" Tu penses comme moi, Lizzie ?
- Oui, je crois bien que cette terrible folie dont on a vu les ravages sur Nabout a fait son apparition sur notre pauvre Disko. Pauvres de nous qui croyions y trouver la paix familière de notre foyer itinérant de bois et d'électrargyre. Ô, nef perdue pour les hommes de raison, vogue parmi les immensités démentes de l'espace intersidéral, livré à un équipage de déments criminels...
- Non, je voulais dire, je piquerais bien un chié roupillon. J'ai pas regardé l'heure, mais ça doit faire deux bonnes journées qu'on n'a pas fermé l'il. Et puis j'ai super faim, et aussi soif.
- Tu marques des points, compère. Allons voir au réfectoire s'il y a quelque chose à manger, mais avant tout, soyons prudents dans notre progression.
- Soyons sur nos gardes. Et si nous croisons des cinglés, faisons mine d'entrer dans leur jeu, ça les apaisera. "
Ayant de nouveau un objectif et un vague plan pour l'atteindre, ils se remirent en route dans les couloirs étroits de l'astronef sauvageon, en direction du réfectoire. Le réfectoire du Disko était un lieu mythique dans l'Astrocorps, en tout cas parmi ceux qui n'avaient jamais servi à bord de ce moyennement glorieux astronef. Les mauvaises langues prétendaient que, bien plus que la passerelle ou la timonerie, le réfectoire était le véritable centre nerveux du Disko. D'aucuns chuchotaient que le cuisinier était un ami personne du Roi-Dieu, et qu'il servait les breuvages les plus improbables à toute personne assez folle pour en faire la demande. D'autres disaient que les statues qui ornaient la grande salle étaient les victimes pétrifiées de la méduse qui hantait les coursives, une clé à molettes à la main. Tous ces gens avaient parfaitement raison.
Dans les couloirs attenants, nos compagnons croisèrent quelques cosmatelots affairés qui ne leur accordèrent aucune attention, tous avaient sur le visage soit une expression exaltée, soit une mine résolue. La plupart avaient à la main des masses, des barres de fer ou d'autres instruments du même genre, et ne semblaient pas décidés à faire du bricolage avec. Ils prirent en les croisant l'air aussi dégagé que possible, et parvinrent sans encombre à leur destination. Le réfectoire n'était jamais un endroit calme, mais ce jour là, la pièce bruissait d'une excitation palpable. Elle était si pleine qu'on ne trouvait pas une place assise, les convives étant parfois obligés de se tenir debout sur les tables et les tabourets.
A l'endroit le plus en vue, on avait dressé une estrade constituée de deux caisses de bois, au-dessus de laquelle on avait tendu un linge maculé de traces rouges dans lesquelles, avec un peu d'habitude, on pouvait reconnaître une écriture, et qui proclamait : " ASSEMBLEE GENERALE DU SOVIET GENERAL DE LA REVOLUTION POPULAIRE . Sur l'estrade se trouvait l'officier habituellement responsable du réseau de détecteurs sur la passerelle, le lieutenant Leonid Maxibestov, que le capitaine avait surnommé pour d'obscures raisons " Six-Cinquante . Il s'agissait d'un personnage osseux, pas très grand, mais qui en imposait par l'énergie qu'il développait, et qui semblait promis à un certain avenir. Malgré son jeune âge, son crâne était presque totalement chauve, mais il portait en compensation un bouc fort à la mode. Il menait avec aisance des débats agités à grands renforts d'effets de manche.
" ...ceci étant dit, il est temps de mettre aux voix la motion. Qui donc, ici, est favorable à la proposition du camarade Pervez Mustafar de rebaptiser le Disko en " Ingénieur en Chef Sergei Korolev ? "
Quasiment toutes les mains se levèrent, parmi lesquelles celles de nos deux explorateurs, qui avaient pris le parti de ne pas se faire remarquer.
" La motion est adoptée. Une équipe de volontaires sera désignée pour procéder à une sortie extra-véhiculaire pour repeindre le nom inscrit sur la coque, ce qui sera fait dans les plus brefs délais. Oui camarade ?
- Camarade Premier Secrétaire, fit une voix virile, ça va pas être facile, vu que les poumistes tiennent la salle de chargement.
- Alors nous reprendrons les armes, et nous balaierons les socio-traîtres comme des fétus de paille, et nous nous emparerons de la salle de chargement. N'oubliez pas que tous les réactionnaires ne sont que des tigres de papier !
- Ouais ! De papier !
- L'aube rouge se lève à l'est, camarades ! Et elle verra l'avènement du Grand Soir ! Fini de l'oppression petit-bourgeoise, fini des corvées féodales !
- Ouais, fait aux dalles !
- Les exploiteurs ploutocrates ?
- A la potence ! répondit la foule.
- Les terres et les fermes ?
- A la collectivité
- La réaction contre-révolutionnaire ?
- A la potence !
- Les moyens de production ?
- A la collectivité !
- Les nervis du Grand Capital ?
- A la potence !
- Et la collectivité ?
- A la potence ! Beugla un isolé du nom de Steve Slayee. Lequel sentit immédiatement qu'il s'était laissé emporter inconsidérément.
- Je m'en doutais, un titiste ! Attrapez-le, qu'on lui montre comment meurent les séditieux !
- Non ! Ah ! Pitié ! "
Le supposé titiste se débattit et protesta vainement de son innocence, écartelé entre quatre révolutionnaires baraqués qui l'emmenèrent hors du réfectoire, sans doute pas pour faire un rami. Toute l'assistance les suivit, Six-Cinquante en tête, laissant seuls les Lizzie et Khunduz, interloqués, au milieu du réfectoire dévasté (encore plus qu'à l'accoutumée).
" C'est quoi, un titiste ? Demanda le dragon.
- Euh... l'ennemi des groministe, sans doute... "
En tout cas, la vacuité du local les arrangeait, car ils purent s'empiffrer à s'en faire péter la panse et oublier quelques-uns de leurs tourments dans l'alcool. Ils finirent par s'endormir dans un recoin d'un sellier, enroulés l'un contre l'autre dans la banderole, dans la stricte observance de la chasteté que procure l'éthylisme avancé. Le lendemain matin
(j'écris ça pour ne pas trop dérouter mon lectorat, il n'y avait pas lieu de distinguer les journées à bord d'un astronef en giration, en fait " le lendemain matin ", c'est quand ils se sont réveillés, le corps mou et la cervelle douloureuse), ils virent qu'un peu d'agitation était revenue dans les parages du réfectoire, et décidèrent de poursuivre leur exploration du Disko, toujours sans se faire remarquer. Ils ne purent que se rendre compte, consternés, de la terrible situation dans laquelle se trouvait leur astronef. En effet, ceux qui suivaient Six-Cinquante, qui se faisaient appeler " Soviet Général de la Révolution Populaire ", ne contrôlaient en fait qu'une partie assez modeste du Disko, à la périphérie de laquelle ils avaient dressé des barricades. Pour sortir de ce modeste territoire, ils durent ramper dans le secret labyrinthe de gaines courant entre les cloisons appelés " tubes de Jeffries . Personne ne savait pourquoi on les appelait comme ça, pas plus qu'on ne leur connaissait aucun usage productif, si ce n'est qu'ils fournissaient occasionnellement un moyen de se déplacer discrètement d'une section à l'autre du Disko, pour peu qu'on ne soit pas dégoûtés par la poussière et les cadavres de rats. En temps normal, c'est une voie sûre, mais arrivés à une intersection, ils furent alertés par la présence d'une masse sombre au milieu du conduit. Ils s'approchèrent avec circonspection, et sursautèrent quand la chose bougea mollement. Une bouteille de verre vide exhalant de forts relents de vinasse bon marché roula sur les panneaux métalliques du tube. Vision rassurante, c'était un vieil ivrogne qui avait trouvé refuge en ces lieux reculés pour se livrer à son vice en toute quiétude.
" C'est tous eun'bande eud'cons, moi j'dis... Ouais, eud'cons... z'auront pas mon litron...
- Bralic ? C'est toi ?
- Z'AUREZ PAS MON LITRON !
- Du calme, du calme, on n'en veut pas à ton litron.
- C'est mon litron eud'moi... Bande eud'malades...
- Bon, on va vous laisser tous les deux...
- Bande eud'malades, à s'réunir com'des cons... Peuah, 'bon coup d'jaja, y'a qu'ça pour faire le bonheur d'eun'homme...
- Saine philosophie.
- Allez-y, qu'y disaient, allez avec les bolchéviens... Tu parles, mes baboules oui ! Paske le rouge, y z'en parlent beaucoup, mais y z'y boivent pas assez, moi j'dis...
- Allez, salut...
- 'litron ! "
Ils laissèrent le chef de la sécurité à sa méditation et poursuivirent jusqu'aux parages de la salle de chargement, qui était non loin du réfectoire. Nos héros avaient espéré un temps que le reste de l'astronef sauvageon était aux mains de gens sensés, mais tel n'était pas le cas : ils se trouvaient maintenant sur les terres du POUM. Les poumistes prônaient l'autogestion, la collectivisation et l'extermination des nervis du SGRP de Maxibestov. Toutefois leur leader charismatique, un extraterrestre pisciforme du nom de Ghagal Bey, ne nourrissait pas de grief particulier contre Six-Cinquante, puisqu'il promettait de liquider aussi le Mouvement Révolutionnaires des Ouvriers et des Paysans, le Parti du Sentier Lumineux de Shaggodh Orrebeth, le Parti Rénové du Sentier Lumineux de Shaggodh Orrebeth, le Nouveau Parti Rénové du Sentier Lumineux de Shaggodh Orrebeth, le Nouveau Parti Rénové des Bolcheviques qui se Demandent Qui Etait Donc Shaggodh Orrebeth, le Groupe des Communistes Combattants, la Brigade des Socialistes d'Assaut, la Phalange Bolchevique en Lutte, la Division des Ecologistes Armés, l'Union Anarchiste Très Encadrée, le Commando des Martyrs du Seize Mai, le Comité Octobre Rouge, le Comité Septembre Noir, le Comité Novembre Sanglant, le Comité Décembre Vert, le Comité Août Oisif, les Fous de Dieu Athées, les Syndicats des Travailleurs Unifiés à la Hache, le Parti de la Démocratie Populaire Représentative Solidaire pour une Politique Ferme Contre les Usurpateurs Bourgeois aux Ordres du Parti de l'Etranger, les Libertaires Sous les Ordres de notre Génial Chef le Grand Timonier Punch, le Viet Ming, le Viet Conh, le Viet Tong, les Altermondialistes Contre José Bové, le Collectif Marxistes-Léninistes de Libération de la Timonerie, et quelques dizaines d'autres groupuscules de moindre importance.
" On est tombés chez les fous, résuma le docteur.
- A l'évidence. Qu'est-ce qui a bien pu leur arriver ? S'interrogea Lizzie.
- C'est pas ça le plus important. Ce qui me préoccupe, c'est surtout pourquoi ça ne nous est pas arrivés à nous.
- Ah oui, ça c'est une très bonne question. C'est sûrement parce qu'on était dehors quand
ça s'est produit.
- Probablement. Mais
ça quoi ? D'où peut donc provenir cette épidémie d'aliénation mentale ?
- C'est à toi de me le dire, c'est toi le doc.
- J'ai peur que ça dépasse mes compétences. Et puis tu as remarqué comme les humains ne sont pas les seuls touchés ? Même les membres extraterrestres de l'équipage sont pris de la même folie. Et même Brok le Barbouzéen, qui est pourtant réputé pour sa sagesse...
- Tu crois que ça aurait pu me toucher ?
- Il n'y a aucune raison que tu fasses exception à la règle. D'ailleurs, rien n'indique que le danger soit passé, nous sommes peut-être déjà contaminés. Vite, allons à l'infirmerie, nous trouverons peut-être un remède. "
Ils attendirent de nouveau en prenant l'air dégagé devant la bouche d'un tube de Jeffries, et dès qu'ils furent seuls, s'y glissèrent promptement. Ils rampèrent ainsi dans les sombres boyaux du Disko, que par bonheur tous deux connaissaient bien pour en avoir fréquenté souvent les circonvolutions, la plupart du temps avec un sac de produits de contrebande sur le dos. Ils arrivèrent donc sans encombres dans les parages de l'infirmerie.La bonne nouvelle, c'était qu'elle se trouvait dans un no man's land entre les territoires de la Guérilla Conformiste Révolutionnaire et des Gardes Rouges du Président MOA, et qu'ils avaient donc peu à craindre de se faire surprendre. La mauvaise nouvelle, c'est qu'elle avait été pillée et que tout remède de valeur avait été emporté ou détruit au cours d'affrontements qui avaient laissé une demi-douzaine de cadavres à l'infirmerie même et dans les coursives avoisinantes.
" Malédiction, comment faire mes recherches ? Tout mon matériel scientifique est brisé !
- Tu savais vraiment t'en servir ?
- Je sais pas, j'avais jamais essayé. Oh les ordures, ils ont mes médicaments ! Ils les ont répandus à terre !
- C'était quoi, ces médocs ?
- Des médecines spéciales.
- A l'odeur, ça ressemble à de l'alcool de prune.
- Y'en a. Eh mais, j'y pense... Mais oui, c'est sûrement ça !
- De quoi ?
- Tu te souviens de Bralic, tout à l'heure ? Ce qu'il a dit ?
- Divagation d'ivrogne.
- Exactement, mais c'étaient d'honnêtes divagations d'ivrognes ! Il ne nous a pas tenu la jambe avec ses histoires de triompher du capitalisme en suivant la voie de je ne sais trop qui, comme les autres...
- Marx et Engels.
- C'est ça. Je parie que l'alcool a protégé son cerveau contre l'influence pernicieuse de cette étrange maladie.
- Oui, mais Bralic n'est pas le seul pochetron de l'équipage. Pourquoi les autres sont devenus cinglés ?
- Les autres ont peut-être été capturés ou tués par les malades. C'est pas bien compliqué d'assommer un ivrogne. Ça expliquerait aussi qu'on n'ai pas été touchés : si tu te souviens, nous mêmes, nous étions bien cuits quand nous sommes arrivés sur le Disko. Et aussi quand on est descendus sur Nabout. En fait, on n'a pas dessaoulé depuis l'expédition avec le capitaine.
- Sauf cette nuit.
- Sauf cette nuit. Aïe, c'est vrai ça...
- Il faut vite trouver à se re-saouler.
- Euh... tu peux te tourner deux minutes ?
- Me quoi ?
- Te tourner. Regarder ailleurs. Voilà, les gravures sur le mur. Et ne te retourne pas. "
Il y eut un déclic, un chuintement, un grincement de charnière, puis un autre, et un nouveau déclic.
" Voilà, ça devrait suffire.
- Ah, monsieur a une petite cachette secrète.
- C'est une réserve où je range le petit matériel qui pourrait être utile en cas d'urgence. Prends un godet.
- Elle n'est pas bien grande, ta bouteille.
- Elle n'a pas besoin d'être bien grande. Tiens, ça devrait suffire.
- Quoi, ces trois gouttes ? Mais il y a à peine de quoi me... Oh mais dis-donc, c'est pas de la Liqueur 4D au moins ?
- Garde-le pour toi. Je pense que ta constitution de dragon te permettra d'y survivre, pour ma part, j'en prends un peu moins. "
12 ) Ciboulette
DS 619.7
Du point de vue chimique, la liqueur 4D était une hérésie. Le breuvage que Khunduz avait versé ne titrait qu'un très modeste 0,7%, c'est à dire qu'on pouvait à peine le considérer comme alcoolisé. Mais les 0,7%, ce n'était pas de l'alcool ordinaire. L'alcool ordinaire, ou éthanol, est un composé de formule C
2H
5OH, qui obéit de façon tout à fait prévisible aux lois de la physique. Mais ce 0,7% là, c'était l'homologue à l'éthanol émergé d'un hyperespace à quatre dimensions spatiales, un composé de formule C
2H
2t+1O
3i-p/2H
3320,5Ω
x-1. Comme vous pouvez le constater, rien que la formule donne déjà le mal de tête. Il leur fallut donc une certaine bravoure pour boire cette chose.
" Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait quoi ?
- On réfléchit avec la plus intense... intensité. Bon, qu'est-ce qu'on peut faire pour rattraper le coup ?
- On pourrait faire sauter le Disko, ça résolve... résol... on serait débarrassés du problème, tous ces cons partiraient en fumée. Pouf ! Ce serait cool, ils deviendraient tous des héros. Je sais comment faire pour faire sauter le noyau réactif, vu que c'est moi qui suis responsable du noyau réactif.
- Ouais madame. Mais on va mourir si on fait ça.
- Ah oui, c'est pas con.
- C'est ça qui est chiant quand que on est bourrés, c'est que... on a du mal à réfléchir.
- Bon, reprenons depuis le début, d'où ça a commencé tout ça ?
- Les gars de la base Alpha sont devenus cinglés et se sont entre-tués. Le Disko est allé les chercher, et ils sont devenus cinglés, et ils vont pas tarder à s'entre-tuer.
- Naaan. Moi j'dis, ça a commencé avant. Bien avant l'humanité. Moi j'dis, ça a commencé avec les gars de Nabout. Tu sais, ceux qui se sont fait sauter le carafon en groupe. A mon avis, ils ont eu exactement pareil à leur époque : ils sont tous devenus tarés en même temps, une sorte de maladie. Et au final, ils se sont balancé des grosses bombes dans la gueule et ils ont fait sauter leur planète.
- Eh dis donc, j'pensais à un truc, si la Terre attrape aussi la maladie... Oh la zone...
- Ah ouais, ça serait trop le souk.
- Faut les empêcher. Finalement, le truc de faire sauter le Disko, il faut le garder à l'esprit. On sait jamais, ça peut servir.
- Tu veux qu'on finisse en héros ?
- Non, je veux qu'on se tire vite fait avant que ça pète. On a une navette, j'te ferai dire. Pas con non plus.
- Ah, OK... J'ai mal à la tête...
- Mais on pourra peut-être trouver une solution sur Nabout. Tu te souviens ce qu'on a vu sur l'écran ?
- Le film rigolo où y font tout péter la planète ?
- Ouais, ben y'avait plusieurs camps, si tu te souviens, mais y'avait une petite ville qui se défendait contre les autres.
- Ouais, peut-être... Et alors ?
- Ben, ceux du côté qu'on connaît étaient cinoques, mais ceux de l'autre camp, peut-être qu'ils l'étaient pas. Peut-être qu'ils avaient un moyen de se battre. Qui sait. Faudrait aller voir.
- Tu veux qu'on retourne sur cette planète de merde ?
- Ben... ça vaut toujours mieux que de rester sur ce vaisseau naze plein de fous criminels.
- Présenté comme ça... "
L'alcool a bien des vertus remarquables que chacun connaît : il égaie les soirées, rend bavard les timides et réchauffe les corps. En revanche, personne n'a jamais prétendu qu'il améliorait la clairvoyance ou le sens de l'orientation de ceux qui s'y adonnaient. C'est pourquoi, après quelques détours non prévus dans les tubes de Jeffries, nos adeptes de Bacchus ressortirent à quelque distance de l'endroit où ils se croyaient être.
" Ben c'est malin, où on est maintenant.
- Attends, je reconnais, c'est la salle de... tu sais, là où on entrepose les machins ronds en fer...
- Ah ouais, je vois qu'est-ce que tu veux dire. Ben on est pas loin alors. C'est par là je crois.
- Je crois aussi. Eh, fais gaffe, y'a des mecs là... "
Effectivement, l'étroit couloir d'entretien était obstrué par ce qu'il est convenu d'appeler un barrage, constitué de trois personnages à l'air pas très finaud gardant une palissade de bois montée sans grand soin.
" Halte là ! Vous entrez sur le territoire du Soviet Général de la Révolution Populaire. Identifiez-vous, amis ou ennemis ?
- Ben... Amis bien sûr ! Répondit Khunduz.
- Qu'est-ce qui me prouve que vous n'êtes pas des satanés Albanais (*) ?
- Est-ce qu'on a l'air d'Albanais ?
- Je sais pas, j'en ai jamais vu. Attends, dis " ciboulette ", pour voir.
- Hein ?
- C'est un test, cherche pas à comprendre.
- Ben, ciboulette.
- Comment vous dites ?
- Ciboulette. Origan. Estragon. Assortiment d'herbes de Provence.
- OK, vous pouvez passer. Les Albanais ne savent pas dire ciboulette, c'est bien connu.
- Mais ça veut dire quoi au juste, shiboulette ? Demanda bien imprudemment Lizzie.
- Hein ? Shiboulette ? A l'Albanaise ! Attrapez-les ! "
Les instincts de Khunduz prirent immédiatement le dessus. Avant que son esprit alcoolisé n'ai totalement pris conscience du fait qu'il se battait, il avait empoigné une cagette vide participant à la barricade et l'avait fracassée sur le dos de l'un des gardes qui avait eu l'imprudence de le lui tourner. Une demi-seconde plus tard, une matraque s'abattit sur ses reins, mais l'un des avantages d'être saoul est que l'influx nerveux est plus lent, aussi ne sentit-il la douleur qu'après avoir rendu à l'importun un vigoureux coup de coude dans le menton, assorti pour faire bon compte d'un genou bien senti dans les organes génitaux. Lizzie, bizarrement, avait plus de mal avec le dernier garde, qui tentait de la frapper de son épée. Elle n'était guère à son avantage dans ce couloir étroit où elle ne pouvait pas prendre sa forme originelle, sous laquelle elle aurait triomphé de ce piètre adversaire sans même s'en rendre compte. Toutefois, sous son apparence humaine, elle conservait quelques qualités reptiliennes, telles que la souplesse et la vivacité des réflexes, qui lui permirent d'éviter les coups. Au final, le bolchevique se prit une chaise dans le dos, ce qui ne fut pas suffisant pour le terrasser, mais le divertit un instant de son Albanaise. Or, Lizzie Ligthningstorm n'était pas le genre de femme à qui il est très prudent de tourner le dos.
L'affaire étant réglée de sanglante façon, ils hésitèrent quelques secondes sur la démarche à suivre, puis prirent le parti de poursuivre en direction de leur navette, furtivement et en vitesse. Alors ils galopèrent dans les coursives encombrées et moisies du vieil astronef. A chaque bruit, à chaque éclat de voix, ils s'arrêtaient, le cur battant, et prenaient une démarche aussi calme et assurée que possible, luttant pour ne pas laisser transparaître leur essoufflement aux quidams qu'ils croisaient. Finalement, ils n'étaient plus très loin de l'écoutille universelle où était amarré leur astronef lorsqu'ils entendirent un grattement étrange. Ils se retournèrent d'un bel ensemble, avec sur le visage une mine du dernier coupable qui les aurait sans doute trahis s'ils s'étaient retrouvés face à un des disciples de Six-Cinquante. Mais au lieu de ça, ils furent soulagés de se retrouver nez à truffe avec un ourson de belle taille
" Micha ! S'exclama Lizzie lorsqu'elle reconnut le plantigrade. Et aussi sec, elle courut le prendre dans ses bras, sans doute se comportait-elle ainsi sous le coup de la boisson.
- Tiens, il est encore là lui ?
- Mon Micha... Ah, tu as pris fait un peu de lard toi ! Comme je suis contente.
- Tiens, c'est pourtant vrai qu'il a grossi depuis qu'on l'a trouvé. Mais si je ne m'abuse, il a presque doublé de taille, il a dû quintupler en poids, c'est prodigieux !
- Oui, c'est bien toi, mon petit camarade Micha.
- Ben oui, c'est lui, y'a pas d'autres ours à bord du Disko. Normalement. Allez, tu viens ?
- Pour aller où ?
- Ben, sur Nabout. Tu te souviens ? Pour découvrir la raison de cette folie qui a pris nos compagnons.
- C'est inutile, tovaritch docteur, la raison je la connais.
- C'est quoi alors ? Demanda Khunduz, soudain sur ses gardes.
- Ils ont tout simplement découvert que le marxisme-léninisme est la seule voie historique conduisant à la libération des travailleurs, et ils sont légitimement entrés en lutte contre l'oppression patronale. C'est ainsi, par l'action du syndicalisme autogestionnaire et la constitution de soviets populaires, que la collectivisation des moyens de production et l'application du plan quinquennal élaboré au sein du Comité Central de la Révolution, que l'avancée fulgurante... Eh, où cours-tu ? Tu ne serais pas un social-traître, au moins ? "
Epouvanté, Khunduz s'enfuit sans demander son reste, sans regarder en arrière, sans chercher à savoir quelle avance il avait sur Lizzie et son maudit ourson, ni même s'ils le poursuivaient bien. Mu par une terreur sans borne, il retrouva sans réfléchir le chemin de l'écoutille, s'engouffra dedans, la verrouilla de l'extérieur et retrouva le refuge de Stormblade, sa chère navette à qui il trouvait de plus en plus de charme. Comme dans un rêve, il déverrouilla les crampons d'amarrage, activa les propulseurs latéraux pour s'éloigner de l'écoutille et décrivit une courbe large et rapide pour s'éloigner du Disko, jadis son plus cher logis, qui à ses yeux n'était plus qu'un céleste Hollandais Volant punaisé sur l'obscurité d'un abysse plus insondable et plus effrayant qu'aucune profondeur océane.
Dégrisé, il considéra froidement la situation. Pour l'instant, l'équipage était bien trop occupé à sa guerre civile pour s'unir, mais bientôt, une faction prendrait le pas sur les autres. Alors ils mettraient le cap sur la Terre, c'était inévitable. Et la perle de neige et d'azur, orgueil des dieux, mère des hommes, deviendrait un désert stérile pareil à Nabout, ruinée par cette incompréhensible peste et ces conflits absurdes. Il n'y avait qu'une seule force dans l'univers capable d'éviter au monde un tel destin, et par malchance, c'était la seule force au monde sur laquelle il savait ne pas pouvoir compter. Mais il fallait agir, et vite. Il consulta l'ordinateur de navigation. La navette avait gardé dans sa mémoire mille fois millénaire la trace de cette Nabout qui avait cessé d'être depuis longtemps, ce fantôme du passé. Si quelque chose avait subsisté de la sagesse des Nabéens après le cataclysme qui avait enseveli l'ancienne race, alors c'était assurément dans la cité du dôme opalescent, la dernière citadelle, qu'il fallait la chercher.
Et bientôt, la navette plongea à nouveau dans l'atmosphère de Nabout.
(*)
Notez que le terme « Albanais » n'a pas ici un sens ethnique, mais désigne un partisan des théories socio-économiques du génial président Enver Hoxha et de sa condamnation incessante du révisionnisme contre-révolutionnaire.
13 ) Acarias Mons
DS 619.8
Là où la croûte tellurique de Nabout s'était déchirées sous la poussée d'une titanesque surrection de magma, un volcan s'était formé. Les mots des langages humains manquent pour le décrire.
En arrivant sur Nabout, les premiers hardis explorateurs de l'Astrocorps avaient noté avec effarement que nombre de formations géologiques étaient d'une échelle sans rapport avec ce qui pouvait se trouver sur la Terre, sans doute en raison de la faible gravité et de l'érosion ralentie qui avait préservé ces reliefs dantesques aux cours des milliards d'années. Qui avait contemplé la brume du printemps remplir l'immensité de Valle Lancyennis ne pouvait qu'en faire un récit halluciné. Les dédales de glace qui se cristallisaient aux pôles de façon saisonnière s'arrangeaient en immenses et éphémères piliers reliés entre eux par des arches troublantes, que l'on aurait pu croire calculées par le compas d'un architecte, et dont la portée n'avait rien à envier aux plus vastes cathédrales de la planète bleue. On peinait à imaginer le cataclysme biblique qui avait donné naissance au Cañon de la Fortune, crevasse large de mille pas et profond de trois-mille qui serpentait sur cinquante lieues dans le flanc d'un cratère qui avait, pensait-on, abrité naguère un lac immense, lequel s'était vidé en une journée lorsque la roche avait cédé, noyant les plaines alentours sous une épaisse couche de limon. C'était peut-être un phénomène du même genre qui avait excavé les Entrailles de Narsh, un réseau de cavernes vastes comme des villes serpentant sous le plateau de Moorka, qui de la surface n'en laissait rien paraître. Assurément, Nabout était parée de maint atouts pour inspirer la grandeur aux âmes les plus fortes et la effrayer les natures pusillanimes.
Mais tout ceci n'était que futilité pour qui avait mesuré de ses propres yeux Acarias Mons. Dire de lui que c'était un volcan était presque inconvenant, c'était un objet auquel on ne connaissait aucun équivalent, et qui aurait mérité qu'on trouve un mot spécialement pour lui. Il était si haut que pour édifier sur Terre une telle formation, un dieu (probablement fou, car même un dieu ne pouvait se lancer dans une telle entreprise s'il disposait de sa raison) aurait dû en poser les fondations au fond de l'abysse sous-marin le plus profond, et la pierre sommitale plus haut que le sommet de la plus haute des montagnes. Et pourtant, sa pente était faible, presque imperceptible, en raison de son étendue. Il occupait une telle surface que ses flancs étaient nettement bombés, non pas sous la pression de la lave sous-jacente (il était éteint depuis des éons) mais parce qu'il devait épouser la courbure de sa planète. La périphérie du géant était défendue par une succession de falaises basaltiques pouvant atteindre une lieue de hauteur, et en son centre, des déchaînements de violence dignes de la genèse du monde avaient creusé une succession de calderas imbriquées les unes dans les autres, formant une cuvette aux pentes vertigineuse.
C'était pourtant là, d'après les ordinateurs de la navette, qu'aurait dû se trouver la cité au dôme opalescent.
" Es-tu sûr que c'est ici, Air Buf ?
- Tribidou triloulibouli affirma l'ordinateur d'astronavigation.
Car en fin de compte, lors de leur précédent voyage, Lizzie et lui s'étaient aperçu que l'ordinateur en question était équipé d'une interface vocale qui, inexplicablement, comprenait parfaitement le portolain qu'il parlait. Et chose encore plus surprenante, Khunduz n'avait lui-même aucune difficulté à interpréter les trilles métalliques émises par l'ordinateur, bien qu'il trouvât à ces sons particulièrement crispants et niais. Comme du reste, il désapprouvait les couleurs criardes de la console, il avait nommé son guide " Air Buf Dégueu .
" Il ne reste rien. La cité a été entièrement recouverte par la lave, je le crains.
- Britrouli birouti triboulibiroul.
- Des fortifications souterraines ? Ah oui, ça m'intéresse.
- Troubilou.
- OK, allons voir le troubilou. "
Le troubilou était constitué d'une paire de tubes parallèles qui avaient appartenu, naguère, à un vaste réseau de transport en commun souterrain. Ils émergeaient à l'absence d'air libre à quelques dizaines de lieues des contreforts d'Acarias Mons, à l'occasion d'une crevasse aux bords quasi-verticaux, si encaissée qu'aucune lumière ne parvenait jusqu'à ses tréfonds, lesquels auraient pu tout aussi bien donner sur la nuit la plus noire. Chacun des couloirs était bien assez larges pour que la navette s'y engage, aussi n'eurent-ils que l'embarras du choix. Et de nouveau, le petit astronef parcourut-il les entrailles de Nabout sous le titanesque bouclier basaltique du monstrueux volcan, ce qui prit deux heures.
Et puis sans prévenir, les parois du tunnel s'effacèrent pour laisser la place à l'endroit le plus époustouflant que le docteur Khunduz avait vu jusque là, et il en avait pourtant vu pas mal. Bien que les os du dernier des Nabéens fussent partis en poussière bien avant que le premier homme n'ai appris à se servir d'un bâton pour cogner sur le dos poilu son semblable, tout était intact, figé dans le temps, paraissant attendre le retour imminent de légions de vacanciers après un improbable week-end du quinze août. Khunduz détailla ainsi les immenses véhicules que les Nabéens empruntaient pour se rendre d'une cité à l'autre à bord des tubes, chacun haut de quatre étages et long de cinq-cent pas, attendant patiemment sur leurs rails supraconducteurs qu'une population veuille bien les remplir. Il vit les escaliers mécaniques aux marches trop hautes pour être confortables à l'être humain, les échelles articulées qui toutes se mirent à fonctionner dès qu'il en approcha. Il vit les longues rampes roulantes conçues pour faire circuler chaque jour des populations d'une telle amplitude que que, sur Terre, on aurait attribuées à des nations prospères. Il considéra l'incroyable entrelacs de passerelles et de tunnels, de portes coulissantes, de tubes d'aération et de luminaires qui éclairaient cette stupéfiante caverne comme en plein jour. Et au milieu de tout ceci, seul sur son quai, dans sa combinaison de laiton et de caoutchouc, il sut qu'il était le premier à jouir de ce spectacle depuis la nuit des temps, et en conçut, durant plusieurs secondes, un étourdissant vertige. Après avoir vu ça, se dit-il, plus rien ne pourrait le surprendre.
Ce qui fut vrai pendant environ treize secondes.
14 ) L'agonie de Nabout
DS 619.5
Car dans une pièce à l'écart, derrière une vitre, on l'observait. Et chose extraordinaire, celui qui l'observait n'était ni un Nabéen, ni un de ses camarades du Disko, ni une quelconque bestiole iridescente aux chélicères ichoreux telles qu'on en rencontre à la pelle dans les recoins de tous les astéroïdes d'ici jusqu'à Capella. Non, c'était simplement un ork. Un vieux. Qui plus est, c'était un ork qu'il connaissait. Et qui l'invita à le rejoindre. Légèrement dépassé par les événements, Khunduz, actionna le mécanisme d'une épaisse porte métallique, entra dans ce qui ressemblait à une écluse à air, referma derrière lui, attendit quelques secondes, puis constata sans surprise que son manomètre différentiel s'équilibrait peu à peu. Lorsque la pression fut stabilisée, il ouvrit la seconde porte, et entra dans la pièce où se tenait le vieil ork. Celui-ci fit un geste qui, dans un autre contexte, aurait pu vouloir dire " tu vas te faire égorger ", mais ici, l'invitait à enlever son casque. Notre héros obtempéra.
La pièce était encombrée de tables, de pupitres et de consoles, devant lesquelles étaient encore disposés des sièges adaptés à la morphologie particulière des arachnides géants qui les avaient installés. L'endroit mesurait vingt pas sur trente, et le plafond s'ornait de ce qui, au premier abord, ressemblait à une fresque abstraite, mais qui après réflexion devait être le plan du réseau de transport en commun.
" Bienvenue, Khunduz Jdobrynewicz.
- Merci, papa. Je peux savoir ce que tu fais sur Nabout ? Et pourquoi tu es en vie ?
- Je ne suis pas ton père.
- Je sais encore reconnaître mon père quand je le vois.
- Je ne suis pas ton père, je suis une projection holographique d'une représentation mentale tirée de tes souvenirs.
- Eh ? Ah, je vois, tu es le fantôme de mon père.
- Non, tu ne comprends pas. Les capteurs psychokinésiques disposés dans cette salle ont analysé les schémas mentaux de ton espèce, et ont élaboré un hologramme arborant une forme qui t'est familière et rassurante, afin que nous puissions nous adresser à toi sans t'effrayer.
- Ah. Tu es sûr de ne pas être le fantôme du paternel ?
- C'est exactement cela. Je suis un être de synthèse revêtu des apparences de ton père et conçu dans le but...
- Mais est-ce que tu es vivant ?
- Euh... pas à proprement parler, non. Je suis le produit d'une matrice laser autorégulée générée par un algorithme récursif...
- Tu n'es pas vivant, mais tu parles.
- En effet. L'ordinateur central de la station a récupéré la base de données du transducteur universel de ta navette et grâce à des vibrateurs ioniques, a pu synthétiser une voix d'apparence humaine.
- Si tu n'es pas vivant mais que tu parles, c'est que tu es un fantôme.
- Mais puisque je me tue à te...
- Probablement celui de mon père.
- Bon, OK, je laisse tomber, je suis le fantôme de ton père. Tu es content comme ça ?
- Tu peux le faire mieux ?
- Khunduz, JE SUIS ton père !
- Bien, là je te crois. Et sans doute es-tu revenu du royaume des morts pour mettre ton fils sur la voie de son destin.
- Non, je suis apparu pour t'indiquer comment triompher du péril qui menace ta planète.
- C'est bien ce que je disais.
- Donc, nous sommes d'accord. Que sais-tu de l'histoire de Nabout ? Connais-tu le sort cruel qui fut celui de ses habitants ?
- D'après ce que j'en ai vu, je crois qu'ils sont tous devenus fous, et qu'ils se sont entretués.
- En effet. "
Le fantôme prit un air fatigué et fit mine de s'asseoir, comme s'il s'apprêtait à raconter une longue histoire. Khunduz nota avec satisfaction que, comme il se devait pour un fantôme bien élevé, sa matière éthérée ne causa nulle dépression sur le coussin de skaï noir.
" Tout a commencé par un différend commercial entre deux cités voisines, une stupide histoire de blocus et de taxation des routes de commerce. Se trouvant dans une situation difficile, l'une des deux cités, dont le nom peut se traduire par " La Merveilleuse du Croissant Equatorial ", conçut une arme secrète qui lui permettrait de mettre fin au conflit. Contrairement à bien des peuples de la galaxie, les Nabéens étaient des gens pacifiques qui répugnaient à faire couler le sang, aussi l'arme en question était-elle d'un type spécial : une arme biologique. A l'origine, c'était une forme de vie trouvée sur une lointaine planète et achetée à prix d'or à des marchands interstellaires de passage. Cette créature avait été bien difficile à capturer en raison d'une particularité singulière : la planète dont elle était originaire était d'une sauvagerie peu commune, ce n'était qu'une immense forêt stratifiée sur des kilomètres d'épaisseur, peuplée de prédateurs et de parasites particulièrement agressifs. Pour survivre dans un tel environnement, la créature avait parfait ses facultés de dissimulation à un point tel que non seulement elle pouvait changer de forme à volonté, mais en outre, elle pouvait adopter à loisir un aspect que ses prédateurs jugeraient inoffensif. Pour obtenir ce résultat, le bolchomorphe -
c'est son nom -
est capable de facultés télépathiques limitées, il peut lire dans l'esprit de ses vis-à-vis, et même dans une certaine mesure, émettre des ondes mentales apaisantes.
Or, les scientifiques de la cité eurent l'idée de développer ces facultés. Ils soumirent la bête qu'ils avaient récupérée à des traitements génétiques accélérés afin d'accroître considérablement l'ascendant que le bolchomorphe pouvait avoir sur les espèces pensantes. Ils lui inculquèrent aussi, peut-être de façon excessive, les valeurs qui étaient celles de leur cité. Puis, leur création leur ayant donné entière satisfaction, ils l'infiltrèrent dans la cité rivale par le truchement d'un espion. Leur plan prévoyait que, sous l'influence du bolchomorphe, les habitants et les dirigeants de " La Perle aux Deux Lacs deviennent plus réceptifs à leur point de vue sur la politique économique et sociale, source du différend qui les opposait, et finissent par arriver à un accord.
Hélas, quelle fatale imprudence n'avaient-ils pas commise ? Ceux de " La Merveilleuse du Croissant Equatorial pensaient sans doute que l'influence du bolchomorphe serait limitée par le fait qu'il n'y en avait qu'un, hélas, ils ignoraient un détail qui avait pourtant une importance cruciale : cette bête ne se reproduit pas en s'accouplant avec ses semblables, comme la plupart des espèces, mais par scissiparité. Bientôt, dans les souterrains humides de " La Perle aux Deux Lacs ", le bolchomorphe donna naissance à un de ses semblables, puis à deux autres, et ainsi de suite. En quelques semaines, ils se reproduisirent dans les couloirs de la malheureuse cité. Et là, au lieu de devenir plus enclins à la négociations, les habitants furent pris de folie, se rassemblant en groupes épars et irréconciliables qui bientôt se livrèrent à des actes d'une brutalité telle que Nabout n'en avait jamais connue dans son histoire.
Mais bientôt, au milieu des ruines et des cadavres, émergea un gouvernement nouveau, qui imposa un ordre de fer. Pendant ce temps, les bolchomorphes avaient essaimé dans la plupart des cités, dissimulés dans les transports qui sillonnaient alors la planète. De nouvelles guerres s'allumèrent alors, cette fois entre les cités voisines. En quelques années, s'inspirant de ce qui se faisait chez d'autres peuples, les heureux Nabéens qui ne s'étaient jamais intéressé à ces choses devinrent des experts en fabrication d'armes de plus en plus sournoises, de plus en plus destructrices.
Mais toutes les cités n'avaient pas été contaminées par les bolchomorphes. Les habitants de " La Rivière Bleue d'Etoiles ", où nous nous trouvons, comprirent ce qui s'était déroulé ailleurs et prirent les mesures nécessaires pour empêcher la contagion de les toucher. Ils accueillirent même les survivants de treize cités voisines, et tous ensemble, se mirent à parfaire leurs défenses en vue de protéger de la barbarie tout ce qui restait de la civilisation Nabéenne, c'est à dire eux-mêmes. Et tandis que les cités rivales s'épuisaient en guerres fratricides, ceux qui s'étaient appelés " l'Union faisaient de la vieille et glorieuse cité une forteresse imprenable, aidés en cela par le commerce qu'ils faisaient intensément avec les voyageurs des étoiles. Plusieurs années durant, ils parvinrent ainsi à sauver ce qui pouvait l'être.
Puis un jour, les combats cessèrent hors les murs. Le fracas des armes se tut, et un calme trompeur s'imposa, car une des cités avait triomphé des autres, et contrôlait donc presque toute la planète. Mais " presque ", ce n'est jamais assez pour un tyran. Les cités rouges lancèrent alors un assaut contre l'Union, qui se brisa lamentablement sur les fortifications. Il y eut un second assaut, puis un troisième, et encore un autre et un autre, mois après mois, les soldats du despote rouge, rendus fous par les bolchomorphes, marchaient pendant des lieues sur les cadavres de leurs frères tombés lors des attaques précédentes avant d'atteindre la périphérie de la Rivière Bleue d'Etoiles, et de périr à leur tour. Et encore une fois, les armes se turent. Humilié par une si cuisante défaite, le maître des cités rouges se retira dans ses sombres pensées, et ordonna à ses savants de lui donner une solution. Et ils en trouvèrent une.
En ces temps là, Nabout était encore une planète jeune, dont le cur bouillonnant faisait occasionnellement jaillir à la surface des éruptions volcaniques. Mais ces scientifiques à l'esprit malade conçurent une machinerie énorme, un mastodonte contre-nature qui perturberait le mouvement sous-jacent du magma, dans le but de fendre la terre sous la cité rivale et de la précipiter dans la lave et les cendres. Cela fonctionna, hélas, et même trop bien. Au début, tout se déroula comme prévu, la terre trembla, les vieux volcans se réveillèrent un à un, crachant leurs panaches de fumée. Puis la réaction s'emballa. On eut beau éteindre la machine, les fleuves de lave s'épaissirent, la cendre obscurcit les cieux, les bâtiments les mieux bâtis tombèrent comme châteaux de cartes, et des crevasses de plus en plus énormes s'ouvraient maintenant, mettant à nu les entrailles blessées de la planète agonisante. Au lieu d'alimenter des éruptions et des séismes durant des centaines de millions d'années, toute l'énergie interne de Nabout fut libérée en quelques mois, créant les monstrueux volcans que vous avez vus. Bien sûr, rien de ce qui vivait à la surface, arbre, oissons, chimpampoulpes et bazibulbes, ne survécut au cataclysme. A l'exception de quelques installations souterraines spécialement protégées contre les séismes, tout ce que les Nabéens avaient bâti au cours des millénaires disparut à jamais.
Et comme si ça ne suffisait pas, les dernières citadelles souterraines encore actives trouvèrent moyen, un jour funeste, de se livrer un ultime combat à coups d'armes nucléaires. Avaient-elles sombré de nouveau dans le chaos ? Ou bien un soldat survivant, ayant recouvré la raison, avait-il pris le parti d'éliminer les dernières traces de vie afin d'épargner à l'univers le fléau des bolchomorphes ? On l'ignore. Toujours est-il que depuis ces temps, rien ne vit plus sur cette planète. Ici comme dans une poignée d'autres cités, des robots d'entretien ont suivi leur programmation et patiemment reconstitué un semblant d'activité. Ils ont rallumé les générateurs, fabriqué d'autres robots d'entretien, remis en marche les ordinateurs qui sont maintenant les derniers témoins de cette folie, et fait bien des travaux pour des maîtres qui jamais plus ne reviendront. Telle est leur tâche absurde et obstinée. "
Le fantôme se tut. Son histoire était terminée. Khunduz prit aussi quelques secondes pour tout digérer.
" En tout cas, je vois que ton vocabulaire s'est grandement amélioré depuis ton décès, tout ce que tu savais faire c'était gueuler. Et je ne vois toujours pas le rapport entre l'histoire de Nabout et un vieux shaman Ork mort depuis quinze ans.
- Non mais tu vas me foutre la paix avec tes... Hum, pardon, je m'emporte.
- Et donc, c'est un de ces bolchomorphes que nous avons trouvés dans les ruines, et ramenés imprudemment sur notre astronef ?
- Exactement.
- Alors c'est sans espoir. Dès que ces crétins auront vidé leurs querelles, ils fileront droit vers la Terre...
- Non, il reste un espoir. Souhaites-tu sauver ta planète ?
- Euh... Oui, je crois.
- Souhaites-tu lui éviter le sort tragique de Nabout ?
- Sans doute.
- Alors voilà ce que tu vas faire. Les anciens de la Rivière Bleue d'Etoiles avaient découvert un moyen de contrer l'influence délétère des bolchomorphes : ils avaient réalisé des oriflammes tissés dans un certain tissus, montés sur des hampes forgées dans un certain métal. L'un de ces oriflammes a survécu, il est ici, dans ces caves. Prends-le, il ne sert plus à rien ici. Et sous sa protection, retourne sans crainte à bord de ton vaisseau.
- Tu es sûr que c'est ce que je dois faire ?
- Tel est ton destin.
- Ah, OK.
- Euh... Ah oui, encore un détail, si mes souvenirs sont bons, certains de ces oriflammes, je crois qu'ils marchaient mi-moyen, alors à ta place, avant d'y aller, prends aussi un bon coup de gnôle, on sait jamais. "
15 ) Le meeting unitaire
DS 619.8
Et bien plus tard, il fut dit dans les sagas des orks du Septentrion, des orks bien chétifs et aux oreilles pointues mais dans les curs desquels brûlait l'amour de la sauvage liberté et du fracas des armes d'acier à la lueur des flambeaux de bataille (en plus d'un intérêt naissant pour l'ikebana, le modern-jazz et la décoration d'intérieur), il fut donc dit dans les sagas qu'un fils de leur sang, un homme-médecine du nom de Khunduz, monta un jour parmi les cieux jusqu'à la lointaine planète Nabout, là où trône Gnursh le Borgne, dieu de la guerre, et que là, il reçut des mains du fantôme de son père la bannière sacrée qui lui permettrait de terrasser son ennemi.
C'était une lance plus haute qu'un homme de belle stature, forgée dans quelque métal brun, fort léger mais toutefois plus résistant qu'aucun acier, aussi incorruptible que l'or ou l'électrargyre. Juste sous le fer, une lame en feuille d'olivier d'aspect classique, était enroulé l'oriflamme, un tissus semblable à la soie, dont l'inconcevable succession des millénaires n'avait réussi à entamer ni l'aspect soyeux, ni l'éclat des vives teintes rouge et blanche crûment juxtaposées. Une cordelette dorée que le docteur n'osa défaire maintenait le tout serré contre la hampe, ce qui la rendait plus facile à transporter. Vraiment, il n'y avait nul besoin d'imagination pour concevoir qu'une telle merveille put être enchantée.
Ainsi donc, il quitta ce qu'il pensait être le revenant et, s'installant avec assurance aux commandes de Stormblade, retourna mener son combat parmi les étoiles. Son âme était maintenant habitée d'une confiance qu'il y avait rarement trouvée, le sentiment d'étouffer sous le poids de sa terrible charge l'avait quitté dès qu'il était entré en possession de la bannière sacrée. Par Hanhard ! Il se sentait de taille à combattre les dieux des enfers, les dragons de la terre, les sorciers de Zind et du Levant, les géants qui vivent sous les glaciers et les sautillantes maîtresses de Sook, à fouler de ses pieds nus le sol des planètes et des étoiles, à arpenter le cosmos infini à la seule force des bras et des jambes en respirant l'éther et en buvant la lumière, et se surprit même à envisager de trousser la reine de Drakonie. Mais il faut dire que suivant les conseils du spectre, il avait repris encore un peu de son alcool multidimensionnel.
Laissant Air Buf procéder à l'approche du Disko et à la manuvre d'amarrage, il empoigna fermement l'oriflamme de sa main gantelée. Tel les chevaliers de cette époque pas si lointaine mais déjà irrémédiablement révolue, il avait décidé de combattre en armure, dans son lourd scaphandre aux articulations grinçantes. L'écoutille universelle s'ouvrit, comme il était parti depuis des heures, ses poursuivants avaient levé le camp depuis belle lurette pour reprendre leurs luttes absconses.
Par où commencer ? Un conteur moins honnête pourrait vous dire que le Destin avait poussé Khunduz dans la bonne direction, à moins que ce ne soit son Instinct, ou la Force, ou les Dieux, ou bien le Scénario. Mais en fait, les pas du docteur furent guidés par une considération pratique, à savoir que quand on trimballe une perche longue de plus d'une brasse dans des couloirs curvilignes encombrés de tubulures, de cartons d'emballage et de cadavres, on en vient naturellement à suivre les voies les plus larges et les mieux dégagées, lesquelles, comme en avaient décidé assez logiquement les architectes du Disko, se trouvaient mener à la salle de chargement.
La salle de chargement était une écluse géante, un quadrilatère d'une cinquantaine de pas de long sur trente de large et deux étages de haut, au bout de laquelle se trouvait une grande porte de métal donnant sur l'extérieur (et en l'occurrence, le vide spatial). Les anciens du vaisseau avait connu à la salle de chargement des dimensions plus modestes, mais à mesure qu'on y entassait du bric-à-brac, la fainéantise naturelle du personnel de manutention leur avait fait préférer à l'option du rangement celle, moins laborieuse, de l'agrandissement magique du lieu par l'installation d'inflateurs. La salle de chargement était le lieu d'un grand meeting unitaire, comme en attestait les multiples affiches rouges et noires collées à la hâte dans les coursives. Notre héros pressa le pas, curieux de savoir ce qu'était exactement un grand meeting unitaire, et croisa nombre de ses camarades qui ne remarquèrent ni sa tenue, ni son armement. Il faut dire que beaucoup d'entre eux étaient équipés d'équipements mortifères, allant de la barre à mine au désintégrateur Vegon en passant par l'arc long (particulièrement utile, on s'en doute, dans les couloirs du Disko où les lignes de mire dépassaient rarement les trois mètres) et la traditionnelle hache de guerre des nains. Il faillit faire demi-tour en constatant qu'à l'entrée de la salle de chargement, il y avait deux gardes qui filtraient l'entrée, mais décida tout de même d'y aller au flan.
" Es-tu un ploutocrate contre-révolutionnaire ?
- Non, répondit-il.
- Non quoi ?
- Euh... Non, camarade.
- Et...
- Et vive la révolution des employés, des ouvriers et des paysans, camarade.
- C'est bon, tu peux passer. "
Il aurait eu tort de s'en priver. A l'intérieur s'étaient réunis deux petites centaines d'excités brandissant des drapeaux rouges, des faucilles, des marteaux, et quelques têtes sanguinolentes fichées au bout de piques. Le docteur connaissait peu de gens parmi eux, sans doute étaient-ce principalement des employés affectés aux lourdes machineries de l'arrière. Ils s'étaient assemblé pour écouter le discours enflammé d'un redshirt dont le nom échappait à Khunduz (c'était Sam Shortlife), juché sur une estrade constituée de trois lourdes caisses de bois. Et ça donnait à peu près ça :
" ...et lorsque nous aurons balayé de la timonerie les nervis du grand capital, cette prétendue Union des Républiques Socialistes des Soutes, alors seulement, le triomphe de la dialectique marxiste-léniniste sur le révisionnisme petit-bourgeois... "
Mais soudain, l'attention de Khunduz fut attirée par un mouvement, derrière l'une des caisses. Une forme molle et sombre se déplaçait lentement au ras du sol. Un mufle carré se releva, un mufle d'ours... Parbleu, c'était Micha ! Il était donc là, déployant son fluide maléfique autour de lui... Le docteur pouvait presque le sentir s'insinuer dans son esprit.
" ...et ensemble, le peuple secouera les chaînes de la servitude et, dans un élan sublime, montera à l'assaut de la passerelle. Mais ce n'est pas encore là que s'achèvera, camarades, notre longue marche vers la paix, la liberté et l'écrasement des traîtres séditieux stipendiés par le parti de l'argent. Car une fois que nous serons maîtres du vaisseau, nous mettrons fièrement les voiles vers la Terre de nos aïeux, pour y porter la civilisation et la lumière du bolchevisme révolutionnaire, selon l'enseignement du camarade Léon Trotsky.
- Poil au kiki ! "
C'en était trop pour le docteur, qui était sorti du rang, jouant des coudes et de l'oriflamme pour parvenir jusque devant les caisses.
" Mais de que ? S'exclama l'orateur interloqué.
- J'extirperai de vous la folie qui vous ronge, dussè-je pour cela vous empaler là-dessus jusqu'au dernier. Allez, sors de là, bête de l'apocalypse, que tous voient ton groin répugnant. Viens te battre comme un homme !
- Emparez-vous de ce réactionnaire ! Hurla Sam Shortlife d'une voix tremblotante. "
D'un auguste moulinet, Khunduz tint en respect les trois gros bras du service d'ordre qui avaient fait mine de s'approcher. Il ne gagnait ainsi que quelques secondes, mais espérait que ça suffirait.
" Allez, montre ton vilain museau, et affronte moi. On va enfin savoir si un tigre de papier peut vaincre un gros ours plein de merde !
- BraaaAAââoooth... rugit soudain la bête.
Et le bolchomorphe se dressa alors de toute sa hauteur. Il n'avait plus rien de l'ourson chétif recueilli sur Nabout, c'était maintenant une créature plus lourde qu'un taureau de combat, au pelage noir comme la suie, aux yeux rouges et lumineux, et de sa gueule immense et béante, on ne distinguait qu'une rangée de crocs éburnéens. C'était un monument de malévolence, un démon d'autant plus terrifiant qu'il n'était pas issu d'une création mystique, mais de la volonté d'êtres pensants. Et d'un seul coup, Khunduz sentit sa résolution fondre comme neige au soleil, il aurait juré que tout le sang s'était retiré des muscles de ses bras, et que ses jambes étaient désormais aussi incapables de le porter que celles d'un bébé.
" Camarade ours, mais je ne... Commença Sam Shortlife avant d'être déchiré par un coup de patte d'une force prodigieuse. Puis le monstre fou de rage fit voler les caisses en éclats et s'avança vers Khunduz, qui se vit alors assailli par une violente attaque mentale. Et il entrevit alors tous les avantages sociaux que l'on pouvait obtenir d'une négociation paritaire tripartite et comprit la nécessité de l'action syndicale comme seule force de proposition capable de faire pièce au dogme économique dominant dans le cadre de la défense d'une optique collectiviste des relations marchandes. Horreur ! Bravement, notre elfe repoussa ces pensées abjectes hors de son cortex, se cramponna à la hampe de sa lance et remercia le dieu des cuites de l'avoir fait ivre. C'est sur le terrain physique qu'il contre-attaqua, visant le cur de la bête furieuse dès qu'il eut une ouverture. Las, son allonge était approximative et il manqua son but, effleurant le flanc du monstre. Il eut le temps de porter une seconde attaque, mais alors qu'il allait lancer la troisième, l'ours immense empoigna la lance, l'arracha sans peine des mains du docteur et la projeta négligemment derrière lui.
Ah, quelle arme bien piètre ! Cette bannière qui aurait dû lui assurer la victoire n'avait eu aucun effet sur les sortilèges du bolchomorphe, c'était une trahison désespérante, et pourtant, dès qu'elle lui fut ôtée, le shaman se prit à la regretter car, pour inefficace qu'elle eut été, elle n'avait pas moins constitué une défense contre la violence déchaînée du plantigrade maléfique. Ne pouvant combattre, il résolut de fuir aussi longtemps qu'il le pourrait les griffes et les crocs de la bête qui n'avait plus pour objectif que sa destruction. Il trouva refuge derrière de lourdes bobines de fil de fer, contourna un empilement de câbles usagés qu'on avait oublié de jeter, grimpa sur trois caisses parvint à monter sur une passerelle. Hélas, si l'ours n'était pas très véloce, lui-même ne l'était guère plus, engoncé dans son scaphandre, et son ennemi n'avait à aucun moment perdu sa trace. Au moins pouvaient ils combattre à leur aise dans la vaste arène de la salle de chargement, car les convives de la réunion, frappés d'horreur par l'incompréhensible combat et ne sachant quel parti prendre, avaient d'un bel ensemble regagné la sortie et soigneusement verrouillé les écoutilles internes. Massés devant les vitres blindées qui entouraient la salle de chargement, ils regardaient maintenant se dérouler ce duel prodigieux, n'osant s'en mêler.
Jusqu'au moment où l'un de ces braves spectateurs décida de tirer le levier qui actionnait l'écoutille extérieure, sans qu'on sut jamais s'il désirait par là aider le bolchomorphe, secourir Khunduz ou simplement rigoler un coup.
16 ) La lutte finale
DS 619.8
Reconnaissant le son caractéristique du lourd verrou, il n'eut que le temps d'enrouler un filin autour de son bras gauche, priant pour que l'autre extrémité fut solidement attachée quelque part. La porte s'ouvrit d'un coup, et l'irrésistible force de succion l'expédia en une fraction de seconde dans le vide interplanétaire. Il n'eut pas le temps d'avoir peur. Un choc d'une violence extraordinaire lui déboîta l'épaule. Ce maudit filin était bien accroché quelque part, mais dieu, qu'il était long ! Lorsqu'il rouvrit les yeux, ce fut pour apercevoir des planches, des tôles et divers débris catapultés avec lui par la dépressurisation, filant en trombe autour de sa personne. La grande écoutille du Disko, bouche ouverte sur un monde de lumière, était à cinquante brasses, autant dire à l'autre bout de la galaxie, mais le solide câble qui le reliait à son astronef semblait avoir parfaitement résisté au choc. Soudain, notre docteur eut un mouvement si rapide que même l'action réflexe d'un nerf n'aurait su l'expliquer, sans doute s'agissait-il d'un pur instinct de conservation qui avait décidé d'agir directement par les muscles sans passer par les lentes allées d'un système nerveux capricieux. Sa main droite se tendit pour attraper un objet long qui tournoyait trop vite pour être identifiable. Il le regarda. Et malgré sa situation précaire, suspendu au-dessus d'une planète morte, tournoyant à quelques brasses d'un astronef fou et uniquement séparé de la mort par une mince épaisseur de verre et de métal douteux, il ressentit une allégresse aussi immense que brève en constatant que de nouveau, il était en possession de l'oriflamme sacré.
De courte durée, car dans le même temps, il vit du coin de l'il la forme noire et massive du monstre sortir du vaisseau, agrippé à la coque par ses griffes rivées dans les plaques d'électrargyre, il évoquait irrésistiblement une tique obèse. Ni le froid, ni le vide ne semblaient l'atteindre le moins du monde. Il poussa un hurlement muet, et soudain, horreur, il trancha sèchement la corde, dernier lien de Khunduz avec le monde des vivants. Le docteur crut déceler chez son ennemi, pendant une infime fraction de seconde, l'éclat d'une joie mauvaise lorsqu'il le condamna à une mort lente et solitaire.
Existait-il sort plus abominable que d'être projeté dans l'espace, sans secours aucun à attendre de quiconque ? Le docteur avait peine à se le figurer. L'horreur de sa situation le frappait de tout son poids tandis qu'il tournoyait, s'éloignant lentement de l'immense soucoupe. Aurait-il seulement accompli sa mission qu'il aurait pu périr l'esprit en paix, sachant sa planète sauvée, mais il fallait qu'il lui soit donné d'assister au triomphe de l'ours maléfique qui rampait avec obstination vers le sommet du vaisseau. Qu'allait-il donc y faire, ce rejeton du malin ? Khunduz frémit lorsque le rayon nu d'un soleil impitoyable éclaira pleinement le monstre. De prime abord, il était devenu informe et gras. Mais l'il acéré de l'elfe décela dans sa silhouette distordue les prémisses de l'horrible transformation qui l'affectait : une petite tête lui avait poussé sur l'épaule, semblable en tout à la véritable tête de l'ours. Des embryons de pattes suivaient, ils s'agitaient déjà. Le monstre était en train de se reproduire, de se diviser. Sans doute était-ce pour cette raison qu'il cherché trouvé refuge à l'extérieur du vaisseau, pour se livrer en toute quiétude à l'abominable scissiparité qui était son mode de reproduction. De toute évidence, le monstre était vulnérable durant cette phase délicate.
Ah, quel cruelle plaisanterie ! Khunduz flottait là, à moins de cent pas de son ennemi exécré, son arme à la main, et pourtant, il n'avait aucun moyen de le rejoindre pour l'achever. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était voir le Disko s'éloigner, seconde après seconde, dans la nuit étoilée, rapetisser jusqu'à n'être plus visible, puis périr de froid ou d'asphyxie, selon lequel de ses systèmes rendrait l'âme le premier. Aurait-il seulement le courage de mettre fin à ses jours avant d'agoniser dans son scaphandre ? Le docteur songea qu'il avait encore, dans le compartiment idoine, la petite flasque de liqueur 4D. Il y porta la main, puis se souvint qu'il n'avait aucun moyen de la porter à ses lèvres. Il fut prit d'un rire qui tenait plus du hoquet amer.
Le plan s'imposa alors à lui avec la force d'une évidence. Dans d'autres circonstances, il n'y aurait même pas songé, mais le dénuement dans lequel il se trouvait réduisait considérablement les variables de cette fatale équation qui ne connaissait que deux issues, la vie ou la mort. Tout était devenu simple dans sa tête. Il calma ses tremblements, il aurait besoin de toute sa dextérité. Il palpa du bout des gants la valve d'admission de son système de stockage de l'oxygène. L'étendard serré entre ses genoux, il dévissa le bouchon de sa flasque et la colla aussitôt contre la valve caoutchouteuse, qui s'y aboucha hermétiquement. Il secoua le récipient pour faire couler le contenu dans les tuyaux qui alimentaient le phoque nain en eau potable. Et les mains crispées sur les buses d'expulsion des gaz, attendit les premiers tressaillements.
Lorsque le fluide étrange pénétra dans les entrailles du phoque nain, cet alcool plus pur que de l'alcool pur entra en contact avec l'oxygène surconcentré stocké à l'intérieur du pinnipède. Par une réaction d'oxydoréduction extrêmement exothermique, comme disent les chimistes qui veulent expliquer l'apparition inopinée d'un cratère à la place de leur laboratoire, l'animal se mit soudain à se consumer et à émettre d'énormes quantités de gaz incandescents sous pression. Avec adresse, Khunduz parvint à les expulser dans les tuyères articulées de son scaphandre de manière à contrôler sa rotation, puis prit de la vitesse et se mit sur une trajectoire d'interception du Disko. Brûlant de se venger, il parvint même à viser l'ours mitotique avant de se retrouver à cours de carburant. Il serra alors sa précieuse lance contre sa poitrine et la pointa contre la bête pulsante et bavante qui se tortillait maintenant dans les douleurs de quelque monstrueux enfantement, la bête qui se rapprochait d'ailleurs à une vitesse bien plus élevée qu'il ne l'avait escomptée.
Le choc lui fit sans doute perdre conscience l'espace d'une seconde, mais étrangement, il ne lâcha pas sa lance. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il la tenait toujours bien serrée. Le problème, c'est que l'autre bout était planté dans une créature extraterrestre furieuse d'avoir été dérangée à un moment délicat. Expulsé de la coque par la collision, Micha et Khunduz flottaient maintenant à quelque distance du vaisseau qui défilait sous eux. Au moins, se dit le praticien avec quelque motif de satisfaction, il emporterait l'animal maudit avec lui dans son voyage éternel autour de Nabout. Las, bien que blessée, la créature ne manquait pas de ressources. Il était donc vrai que le bolchomorphe pouvait changer d'aspect : il lui suffit de tendre une patte qui s'allongea démesurément, et accrocha un sabord externe. D'un spasme douloureux, l'ours expulsa l'arme fichée dans sa chair -
si l'on pouvait appeler ça une chair -
et tenta de recouvrer quelques forces avant d'en finir avec cet agaçant bipède.
En des circonstances plus ordinaires, Khunduz aurait été catastrophé d'un tel revers et aurait sans doute noyé sa déception dans la boisson. Mais notre héros en était au point où la rage obscurcissait son jugement autant que sa vue. Lorsqu'il retomba sur la surface d'électrargyre, il trouva sans peine une prise, et n'hésita pas une seconde avant de charger derechef son adversaire.
Et c'est alors que cédèrent les cordelettes dorées qui maintenaient la bannière contre l'oriflamme, après des millions d'années de vieillissement et les fatigues d'un violent combat. Il n'y avait pas de vent dans l'espace, et pourtant, la bannière flottait bel et bien, comme agitée d'un souffle divin. Tandis qu'il se ruait contre l'ours furieux, Khunduz contempla l'ancien oriflamme de l'Union. Treize bandes horizontales, blanches et rouges alternativement, rappelaient les treize cités évacuées avant qu'elles ne tombe sous le joug du péril rouge, tandis qu'un large rectangle reprenait l'ancienne bannière de la Rivière Bleue d'Etoiles qui avait donné asile à leurs réfugiés. Et le pouvoir de l'antique artefact se déploya enfin, emplissant le docteur d'une force qui, l'espace d'un instant, lui sembla infinie. Reconnaissant d'instinct les couleurs de ses antiques ennemis, le monstre se figea devant l'imminence du péril. Les mâchoires de Khunduz se desserrèrent, et laissèrent sortir un cri de bataille.
" Meurs, vermine bolchevique ! "
Embroché, transpercé en plein cur, tel fut le destin du mal ancien venu de Nabout, qui périt ainsi d'une mort douloureuse, quoi que brève, tandis qu'au loin se levait la Terre, innocente étoile bleue pâle émergeant de l'horizon de la planète morte.
Et malgré la fatigue qui engourdissait ses membres et l'oxygène qui se faisait rare dans son scaphandre, le noble guerrier trouva encore la force de se redresser, de porter la main à son cur, et d'entonner l'antique chant de glorification de la Bannière Etoilée.
Oh, say can you see, by the dawn's early light,
What so proudly we hailed at the twilight's last gleaming?
Whose broad stripes and bright stars, through the perilous fight,
O'er the ramparts we watched, were so gallantly streaming?
And the rockets' red glare, the bombs bursting in air,
Gave proof through the night that our flag was still there.
O say, does that star-spangled banner yet wave
O'er the land of the free and the home of the brave?
Et c'est ainsi, amis lecteurs, que la paix et la liberté de notre planète furent à jamais préservées du gauchisme. C'est ainsi que grâce au vaillant docteur Khunduz, digne défenseur du bon droit, nous fut épargné la peste communiste, n'oubliez jamais le nom de ce fier héros de la démocratie. Car sachez, jeunes gens, que partout où menace l'hydre bolchevique, il se dressera des hommes probes et décidés qui, les armes à la main et la vertu chevillée au corps, défendront les nobles idéaux de la Paix, la Liberté et la Justice pour tous. Ainsi en a-t-il toujours été, et ainsi en sera-t-il toujours ainsi.
God bless America.