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    Vous êtes beaucoup trop près de votre écran. Je vous préviens, si vous continuez, vous allez choper des maladies oculaires, vous ne viendrez pas vous plaindre après.
    SAUVAGEONS NO MANGA (volume 2)



    23 ) Au fond du trou

       DS 663.7


       " Je suis devenu aveugle, ou il fait noir ? Demanda le capitaine Punch, sur un ton de léger ennui.
       - Il fait noir, expliqua la voix mélodieuse, quoique empreinte d'une douleur certaine, de l'enseigne Lesfleurs.
       - Tu vois ça comment ? Ah oui, les elfes voient dans le noir.
       - Tout juste.
       - Bon, on dirait que ce vieux Disko a encore tenu le coup. Vous ne vous sentez pas oppressé des poumons ? C'est quoi cette odeur ? On dirait que quelqu'un a mangé du cassoulet et...
       - C'est l'air de la planète qui a cette odeur, dit Borgo, en rogne. Une vitre a lâché, on respire cette saloperie d'air d'Akhereb-le-Machin.
       - Mais c'est une bonne nouvelle, dites donc ! ça veut dire que l'atmosphère est respirable.
       - Tu as d'assez larges critères de respirabilités, se plaignit Trouille. C'était une riche idée, ce détour pour chercher de la bibine, dis-moi.
       - Euh... oui, certes. Bien, tâchons de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Allons faire le compte des pertes, mesurons l'étendue des dégâts et voyons dans quels délais nous pouvons réparer. "
       Durant les heures qui suivirent, chacun s'ingénia à retrouver ses compagnons, puis on fit la liste des blessés et des morts, on les rassembla, on les compta, on les lista, puis on les enterra. Puis on déterra les blessés suite aux protestations du commandeur Trouille.
       Le Disko avait atterri dans une caverne de dimensions prodigieuses, chichement éclairée par le trou qu'ils venaient de faire, une lieue au-dessus. Le jour déclinait, semblait-il, au dehors. La cavité était si vaste qu'il s'y formait des couches de nuées, des microclimats. Sous sa surface aride, Akhereb-les-Mines ne manquait pas de vie, il semblait en fait que toute l'eau de la planète s'était enfoncée sous terre. Il n'y avait pas un pouce de caillou qui ne fut recouvert d'un champignon à la forme imaginative, d'un lichen bariolé aux ramifications fractales, ou de touffes d'une bizarre herbe souterraine composée de petits piquants noirs ayant l'inquiétante propriété de se tourner vers toute source de chaleur passant à portée. Ces bouquets étaient infestés de petites créatures articulées que nous qualifierons d'insectes, bien que ce genre d'affirmation puisse hérisser le poil d'entomologistes sourcilleux accordant quelque importance au nombre de pattes, d'ailes et de thorax qu'un insecte est légalement en droit de posséder. Il y avait aussi au moins trois variétés de bêtes broutant ladite végétation, à savoir une sorte de limace rouge et jaune à cuir épais long comme deux mains, une tique hexapode échassière et blafarde qui devait faire le même poids et se déplaçait avec une lenteur remarquable, et un surprenant animal ressemblant assez à une roue cerclée de fer d'un diamètre un peu supérieur à la longueur d'un avant-bras, se déplaçant rapidement en roulant sur lui-même, mais qui pouvait exceptionnellement déplier une partie de sa personne pour paître ou remonter une pente. Aucune de ces trois créatures n'avait d'yeux visibles, néanmoins, ils fuyaient à l'approche de l'homme, renseignés par quelque sens secret. Ce comportement timoré, ainsi que de petits cadavres et squelettes retrouvés de ci de là, attestaient qu'il devait y avoir des prédateurs, quelque part, dans cette immensité souterraine, prédateurs qui, jusqu'ici, restaient discrets. Quelque humidité suintait ici et là, mais pas en quantité suffisante pour sustenter longtemps un si grand nombre de naufragés. Pas très loin du massif cône de débris rocheux sur lequel trônait le Disko, il y avait une mare de bonne largeur et pas assez profonde pour qu'on s'y mouille les genoux, mais les lentilles d'eau qui grêlaient sa surface n'inspiraient guère confiance quant à la potabilité du liquide sous-jacent.
       Le jour tombant, on finit par faire des feux tout autour de l'appareil, brûlant pour cela les grandes quantités de bois irrécupérable issues de sa charpente martyrisée, et les hommes se mirent à prier, à boire, à chanter des chansons et à s'accoupler dans les anfractuosités propices à ces activités, afin d'oublier l'espace de cinq minutes la triste situation dans laquelle ils se trouvaient et le gouffre infini qui les séparaient de leurs maisons et des tombes de leurs ancêtres. Faisant semblant de ne rien voir ni n'entendre de tout ceci, les officiers tenaient conseil tout en grillant des saucisses empalées sur de fines tiges de métal échappées du propulseur tribord, qui les surplombait.
       " Alors, Trouille, on survivra ?
       - Il semble que l'air soit respirable, vu que personne n'est mort ces dernières heures, à part ceux qui étaient très gravement blessés. Nos réserves d'eau nous permettront de tenir quelques jours, une semaine, quelque chose comme ça. En comptant les boissons alcoolisées, dont nous avons d'amples provisions je le crains, on arrive à deux semaines, après, il faudra se résoudre à utiliser les ressources locales, à moins qu'on arrive à remettre en était les systèmes de recyclage. Par contre, pour la nourriture, je dois te rapporter que les celliers ont été éventrés au cours de la bataille, et que pour tout dire, il ne reste pas grand chose de mangeable. Trois jours de consommation normale, je pense. C'est pour ça que j'ai instauré un rationnement.
       - Sage décision, il faudra donc trouver vite de quoi manger. A vous MOA, ne cherchez pas à nous ménager, quel est l'état du vaisseau ? Quand pourrons-nous reprendre notre voyage ?
       - Je n'avais pas l'intention de vous ménager, capitaine, signifia la méduse d'une voix étale. La situation est la suivante : le noyau réactif est intact et pleinement opérationnel. Le rotostéganokinéticoscope a subi des dommages périphériques, notamment trois bobines de répartition ont lâché, mais il devrait être possible de s'en passer si on évite les manœuvres brusques. En ce qui concerne les systèmes de soutien, environ dix pour cent des recycleurs d'air et d'eau sont en état de fonctionner, les deux-tiers sont irrécupérables, le reste pourrait éventuellement faire l'objet d'une maintenance en utilisant les pièces des appareils détruits. Ce devrait être suffisant car nos besoins en systèmes de soutien seront réduits, en effet, d'une part nous avons perdu un tiers de l'équipage, et d'autre part seuls les ponts F, G, H et certaines sections des ponts I et K sont encore étanches.
       - Ben c'est gai.
       - J'ajoute que la salle de chargement est totalement détruite, ainsi que le réseau de détecteurs courte portée et l'Oculus Diabolus. Le principal problème vient de la propulsion. Les tubes d'injection thaumique sont gravement fissurés, toute remise en route du système causerait une réaction en chaîne explosive. Le choc a gauchi la structure de la nacelle bâbord, et les sphères chronitron sont désalignées, en outre, je ne peux pas garantir leur fiabilité. Les répulseurs antigrav sont bloqués, sans doute par un problème mécanique. Enfin, le convecteur central des extracteurs de phlogiston est totalement et définitivement hors service.
       - Et ça peut se réparer ?
       - Totalement et définitivement hors service.
       - Mais on peut s'en passer ?
       - Le convecteur central est la pièce maîtresse du système d'extracteurs, sans lui, les extracteurs de phlogiston ne fonctionnent plus. Mais il est vrai que les extracteurs de phlogiston ne sont pas strictement nécessaires à la propulsion.
       - Ah !
       - Ils servent juste à empêcher la température interne du Disko de dépasser les deux-cent quarante degrés lorsque les moteurs fonctionnent.
       - Ah.
       - Notez que personnellement, je suis apte à survivre à de telles températures, bien qu'avec difficulté.
       - Content pour vous. Bon, sérions les problèmes, voulez-vous ? Qu'est-ce qui réparable, et qu'est-ce qui ne l'est pas ?
       - Réparable avec certitude : une partie des recycleurs, le rotostéganokinéticoscope. Possiblement réparable : je peux tenter de compenser l'alignement défectueux des sphères chronitron par un gauchissement contraire des circuits de commande, et les répulseurs antigrav ne sont sans doute que grippés. En outre, certains ponts peuvent faire l'objet d'une repressurisation. Irréparable : les tubes d'injection thaumiques du circuit principal et le convecteur central des extracteurs de phlogiston.
       - Les tubes d'injection machin, on ne peut vraiment pas les réparer ? Si ce ne sont que des fissures, il y a sûrement moyen de les combler.
       - L'intérieur des tubes d'injection thaumiques est doublé d'une fine couche protectrice d'iridium. Nous pourrions probablement usiner des plaques de rechange à l'atelier, à condition d'avoir à notre disposition plusieurs dizaines de livres d'iridium, ce qui n'est pas le cas.
       - Et le convecteur ?
       - Totalement et définitivement hors service.
       - Oui, oui, il n'y a pas moyen de bricoler un truc qui fasse pareil ?
       - Non, capitaine.
       - On n'en a pas un de rechange ?
       - Non capitaine.
       - Quelle imprévoyance !
       - J'avais fait une demande en ce sens auprès du bureau technique de l'Astrocorps. On m'avait répondu que la redondance des systèmes n'était pas une priorité budgétaire, depuis qu'un audit mené par la société Jameson Horowitz Malefoy McFinnis Jzdobrinjewszky Partners & De Portnawakz International Tradesman Globalco Consulting Associates Co. Ltd © avait mis en lumière un cas grave de gaspillage des deniers publics, à savoir que la majeure partie des pièces de rechange n'étaient jamais utilisés, ce qui rendait leur acquisition non-nécessaire.
       - Muf. Bon, on se démerdera. Demain, il faudra envoyer une expédition reconnaître les alentours...
       - Capitaine, capitaine, venez, il y a une bagarre ! "
       C'était l'enseigne Leshkü qui s'exprimait en ces termes, une jeune homme de bonne famille Malachienne, à l'embonpoint certain et à la voix ordinairement posée et réfléchie, récemment recruté dans l'équipe scientifique. Avec son front huileux et ses manières doucereuses, il s'était fait beaucoup d'amis parmi les officiers, et assez peu parmi les hommes.
       " Allons bon, que se passe-t-il ?
       - C'est le lieutenant Troisbras, capitaine, il se bat contre des hommes d'équipage à propos d'une histoire de nourriture, semble-t-il !
       - Bah, on a eu assez de morts pour aujourd'hui, allons voir de quoi il retourne. "

       C'est ainsi qu'à la suite de l'enseigne, le capitaine et son officier en second grimpèrent le tas de cailloux jusqu'à l'écoutille de sécurité, progressèrent à la lueur des torches parmi les entrailles inclinées et martyrisées du Disko, grimpèrent le long d'échelles de fer, en descendirent d'autres, traversèrent des passerelles branlantes surplombant le précipice qu'offraient deux ponts effondrés, puis arrivèrent à la salle en question.
       " Ah, ben vous tombez bien, 'pitaine ! Disez-lui, vous, que ça se fait pas de tout garder pour soi ! "
       Ce jeune grammarien était un cosmatelot du nom de Ben Bodybag, un grand rouquin plein de dents jaunes et d'illusions encore, qui s'était attiré, à l'insu de toute hiérarchie officielle, une certain réputation de meneur parmi ses collègues. En l'occurrence, sa petite troupe de bons à rien, composée d'une douzaine de robustes gaillards et gaillardes, se répartissait également des dans le couloir obscur, des deux côtés de l'écoutille étroite dont jaillissait une lumière d'un pourpre profond. En vis-à-vis de l'ouverture, trois hachettes de jet ornaient le mur de fer, profondément plantées, ce qui expliquait la circonspection des sauvageons.
       " Allez, venez, je vous attend, vermine ! "
       C'était Pleinechope Troisbras qui s'exprimait en ces termes choisis (choisis par moi, croyez que je ne donne ici que la partie la plus racontable d'une diatribe qui tiendrait vingt lignes et arracherait des larmes d'indignation à un charretier desservant un bagne). C'était pourtant un nain de bonne composition, comme je l'ai déjà signalé, et même, de nature particulièrement timorée pour sa race.
       " Allons, mes bons amis, que se passe-t-il ? Vous l'avez sans doute gravement offensé pour le mettre dans cet état, ou bien vous l'avez fait boire plus que de raison ?
       - Mais non capitaine, j'vous assure ! On venait juste de trouver à bouffer, et lui il veut tout garder pour lui !
       - A bouffer ? Oh, Pleinechope, c'est moi, le capitaine Punch ! J'arrive, je suis sans armes, ne fais pas de connerie mon gars... Regarde, je lève les mains... Tu vois, c'est moi...
       - Ben oui, je vois bien, capitaine. "
       C'était une assez grande pièce trois fois plus longue que large, mais elle paraissait étriquée, en raison de l'énorme appareil oblong qui encombrait le centre. Deux échelles de bronze enjambaient l'objet, et c'est sur l'une d'elles que le vindicatif lilliputien se tenait, aux côtés d'une abondante provision de hachettes ayant l'aspect du neuf, ou au moins du bien entretenu. La partie centrale de l'appareil était un cylindre de verre d'un pas de diamètre, empli d'une eau sombre agitée de remous et de brefs éclairs. Aux deux extrémités du cylindre avaient été installées d'épais mécanismes de cuivre et d'acier, bardés de l'habituelle litanie des roues dentées et des leviers huileux, dont partaient des tuyaux métalliques dont la trajectoire coupait les parois à l'oblique.
       " C'est quoi ici ? S'enquit Trouille, qui s'apercevait soudain que des sections entières du vaisseau lui avaient échappé.
       - C'est une batterie de... Commença Punch.
       - Mais oui, une des douze batteries de turbots-lasers que compte le Disko ! Laissez-moi vous exposer le fonctionnement de ces armes fabuleuses, commandeur ! "
       Voyant que le nain et sa supérieure étaient partis pour une longue explication, le capitaine retourna à ses sauvageons et leur expliqua qu'on ne faisait pas de friture avec les turbots-lasers.

       " Savez-vous ce que c'est qu'un laser ?
       - Une sorte d'arme, je crois...
       - C'est bien plus que ça, commandeur ! C'est un faisceau lumineux, mais pas un rayon quelconque issu d'un luminaire vulgaire, rien de tout cela ! Il s'agit d'un rayon d'une grande noblesse, dont chacun des grains constituant est subtilement accordé à tous les autres, tant en couleur qu'en intensité, de telle sorte que la puissance en est décuplée, et la portée centuplée, au moins ! Focalisé sur une cible par une lentille idoine, un tel rayon constitue en effet une arme puissante, apte à découper l'acier aussi facilement que les feux du soleil désagrègent une motte de beurre.
       - Fascinant. Et cet appareil produit un tel rayon ?
       - Plus ou moins. Observez ce cylindre, madame, et surtout son contenu.
       - Parbleu, mais vous devriez vidanger ce conduit, on dirait que de gros poissons s'y ébatte !
       - Précisément ! Mais ce ne sont pas n'importe quels poissons. Il s'agit de turbots des abîmes, une variété pélagique fort rare que l'on a grand peine à élever en captivité et que l'on ne pêche qu'exceptionnellement dans les fosses abyssales du sud de Khôrn.
       - Dois-je comprendre qu'on les a placés là exprès ?
       - En effet.
       - Il y a sûrement une raison.
       - Tout à fait. Sachez tout d'abord que ces créatures vivent à de telles profondeurs que jamais le moindre rayon de lumière ne leur parvient de la surface.
       - Les pauvres.
       - Toutefois, lorsque vient la saison des amours, il faut bien qu'ils se retrouvent pour s'accoupler, ce qui n'est pas facile dans le noir. Savez-vous comment ils procèdent ?
       - Je l'ignore. Peut-être émettent-ils un cri particulier ?
       - Non point. Sachez que lors du rut, ces singuliers poissons émettent une pulsation lumineuse qui attire irrésistiblement les partenaires sexuels à des brasses à la ronde. Et voici que les partenaires répondent à l'unisson, synchronisant leurs émissions sur celles de leur congénère.
       - Ce doit être un ravissant spectacle.
       - Tout à fait. Il se trouve que dans la nature, le turbot des abîmes est peu commun, il est donc rare que plus de trois ou quatre de ces créatures se retrouvent ensemble à scintiller comme je vous l'explique. Toutefois, lorsque les concentrations sont plus élevées, on observe un phénomène pour le moins déroutant : figurez-vous que lorsqu'ils se retrouvent en société, pour rivaliser avec leurs concurrents, les poissons se mettent à augmenter la puissance de leur clignotement.
       - Je comprends tout à fait. Chaque individu tente de surpasser les autres pour ne pas se retrouver seul.
       - Exactement. Et il se trouve que la puissance émise augmente exponentiellement avec le nombre de convives, si je puis dire.
       - Il doit tout de même y avoir une limite à ces débauches de luminaires. Ne finissent-ils pas par mourir d'épuisement ?
       - Il y a en effet une limite, mais ce n'est pas celle que vous croyez. Car ces bêtes jouissent d'une robuste constitution, et supportent sans broncher un environnement aussi lumineux, en raison de la nature particulière de leurs écailles. En revanche, l'eau de mer elle-même finit par céder, et explose. C'est à ces occasions que d'heureux pêcheurs parviennent à capturer quelques spécimens momentanément étourdis, et les cèdent à prix d'or à de riches nécromants. Les cuves du Disko recèlent, à elles seules, une importante fraction de tous les individus recensés.
       - Remarquable. Et je suppose que vous exploitez dans ces cuves les propriétés singulières de ces poissons.
       - Vous supposez correctement. Voyez l'éclairage de la salle, il est rouge car cette couleur ne stimule pas leur activité, en revanche, toute lumière blanche ou bleue est bannie de ces lieux, sans quoi on risquerait une déflagration intempestive. En effet, lorsqu'ils sont au contact d'une telle source de lumière, en particulier si elle est périodique, ils pensent être en compagnie d'un congénère, et se mettent à pulser, c'est ce qu'on appelle l'émission stimulée de radiation lumineuse. Comme ils sont ici fort concentrés, la puissance émise devient rapidement très importante. Le liquide dans lequel baignent nos petits amis n'est pas une eau de mer ordinaire, mais un liquide spécial, conçu pour les maintenir en vie dans d'agréables conditions tout en assurant la transmission d'une quantité de lumière très supérieure à ce que ferait l'eau de mer. Notez de part et d'autre du cylindre les deux miroirs qui le ferment, ils sont de l'argent le plus pur et réfléchissent la lumière émise, afin d'accélérer le processus. Au centre de chaque miroir se trouve une petite lentille de cristal taillé, par laquelle s'échappe alors toute la puissance de la radiation en une décharge fulgurante, qui est ensuite canalisée dans des conduits de verre liquide jusqu'aux huit batteries téléscopiques que l'on peut déployer en huit points diamétralement opposés du Disko, et qu'un artilleur peut alors orienter, par exemple, en direction d'un astronef ennemi.
       - Tudieu, et ce serait suffisant pour l'abîmer ?
       - Hélas, nous n'avons pas eu le loisir de l'essayer, mais en théorie, quelques tirs au but seraient capables de venir à bout d'un vaisseau tel que le Disko, par exemple. Vous comprenez maintenant pourquoi ce serait une mauvaise idée de donner les turbots à Clibanios afin qu'il en fasse des sushis.
       - Oui, je comprends parfaitement votre point de vue. Tranquillisez-vous, je vais faire garder les batteries par des hommes de confiance. Qui n'aiment pas le poisson.
       - Grand merci, commandeur. Et n'hésitez pas à revenir me voir si des détails vous ont échappés !
       - Je n'y manquerai pas.
       - Par exemple, je n'ai pas abordé la question de la réfringence de la cuve, qui est...
       - Oui oui, bonne soirée.
       - ... avec les fluctuations des longueurs d'ondes associées...
       - Ouais ouais, vous me raconterez tout ça demain. "
       Mais elle n'en avait que très peu envie, vu que ses tempes la faisaient souffrir. Les nains, quelle barbe.



    24 ) On cherche des volontaires

       DS 664.1


       " Bon, qui est volontaire ? "
       Parmi les connaissances de base que toute jeune recrue, dans toutes les armées que tous les mondes aient connu, recevait dès les premières heures de leur incorporation sous les drapeaux, on comptait invariablement :
       - Reconnaître un gradé d'un bitos de base
       - Reconnaître un légionnaire (ou équivalent) d'un bitos de base
       - Surveiller son paquetage
       - Jouer aux cartes
       - Prendre l'air absent d'un sourd-muet autiste occupé ailleurs à quelque chose de très important lorsqu'un officier pose la question " qui est volontaire ? "
       Certes, l'Astrocorps n'était pas réellement une armée. D'une part parce que comme l'expliquait souvent le capitaine, le but de l'Astrocorps n'était pas de faire la guerre, mais d'explorer de nouveaux mondes étranges, de découvrir de nouvelles formes de vie, de nouvelles civilisâtions, et toutes ces choses. Et d'autre part, l'espérance de vie d'un soldat, fut-il pris dans une guerre acharnée, était notablement supérieure à celle d'un cosmatelot du Disko.
       " Allons, mes gaillards, mes braves grognards, il n'y en a donc pas un parmi vous qui a soif d'aventure, de danger et d'action ? Pas un qui ai l'âme hardie et le cœur léger du héros ? Je n'ose croire une telle chose de mon équipage.
       - Dis donc 'pitaine, si t'es si hardi, pourquoi t'y vas pas toi-même dans l'expédition ? Demanda à fort juste titre un sauvageon qui profitait de sa petite taille pour se dissimuler derrière une rangée de plus grands.
       - C'est vrai ça, approuva un autre courageux, après tout, c'est bien vot'faute si on est dans l'caca !
       - Ouais, opina un troisième tandis que le brouhaha augmentait, y'en a marre à la fin, on veut rentrer chez nous et point s'faire bouffer par les bestioles à trois yeux ou trancher les parties au sabre-laser ! Fini les cabrioles, on répare et on rentre !
       - Allons, allons, messieurs... (puis, se penchant vers Diana) Oulah, ça sent la mutinerie ça.
       - Capitaine, demanda Ducond (à moins que ce ne fut Ducont), je ne comprends pas, ces gens semblent mettre en question votre autorité.
       - Eh, interpella un des matelots, fini les consyllabus entre planqués d'officiers, on réclame la voix au chapiteau, comme tout le monde !
       - Mais, ma parole, ces gens ne se rendent-ils pas compte qu'ils enfreignent plusieurs articles du règlement interne de...
       - Mes amis, mes camarades, mes frères, mes collègues, mes bons féaux, écoutez moi un instant. Je tiens tout autant que vous à revoir mon foyer...
       - Ah, enfin. La Terre ! On veut la bonne Terre sous nos pas !
       - Ouais ! "
       Alors, dans la confusion la plus totale, les revendications se mirent à pleuvoir dru, allant de l'amélioration de l'ordinaire à l'instauration de cabines individuelles avec jacuzzi et mini-bar pour tout le monde, sans oublier les inévitables distributeurs de préservatifs, l'augmentation des soldes, l'élection de soviets, le changement de nom du Disko en " Eblys O'Shaugnessy ", et autres affabulations enfiévrées. Détail alarmant, quelques officiers subalternes opinaient maintenant à l'unisson de leurs hommes, et parmi les autres, l'énergie semblait manquer à défendre leur capitaine. En fait, la seule intervention véhémente fut celle du consultant Ducont (ou Ducond), qui rappela les hommes à leurs devoirs en ces termes :
       " Messieurs, vous faites preuve d'une choquante insubordination, et je ne manquerai pas d'en faire la relation dans mon rapport de synthèse, assortie de recommandations qui...
       - Mais tu vas fermer ta gueule ? Intima le capitaine à l'auditeur. Tu vois pas qu'ils sont à deux doigts de mettre nos têtes au bout d'une pique ?
       - Buh ?
       - Allons, mes braves à trois poils, tout ceci procède d'un malentendu. Il nous faut partir en exploration, non pas pour le plaisir de remplir des livres savants de vaine connaissance, mais dans le but de trouver à manger, ainsi que du matériel pour réparer notre vaillant astronef. "
       Ce dernier argument semblait avoir attiré l'attention d'une partie des hommes, qui s'étaient tus.
       " Je ne tiens pas plus que vous à moisir dans ce trou à rat, et dès que ce sera possible, nous quitterons cette planète puante et mettrons le cap sur notre bon soleil, notre douce Terre, et notre riant astroport.
       - Ouais, encore heureux, capitaine ! Fit un de ceux qui, trente secondes plus tôt, était partisan de le lyncher.
       - Et bien sûr, je commanderai moi-même l'expédition, pendant que le commandeur Trouille restera ici pour superviser les travaux. Plus vite nous partirons en expédition, plus vite nous reviendrons, et plus vite nous quitterons cet endroit maudit. Songez à ce qui nous attend chez nous, la chaude ambiance de la buvette, avec nos camarades, et puis le filles aussi !
       - Bravo, ça c'est parlé, capitaine !
       - Ah, j'imagine déjà les feux pourpres d'un crépuscule d'été caressant les fières montagnes du Portolan, devant les flancs fatigués mais toujours robustes de notre vaisseau ! Et je vous vois tous en descendre, mes joyeux compagnons, fourbus certes, mais le menton haut et les yeux pleins d'étoiles, chantant à tue-tête votre fierté de faire partie de cet équipage unique. Vous êtes la gloire de la Terre, mes compagnons, hardi !
       - Ouais ! Allez, du nerf les gars, aux armes, on va montrer à ces vermines à deux têtes de quel bois se chauffent les terriens !
       - Holà, du calme, je n'ai besoin que de quatre volontaires. Tiens, je vois Tim Thelate ici, viens mon gars. Et ce brave Ben Bodybag, toujours dans les bonnes bagarres pas vrai ? Et Alyson Autopsy, c'est pas toi qu'on surnomme " la tigresse " ? Et toi bonhomme, c'est pas toi qui s'appelle Gus Gonaway ? Emballez c'est pesé, on en a quatre ! Allez rejoindre Lipstick, la MOA et Clibanios, on part dans une heure. Et vous autres, mes pendards, je vous laisse aux bons soins de la dame. Ne ménagez pas vos efforts, je veux que d'ici deux jours, ce vaisseau soit lavé-rasé-branlé et prêt à appareiller, direction la Planète Bleue !
       - Ouais, vive le capitaine !
       - Gloire au capitaine Punch ! "
       Et tandis qu'il saluait son équipage de la main, un large sourire sur son visage, dans une posture rappelant assez un candidat en campagne, il se pencha derechef vers Trouille.
       " Faudra que tu joues serré avec ces fils de putes, fais over-gaffe. "
       Elle approuva d'un air décidé.



    25 ) Going under

       DS 664.1


       L'expédition partit donc peu après. Elle se composait, pour ceux qui n'ont pas suivi, du capitaine Punch lui-même, secondé par la MOA qui était chargée repérer si d'aventure ils trouvaient quelque chose d'utile à la réparation, de Loretta " Lipstick " Lesfleurs, que le capitaine avait recruté pour des raisons qu'il n'avait pas explicité, probablement qu'il appréciait sa compagnie, et Clibanios, dont on espérait qu'il serait à même de trouver de la nourriture, et des quatre redshirts sus-cités. S'y était ajouté un des Ducond-Ducont, qui avait émis un très vague intérêt, et que Punch avait entraîné dans l'aventure avec un enthousiasme qui aurait dû inquiéter notre auditeur.
       Donc, ils étaient partis, éclairés par deux lanternes à huile crochetées au bout de gaffes de cinq pieds de long, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière du cortège. Il n'était pas exclus qu'ils fissent de mauvaises rencontres, aussi avaient-ils pris des armes en abondance, arcs, lances, épées et boucliers, ainsi que quelques potions magiques. La nature accidentée du terrain ne permettait pas que l'on s'y promène en scaphandre lourd, aussi avaient-ils tous opté, y compris la MOA, pour le port d'une veste de cuir noir doublée d'un feutre épais, de ce genre que les cosmatelots aimaient à porter dans les tavernes de Drakonie pour se rendre intéressants, ostensiblement ornés de grands badges brodés figurant leur vaisseau, leurs missions, leurs faits d'armes, et autres vanités propres à susciter l'intérêt du sexe opposé.
       Nombre de boyaux permettaient de quitter la salle gigantesque où était échoué le Disko, et aucun ne faisait mine de remonter vers la surface, aussi en choisirent-ils un qui semblait assez large et pas trop escarpé. Au début, ils avancèrent avec une prudence extrême, sursautant au moindre frôlement de pourpoint contre la roche, pointant leurs armes de façon menaçante autant qu'inutile à chaque bestiole champignophage qui avait le malheur de se déplacer dans leur champ visuel. Après deux-cent pas de ce cirque, et quelques tours et détours qui eurent vite fait de leur faire perdre leur sens de l'orientation, ils parvinrent à une caverne de taille modeste et au sol très oblique, dont partaient trois couloirs, en plus du leur. Après avoir longuement observé les lieux, Punch prit un air assuré et désigna (parfaitement au hasard) l'un des boyaux.
       Ce tunnel était fort haut de plafond, et fort étroit. Au moins, il était droit. Ils poursuivirent encore un bon moment, déjà un peu moins sur leurs gardes, avant de déboucher sur une faille du rocher, qui barrait la route à angle droit. Sans doute une rivière souterraine avait-elle coulé là, car en contrebas, à deux fois la taille d'un homme, on pouvait voir une gouttière de section vaguement circulaire, dans laquelle il devait être possible de progresser, en conservant une station accroupie. On pouvait aussi, d'un bond pas trop audacieux aidé par la gravité modeste de l'endroit, franchir l'obstacle et poursuivre dans le haut couloir, qui continuait sa route au moins aussi loin que portait la lumière de la torche. C'est cette option que choisit le capitaine.
       " Nous sommes assurément dans quelque labyrinthe
       Ne prend-on point céans les précautions d'usage ?
       Marquer notre chemin, ma foi, me paraît sage
       Si l'on veut retrouver notre vaisseau sans crainte.
       
    - Clibanios a raison, capitaine, approuva Lesfleurs. On va se perdre à force.
       - Peuh, foutaise. Nous ne craignons rien, nous avons la MOA avec nous.
       - Et alors ?
       - Eh bien, c'est connu voyons, les méduses peuvent retrouver leur chemin sans erreur dans tous les labyrinthes ! Tout le monde sait ça.
       - Je crains que vous ne fassiez erreur, exposa l'intéressée.
       - Ah bon ? Votre race ne vit pas dans les labyrinthes, gardant les trésors et les honteux secrets de rois déments ?
       - Vous devez confondre avec les minotaures. Nous autres, nous vivons dans les temples en ruine en guettant les bergers et les guerriers en tutu et sandalettes. En tout cas, c'est le stéréotype de la race.
       - Ah ouais... Euh... Bien sûr, c'était un piège. C'était pour voir si vous le saviez. Autopsy, laissez une marque discrète sur le mur, dans le couloir dont nous venons. Hurmf. Et poursuivons en silence, des fois qu'on nous écoute. "
       Ils avancèrent donc, bêtes et disciplinés, suivant les directives de leur capitaine avec une confiance assez modérée. Le labyrinthe était de la plus belle eau, si bien qu'avant qu'une heure n'ai tourné à la montre (une Quicklord Reduced de chez Grozo, d'ailleurs d'un goût exquis) du capitaine, Alyson Autopsy avait déjà porté sa dixième encoche dans les pourpre viscères d'Akhereb-les-Mines. La nature humaine est ainsi faite que même dans les plus alarmantes circonstances, il est impossible de conserver sa vigilance plus de quelques dizaines de minutes, comptât-on parmi les guerriers de la meilleure espèce, ce qui n'était d'ailleurs le cas d'aucun des membres de l'expédition. Tout ça pour dire que c'est avec une certaine nonchalance qu'ils débouchèrent dans une salle assez grande, plus haute que large, aux murs ornés de peintures rupestres d'inspiration géométriques et d'inscriptions telle qu'aucun terrien n'en avait jamais écrite, fut-il médecin. Inscriptions qu'un singulier touriste était présentement en train d'admirer tout en mâchant distraitement quelque chose.
       De loin et de profil, l'extraterrestre ressemblait fort à un centaure qu'un accident aurait tassé dans le sens de la longueur. Ses quatre membres locomoteurs, hauts et osseux, paraissaient tout à la fois robustes et agiles, comme ceux des girafes ou d'autres bêtes coureuses. Un torse articulé se dressait verticalement, et pouvait même se replier vers l'arrière selon un angle prononcé. En fait de torse, il s'agissait d'une poitrine fort étroite, garnie toutefois de deux bras assez semblables à ceux des humains, à telle enseigne qu'ils avaient même des mains. Le tout était surmonté d'une tête bistre aussi ronde que celle du bonhomme bic, avec une bouche large et mobile, deux trous de nez sans appendice aucun, et deux yeux parfaitement ronds que protégeaient, non pas des paupières, mais des sortes de sphincters, qui parfois se fermaient pour humidifier les globes, tout comme le font les honnêtes gens de notre planète. Cependant, détail insignifiant mais que tout le monde nota, il clignait des yeux l'un après l'autre, sans que jamais les deux soient fermés en même temps.
       Si l'appartenance de l'individu à une espèce consciente était incontestable, c'est parce qu'il était vêtu depuis les sabots jusqu'au crâne, d'une combinaison noire poussiéreuse, faite de quelque caoutchouc matelassé et molletonné selon un complexe réseau d'ornements.
       " Salut à toi, ami des étoiles ! " Fit le capitaine Punch. La créature se retourna vivement, sans toutefois reculer le moins du monde, et considéra les intrus, interdite. Malgré la distance d'une vingtaine de pas qui les séparait, la voix du fier officier portait sans peine dans cette crypte confinée. Il poursuivit donc :
       " Je suis le capitaine James T. Punch, du vaisseau de l'Astrocorps USS Disko, et je viens vous porter les salutations fraternelle des peuples de la Terre ! Youpi-euh ! "
       L'individu se pencha légèrement sur le côté droit. Puis sur le côté gauche. Puis, il chercha, sans trop se presser, un instrument à sa ceinture. Il s'agissait d'un objet constitué d'une poignée sombre, et d'un croissant long comme une paume et assez fortement incurvé, effilé au bout, et d'un blanc éclatant. Il le souleva au-dessus de sa tête (ça ressemblait assez à une dague, se dit Punch), et s'écria, dans une langue parfaitement compréhensible :
       " Longue vie aux combattants ! "
       Puis, il se rua vers le petit groupe.
       " Qu'est-ce qu'il fait ?
       - Ben, il vient vers nous.
       - Son truc, ça m'a l'air vachement pointu.
       - A moins que je ne cauchemarde, ce citoyen-là nous poignarde.
       
    - Oui, je dirais qu'il nous attaque.
       - A cette distance ?
       - On dirait.
       - Lipstick ?
       - Reçu. "
       L'archère encocha une belle flèche de cèdre blanc dans son arc composite elfique, et n'eut aucun problème à atteindre la sphère capitale de l'extraterrestre quadrupède. Il s'effondra sans coup férir ni mot prononcer, raide mort, à cinq pas de nos héros.
       " C'est sans doute le combat le plus stupide de l'histoire de l'Astrocorps.
       - L'annale en sera assez brève, il crie, il court, et puis il crève.
       
    - Fouillons le macchab'. Enfin, je veux dire, étudions cette race fascinante et son équipement du plus haut intérêt scientifique. "
       Ainsi firent-ils avec l'aisance que donne l'habitude, dépouillant la créature de ses biens. Ils trouvèrent quelques rations de nourriture, dont l'odeur indiquait qu'elle était impropre à la consommation à moins d'en être réduit à la famine la plus extrême, un appareil rectangulaire en bakélite noire tenant dans la main et équipée d'une sorte d'antenne rotative reliée au boîtier par un câble souple, un autre objet composé de deux tores de cuivre soudés l'un dans l'autre et servant de monture à une boule articulée en argent (le tout dépourvu d'usage évident), et un truc coudé en métal, dont la partie la moins longue semblait être une poignée, et l'autre était percée dans sa longueur par un trou cylindrique. Il y avait, à la pliure des deux parties, une sorte de bouton rouge et un petit loquet pas bien loin.
       " Tiens, vous avez vu ça ce machin, fit Tim Thelate qui manipulait le dernier appareil.
       - Peut-être un casse-noix extraterrestre, hasarda Punch.
       - Ou un boomerang à sens unique, fit observer Lipstick.
       - Ou bien une sorte d'arme, spécula la MOA.
       - Avec un peu de pot, ça fait de la lumière ! Exposa Ben Bodybag. Tiens, regarde le bouton.
       - Attends, attends, je crois que j'ai compris, fit Tim, tout excité. Je crois que c'est une lanterne magique portative ! Il faut coller son œil devant le trou là, et appuyer sur le bouton, et alors, on voit toutes sortes de choses merveilleuses !
       - Enfin, merveilleuses pour eux. Vous avez peut-être raison, je me demande quelle vision du paradis peut avoir ce peuple, rêva le capitaine.
       - Si vous le permettez, j'essaie moi-même, et je vous raconte. Alors allons y... Ah, le bouton est coincé. Attendez, ça doit être le petit loquet ici... Voilà. Alors un, deux, tr...
       - PSZHLOFTshhhhh... "
       En une ridiculement brève fraction de seconde, la tête du redshirt explosa en une masse de chair calcinée, projetant des morceaux de crâne roussi sur le reste de la petite troupe. Un trait de lumière avait traversé de part en part la cervelle peu avisée de Tim Thelate, et fini dans le mur du fond, formant un trou large d'une paume et fort profond suintant de lave refroidissant rapidement. Le corps sans figure tomba en avant, aux pieds et anneaux de nos amis.
       " Hum... Eh bien, effectivement... Maintenant, il a des visions du paradis. En tout cas, vous aviez raison, MOA, c'est bien une arme.
       - Indubitablement, capitaine.
       - Et quelle arme ! Par le Blanc-Tétin de Banakal, si j'avais pu me douter qu'un si petit appareil recelait tant de puissance... C'est incroyable.
       - Et ce qui m'étonne encore plus, nota Ducond avec un certain sens des réalités, c'est que l'extraterrestre nous ai attaqué au couteau, alors qu'il avait une telle arme en sa possession.
       - Mais c'est ma foi vrai ce que vous dites. Comme c'est mystérieux, il aurait pu sans peine nous faire subir le même sort qu'à Tim.
       - Ah, ce pauvre Tim, quel cruel destin "
       Et sur ces paroles, Lipstick entonna un chant elfique pour le repos des morts. Selon les critères de sa race, elle n'était guère douée pour le chant, mais c'était bien assez pour émouvoir un auditoire ne comportant aucun elfe. Chacun y alla ensuite d'un petit mot, d'un compliment, d'une anecdote illustrant les qualités du défunt, n'hésitant pas à en inventer pour l'occasion. Et lorsque ce fut fini, on procéda à l'ultime hommage rendu traditionnellement à un compagnon perdu : on le fouilla et se partagea ses biens.



    26 ) Size does matter

       DS 665.3


       C'est après une dure journée de travail, faisant suite à une autre longue journée de travail, que Diana Trouille alla se coucher. Elle avait pensé que son état d'épuisement lui ouvrirait rapidement les portes du domaine des songes, mais Morphée n'eut point cette obligeance. Elle avait fait tout son possible, durant la journée, pour remplir au mieux son sacerdoce, et c'était pour elle difficile. Une sacerdoce qui consistait principalement à empêcher le docteur d'amputer plus de membres que nécessaire et à prendre des décisions hasardeuses en ayant l'air de savoir parfaitement ce que l'on faisait. Elle avait pris la décision de retourner à sa cabine lorsqu'il lui était devenu impossible de cacher plus longtemps ses doutes à son équipage. Ses doutes, c'était un euphémisme : elle était certaine que ce n'était pas deux jours qu'il faudrait pour réparer le vaisseau, ni deux semaines, ni même deux ans. Elle pouvait imaginer, avec une macabre précision, l'état de cette grotte dans quelques temps, lorsque l'astronefs tomberait en morceaux parmi les squelettes blanchis de ses compagnons. Périraient-ils avec dignité ? Tenteraient-ils de manger les champignons et bêtes indigènes, et mourraient-ils de diarrhée en se tenant le ventre ? Ou bien finiraient-ils par se manger les uns les autres ? Le dernier irait-il jusqu'à s'amputer pour survivre quelques jours de plus en se nourrissant de sa propre chair ? Ou bien alors En tout cas, le Disko était foutu. L'équipage du Disko était foutu. Le capitaine Punch était allé trouver la mort dans son tunnel comme un chat cherche un terrier pour crever loin du regard de ses maîtres, et maintenant, tous ces gens se tournaient vers elle. Parce qu'elle avait l'Autorité. Le Savoir. La Sagesse. Les Saintes Barrettes Sur Les Epaules. Mais ce qui lui manquait le plus dans cette triste situation, c'était qu'elle n'avait personne au-dessus d'elle à blâmer. C'était injuste.
       Mais quelle idée j'ai eue de m'engager ? Se demanda-t-elle en se retournant dans sa couchette. Une question qu'elle se posait du reste tous les soirs, tous les matins, et plusieurs fois par jour, chaque jour, depuis qu'elle avait endossé l'uniforme. Constatant qu'elle n'arriverait pas à trouver le sommeil, elle se leva et repartit dans les couloirs hostiles de son astronef agonisant, en quête d'une épaule compatissante sur laquelle pleurer. Sans avoir trop choisi l'itinéraire, ses pas la menèrent jusqu'à la cabine de Pleinechope Troisbras, qui faisait fonction d'ingénieur en chef.
       " Toc toc !
       - Euh... 'trez.
       - C'est moi.
       - Mes respects capitaine.
       - Euh... repos. Mais vous savez, je ne suis pas capitaine. Je suis commandeur, trois boutons, là, c'est commandeur.
       - Sauf votre respect il est clairement stipulé dans le règlement de l'Astrocorps que l'officier commandant un astronef doit être appelé capitaine, et ce quel que soit son grade.
       - Ah bon ?
       - Je suis formel. D'ailleurs, j'ai le manuel par là...
       - Je vous crois, je vous crois.
       - C'est capitaine-la fonction, et pas capitaine-le grade.
       - Ah, d'accord.
       - Sinon, c'était pourquoi ?
       - Euh... Oui, je venais savoir ce que vous pensiez de l'avancement des travaux. On aura fini quand ?
       - Eh bien, ça dépend de ce que vous appelez fini. Disons qu'on a réussi à repressuriser les sections les plus critiques, on a dégrippé les répulseurs gravistatiques, toutes les cellules ont l'air en état de marche. Et le bruit qu'on entend là, c'est l'équipe des propulseurs qui tente de faire rentrer une sphère chronitron dans son logement à coups de marteau pneumatique. Quand ce sera fait, nos propulseurs seront comme neufs.
       - Ah bon ?
       - Si l'on n'avait pas les problèmes bloquants cités à juste titre par la MOA, c'est à dire les tubes d'injection thaumiques du circuit principal et le convecteur central des extracteurs de phlogiston, on pourrait dire en étant généreux que le Disko est en état de fonctionner.
       - Oh ? Mais vous avez vu le bordel que c'est dans les couloirs ? Vous avez vu les trous dans la coque ?
       - C'est vrai que c'est impressionnant, mais c'est moins grave que ça en a l'air. Disons que le strictement indispensable fonctionne, ainsi qu'une grande part de ce qui est quasiment indispensable, et plusieurs éléments qui sont simplement très important.
       - Et les toilettes ?
       - Les toilettes fonctionnent, capitaine.
       - Ah, bon, c'est l'essentiel(6). Mais dites-moi, elle est bien votre cabine.
       - Euh... oui, n'est-ce pas.
       - Elle est très bien même. Spacieuse, bien arrangée, et tout.
       - Oui, j'ai fait venir quelques meubles de ma mine natale, qui est...
       - Très spacieuse. Immense, même. Bien plus que la mienne. Une vraie cathédrale...
       - Vous croyez vraiment ?
       - Il y a quoi, dix, douze brasses carrées ? C'est amusant, j'étais venue il y a quelques mois, elle était bien plus petite.
       - Je n'ose le croire, peut-être la votre est-elle plus encombrée, ou bien l'habitude...
       - C'est ça, foutez-vous de ma gueule. Vous avez abattu une cloison, pas vrai ?
       - Mais non capitaine !
       - Ah non ?
       - Pas le moins du monde je n'ai abattu la moindre cloison, capitaine, je vous en fais le serment, foi de nain, sur ma barbe et mon marteau.
       - Barbe et marteau ? Bon, je suis bien forcée de vous croire. Sans doute la fatigue qui me joue des tours...
       - Oui, c'est sans doute ça. Vous devriez rentrer vous cou...
       - Eh mais... J'y songe, vous êtes enchanteur !
       - Je préfère dire " spécialiste en...
       - Dites-donc, vous n'auriez pas agrandi votre cabine par magie, vous ?
       - ... ben...
       - Si je me souviens de mes cours d'altération appliquée, il doit y avoir un inflateur quelque part. Ah mais ça y est, je vois où c'est... C'est ce dispositif que vous avez calé contre ce tuyau pour pas qu'on le voie. Et je parie que cette ligne de puissance va directement à la timonerie !
       - Ben...
       - Vous siphonnez l'énergie du vaisseau pour vos petites aises, c'est lamentable. Alors même vous, un nain, un officier, vous truandez ! Quelle honte.
       - Hum. On aime tous avoir notre petit confort. Les vols sont si... longs... Et puis, le générateur peut fournir une énergie infinie, alors c'est pas vraiment du vol.
       - Oui, je vois. Eh bien mon gaillard, je vais me faire le plaisir de faire un rapport sur votre indigne comportement dès que nous serons rentrés. A moins qu'on arrive à un petit arrangement.
       - Un petit arrangement ?
       - ça prendrait longtemps à installer, un inflateur comme ça, dans une pièce de la taille... disons, de ma cabine ? "



    27 ) De la passion méconnue des méduses pour le golf

       DS 665.1


       Et pendant que Diana tirait le meilleur de son équipage, usant pour ce faire de méthodes que la morale réprouve mais que l'efficacité conseille, l'équipe d'exploration avançait toujours plus profond dans un réseau des ruisseaux souterrains et des puits de mine. Ils avaient un peu dormi, beaucoup marché, fait pas mal d'entailles sur les murs, et commençaient à craindre pour leurs provisions d'huile à lampe.
       C'est au détour d'un tunnel rectiligne(7) qu'ils se trouvèrent nez à rien avec deux créatures parfaitement semblables au quadrupède qu'ils avaient croisé et occis quelques heures auparavant.
       " Mes amis, je viens en paix ! ", proclama Punch, peu rassuré.
       " Longue vie aux combattants ! ", répondirent de conserve les deux extraterrestres, avant de charger, la dague au poing.
       Deux flèches partirent simultanément, atteignant chacun une des billes de bille au même endroit que la première fois, et avec le même résultat. La suite se déroula conformément à l'usage maintenant établi, consistant à récupérer le matériel, puis on se remit en chemin.
       " Je n'y connais rien en mœurs extraterrestres, reconnut Ducond avec honnêteté, mais il ne me semble pas que ces gentlemen fassent preuve d'un penchant spontané pour la concorde universelle et l'entente entre les races.
       - C'est peut-être que nous interprétons mal leurs actes, hasarda Lesfleurs tout en rangeant son arc.
       - C'est à dire ?
       - Eh bien, peut-être qu'ils lèvent leur poignard en guise de salutation, et qu'ils s'avancent vers nous afin de mieux nous connaître. Peut-être que " longue vie aux combattants " est une sorte de bénédiction qu'ils nous lancent.
       - Cette hypothèse me semble douteuse, répliqua la MOA tout en rangeant son propre arc, qui était fait en os de démon Baatezbüb, en cornes ichoreuse de diable Gh'nryhx, et en boyau de Dragon Barbelé des Tréfonds.
       - Oui, eh bien c'est une hypothèse. C'est histoire de parler. En tout cas, joli tir. Votre arc a l'air puissant.
       - Par une nuit de Walpurjys, la nuit de l'effroi et des pactes immondes, tandis que les astres propices s'assemblaient dans les cieux, j'ai évoqué la protection des dieux du mal. Tandis qu'agonisaient autour de nous cent nourrissons bêlants de Nakodzor, épandant leur sang globuleux sur le Pentagramme de Cristal de la Grande Tour des Affres, je fis fabriquer cet arc par un des meilleurs armuriers de Nos-Kelabos, la Cité de l'Eternelle Ténèbre, à partir des restes de mes ennemis, que leurs âmes bouillonnent à jamais dans les chaudrons de Naong.
       - Wao.
       - Il a tendance à tirer un peu trop à gauche. Quand je relâche la flèche, vous voyez, elle se plie trop et part dans le mauvais sens. Il m'en faudrait des plus rigides, mais...
       - Ah bon. Mais quel intérêt pour une... euh... méduse ? Le tir à l'arc ? Enfin, je veux dire, vous avez une arme autrement plus... Hein ?
       - C'est un point important que vous soulevez, en effet, beaucoup de méduses pratiquent cet art. Selon la version la plus commune de l'histoire, cette coutume s'est répandue afin de disposer d'une arme contre les guerriers aveugles, ou bien ceux qui utilisent la vieille ruse du bouclier poli, ou bien encore contre les créatures qui sont immunisées contre notre regard paralysant.
       - Ce qui me semble frappé au coin du bon sens.
       - Toutefois, mon expérience personnelle m'a convaincue que lorsqu'on vit seule dans un temple en ruine au fin fond d'une région reculée, on a tout intérêt à se trouver une passion pour un sport individuel à l'apprentissage aussi long que possible. J'ai connu une consœur, par exemple, qui pratiquait le golf à un niveau international.
       - Le golf ?
       - Elle était redoutable sur les longs drives. Je l'ai vue descendre un paladin en armure à cent brasses.
       - Sans blague ?
       - En fait, nous sommes favorisées dans cette discipline, par le fait que nous disposons d'une assise au sol plus large que les bipèdes, ainsi que d'une colonne vertébrale plus souple. Cela favorise la stabilité ainsi que l'amplitude du swing.
       - Evidemment.
       - Dis-moi Lipstick, intervint soudain le capitaine, ta théorie sur les intentions mal comprises des indigènes, là, c'était du sérieux ?
       - Oh moi, je disais ça, c'était pour parler. Pourquoi ?
       - Eh bien, j'aperçois encore quatre de ces charmants personnages, là-bas, je pensais que tu voudrais peut-être en avoir le cœur net.
       - Ah tiens, c'est vrai. "
       Effectivement, ils venaient de pénétrer dans une salle biscornue, pleine de concrétions sculptées de motifs obscènes et blasphématoires figurant une légion d'abominables personnages figés dans des rictus morbides et emmêlés dans une sarabande démoniaque(8). Comme l'avait signalé le capitaine, un quarteron de quadrupèdes y faisait du tourisme, admirant les restes de polychromie si typiques de l'art pariétal Akereb-les-Minéen du domérien postérieur. Ils n'avaient visiblement pas vu ni entendu approcher nos héros, malgré le raffut qu'ils faisaient en se déplaçant.
       " Je ne suis pas sûr que ce soit très prudent de nous approcher, chuchota Lesfleurs.
       - Je vais y aller, capitaine, se proposa le brave Gus Gonaway. Je voudrais contacter ces créatures, je pense que je peux les amadouer !
       - Ah, jeunesse, comme je vous envie... Allez-y, mon ami, on vous observe. "
       Avec une touchante gratitude, le gentil Gus quitta le groupe et s'avança, bien droit et sans peur visible, en direction du groupe d'extraterrestres. En guise de salut, il tira de sa ceinture la dague qu'il avait prise sur le corps d'un des autochtones morts, et la brandit bien haut en articulant soigneusement :
       " Longue vie aux combattants ! "
       Aussitôt, les quatre se figèrent, le dévisagèrent avec un dégoût visible, semblèrent hésiter, puis lui rendirent son salut sous la même forme, avant de courir vers lui.
       " Ah ah, c'est là que tout se joue, s'enthousiasma le capitaine. Voyons comment ils l'accueillent.
       - Je persiste à penser qu'ils sont hostiles, lâcha la MOA avec l'air de s'ennuyer profondément.
       - Mais non, vous allez voir, prophétisa Lipstick, ils vont l'entourer et le... le... ouh... Oulà...
       - Aïe aïe aïe. Pauvre Gus... Ouh, vous avez vu ce qu'ils... ohlàlà...
       - Alors ça, ça doit faire vraiment mal.
       - Mais brièvement.
       - En tout cas, j'avais raison, dit la MOA.
       - Au temps pour moi, admit Lipstick.
       - Eh, ils viennent par ici. En collaboration avec le client, le cabinet Mac Swinney et autres est d'avis qu'ils nous ont vus.
       - Correct. C'est le moment de voir si on se débrouille avec leurs armes étranges. "
       Il advint qu'ils se débrouillaient.



    28 ) Contact

       DS 665.9


       " Ayé, c'est branché. Capitaine, capitaine !
       - Je suis là, inutile de hurler.
       - J'ai terminé les branchements, on va pouvoir enclencher le commutateur et alimenter les circuits.
       - Je suis impatiente de voir ce que vous avez fait avec ce tas de rouille, Pleinechope. "
       Avec une satisfaction non dissimulée, le nain couvert de vieille poussière et de cadavres d'insectes desséchés (car il avait rampé longuement dans des conduits insalubres qui n'avaient sans doute jamais reçu la visite d'une équipe d'entretien depuis la construction du Disko) émergea, cul en premier, de l'orifice minuscule dans lequel il s'était faufilé, un tournevis à la main. Il se dirigea ensuite vers une collection incroyable de boîtes de cuivre et de bakélite, couvertes de boutons, lampes, cadrans et rhéostats gradués avec imagination par des artisans gradueurs à l'esprit aussi tordu que leurs graduations. Très excité, le porte-barbe se dirigea vers la boîte du haut, et actionna une petite manivelle, ce qui eut pour effet de déplacer un curseur et de déclencher le souffle d'un petit ventilateur caché là, quelque part, dans le tas. Il appuya sur trois boutons, qui se relâchèrent tous seuls quelques secondes après qu'il les eut enfoncés, brancha deux fiches, souleva un petit clapet pour y glisser un cavalier d'étain, tourna une autre manivelle dans le sens antihoraire afin d'allumer quelques lampes, puis, tout fier, annonça :
       " ça marche !
       - Vous êtes sûr ?
       - Je vous garantis que la fiabilité du congrueur principal est égale à ce qu'elle était avant l'accident.
       - Vous trouvez que c'est un critère ? Bon, ce n'est pas le moment de l'esprit, vous avez fort bien travaillé. Nous avons rétabli un point central d'où commander le navire, c'est un beau résultat. Si aucun imprévu ne vient nous distraire, nous aurons fait le plus gros dem...
       - Capitaine, capitaine !
       - Pfff... C'est lassant. "
       Un cosmatelot, que Diana aurait pu plausiblement jurer n'avoir jamais vu de sa vie (mais elle ne connaissait pas tout le monde à bord du Disko), venait d'arriver en courant dans ce que les ingénieurs congruistes appelaient " salle de production ", pour des raisons mystérieuses connues d'eux seuls, et qui abritait les activités mystérieuses du congrueur central. Le messager semblait pressé.
       " Capitaine, une de nos patrouilles d'abords a rencontré un indigène.
       - Ah bon ? Bien, continuez les tests, je descends voir de quoi il retourne. "
       Elle laissa les congruistes à leurs palabres abstrus. Parmi le personnel du Disko, ces gens formaient une congrégation à part. Ils étaient une douzaine tout au plus, généralement jeunes, ayant en commun le teint gris, la barbe courte et la tendance à l'embonpoint. De l'extérieur, il semblait qu'ils ne dormaient pas, ne mangeaient pas, n'avaient qu'une considération polie pour la gent féminine, n'avaient pas la moindre notion de hiérarchie et engloutissaient à eux seuls la moitié de la production de café du bord. Ils avaient peu de rapport avec le reste de l'équipage, et leur conversation était de toute façon peu recherchée, tant ils semblaient incapables d'aborder d'autres sujets que la science des congrueurs et les blagues compréhensibles des seuls congruistes. Lorsqu'on leur posait une question en rapport avec leur art, et ils vous toisaient longuement, cherchant visiblement des mots simples pour vous expliquer que " cette machine fait des sortes de petits paquets, et les envoie dans ce gros fil, mais des fois les paquets s'emmêlent, et c'est ça une erreur 142 ". Aussi curieux que cela puisse paraître, la MOA elle-même craignait les mystérieux pouvoirs de cette secte, s'adressait à eux avec respect et estimait doctement que sans eux, le vaisseau serait incapable de voler, de renouveler l'air, ou tout simplement d'évacuer les déchets organiques. Sans qu'elle fut étayée par plus d'explication, cette opinion était devenue dominante parmi l'équipage, aussi évitait-on généralement de contrarier les congruistes lorsqu'on les croisait.
       Diana parvint au champ de débris vaguement conique sur lequel le Disko était juché, et dévala le chemin qu'on avait pris soin de rendre praticable. Tout en bas, une bonne partie de l'équipage s'était assemblé en cercle, qu'elle fendit en faisant péter ses galons, comme du reste c'était son droit le plus strict. Au milieu, il y avait un drôle de bonhomme à quatre pattes, que je m'abstiendrai de vous décrire. Sa combinaison caoutchouteuse était percée de six carreaux d'arbalète. Les arbalétriers avaient disparu, ou avaient soigneusement dissimulé leurs armes. Elle demanda des explications au brigadier commandant la patrouille, un redshirt expérimenté nommé Al Controldel.
       " Qu'est-ce qui s'est passé ?
       - C'est ce type, enfin, cette espèce de type. On l'a vu traîner aux alentours, alors on l'a appelé, pour voir ce qu'y voulait.
       - Et ?
       - Ben, il a levé son couteau. Et puis il a couru vers nous. Ah ouais, il beuglait je sais pas quoi...
       - ...vivez long et prospérez, un truc du genre...
       - ...oui, enfin bref, il nous a courus dessus. Alors on a paniqué, enfin je veux dire, il y a certaines personnes qui ont paniqué, et il est possible que dans la confusion, quelques projectiles soient partis.
       - Vous étiez combien dans cette patrouille ?
       - Six, capitaine. Pourquoi ?
       - Bon, de toute évidence, il est trop tard pour s'excuser. Si ça se fait, il était hostile, et vous avez bien fait. Fouillez-le, qu'on sache s'il était armé. "
       Quelques secondes plus tard, car nos sauvageons avaient sans doute quelque expérience à cet exercice, ils présentèrent au capitaine par intérim le résultat de leurs recherches.
       " Quels articles bien étranges. Regardez ceci, je me demande à quoi ça peut servir.
       - Et ça, capitaine, regardez...
       - Oui Al ?
       - Ma tête à couper que c'est une sorte de kaléidoscope extraterrestre ! Ma vieille mère en vendait à une époque, ah, magie de l'enfance...
       - Comment ça marche ?
       - Vous voyez, on regarde par le trou là, on appuie sur le...
       - ZZZspROULISshhtt... "
       Le corps mutilé d'Al Controldel tomba dans les graviers, les bras en croix, soulevant des cris d'horreur et de consternation.
       " Uh... Je crois que je vais... beuah...
       - Quelle horreur !
       - Bralic, votre avis ?
       - Ben, sans la tête, pour sûr, y va marcher beaucoup moins bien.
       - Je voulais dire, sur notre situation.
       - Ah ouais, une explosé tactique. Ben, si eul'zoziau à bille de clown était seul, c'est plus guère un problème. Mais si que y ramène son père, sa mère, ses frères z'et ses sœurs pour le venger, et si que y z'ont tous des explose-citron comme ça, ben, on est dans la merde.
       - C'est aussi mon opinion.
       - Jusqu'à la glotte.
       - Exactement. Montez un périmètre de défense autour du vaisseau, établissez des tours de garde, distribuez les armes, les cottes de maille et les potions, cette affaire commence à sentir mauvais.
       - Ouais. Comme eun'odeur eud'porcinet grillé. "



    29 ) Le peuple du fortin

       DS 666.4


       " Capitaine, je proteste ! Je suis titulaire d'un certificat établi par le médecin du travail de Jameson Horowitz Malefoy McFinnis Jzdobrinjewszky Partners & De Portnawakz International Tradesman Globalco Consulting Associates Co. Ltd © GMBH, qui stipule qu'en raison d'une arythmie cardiaque, je suis inapte au port de charges lourdes ainsi qu'à la marche-course !
       - J'en prends bonne note, cependant je ne suis pas certain que votre certificat impressionnera beaucoup ces gentlemen qui nous poursuivent, je vous suggère donc de continuer à courir. "
       Peu après les quatre indigènes trouvés dans la grotte, le capitaine et ses compagnons avaient découvert un groupe de huit, qu'ils avaient défaits après un combat furieux, puis une section de seize qu'ils avaient décimée du mieux qu'ils avaient pu, puis une troupe de trente-deux devant laquelle ils avaient fui, et qu'ils pensaient bien avoir éradiquée peu à peu, puis une nuée hurlante de soixante-quatre quadrupèdes persuadés contre toute logique que les combattants étaient promis à une longue vie, et qu'ils espéraient avoir semée après lui avoir infligé quelques pertes mineures(9). C'est alors qu'ils étaient tombés sur une compagnie de cent vingt-huit de ces belliqueux personnages, campant dans un champ de lichens, et qui s'étaient comporté de la façon que vous imaginez. Ils s'étaient alors retrouvés à cours de munitions pour les armes à énergie, par bonheur, ils avaient pu prendre la tangente dans un étroit boyau, et la MOA avait pétrifié le groupe de tête, formant un bouchon rocheux qui avait empêché les autres de poursuivre plus avant. Après avoir soufflé un peu, ils avaient découvert sans surprise et avec résignation un village de deux-cent cinquante-six extraterrestres, qu'ils avaient tenu en respect à la rapière et au gourdin. Puis plus loin, une citadelle peuplée de cinq cent douze guerriers de la même eau, ceux-là même qui les poursuivaient maintenant.
       Cela faisait un bon moment qu'ils progressaient à vive allure dans une série de grottes hautes de plafond soutenues par d'épais piliers de concrétions, étonnante formation géologique qui ne semblait pas avoir de fin. La flore luxuriante de cette forêt souterraine à la floribondité généreuse aurait occupé des générations de mycologues distingués, et la faune aurait sans doute passionné les chasseurs de tous poils, tant elle était variée, bariolée et dangereuse. Néanmoins, elle constituait bien le cadet des soucis de nos cosmatelots, traqués dans ces étranges salles puant la spore et la moisissure.
       " Longue vie aux combattants !
       - Là, encore un ! "
       Une énième flèche partit de l'arc de Lipstick, qui trouva la poitrine du bestiau.
       " C'était la dernière flèche.
       - Tiens, là-bas, on dirait des constructions, dit la MOA (qui ne manifestait guère d'intérêt pour la situation).
       - Allons-y, on tiendra plus facilement là-dedans qu'en terrain découvert.
       - Ah, là, il y en a encore !
       - Et là... Et là, une douzaine... Attention...
       - Fuyez vite !
       - Il en arrive de partout !
       - Mais je suis épuisé !
       - Courez en silence, ou mourez en silence, mais je vous en conjure, taisez-vous. Allez, encore un effort. "
       Oubliant leur fatigue, ils se dirigèrent aussi vite qu'ils purent vers la construction en question. Il s'agissait d'une sorte de caravansérail circulaire de cent pas de diamètre environ, protégé par de lisses murailles légèrement inclinées, au-dessus desquelles on avait assemblé des sortes de merlons métalliques, provenant manifestement de matériel de récupération. Sept tours de guet ressemblant à autant de tuyaux de poêle surveillaient la plaine environnante. La muraille ne permettait pas de deviner le contenu de la forteresse, mais deux larges tubes accolés l'un à l'autre en partaient verticalement, pour se planter dans la voûte. C'est alors qu'ils s'approchaient qu'ils s'aperçurent de deux détails pouvant avoir leur importance. En premier lieu, le castel était peuplé. Ensuite, des tirs d'arme à énergie en provenaient, et passaient au-dessus de leurs têtes avec des " wiiiii " et des " piouuu " et des " pitchipitchipitchi ", accompagnés d'un superbe spectacle pyrotechnique multicolore composé de rayons entrecroisés et d'étincelles intermittentes, qui illuminaient maintenant largement leur portion de grotte.
       " Ils nous canardent, les salauds !
       - Je trouve que pour un auditeur
       Vous n'êtes guère observateur
       Si vous étiez meilleur stratège
       Vous verriez bien qu'ils nous protègent.
       
    - C'est pourtant vrai, ils tirent sur nos poursuivants. Hardi, mettons-nous à l'abri de ce fortin providentiel ! La porte nous en est grande ouverte... "
       Et mettant ses propres ordres en pratique, le capitaine fut le premier à prendre la fuite et à franchir l'étroite poterne de fer épais qui était la seule entrée visible. Ses compagnons, l'un après l'autre, pénétrèrent dans la cour, et on referma l'huis derrière eux.

       Ils étaient dans une cour composée de gradins peu élevés faits d'une pierre grise qui semblait avoir été coulée, ou bien taillée dans un bloc unique. Les défenseurs, dont beaucoup s'activaient aux remparts, se comptaient au nombre d'une cinquantaine, au moins. Le mur d'enceinte était bien plus épais qu'ils ne s'y étaient attendus, et dans cette épaisseur, on avait creusé de fortes casemates servant d'abri à ceux qui n'avaient pas l'envie, la compétence ou le matériel requis pour se battre, et qui étaient sans doute aussi nombreux. Par terre, on trouvait des caisses à la drôle de forme, des sacs en forme de sacs, et tout un bric-à-brac d'objets à divers degrés d'oxydation et d'usure, et dont aucun n'éveilla chez nos héros fourbus la moindre lueur de compréhension. De petits groupes s'étaient formés autour de feux, comme c'était manifestement de coutume dans toutes les armées. L'agitation sur le chemin de ronde ne semblait pas les concerner, pourtant, de temps en temps, un de ces gaillards, pour quelque raison qui ne regardait que lui, prenait son arme, montait au créneau avec lassitude, et prenait la place d'un autre qui descendait, tout aussi fatigué.
       Quelle apparence avaient ils ? Ah, c'est compliqué. Vous connaissez sans doute ce jeu de mémoire que les rédacteurs en manque d'imagination glissent dans les pages de leurs magazines, et qui consiste, dans une collection hétéroclite d'objets dessinés par un artiste médiocre, à rassembler les paires similaires. Eh bien, à voir les individus bizarres qui peuplaient le fortin, on était irrésistiblement conduit à jouer à ce même jeu, tant il était difficile d'en trouver deux qui appartiennent, de près ou de loin, à la même espèce.
       Celui qui avait actionné la porte était un truc conique de deux pas de haut, bleu clair, avec trois jambes, autant de bras télescopiques et une sorte de plante qui lui poussait sur le sommet, qui devait contenir ses organes sensoriels.
       Il était copain avec un petit singe sautillant, au visage encadré de soies marrons, et équipé d'un bec puissant et multicolore.
       Dans la cour, on remarquait un gentleman au corps lenticulaire, juché sur cinq pattes, et dont le thorax se dressait verticalement, supportant fièrement deux faisceaux de pattes préhensiles qui devaient être fort agiles, et une tête constellée d'une myriade d'yeux voyant dans toutes les gammes du spectre lumineux.
       Sur le rempart, on trouvait notamment un colosse beige rappelant, par sa stature, un troll, mais qui n'aurait pas eu de tête. En fait, les apparences étaient trompeuses, ses quatre membres étaient semblables, servant indifféremment de bras ou de jambe, et portaient des capteurs ultrasoniques. Avec surprise, on s'apercevait que la bouche était une ouverture cruciforme située sur ce que l'on prenait, au premier abord, pour un ventre.
       Une pitoyable créature se traînait, sur ses courtes pattes arrière et sur les phalanges de ses encombrantes ailes membraneuses, qui ne lui étaient d'aucune espèce d'utilité dans cet environnement à l'air raréfié. Sa tête allongée portait une grande protubérance aplatie, qui devait lui servir de dérive lorsqu'il volait.
       Il y avait une limace de deux pas de long sur un pied de large, se déplaçant assez vite sur deux rangées de pattes minuscules.
       La limace semblait se disputer avec l'occupant d'un aquarium fixé sur une machine roulante. En se rapprochant, on s'apercevait que l'occupant était une sorte de méduse(10) orange, large comme un avant-bras et garnie de longs filaments à petites sphérules urticantes.
       Un des plus étonnants de ces protagonistes adoptait vaguement la forme d'un hamburger dont la surface évoquait la peau d'un cornichon un peu racorni, et dont tout le pourtour n'était qu'une bouche circulaire, piquée de fines protubérances chitineuses évoquant la dionée gobe-mouche, ou bien les pédoncules oculaires des coquilles Saint-Jacques.
       Il y avait aussi une pulpeuse femelle à la peau bleue, dépourvue de toute pilosité (ce qui se pouvait aisément vérifier, sa culture ignorait visiblement la plus élémentaire notion de pudeur) que la nature avait nantie d'avantages bien appétissants, au nombre de trois. Elle canonnait avec rage contre les quadrupèdes de l'extérieur, armée d'un énorme tube noir qui avait l'air terrible, et faisait grand effet sur notre capitaine (l'arme et la nana, en fait).
       Un crocodilien, dressé sur ses pattes arrières, paraissait rugir des ordres en agitant ses membres libres, profitant de sa très haute stature pour dominer la situation. Il parut soudain s'apercevoir de la présence d'intrus, et s'approcha d'un pas puissant. Il se déplaçait comme si tout son être n'était fait que d'os, de muscles et de dents. Des dents, un océan de dents incroyablement blanches et pointues, voilà à quoi faisait penser la gueule immense du terrible saurien qui s'avançait maintenant, menaçant.
       " Bonjour, bonjour, malheureux voyageurs. Excusez l'impolitesse de ma question, mais au fait, êtes-vous amis ou ennemis ?
       - Euh... amis. Nous venons en paix...
       - Alors, soyez les bienvenus, amis ! Profitez de notre pauvre hospitalité, je vous en priez, mettez-vous à l'aise. Je crains hélas que vous ne tombiez fort mal, car hélas, nous ne sommes pas moins menacés que vous, comme vous pouvez le constater.
       - Ah, croyez que si nous vous mettons dans l'embarras avec ces peu civils indigènes qui nous poursuivent, j'en suis navré...
       - Vous ne nous mettez pas plus dans l'embarras que nous n'y étions déjà, hélas, les Frémistes sont nos ennemis depuis longtemps, et cette escarmouche n'est ni la première, ni la dernière que nous aurons avec eux, je le crains. Ah, mais je manque à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté ! Je suis Zorkan Eautrouble, gentilhomme de fortune, déclamateur de vers kyôs à la mode de Skoonpalatar de par ma profession et guerrier par le fait des hasards de la vie.
       - Je suis pour ma part le capitaine James T. Punch, commandant l'USS Disko, et nous vous apportons les salutations fraternelles des peuples de la Terre. Et j'ajoute que moi ainsi que mes compagnons sommes bien aise de trouver enfin un havre accueillant et un hôte civilisé sur cette planète hostile.
       - Hélas, nous vivons une triste époque en un triste lieu. Ah, on dirait que ça se calme. Venez à l'intérieur, je vais vous introduire à l'honorable Brok le Barboozéen, notre chef. "



    30 ) Les mines du nain

       DS 666.0


       Tout en progressant dans l'infini labyrinthe des couloirs circulaires et concentriques du Disko, le capitaine par ordre et son ingénieur en chef de fortune devisaient de choses et d'autres, car le chemin était fort long.
       " ...quand même, ça doit être un bel aboutissement pour vous de commander aux destinées d'un si puissant astronef et de son équipage.
       - Si chez les nains, le terme " aboutissement " est synonyme de " source sans fin de tracas et de maux d'estomac ", on peut dire qu'effectivement, je suis gâtée.
       - Ah ? ça vous déplait donc d'être capitaine ?
       - Mais j'ai rien demandé à personne moi. Ça m'est tombé dessus comme ça, je préfèrerais cent fois être à votre place qu'à la mienne, et je préfèrerais cent fois n'avoir jamais entendu parler de l'Astrocorps qu'être à votre place.
       - Ah tiens ? Vous me surprenez, je m'imaginais que votre position était le fruit d'une ambition ancienne et d'un plan de carrière rondement mené, et qu'elle n'était qu'une étape vers le fauteuil du capitaine.
       - Pas le moins du monde.
       - C'est pourtant un noble objectif pour un militaire.
       - Mais JE NE SUIS PAS militaire ! Je suis là par hasard.
       - Ah bon ? Comment peut-on devenir officier supérieur par hasard ?
       - J'en suis encore à me poser la question.
       - Racontez-moi, a l'air intéressant.
       - Vous êtes sûr ? Je ne suis pas convaincue que ce soit très bon pour nous tous, dans la situation où nous nous trouvons, de vous révéler mes tristes origines.
       - Allez-y, je ne le dirai à personne. Parole de nain. Hache de bois, hache de bronze, si je mens je me fais bonze.(11)
       - OK, vous l'aurez voulu. Alors donc, voici trois ans, je gagnais ma vie en aidant ma vieille mère, qui tenait un petit commerce à Potegaïa, qui se trouve être ma ville natale, sur une île Bardite de la mer des Cyclopes.
       - Et c'est là que vous avez découvert votre passion pour l'espace infini.
       - Non, c'est là que j'ai découvert que mon mari était un enfant de... Bref, pour des raisons diverses et variées mais parfaitement légitimes, je l'ai quitté, et il se trouve qu'à Potegaïa, il n'y avait à l'époque pas beaucoup d'or à faire dans le commerce familial, de telle sorte que notre échoppe périclitait lentement.
       - Laissez-moi deviner, vous vendiez des armes, et le retour de la paix a ruiné votre affaire.
       - Eh bien, si vous considérez qu'une aiguille est une arme et qu'un dé à coudre constitue un bouclier efficace, effectivement, nous faisions le commerce des armes. Mais par chez nous, on appelle l'habitude d'appeler ça une mercerie.
       - Une mercerie.
       - Un honnête métier, et fort utile, sauf qu'à Méthylène, la mode est à la toge, ce qui fait que les boutons et passementeries se vendaient mal. Bref, me retrouvant seule avec la charge de ma mère et de mon jeune fils, il fallut bien vite que je trouve une source de revenus. Et j'entendis parler de l'Astrocorps. Ah, que les dieux ne m'avaient-ils pas fait le précieux don de la surdité ! A ce qu'on disait, ils embauchaient toutes sortes de professionnels, et je me suis dit qu'une bonne couturière avait toujours de l'ouvrage à proximité d'une grande concentration d'hommes aux gros doigts boudinés que l'on punit sévèrement s'il leur manque un bouton de guêtre.
       - Voici qui semble bien raisonné. Et puis, qui sait, l'un de ces hommes aurait pu faire un père valable pour votre enfant. Un fonctionnaire avec une situation assise, c'est un bon parti.
       - Arrêtez de parler comme ça, vous me rappelez maman. Alors donc, je fais le long voyage depuis chez moi jusqu'à l'astroport, je vais pour proposer mes services, et je rencontre un recruteur. Ou une recruteuse, c'était difficile à voir.
       - Ah oui, cette vieille gnomesse à moitié cinglée, je m'en souviens moi aussi.
       - Je lui parle de moi, je lui dis avec franchise ce que je fais dans la vie, quelles sont mes qualifications, et j'ai pas fini trois phrases qu'il ou elle me saute dessus en me disant que je suis l'homme de la situation, et m'engage sur le champ, en me demandant si telle solde me convient. Vu qu'il s'agissait de me donner chaque mois l'équivalent du chiffre d'affaire annuel de ma vieille boutique, vous pensez bien que j'ai signé des deux mains avant qu'elle ne change d'avis.
       - Et puis ?
       - Et puis le lendemain, on m'a fourni tout un jeu d'uniformes à ma taille, avec ces galons, là, et tout le monde m'appelait " commandeur ". Au début, j'ai cru qu'ils se fichaient de moi... Allez comprendre.
       - Mais vous lui avez dit quoi, à la vieille, pour avoir ce poste ?
       - Rien du tout, juste que j'étais mercière. Ah, et aussi que j'étais chef de la guilde des mercières de ma ville. Il faut dire qu'à Potegaïa, des mercières, il y en a trois, alors ça mène pas loin, mais j'ai fait comme si c'était une organisation influente. Oui, c'est vrai, j'ai un peu exagéré en disant que c'était une guilde, on était juste trois à se rassembler chez moi deux fois par an pour préparer les processions et décider des relations qu'on avait avec le comité des fêtes, des trucs comme ça... C'est le genre de petits mensonges assez courants dans les entretiens d'embauche.
       - Ah, je comprends mieux !
       - Eh bien pas moi. Je ne vois toujours pas en quoi la vente de napperons votifs devant le temple de Bishturi le jour du Vent-Arrière constitue une expérience utile pour exercer des responsabilités à bord d'un astronef.
       - Je vois d'où vient la confusion. Je me souviens qu'elle était sourde comme un pot, la gnomesse. Vous lui avez parlé d'une guilde de mercières, mais elle a dû entendre que vous aviez dirigé une guilde de mercenaires.
       - Vous croyez ?
       - Je ne vois pas d'autre explication.
       - Pourtant, j'ai cherché à faire rectifier l'erreur, qui me semblait manifeste. Ils n'ont rien voulu savoir. Avant d'avoir compris ce qui m'arrivait, j'étais en salopette bleue sur la passerelle du Disko, à cent-mille brasses d'altitude, en compagnie d'une bande de voleurs, d'assassins et de malades mentaux.
       - Ah, ces gratte-papiers... Et puis c'est vrai qu'à l'époque, après l'explosion du Glorious et du Pilpa, les candidats ne se bousculait pas pour devenir cosmatelot, alors comme ils avaient sous la main un premier officier vaguement volontaire, ils ont dû s'y accrocher. Bon, c'est là. "
       " Là ", c'était une porte d'électrargyre entièrement peinte de bandes obliques rouges et blanches, portant les lettres WPN. Pleinechope introduisit une petite clé compliquée dans une serrure discrète, et la porte s'ouvrit. Il pénétra à l'intérieur d'une salle obscure, alluma une torche, et contempla avec satisfaction le matériel qui était entreposé sur deux hauteurs d'homme, occupant la surface d'une petite place de village.
       " Encore une salle que vous avez élargie, on dirait. Je vois un inflateur, là.
       - Exact. Sinon, tout ça n'aurait jamais pu rentrer dans le Disko. Il y a trois autres entrepôts du même genre à bord.
       - C'est étonnant le nombre de salles de cette coque de noix dont je n'ai jamais entendu parler.
       - Eh bien en fait, le patron était d'avis que comme vous n'êtes pas Drakonienne, c'était un peu délicat de vous montrer tout ça, et puis, c'était non-nécessaire. 'petites histoires politiques. 'suivre les ordres. 'suis pour rien. En tout cas, les circonstances ayant changé, voilà. L'armurerie.
       - Impressionnant. Et vous me dites que le capitaine Punch me fait des cachotteries parce que j'ai le malheur d'être Bardite ? C'est tout de même lamentable d'en arriver là.
       - Non, quand je parle du " patron ", ça vient de plus haut.
       - Quoi ? Vous avez fait ça à l'instigation du Premier Echevin ? Je n'ose le croire.
       - Vous n'aurez pas à le croire, ça vient de plus haut que le Premier Echevin.
       - Houlà...
       - De quelqu'un à qui on ne désobéit pas.
       - Oui, j'avais compris.
       - Ces petites merveilles viennent de Ses propres ateliers. Alors, par définition, ça marche.
       - Et vous pensez qu'on peut utiliser les torpilles cantiques pour défendre le périmètre du Disko ?
       - Aucune chance. Elles sont équipées de résonateurs thauminiques à basse dispersion, c'est bien trop puissant, la voûte s'écroulerait. Je pensais en fait aux mines, que vous voyez ici. "
       Les mines étaient des dispositifs de métal brun de deux-cent livres chacun, de deux pieds de diamètre, composés de trois formes lenticulaires se croisant à angles droits. De petites pointes en garnissaient le pourtour, qui devaient sans doute réagir à la proximité d'un intrus pour déclencher la détonation de l'engin.
       " Les mines sont aussi dangereuses que les missiles, mais à leur différence, on peut en régler la puissance, avec un outil idoine, que d'ailleurs, ça me fait penser, j'ai égaré. On peut aussi régler la sensibilité pour qu'elles se déclenchent au passage d'un intrus de taille humaine. Mais il faut faire attention à bien les placer, sans quoi l'explosion d'une seule déclenchera toutes les autres, et l'efficacité du dispositif en sera considérablement amoindrie.
       - C'est l'évidence même. Bien, on va faire comme ça. Cherchez une équipe d'une trentaine d'hommes de confiance, et qui soient dégourdis. Expliquez-leur le topo, et dépêchez-vous pour bloquer tous les accès au vaisseau et à ses abords. C'est une tâche prioritaire, je veux que ce soit fini dans huit-zéro-zéro. Exécution. "
       Pleinechope Troisbras salua, puis descendit désigner les volontaires de confiance, se figurant vaguement dans sa tête de nain fatigué qu'un merciaire devait être une variété de gladiateur ayant la faveur des arènes bardites, lançant sur ses adversaires de cruelles volées d'aiguilles avant de les prendre dans les rets de ses mortels napperons.



    31 ) Les dits de Brok

       DS 666.4


       James T. Punch était, parmi tous les hommes de la Terre, celui qui pouvait au plus juste titre prétendre à une quelconque expertise en matière d'extraterrestres, et ce pour deux raisons. Premièrement, c'était lui qui en avait rencontré le plus grand nombre. Secondement, ceux qu'il n'avait pas rencontrés, il les avait imaginés, car il avait une imagination fertile, beaucoup de temps à perdre et un des rares métiers où ce genre de spéculation peut passer pour une activité professionnelle. Et il en avait imaginé des longs, des gros, des petits joufflus, des grands cornus, des téléscopiques, des gazeux, des poilus, des myriapodes, etc... Mais Brok le Barbouzéen était différent. Il était étranger. Notez bien que si je vous le décrivais ainsi, froidement et sans fioriture, il ne vous semblerait pas si bizarre. Il avait bien une tête, avec des yeux en nombre raisonnable, un nez bien centré et une bouche pas trop mal placée, un torse nettement marqué, quoique gracile selon les critères humains, des membres bien différenciés en bras et jambes, certes fort longs, mais dont la quantité n'aurait pas choqué la raison d'un honnête homme. Mais les descriptions ne sont que belles paroles, et la réalité est tout autre chose.
       Car après tout, jusque là, notre capitaine s'était figuré l'extraterrestre moyen comme un sujet à l'allure un peu surprenante, observant de curieuses coutumes, priant des dieux saugrenus, voire pas de dieu du tout, et s'exprimant dans quelque obscur sabir. Mais il demeurait convaincu qu'au fond, tous les êtres pensants de l'univers partageaient l'essentiel. Par exemple, le hamburger volant qu'il avait vu dans la cour était peut-être équipé de capteurs d'infraviolet en guise d'yeux et devait avoir du mal à se gratter le dos vu qu'il n'avait aucun organe préhensile visible, mais dans le même temps, il devait bien manger quelque chose de temps en temps, évacuer ses déchets quelque part, songer à se reproduire à certaines périodes, avoir un métier pour gagner sa pitance, payer des impôts à quelqu'un, s'enivrer de quelque substance propre à l'enivrer lorsque la mélancolie lui pesait, et en cherchant bien, il devait fatalement y avoir une monnaie dans laquelle on pouvait le payer pour qu'il fasse ce qu'il fasse le genre de chose qu'il n'était pas sensé faire. En somme, il y avait une base pour négocier.
       Brok n'était pas un extraterrestre comme ça. Il suffisait d'un regard pour s'apercevoir que l'on avait affaire à quelque chose de bien différent. Un regard n'était pas nécessaire, du reste, sa présence seule témoignait de sa grande singularité. Sa peau avait la couleur et l'aspect du cuivre poli qu'aucun vert-de-gris n'avait encore teinté, ses yeux plissés et en amande semblaient remplis d'or liquide dans lequel tournoyaient des serpentins noirs, dont l'aspect rappelait les gigantesques tourbillons qui agitaient les couches supérieures des planètes gazeuses. Il n'avait pas de système pileux, mais en guise de chevelure, une délicate architecture de cornes formant des arches, des piques et des volutes élégantes, auxquelles répondaient les gracieux et lents mouvements de ses mains aux doigts interminables, au nombre de trois seulement. Bien que rien dans ses affables manières ne trahisse une quelconque volonté de domination, il était, de toute évidence, une créature supérieure en tout à l'être humain, et le capitaine comprenait tout de suite ce qui avait poussé les combattants du fortin à le prendre pour chef.
       " Xlbnh'h ! " Expliqua le capitaine Punch, ce qui se trouvait être une salutation fort polie en patois dénorien de Nebulor Majoris, mais personne ne releva dans l'assistance, qui n'en comptait aucun locuteur. Le grand Zorkan Eautrouble ne présenta pas Punch à Brok, se contentant de s'incliner devant son maître, en désignant les cosmatelots de sa main ouverte. Au bout de quelques secondes, Brok sembla émerger des cercles étranges de sa réflexion, et parla, sans d'ailleurs faire usage de son orifice buccal.
       " La roche Tarpéienne et le Capitole.
       
    - Je vous demande pardon ?
       - La roche Tarpéienne, et le Capitole.
       
    - J'ai peut-être omis de vous prévenir, intervint Zorkan, que si le sage Brok consent à s'exprimer dans nos langues vulgaires, il ne s'abaisse pas à le faire de façon aussi grossière que nous, car c'est un sire de qualité.
       - Cela se voit.
       - Selon l'usage en vigueur à la Digne Cour des Hauts Stellocrates, il ne parle que par métaphores, ce qui est un peu déroutant au début, j'en conviens. Voici pourquoi je me propose de vous traduire ses paroles, dans la mesure où mes pauvres facultés sont aptes à rendre compte des subtiles inflexions de sa lumineuse pensée. En l'occurrence, sa grandeur vous invite à vous approcher de lui. "
       Ce qu'ils firent. De près, quelques marques de fatigue apparaissaient sur sa peau, des rides fissurant quelque peu la lisse apparence de l'entité. Sans doute les conditions dans lesquelles il vivait n'étaient-elles pas particulièrement adaptées à un être aussi délicat.
       " La presse française.
       
    - Le noble Brok pense, ce qui m'étonne cependant, que vous êtes à la solde des nantis et des puissants, c'est à dire des Vegons. Est-ce vrai ?
       - Eh bien pour être honnête... à la solde n'est pas tout à fait juste. Mais il est vrai que nous sommes liés par un marché, nous leur devons un service. Diable, je vois à votre réaction que vous ne les portez pas dans votre cœur.
       - C'est le moins...
       - Conan, le monologue
       
    - Silence ! Car le noble Brok va vous conter une histoire.
       - Les candidats de la Star Academy. Germinal, les héros. En Lozère, les Lozériens. Josume, ses fautes d'orthographe. Le GPSR à Châtelet, un samedi après-midi. La presse française. Le First Tuesday après le dépôt de bilan de Boo.com. Les Corses ensemble. Les Corses et les continentaux...
       
    - Eh ??? "
       Sans marquer d'irritation visible, Brok reprit plus lentement.
       " Les candidats de la Star Academy.
       
    - Des esclaves. Les Vegons nous avaient réduits en esclavage et nous exploitaient.
       - Germinal, les héros.
       
    - Nous étions mineurs.
       - En Lozère, les Lozériens.
       
    - Il y avait un peuple d'indigènes attardés et barbares. Il s'agit des Frémistes, ceux qui vous poursuivaient.
       - Josume, ses fautes d'orthographes.
       
    - Ils pullulaient.
       - Le GPSR à Châtelet, un samedi après-midi.
       
    - Ils nous surveillaient de près et nous traitaient sans égards.
       - La presse française.
       
    - Ils étaient à la solde des nantis et des puissants, les Vegons donc.
       - Le First Tuesday après le dépôt de bilan de Boo.com.
       
    - Puis brusquement, l'argent des Vegons cessa d'arriver.
       - Les Corses ensemble.
       
    - Les Frémistes se mirent à se battre les uns contre les autres en d'absurdes guerres.
       - Les Corses et les continentaux.
       
    - Puis, ils s'en prirent aux étrangers, nous.
       - Les Américains en Irak.
       
    - Beaucoup d'entre-nous sont morts.
       - Alfred Sirven, quand plurent les mises en examen.
       
    - Pour notre part, nous avons détalé comme des ng'tribulles.
       - Les paras à Dien-Bien-Phu.
       
    - Nous nous sommes retranchés dans ces fortifications à l'efficacité douteuse.
       - Les bourgeois, quand Mitterrand arriva au pouvoir.
       
    - Nous avons très peur.
       - Les Américains en Irak.
       
    - On va tous se faire égorger.
       - Le chat, à toute heure du jour ou de la nuit.
       
    - Maintenant, le sage Brok est épuisé, et souhaite se retirer pour dormir. "
       Et il joignit le geste à la parole. Profitant que la salle d'audience, une ancienne remise à munitions, était dépourvue d'oreilles indiscrètes, Zorkan poursuivit l'interrogatoire.
       " Alors comme ça, vous êtes des amis des Vegons ? Que les sept Naharbluuk Lustrés me dharvak le kolhatgastrah, j'aime autant vous prévenir, ce sont des opinions politiques assez impopulaires par ici.
       - Des amis, pas vraiment, tenta de temporiser Punch, dont la carrure et la dentition du saurien aiguisaient les instincts de diplomate. Comme je l'ai expliqué, nous sommes en affaires avec eux, nos relations s'arrêtent là. Nous effectuons un peu de transport pour eux, voilà tout...
       - De transport ? Comment ça, vous avez un vaisseau ?
       - Ma foi, oui. En piteux état hélas... Cela dit, nous sommes étrangers à votre monde et à la situation politique qui y prévaut. Peut-être pourriez-vous nous éclairer quelque peu ?
       - Eh bien, c'est simple. Akhereb est le bagne du sinistre empire Vegon. C'est ici que son maudit empereur envoie tous ceux qui lui déplaisent, sans espoir de retour. Ceux qui sont envoyés à Akhereb disparaissent à jamais du monde des vivants, c'est aussi simple que ça. Les gardiens sont rares, car ce lieu de cauchemar est une affectation peu prisée, ils vivent retranchés dans des forteresses et évitent tout contact avec leurs prisonniers, car en plus d'être immoral, le Vegon est lâche.
       - Diable. Les Vegons que nous avons interrogés avaient un autre son de cloche.
       - Les Vegons sont des brutes sanguinaires, mais lorsque ça les arrange, ils savent être habiles à mentir, ou bien à présenter la vérité selon un angle qui leur convient. Donc, nous tous dans cette cavernes avons été déportés dans ce bagne par ces fils de Gn'hadelbr'hk, ou bien nous sommes des descendants de déportés. Mais voici quelques temps, nous autres maudits de l'Empire avons eu une lueur d'espoir, lorsque le prince Beteljus mena son coup de force contre ces scélérats. Vous avez sans doute entendu parler de lui par nos ennemis.
       - Oui, ils nous en ont touché deux mots. En des termes bien différents, comme vous l'imaginez. Du reste, nous l'avons rencontré, le prince Beteljus, et c'est à cause de lui que nous sommes redevables aux Vegons.
       - Ah oui ? "
       Zorkan invita les naufragés à la table commune, et ils purent, tout en se restaurant de champignons et de bêtes du cru (qui étaient succulentes, sous leurs louches atours), clarifier la situation. Punch exposa au grand lézard leurs mésaventures, et les deux combats au cours desquels ils avaient affronté le puissant Gonzo, et qui leur valait de se retrouver présentement dans cette pénible situation. Zorkan conclut alors :
       " Je vois. Il aura pris votre astronef pour un cargo venu ravitailler les avant-postes, et aura agi un peu impulsivement. De telles méprises sont courantes au cours des guerres, et je comprends qu'en de telles circonstances, vous ayez eu tendance à faire confiance aux fielleux Vegons. Bah, de toute façon, qui que vous serviez, vous êtes tout comme nous condamnés à périr de male mort dans ce trou à rat.
       - Allons, mon ami, il ne sert à rien de se lamenter. Ne peut-on pas trouver un terrain d'entente avec ces Frémistes ?
       - Ils sont fanatiques autant que stupides. Dans leur religion, Akhereb-les-Mines est le seul monde que leur dieu ai créé et peuplé, aussi considèrent-ils tout le reste comme des hérésies, des témoignages de la décadence des mœurs. Pour eux, tout ce qui ne vient pas de cette planète est impur, et doit être détruit. Il faut dire qu'ils ont quelques raisons d'en vouloir aux étrangers. Jadis, ils vivaient à la surface, qui était douce et fertile, mais au cours des millénaires, toutes sortes de conquérants sont venus ici-même pour extraire du sol de la planète les abondantes richesses minérales qui s'y trouvent. Ils y firent tant de trous, et si profonds, que toute l'eau s'y accumula peu à peu, asséchant les océans, faisant disparaître les nuages. Finalement, les Frémistes eux-mêmes durent quitter la surface et se réfugier sous terre, ce qui leur coûta beaucoup, car ce sont des gens très attachés à leurs traditions et à leur mode de vie. Enfin, quelles que soient leurs raisons, il n'en demeure pas moins qu'ils cherchent à nous dépecer vivants.
       - Oui, c'est vrai que dans ces conditions, l'ouverture des négociations s'annonce difficile. Mais sont-ils donc si terribles pour que vous en ayez si peur ? Nous en avons nous-mêmes vaincus quelques uns, et nous n'avions ni votre nombre, ni ce retranchement bien propice.
       - Ils agissent stupidement, mais c'est leur nombre qui les rend dangereux. Même les Vegons, du temps de leur splendeur, n'auraient pu donner un ordre de grandeur de leur population. D'après mon expérience, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre en matière de bon sens, mais lorsqu'ils chargent... Si vous leur avez survécu, c'est que vous n'en avez croisé que de petits groupes, mais à chaque rencontre, ils sont plus nombreux. Et lorsqu'ils sont en nombre suffisant, ils estiment qu'il est honorable de sortir les armes à énergie - ne me demandez pas pourquoi ils ne le font pas avant, c'est un mystère. Les temps sont proches où ils se réuniront, par milliers, par centaines de milliers, et ils nous submergeront, c'est aussi sûr que le retour de la Zeoubl's après le Garzak'shnok.
       - Mais non voyons, nous trouverons bien un moyen de nous en sortir. Regardez, nous avons déjà de la chance d'avoir cette belle forteresse. C'est vous qui l'avez construite ?
       - Oh non, ce sont les Vegons. Cet endroit était une sorte de porte, le lieu de passage entre le monde des mines, où nous étions en servitude, et leur domaine. Les prisonniers qui comme nous descendaient par ces tubes que vous voyez ici étaient assurés de ne jamais revoir les feux des soleils. Bien sûr, nous rêvions tous de nous révolter, de prendre d'assaut ces fortins et de remonter à l'air libre, mais comme vous l'avez fait remarquer, ce sont des constructions fort bien conçues.
       - Pourtant, vous avez pris celle-ci.
       - Elle était abandonnée, nous n'avons eu aucun mérite.
       - Si j'ai bien compris votre propos, ces deux tubes de métal, là, remontent directement à la surface.
       - C'est cela. Il y a un mécanisme, deux grandes plate-formes, l'une montant tandis que l'autre descend, par un système de contrepoids.
       - Et qu'y a-t-il en haut ?
       - Il y a un petit astroport Vegon désaffecté, des hangars, des bâtiments... Je n'ai pas bien vu lorsqu'on m'a descendu ici, et puis c'était il y a si longtemps.
       - Un astroport... Avec des vaisseaux ?
       - D'après les renseignements que j'en ai, il y avait deux navettes de classe Rundsteht en état de vol posées sur le ta'hharmak quand la révolte des Frémistes a éclaté.
       - C'est intéressant ça. Eh, dites, je viens d'avoir une idée... Pourquoi on ne prendrait pas les tubes pour remonter à la surface, de là on embarque dans les navettes, et puis on quitte cette terre infertile aux mortels relents de tyrannie. Hein ? C'est intelligent non ? Non ? J'ai dit une connerie ?
       - Ah mais c'est vrai, tiens, en voilà une riche idée, pourquoi personne ne l'a eue avant ? C'est vrai que nous autres extraterrestres, on est un peu gaol'monh pas vrai ? On ne peut pas remonter à la surface, capitaine Punch, les plate-formes sont en panne, et personne ici ne sait grimper treize-mille klikumètres de paroi métallique verticale à la force des bras.
       - Ah, c'est ballot. Et c'est irréparable ?
       - Oui, c'est irréparable. A moins que vous ne connaissiez un mécanicien capable de ramper sur cent mètres dans un tunnel de service de quarante centimètres de diamètre chauffé à cent degrés par les sources géothermales, et qui ai encore assez de forces pour débloquer un engrenage qu'on aurait dû changer il y a cinquante ans. "
       Sept paires d'yeux se tournèrent, avec un mouvement qu'on aurait pu croire concerné, vers la MOA. La MOA regarda derrière elle. Il n'y avait personne, derrière la MOA.



    32 ) Le caméléon était bien caché

       DS 667.8

       Le fracas des armes se tut soudain dans l'immense caverne. Puis on entendit " Longue vie aux com... ", suivi de " PschuiZblorch ", puis un bruit de corps mou qui tombe par terre. Puis le fracas des armes se retut soudain dans l'immense caverne.
       " Docteur, je veux un état des pertes.
       - Trois morts et cinq blessés hors de combat lors du dernier assaut. La plupart se sont blessés avec leurs propres armes.
       - Je me demande si c'était vraiment une riche idée de distribuer ces engins à rayons. Et les fortifications ? Bralic ?
       - Aucun d'ces bestiaux y s'est approché à moins d'six pas. Faut dire, y'en a beaucoup y z'avaient sauté sur les mines avant, et les aut' on les a dégommés.
       - Combien étaient-ils au total ?
       - Oh, des dix et des cents, des trucs comme ça. Pas loin d'un pleinplein. "
       Le pleinplein était une unité de compte bralicienne, à peu-près équivalente à douze pifotrons, ou six-cent chouïas.
       " Je dirais deux-cent cinquante six, environ, compléta Pleinechope Troisbras.
       - Vous comptez vite.
       - J'ai travaillé à la préfecture de police de ma mine, quand j'étais jeune. En fait, l'estimation exacte est " cent vingt-huit selon la police et cinq-cent douze selon les organisateurs ".
       - Envoyez une vingtaine de gars récupérer le matériel sur les cadavres, et qu'ils fassent vite. Envoyez aussi un peloton de redshirts en couverture J'ai dans l'idée que la prochaine vague ne va pas tarder. Seigneur, vous avez vu comme ils se jetaient sur les mines ? Ne tiennent-ils donc pas à leur propre vie ? ça dépasse l'entendement.
       - C'est inquiétant, d'autant que cette fois, ils ont passé les mines. Le prochain groupe parviendra intact jusqu'au glacis défensif, il faudrait changer les mines.
       - Je doute qu'ils nous en laissent le temps. "
       Depuis son poste d'observation situé à mi-pente, sous la coque protectrice de l'astronef, Diana réfléchit longuement à la situation. Elle se demanda si le thalweg était assez profond pour casser une charge. Elle se demanda si les retranchements n'étaient pas trop en avant de la ligne de crête pour que la puissance de feu des défenseurs neutralise les assaillants. Elle se demanda si sa chaîne de commandement était optimale et si la communication verticale durant la bataille était efficace. Puis elle se demanda d'où elle sortait tout ce vocabulaire. Car sa formation à l'école professionnelle des couturières et modistes de Kallistopolis avait comporté, somme toutes, assez peu d'heures de cours sur les tactiques à employer pour tenir un siège dans les souterrains d'une planète étrangère, ou alors ce jour là, elle avait séché. En désespoir de cause, elle observa autour d'elle, pour voir si d'aventure, la solution de son problème ne se trouvait pas dans son environnement immédiat.
       Puis son regard se posa sur une trappe circulaire d'une brasse de diamètre, juste au-dessus de sa tête.
       " Au fait, Pleinechope, ils marchent encore, vos turbots-lasers ? "



    33 ) Du cul

       DS 666.9


       Dès que les plate-formes furent réparées, on organisa le transit du premier groupe, qui comptait une trentaine de gaillards décidés, bien armés et prêts à en découdre si, d'aventure, l'astroport Vegon désaffecté était moins désaffecté que prévu. Parmi eux se trouvaient nos sauvageons, ainsi que Brok et Zorkan, et toute une série de créatures improbables. Les lumières qui auraient dû illuminer le tunnel vertical étaient en panne depuis des lustres, aussi durent-ils se contenter des luminaires portables que les prisonniers avaient sur eux, ce qui leur permettait de constater que les tubes perforaient une épaisseur de roche assez prodigieuse, de l'ordre de mille brasses. La montée dura un bon quart d'heure, seulement troublée dans sa monotonie par le croisement de l'autre plate-forme, qui descendait vers les tréfonds, chargée d'ordures diverses et des squelettes de trois soldats Vegons encore tout encapuchonnés. A cette vue, chacun s'assura qu'il avait son arme à portée de main.
       " Ding dulung dulung... Ding dulung... Ding duding dulung...
       - Clibanios.
       -Je vous écoute, capitaine,
       Quel sujet, loin des terres humaines,
       S'attire les questions cartésiennes
       Du maître de la gent vaurienne ?
       
    - Arrêtez la musique d'ascenseur, ça crispe.
       - Ah, OK, je me tais. "
       Avec une secousse peu engageante, la plate-forme s'arrêta enfin, et la porte s'ouvrit. Ils arrivèrent dans une vaste pièce en béton d'une tristesse à pleurer, au toit défoncé dans un coin. Diverses affaires jonchaient le sol, vêtements, ustensiles de cuisine, appareils non-identifiés ayant tous pour point commun de n'avoir aucune chance de jamais fonctionner à nouveau. Vu l'aridité de la planète, on se demandait comment tout ça parvenait à rouiller, mais visiblement, ça se faisait sans problème. D'après Zorkan, c'était là que les bagnards étaient triés et examinés avant leur voyage vertical et sans retour vers les tréfonds de ce roc inhospitalier. Des Vegons gisaient un peu partout, morts depuis assez longtemps pour que leurs os blancs n'intéressent plus les mouches. Il y avait des soldats, et aussi des civils, et pas mal de membres de races diverses et variées qui étaient soit des supplétifs, soit des prisonniers. Ce spectacle désolant n'était pas du genre à réjouir l'âme, à part peut-être celle d'un professeur d'anatomie comparée qui y eut trouvé matière à quelques publications mémorables, aussi la troupe progressa-t-elle en silence vers la sortie.
       C'était l'aurore, mais il ne ferait pas plein jour avant quelques heures, car Akhereb-les-Mines était un astre paresseux qui mettait un temps fou à tourner autour de son axe. Il y avait aussi l'autre soleil à trente degrés au-dessus de l'horizon, trop faible pour qu'on puisse dire qu'il faisait jour, mais plus brillant qu'une pleine lune sur la Terre. L'avant-poste Vegon était plus vaste que son homologue souterrain, mais construit selon les mêmes méthodes, et entouré du même genre de rempart. Comme il n'y avait pas trace de vie aux alentours, ils sortirent du bâtiment et se hasardèrent dans la base, qui n'était plus que hangars dévastés et pans de murs roussis. La porte de métal avait cédé à l'assaut d'une puissante arme thermique, car ses battants gisaient en flaque solide au milieu d'un trou béant donnant sur un désert encore violacé.
       " Les spice girls et leur manager
       
    - Le seigneur Brok suppose que les Frémistes se sont rebellés contre leurs maîtres.
       - Eurodisney, ses actionnaires.
       
    - Ils étaient furieux car cela faisait longtemps qu'ils ne touchaient plus un sou des Vegons.
       - Il est où, l'astroport ?
       - Juste là derrière. "
       Ils contournèrent une tour rappelant, en modèle réduit, celle de la Lune Noire, où devaient se trouver les deux navettes dites de " classe Rundsteht ", qui étaient là, en effet, bien sagement rangées l'une contre l'autre.
       - Les Américains, quand les tours tombèrent...
       
    - Le... noble Brok... est fort désappointé.
       - Ah. C'est pas leur aspect normal ?
       - Normalement, on n'est pas sensé voir les poutres structurelles, car il y a la coque soudée par-dessus. Typiquement, les cellules à énergie devraient ressemble à des tonneaux de céramique hauts comme ça, et pas à des cratères noircis. Les propulseurs devraient être entiers à l'intérieur des nacelles, et pas en morceaux à l'extérieur. Le train d'att...
       - Oui, je vois un peu. MOA, vous croyez que vous pouvez réparer une des navettes avec les pièces de l'autre ? "
       La méduse observa un instant le capitaine, puis les navettes, puis le capitaine, mit ses mains de part et d'autre de sa poitrine écailleuse, renversa la tête en arrière, et partit d'un rire tonitruant, d'une durée de quatorze secondes exactement. Puis, elle reprit son sérieux en un instant, désigna Punch, et dit :
       " Humour.
       - Bon, ben on est bien barrés avec ça. Alors là mes amis, je dois vous avouer que je sèche.
       - Bah, soupira Zorkan, comme on dit chez moi, il faut accepter son destin.
       - Oui, on dit des choses semblables sur ma planète. Au fait, puisqu'il semble que nous mourrons de conserve, d'où venez-vous donc ?
       - Ah, c'est une belle planète que Nolloga ! La plus belle de l'univers, assurément, dont le moindre marigot vaut cent fois tout cet enfer puant d'Akhereb-les Mines. Imaginez, posée sur l'obscure tenture des cieux, une immense bulle d'eau, presque entièrement recouverte de doux et gris nuages, et sagement posé en travers de l'équateur, un continent unique et immense, pour l'essentiel plat comme le flanc de la queue, et abondamment arrosé d'une pluie tiède et pénétrante qui tombe, chaque jour de chaque année, avec la régularité d'un shognol pentu à deux dièdres. Imaginez de larges étendues de sédiments moites et de racines entrelacées, à tous les stades de la décomposition végétale, et dont les rets bulbeux regorgent de maint espèces de succulents batraciens marsupiaux aux barbelures argentées. Imaginez des forêts à-demi submergée s'étendant à l'infini, dans les branches desquelles, la nuit, hululent les poulpanzées au comble de l'extase amoureuse tandis que les lucioles bronzinent à l'unisson. Et songez enfin aux subtils délices de Manalgua l'antique, la plus grande et la plus noble cité du peuple Déotien (dont j'ai l'honneur d'être un représentant), une titanesque cité dont les tours de métal crèvent les cieux, tandis que ses pieds de bronze caressent les contreforts de la mangrove léchée par la houle. Ah, Nolloga... combien j'aurais voulu te revoir une fois, une unique fois...
       - Et moi, monsieur, songez combien je regrette de ne jamais l'avoir contemplée, votre planète.
       - Bah, au moins en ai-je le souvenir. Se lamenter de ce que l'on a perdu devant celui qui ne l'a jamais eu est une attitude méprisable, et je vous en demande pardon.
       - Vous êtes tout excusé. Vous maniez en tout cas la rhétorique et le lyrisme avec une mâle assurance, je vous en félicite. Et maintenant que j'y songe, vous maniez tout aussi bien ma langue. C'est tout de même curieux, maintenant que j'y songe, comment se fait-il que nous nous entendions, alors qu'en toute logique, nous devrions être sourds chacun au propos de l'autre ?
       - Ah, oui, cela... Je comprends votre étonnement, et sachez qu'il y a une explication fort rationnelle à ce phénomène. Voulez-vous que je vous conte tout cela ?
       - J'allais vous en prier.
       - Eh bien voilà. Lorsque les quatre Sephiroth de la conjonction elliptique de Nadorez'dûl entamèrent l'anti-pèlerinage autour des Trois-qui-étaient-uns, il n'y eut pas la moindre raison de se douter que dans l'ombre complice...
       - Sire Zorkan, sire Zorkan, venez vite !
       - Qu'y a-t-il, mon bon Gugn'aïm ? Demanda le grand reptile à une espèce de dinde reptilienne parlant du nez.
       - Il y a deux types bizarres qui se battent, venez, on les a vus sur les écrans de surveillance.
       - Allons-y. "
       Ils coururent dans un bâtiment parallélépipédigonal qui se trouvait sous les décombres d'une tour. Là, autour d'une demi-douzaine d'écrans, s'amassaient quelques spécimens de la troupe de prisonniers, qui tentaient chacun de faire valoir son point de vue quant à la meilleure manière de faire un zoom.
       " Mais c'est ma foi vrai, c'est un pugilat ! Eh, mais par exemple, ce personnage qui a le dessous, n'est-ce pas un membre de votre race ?
       - Pas exactement, mais on va dire que c'est tout comme. Disons que c'est bien l'apparence d'une... femelle de mon espèce.
       - Vous la connaissez ?
       - Oui. Cela dit, je ne pense pas qu'il s'agisse là d'un combat. Ça se reconnaît au fait que dans notre culture, on garde ses vêtements pour se battre.
       - Deux panthères dans la forêt.
       
    - Ah. Il est vrai que maintenant que vous me le dites, votre congénère n'a pas l'air de se défendre avec la plus extrême vigueur. Eh mais... ma parole, c'est le prince Beteljus avec elle !
       - Ah bon, c'est lui ? Et c'est où que ça se passe, ces réjouissances ?
       - Dans le hangar 18.
       - Bon, je suggère qu'on attende qu'ils aient fini pour leur demander des explications une fois sortis.
       - Et entre temps ?
       - Et entre temps, on observe cette scène répugnante avec la plus extrême désapprobation. "
       Le prince Beteljus était un gaillard fort bien bâti, d'une peau aussi rouge que l'intérieur d'un communiste, dont le visage large et carré aux immenses yeux bleus s'ornait d'une moustache fort virile et d'une impressionnante chevelure aile-de-corbeau. Il n'avait pas trop de ses quatre bras musculeux pour contenir la fougue amoureuse de Lizzie Lightningstorm, laquelle il besognait avec une constance et une vigueur que bien des jeunes gens pourraient prendre en exemple. La dragonne, pour sa part, lui avait déjà infligé quelques-unes de ces blessures qu'un honnête homme se plait à rechercher. Parce qu'on les interrogea sur le sujet, les humains du groupe improvisèrent une petite conférence, expliquant à ceux que ça intéressait les diverses positions, l'intérêt de telle ou telle pratique, et les contraintes auxquelles on se confrontait en permanence dans le corps d'un humanoïde situé dans le corps d'un autre humanoïde. Lorsqu'ils en eurent fini de leurs acrobaties, ils se rhabillèrent sans mot dire, elle d'un uniforme Vegon qu'elle avait dû trouver sur la base, lui d'une combinaison moulante et bariolée. Ils sortirent enfin, dans le but de se restaurer, sans doute.
       Puis ils s'immobilisèrent, voyant une troupe d'une centaine de créatures aussi bizarres les unes que les autres qui les observaient.
       " Ah bravo, bel exemple. Qu'est-ce qu'ils vont penser des humains maintenant ?
       - Hein ? James ? ça alors, mais qu'est-ce que tu fais là ?
       - Quand je pense que je te croyais morte au champ d'honneur, et voilà que je te retrouve en galante compagnie.
       - Quoi ? Mais que vas-tu imaginer, enfin, j'étais juste en train... d'étudier... et de prendre des contacts utiles...
       - Ouais, des contacts utiles. Aux dernières nouvelles, la raison d'être de l'Astrocorps n'était pas de se faire explorer par de nouvelles civilisâtions, mais l'inverse.
       - Je proteste ! Que vas-tu croire là ?
       - On vous a tous vus.
       - Ah bon.
       - Et vous, vous êtes le prince Beteljus à ce qu'on m'a dit ?
       - Euh... ben... "
       L'aristocrate Zoorf n'avait rien, dans son attitude ou son charisme, qui rappelât la brute sanguinaire décrite par les Vegons.
       " C'est grâce à vous que me voilà piéton, si je ne m'abuse.
       - Votre officier m'a expliqué votre situation, croyez que je suis navré de la confusion... Je vous avais pris...
       - Ouais, ouais, pas le temps. Une seule chose m'intéresse : est-ce que vous pouvez contacter vos alliés afin qu'ils viennent nous chercher ?
       - Eh bien pour ne rien vous cacher, nous étions précisément venus dans cette base à la recherche d'un communicateur. Hélas...
       - Par Tau Ceti, nous ne quitterons donc jamais cette maudite planète ! Et je suppose que votre astronef est autant en état de vol que les deux navettes d'à côté ?
       - Pas tout à fait. Je pense qu'avec énormément de temps, beaucoup de travail et pas mal de matériel, il serait possible de remettre une des navettes en état, alors que mon pauvre Gonzo n'est plus qu'un tas informe de bielles, de modulateurs et de tôles d'iridium.
       - Ah, malédiction ! Vivrait-on cent fois cent vies que l'on pourrait mourir sans éprouver le dixième de la frustration qui est la mienne. Dieux capricieux, pourquoi vous riez-vous de votre pauvre créature ! Cieux impropices, ne vous ouvrirez-vous donc jamais plus pour me céder le passage parmi les voiles glacés de vos nébuleuses ? Quelle est donc ma grande faute pour être ainsi... Hein ? Un problème, MOA ? "
        La méduse s'était approchée de Beteljus, sans franche hostilité. Les mouvements latéraux de sa tête et sa queue dressée indiquaient au contraire une vive curiosité, attitude qu'on la voyait arborer parfois lorsqu'elle découvrait une fonction inconnue dans un des appareils dont elle avait la charge. Avait-elle, elle aussi, succombé au charme étranger de l'aristocrate purpurin aux longues bacchantes ? Punch se repassa le film des dernières secondes.
       " Des tôles de QUOI ? "



    34 ) La lance de Longouine

       DS 668.4


       Les dernières heures avaient été particulièrement éprouvantes, et bien peu avaient trouvé le temps de dormir. Quelques uns étaient tombés, emportés dans la mort glorieuse du soldat, d'autres avaient été blessés, parfois cruellement, par les tirs flamboyants des Frémistes. Mais tous étaient résolus à tenir jusqu'au dernier instant, sans doute parce qu'il n'y avait aucune pitié à attendre de l'ennemi, ni aucune façon d'éviter la funeste issue. Parmi les huit batteries de turbots-lasers, deux étaient en position de cracher leurs bordées mortelles sur les infatigables assaillants du Disko, mais quelle que fut la vigueur des poissons prisonniers de leurs cuves, ils avaient fini par épuiser leur potentiel de frétillement sexuel, et dormaient maintenant, inutiles et sots, comme tous les autres poissons. Ils avaient vitrifié des strates entières de roche, liquéfié la lave sous les pieds de la multitude grouillante, et empli la grotte de vapeurs délétères issues de la pierre agonisante, mais tout ça n'avait pas suffi à décourager les Frémistes, plus butés qu'une marée d'équinoxe. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient montrés, mais ils reviendraient bientôt, tous en étaient sûrs maintenant. Encore plus nombreux, encore plus furieux.
       Diana songeait à tout ceci, dans sa cabine, qui était minuscule.
       " Capitaine, capitaine !
       - Quoi encore, doc ?
       - J'ai des inquiétudes à propos de la santé de l'équipage.
       - Effectivement, j'ai noté que se faire tirer dessus était néfaste à la santé.
       - Oui, oui, bien sûr, mais je parlais surtout de la santé psychologique. Voyez-vous, il est pesant d'être confronté au danger sur de longues périodes, et je pense que nous sommes arrivés au point où ça pourrait nuire à leur efficacité. Les hommes veulent que vous leur parliez, ce serait bien que vous alliez leur dire deux mots...
       - Pourquoi ?
       - Eh bien pour les réconforter. Ils ont besoin, en ces temps où la mort menace, d'une figure maternelle, une sorte de substitut...
       - Bralic peut s'en charger.
       - le lieutenant-commandeur Bralic est en train de pleurer et d'appeler sa mère à côté des latrines.
       - Et qui va venir me parler à moi ? Bon, bon, j'arrive. "
       Elle se leva. Elle avait remis la combinaison vegonne de la Lune Noire, celle qui la couvrait si peu. Elle avait découvert que le champ de stase émis par ce vêtement pouvait, dans une certaine mesure, protéger contre les tirs des armes à énergie, ce qui était bon à savoir. Elle descendit en bougonnant, revint dans la caverne, et tous les hommes tournèrent leurs yeux vers elle. Lorsqu'elle fut parmi eux, elle dit :
       " Alors voilà la situation : on va tous crever. Je compte sur vous pour tuer un maximum de ces salopards avant que ça se produise. Et maintenant, arrêtez de chialer, mettez-vous un doigt et battez-vous, couilles de loups ! "
       Un grand silence accueillit ces paroles, suivi d'une longue clameur qui se répercuta d'écho en écho jusqu'à la voûte lointaine de la grotte. C'est alors que de très loin, on entendit une petite voix qui disait :
       " Longue vie aux combattants !
       - Eh bien voilà, exécution. "
       Derrière la crête, deux Frémistes montrèrent leurs têtes rondes, puis douze, puis cinquante, puis trop pour qu'on les compte.
       " Soixante-cinq mille cinq-cent trente six ! Par le marteau sacré de Saint Poilaumenton, ils sont encore plus nombreux que la dernière fois ! Misère de nous, ils vont nous hacher menus !
       - C'est fort probable, Pleinechope, c'est fort probable.
       - Tout est perdu, il n'y a plus d'espoir.
       - Si, Pleinechope, il y a encore un espoir.
       - Quoi ? Vous voulez dire... Oh non, vous ne songez pas à ça !
       - Nous n'avons pas le choix, Pleinechope. Allez chercher la lance de Longouine.
       - La lance de Longouine !
       - Eh oui, la lance de Longouine. Vite ! "
       Le nain fila aussi vite que ses courtes jambes pouvaient le porter jusqu'aux entrepôts du vaisseau, tandis que sur le glacis défensif déferlaient, insensibles aux traits de lumière qui les fauchaient, les premiers rangs de la horde Frémiste. Il mit un temps qui parut infini, durant lequel des pluies de coups de feu passèrent dans un sens et dans l'autre au-dessus du thalweg hérissé de pieux et presque comblé par les cadavres de Frémistes, puis le nain revint, porteur de la lance de Longouine. Diana s'en saisit avec considération, la regarda longuement, songeant au sacrilège qu'elle s'apprêtait à commettre, puis, résolue, elle se dirigea vers le rempart de fortune, courut, et projeta de toutes ses forces la lance de Longouine contre ses ennemis, qui périrent tous d'un coup.
       " Qu'on me rase si je m'attendais à ça, vous avez utilisé la lance de Longouine !
       - Eh oui, et vous pouvez témoigner du pouvoir de la lance de Longouine.
       - Oui, mais maintenant, on a perdu la lance de Longouine.
       - Eh oui, on n'a plus la lance de Longouine. "

       Eh oui, car ils n'avaient plus la lance de Longouine. Vous vous rendez compte ?



    35 ) La Directive Première

       DS 668.9


       Lorsque Heckle, le navigateur, vint la réveiller, il sembla à Diana qu'elle s'était écroulée sur son lit une demi-seconde auparavant. Mais à moins que sa montre n'ai changé de sens en changeant de planète, l'aiguille des heures avait presque fait un tour de cadrant.
       " Capitaine, capitaine, ils reviennent !
       - Qui ça ? Non, ne me dites rien, laissez-moi espérer un moment que c'est James et sa joyeuse bande qui reviennent avec de quoi réparer le vaisseau et un chaudron de cette légendaire potion magique qui rend invincible.
       - Eh... désolée, capitaine.
       - Bon, puisqu'ils faut y retourner... "
       Une nouvelle fois, elle sortit de sa couchette et emprunta les noires coursives de son vaisseau, se disant que c'était probablement la dernière fois. En sortant de la coque d'électrargyre, elle jeta un œil à la situation en contrebas. Si elle n'avait pas connu les dimensions de la grotte, elle aurait pu croire que le sol en était tapissé d'insectes grouillants formant un tapis continu de membres enchevêtrés. De grosses têtes rondes se croisaient sans se saluer, braillant des sons inaudibles mais qu'elle devinait fort bien. Le seul avantage qu'elle voyait à la situation, c'était qu'un groupe si nombreux mettrait de longues minutes à se mettre en ordre de bataille avant de lancer l'assaut.
       " Pleinechope ? Pleinechope ? Où est-il passé ?
       - Il creuse un trou, capitaine.
       - Pardon ?
       - La dernière fois que je l'ai vu, il attaquait la paroi rocheuse, derrière le vaisseau, avec une pioche. Il avait l'air si agité que personne n'osait s'en approcher.
       - Je suppose que c'est la réaction naturelle des nains face à un péril mortel. Et Bralic ?
       - Le lieutenant-commandeur s'entraîne à imiter les cailloux. Il semble persuadé que si on se concentre très fort et qu'on ne bouge absolument pas, on peut se faire passer pour un rocher. De cette façon, vos ennemis ne vous voient pas.
       - C'est grotesque.
       - Il a fait une dizaine d'adeptes. Ce sont eux, là-bas, roulés en boule.
       - Ouais. Et le docteur Khunduz ?
       - Dans la tranchée sud. Il dit qu'il tient à affronter l'ennemi avec l'arme traditionnelle des elfes : la massue à gros clous rouillés elfique.
       - Saine attitude.
       - Le professeur Al Ahdibal est remonté dans la coupole pour réparer un télescope.
       - Que voici une utile occupation. Bon, je crois que c'est la fin. Prenez un ingénieur en artillerie et filez dans les soutes m'armer une douzaine de torpilles cantiques.
       - Vous comptez faire quoi au juste ?
       - Faire sauter la caverne. Ce qui offre le double avantage d'une mort immédiate et d'emporter nombre d'ennemis avec nous, en plus de la satisfaction intellectuelle de ne pas périr de leur main. "
       Il partit sans rien dire, presque content d'avoir quelque chose à faire. Au grand soulagement de Diana, qui put laisser trembler ses mains moites autant qu'il lui plaisait. Son esprit était occupé à des choses que l'on pourrait juger de peu d'importance dans une telle situation, comme se donner bonne contenance devant les hommes, trouver la manière la plus honorable de tuer son équipage, et laisser intact le moins possible d'éléments du Disko, dont par bonheur, la grande vulnérabilité à l'incendie était une des qualités les plus remarquables. Puis, l'esprit du commandeur Kalliplokamos se mit à suivre la pente naturelle qui pousse tout homme à se lamenter sur son sort, à regretter d'avoir dit ceci, de n'avoir pas fait cela, d'avoir un jour approché un astronef, d'avoir eu un instant de faiblesse au moment où on lui donnait quelque chose à signer.
       Les grouillants cessèrent un peu de grouiller. Les premiers rangs commencèrent à avancer, sans trop se presser ni tenter de se protéger de quelque manière que ce fut. Les terriens se préparèrent au combat.
       Cent pas séparaient la horde extraterrestre des rangs terriens lorsqu'il y eut un grand éclair blanc, parallèle à la ligne de front, qui sépara en deux la légion hurlante des Frémistes. Quelque chose de grand, de très grand, passa à toute allure en volant en rase-motte, quelque chose qui cueillit délicatement deux Frémistes dans sa gueule semée de crocs aigus avant de reprendre de l'altitude. Et depuis le dos de Lizzie Lightningstorm, où s'accrochaient les meilleurs tireurs de son groupe, fusaient des tirs mortels d'armes automatiques qui en quelques secondes cauchemardesques réduisirent assez considérablement l'effectif des opposants. Volèrent les membres parmi les débris fongoïdes, éclatèrent les têtes sphériques, moururent par centaines les rejetons d'Akhereb-les-Mines dans les obscurs tréfonds de leur maudite planète. Voyant l'étendue de ces pertes aussi nombreuses qu'elles étaient ennemies, les défenseurs du Disko reprirent espoir et bientôt sortirent de leur retranchement pour devancer ceux qui continuaient à avancer. Pour la première fois, il sembla que les Frémistes eurent un instant de flottement. Peut-être se faisait-il que, par quelque alchimie, ils allaient à l'inverse de l'humanité en ceci que plus ils étaient nombreux, plus ils étaient intelligents, peut-être l'empilement des cadavres de leurs frères avait-il fini par éveiller chez eux le plus simple, le plus naturel et le plus utile des sentiments, qui est la peur. Ou bien peut-être l'attaque d'un dragon était-elle, dans leur culture, annonciatrice d'un désastre imminent, ce qui peut paraître une croyance raisonnable. Toujours est-il que certains des quadrupèdes commencèrent à se débander, puis tous les autres les imitèrent, se cognant, se montant les uns sur les autres, se pressant contre les parois qui bientôt se teintèrent du rouge de leur sang, et dans cette bousculade encore, beaucoup périrent. La vengeance des sauvageons fut à la hauteur de leurs épreuves, ils achevèrent tous ceux qui bougeaient, s'acharnèrent sur ceux qui ne bougeaient pas, poursuivirent tous ceux qui étaient en état de s'échapper, et traitèrent très cruellement tous ceux sur lesquels ils purent mirent la main vivants. Et lorsque l'on vit le docteur Khunduz brandir sa terrible massue ensanglantée, debout sur une colline de Frémistes morts, alors seulement, on sut que la bataille était gagnée.
       
       " Tiens, James, bonjour. Alors, cette ballade ?
       - La routine. Et toi, tu as des tracas avec les indigènes, on dirait ?
       - Ils sont un peu chamailleurs, hein ?
       - Oui, ils sont taquins.
       - Eh, mais c'est quoi ça ? "
       L'étonnement de Diana était bien compréhensible. Après ses exploits aériens, Lizzie avait profité d'un courant ascendant pour ressortir de la grotte, puis y était revenue, traînant derrière elle un câble relié à un engin assez étrange. Certes, en tant que commandant en second du Disko, elle pouvait se vanter d'en connaître un rayon en matière d'épaves volantes, mais le tas de rouille biscornu que hâlait le dragon aurait inspiré les plus expresses réserves à un pilote d'essai suicidaire. A la base, c'était une grande plaque de métal oxydé en forme de L très épais, soutenu par une armature assez courbe et franchement cabossée, découpée dans la coque d'une navette Rundsteht. La MOA avait d'autorité mis sous sa coupe tous les anciens bagnards qui avaient quelque notion de mécanique, et bricolé en quelques dizaines d'heures ce surprenant véhicule, en récupérant des répulseurs de chenillé blindé trouvés encore emballés dans leurs caisses, un propulseur de navette presque intact démonté sur l'épave et remonté en position verticale, tout un système de contrôle d'attitude fonctionnant par jet d'air alimenté par un compresseur ayant, dans une vie antérieure, servi à décaper des façades de hangars, deux générateurs pris l'un sur les élévateurs et l'autre sur le broyeur à ordures de la base, et pour propulser le tout, elle avait fait monter trois hélices asymétriques, certes, mais orientables. La plate-forme, que la MOA appelait " le pont ", était encombrée de plaques de métal tordues, sur lesquelles s'étaient assis, couchés, lovés ou cramponnés les bagnards. Lipstick manœuvra pour poser délicatement le truc sur un endroit quasi-plat. Merveille de la mécanique, il tomba en morceaux juste après avoir touché terre, et c'est de décombres que descendit l'extravagant échantillon de vie intelligente ci-avant décrit.
       " Et c'est qui ça ?
       - D'anciens bagnards tenus en servitude par les sinistres séides des Vegons, et qui se joignent à nous. Ces braves gens nous ont raconté bien des choses à propos de nos amis de la Lune Noire.
       - Oui, ils sont très méchants, renchérit le prince Beteljus dès qu'il eut rejoint le capitaine.
       - Diana, voici le prince Beteljus. Prince, le commandeur Trouille, mon second.
       - Enchanté, madame.
       - Le prince Beteljus, le même que celui qui nous a tiré dessus voici quelques jours ?
       - Eh... euh... Tout le monde peut commettre des erreurs. Toujours est-il que ce sont d'abominables esclavagistes, des impérialistes qui n'ont reculé devant aucune bassesse pour s'approprier les richesses de centaines de mondes, et y font régner la terreur.
       - C'est ce que je soupçonnais depuis un moment, approuva Diana. Car pourquoi un état pacifique aurait-il besoin de convertir en bagne tout un système stellaire ?
       - Voilà qui est puissamment raisonné.
       - Moyennant quoi, reprit Punch, ces affaires ne nous concernant en rien, pour quelles raisons devrions nous renverser nos alliances pour vous aider, prince Beteljus ?
       - Eh bien pour plusieurs raisons. Premièrement, par amour des oiseaux, des fleurs, et par amour des enfants.
       - J'ai l'impression que vous vous faites une drôle d'idée de la culture terrienne.
       - Ensuite, parce que si j'ai endommagé votre vaisseau, vous avez vous même détruit le Gonzo. Or, mon appareil était la meilleure défense de la base rebelle d'Akhereb-la-mort-lente. Dès qu'ils auront réglé leur petit problème de logistique, les Vegons vont déferler sur ce monde et tout ravager. Je dois retourner là-bas pour mener la rébellion lors des heures difficiles qui s'annoncent.
       - Je ne saisis toujours pas en quoi c'est mon problème.
       - C'est votre problème en ce que, comme l'a confirmé votre capitaine, vous avez fort imprudemment donné les coordonnées stellaires de votre riche monde au général Minus. Akhereb est aujourd'hui un avant-poste isolé de l'empire, mais ce système fournira bientôt aux Vegons une base idéale pour une invasion, d'autant que leurs troupes de choc s'y entraînent déjà.
       - Ah, c'est vrai que vu sous cet angle...
       - Ce n'est qu'une question de temps avant que la flotte du Grand Stratépouète ne déferle sur vos villes et vos campagnes, portant la mort, le malheur et la désolation, comme ce fut le cas sur ma planète. Aussi aurez-vous sans doute l'utilité d'un parti d'alliés au cœur de cette base.
       - ça peut faire sens.
       
    - En outre, j'apporte un plein chargement d'iridium tiré des flancs de mon Gonzo, dont je crois, votre astronef a grand besoin.
       - Ah, puisque vous me prenez par les sentiments. Soit, je veux bien vous ramener à votre base, mais il doit bien être clair entre nous, prince, que je ne me battrai pas à vos côtés.
       - Ah non ? Mais pourtant, je croyais que vous approuviez notre cause.
       - Disons que je la comprends, et que dans votre situation, je me battrais ainsi que vous le faites. Toutefois, je ne suis pas dans votre situation, et votre guerre n'est pas la mienne. Je suis venu ici en mission d'exploration, je n'ai pas reçu mandat de mon Sire pour guerroyer en son nom.
       - Votre attitude timorée ne sied pas à un gentleman, monsieur.
       - Peu me chaut. En outre, je vous ferai remarquer que mon astronef n'est pas en état de se battre, et que c'est un peu de votre faute.
       - Ah, certes.
       - Quoi qu'il en soit, je ne tiens pas non plus à me battre aux côtés des Vegons, ni à leur servir de transport de troupes. Aussi, j'ai ourdi un plan subtil qui pourrait, s'il fonctionne correctement, rétablir un peu l'équilibre des forces tout en nous offrant une échappatoire honorable. Et accessoirement, il se pourrait que nous mettions finalement un terme à la menace que les Vegons font peser dans ce secteur.
       - Ah oui ?
       - Oui, je parle d'une arme terrible, que j'ai d'ailleurs quelque scrupule à utiliser, mais que voulez-vous, si les circonstances l'exigent...
       - Si c'est de lance de Longouine que vous parlez, j'ai le regret de t'annoncer que c'est compromis, dit alors Diana d'un air contrit.
       - La lance de Longouine ?
       - Oui, nous l'avons perdu contre les Frémistes.
       - C'est quoi, la lance de Longouine ?
       - Ben... c'est un truc qu'on n'a plus.
       - S'en fout, la lance de Longouine. Moi je te parle de tout autre chose... Eh mais, qu'est-ce regardent tous, là ? "
       En effet, tous les extraterrestres qui avaient des yeux s'étaient massés sous la coque du Disko, et devisaient assez vivement en désignant telle ou telle partie de l'appareil.
       " Alors, c'est beau hein ?
       - Certes oui, capitaine, répondit d'une voix suave une sorte de limule juchée sur des pattes de trois pieds de long, mais c'est quoi au juste, cet objet ?
       - Eh bien, c'est le Disko voyons, fierté et honneur de l'Astrocorps ! Haïdi-yo !
       - Vous voulez dire que vous avez volé dans l'espace à bord de cette chose ?
       - Qu'est-ce qui vous choque ?
       - Eh bien, par exemple, comment faites-vous pour assurer l'étanchéité d'une structure en bois ?
       - Ben, il est laqué, le bois, c'te bonne blague.
       - Le Faucon Millénaire, à Tatooine, dans le hangar.
       
    - Le noble Brok émet des réserves quant aux qualités de vol de cet appareil.
       - Foutaise ! Cet astronef est une merveille de la science moderne, il ne nous manque plus qu'à trouver un constricteur nodal des spectateurs polissons.
       - Un convecteur central des extracteurs de phlogiston, corrigea distraitement la MOA.
       - Un convecteur central des extracteurs de phlogiston ? Demanda Lizzie qui glandait dans les parages.
       - Exactement. Le notre est hors service.
       - C'est pas une sorte de soucoupe large comme ça avec des tubulures tordues sur le dessus et un machin strié sur le pourtour ?
       - Si.
       - Et des petits picots rétractables en cupronickel ?
       - Précisément.
       - Et avec peint dessus " convecteur central des extracteurs de phlogiston, modèle CXT-415 pour astronef de classe Glorious " ?
       - C'est tout à fait ça.
       - Attendez cinq minutes. "
       Elle s'absenta cinq minutes, et revint chargée d'une sorte de soucoupe large comme ça, avec des tubulures tordues sur le dessus, un machin strié sur le pourtour, des petits picots rétractables en cupronickel et l'inscription " convecteur central des extracteurs de phlogiston, modèle CXT-415 pour astronef de classe Glorious " peinte au pochoir.
       " Et voilà la merveille. C'est soixante ryôs. Allez, raquez la thune !
       - Quoi ?
       - Je me suis donné du mal pour me procurer cet appareil, figurez-vous. Et en plus, il est tout neuf !
       - A qui est-il ? S'enquit la MOA.
       - C'est un effet personnel. Il n'appartenait à personnel alors je l'ai pris, c'est un souvenir.
       - Où l'avez-vous trouvé ?
       - Dans un des entrepôts du vaisseau.
       - Qui l'y avait mis ?
       - Allez savoir.
       - Comment saviez-vous qu'il y était ?
       - Je l'avais aperçu un jour... que je me promenais... dans un entrepôt. Oh et merde, si vous n'en voulez pas, je me le garde. "
       Bref, après divers palabres, on convint d'oublier les divers larcins que d'aucuns auraient pu commettre dans les magasins de l'Astrocorps, on donna son or au dragon et on brancha le truc dans le machin.

       Comme les turbots avaient recouvré quelque appétit sexuel, on repoussa sans trop de peine les assauts de la vague suivante de Frémistes, ce qui permit aux équipes de l'ingénierie de peaufiner le blindage d'iridium des tubes d'injection thaumique. Les équipes de récupération avaient fini par amasser des monceaux d'armes de poing Frémistes, des quantités prodigieuses d'équipements divers, ainsi que des masses de champignons et des centaines de cadavres de Frémistes, dont Clibanios se targuait de pouvoir tirer quelque succulent ragoût propre à sustenter l'équipage durant le long voyage de retour. Le Disko était maintenant opérationnel, aucun sauvageon ne s'attarda plus qu'il n'était nécessaire sur cette planète, aucun ne se retourna avant de franchir l'écoutille pour jeter un dernier regard ou émettre un soupir de regret. On vérifia la pressurisation, les principaux systèmes, puis le capitaine donna l'ordre de dégager les barres des répulseurs gravistatiques, et lourdement, le Disko se souleva, se débarrassa des menus cailloux qui s'étaient incrustés dans sa coque. Lentement, très lentement, il s'éleva dans l'immense caverne, manœuvra savamment, puis sortit enfin au jour, aussi usé, fatigué et sale que ses occupants.
       Akhereb-les-Mines réservait toutefois une dernière mauvaise surprise à nos cosmatelots, en particulier à ceux de la passerelle, qui avaient un bon point de vue sur la surface.
       " Morbleu, mais que vois-je aux alentours ? On dirait... Mais non, il ne peut y en avoir autant...
       - Oh non, encore !
       - Par la pioche barbue de Nainpuissant Ravagemine, des Frémistes ! Des légions de Frémistes, emplissant le désert... Jusqu'à l'horizon...
       - Von Paulus à Stalingrad !
       
    - Le noble Brok est inquiet de notre situation tactique.
       - Ils sont au moins quatre millions cent quatre-vingt quatorze mille trois-cent quatre !
       - Du calme, du calme, expliqua Diana d'un air blasé, leurs armes de poing n'ont qu'une portée très limitée, et nous sommes déjà trop haut pour eux.
       - Ah excellent. Mais au fait, j'y pense, avons-nous encore des torpilles cantiques en magasin ?
       - Et pour quoi faire s'il te plait ? S'enquit Diana.
       - Eh bien... Euh... vu qu'ils sont là... et qu'ils sont peu sympathiques... Et puis je suis certain qu'ils ne manqueront à personne, tous ces Frémistes. Non ? Je sais pas ce que vous en dites...
       - Les vendeurs de téléphones portables.
       
    - Le vénérable Brok a parlé : il considère que les Frémistes sont d'abominables créatures indignes de vivre.
       - Non ? Allez, Diana, juste deux ou trois, histoire de dire qu'on les a testées, ces torpilles...
       - Je proteste énergiquement contre cette violation flagrante de la Directive Première de l'Astrocorps. Directive Première qui spécifie, je vous le appelle, qu'en cas de rencontre avec une espèce intelligente, il faut s'abstenir de l'exterminer. Je dois vous prévenir que je suis tenue, en tant que premier officier à bord de cet appareil, d'en référer à l'Astrocorps si je suis témoin d'un acte d'une telle indignité.
       - Ah bon.
       - Sur ce, je vous quitte, j'ai une petite envie.
       - Ah bon.
       - Ce qui va bien me prendre cinq minutes.
       - Ah bon. "
       Diana quitta donc la passerelle, et d'un pas aussi digne et assuré que possible, se dirigea vers les sanitaires. Elle eut quand même du mal à empêcher un vilain sourire de tordre sa commissure vers le haut lorsqu'elle entendit, par la conduction sonore des tubes de métallique, la détente gazeuse caractéristique de la vidange brutale d'un tube lance-torpille.



    36 ) Across the stars

       DS 670.2


       Lorsque Diana revint sur la passerelle, ce fut pour constater que l'équipe habituelle avait repris sa place, et que l'on était en giration. Le capitaine Punch avait, pour ces circonstances, la curieuse habitude d'incliner l'appareil à quatre-vingt dix degrés, de manière à avoir l'orbe planétaire sur la bâbord, et le vide interplanétaire à tribord. Brok, Zorkan Eautrouble et les autres extraterrestres qui avaient pris congé, seul restait le prince Beteljus. De l'athlète rouge et quadrumane émanait une autorité naturelle, ainsi qu'une certaine gaucherie, ce qui était un curieux mélange, mais qu'attendre d'autre d'un être venu d'ailleurs ?
       " C'est quoi finalement, ce plan subtil ?
       - Le prince m'exposait précisément le meilleur moyen de rejoindre Akhereb-la-mort-lente sans nous faire repérer par les Vegons.
       - En effet capitaine, comme je vous le disais, il se trouve que les tyrans disposent d'efficaces détecteurs à courte portée, mais nous avons mis hors service leur réseau de détecteurs longue portée. Ainsi, nous pouvons à notre gré naviguer dans l'espace profond. En revanche, dès que nous approcherons d'Akhereb-la-mort-lente à moins d'un million de brasses environ, nul doute qu'ils détecteront sans peine un astronef d'une taille aussi imposante.
       - Votre solution ?
       - Elle s'inspire d'une très ancienne coutume Zoorfe, que par bonheur les Vegons ignorent, car les bons usages du monde ne sont pas leur préoccupation, en général. Sur Zoorfos, ma malheureuse planète, nous avions en effet l'habitude, pour entrer dans une pièce, d'opérer un demi-tour afin de nous présenter par l'arrière. La portée symbolique du geste ne vous aura pas échappée...
       - Ben si, justement.
       - Mais c'est évident voyons, il s'agit d'arriver de dos en présentant une partie vulnérable de sa personne, afin de montrer que l'on n'est animé d'aucune mauvaise intention.
       - Ah, bien sûr.
       - Donc, une fois entré, vous opérez un demi-tour, toujours dans le même sens, et vous vaquez à vos occupations. Bref, là n'est pas la question. J'ai cru remarquer que votre appareil disposait, à l'arrière, d'imposants dissipateurs thermiques.
       - Ah mais du tout, il s'agit d'extracteurs de phlogiston.
       - C'est bien la même chose. Le fait est que ces extracteurs dégagent une thermie impressionnante, dont il s'agirait de tirer parti afin de se dissimuler. Je vous suggère donc de contourner largement Akhereb-la-mort-lente, puis de vous positionner entre la Lune Noire et le Soleil. Là, vous tournerez la partie postérieure de votre astronef vers nos ennemis. Leurs détecteurs ne verront rien, aveuglés qu'ils seront par l'éclat de l'astre du jour, dont les feux de vos extracteurs ne seront que l'ardente continuation.
       - Comme le procédé est astucieux !
       - N'est-ce pas ? Votre appareil peut-il voguer en crabe ?
       - Tout à fait, c'est par pure convenance que nous maintenons la passerelle dans la direction du déplacement.
       - J'avoue que sous ses louches atours, votre vaisseau affiche des performances impressionnantes.
       - Ah ! Je ne vous le fais pas dire ! Hein Diana...
       - Oui, oui. Et après, une fois sur Akhereb-la-mort-lente, on fait quoi ? "

       Si les Vegons avaient disposé de détecteurs à longue portée, ils auraient observé un bien curieux manège. Tout d'abord, le Disko quitta à toute vitesse les parages d'Akhereb-les-Mines pour plonger vers la fournaise d'Akhereb, petit soleil jaune aux rayons maladifs. Puis, exécutant la manœuvre ci-dessus décrite, le vaisseau obliqua vers Akhereb-la-mort-lente à une vitesse assez faible, de l'ordre de facteur -6, avant de disparaître derrière l'horizon de la planète. Plusieurs heures plus tard, il revint sur ses traces, retournant vers l'étoile avant de décrire une large courbe pour se mettre dans la trajectoire entre la Lune Noire et Akhereb-les-Mines, deux gigabrasses environ. Puis, le Disko fit mine de cheminer droit vers la base Vegonne, cahin-caha, à facteur –7, vitesse à laquelle il fallait quatre heures pour faire la distance. Comme il n'était pas pressé, le capitaine en profita pour expédier quelques affaires courantes. Comme par exemple, s'enquérir des premiers résultats de l'audit. C'est à ce titre qu'il reçut donc Ducond et Ducont dans son bureau.
       " Alors en guise de préambule, je dois tout d'abord vous signaler que conformément à l'échéancier remis ci-avant par les services de de Jameson Horowitz Malefoy McFinnis Jzdobrinjewszky Partners & De Portnawakz International Tradesman Globalco Consulting Associates Co. Ltd © GMBH – division of Cassini®-Group, le procès-verbal de validation définitif est encore en cours de finalisation, et vous sera transmis pour sign-off à l'issue de l'étude, après mise en conformité par nos services.
       - Bien sûr, bien sûr. Et donc, ça dit quoi, votre étude.
       - Le bilan est fort positif et l'étude a été très profitable, puisqu'elle a permis de mettre en lumière de nombreux axes de travail.
       - C'est marrant parce qu'à lire ce que vous m'avez envoyé, j'avais plutôt l'impression que vous considériez mon équipage comme une bande de bons à rien et qu'il fallait tous les balancer dans le sans et tirer la chasse.
       - Êh... bien oui, de manière imagée, c'est un peu ce que je voulais dire par " axes de travail ".
       - D'accord. Vous recommandez donc, j'ai lu par ici... oui, c'est là, de mettre en valeur l'espace récréatif situé pont E secteur 2 en optimisant les surfaces de travail du personnel administratif.
       - Tout à fait !
       - Mais j'ai consulté les plans avant de venir, et vous voyez, ici, pont E, secteur 2, il n'y a pas d'espace récréatif. Il y a juste le réfectoire.
       - Oui, voilà, le réfectoire.
       - Vous proposez de transformer le réfectoire en bureaux pour le personnel administratif ? Personnel dont d'ailleurs nous sommes dépourvus.
       - L'embauche de personnels administratifs est préconisée au titre IV du chapitre VI, volume IV, section VI. Effectivement, nous préconisons de dégager cet espace improductif, ce qui aurait, outre le gain de place, le double avantage du gain de temps et du gain de qualité.
       - Ah oui ?
       - Le gain de temps étant obtenu en substituant les repas préparés en cours de vol et pris en commun par des conserves apertisées préparées avant le vol, qui seraient réchauffées sur les lieux d'affectation des équipes, individuellement pour chaque membre d'équipage.
       - Ils mangeraient leur gamelle sur place quoi. Et le deuxième avantage ?
       - Au plan du plan-qualité, nous comptons, et c'est très important, développer la démarche-qualité par un suivi-qualité assorti de la mise en place d'une véritable politique d'assurance-qualité. Or, nous avons noté que la fréquentation des installations à but récréatif, dites " réfectoire " (cf. le document " Terms Of Reference ") induisait des comportements accidentogènes nuisibles à la méthode-qualité ci-dessus décrite, tels que : rixes, démonstrations physiques, consommation de boissons alcoolisées.
       - Oui, mais vous savez, on ne peut tout de même pas interdire l'alcool.
       - Si. Chapitre IX section III.
       - Ah ouais, carrément.
       - L'interdiction de la consommation d'alcool à bord permettrait de renégocier dans des conditions favorables les primes d'assurance responsabilité civile qui courent sur le vaisseau, et dont vous n'ignorez pas qu'elles sont 35% plus élevées concernant votre astronef que pour d'autres vaisseaux équivalents.
       - A vrai dire, j'ignorais que nous étions assuré. Mais comment voulez-vous que je dise ça à mon équipage ?
       - Vous êtes le maître à bord. Vous n'avez qu'à présenter cela sous un jour habile. Faites dire que vous interdisez l'alcool parce que par exemple, vous vous souciez de la santé de vos hommes, ou sous quelque prétexte du même genre. Mais vous tomberez d'accord avec moi, on ne peut plus continuer à perdre autant d'argent en assurance.
       - Sûrement. En parlant d'alcool, avant la sécheresse, je vous sers quelque chose ?
       - Merci, sans façon...
       - Allons, de beaux gaillards comme vous... J'ai là un schnaps de chez moi, comme le faisait mémé... Ah, voilà.
       - Je vous assure capitaine...
       - Vous me désobligez, messieurs ! Insultez-vous mes ancêtres ? Songez à ma pauvre aïeule, la brave vieille qui, jusqu'à ses derniers jours, a cheminé sur les rudes sentes du Portolan, portant au bout de ses doigts noueux de lourdes jarres de ce précieux nectar afin de les expédier à son indigne petit-fils, pour qu'il puisse un jour le déguster entre amis au cours d'une réconfortante collation, et vous me dites que vous ne voulez pas de sa liqueur ?
       - Soit, alors juste un godet.
       - A la bonne heure, juste un godet. "
       Le capitaine posa deux chopes d'un demi-litre chacune devant les auditeurs, abasourdis.
       " Allez, buvez, mes amis ! Soyez sans crainte, c'est très léger, ça descend tout seul ! "
       Il suffisait d'approcher de la chope à moins de vingt centimètres pour sentir l'alcool vous griller les poils du nez. Les récipients étaient emplis d'un breuvage à la limpidité suspecte. C'est qu'ordinairement, les vins, bières et liqueurs doivent leur aspect turbide aux micro-organismes en suspension et aux sous-produits de leur fermentation. L'eau-de-vie du capitaine Punch était, au contraire, plus transparente et plus glaciale que l'eau pure d'un torrent de montagne. Les deux béjaunes tendirent les lèvres vers la surface du liquide, avec plus de précautions qu'un buveur régulier, mais avec moins de précautions que celui qui s'y connaissait vraiment en boisson et avait déjà entendu parler des liqueurs que l'on distille en cachette dans les fermes isolées des vallées les plus reculées du Portolan, à la saison où les cols sont trop enneigés pour que les douaniers viennent emmerder les honnêtes gens.
       " Hmf... C'est vrai que c'est léger, cette boisson...
       - N'est-ce pas ? Ce sont les essences de mimosa et de fraise des bois qui rendent ce breuvage si digeste. En fait, c'est plus un sirop qu'un véritable alcool.
       - Tout à fait, un sirop. Et maintenant, passons je vous prie, papitaine, à la méthode projets.
       - Qu'est-ce donc là ?
       - C'est la méthode que vous employez mour mener à bien un projet. Na nomenclature des documents, c'est ça qu'il y a d'important.
       - Je suis tout à fait d'accord avec vous.
       - Vous avez vu le schéma, na ?
       - Ah oui, le schéma. Donc, imaginez que je détecte un dysfonctionnement dans une partie du Disko, et que je souhaite y remédier, je dois d'abord adresser une expression de besoin.
       - C'est vrai, une expression des besoins, exactement. Exactement ! Ah ah ah !
       - Expression des besoins que j'envoie auprès du Service d'Intégration Fonctionnelle, pour validation.
       - OUAIS MONSIEUR !
       - Le SIF émet alors un Document de Spécifications Techniques, ainsi qu'un Plan de Recette. Le DST est transmis à l'équipe Réalisation, ainsi qu'au service Méthode Conformité, pour validation, hein. L'équipe Réalisation émet alors un chiffrage, qui doit être approuvé en Comité Stratégique pour que le projet soit approuvé. C'est alors que l'on différentie trois types de projets : le projet standard, le projet important et le projet urgent.
       - Ben oui, urgent le projet. C'est un projet UUUUrgent.
       - Les projets standards passent simplement par le circuit Assistance, ce qui implique la mise en place d'un Comité de Pilotage Allégé, qui se réunit tous les mardis afin de...
       - Pourquoi les gens y nous aiment pas ? Hein, tu sais toi ? Toi t'es mon copain...
       - ...en cours de réalisation, mais doit être contresignée à l'issue de celle-ci...
       - ...moi j'y ai dit au commercial, j'y ai dit : " Eh, toi ", j'y ai dit...
       - ...champs doivent être renseignés dans la feuille de route, à savoir les données relatives à la protection des...
       - ...zzzzzz "
       Voyant que les deux consultants s'étaient endormis du sommeil sans rêve de l'ivrogne débutant, le capitaine s'éloigna à pas de loups, ouvrit la porte, puis fit signe d'entrer à deux costauds qui attendaient là.



    37 ) Le rusé capitaine

       DS 670.2


       L'aspect général de l'astronef, associé à la manière hésitante qu'il avait de faire son approche, n'eurent aucun mal à convaincre Girardos et les Vegons que le Disko avait fait une mauvaise rencontre quelque part dans l'espace profond. Ayant revêtu ses plus beaux atours, le capitaine Punch, fort contrit, descendit par l'écoutille de secours – car la salle de chargement était démolie, rappelons-le – et se dirigea vers l'officier juché sur ses longues pattes grêles, qui l'attendait sur le bord du cratère, et qui semblait tout à fait impatient d'obtenir des explications. Le capitaine ayant eu maintes fois l'occasion de fréquenter les arcanes du pouvoir au cours de sa carrière, il avait eu le loisir d'apprendre que le meilleur des mensonges est celui que l'on truffe de pépites de vérité, aussi servit-il à son hôte une version des faits à peine modifiée.
       " Ne me regardez pas, général Girardos, je suis indigne que vous posiez les yeux sur moi.
       - Eh bien capitaine, que se passe-t-il ? Des ennuis ?
       - Hélas, trois fois hélas, nous voguions paisiblement parmi les cieux de votre grand et beau système, lorsque nous fumes attaqués sauvagement par le Gonzo de l'abominable Beteljus.
       - Damnation ! Il a donc pu vous rattraper !
       - Si fait. Nous avons engagé le combat, manœuvré tant et plus pour le distancer, employé toutes les ruses de guerre connues de notre peuple, mais finalement, l'un de ses missiles eut raison de notre moteur alors que nous approchions d'une planète pour trouver quelque appui. Nous nous écrasâmes sur sa surface, après avoir eu, toutefois, la grande satisfaction de le voir lui-même gravement touché. Nous le perdîmes de vue, sans doute s'est-il abîmé en même temps que nous dans les sables d'Akhereb-les-Mines.
       - Les rapports disaient donc vrai ! Une petite équipe chargé d'observer les environs de cette planète nous avait rapportée les bruits de cette bataille, et nous vous croyions perdus. Ah, quelle merveilleuse nouvelle.
       - Messire Général, vous êtes bien indulgent, et nous voici toujours vos débiteurs car je rougis de honte à devoir vous le raconter, mais nous n'avons pu mener à bien la mission de confiance dont vous nous aviez gratifié. Les réparations de fortune nous ont permis de remettre notre vaisseau en l'état, nous avons considérablement perdu en vitesse et en puissance. Au lieu de quelques heures, le voyage vers la lointaine Akhereb-dans-ton-slip-mama prendra des semaines.
       - Vous m'en voyez navré. Ne peut-on pas vous aider ? Restez donc ici quelques jours, nous réparerons votre vaisseau.
       - C'est que, comme du reste vous avez pu vous en rendre compte la dernière fois, il est mû par une technologique qui vous est étrangère. Bah, qu'à cela ne tienne, nous ferons le voyage vers la lointaine planète comme promis, et vous ramènerons vos troupes, même s'il faut pour cela labourer chaque pouce de l'éther cosmique. Nous autres Terriens sommes des gens de parole, voyez-vous.
       - Je le constate, et je vous en félicite.
       - Toutefois, avant de repartir, je suis contraint de solliciter une petite faveur, et croyez que je crève de honte à abuser encore de votre hospitalité.
       - Mais dites, capitaine, dites, et nous ferons notre possible.
       - Ah, quel ami nous avons trouvé là. Voici l'affaire, la succession de nos mésaventures m'a convaincu que le voyage dans votre système présentait quelque péril.
       - Je n'en disconviens pas.
       - Or, nous avons à bord deux personnages de qualité, deux philosophes estimés dont la sagesse est révérée sur notre planète. Comprenez que leurs vies sont à mes yeux plus précieuses que la mienne propre. Bien qu'ils souhaitent partager le sort hasardeux de notre équipage, je vous prie de bien vouloir les héberger parmi votre heureuse communauté, le temps que la situation s'améliore.
       - Quel noble sentiment vous anime. C'est avec plaisir que j'accède à votre demande, vraiment.
       - Ah, la gratitude m'envahit. Frère d'outre-espace, si nous n'étions tous deux engoncés dans ces tenues spatiales, je te serrerai dans mes bras. Holà, vous autres, faites sortir les deux couil... nobles seigneurs. "
       Vous avez déjà deviné, ce sont bien Ducond et Ducont que les malabars du capitaine sortirent alors du Disko, soutenant sans peine leurs démarches titubantes par la grâce d'une gravité accommodante.
       " Ils ont l'air mal en point.
       - C'est qu'ils sont... adeptes d'une discipline mentale... qui préconise la consommation de certaines substances psychotropes afin d'atteindre l'illumination et d'ouvrir les portes de la perception.
       - Bien sûr, suis-je sot. Venez, messieurs, et profitez de mon hospitalité.
       - Et pour ma part, je vous fais mes adieux, général Girardos.
       - Déjà ? Vous repartez ?
       - Nous n'avons que trop traîné, nous avons une dette d'honneur à vous rembourser, mon ami.
       - Ah, quelle grandeur d'âme.
       - Non, je dois partir, me détourner, non, camarade, ne regardez pas les larmes perler sur mon visage... Holà, mes drôles, ferlez les huniers et drissez les cabestans, nous appareillons sur le champ ! "
       Et en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, l'énorme soucoupe cabossée décolla et repartit péniblement vers les cieux semés d'étoiles.

       Quelques minutes plus tard, sur les écrans de leurs détecteurs à courte portée, pas loin de la limite d'observation d'ailleurs, les Vegons de garde assistèrent à un bien triste spectacle. Tout d'abord, ils virent le Disko manœuvrer pour contourner Akhereb-la-mort-lente afin de prendre la route la plus directe vers Akhereb-dans-ton-slip-mama. Puis, avant qu'ils n'aient le temps d'intervenir, un vaisseau non-identifié décolla de la planète moribonde et fonça à toute vitesse vers l'astronef terrien, qui manifestement, ne l'avait pas détecté. Avant qu'ils ne puissent alerter l'équipage, un furieux duel s'engagea, dont on ne pouvait que deviner le fracas dans le ballet des points lumineux sur les radars aveugles. Les magnétomètres enregistrèrent des tirs et des explosions. Puis il y eut une immense déflagration, et la consternation retomba sur toute la base de la Lune Noire. Car une telle débauche d'énergie, de toute évidence, ne pouvait être due qu'à l'explosion du générateur principal d'un grand vaisseau spatial.
       Ou à la rigueur, à un passage brutal en vitesse supraluminique.

       La voix plate et grise de la MOA, reconnaissable malgré la distorsion, résonna dans le conduit qui reliait la passerelle à la timonerie.
       " Moteurs stabilisés, facteur 5.5, capitaine.
       - Les tubulures en érythrum tiennent le coup ?
       - Iridium. Fonctionnement nominal. J'ai triplé l'épaisseur du blindage pour plus de sécurité.
       - Plus de sécurité ? J'y pense, est-ce que vous croyez pouvoir aller plus vite ?
       - Nous pouvons faire un bref essai à 5.8 pour voir où nous en sommes.
       - Faites, je crois que nous sommes tous pressés de retrouver notre Terre. Dismissed.
       - Oui capitaine ? Répondit le lieutenant-commandeur Dismissed.
       - La passerelle est à vous, moi, je vais m'en jeter un dans l'espace récréatif. Tu viens Diana ? "
       
       Le réfectoire était plein de monde, et le concept de " table des officiers " était inconnu à bord du Disko, mais lorsque le Seul Maître A Bord(11) et sa seconde y pénétrèrent, quelques-uns estimèrent bienséant de se lever pour aller simuler une activité productive dans un endroit moins compromettant. Ils prirent donc place dans un coin qu'un taxidermiste pressé avait déjà décoré d'une tête de Frémiste.
       " Eh bien, on s'en tire pas trop mal, cette fois encore.
       - Je te dirai ça quand on sera revenus en Drakonie. En tout cas, c'est la dernière fois que je mets les pieds dans un vaisseau spatial, je te le jure. Dès qu'on arrive, je pose ma dem' et je retourne chez ma mère.
       - Comme à chaque voyage. "
       James et Diana avaient cette conversation à chaque retour de mission, aussi la tenaient-ils en mode automatique, histoire de se détendre, un peu comme on va boire un verre de lait avant de se coucher. Dans la grande salle encombrée de tables et d'objets décoratifs d'un goût douteux, vaquaient une certaine quantité de ces extraterrestres à qui les locaux faisaient visiter le vaisseau et découvrir le vénérable art terrien de la beuverie.
       " Que vas-tu raconter à l'Astrocorps pour les deux guignols ?
       - Qu'ils étaient volontaires pour rester étudier les mœurs locales, ou bien qu'ils ont disparu, ou bien qu'ils ont été mangés, ou bien je ne sais quoi... je trouverai bien.
       - Il faudrait qu'on ai des versions qui se recoupent.
       - On a deux bonnes semaines pour y réfléchir. Détends-toi, prends une chope.
       - Ils vont sûrement nous recoller un audit.
       - Bah...
       - Tu as raison, c'est un inconvénient mineur. J'ai quand même des scrupules à laisser Beteljus et ses rebelles seuls contre les Vegons.
       - Cette guerre n'est pas la notre, Diana. Chacun ses problèmes...
       - Oui, mais ceci pourrait devenir le notre. Tu as entendu Beteljus, les Vegons risquent de venir nous rendre visite avec leur flotte de guerre, car ils convoitent des planètes telles que la notre.
       - Qu'ils viennent, je leur souhaite bien du plaisir contre le seigneur Morgoth. Et puis si ça se fait, Beteljus se fait des idées, son expérience personnelle des Vegons était de toute évidence négative, cela devait affecter son jugement. Ou bien il nous mentait sur eux dans le but de s'attirer notre sympathie, au moment où il avait besoin de notre aide. Que sais-je.
       - Quand même, je ne suis pas tranquille. Les autres extraterrestres que nous avons recueillis confirment tous la version de Beteljus, à savoir que les Vegons sont une tyrannie militariste, expansionniste et...
       - Oui, oui, sans doute. Ce sont aussi des gens disciplinés, méthodiques, plus portés sur l'obéissance aveugle que sur la réflexion personnelle.
       - C'est vrai, ils ont de grandes qualités martiales, je l'ai remarqué aussi.
       - Qualités, c'est vite dit. Qui sait, de tels traits de caractère pourraient se retourner contre eux, et dans certaines circonstances, les rendre particulièrement vulnérables.
       - Ah bon ? Eh mais... Toi, tu as l'air de quelqu'un qui a fomenté un mauvais plan !
       - Eh eh eh... "

       Et le ricanement sardonique du capitaine Punch se perdit parmi les étoiles, dans le sillage scintillant du Disko, semé d'éphémères et improbables particules quantiques dont aucun modèle standard ne parviendrait jamais à expliquer pleinement les folles turpitudes.



    38 ) Epilog


       Deux semaines ne furent pas de trop pour exposer aux nouveaux venus certains fondamentaux de culture terrienne. Ainsi, plusieurs d'entre eux furent très étonnés lorsqu'on leur révéla que tuer les enfants pour les manger pourrait être mal interprété par certains parents, y compris les enfants malformés ou les malades. D'aucuns trouvaient qu'il y avait trop de niveaux hiérarchiques à bord du vaisseau, d'autres qu'il n'y en avait pas assez, d'autres trouvaient qu'il y avait des niveaux hiérarchiques et s'en étonnaient fort. La notion de propriété était assez répandue dans l'univers, mais on mit toutefois en garde les chapardeurs contre le fait que l'humain moyen jouissait d'un assez fort attachement aux biens qu'il possédait. Le fait que certaines espèces pouvaient parfaitement être tuées et d'autres non n'était pas automatiquement accepté dans l'esprit de beaucoup, et le récit de la servitude et du meurtre des vaches et des cochons souleva quelques protestations. Et puis il fallut aussi leur apprendre qu'un être humain qui cesse de fonctionner huit heures par jour n'est pas en proie à une grave maladie, mais que c'est le comportement normal de l'appareil. Et toutes ces choses qui ne sont pas forcément immédiates pour tout le monde.
       Les ingénieurs du Disko passèrent bien des nuits blanches à tenter d'adapter les locaux aux besoins spécifiques de chaque espèce, que ce soit en matière de température, d'humidité ou de composition de l'atmosphère. Et puisqu'on a lâché les mots de matière et de besoin, il ne fut pas aisé de convertir les toilettes afin qu'ils évacuent des excréments dont le volume, la consistance et la composition variaient selon un spectre insoupçonné. Mais ce qui étonna le plus les hôtes du Disko, qui avaient tous quelque notion d'astronautique, c'était la façon dont le vaisseau était conçu et les principes selon lesquels il fonctionnait, principes qui dépassaient largement leur entendement (ce en quoi du reste ils n'étaient pas loin de partager le sort du reste de l'équipage). Certains estimèrent singulier de construire un astronef de bois, ce à quoi on leur rétorquait qu'ils n'y connaissaient rien, que ce n'était pas du bois ordinaire, mais du bois de séquoia géant des forêts de Drakonie Septentrionale, laqué selon la méthode ancestrale des artisans elfes, que c'était en plus un excellent isolant thermique, que ça marchait très bien comme ça, et qu'il n'y avait aucune raison de chercher à faire autrement. D'aucuns trouvaient fort étrange qu'un peuple s'aventurât dans l'espace alors qu'il s'éclairait encore à la lampe à huile, ce à quoi on leur répondait généralement que les torches n'étaient pas recommandées dans une structure en bois, et en général, la discussion technique s'arrêtait à ce stade avant que l'on en vienne à évoquer les mânes de Tesla, Ampère et Volta.
       Lorsqu'ils arrivèrent près des rivages familiers du Soleil, le seul, le vrai, les petites habitudes avaient fini par prendre le dessus sur l'étrangeté de la situation, et plus personne ne faisait attention au genre d'organe préhensile qu'il serrait le matin au petit déjeuner.

       Les chroniques perdirent rapidement trace des deux consultants de Jameson Horowitz et Autres Gusses, car dans le tourbillon de chaos et de folie furieuse dans lequel sombra l'empire Vegon, peu de temps après les événements que je viens de vous relater, plus personne ne se souciait de tenir les chroniques. Je me contenterai donc de vous rapporter quelques faits que j'estime significatifs, et qu'au cours de mes voyages j'ai glanés par ci par là, de hangar en cantina, dans tous les astroports du quadrant.
       Les archives militaires Vegonnes, dont une copie a pu être miraculeusement sauvegardée dans Denebola IV, nous enseignent que des troubles graves avaient éclaté dans le système périphérique d'Akhereb, contraignant l'état-major du Grand Stratépouète à envoyer de toute urgence une expédition de secours. Au prix de lourdes pertes dans des batailles stellaires acharnées contre des insurgés très bien équipés, l'expédition put évacuer une bonne partie des effectifs de la garnison du système. Parmi eux se trouvaient deux membres d'une race bipède, dont la description correspond à celle de nos naufragés de l'espace.
       Il est encore possible, et c'est très instructif, de compulser les derniers exemplaires du " Stellarion Libéré ", holopublication plus ou moins indépendante de Gophylias, la capitale de la province de Rezabulon, dont ressortissait le système d'Akhereb. Quelques mois seulement avant les émeutes de la faim qui virent la chute du gouverneur local, le Stellarion titrait : " Nouvelles normes de travail, productivité et excellence ", puis " Chiffrage : comment s'y retrouver avec la certification YSO 99002 ", puis " Le reporting d'activité sexuelle enfin obligatoire ", puis le tristement célèbre " Halte au surpoids, les nouvelles rations calculées au plus juste par nos experts assureront une meilleure santé pour chacun ", qui mit le feu aux poudres. Les historiens modernes estiment que les violents affrontements entre paysans ruinés, citadins affamés et forces de l'ordre dans cette province donnèrent le signal de l'effondrement pour le vieil empire.
       Les Vegons, peuple essentiellement martial, n'avaient jamais été particulièrement versés dans l'art de l'économie, aussi peut-on trouver étrange qu'ils se fussent brusquement dotés de normes comptables dites " Baal 2 " particulièrement drastiques. D'après Liet Kein, le célèbre économiste Bollingerien, l'application stricte de ces normes à toutes les entreprises de l'empire mit en lumière le fait qu'elles étaient toutes virtuellement en faillite depuis leur création – ce qui pour certaines remontait à des millénaires. Cette révélation soudaine déclencha une fuite des capitaux, une déflation massive et une contraction économique si subite que, lorsque furent mises en place les normes comptables rectifiées " Baal 3 ", corrigeant les erreurs de la version précédente, les seules entreprises auxquelles les appliquer étaient les fabriques d'armes individuelles, d'aliments en conserves et d'abris en béton.
       " Pourquoi un port de refroidissement : analyse d'une solution simple à un problème complexe " est le titre d'un opuscule technique Vegon, dans lequel on peut facilement retrouver le style caractéristique de Jameson Horowitz et co, ainsi que la charte graphique. Il en parut de nombreux à cette époque, les ingénieurs de l'empire ayant drastiquement changé de méthode de travail et accru considérablement le volume de paperasse qu'ils produisaient. Mais cette brochure particulière revêt une importance historique particulière, en ceci qu'elle a conduit les Vegons à nantir leurs vaisseaux les plus puissants de puits d'aération conduisant directement au réacteur central, particularité que les rebelles, pourtant moins bien armés, mirent à profit au cours de plusieurs batailles mémorables.
       On pourrait aussi citer l'étrange paralysie qui atteignit la bureaucratie impériale au cours des années de décadence. Quelle folie poussa donc ces fonctionnaires, alors même que la capitale Vegonne était à feu et à sang, à remplir des fiches de mission et à faire passer des entretiens d'évaluation ? On dit, mais peut-être n'est-ce là que légende, que le Grand Stratépouète lui-même perdit vingt minutes à faire tamponner l'acte de réquisition par le service idoine avant de pouvoir emprunter une navette pour fuir, temps qui s'il n'avait pas été perdu lui aurait peut-être permis de fuir vivant sa cité agonisante.
       Alors, que sont-ils devenus, Ducond et Ducont ? D'aucuns les disent morts dans la fournaise nucléaire qui détruisit le Palais Impérial, mais certains les auraient aperçus, déguisés en pèlerins Zerbo, se mêlant aux autres fidèles pour l'Interminable Circulation Galactique. D'autres jurent qu'un des derniers lieutenants fidèles au Grand Stratépouète les aurait balancés avec dégoût dans un trou noir avant de saborder son astronef afin que la contagion ne se répande pas. D'autres disent qu'ils sont en stase dans un lieu retiré d'une planète déserte, n'attendant qu'un imprudent chasseur de trésor les ramènera à la vie pour semer à nouveau les graines de la ruine et de la corruption.

       Une chose est certaine cependant, c'est qu'en collaboration avec le client, ils sont entrés dans la grande et tragique légende de l'espace.
       









    6 ) Lors des dernières années de la station MIR, à l'époque où les pannes étaient aussi nombreuses que les médailles sur la poitrine d'un général soviétique, il advint qu'un beau jour, les sanitaires tombèrent en panne en même temps que le système de purification de l'air. Les cosmonautes contactèrent Moscou afin de s'enquérir de la marche à suivre, et il leur fut fort logiquement ordonné de réparer le second système, car c'était une priorité vitale. Ce à quoi nos braves moujiks orbitaux opinèrent, dirent qu'ils feraient comme ça, prirent leurs clés à molette et se dirigèrent comme un seul homme vers les toilettes.


    7 ) Oui, ben, ta gueule.


    8 ) L'œuvre s'intitulait « Finale du championnat planétaire de chélicère-ball 3704, les Antiprotons de Tibana triomphent du Red Star d'Übervilliers aux tirs au but ».


    9 ) A partir de ce point, et à moins qu'une mention inverse ne soit explicitement apportée, je vous prie de croire que chaque rencontre avec une ou plusieurs de ces créatures s'était soldée par un poignard brandi, la proclamation de « Longue vie aux combattants » et une charge stupide.


    10 ) L'animal marin, pas une congénère de la MOA.


    11 ) Un sacrifice particulièrement coûteux pour un nain, car les bonzes, c'est connu, doivent se raser.


    12 ) Que ses hommes surnommaient « le SMAB ».