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  • THE CRETINOUS
    STAR SAUVAGEONS
    Mais non, mais non, ce n'est pas une chanson irritante, mais non, mais non, ce n'est pas une chanson irritante, mais non, mais non, ce n'est pas une chanson irritante, mais non, mais non, ce n'est pas...
    LE SECRET DES
    TEMPS PLIES



    1 ) Introduction




       Lorsque le curieux engin se présenta au-dessus des vertes prairies de la Vallée des Moustiques, il sema de prime abord la consternation et l'inquiétude parmi le personnel rampant de l'Astroport. D'aucuns se demandèrent s'il s'agissait d'un astronef extraterrestre, d'autres, reconnaissant vaguement la forme générale d'un appareil de classe NX, se demandèrent s'il avait été assimilé par une race d'entités biomécaniques hostiles. D'autres enfin, les anciens du programme spatial septentrional, se dirent plus brièvement " tiens, il a bien morflé cette fois, le Disko ", et prirent aussitôt les paris sur le nombre de survivants.
       La chose se posa sur trois trains, puis bascula lentement vers l'arrière (le quatrième patin n'était pas sorti), présentant sa face ventrale à l'examen attentif des curieux. L'équipage entier en descendit à une vitesse qui en disait long sur le soulagement qu'ils éprouvaient à quitter vivants cette malheureuse soucoupe de bois et de métal. Contrairement à l'usage répandu, le capitaine Punch fut parmi les premiers à sauter sur la terre ferme et à l'embrasser avec effusion, tandis que derrière lui, une horde de sauvageons crasseux et poilus remerciait Hazam, Hanhard, Tiberius, Nyshra, Gog, Magog, Demagog, Bolduc, Shapiro, Ripoll et autres déités improbables, se congratulait, se saoulait, s'embrassait, voire dans certains cas, se livraient sur le tarmac à des scènes dont la description n'apporterait rien à la matière de notre récit, mais étonnerait quand même de la part de rudes gaillards aux moeurs viriles.
       Puis, descendirent les autres membres d'équipages, que l'on appelait pudiquement " les supplétifs ", car on les avait recrutés " sur place " pendant la mission. Disons simplement qu'il y avait suffisamment de formes d'yeux, d'oreilles, de queues et de tentacules pour remplir plusieurs forts volumes d'études universitaires, et que, tandis qu'ils prenaient connaissance avec le sol de cette planète qui se proposait de les accueillir, on aurait été bien en peine de les dénombrer tant il semblait difficile de prime abord de déterminer que tel amas comportait un, deux ou trois individus, et d'ailleurs, pour certains, ce genre de distinction n'avait pas vraiment cours. Bref, c'étaient des extraterrestres, d'une grande variété de tailles, formes, couleurs, températures et compositions chimiques.
       La fréquentation de ces personnages à l'allure singulière posa quelques problèmes culturels, aussi les mois suivants furent-ils riches de découvertes étonnantes, de quiproquos cocasses et de méprises tragiques, mais telle n'est pas, encore une fois, l'objet de notre récit, aussi me bornerais-je à évoquer ce qu'il advint du vaisseau. Son sort partagea les ingénieurs chargés d'étudier la chose, qui bien vite, se formèrent en trois camps d'opinions divergentes. Le premier camp était partisan de le laisser en l'état afin d'y puiser les pièces utilisables pour l'entretien des autres astronefs de classe NX. Le deuxième camp était d'avis que la présence de cette carcasse était mauvaise pour l'image de l'Astrocorps, néfaste au moral du personnel, qu'elle était malsaine et risquait d'attirer le mauvais oeil, et qu'en outre, il était peu probable que l'on trouvât à bord des pièces détachées encore utilisables, aussi préconisaient-ils de vendre le Disko à tout ferrailleur ayant assez de personnel pour démanteler l'immense engin. Le dernier parti, enfin, jugeait qu'il serait d'un meilleur rapport de vendre le vaisseau à un certain entrepreneur Bardite de Thyrénios, qui se proposait d'en faire un parc d'attraction sur le thème spatial (c'était à la mode). Le plan achoppait sur la question du transport d'une telle masse jusqu'à Thyrénios, opération dont l'entrepreneur ne désirait assumer ni les frais, ni la réalisation.
       Mais finalement, ce fut une quatrième solution qui fut choisie, sans doute la plus inattendue : par ordre du Premier Echevin Wanegan, qui n'explicita pas plus sa décision, on s'attela à la remise en état du Disko. L'opération prit six mois, durant lesquels on ne chôma guère à bord, mais l'équipage n'étant nullement requis à ces tâches, chacun put prendre de longues vacances.
       Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et bientôt, ceux des sauvageons qui n'avaient pas eu le bon sens de déserter s'assemblèrent derechef sous l'immense coque circulaire, certes composite, mais polie à neuf. Certes, la beaucoup de ces hommes et de ces femmes étaient des brigands, meurtriers, voleurs de poules, violeurs de poules et pirates de haute mer, mais en fin de compte, ils n'étaient pas peu fiers de leur vaisseau, et dans toutes les tavernes autour de la mer Kaltienne, lorsqu'on se disait cosmatelot à bord du Disko, on vous considérait comme un brave, un dur, un dangereux, une situation qui convenait parfaitement à ces canailles.
       La nouvelle mission du Disko était hasardeuse, dangereuse, propre à éveiller la curiosité et l'imagination des hommes.



    2 ) Starlog

       Capitaine James T. Punch, journal de bord de l'USS Disko NX-03, date stellaire 882.4


       L'heure est grave, et parmi ces merveilleux aventuriers à l'âme exaltée qui forment mon excellent équipage, il n'en est pas qui ne mesure la chance que nous avons de nous voir confiés cette utile mission.
       Il y a de cela trois mois, conformément à sa mission, l'USS Famous du capitaine Bloodfang explorait les étoiles proches dans les constellation du Cachalot et de l'Irritant. Or, tandis qu'il s'en revenait de la lointaine étoile du Caïd et voguait en vitesse de croisière vers Epsilon Irritanis, dernière étape avant la Terre, l'astronef fut soudain pris dans de brutales perturbations qui le mirent à mal bien cruellement, manquant de le disloquer totalement. Ce n'est qu'à la poigne de leur capitaine et à la promptitude des hommes d'équipage que le Famous dut son salut, ne perdant dans l'aventure que quelques cosmatelots et une partie de ses systèmes de survie. L'astronef blessé dut aussitôt mettre le cap vers la Terre à vitesse réduite, mais avant de quitter ces fatals parages pour regagner le havre salutaire de la Vallée des Moustiques, l'estimable capitaine Bloodfang fit établir des relevés de position précis, ainsi que des sondages de la zone.
       Or, lesdits sondages prouvent, avec la plus absolue certitude, qu'à un endroit précis de cette zone se trouve un objet fort massif, et perturbant assez gravement le champ chroniton à des gigabrasses à la ronde, d'où la mésaventure. Est-ce un phénomène naturel, ou bien l'arme terrifiante d'une race hostile ? Peut-on s'en protéger ? Peut-on négocier ? A-t-on quelque chose à tirer de ce phénomène ou de ces gens ? A toutes ces questions, je me promets d'apporter promptement une réponse, dussé-je périr pour cela !



    3 ) Le départ

       DS 882.7


       Deux heures s'étaient écoulées, et le sillage de particules éphémères semé par l'astronef sauvageon s'étendait déjà sur quelques gigabrasses entre la Terre et la lointaine ceinture de Kuiper, lentement dispersé par le vent solaire et le champ magnétique des comètes de passage.
       " Cap et vitesse stabilisés, chef, facteur cinq point six.
       - Merci Jeckle. Au fait, c'est loin là où on va ?
       - Euh... soixante-dix millions de gigabrasses, environ.
       - Ouais, on n'est pas rendus, quoi.
       - Vingt jours, je crois.
       - C'est ça, vingt jours. On n'est pas rendus. "
       Le capitaine se leva de son fauteuil, suivi par le regard oblique du commandeur Trouille.
       " Ralala, ça va encore durer cette histoire... "
       Mine de rien, l'officier s'approcha de la console de communication interne. Il s'agissait d'un panneau de cuivre auquel étaient rattachés par des conduits à soufflets une douzaine de cornets acoustiques, menant aux parties les plus importantes du vaisseau. Il décrocha celui dont la petite plaque de laiton indiquait " timonerie ", et actionna distraitement un petit levier de bakélite relié, via quelques dizaines de corde à piano, à une petite clochette située dans la salle en question.
       " Est-ce que c'est prêt ?
       - Mouf moufmouf moumouf mouf, répondit le cornet.
       - Super génial ! Enfin, je veux dire, tenez-vous prêts à basculer le système en mode omega-13.
       - Mouf ! "
       Puis il revint à sa place, visiblement très content de lui. Mais avant qu'il n'ai pu l'ouvrir pour donner un ordre d'un ton martial, le regard de son officier en second doucha sérieusement son enthousiasme.
       " Eh... Oui Diana ? "
       Pas un cil ne bougeait sur son visage, elle se contenta de lui jeter son regard le plus noir, ce qui lui était facilité par le fait qu'à l'instar de nombre de Bardites, elle avait effectivement les yeux noirs.
       " Euh... Je ne t'ai pas dit qu'on avait un peu... travaillé dans la timonerie, avec la MOA ?
       - Bien sûr.
       - On était obligés, on nous a changé le rotoscophone sans membre...
       - Rotostéganokinétikoscope...
       - ...par un nouveau modèle, alors on a dû recalibrer les déjecteurs de pus flasmique...
       - Injecteurs de flux plasmique.
       - ...et tant qu'on avait la clé à molette sous la main, on a fait un peu de... tuning...
       - Combien ?
       - Et ça devrait te rassurer, car plus on va vite, moins longtemps on reste dans l'espace, et les risques diminuent donc...
       - J'ai demandé combien.
       - Sept point six.
       - Pfff... Allez, vas-y, fais donc ton truc ! Moi je retourne dans ma cabine, j'en ai ras le cul de tes conneries.
       - Mais Diana... "
       Mais sans rien écouter des explications du capitaine, elle quitta effectivement la passerelle pour retourner à ses appartements, où elle avait fort à faire (pour tout dire, elle était en plein dans les travaux de décoration). Faisant contre mauvaise humeur bon coeur, James T. Punch s'assit bien comme il faut dans son fauteuil, et s'adressa à Borgo Heungaydj, officier responsable des systèmes de puissance.
       " Borgo, veuillez régler l'ergosphère sur facteur sept point six. A mon signal, activez l'hyperexponentielle.
       - On se vouvoie maintenant ?
       - Heungaydj ! "
       Et tout en prononçant ce nom, le capitaine décrivit ce viril mouvement de la main droite qu'il avait répété tant et tant de fois devant le miroir de sa cabine. Et comme une mécanique pas forcément très bien huilée mais qui fonctionne quand même, vaille que vaille, bon an mal an, l'un dans l'autre et moyennant quelques entorses aux lois de la physique, le Disko fendit l'éther en direction de l'inconnu.



    4 ) Brève escarmouche

       DS 884.7


       " Et maintenant, je vais vous esbaudir d'un petit air de balisette dont vous me direz des nouvelles ! Il s'agit d'un hymne traditionnel que l'on chante à la fête de la Saint-Marsouyn dans les montagnes du Portolan, et qui s'accompagne généralement à la flûte Gwamashi et à la cornemuse à deux becs, mais en l'occurrence, je n'ai qu'une balisette, alors à la guerre comme à la guerre. Ça s'intitule " La geste de Califourchette ", et ça raconte le triste destin d'un gardien de chèvres unijambiste... "
       Si les officiers du Disko se disputaient l'honneur de ne pas être de quart sur la passerelle en même temps que le capitaine, c'était principalement en raison de sa propension fâcheuse à entretenir le moral de l'équipage en chantant d'interminables chansons des montagnes du Portolan, tout en s'accompagnant de sa balisette, et ce au mépris du fait qu'il ne savait pas jouer de la balisette, qu'il ignorait tout de l'art du chant et qu'il ne connaissait pas la moitié des paroles des oeuvres qu'il interprétait, les complétant par des couplets entiers de " nanana nana ". Il était déjà arrivé à plusieurs reprises que des balisettes se retrouvent malencontreusement dérobées dans la cabine du capitaine, ou bien que leurs cordes lâchent toutes ensemble dans des circonstances troubles, ou qu'elles soient fracassées entre deux battants d'une porte de sécurité, ou qu'elles soient incinérées dans le coeur du réacteur, ou qu'elles soient mystérieusement éjectées dans l'espace lors d'une purge des tubes lance-torpille, las, le capitaine Punch semblait emporter à chaque voyage des provisions inépuisables de ces instruments.
       Heureusement, le navigateur, que l'on surnommait Heckle pour des raisons qu'on avait oubliées, vint interrompre le récital au soulagement général.
       " Nous approchons, capitaine.
       - Ah, enfin, ce voyage m'a paru être une éternité.
       - Et à nous donc.
       - Six-cinquante, fais moi un balayage longue portée du secteur à l'aide des scannographes latéraux, Heckle, prévois une trajectoire permettant de couvrir toute la zone suspecte. Soyez très attentifs au moindre signe suspect. Borgo, faites moi un diagnostic de niveau 1 du système principal toutes les cinq minutes. Faites super gaffe, j'ai pas envie de rentrer à la maison dans une casserole trouée, comme l'autre ahuri de Bloodfang. "
       Le ci-dessus dénommé six-cinquante, de son vrai nom Leonid Maxibestov, entama la mise en route des appareils de détection à longue portée quand une sirène stridente retentit.
       " Je viens de capter une série d'explosions, c'est très affaibli par la distance. Il y a un mobile en approche rapide sur trajectoire d'interception, il accélère. Je détecte la signature d'un bouclier kinestésique activé à pleine puissance !
       - Nous y voilà !
       - Contact dans dix-huit secondes.
       - Relevez les boucliers, activez la console de tir. Alerte rouge...
       - Pwîî pwîî pwîî, firent les sirènes dans tout le vaisseau.
       - Augmentation exponentielle des niveaux d'énergie, c'est un tir de turbot... "
       Le rayon d'énergie à pleine puissance frappa le bouclier du Disko, occasionnant de graves dommages aux systèmes de commande délicats des chaînes de congrueurs. Tel une flèche de lumière, le vaisseau ennemi passa en trombe à quelques kilobrasses de distance, c'est à dire quasiment à côté si l'on considère les échelles de distance ayant lieu dans l'espace, et en profita pour lâcher une seconde bordée, moins précise que la première car elle ne toucha sa cible que de façon très périphérique. Bien que son appareil tanguât et gitât de toutes part, le capitaine Punch était parvenu à s'approcher de la console de tir, et procéda lui-même à l'acquisition de la cible qui s'éloignait maintenant.
       " Tube tribord arrière, j'envoie une torpille cantique ! "
       Le sifflement caractéristique se fit entendre dans les boyaux lointains du Disko, tandis qu'ils éjectaient à grande vitesse une de ces redoutables torpilles.
       " Jeckle, demi-tour, poursuis ces malotrus !
       - Compris.
       - On ne s'en prend pas impunément au capitaine James T. Punch et à son équipage ! "
       Les étoiles basculèrent rapidement dans le champ de vision des hommes de la passerelle, puis le pilote reprit l'accélération. La traînée de l'adversaire était encore clairement visible, semblable à un éclatant météore, poursuivi par l'éclair bleu de la torpille. Tel un fidèle chien de chasse, le brave projectile poursuivit sa proie avec assiduité, et finit par la rattraper. Il y eut un grand éclair.
       " En plein dedans ! Allons lui porter l'estocade.
       - Capitaine, ils ont disparu.
       - Disparu ? Ah, quel dommage, je me voyais déjà les rançonner. Bah, tant pis, nous allons fouiller le champ de débris, nous avons tout notre temps.
       - C'est à dire, il n'y a pas de champ de débris. Ils ont disparu comme s'ils n'avaient jamais existé.
       - Hein ? Mais tu déraisonnes, mon brave Six-Cinquante.
       - Les faits sont là.
       - Comme c'est curieux. Ah mais tu as raison... Bah, encore un des mystères de l'espace. Bien, reprenons le balayage de cette zone selon le plan prévu. "



    5 ) Tout noir

       DS 884.9


       Légèrement inquiétée par tout ce tumulte, Diana était revenue en silence sur la passerelle. Elle faisait encore un peu la tête, mais estimait utile de faire acte de présence, histoire de corriger les éventuelles sottises de Punch. Al Ahdibal le cosmographe était lui aussi venu, et agaçait Six-Cinquante avec ses incessantes questions. Néanmoins, ensemble, ils finirent par trouver ce qu'ils cherchaient, après deux heures de dur labeur.
       " Capitaine, capitaine, venez voir, c'est incroyable, c'est fabuleux, c'est mirifiant !
       - C'est quoi ?
       - Regardez, ces schémas de puissance, c'est incroyables !
       - Ah oui, c'est très puissant.
       - Et vous voyez ces harmoniques rétrogrades ? Vous avez déjà vu ça ?
       - Des aussi rétrogrades que ça, rarement.
       - Vous vous rendez compte de la portée de notre découverte ?
       - Bien sûr, mais comme tout le monde n'a pas notre culture scientifique, j'aimerais que vous en fassiez part aux autres en des termes simples de moins de quatre syllabes.
       - Le temps ! L'espace ! L'énergie et la matière ! La pensée et la réalité ! Tout ça n'est en fait qu'une seule et même chose ! La théorie du Grand Fatras est correcte !
       - Bien sûr.
       - Tout ce qui existe dans la création entière, toute cette diversité, ce ne sont que les multiples aspects d'une seule et unique réalité ! Tel un kaléidoscope aux géométries absconses...
       - Certainement.
       - Tel est le Tout-en-un, telle est la Volonté ! Et entre les mains des dieux créateurs, dans le chaudron céleste, voici que les forces cosmiques...
       - Borgo, veux-tu escorter le docteur jusqu'à l'infirmerie ?
       - Les Anciens avaient raison ! Ils sont venus de Celaeno par-delà les éons de l'espace infini, et à la lueur blafarde de la lointaine Yuggoth, se prosternèrent devant les autels de Nug et de Yeb. Et tandis que dans les eaux noires et malsaines du lac glacé de N'kyan, Nyarlapopette se contourne en d'abominables convulsions empreintes d'une volupté malsaine... Ïa,ïa... Fthaghn... "
        Borgo, qui était de robuste constitution, le guida poliment mais fermement jusqu'à l'antre du docteur, lui promettant une chemise neuve, un bonne douche et de jolis bonbons.
       " Six-Cinquante, qu'est-ce qui l'a mis dans cet état ?
       - Une anomalie chroniton, à trois térabrasses devant nous.
       - Un phénomène naturel ?
       - Sûrement, c'est trop puissant pour être créé par un mécanisme quelconque.
       - Tu crois que ça aurait pu endommager le Famous ?
       - S'ils sont passés à pleine vitesse à proximité immédiate de cette chose, ça aura pu dérégler leur système de compensation durant un bref instant, et causer des dégâts.
       - C'est coquinou, ce truc. Sortez l'Oculus Diabolus et passez le sur écran, qu'on sache à quoi ça ressemble. "
       Le bras articulé sortit de son logement dans la coque du Disko, et pointa l'immense globe oculaire mécanique, vers la zone où se trouvait supposément l'anomalie.
       " Tu vois ce que je vois, Diana ?
       - Non, je ne vois rien.
       - Donc, tu vois ce que je vois. Six-Cinquante, tu es sûr qu'il est pointé dans la bonne direction, ton machin ?
       - Certain capitaine.
       - Il faut dire, on est loin. Approchons nous en spiralant autour, facteur trois. Gardez ce lascar à l'oeil. "
       L'approche dura vingt bonnes minutes, au cours desquelles on fit le tour de l'anomalie, sans rien déceler de plus.
       " C'est rigolo ce truc, c'est bien là, mais on ne voit rien de rien. On est à quelle distance ?
       - Trente mégabrasses.
       - Coupez les moteurs. C'est dingue, on est quasiment dessus. Tiens, j'ai une idée. Préparez un tir de turbot-laser à faible puissance. Et visez à côté. On va voir si ça réagit. "
       On arma rapidement l'un des canons comme spécifié, bientôt, un long trait d'énergie partit droit devant le Disko.
       " Capitaine, le tir a été dévié.
       - Ah, donc il y a un quelconque champ de force qui protège cette chose.
       - Mais le tir a été dévié vers l'anomalie.
       - Ah oui ? C'est plutôt singulier, et ça a eu des effets ?
       - Aucun. "
       Perplexe, le capitaine Punch se gratta la barbe qu'il n'avait pas. D'habitude, quand on tire sur quelque chose, et que ça ne s'enfuit ou ni en riposte, on en déduit que c'est inanimé. Ou très stupide.
       " Chargez une torpille cantique et ouvrez le feu, même ligne de tir. "
       La torpille partit droit vers la cible, puis le sillage obliqua légèrement vers l'emplacement supposé de la chose mystérieuse, avant de disparaître des écrans.
       " Ben nous voilà beaux. Pas un pshit, pas un boum, rien. Tiens, tu as vu quelque chose Diana ?
       - Euh... non, c'est sûrement mon imagination. Eh mais non, elle est ressortie de l'autre côté !
       - De quoi ? Qui elle ?
       - Une étoile ! J'ai vu une étoile bouger, puis disparaître, et puis elle est réapparue ! La, encore une !
       - Ah oui, c'est vrai. On dirait que c'est aspiré comme par un truc tout noir.
       - Mais c'est impossible, ces étoiles sont beaucoup plus loin que l'anomalie, comment pourrait-elle les affecter ?
       - Je ne sais pas. Ça dépasse l'entendement. Mais j'y songe, peut-être sommes-nous les jouets d'une illusion ? Ce truc tout noir doit berner notre vision comme un jeu de miroirs, il n'affecte pas les étoiles, mais l'image qu'on en reçoit.
       - C'est la seule explication.
       - D'ailleurs, je ne sais pas si tu as remarqué, mais la couleur des étoiles se modifie avant de disparaître, elle devient rouge, on dirait. Et inversement, de l'autre côté du tout noir, elles réapparaissent d'un bleu terne avant de reprendre leur éclat originel.
       - Ah mais oui, tu as l'oeil.
       - Ce truc n'a aucun sens, qu'est-ce qui serait assez puissant pour plier la lumière à sa volonté ? "
       Diana Kalliplokamos n'était pas spécialement pointue en matière d'astrophysique, matière peu enseignée aux jeunes filles qui se destinent au métier de la mercerie, mais inexplicablement, il lui arrivait parfois d'être prise d'intuitions.
       " Au fait, Al Ahdibal n'a pas dit que le temps et l'énergie c'était pareil ?
       - Oui, et aussi la matière, l'espace, le casier judiciaire, les haricots en conserve et le BEP d'esthéticienne, on va pas loin avec ce genre de philosophie.
       - Oui, mais la lumière ?
       - Quoi la lumière ?
       - Lorsqu'on passe à proximité d'une planète, on est déviés par son champ de gravité. Si la lumière fait partie du Grand Fatras avec tout le reste, elle doit pouvoir être déviée par un champ de gravité suffisamment puissant. Si ça se fait, ton tout noir, c'est juste un objet tout petit et très dense, dont la lumière ne peut s'échapper.
       - C'est ridicule. Si un objet aussi lourd existait, à cette distance, on se ferait aspirer comme une grain d'orge dans le Maelström Titanesque d'Hexadactylos. "
       Le sourire de Punch se crispa sur son visage, tandis que le visage basané de Diana se vidait de son sang pour prendre un teint de cendre.
       " Six-cinquante, demanda le capitaine d'une voix qui se voulait calme, distance à l'anomalie et vitesse du vaisseau.
       - Dix-huit mégabrasses, en diminution. Vitesse six mégabrasses par seconde, en augmentation.
       - Coupez les moteurs.
       - Ça fait des plombes que les moteurs sont coupés. Faut suivre un peu.
       - PAS DE PANIQUE ! "
       Cinq coups de sonnette impérieux tintèrent sur la console de communication, signe d'une urgence. Ça venait de la chambre de compensation. Le capitaine se leva et prit l'appel, faisant signe à Diana de le remplacer.
       " Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais je n'apprécie pas ce genre d'humour.
       - Quel est le problème MOA ?
       - Le rotostéganokinétikoscope est en compensation différentielle, et il n'est pas conçu pour ça. Je ne garantis pas son bon fonctionnement dans ces conditions.
       - Compensation différentielle ?
       - Le vaisseau subit une force qui tend à l'étirer, et le rotostéganokinétikoscope compense cet effet. Mais plus ça va et plus on se rapproche des limites. C'est assez ennuyeux.
       - J'arrive. Diana, sortez-nous d'ici, je vais calmer la méduse.
       - Ouais, comme d'habitude, dès qu'il y a un sale boulot...
       - Quinze mégabrasses...
       - Mais pourquoi je ne suis pas restée chez ma mère ? "



    6 ) Drôles d'événements à l'horizon

       DS 884.9


       La bedaine du capitaine brinqueballa en un temps record depuis la passerelle jusqu'à la chambre de compensation, ne prenant que le temps de commander un kawah à Sophia Sorry, une brave fille de l'équipe des redshirts. Il parvint assez rapidement à destination, où l'attendaient la MOA assez énervée (ça se voyait à ses petits serpents qui se chamaillaient sur sa tête) et le tictac furieux du rotostéganokinétikoscope.
       " J'attire votre attention sur le fait que ça continue à augmenter.
       - Trouille se charge de nous tirer du tout noir, en attendant il faut tenir.
       - Nous sommes déjà aux limites de fonctionnement normal. Notre seul moyen est de basculer en mode indirect de rang irrationnel.
       - Et alors, pourquoi on ne le fait pas ?
       - D'une part, le vaisseau serait dépourvu de compensation pendant les deux secondes trois quarts que durerait le changement de mode. Ensuite, on n'a jamais fait ça.
       - C'est pas écrit dans le manuel ?
       - C'était ce que j'étais en train de lire. Le manuel a cependant été traduit de l'oriental d'une façon assez littérale.
       - Et alors ?
       - Je cite : " La virole serra prise dans l'embouchure, comme indiquer dans le message 4, et vous le flûterez avec energissement, et si non, vous le trompetterez avec légèrement. Le tourneur de vis sera dans le calibre 12,6. Les boutons sera pressé dans l'ordre corecte, qui est : indiquer annexe B. selon modèle que nous avons le plaisir de fournir, il faudra utiliser : soit un levier de manchon. soit un levier de mortaise... " et tout le reste est à l'avenant. C'est toujours le problème avec le matériel d'importation.
       - Ecoutez, on fait le truc que vous dites, et avec un peu de chance ça marchera.
       - C'est vous le capitaine. Je vais emmancher le crémaillère dans l'encoche d'encochure. Pendant ce temps, dévissez la lampe de dépôt avec dextruosité, comme indiqué sur le figure 6. Je suppose qu'il s'agit de celui-ci. "
       
       " J'ai dit, pleine puissance vers l'arrière !
       - On y est déjà Diana, mais les flux chroniton perturbent les moteurs.
       - Bon dieu, c'est pas possible... Distance ?
       - Huit mégabrasses...
       - C'est pas vrai, on va se faire plier. Eh, mais je fais les choses à l'envers ! Pleine puissance vers l'avant.
       - Vers l'avant ?
       - Exact. Si on ne peut pas s'arracher à l'attraction de cette chose, on va l'utiliser. on va passer brièvement à proximité, puis on ressortira de l'autre côté. Exécution. "
       Diana jouissait d'un certain crédit parmi les membres d'équipage, surtout si on la comparait au capitaine Punch, aussi son idée ne fut pas discutée. Cinq coups de sonnette retentirent sur la passerelle.
       " Diana ? C'est James, préparez-vous à être secoués, on va changer le mode du rétroscolopendromorphe...
       - Hein ?
       - Il se peut qu'incidemment, vous parveniez à percevoir quelques légères trépidations pendant deux-trois secondes.
       - Je t'interdis de faire... James ! James ! Il a raccroché... Vite, tenez-vous prêts, l'autre taré a encore eu une de ses idées débiles. Fermez les portes étanches, alerte rouge... "
       La gravité cessa soudain de tenir Diana au sol. Puis elle fut projetée contre la console de communication. Les membrures du Disko firent entendre leur longue plainte, suivie d'une série d'explosions et de craquements sinistres. Puis la gravité revint.
       " 'tuer ce con... Lipstick, évaluation des dégâts, Borgo, sur quelle puissance peut-on compter ?
       - On dérive patronne. Les propulseurs sont hors-circuit.
       - Distance ?
       - Trois point trois mégabrasses...
       - Les antigrav ! Sortez les antigrav, ça nous donnera un peu de champ... Mais faites très lentement. "
       Et pour cause, car face au champ de gravité colossal, les barres antigrav à peine sorties produisirent une force fantastique, à la limite de ce que pouvait supporter le Disko. Cependant, si la manoeuvre infléchit un peu la folle course du Disko, la prodigieuse force d'attraction était d'un tout autre ordre de grandeur.
       " On va rentrer dedans... Distance ?
       - Huit-cent kilobrasses.
       - Je le vois, je le vois ! Regardez, je vois clairement la lisière où disparaissent les étoiles. Six-cinquante, qu'indiquent les détecteurs ?
       - Les données sont contradictoires. C'est un objet minuscule, quelques kilobrasses de diamètre, mais ça a la masse d'une étoile.
       - Comment l'univers tolère-t-il de telles monstruosités ? Lipstick, on tient ?
       - La coque tient. Le choc a occasionné des dégâts mineurs, mais le champ de compensation se comporte normalement.
       - Eh, Diana, je voudrais pas t'inquiéter, mais le générateur tourne en surrégime, et toute l'énergie est siphonnée par le système de compensation.
       - Heureusement, sans lui, on serait déjà aplatis en couche mince. Oh, regardez ça ! "
       Sur la moitié gauche du Disko, l'univers n'était plus qu'un puits de ténèbres absolues dont émergeaient les images monstrueusement déformées d'étoiles élastiques, comme vues après avoir fumé des champignons pas frais. Mais sur la droite, un grand manteau multicolore s'apprêtait à dépasser le vaisseau.
       " On est en train de rentrer à l'intérieur du tout noir. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose. Borgo, où en sont les propulseurs ?
       - Toujours hors circuit, et ça ne s'arrange pas, y'a des particules subatomiques tout partout. Tiens, c'est quoi ça ? "
       Un grand éclair blanc perlé était en train de croiser la route du Disko, un peu comme au ralenti. Six-cinquante fit remarquer :
       " C'est la même structure spectrale que nos turbots-lasers.
       - Bien sûr, ce doit être le tir qu'on a fait tout à l'heure et qui avait disparu, qui a dû faire un tour complet avant de revenir ici. Manoeuvrez pour l'éviter, ce serait dommage de nous tirer dessus nous-mêmes. "
       Dehors, l'univers normal s'était progressivement réduit à une mince frange d'étoiles. Lorsqu'elle se refermerait totalement... Diana préféra ne pas trop y penser. Puis une vague idée remonta lentement à la surface de sa conscience.
       " On n'avait pas lancé une torpille, aussi ? "
       Pour toute réponse, une violente explosion cloua sur son siège toutes les personnes qui en avaient un.
       " Lipstick, des dégâts ?
       - Plusieurs systèmes périphériques déconnectés, probablement pas mal de contusions. Je suppose que la compensation à plein régime a encaissé le choc. Eh mais... Regardez, la fente s'est élargie.
       - Tu as raison. L'explosion nous a fait remonter un peu. Eh, mais... on en a plein des torpilles ! Borgo, prends la console de tir et fais donner les tubes arrière ! Pour une explosion automatique à cinq-cent brasses...
       - Compris chef. Pour une explosion à cinq-cent brasses, tube six paré. Procédure de tir enclenchée. J'ouvre le feu. "
       Catapulté par une explosion encore plus violente, le Disko bondit derechef vers l'interstice, puis dès qu'on eut rechargé le tube cinq, et une nouvelle fois. Et à chaque explosion, le vaillant astronef se hissait sur une orbite légèrement supérieure. Finalement, un dernier tir l'extirpa définitivement de la mélasse gravifique dans laquelle il s'était imprudemment englué, et c'est sans regrets excessifs que les Sauvageons quittèrent les parages du tout noir.
       " Nous avons récupéré 80% de puissance sur les propulseurs.
       - Passez en facteur six, qu'on sorte vite fait de cet endroit maudit. Eh bien, voilà encore une aventure qui se termine au mieux...
       - Madame, j'ai un mobile en approche rapide droit devant.
       - Oh non, c'est pas vrai...
       - Je pense que c'est le même que la dernière fois, ou en tout cas un vaisseau du même type.
       - On va pas se laisser faire. Relevez les boucliers, armez les turbots-lasers. Cette fois, on tire les premiers.
       - J'ai accroché la cible.
       - Ouvrez le feu, tir synchronisé des canons supérieurs avant, pleine puissance. "
       Les tirs aveuglants du Disko éclairèrent les visages fourbus mais décidés des officiers de la passerelle, résolus à ne plus faire de quartier et à affronter bravement tout péril qui aurait l'imprudence de se présenter à eux.
       " Cible touchée, boucliers ennemis abaissés.
       - Faites un tir de balayage quand nous passerons au plus près. On va leur apprendre à vivre.
       - Avec joie, chef. "
       Les canons ventraux crachèrent une nouvelle salve lorsque les deux vaisseaux se croisèrent.
       " On n'a fait que les effleurer capitaine. Ils viennent de tirer une torpille, elle est verrouillée sur notre signature phlogistique. Ils manoeuvrent pour faire demi-tour.
       - Ouille. Accélerez à vitesse maximum, semez la torpille. Et donnez moi une vue du vaisseau ennemi sur grand écran. "
       L'Oculus Diabolus pivota et transmit à la passerelle l'image de l'agresseur. Pouah, qu'il était donc vilain, cet astronef biscornu à la coque rafistolée. En plus d'être mal intentionnés, ces cochons d'extraterrestres volaient dans une vraie poubelle.
       " Eh mais... C'est le Disko qui nous tire dessus ! "
       
       Dans la salle de compensation, le capitaine et la MOA avaient travaillé dur pour reconfigurer dans l'urgence les délicats mécanismes du rotostéganokinétikoscope, et se retrouvaient fatigués et en sueur.
       " Et voilà, je crois qu'on a fini de... euh... écrouifier le radiateur de manche avec la plaque E6 sans oublier le joint du torique.
       - Effectivement capitaine. Je pense que nous avons fait un travail satisfaisant.
       - Je ramène les kawah ! Dit Sophia Sorry qui s'en revenait toute pimpante du réfectoire avec un plateau. J'en ai pris un pour le lieutenant-commandeur, je ne sais pas si vous en buvez... Ou si vous buvez quelque chose... Bref...
       - Merci, je ne bois pas.
       - Tiens, c'est marrant, il a changé le rostogonofomètre, non ? Je le trouve plus... déployé que d'habitude.
       - Rotostéganokinétikoscope. Effectivement, nous l'avons mis en configuration indirecte de rang irrationnel.
       - Ah, c'est donc ça.
       - Faites passer la consigne qu'il est désormais rigoureusement interdit de pénétrer dans cette pièce sans un ordre formel de ma part. En effet, compte tenu des quantité de chroniton que le rotostéganokinétikoscope a absorbé au cours de notre mésaventure, la moindre perturbation de son fonctionnement pourrait avoir des répercussions catastrophiques sur le tissus de la réalité et les chaînes de causalité sous-jacentes.
       - OK. On touchera pas aux chaînes ni aux tissus. Bon, je vous laisse, j'ai un truc à... "
       Mais c'est à ce moment que la torpille cantique éclata à l'arrière du Disko, causant une très vive embardée de l'engin. Le capitaine et la MOA furent vivement projetés en l'air et retombèrent quelques pas plus loin. Sophia Sorry aussi fut projetée en l'air, mais ne retomba pas, car sa jambe fut happée entre deux engrenages du rotostéganokinétikoscope tournoyant, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la totalité de sa personne fut broyée dans les rouages dentelés de l'horreur horlogère, sous les hurlements catastrophés de la MOA.
       " Ah, mais quelle abru... "



    4 ) Brève escarmouche

       DS 884.7


       " Et maintenant, je vais vous esbaudir d'un petit air de balisette dont vous me direz des nouvelles ! Il s'agit d'un hymne traditionnel que l'on chante à la fête de la Saint-Marsouyn dans les montagnes du Portolan, et qui s'accompagne généralement à la flûte Gwamashi et à la cornemuse à deux becs, mais en l'occurrence, je n'ai qu'une balisette, alors à la guerre comme à la guerre. Ça s'intitule " La geste de Califourchette "... et ça raconte le triste... "
       La balisette à la main, le capitaine Punch s'arrêta dans son élan lyrique pour et prit un air chiffonné.
       " Je ne vous l'ai pas déjà chantée celle là ?
       - Nous approchons, capitaine, fit Heckle avec soulagement.
       - Ah, enfin, ce voyage m'a paru être une éternité.
       - Et à nous donc.
       - Six-cinquante, fais moi un balayage longue portée du secteur à l'aide des scannographes latéraux, Heckle, prévois une trajectoire permettant de couvrir toute la zone suspecte. Soyez très attentifs au moindre signe suspect. Borgo...
       - J'ai, lancé un diagnostic de niveau 1 du système principal toutes les cinq minutes.
       - Ah, bonne initiative. Faites super gaffe, j'ai pas envie de rentrer à la maison dans une casserole trouée, comme l'autre ahuri de Bloodfang. "
       Une sirène stridente retentit.
       " Je viens de capter une série d'explosions, c'est très affaibli par la distance. Il y a un mobile en approche rapide sur trajectoire d'interception, il accélère. Je détecte la signature d'un bouclier kinestésique activé à pleine puissance !
       - Nous y voilà ! Encore !
       - Contact dans dix-huit secondes.
       - Relevez les boucliers, activez la console de tir. Alerte rouge...
       - Pwîî pwîî pwïî, firent les sirènes dans tout le vaisseau.
       - Augmentation exponentielle des niveaux d'énergie, c'est un tir de turbot... "
       Le rayon d'énergie à pleine puissance frappa le bouclier du Disko, occasionnant de graves dommages aux systèmes de commande délicats des chaînes de congrueurs. Tel une flèche de lumière, le vaisseau ennemi passa en trombe à quelques kilobrasses de distance et en profita pour lâcher une seconde bordée, moins précise que la première car elle ne toucha sa cible que de façon très périphérique. Bien que son appareil tanguât et gitât de toutes part, le capitaine Punch était parvenu à s'approcher de la console de tir, et procéda lui-même à l'acquisition de la cible qui s'éloignait maintenant.
       " Vous n'avez pas l'impression d'avoir déjà vécu cette scène ?
       - Si, approuva Borgo d'un air taciturne, à chaque fois qu'on croise un vaisseau extraterrestre, il se passe à peu près la même chose.
       - Si tu le dis. Tube tribord arrière, j'envoie une torpille cantique ! "
       Le sifflement caractéristique se fit entendre dans les boyaux lointains du Disko, tandis qu'ils éjectaient à grande vitesse une de ces redoutables torpilles.
       " Jeckle, demi-tour, poursuis ces malotrus !
       - C'est ce que je fais. Tu n'avais pas déjà donné l'ordre ?
       - Non. Oui. Je sais plus... Bref... "
       Les étoiles basculèrent rapidement dans le champ de vision des hommes de la passerelle, puis le pilote reprit l'accélération. La traînée de l'adversaire était encore clairement visible, semblable à un éclatant météore, poursuivi par l'éclair bleu de la torpille. Tel un fidèle chien de chasse, le brave projectile poursuivit sa proie avec assiduité, et finit par la rattraper. Il y eut un grand éclair.
       " En plein dedans ! Allons lui porter l'estocade.
       - Capitaine, ils ont disparu.
       - Disparu ? Ah, quel dommage, je me voyais déjà les rançonner. Bah, tant pis, nous allons fouiller le champ de débris, nous avons tout notre temps.
       - C'est à dire, il n'y a pas de champ de débris. Ils ont disparu comme s'ils n'avaient jamais existé.
       - C'est marrant, je suis à peine surpris. Vous n'avez pas comme une vague impression d'avoir déjà vécu cette scène ?
       - Tous les jours se ressemblent à bord d'un astronef. On appelle ça l'effet marmotte.
       - Oui, certainement..."
       Soudain, la console de communication fit entendre un tintement énervé. Comme le capitaine était levé, il prit l'appel venant de la chambre de compensation.
       " Punch à l'inter.
       - J'ai noté un dérèglement du rotostéganokinétikoscope, annonça la MOA.
       - Vous pouvez arranger ça ?
       - Oui, mais je n'arrive pas à m'expliquer ce qui se passe. Je dois vous le montrer.
       - D'accord, j'arrive. Ah, on m'appelle sur l'autre ligne. "
       Effectivement, une ligne phonique directe venait de sonner, et c'était pour le moins surprenant, car elle provenait du temple. Pour bien comprendre l'étonnement du capitaine, il faut se souvenir que le Disko avait accueilli en ses flancs toutes sortes d'extraterrestres lors de son expédition dans le système Epsilon Testiculi, et notamment un dénommé Brok le Barbouzéen, un être en face duquel il était fort difficile de se sentir à l'aise. Il avait rapidement trouvé une utilité sociale à bord en s'arrogeant plus ou moins le rôle, à défaut du titre, d'aumônier du bord, fonction qui relevait de la gageure tant il était difficile de trouver à bord du Disko deux fidèles de la même religion. Néanmoins, son habitude singulière à parler en paraboles absconses lui avait été d'une grande aide pour ne froisser les croyances de personne et s'attirer l'estime de beaucoup, qui voyaient en lui le détenteur de secrets mystiques plus vieux que les étoiles. Ce qui n'était pas nécessairement faux. On avait donc considérablement agrandi l'ancienne chapelle, en faisant usage pour cela de la magie plus que de la scie et du marteau, et aménagé un véritable temple dont la bizarre architecture n'était pas le moindre aspect. Brok y résidait, déambulant parfois dans la gravité réduite qui lui était confortable, trônant dans un coin, donnant à qui venait le trouver conseils, oracles ou fariboles abstruses. Mais il ne sortait jamais, et communiquait rarement avec l'extérieur de son domaine, d'où la surprise de notre héros.
       « Punch à l'inter ?
       - Tintin dans le Karaboudjan, passant par le hublot.
       
    - Le noble Brok désire s'entretenir avec le capitaine, traduisit Zorkan Eautrouble, qui devait être en compagnie de son ancien supérieur.
       - C'est à dire qu'on est un peu occupés là, ça peut pas attendre ?
       - Le Titanic, sa vigie.
       
    - Le sage seigneur Brok souhaite vous entretenir urgemment d'un péril qui menace l'appareil.
       - Bon, j'arrive.
       - Où tu vas ? S'enquit Diana, peu amène, qui arrivait sur la passerelle en compagnie d'Al Ahdibal.
       - Deux petites bricoles à régler... Tu tombes bien, remplace moi donc pour explorer l'anomalie, là...
       - Ouais, comme d'habitude, dès qu'il y a un sale boulot...



    8 ) Mauvais temps

       DS 884.8


       Sans atteindre le volume d'un de ces grands temples que l'on trouve dans les villes, celui du Disko approchait des dimensions d'une église de village, grâce à une série d'inflateurs drainant leur flot de magie brute directement dans la puissante matrice du générateur principal. Durant la longue escale sur Terre, on l'avait décoré de toutes sortes d'objets plus ou moins de culte, de statues, de médailles de cuivre, de reliques douteuses et d'ex-voto remerciant les dieux d'avoir protégé leurs auteurs contre les calamiteuses décisions de leur consternant capitaine.
       " Une sanisette, quand presse la vessie.
       
    - Vous êtes le bienvenu, capitaine. "
       Brok avait mauvaise mine, il scintillait moins qu'à l'accoutumé, et ses yeux étaient presque gris, signe d'une grande fatigue. Le grand alligator bipède qui le secondait était comme toujours en forme, mais ceux qui le connaissaient bien pouvaient lire en lui quelque inquiétude. Zorkan éprouvait un attachement profond envers Brok, dont les sages avis avaient remonté le moral à beaucoup de monde dans les mines d'Akhereb, ce qui en ce sinistre endroit, équivalait à vous sauver la vie. Il était curieux de le voir s'activer autour de Brok dans une attitude servile, lui qui, de par son grade de lieutenant-commandeur, était normalement son supérieur et de beaucoup.
       " Salutations à vous deux. Alors, c'est quoi ?
       - Obiwan Kenobi, tandis qu'il enseignait la Force.
       
    - Brok est d'une infinie perspicacité, il a senti une grande perturbation alentour.
       - Une perturbation ? Oui, c'est l'objet étrange que nous recherchons.
       - La SNCF, ses horaires.
       
    - Non, c'est le temps. C'est le temps qui est perturbé.
       - Ma jolie ceinture Smalto, ce qui brille.
       
    - Il y a une boucle. Une boucle dans le temps.
       - Une boucle dans le temps ? Je ne comprends pas, le temps ne fait pas des boucles !
       - NRJ, sa programmation.
       
    - Le temps est revenu sur lui-même, et les mêmes événements se reproduisent encore et encore.
       - Asp Explorer, le langage de Brok.
       
    - Il a vu un truc un peu comme ça dans un épisode de Star Trek.
       - Ah, bien sûr ! Une boucle, je comprends tout. Ce qui s'énonce bien, hein... Bref, moyennant quoi, comme on dit, c'est pas tout ça mais il faut que j'aille bosser moi. Alors je vous la souhaite bonne, et j'y vais, allez, salut. "
       Et sur ces mots, le capitaine Punch s'éloigna, perplexe.
       " Je ne suis pas sûr qu'il ai prêté à vos propos toute l'attention qu'ils méritaient.
       - Les acheteurs de biens immobiliers, quand on leur parle de bulle.
       
    - Oui, et ça me déçoit beaucoup du capitaine.
       - Les traces de la vie sur Mars, quand approche le vote du budget de la NASA.
       
    - Vous croyez ? Ah mais oui, suis-je sot. Il reviendra forcément. D'une façon ou d'une autre. "
       
       " Je suis là, j'arrive, j'arrive...
       - J'ai failli attendre (la MOA était de mauvaise humeur, ça se voyait aux petits serpents).
       - J'ai dû faire un détour par chez Brok, qui m'a raconté d'invraisemblables sornettes. Et je suis allé faire pipi. D'où mon retard. Et puis j'ai pas à me justifier, c'est moi le capitaine. Alors, c'est quoi cette histoire ?
       - Regardez un peu ça. Qu'est-ce que vous en dites ? "
       Que pouvait-on en dire ? Les panneaux de contrôle du rotostéganokinétikoscope devaient couvrir une vingtaine de mètres carrés, et s'ornaient de constellations de curseurs, de nébuleuses de poussoirs, d'amas d'aiguilles folles et autres petits boutons cliquetants au rythme de l'appareil qui s'agitait gaiement juste derrière, tel le coeur palpitant d'un léviathan de métal.
       " Impressionnant !
       - N'est-ce pas. Et là, vous voyez ?
       - C'est fascinant.
       - Je vois que nous nous comprenons. Et maintenant, si j'enclenche les crémaillères cycloïdes, vous voyez ce qu'on lit au déclinomètre à protons ?
       - Des choses bien étranges.
       - Non, vous consultez un extincteur. C'est là le déclinomètre à protons.
       - Ah pardon.
       - Vous ne savez absolument pas de quoi je parle.
       - Mais si, bien sûr que je sais ce dont vous parlez, mais vous expliquez si bien que je suis impatient de l'entendre exprimer par votre bouche...
       - Hum. Vous voyez ici le chronoston à clapets, qui dégroupe les impulsions unitaires de l'oscillateur opisthographique et alimente le compteur sexagésimal, lequel donne l'heure exacte à toutes les horloges de bord, comme par exemple celle-ci. Que lisez-vous ?
       - Il est quatre heures moins le quart. "
       Pris d'un doute, le capitaine consulta sa propre montre, qui se trouva afficher bravement la même heure. Il s'agissait d'une Jhongher Lecloutre Mastermind avec un cadrant rectangulaire noir et or, très sobre et de bon goût, fixé au poignet par un bracelet en cuir de mouflon suicidaire des montagnes du Portolan. L'essentiel de la solde du capitaine Punch passait dans sa collection de montres.
       " Maintenant, veuillez observer la crémaillère secondaire d'admission. Qui se trouve ici. Non, c'est la grille d'aération. Voilà, c'est ça. Comme vous le savez, pour la raison que c'était plus pratique de construire ainsi, elle est découplée du système principal d'impulsions et alimentée par le garde-temps choroïde, situé au beau milieu du rotostéganokinétikoscope.
       - Et alors ?
       - Alors j'avais eu l'idée de brancher autre compteur sexagésimal sur la crémaillère, afin d'obtenir un delta entre les deux garde-temps. De la sorte, je peux connaître en temps réel la mesure précise du déphasage, faire un diagnostic des anomalies en amont et apporter les correctifs au plus vite.
       - Louable initiative.
       - Ordinairement, je considère que nous sommes dans une situation nominale lorsque les deux garde-temps sont déphasés de moins de sept mircosecondes. Il arrive parfois, lorsque nous passons brutalement en vitesse maximale, que l'on monte à un delta de quinze à vingt microsecondes. Dans certaines circonstances, il m'est arrivé d'observer des deltas approchant les trente microsecondes, notamment lorsque nous nous approchons d'une perturbation électromagnétique de grande amplitude, quand on débranche brutalement le générateur principal, ou lorsque le chauffe-eau de la chambrée L-37 se met en marche. Entre parenthèse, je n'ai pas d'explication rationnelle à apporter pour ce qui est du couplage entre le garde-temps choroïde et ce chauffe-eau.
       - Tout ça est très joli, mais...
       - Depuis précisément une heure et huit minutes, j'observe un déphasage très important.
       - Ah ? Combien de microsecondes ?
       - Deux heures, quarante trois minutes, quatorze secondes, sept-cent vingt neuf mille zéro trente huit microsecondes. "
       Le capitaine considéra un moment la MOA. Il était bien le seul à pouvoir la dévisager sans détourner les yeux. Pour tout dire, il lui arriver fréquemment d'oublier qu'il s'agissait d'une méduse.
       " Soit un petit malin fait le con avec le chauffe-eau, soit il y a un problème quelque part. "
       
       Le capitaine et son ingénieur en chef s'activèrent deux heures durant à chercher d'où venait le problème, mais ayant purgé toutes les ampoules éthérales, graissé l'intérieur des chaudières humides et vidangé la grille référentielle, ils durent se rendre à l'évidence, l'appareil fonctionnait très bien.
       " Donc, le dysfonctionnement ne peut être dû qu'à des causes exogènes.
       - Exoquoi ?
       - Lorsque toutes les hypothèses raisonnables ont été écartées, c'est nécessairement une hypothèse déraisonnable qui est vraie. Si ce n'est pas le garde-temps qui est en panne, c'est le temps qui est déréglé.
       - Le temps ? Décidément, vous vous êtes donnés le mot, Brok m'a dit la même...
       - Brok ?
       - Bon sang, mais c'est bien sûr ! J'y repense maintenant, avant de venir ici, Brok m'avait soutenu que le temps faisait une boucle. Les mêmes événements se répètent, encore et encore... ça vous semble possible ?
       - Effectivement, ça expliquerait notre problème. Le garde-temps choroïde est isolé par une spire de phase, il a continué à s'incrémenter lorsque...
       - Gazu ?
       - Cette horloge a continué à fonctionner alors que les autres sont revenues en arrière.
       - Fascinant.
       - Nous savons donc combien de temps exactement dure la boucle : deux heures, quarante trois minutes, quatorze secondes, sept-cent vingt neuf mille zéro trente huit microsecondes. Elle prendra fin dans dix-huit minutes environ... Tiens... C'est curieux.
       - Quoi donc ? "
       La MOA avait jeté un oeil à un écran et semblait fort perplexe.
        " La pression latérale est désaxée et subit un gradiant de vecteurs.
       - Gnabzo ?
       - Quelque chose tire sur la coque.
       - On nous aurait accroché ? Comme avec un grappin ?
       - Négatif. Le gradiant est réparti sur toute la structure du vaisseau. Comme si des millions de petits grappins étaient accrochés à toutes les poutres et diraient avec une force de plus en plus importante à mesure qu'on approche de l'axe tribord avant du vaisseau. Ce phénomène est en augmentation. Je crains que bientôt, nous ne puissions plus le compenser.
       - C'est bon ou c'est mauvais ?
       - Le vaisseau se désagrègerait immédiatement.
       - C'est mi-moyen.
       - Il y a cependant un moyen d'augmenter la résistance du champ de compensation, en basculant le rotostéganokinétikoscope en mode indirect de rang irrationnel.
       - C'est facile ?
       - Pas vraiment... C'est étrange, j'ai l'impression d'avoir déjà pratiqué cette manoeuvre, mais je ne me souviens pas quand.
       - Faites-le, j'appelle Diana pour voir ce qu'elle bricole. "
       Diana exposa la situation, à savoir qu'ils étaient irrésistiblement attirés par un objet d'une masse prodigieuse, et qu'il fallait arrêter de l'emmerder. Ce à quoi Punch répondit qu'il allait tenter de renforcer les champs de compensation. Elle lui suggéra, une fois revenus sur Terre, d'aller faire admirer sa belle prestance dans les pays Bardites. Il la prévint ensuite qu'ils allaient devoir couper la compensation durant quelques secondes. Elle le traita de ce dont un premier officier ne traite ordinairement un capitaine que dans l'intimité d'une taverne et en l'absence de l'intéressé, puis lui suggéra un usage du rotostéganokinétikoscope non-prévu dans le manuel. Il raccrocha avant d'entendre la fin.
       La MOA en avait terminé avec le complexe recalibrage du système, et procéda au changement de mode.
       Après avoir subi les affres de la décompensation, les choses revinrent au calme dans la chambre de compensation, si ce n'est que l'engin cliquetant tournait maintenant à un rythme fou, alimenté par toute la puissance du générateur central parvenant au centre du dispositif par un rayon aveuglant. Profitant de l'éccalmie, le capitaine et l'ingénieur en chef discutèrent derechef de leurs histoires de boucle temporelle.
       " Si je comprends bien, il y a un événement qui, dans douze minutes, va nous renvoyer deux heures trois quart en arrière. Mais lequel ?
       - Je l'ignore. Cependant, en toute logique, c'est lié au rotostéganokinétikoscope.
       - Et pourquoi ?
       - Actuellement, pour compenser le différentiel gravimétrique, il absorbe dans sa matrice spatio-temporelle de grandes quantités de chroniton, qui est le fluide dont le temps est fait. Est-ce un hasard si nous subissons un accident temporel au même moment ? Je ne le crois pas.
       - Il va lâcher ?
       - C'est peu probable, cette machine est robuste. Il faut juste éviter que quelque chose ne perturbe son fonctionnement. "
       Une vive secousse résonna à ce moment dans la structure métallique qui entourait la chambre de compensation. Pas suffisante pour
       " On aurait dit un impact de torpille cantique. Je vais appeler Diana. "
       Elle lui apprit qu'effectivement, ils avaient été touchés par une torpille, et que ça allait recommencer, et qu'ils avaient trouvé une manière de " s'en sortir ". Dans quoi " y étaient " ils, ça, le capitaine l'ignorait, et préférait de loin ne pas le savoir. Effectivement, quelques secondes plus tard, une nouvelle déflagration retentit, puis une autre, et une autre, et encore une autre... Finalement, à voir l'activité du système de compensation diminuer, ils comprirent qu'ils " s'en étaient sortis ". Puis Sophia Sorry, toute pimpante, fit son apparition, avec un plateau et deux kawahs.
       " Je ramène les kawah ! J'en ai pris un pour le lieutenant-commandeur, je ne sais pas si vous en buvez... Ou si vous buvez quelque chose... Bref...
       - Vingt secondes avant la boucle.
       - Vingt secondes avant quoi ?
       - Je crois que c'est elle, capitaine. C'est elle qui crée la boucle.
       - Hein ? Moi ? J'ai fait quoi ? "
       Sans prévenir, la méduse déploya son sinistre pouvoir, et la malheureuse Sophia Sorry se retrouva aussi sec transformée en statue.
       " Etait-ce bien nécessaire ?
       - C'était elle ou nous. J'en suis sûre maintenant, elle allait nous... "
       Mais c'est à ce moment que la torpille cantique éclata à l'arrière du Disko, causant une très vive embardée de l'engin. Le capitaine et la MOA furent vivement projetés en l'air et retombèrent quelques pas plus loin. La statue plus vraie que nature de Sophia Sorry aussi fut projetée en l'air, et se fracassa sur le rotostéganokinétikoscope tournoyant, qui projeta à grande vitesse des morceaux de cailloux et des bouts d'engrenage, sous les hurlements catastrophés de la MOA.
       " Ah mais quelle sal... "



    9 ) Brève escarmouche

       DS 884.7


       " Et maintenant, je vais vous esbaudir d'un petit air de balisette dont vous me direz des nouvelles ! Il s'agit d'un hymne... traditionnel...
       - C'est pas " La geste de Califourchette " ?
       - Je vous l'ai déjà chantée ?
       - Non... Je pensais juste... Ah, on arrive capitaine.
       - Je suis le seul à avoir une impression de déjà-vu ? "
       Tous les officiers de la passerelle se regardèrent, rivalisant de mine ahurie.
       - Nous approchons, capitaine, fit Heckle avec soulagement.
       - ...
       - Ce voyage vous a paru être une éternité. Et à moi donc.
       - Ouais. Et y'a un truc qui cloche. Six-cinquante, fais moi... vous savez quoi. Soyez très...
       - J'ai, lancé un diagnostic de niveau 1 du système principal toutes les cinq minutes. "
       - J'allais t'en prier. 'casserole trouée. 'ahuri de Bloodfang. "
       Une sirène stridente retentit.
       " Je viens de capter une série d'explosions, c'est très affaibli par la distance. Il y a un mobile en approche rapide sur trajectoire d'interception, il accélère. Je détecte la signature d'un bouclier kinestésique activé à pleine puissance !
       - Eh, que voulez-vous, ce sont des choses qui arrivent.
       - Contact dans dix-huit secondes.
       - Relevez les boucliers, activez la console de tir. Alerte rouge...
       - Pwîî pwîî pwïî, firent les sirènes dans tout le vaisseau.
       - Augmentation exponentielle des niveaux d'énergie, c'est un tir de turbot... "
       Comme d'habitude, le rayon d'énergie à pleine puissance frappa le bouclier du Disko, occasionnant de graves dommages aux systèmes de commande délicats des chaînes de congrueurs. Tel une flèche de lumière moyennement originale, le vaisseau ennemi, que l'on peut raisonnablement supposer être le Disko quelques minutes plus tard, passa en trombe à des kilobrasses de distance et en profita pour lâcher une seconde bordée, moins précise que la première car elle ne toucha sa cible que de façon très périphérique. Bien que son appareil tanguât et gitât de toutes part, et bien qu'une certaine lassitude l'envahit mystérieusement, le capitaine Punch était parvenu à s'approcher de la console de tir, et procéda lui-même à l'acquisition de la cible qui s'éloignait maintenant.
       " Tiens, je vais lui envoyer une petite torpille cantique, histoire de voir ce que ça fait. "
       Le sifflement caractéristique se fit entendre dans les boyaux lointains du Disko, tandis qu'ils éjectaient à grande vitesse une de ces redoutables torpilles.
       " Jeckle... ben, continuez comme ça. Allez, file, file... et puis tiens, boum. Allons lui porter l'estocade.
       - Capitaine, ils ont disparu.
       - Disparu ? Quelle surprise, allons donc fouiller le champ de débris. Mais j'ai la vague sensation qu'il n'y a pas de champ de débris.
       - Ah oui. Bien deviné.
       - C'est ça le métier.
       - Oui, certainement..."
       Soudain, la console de communication fit entendre un tintement énervé. Comme le capitaine était levé, il prit l'appel venant de la chambre de compensation.
       " Punch à l'inter.
       - J'ai noté un dérèglement du rotostéganokinétikoscope, annonça la MOA.
       - Tu m'étonnes. J'arrive. "
       Aussitôt eut-il raccroché qu'une ligne phonique directe sonna. Celle du temple.
       « Punch à l'inter ?
       - Tintin dans le Karaboudjan, passant par le hublot.
       
    - Le noble Brok désire s'entretenir avec le capitaine.
       - Anarrive.
       - Où tu vas ? S'enquit Diana, peu amène, qui arrivait sur la passerelle en compagnie d'Al Ahdibal.
       - Je te laisse la passerelle, amuse-toi.
       - Ouais, comme d'habitude, dès qu'il y a un sale boulot...
       
       Le capitaine prit connaissance des propos de Brok, qu'il accueillit avec une attention polie, mais son esprit était absorbé par d'autres considérations. En fait, l'esprit du capitaine n'était pas réellement absorbé. Il était plutôt dilué. Mais nous avons déjà eu le loisir de constater que l'esprit du capitaine Punch n'était pas la chose la plus cohérente du monde.
       Après quoi, il se dirigea sans trop se presser vers la chambre de compensation, où, impatiente, l'attendait la MOA.
       " Regardez un peu ça. Qu'est-ce que vous en dites ?
       Il observa les panneaux de contrôle du rotostéganokinétikoscope et les constellations de curseurs, nébuleuses de poussoirs, amas d'aiguilles folles et autres petits boutons cliquetants.
       " Impressionnant !
       - N'est-ce pas. Et là, vous voyez ?
       - C'est fascinant.
       - Je vois que nous nous comprenons. Et maintenant, si j'enclenche les crémaillères cycloïdes, vous voyez ce qu'on lit au déclinomètre à protons ?
       - Le garde-temps choroïde est désynchronisé.
       - Non capitaine, le garde-... euh... ah, ben vous avez trouvé.
       - Bien sûr, ne suis-je pas le capitaine de ce vaisseau ? J'en connais chaque rouage, chaque clapet, chaque dysfonctionnement. De combien, le déphasage ?
       - Cinq heures, vingt-six minutes, vingt-neuf secondes, quatre-cent cinquante huit mille soixante seize microsecondes.
       - Vous n'avez pas comme une sensation de déjà-vu ?
       - Il y a ça aussi, capitaine.
       - Et Brok le Barbouzéen qui vient de me parler de boucle dans le temps.
       - Tout ça fait sens, capitaine. Lorsque je vivais dans l'Averne, aux tréfonds des enfers, j'ai eu le loisir d'approcher quelques-uns de ces endroits où le temps ne se déroule pas tout à fait normalement.
       - Tiens mais au fait, je ne vous ai jamais demandé, qu'est-ce que vous faisiez, dans l'Averne ?
       - Je tourmentais les damnés. Qu'eussiez-vous voulu que j'y fisse ?
       - C'est bien payé comme boulot ?
       - Moyen. En outre, les conditions de travail étaient déplorables. Enfin, je suppose que ça dépend des équipes, mais dans l'Averne, on sentait bien que le patronat n'avait aucune considération pour le petit personnel. C'est pour ça que j'ai profité du congé formation professionnelle pour me reconvertir dans les hautes théurgies.
       - Ah...
       - Quoi qu'il en soit, pour en revenir aux boucles temporelles, c'est très perturbant. Pour quelque raison que les philosophes et les théurgistes peinent à expliquer, l'esprit garde parfois quelque résilience des précédentes boucles, c'est sans doute ce qui nous procure cette sensation.
       - Je vois. Il faut à tout prix sortir de cette situation. Mais j'y songe, si le garde-temps est désynchronisé de cinq heures et demie, cela signifie que le prochain retour arrière aura lieu dans un peu moins de cinq heures...
       - Pas nécessairement. Le garde-temps incrémente les précédents décalages. Il faudrait consulter les constricteurs binaires de phase pour avoir l'instant précis du saut temporel.
       - Eh bien faites.
       - Il faut démonter quelques panneaux...ah tiens. C'est étrange, la pression latérale est désaxée et subit un gradient de vecteurs.
       - Basculez le rotostéganokinétikoscope en mode indirect de rang irrationnel.
       - Je... que... à vos ordres, capitaine.
       - Et indiquez-moi où ce trouve ces panneaux à démonter et ces constructeurs bizarres de phrases que je dois consulter. "
       
       Ils s'activèrent donc tous deux autour du gros engin cliquetant comme une folle horloge. Bien qu'elle n'eut jamais procédé à la manoeuvre, la méduse constata qu'elle y montrait une certaine aisance, ce qui ne la rassurait pas. Elle eut bientôt fini sa reconfiguration, et alla trouver James qui, de son côté James se débrouilla fort mal avec les diverses armoires du rotostéganokinétikoscope. L'énervement de la MOA monta encore d'un cran lorsqu'une série de violents impacts de torpille fit tanguer l'appareil. Puis, le calme revint, et ils purent reprendre le cours normal de leur inspection.
       " Nous y voilà, ce sont ces petits contacteurs rouges et bleus.
       - Vous y lisez quoi ?
       - C'est mauvais. Le prochain retour arrière aura lieu dans une minute et vingt-trois secondes environ.
       - Mais qu'est-ce qui va le provoquer ?
       - J'ai mon idée. Voyez, le rotostaéganokinétikoscope est pleinement chargé de chroniton. Il est stabilisé, mais la moindre perturbation pourrait avoir des conséquences catastrophiques sur la structure du temps.
       - Méfions-nous !
       - Je me méfie. "
       Joignant le geste à la parole, la MOA se dirigea vers une rangée d'étroits placards assez semblables à des casiers de salles de sport. Elle ouvrit celui qui portait un énorme chiffre cinq et y prit un grand cimeterre argenté, à l'aspect terrible. Punch et elle se mirent à inspecter chaque recoin de la salle d'un oeil inquiet, allant jusqu'à scruter le plafond des fois qu'un extraterrestre ayant le pouvoir de se rendre invisible s'y soit accroché. La tension était palpable.
       " Je ramène les kawah ! J'en ai pris un pour... "
       La méduse se retourna en un éclair et trancha la tête de Sophia Sorry, qui roula par terre avant que son corps ne s'effondre dans un bruit de tasses brisées.
       " Buh ? Etait-ce bien nécessaire ?
       - C'était elle, j'en suis sûre. Elle allait nous faire revenir en arrière. Regardez l'horloge, plus que huit secondes, sept, six, cinq... "
       Mais c'est à ce moment que la torpille cantique éclata à l'arrière du Disko, causant une très vive embardée de l'engin. Le capitaine et la MOA furent vivement projetés en l'air et retombèrent quelques pas plus loin. La tête peut-être encore consciente de Sophia Sorry aussi fut projetée en l'air, et s'écrasa sur le rotostéganokinétikoscope tournoyant, projetant des tas de petits morceaux de boîte crânienne, de mâchoire, de dents sanguinolentes et autres matières dans tous les engrenages du délicat mécanisme, sous les hurlements catastrophés de la MOA.
       " Ah mais quelle put... "



    10 ) Brève escarmouche

       DS 884.7


       " Et maintenant, je vais vous esbaudir d'un petit air de balisette... Oh, et puis non. "
       Le capitaine et son équipage se regardèrent en silence. Quelque chose clochait. Une sirène stridente retentit.
       
    1. " Borgo, allez chercher Trouille en urgence.
         
    - Je viens de capter une série d'explosions, prévint Six-Cinquante, c'est très affaibli par la distance. Il y a un mobile en approche rapide sur trajectoire d'interception, il accélère. Je détecte la signature d'un bouclier kinestésique activé à pleine puissance !
       - Faites ce que de droit. "
       
       La bataille se déroula comme à l'accoutumé. Punch ne resta même pas pour voir la fin, il se dirigea directement vers le Temple, fit presser Brok, puis courut vers la chambre de compensation, où la MOA était occupée à la console de communication.
       " Ah, le voilà justement qui entre. Capitaine, je vous cherchais.
       - C'est des choses qui arrivent. De combien est déphasé votre bidule choroïde ?
       - Huit heures, neuf minutes, quarante quatre secondes, cent quatre-vingt sept mille cent quatorze microsecondes, capitaine. Mais comment savez-vous...
       - Basculez rapidement le machin en mode irrationnel, et moi je cherche les petits bidules rouges et bleus. Allez, hop hop hop, on se bouge le cul là ! "
       
       Comme rien de particulièrement original ne se produisit pendant le reste du temps, permettez que je vous en épargne le récit. Finalement, l'habitude aidant, l'ingénieur en chef et le capitaine achevèrent leurs travaux avec un peu d'avance, et eurent donc le temps de réfléchir à la situation.
       " Ce qui m'ennuie un peu dans cette affaire, c'est qu'on a sûrement déjà tenté tout ça plusieurs fois, et que ça n'a pas marché.
       - Vous avez raison capitaine, rien n'indique que nous réussirons à sortir de cette boucle temporelle cette fois ci.
       - Il est même probable que nous rations. C'est fâcheux. Même les damnés de l'enfer ne souffrent les tourments que jusqu'à la fin des temps, or pour nous, ça risque de ne jamais finir. Je peux difficilement envisager une perspective plus effrayante.
       - On peut envisager plus effrayant. Par exemple, au lieu de bricoler ici, on pourrait passer l'éternité à visionner " l'abécédaire de Gilles Deleuze ".
       - Brrr...
       - Il faudrait empêcher les événements de se reproduire.
       - Très juste. Analysons la situation, je vous prie. Selon vous, qu'est-ce qui nous renvoie en arrière ?
       - Je soupçonne fortement le rotostéganokinétikoscope d'être à l'origine de ces dérèglements. Actuellement, il est pleinement chargé de chroniton. Il est stabilisé, mais la moindre perturbation pourrait avoir des conséquences catastrophiques sur la structure du temps.
       - C'est en effet une hypothèse raisonnable.
       - Je préconise que l'on empêche quiconque de s'approcher de cet engin dans les prochaines minutes. Nous avons encore quarante secondes, je vais chercher mon cimeterre.
       - Eh, minute. J'ai l'impression qu'on a déjà essayé ça...
       - Vous avez raison, moi aussi.
       - Allons, tentons de penser rationnellement... J'y songe, le vaisseau peut très bien se passer du rotochose non ? Qu'est-ce qui se passe si on le débranche quelques secondes ?
       - Eh bien... Il serait inerte, c'est vrai...
       - Vite, coupez-le ! Et enclenchez le coupe-circuit des moteurs principaux, qu'on ne se retrouve pas aplatis contre le mur. "
       Le cliquetis furieux du rotostéganokinétikoscope cessa en quelques secondes, et aussitôt, la gravité artificielle cessa de faire son effet. James et la MOA se mirent alors à flotter en apesanteur, ce qui était rigolo, juste au moment où Sophia Sorry arrivait avec son plateau.
       " Je ramène les kawah ! J'en ai pris un pour... woups... "
       Les kawah s'envolèrent sous forme de boules tout à fait comiques.
       La console de communication se mit à faire drelin drelin, un appel de la passerelle. Sans doute Diana trouvait-elle un peu préoccupante la situation tactique consistant à avoir les moteurs coupés et les boucliers abaissés alors qu'ils étaient poursuivis par une torpille.
       Il y eut un grand choc. Puis un grand blanc. L'onde de choc de la torpille cantique frappa de plein fouet les extracteurs de phlogiston, désintégrant les kilomètres de tubulure, puis se propagea vers l'avant du vaisseau en une fraction de seconde, déchiquetant la coque, la structure du vaisseau, les chairs et les os des membres d'équipage. Puis elle parvint jusqu'au rotostéganokinétikoscope. Il y eut une grande giclée de chroniton sauvage...



    11 ) Brève escarmouche

       DS 884.7


       " Je sais pas vous, mais moi, je commence à m'en lasser de la balisette. "
       Sur ces propos, le capitaine se leva, donna vaguement consigne à Jeckle de faire au mieux en attendant Diana, et sans attendre ni prêter la moindre attention à Brok et ses Barbouzéaneries, fonça vers la chambre de compensation.
       " Vous tombez bien capitaine, j'étais justement en train de vérifier un détail sur le garde-temps choroïde...
       - Ouh, il m'a l'air désynchronisé, votre engin.
       - En effet. Bien vu.
       - A mon avis, on est dans une boucle temporelle.
       - ça expliquerait... On n'a pas déjà eu cette conversation ?
       - Puisque je vous dis qu'on est dans une boucle temporelle. Bon, au boulot, on a un bidule à reconfigurer et un machin à vérifier dans le trucmuche... "
       
       Avec l'aisance que confère l'expérience, ils finirent leur ouvrage bien avant l'heure prévue du prochain retour de boucle.
       " D'après moi, une certaine chose va arriver au rotoscophone, et on a déjà essayé de l'empêcher, mais sans succès. Et je suis presque certain que le couper n'est pas non plus une excellente idée.
       - Oui, ça me dit vaguement quelque chose.
       - Ah, si seulement on pouvait savoir ce qui va clocher...
       - Hélas, on ne peut rien deviner du passé, si ce n'est qu'il est amené à se reproduire.
       - On ne peut rien tirer du passé, mais de l'avenir ?
       - Pardon ?
       - J'ai l'impression qu'on prend les choses dans le mauvais sens. Puisque nous sautons de boucle en boucle, pourquoi ne pas essayer d'influer sur la suivante ?
       - Mais rien ne peut s'échapper d'une boucle temporelle.
       - Mais si voyons, songez à nos intuitions, notre sensation de déjà-vu...
       - J'ai noté que ça marche surtout avec vous, capitaine, vous devez être particulièrement réceptif aux échos du passé.
       - Mais peut-être y a-t-il un moyen d'envoyer sciemment un tel écho vers la prochaine boucle ! Votre rostropovitch là, il garde bien l'heure qu'il était dans la précédente boucle. Il ne pourrait pas garder autre chose ?
       - Vous avez raison. Vous avez tout à fait raison, capitaine. Au lieu de garder la trace des temps passé, on pourrait reconfigurer le garde-temps choroïde de manière à ce qu'il conserve un message.
       - Bien, mettons-nous y.
       - Il va falloir qu'on débranche quelques fils par ici, et le panneau par là... allez me chercher la multivis à pipe dans le placard six, je vous prie. "
       
       Les doigts habiles de la méduse ne furent pas longs à faire les branchements entre le coeur palpitant du garde-temps choroïde et un des claviers de la console principale. Pendant ce temps, anxieux, le capitaine scrutait l'horloge de bord.
       « C'est fait. Quel message j'inscris ?
       - Quel mess... ah, c'est vrai, nous ne savons pas encore ce qui nous attend ! Ah, quel dommage, c'était une bonne idée...
       - Oui, quelle pitié. Combien de temps ?
       - Onze... dix...
       - Je ramène les kawah ! J'en ai pris un pour... Hein ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? "
       La violente secousse fit s'envoler le plateau de Sophia Sorry. Comme au ralenti, deux tasses de kawah fumant se déployèrent dans l'espace, se dirigeant droit vers les engrenages grinçants du rotostéganokinétikoscope dégoulinant de chroniton. Le capitaine, figé par l'horreur, ne put que rester ballant devant la scène qui se déroulait sous ses yeux. Mais la MOA avait eu le réflexe de s'accrocher à un pilier de fonte à l'aide de sa puissante queue musculeuse, et sans perdre son temps à émettre un juron, commença à composer son message sur la console
       Elle ne put qu'appuyer sur une touche.
       Et le temps se replia comme un vieux kleenex plein de morve.



    12 ) Brève escarmouche

       DS 884.7


       " Quelqu'un est intéressé par un air de balisette ? Personne ? Si on me demande, je suis chez la MOA. "
       
       Toutes choses étant égales par ailleurs, allons à l'essentiel.
       " Combien le déphasage ?
       - Trois.
       - Trois microsecondes ?
       - Non, trois. Juste trois. Le chiffre trois. Un petit malin a reconfiguré le garde-temps choroïde. Les unités ont disparu, il affiche juste trois.
       - Palsambleu, mais qui aurait pu s'amuser à ce genre de petit jeu ? Et à quoi ça servirait ?
       - Eh bien, c'est ça qui me surprend le plus. Je crois bien être la seule à bord, à part vous maintenant, à savoir que le rotostéganokinétikoscope est équipé d'un garde-temps choroïde. Et personne d'autre n'aurait les compétences requises pour en modifier ainsi le fonctionnement sans endommager l'ensemble. J'en viens donc à la seule conclusion logique, à savoir que c'est moi qui ai fait ça. Mais je n'en ai aucun souvenir. Ou alors très vague.
       - Muf. Voici qui me rappelle la faribole que Brok m'a contée tantôt, sur des boucles temporelles.
       - Boucles temporelles ? Oui, ça me rappelle quelque chose dans ce style là... Ah, c'est irritant cette impression d'avoir oublié quelque chose d'important...
       - Attendez une minute, votre garde-temps carotide, là, il ne pourrait pas garder des informations d'une boucle temporelle vers une autre ?
       - Maintenant que vous me le dites, en effet.
       - Mais alors, vous auriez pu le configurer dans ce but lors de la précédente boucle, pour que nous recevions un message.
       - Trois ? C'est laconique. Et dans quel but, le message ?
       - Dans le but de nous sortir de la boucle, sans doute. Et peut-être n'aviez-vous pas le temps de d'écrire un roman lorsque vous avez envoyé le message. Voyons, qu'est-ce qui commence par trois et qui pourrait nous aider à sortir d'une boucle temporelle ?
       - Peut-être faut-il remoduler le fréquenceur trigonocéphale.
       - Ou tripler la garde à l'écoutille trois.
       - Ou se méfier des tricératops.
       - Ou bien relire le passage peu connu des " trois mousquetaires " qui aborde la question des boucles temporelles.
       - Ou chanter " Tri martolod ".
       - Ou lancer un diagnostic de niveau trois sur le trieur troglodyte du pont trois.
       - Ou bien écouter l'avis de Diana.
       - Diana ?
       - Diana. Elle est commandeur. Trois boutons sur le col, c'est commandeur.
       - C'est quand même un peu tiré par les cheveux. "
       Ils restèrent pensifs un moment, jusqu'à ce qu'un détail attire l'attention de la MOA.
       " La pression latérale est désaxée et subit un gradient de vecteurs. Et si je basculais en mode indirect de rang irrationnel ?
       - J'allais vous en prier. Pendant ce temps, je démonte ce truc là, au cas où... "
       
       Comme dans un rêve, le capitaine démonta le truc, là, au cas où. Toutes ces histoires commençaient à lui peser un peu, aussi n'y mettait-il pas toute son attention. Il avait du mal à se concentrer en sachant qu'on lui avait envoyé un message important et qu'il était incapable de le comprendre. Il n'arrivait pas à s'abstraire de ce problème irritant. C'était capital, c'était vital, c'était forcément simple.
       " Vous n'arriverez rien avec une clé droite de 25. Je vous suggère plutôt d'utiliser la dévisseuse cardan calibre 8.8 à percussion.
       - C'est où ?
       - Placard onze. "
       Effectivement, il y avait tout un assortiment d'appareils bizarres dans le placard onze. Le capitaine prit l'ustensile biscornu préconisé par l'ingénieur en chef, puis referma la porte.
       Son regard embrassa alors la rangée de placards numérotés. Un, deux...
       Mû par le même genre de pulsion inconsciente qui conduit l'informaticien à la machine à café, il se dirigea vers le placard numéro trois. Un chiffre énorme, noir sur fond jaune, immanquable. Il tira le loquet métallique. Il ouvrit la porte. Le placard était presque vide, presque... D'un geste lent, il s'empara d'un petit objet qui prenait la poussière.
       " MOA...
       - Oui ?
       - Elle fait quoi, cette clé ?
       - Celle-là ? C'est la clé de la porte d'accès, là. On ne l'utilise jamais pour des raisons de sécurité, mais... "
       En tendant l'oreille, on pouvait deviner, plus loin, dans le couloir, des pas légers et primesautiers qui se rapprochaient. Quel était donc ce discret tintement qui les accompagnait ?
       Lentement, très lentement, le capitaine referma l'écoutille métallique, et verrouilla la porte.
       Vingt secondes plus tard, on entendit un " bom bom bom ", puis une petite voix inexplicablement horripilante.
       " Ouvrez, c'est Sophia. J'apporte des kawahs. Eh, allez-euh, ouvrez... Eh oh...
       - Y'a personne... "
       Comme pour punir le capitaine de ce mensonge maladroit, le Disko fut soudain pris d'une violente embardée qui le propulsa en l'air. Il retomba lourdement puis, dès qu'il eut retrouvé un peu ses faculté, il s'empressa de vérifier son environnement.
       La MOA se détachait lentement de la console où elle s'était agrippée dans un réflexe. Le rotostéganokinétikoscope tournait toujours.
       " Merde, les kawahs ! Fit la petite voix derrière l'écoutille.
       - Combien de temps avant le reflux temporel ?
       - Attendez que je vérifie... d'après mes calculs, c'était il y a vingt secondes.
       - On l'a passé, alors.
       - Selon toute vraisemblance. Félicitations, capitaine.
       - Eh ouais, eh ouais, c'est ça, le talent. "



    13 ) Cap sur la Terre

       DS 885.2


       Enfin libéré de l'emprise des flux temporels, l'équipage du Disko avait passé les dernières heures à cartographier l'anomalie, à en relever les coordonnées avec un soin extrême, puis, la mission accomplie, ils avaient décidé de tourner casaque. Comme de coutume après chaque mission, James et Diana étaient allés au réfectoire manger un morceau trinquer à la réussite de leurs entreprises (les critères de réussite de mission du capitaine Punch pouvant se formuler comme " ben, si un bout du Disko rentre à l'Astroport à la fin, c'est qu'on a réussi "), laissant les commandes de l'astronef à qui en voulait. Puis, après avoir éclusé quelques bières et offert une tournée aux sauvageons présents, ils avaient fait mine de s'en retourner à leurs cabines, car ils étaient un peu fatigués. Mais comme rien ne pressaient, ils musardaient en route, quelque part dans les ponts supérieurs.
       " Eh bien, je ne suis pas fâchée de retourner à la maison. Mais est-on obligés d'aller si vite ? Le rotostéganokinétikoscope n'est pas encore totalement purgé de son chroniton, à ce que dit la MOA, et ça m'inquiète un peu qu'on pousse les machines.
       - Bah, tu la connais, elle s'inquiète toujours pour un rien. Et... euh, en fait je n'osais pas vraiment t'en parler, mais...
       - Oui, quoi ? Oulà, j'aime pas ta mine de coupable repentant.
       - Eh bien, on ne retourne pas tout à fait à la maison.
       - Comment ça ? C'est quoi encore cette histoire ?
       - Ben tu sais, comme on vole super vite, on est très en avance sur le planning prévu. Tu te rends compte, si jamais ils nous voient revenir avec plus d'un mois d'avance... on va nous poser des questions, mettre en cause notre... enfin... Pitié, ne me fais pas les gros yeux !
       - Et on va où au juste ?
       - J'ai discuté un peu avec Zorkan avant la mission, et il m'a parlé d'un endroit qui s'appelle " la Foire Rognonique ", à quelques jours de navigation, pas très loin...
       - La Foire Rognonique...
       - C'est dans la constellation du Rognon. Vu de la Terre, c'est une petite étoile semblable au soleil, juste à côté de Tashate Prior. C'est dans une zone parfaitement sans danger et sous contrôle des autorités locales, je te l'assure ! Et à ce qu'il dit, on peut y faire profitablement le commerce de diverses denrées... dont j'ai pris la liberté de faire l'acquisition... avec quelques associés...
       - Ah, c'est donc ça les stocks de potion magique que j'ai vus dans les le pont N, gardés par des gros bras à la mine abrutie. Quel intérêt ?
       - Eh bien tu vas rire, en bavardant un peu avec nos collègues, j'ai remarqué qu'ils ignoraient tout de l'usage de la magie, les pauvres ! Il y a sûrement un marché à prendre, moi je dis.
       - Je suppose que l'Astrocorps est parfaitement au courant de ce trafic.
       - Quasiment, oui.
       - Et les autorités locales dont tu me parles...
       - Ils nous attendent ! Presque.
       - Et tout ça c'est légal.
       - On peut le dire.
       - Ah bon.
       - Si on ne craint pas de dire un mensonge.
       - C'est de la contrebande, quoi.
       - Oh, tu emploies de vilains mots... Ce n'est pas du tout... Eh mais, c'est pas la chambrée L-37 ?
       - Ne dévie pas la conversation. "
       C'était bien devant la chambrée L-37 que se chamaillaient les deux officiers. La porte en était ouverte, quelques cosmatelots tentaient de dormir avec du coton dans les oreilles, un autre étendait du linge humide à l'une des innombrables cordes destinées à cet usage tendues entre les tubulures tièdes des circuits de phlogistique, quatre autres s'activaient à perdre leur solde au jeu dit " les boules du père Pendu ", un dernier écrivait une lettre à sa maman. Le capitaine franchit le seuil, ce qui sur un vaisseau bien tenu déclenchait généralement des aboiements, saluts et bombages de torse.
       " Salut chef ! Fit l'étendeur de linge avec un petit signe de la main (les joueurs firent semblant de ne pas l'avoir vu).
       - 'jour. Il est où le chauffe-eau, dans cette piaule ?
       - Ben là.
       - Ah, le voici !
       - Attention, des fois y déconne un peu.
       - Je sais, mon brave, je sais. C'est parce qu'il est couplé au rotostéganokinétikoscope. Mais comme il se trouve que je passe dans les parages, je vais en profiter pour l'arranger.
       - Couplé au quoi ?
       - Vous avez des outils ? "
       Sans prêter attention aux demandes d'explication de Diana, Punch considéra l'appareil d'un air sévère, puis, pénétré de la virile assurance de l'expert à qui rien de tout ceci n'avait de mystère, il appuya lentement son index sur le bouton commandant l'extinction.



    14 ) Introduction




       Lorsque le curieux engin se présenta au-dessus des vertes prairies de la Vallée des Moustiques, il sema de prime abord la consternation et l'inquiétude parmi le personnel rampant de l'Astroport.
       Puis un étrange sentiment de déjà-vu...