour allumer des torches, ceux qui connaissaient un peu de magie en firent, ceux qui avaient une arme magique la dégainèrent, et les autres tâchèrent de trouver un hublot.
       Sur la passerelle, c'était bien simple, toutes les consoles du plafond pendaient lamentablement au bout de câbles grésillants, qui de temps en temps crachouillaient distraitement de petites gerbes d'étincelles.
       " Ouf, dit le capitaine Punch, j'ai bien cru que cette fois, on allait y passer ! "
       A peine eut-il fini de prononcer ces paroles que sous le poids du vaisseau, le sol d'Akhereb-les-Mines, troué comme harmonica véreux et fragilisé par les chocs, s'effondra, et le Disko dégringola de guingois dans les ténèbres, à grands renforts de " AAAAHHHH " et de " OOOOHHHH " et de "Mon dieu, on va tous mourir".

       Quand on a la lose...



    Nos pauvres héros vont-ils se sortir de cette pénible situation ?
    A priori, vous pouvez supposer que oui, mais comment donc ? Vous le
    saurez en lisant le prochain volume des aventures des Cretinous
    Star Sauvageons dans le système d'Akhereb !











    1 ) Il faut dire que le sujet était délicat. Séparée depuis longtemps mais divorcée depuis peu de Klaudius Mies Van De Blö, elle avait repris son nom de jeune fille, Kalliplokamos.


    2 ) Dans l'alphabet enochien rénové en usage en Drakonie, la lettre o porte en effet un point et ressemble à une sorte de X à l'envers avec une drôle de barre et un petit tortillon. Et se prononce « znh'u ».


    3 ) Est-il nécessaire de préciser qu'il s'agissait de la troupe d'élite fanatique du Grand Stratépouète ?


    4 ) Oui, car comme tous les gens agaçants, Ducont prononçait « régistre ».


    5 ) L'étonnement du capitaine était bien légitime, tant il est vrai qu'il est prodigieusement improbable que deux peuples se développant de façon totalement séparée se retrouvent à parler la même langue. L'explication de ce curieux phénomène était pourtant bien simple : il se trouve que durant les dernièxdu udou s dqsoul lsud uamp^çvfua » sqèdyfm&mpè par trois fois, mais sans résultamjqdup_sqducune forme. Ils essayèrent alroiauupqdé_ dqorme de tétinxà é qsdh quospqè, et ce au plus tard ! Quelle ne fut pas leu xqudàçàq cduaç cqpçd_)Xq ) ç »x nhd, avec une queue. Vous vous en doutez, l'affaire n'en resta pas là, mais c'est une autre histoire.