• passerelle
  • wooping machine
  • ouvrir un canal
  • THE CRETINOUS
       STAR SAUVAGEONS
    Une histoire de Toto : c'est Toto il va dans le désert pour jouer aux couillons avec sa vieille caisse, et puis au bout d'un moment, comme il se fait chier, il va voir derrière les dunes pour emmerder un vieux clodo qui vit tout seul. Mais comme le vieux clodo n'est pas rigolo et qu'il commence à se faire faim, il décide de rentrer chez lui pour bouffer, et là en arrivant, wouf, oncle Owen et tante Beru !
    LA MALEDICTION DE
       LA PLANETE ROUGE



    1 ) Introduction

       


       Lorsque le curieux engin se présenta au-dessus des vertes prairies de la Vallée des Moustiques, il sema de prime abord la consternation et l'inquiétude parmi le personnel rampant de l'Astroport. D'aucuns se demandèrent s'il s'agissait d'un astronef extraterrestre, d'autres, reconnaissant vaguement la forme générale d'un appareil de classe NX, se demandèrent s'il avait été assimilé par une race d'entités biomécaniques hostiles. D'autres enfin, les anciens du programme spatial septentrional, se dirent plus brièvement " tiens, il a bien morflé cette fois, le Disko ", et prirent aussitôt les paris sur le nombre de survivants.
       


    1 ) Starlog
       
    Journal personnel du lieutenant Khunduz Jdobrynewicz, médecin de bord de l'USS Disko NX-03, date stellaire 912.9


       Trente-cinq jours sans voir la Terre. Pull rayé, mal rasé, on vient de débarquer. Trente-cinq jours de galère et deux nuits pour se vider. Deux jours parce qu'à peine arrivés à l'astroport, on a appris qu'on allait repartir en mission dès qu'on aurait refait des vivres, de l'eau et du charbon. Alors j'avance sur ce quai humide, la sueur coule comme l'acide, l'enfer va commencer. Hydromel chaud et narguilé, chez Mario, tout oublier... Saloperie, mais quelle idée ils ont eu de construire cette base Alpha sur Nabout ? Ce n'est qu'un désert de poussière, avec un air empoisonné et si rare qu'on voit les étoiles en plein jour, des montagnes qui montent jusqu'à l'espace et des vallées si escarpées que le fond ne voit jamais la lumière. Ceux qui sont allés s'enterrer là-bas devaient se douter de ce qui les attendaient... Plus de nouvelles d'eux depuis une semaine. Les dernières communications étaient chaotiques, à ce qu'on m'a raconté, je n'ai pas pu en savoir plus. Et évidemment, on a été désignés pour aller y voir de plus près, et c'est encore le Disko qui c'est qui se tape le sale boulot. Métier de merde... Tiens, la lanterne rouge, je guette l'entrée. L'alcool est mon allié, l'amour il faut payer... Heureusement de ce côté là ça va bien, depuis notre petite virée à la foire Rognonique, tout le monde dans l'équipage a eu sa petite " prime . Même la mercière a palpé assez pour fermer sa gueule cinq minutes. Je ne sais pas dans quel merdier se sont foutu ces cons de la base Alpha, mais je ne risquerai pas ma peau pour les tirer de là.





    2 ) Gueule de bois

          DS 615.0


       Khunduz s'éveilla dans le décor familier de son lieu de travail, l'infirmerie du Disko, dont il était présentement l'unique patient. S'il s'éveilla, ce n'est pas par hasard, mais en grande partie parce que le commandeur Kalliplokamos lui secouait violemment l'épaule en lui vociférant toute l'étendue de sa considération dans le conduit auditif. Le capitaine James T. Punch, lui aussi, était présent.
        " Docteur, cette conduite est indigne d'un officier de l'Astrocorps !
       - Gnnn... Diana, hurle moins fort, par pitié...
       - Que tu ailles dépenser ton or en vinasse et en femmes vulgaires, passe encore, chacun a ses distractions. Mais il y a quand même des limites ! C'est la réputation du Disko tout entier que tu as compromises dans ce bouge infâme. Mais à quoi avais-tu la tête ?
       - C'est vrai, approuva prudemment le capitaine Punch, qui évitait autant que possible l'affrontement direct avec son second.
       - Le Disko a une réputation ? Mais j'ai fait quoi au juste ?
       - C'est incroyable, il ne s'en souvient plus.
       - Ben... j'avais un peu bu. J'ai aussi l'impression d'avoir pris quelques coups.
       - Effectivement. Ça date sans doute de cette courtoise altercation que tu as eue avec ces trois jeunes fripons à la taverne du " Singe Spatial .
       - De quoi tu me causes ?
       - A propos d'une putain.
       - Aucun souvenir de ça.
       - Tu as surgi dans la salle, nu comme un ver, en hurlant des obscénités en bas-orkish.
       - J'ai fait ça ?
       - Une hache de bataille à la main.
       - Sans blague.
       - Et tu les as tués.
       - Non ?
       - Puis tu as uriné sur les cadavres, avant de t'enfuir dans les rues. On t'a retrouvé le cul à l'air dans une poubelle.
       - 'dingue ça, j'en ai aucun souvenir.
       - Si on a pu étouffer l'affaire, c'est uniquement parce que ces trois types s'étaient fait pas mal d'ennemis sur la base et que personne ne les pleurera.
       - Ben merci alors. Mais vous êtes sûrs que c'est moi ?
       - C'était peut-être un autre elfe albinos, c'est tellement courant.
       - Ouais.
       - J'estime donc que cette conduite inqualifiable mérite un blâme.
       - Je l'admets.
       - Ainsi qu'une mention sur les états de service.
       - Ce qui me semble juste.
       - Et une retenue de soixante deniers sur ta solde.
       - EH ! Déconne pas, c'était pas moi, c'était eux, ils étaient à plus nombreux !
       - Que ceci te serve de leçon et t'apprenne à mieux tenir ton rang à l'avenir. C'est déjà assez difficile comme ça de se faire obéir des hommes d'équipage, si en plus il faut dresser les officiers, on ne s'en sortira plus. Et tâche de te laver, de te raser et de t'habiller proprement, on arrive bientôt à Nabout.
       Sur ces fortes paroles, propres à maintenir la discipline de l'équipage, le commandeur Diana Kalliplokamos sortit s'occuper des préparatifs de la mise en giration, laissant derrière elle le capitaine Punch.
        " J'ai vraiment fait ça ?
       - Oui, et j'espère que ça ne se reproduira pas. Je suis outré, furieux, je me sens outragé.
       - Ben...
       - Dire que j'étais pas là ! La prochaine fois, aie au moins la politesse de m'inviter à tes sorties.
       - J'y penserai, James. Euh... elle a pas dit qu'on arrivait sur Nabout ?
       - Si. On n'allait pas attendre que tu sortes du coma éthylique pour décoller. J'ai fait une réunion pour expliquer aux officiers ce dont il retourne, mais comme tu n'étais pas là, je te fais un résumé. Voici deux mois, l'équipe de la base Alpha a fait une découverte si étonnante qu'elle a été tenue secrète jusque là : les ruines cyclopéennes d'une antique cité enfouie dans les sables ocres des plaines de Cygogna.
       - Pas croyable. Des ruines cyclopéennes du genre de celles qu'on a trouvées sur la moitié des planètes qu'on a visitées jusque là ?
       - Euh... un peu. Mais comme Nabout est la planète la plus proche de la Terre, le sujet est un peu délicat, et il a été décidé d'explorer l'endroit de fond en combles, avec relevé topographique, comptabilité précise des reliques trouvées et tout le bordel. Tout se passait bien, jusqu'à il y a dix jours environ. Les communications envoyées par Alpha ont commencé à devenir incohérente, l'opérateur changeait souvent. D'après ce qu'on a compris, il y a eu des dissensions internes et des combats. Le dernier appel était tout à fait surprenant : l'opérateur s'est mis à délirer et à faire un discours de deux heures, dont même les experts en linguistique n'ont pas compris un traître mot. Depuis, plus rien. Ils ne répondent plus depuis six jours déjà. Nous pensons que tout ceci est en relation avec les ruines. Qu'ont-ils bien pu découvrir là-bas ? Notre mission est de faire la lumière sur cette étrange histoire.
       - Ils étaient une centaine sur cette base, non ?
       - Cent vingt-quatre.
       - Et si mes souvenirs sont bons, c'est le commandeur Viktor Taftergill le patron du coin.
       - Exact.
       - Ouais. Ce type m'a toujours semblé honnête comme un patron de boîte de nuit des Bouches-du-Rhône. Si tu veux mon avis, le mystérieux mystère de l'espace infini et glacé qu'ils ont découvert, c'est qu'il y a un tas d'or ou un filon de diamants dans les ruines, et ils se sont entre-tués pour le butin.
       - Pourquoi tu crois que j'ai insisté pour avoir la mission, banane ? "
       Le capitaine et le docteur échangèrent alors des sourires entendus.
       



    3 ) The wooping machine

          DS 615.0


       Nabout, quatrième planète du système Sol, était celle qui ressemblait le plus à la Terre. C'est à dire qu'elle lui ressemblait très peu, mais tout de même un peu plus que les autres, qui ne lui ressemblaient pas du tout. Son diamètre était plus petit de moitié, son atmosphère anecdotique formait comme un liseré à peine visible depuis la giration. On n'y décelait aucune formation climatique, aucun nuage, si l'on exceptait les tempêtes de poussière qui épisodiquement voilaient d'immenses régions dans les plaines, les monts et les ravins des régions équatoriales. S'il s'était agi d'une œuvre d'art, alors celui qui l'avait peinte aurait souffert d'un daltonisme particulier ne lui permettant de voir que le rouge et le jaune, mais il se serait appliqué à rendre scrupuleusement toutes les teintes à sa disposition, depuis la blancheur immaculée des calottes glaciaires des pôles jusqu'aux ocres les plus sombres déposés au fond des cañons géants par les reflux d'antiques marées, en passant par le canari niché au sein de certaines failles, la pourpre majestueuse de coulées volcaniques oxydées, et les immensités oranges des grandes plaines semées de cratères. Ces coloris étaient à ce point omniprésents à la surface que malgré la distance, ils étaient visibles même depuis la Terre et à l'œil nu, si bien que son surnom de " planète rouge " lui collait depuis les éons les plus reculée.
       Lorsque le capitaine Punch revint sur la passerelle, il vit que Diana avait parqué le Disko à cinq mégabrasses de la planète, qui s'encadrait toute entière dans la grande verrière de la passerelle. Nabout était hideuse. D'une hideur fascinante, hypnotique. Une plaie immense déchirait sa face, un fossé vaste comme un continent, plus profond qu'aucune abysse océanique, si long qu'il aurait fallu une vie à un piéton pour aller d'un bout à l'autre. De surcroît, d'énormes pustules sombres vérolaient son front orangé, des volcans, d'une étendue, d'une hauteur telle qu'ils faisaient passer ceux de la douce Terre pour d'innocents monticules aux éruptions avortonnes. Par bonheur, ils étaient tous éteints depuis des lustres. Trois de ces titans de basalte étaient alignés de façon parfaite à la commissure gercée de la grande faille, à qui le capitaine Clorkindale avait donné le nom de " Valle Lancyennis " dans une tentative moyennement subtile de complaire à son roi. C'est au pied volcan central, " Vomis Mons ", que l'Astrocorps avait implanté la base Alpha.
        " Giration circulaire stabilisée, prêts pour les manœuvres d'atterrissage.
       - Très bien, rapprochez-vous à trois-cent kilobrasses d'altitude. Nous allons constituer une équipe d'intervention. Prévenez le lieutenant-commandeur Bralic qu'il me trouve deux robustes gaillards, et dites à Pleinechope qu'il nous envoie les tenues de contention moléculaire.
       - Les tenues de quoi ?
       - Les tenues de contention moléculaire. Ah mais c'est vrai, je ne t'ai pas montré... Viens, je vais te faire voir ce qu'on a installé.
       - Mondieumondieumondieu... "
       Laissant la manœuvre à leurs officiers, ils se faufilèrent dans les couloirs encombrés du Disko, sans prêter attention aux multitudes de menues infractions au règlement qu'ils pouvaient constater de ci de là. Ils descendirent jusqu'au pont B, derrière la salle de chargement, où apparemment, on avait récemment fait des travaux.
        " Voici la merveille !
       C'était un appareil à l'aspect peu engageant. Ça ressemblait à la scène d'un théâtre, en ce sens que c'était surélevé. Six cercles lumineux troublaient la monotonie d'un plancher parfaitement noir et laqué, et au-dessus de chacun de ces cercles pointait une machine à l'aspect particulièrement louche, rappelant le dard d'une très grosse abeille au croupion de verre et de porcelaine. Sans doute l'engin aurait-il eu plus fière allure si les kilomètres de câbles multicolores qui constituaient ses entrailles n'avaient pas gési épars sur le sol, pendus à des ficelles au plafond ou enroulés en grosses bobines où, déjà, les araignées faisaient leur gîte. Au milieu de la pièce, une console constellée de boutons opalescents et de curseurs gradués semblait destinée à commander l'engin.
        " C'est quoi cette merde ? Résuma-l'opinion-générale Diana.
       - Eh bien tu vois, c'est une machine à woup. Notre machine à woup. La machine à woup du Disko !
       - La machine à woup ? Attends, c'est pas ce genre d'engin débile qui te découpe en tranches avant de t'éparpiller sur des kilobrasses ?
       - Il est vrai qu'il y a eu quelques accidents. Mais dans l'ensemble, la technologie semble maintenant maîtrisée, et c'est devenu un moyen de transport parfaitement fiable. En principe.
       - Ben voyons. Et tu comptes me faire monter là-dessus ? Tu rêves, Punch.
       - Bon, je n'insiste pas. De toute façon, ils auront besoin de toi pour commander le vaisseau.
       - Ah parce que tu y vas ?
       - Je suis le capitaine, je dois donner l'exemple à l'équipage.
       - Compte sur moi pour donner un tout autre exemple à l'équipage quand ce sera moi le capitaine, ce qui ne devrait pas tarder d'ailleurs si tu montes vraiment là-dessus. Et c'est qui ta fine équipe ?
       - Je vais prendre... disons, Lizzie, Aalphz, le doc et deux redshirts.
       - Amusez-vous bien. Dis moi, est-ce qu'il y a des galons de capitaine de rab dans ta cabine ? Je demande ça des fois qu'il y aurait un tragique accident...



    4 ) La base Alpha

          DS 615.0


       L'un des redshirts dépêchés pour l'occasion étaient Dave Dontcrymum, un beau spécimen de gars-carré-du-nord, avec ses courts cheveux blonds, sa mâchoire robuste, son regard clair et ses pectoraux au kilogramme, toujours de bonne humeur et le mot pour rire. L'autre était Dizzie Flores, petit nez mutin, longs cheveux roux frisés, des manières de soldate et une grande considération pour sa propre poitrine. C'est à juste titre que Dizzie en était fière, de ses mamelles, mais contre Aalphz, elle partait avec un handicap : cette dernière était Galphezienne, et elle en avait trois, d'ailleurs parfaitement proportionnés. L'atavisme des femelles Galpheziennes les incite à s'attirer les faveurs des mâles les plus hauts placés dans l'échelle sociale, et comme les fantasmes personnels du capitaine Punch le poussaient à rechercher la compagnie des femelles bleues à trois nichons issues de cultures ignorant la notion de vêtement, ils avaient rapidement trouvé un terrain d'entente. Quand elle n'était pas occupée à enjôler son supérieur, Aalphz maniait avec une redoutable efficacité le canon à plasma Vegon, le choix de ce garde du corps pouvait donc se justifier par d'autres raisons que l'envie de tirer un petit coup vite fait dans les dunes sous les feux ardents d'un soleil étranger. Le docteur Khunduz et Lizzie Lightningstorm, déjà décrits dans les épisodes précédents de la série, étaient les derniers membres du petit groupe d'exploration qui se matérialisa ce matin là au pied de Vomis Mons.
       Alpha avait été érigée dans une plaine monotone semée de rares cratères et de cailloux sombres, à quelques lieues de l'endroit où naguère les laves de Vomis s'étaient arrêtées et figées, en des temps où ni l'homme, ni l'elfe, ni le dragon n'avaient encore foulé le sol de la Terre. Pourtant, malgré la distance, ou peut-être à cause d'elle, le volcan constituait déjà une présence écrasante, prodigieux vestige d'une activité chthonienne dépassant l'échelle de la compréhension humaine. Si ses flancs avaient été fertiles, on aurait pu y bâtir dix grandes cités, cultiver les champs pour les nourrir et laisser de vastes domaines sauvages pour la chasse et la rêverie. De l'autre côté, derrière l'horizon, s'étendait le grand labyrinthe de Tharshur, un réseau de gorges et de précipices tranchées à la hache dans le roc strié du grand plateau, une région aussi étendue, disait-on, que les pays Balnais, et dont le relief vertigineux avait rendu fou l'un des premiers explorateurs à y avoir porté son regard. Comparée à ces hallucinants séjours destinés aux dieux plus qu'aux hommes, la base Alpha paraissait dérisoire, éphémère cénotaphe élevé à la vanité des ambitions humaines.
       Il s'agissait de quatre sphères d'acier de vingt pas de diamètre chacune, reliées entre elles par quatre tubes dans lesquels seul un nain pouvait circuler à son aise. Quelques hublots gros comme le cercle que l'on fait en joignant les mains étaient les seuls ornements extérieurs, mais ils étaient situés trop haut pour qu'on puisse s'y hisser et regarder à l'intérieur. Un hémisphère de même taille - il s'agissait en fait d'une sphère à demi enterrée - constituait la seule entrée du complexe. Aucun tube visible ne la reliait aux autres, mais le capitaine savait, pour en avoir étudié les plans, qu'un souterrain en partait pour mener à l'une des quatre autres orbes.
        " J'ai un mauvais pressentiment, se dit Lizzie, plus pour elle que pour les autre (mais ses paroles grésillèrent néanmoins dans les communicateurs de ses compagnons d'expédition).
       - Allons allons, pas de défaitisme. Je vous parie que dans cinq minutes, nos camarades de la base Alpha nous accueilleront avec des rires, des chansons et de la cervoise tiède dans la rude mais chaleureuse ambiance de leur réfectoire.
       - Muhumh, approuva Aalphz (entre autres qualités, les Galpheziennes sont muettes).
       Avec prudence, l'équipe se dirigea vers l'hémisphère, puis le capitaine, couvert par ses hommes, se pencha devant le petit boîtier de laque noir orné de trois roues de laiton concentriques, qui formaient la serrure. Prenant bien soin de ne pas se faire espionner par les siens, il composa la combinaison secrète. Puis, il recommença à composer la combinaison secrète. Puis il se gratta la nuque, ou tout du moins tenta de le faire avant d'en être empêché par le casque de son scaphandre (il avait oublié sa combinaison Végonne chez son blanchisseur avant de partir). Puis avec ses gros doigts boudinés par son gant articulé, il tourna nerveusement les pages du pad qu'il avait sur son avant-bras à la recherche de la combinaison, qu'il composa derechef, sans plus de succès. Puis il tapa du poing sur l'écoutille en s'écriant " Eh oh, ouvrez, c'est le capitaine Punch ! ", ce qui était parfaitement stupide. Il donna aussi quelques coups de pieds.
        " Rah ! Malédiction, on ne s'est pas tapé cent gigabrasses pour s'arrêter à cinquante centimètres du but quand même ! Aalphz, fais-moi sauter cette porte.
       - Excellente tactique, ça fera moins de blessés à soigner, approuva le docteur.
       - Comment ça ?
       - Eh bien si on fait sauter la porte, la décompression explosive tuera tout le monde à l'intérieur, c'est pour ça que je dis, moins de blessés à soigner.
       - Ah oui, tu as raison. Lizzie, il y a un poste d'observation au sommet, vole jusque là haut, passe par l'écoutille et ouvre-nous de l'intérieur.
       - Et comment ça je monte là haut, je te prie ?
       - Eh bien, en te changeant en dragon.
       - Apprenez, monsieur l'ingénieur en aéronautique, que les dragons ont besoin d'air pour se sustenter. Les ailes, ça sert précisément à s'appuyer dessus. Comme ici de l'air y'en guère plus que de cervelle dans le crâne de certains officiers supérieurs de ma connaissance, ça risque d'être bref comme vol. Et en plus, on en a besoin pour respirer, comme tout le monde. Sauf quelques très vieux dragons... bref...
       - Quoi ? Mais comment on va faire alors ?
       - Attendez capitaine, j'ai une idée, intervint Dave Dontcrymum d'une voix que j'aurais pu qualifier de boistérieuse si l'adjectif existait en français.
       - Je vous écoute, mon bon.
       - Nous pourrions nous faire tout simplement la courte échelle. La gravité est faible, et la courbure du bâtiment est favorable, nous pourrions faire un premier étage constitué des trois plus robustes, qui supporteront deux autres, puis en haut le plus léger, qui sera à une hauteur suffisante pour atteindre le poste d'observation de ses propres moyens. De là, il nouera solidement un filin auquel les autres grimperont.
       - Riche idée, bravo mon jeune ami ! Ah, on sent l'homme qui ira loin. Faites comme il dit le monsieur. Dave et Dizzie formeront avec moi le premier étage...
       - Houlà...
       Ce pendant, la faible gravité de Nabout compensa la démesure des prétention athlétiques du capitaine, qui n'était plus un jeune homme et n'avait du reste jamais été un dieu du stade. Le plan du redshirt s'avéra excellent, après un épisode qui tint plus du numéro de cirque que de la pratique académique des sorties extra-véhiculaires, tous furent debout sur le toit bombé de l'édifice. Le poste d'observation n'était qu'un mirador fait de tubes de métal et de planches d'un bois qui, déjà, se craquelait d'étrange façon sous les rigueurs du climat local. C'est entre les pieds de la structure qu'ils trouvèrent l'écoutille extérieure de la petite écluse à air qui servait aux vigies. Elle était encore en parfait état et déverrouillée, aussi purent-ils l'ouvrir sans problème. L'écluse, d'un type similaires à celles que l'on trouvait sur le pourtour du Disko, était toutefois si exiguë que seuls deux cosmatelots en scaphandre pouvaient s'y tenir de conserve, aussi durent-ils se résoudre à se séparer en trois groupes. Le capitaine et sa compagne furent les premiers à tenter l'aventure. Aux aguets, les sens en alerte et les armes prêtes à cracher la mort, les amants maudits poussèrent l'écoutille interne dès que la pression fut égalisée, et avisèrent rapidement leur environnement immédiat en balayant la pièce du faisceau de leurs lampes.
       Mais s'ils furent bien confrontés à la violence et à la mort, les cosmatelots qu'ils trouvèrent à l'étage de l'hémisphère ne représentaient plus un danger pour quiconque.
       A l'origine, cette pièce était le lieu où on planifiait les excursions. On y avait tenu des briefings, des cartes de Nabout y étaient encore punaisés sur les murs, ainsi que des ordres de mission, des estampes légères figurant des beautés terriennes et des badges multicolores. Sur une table, on trouvait des petites figurines de bois sculpté représentant des véhicules d'exploration et pas mal de papiers. Sur le grand tableau noir servant traditionnellement à l'officier supérieur exposant les détails des missions, un vandale avait peint en rouge :
        " A BAS LES NERVIS DE LA REPRESSION, MORT COMMANDANT AUTOPROCLAME TAFTERGILL
       Etait-ce l'auteur de cette virile proclamation qui gisait, le crâne défoncé par son seau de peinture rouge dont le contenu desséché se mêlait à la tache brune de son sang abondamment épanché ? Et celui-ci, qui n'avait jamais pu ôter le couteau planté entre ses omoplates et était mort sous une table comme un rat, était-ce l'assassin du premier ? Un corps décapité gisait, affalé sur une chaise, flasque et grotesque. Qui avait donc emporté sa tête ? Deux autres cadavres gisaient pas loin, ils s'étaient entre-tués à la baguette magique, semblait-il.
       Répondant à l'envie irrépressible qui montait en lui, le capitaine oublia toute prudence et ouvrit la trappe qui menait au hangar. Il s'agissant de l'immense salle située en bas, à laquelle on accédait par une échelle de fer peu pratique, et dans laquelle on rangeait les quatre véhicules pressurisés servant aux explorations de Nabout, la raison d'être de la base Alpha. Trois seulement étaient visibles au milieu d'un épouvantable capharnaüm. Là encore, des affrontements violents avaient laissé des cadavres, au milieu des caisses éventrées de précieux matériel et des barricades improvisées. Deux cosmatelots avaient été pendus à une poutre, haut et court selon l'usage des gens de mer, et nus comme des vers, ce qui permettait d'observer avec consternation qu'avant l'issue fatale, on leur avait infligé d'abominables sévices. D'autres gisaient, épars, brûlés et démembrés de divers façons, parmi le chaos.



    5 ) Une bien étrange créature
       

       DS 615.1



       D'un geste nerveux, le capitaine Punch ôta son casque. Il le remit aussitôt, après avoir pris successivement une goulée d'air et une belle couleur verte.
        " Quelle infection !
       - Mouph.
       - Je ne te le fais pas dire.
       - Ah, c'est quoi ce merdier ? S'exclama le doc dès qu'il fut arrivé.
       - C'est une abomination, c'est... Ces gens étaient raisonnables, qu'est-ce qui les a poussés à s'entre-tuer ? Toi qui es un homme de l'art, quelle genre d'insanité les a-t-elle poussés à s'entre-déchirer de la sorte ?
       - D'après l'académie de médecine, ce syndrome très particulier porte un nom : ils sont devenus cinoques.
       - Les autres auraient au moins pu les enterrer.
       - Sauf si les autres sont dans le même état. Je la sens mal, cette affaire.
       - Bêh... lâcha Lizzie avec dégoût. Plus je connais les humains, plus je suis contente d'être un dragon. Qu'est-ce que tu fais, doc ?
       - Venez voir, celui-là a un truc bizarre.
       Tous s'approchèrent d'un des véhicules d'exploration. Au poste de pilotage se cramponnait encore un robuste gaillard de type méridional, un lieutenant si faisait confiance à ses insignes de grade. Visiblement, il avait conduit son engin droit dans le panneau de commande de la grande porte du hangar, bloquant celle-ci avant de se faire égorger.
        " C'est donc lui qui nous empêchait d'entrer. La porte est faussée, on devra repasser par l'écluse supérieure pour sortir. C'est pas de pot.
       - On n'aura qu'à se faire wouper de l'intérieur.
       - Tu déraisonnes Lizzie, c'est impossible de se wouper à l'intérieur...
       - Encore heureux que c'est possible. Ce qui explique que tu nous ai fait poser à l'extérieur. Comme d'habitude, tu sais pas comment ça marche.
       - Eh bien ce n'est pas la question, non mais c'est quoi ce petit ton insolent ? On sortira par la porte pour des raisons que je n'ai pas à t'expliquer, car je suis le capitaine et toi une subordonnée et que je sais des choses que tu ignores. Et ce, dès qu'on aura réparé les conséquences de ce fâcheux accident, là.
       - Je crois plutôt qu'il a fait ça volontairement, précisa Khunduz. Et vous avez vu son couteau ?
       - Eh bien ?
       - Je crois qu'il s'est lui-même tranché la gorge après avoir bloqué la porte.
       Le docteur avait raison, le poignard de modèle militaire, souillé de sang séché, gisant sur le sol de la cabine, comme si la main ensanglantée du suicidé l'y avait lâchée quelques minutes auparavant. Cette découverte morbide autant qu'inexplicable dépassait les facultés de compréhension de nos pauvres explorateurs.
       
       Ils poursuivirent leur quête dans les autres sphères, et partout se trouvèrent confrontés aux mêmes scènes désolantes dont je vous épargne le pénible récit par égard pour l'agrément de la lecture. Pas un point de la base Alpha ne semblait avoir été à l'abri de la folie destructrices de ces cosmatelots de l'Astrocorps, qui semblaient avoir subitement décidé de démontrer toutes les manières qu'à un homme d'occire son prochain.
        " Regardez, les systèmes de survie se sont mis en veille, fit remarquer Lizzie qui étudiait le panneau de contrôle d'un engin biscornu, Ils ont dû détecter qu'il n'y avait plus d'activité dans la base... Oui, ça fait six jours. C'est pour ça que les corps sont encore relativement conservés, même s'ils commencent à puer : le système maintient la température un peu au dessus de zéro.
       - Alors ça fait six jours que les derniers sont morts. C'est terrible. La cabine de Taftergill est plus haut, on trouvera peut-être des indices sur ce qui s'est passé.
       - Eh mais... C'est quoi ça ?
       - Oh mon dieu, on dirait une créature...
       - Voyez, ça bouge, c'est... C'est vivant...
       - Quelle est donc cette hideuse boule palpitante au pelage malsain vomie des tréfonds de l'espace dans le but... Gargl...
       - C'est un... c'est un... "
       Transperçant les ténèbres funestes de la salle des machine, la lueur frénétique projetée par les luminaires de leurs scaphandres avait dérangé une chose. Avec une infinie lenteur, la bête déploya une patte griffue, puis une autre... Une gueule oblongue s'ouvrit sur des crocs puissants... Un œil charbonneux s'ouvrit, une conscience inhumaine, animale, scruta les explorateurs...
        " Ben c'est un ourson.
       - Qu'est-ce qu'il fout là ?
       - C'est pas banal ça.
       - Sans doute un membre de l'équipage qui l'aura amené ici en douce pour en faire la mascotte de la base.
       - Pauvre bête, seule rescapée de la folie humaine. Regardez comme il est mimi, il se lèche le museau...
       - Il a dû tomber en hibernation quand la température a baissé.
       - Quelqu'un a du miel ?
       - Oh, on dirait une grosse bouboule de poipoils... Eh, il est pas farouche, regardez ! "
       Tout le monde s'attendit confusément à ce que Dizzie Flores se fasse arracher les entrailles ou dévorer sauvagement la tête, mais il n'en fut rien. L'ourson, qui ne dépassait pas la taille d'un bon chien de chasse, se montra tout à fait joueur et parfaitement civil, et suivit bien volontiers nos explorateurs durant le reste de leur mission, nullement incommodé semblait-il par les remugles putrides émanant des multiples cadavres qu'ils croisèrent.
       Finalement, ils découvrirent la chambre exiguë dévolue au capitaine Taftergill. Bien qu'il eut pris les premières couleurs de la décomposition, l'homme impétrait encore quelque autorité, avec sa barbe noire de marin, ses lourdes mains d'homme d'action et ses yeux qui déjà s'éclaircissaient. Il lui manquait un pied, et c'est sans doute l'hémorragie due à l'amputation qui l'avait emporté après une courte agonie. La trace sanglante laissée par le malheureux officier provenait de la cambuse, où un rude combat avait laissé pas mal de morts. Le trajet avait dû être bien pénible pour quelqu'un qui avait perdu un membre, pourquoi s'était-il traîné jusqu'à sa couche au lieu de mourir paisiblement parmi ses hommes ? Ses mains s'étaient crispées sur quelque chose, un objet qu'il tenait contre son ventre. Qu'était-ce ? Les mains du capitaine Punch, rendues maladroites par l'encombrement du scaphandre et les tremblements de la tension nerveuse, s'y reprirent à plusieurs fois pour desserrer l'étreinte du défunt.
       Un bol. Un simple bol. Etait-ce là tout ce que Viktor Taftergill était venu chercher avant de périr ? Etait-ce le présent d'un être cher ? Une relique religieuse ? Ce n'était pourtant qu'un ustensile d'argile émaillée, comme les manufactures du Shegann en produisaient à la chaîne pour les besoins des communautés telles que les monastères, les écoles et les armées. Il y en avait des dizaines tout pareils sur la base Alpha, et des centaines à bord du Disko. Aucune marque distinctive hormis le très ordinaire poinçon du fabricant, rien qui le distinguât de tous ses frères bols de la Terre et des autres planètes.
       
       Pour étrange que fut cet humble couvert entre les mains du mort, c'était bien le moindre des témoignage de ce délire qui avait pris les occupants de la base Alpha, aussi le capitaine Punch n'y accorda-t-il guère d'attention. Mais l'aurait-il fait, eut-il su lire dans ce signe, dernier témoignage d'un décédé, avertissement d'outre-tombe à l'attention des vivants, aurait-il pu changer le cours des tragiques événements qui allaient bientôt bouleverser le Disko ? Les dieux seuls, peut-être, ont la réponse à cette angoissante question.



    6 ) Le débriefing
       

       DS 615.1



       En tout cas, Lizzie avait raison, il était parfaitement possible de se faire wouper depuis l'intérieur d'une construction. Ils revinrent promptement à bord du Disko, après avoir éteint le système de soutien vital, afin que le gel de Nabout conserve les corps jusqu'à ce qu'ils puissent être rendus à leurs familles ou ensevelis sur place selon les rites de chacun. Diana, qui se faisait expliquer les détails de la wooping machine par Pleinechope Troisbras, était là pour les accueillir.
        " ... mais il faut bien faire attention à respecter les parités des boucles de rétroaction, sinon on risque de se rematérialiser avec une inversion de...
       - Génial. Et ce bouton, c'est pour quoi ? Ah ben tiens, les revoilà, les conquérants de l'impossible. Alors quoi de... Mais... Qu'est-ce que c'est que ça ? James, viens ici... "
       Diana, visiblement stupéfaite, tira Punch par la manche dans un coin isolé pour lui crier dessus.
        " Non mais c'est quoi ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
       - Eh bien tu vois, c'est un ourson. Il est pas mimi ? On l'a appelé Micha...
       - Je ne parle pas de cette bestiole, je parle de... bon sang, tu ne vois donc pas ?
       - Quoi ?
       - Dizzie Flores et Dave Dontcrymum, là, y'a rien qui te choque ?
       - Ben... Non...
       - Réfléchis deux secondes, tu descends sur une planète hostile en compagnie de deux redshirts, qu'est-ce qui aurait dû se passer ?
       - ... Eh bien normalement, en toute logique... Oh mon dieu !
       - Oui, James, comment ça se fait qu'ils soient encore en vie ? Aucun ne s'est fait décapiter, démembrer ou dissoudre dans le suc ichoreux d'un céphalopode géant. Ils ne sont même pas blessés, regarde, ils rigolent comme des abrutis. C'est abominable, c'est intolérable, c'est contre nature, c'est... un funeste présage, voilà ! Si tu veux mon avis, cette mission, je ne la sens pas. "
       
       Les malédictions du commandeur Kalliplokamos se perdirent bientôt dans le ronron des machines bronzinantes et des sifflements de vapeur tandis qu'escortés d'Aalphz, elle et Punch regagnaient la passerelle. Dave partit pour leur part prendre une bonne douche, suivi de Dizzie (qui avait la curieuse coutume de se doucher sans honte en compagnie des hommes, ce dont ces derniers ne s'offusquaient pas trop), laissant le docteur Khunduz seul avec Lizzie Lightningstorm. Ils ne s'appréciaient guère.
        " Sinon doc, ça va bien dans ta vie ?
       - Pas mal, pas mal. Et toi, les histoires dragons ?
       - Comme ci comme ça. C'est que je vais doucettement vers ma sixième mue.
       - Ah oui ? Et ça te fait dans les quel âge ?
       - Dans la trentaine.
       - Sans blague ? Je te voyais plus vieille que ça.
       - Je convertis en années humaines. Une année de dragon ça fait douze années humaines. Ou l'inverse. Je m'comprends. Bref.
       - C'est fou comme le temps passe.
       - Oui. Mais c'est vrai que toi maintenant, tu as plus de temps devant toi.
       - Hein ?
       - Enfin, je veux dire, ton espérance de vie a bien augmenté le jours ou tu es... Enfin...
       - Je ne vois pas ce dont tu veux parler.
       - Je me comprends. "
       Quelques années plus tôt, Khunduz faisait encore partie de la robuste et stupide race des orks, ce que Lizzie était la seule à prendre le risque de lui rappeler. Ces discussions étaient courantes entre les deux cosmatelots. En général, le docteur rétorquait en évoquant les petits problèmes de fertilité de Lizzie, dont il avait incidemment découvert, en buvant avec un autre dragon de l'Astrocorps, qu'elle était connue dans le petit milieu reptilien pour n'avoir jamais pondu un œuf viable. Mais elle ne lui en laissa pas le temps.
        " Bon, arrête de faire l'innocent. Qu'est-ce que tu as trouvé dans la chambre du commandant Taftergill ?
       - Je ne vois pas de quoi tu parles.
       - Je parle du petit truc en cuir que tu as empalmé en croyant que personne ne te regardait. Allez, fais péter. "
       De son ancienne vie et de sa rude éducation, il avait gardé quelques tournures de pensées plutôt radicales. Par habitude mentale, Khunduz estima les chances qu'il avait de sortir son couteau et de trancher la carotide de Lizzie avant qu'elle n'ai le temps de réagir. Il lui apparut qu'elle était un peu trop loin. Et lui, un peu trop expérimenté pour attaquer un dragon d'azur adulte métamorphe à l'opinel. Il sortit un petit carnet de feuilles quadrillées et jaunies relié de cuir marron et vieilli par l'usage.
        " Ah, ça ? Oh, ce n'était pas vraiment du vol, juste un souvenir que j'ai voulu conserver.
       - C'est sentimental, donc. Et c'est quoi ?
       - Eh bien, on dirait une sorte de journal personnel. J'ai pensé que le commandeur Taftergill y avait peut-être consigné quelques impressions sur son travail sur Nabout, sur les découvertes qu'il y avait fait, sur la soif de connaissance qui mouvait tous ces hommes courageux aujourd'hui disparus, sur cette noble quête de savoir qui transcende les barrières entre espèces et...
       - Ah, bien sûr. C'est marrant mais pendant qu'on visitait la base Alpha, tous ces pauvres diables entassés m'ont rappelé une chanson, une ancienne complainte elfique issue d'un ancien temps de sortilèges et de merveilles qui jamais ne reviendra, et qui dit à peu près, " Et un, et deux, et trois squelettes sur le coffre du mort, oh oh oh, et une bouteille de rhum . Je ne sais pas si tu la connais ?
       - Je la connais. Bon, je te propose un plan, on lit ensemble, on va discrètement chercher ce qu'il y a à chercher, si toutefois il y a quelque chose, et on fait soixante-soixante.
       - ça m'tente. Mais ça laisse pas grand chose pour les autres.
       - Est-ce que ça t'attriste autant que moi ?
       - Presque autant. Mais si jamais ils s'aperçoivent qu'on fait un petit business en douce ?
       - Comme on dit dans ma tribu, on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs. Oh, pardon, je suis confus, j'oubliais... J'ai parfois des paroles malheureuses.
       - Connard. "
       
       Puis sur ces paroles, ils se quittèrent pour rejoindre l'infirmerie par des chemins différents, arborant pour ce faire une mine de conspirateurs du plus haut suspect. Une fois sur place, Khunduz déboucha une bouteille d'un liquide qui tenait plus du poison que de la boisson civilisée et qu'il avait achetée dans un recoin peu fréquentable de la Foire Rognonique. Certains breuvages sont alcoolisés, celui-ci comportait un titre élevé d'énantiomères alcooliques rares vomis par les entrailles de bactéries mutantes, et tenait sa couleur irisée d'une haute teneur en oxygène 18, ce qui, outre son petit goût piquant agréable au palais des races sensibles à la radioactivité, en faisait un liquide de refroidissement passable pour certains générateurs thermonucléaires de classe D-T à injection muonique. Le docteur et le dragon s'en servirent un respectable dé à coudre, puis étudièrent avec attention le journal du commandant défunt Taftergill.
       A priori, c'était un peu décevant. Ils s'étaient vaguement attendus à lire quelque chose du genre " va là où le soleil se lève dans l'alignement des trois cratères elliptiques, fais mille pas en direction du couchant, et quand la Grande Patate se lèvera au-dessus de l'horizon, s'ouvrira la porte de la Cité d'Emeraude dont les rues sont pavées d'or et les bouches d'incendie sont de pur rubis . Mais tout ce dont feu Taftergill parlait, c'était des menues incartades de ses hommes, dont le moindre manquement à la discipline semblait le perturber (il déplorait même la " diskoïsation de la base). Il abordait aussi les multiples difficultés quotidiennes de son petit avant-poste, et ne portait aux progrès des travaux scientifiques qu'une attention polie et superficielle. Puis il évoquait dans une langue plate et factuelle la découverte de la cité des plaines de Cygonia, lieu qu'il avait visité, mais ne semblait pas lui avoir fait grande impression. Apparemment, il avait laissé là-bas une équipe d'une demi-douzaine de chercheurs installés dans une base mobile, qu'ils ravitaillaient tous les trois jours. Peu après, l'officier fut pris d'une crise de paranoïa aiguë, c'est du moins ce qui ressortait du magma informe que déversait sa plume. " Ils étaient là, " ils en avaient après lui, " ils attendaient depuis la nuit des temps, " ils rampaient dans les ténèbres en lovant leurs corps boursouflés en une hideuse parodie d'humanité tandis que dans les éons chthoniens d'abysses insondables, vomies de géométries non-euclidiennes aux terres glacées, et Celaeno-ceci, et indiscible-cela, et les Anciens, et les autels blasphématoires de Nug et de Yeb devant lesquels se prosternait la Grande Race de Yith sous les feux abominables de lunes gibbeuses, et Ïa, et fthaghn, et indicibles toits en croupes de l'Université de Miskatonic... Finalement, ça devenait tellement tremblé que c'en était illisible.
       Nos joyeux larrons, lisant ceci, décidèrent que faute de mieux, ils seraient bien inspirés d'aller faire un tour à la cité de Cygonia, tous les deux tous seuls. De la sorte, si d'aventure ils trouvaient un butin, ils pourraient ainsi se le garder, et s'ils n'en trouvaient pas, ils n'auraient pas d'explications à gênantes à fournir à des complices. Et si jamais le trésor était trop important pour être transporté à deux, ils auraient toujours la possibilité de recruter des arsouilles. Le projet butait toutefois sur l'écueil du transport, en effet, il était hors de question de détourner le Disko pour l'envoyer se poser sur place, ou en tout cas, c'était difficile de le faire sans attirer l'attention de l'équipage. Il fallait donc emprunter la machine à woup, laquelle ne pouvait être utilisée que depuis la console idoine. Par conséquent, il fallait graisser la patte d'un technicien compétent qui serait disposé à les envoyer là-bas et à les ramener. Par bonheur, les honnêtes gens n'étaient pas une espèce particulièrement envahissante dans les couloirs du Disko, aussi parvinrent-ils, à force de promesses, de menaces et de flatterie, à s'acoquiner avec Ritchie Restinpeace, un redshirt grassouillet de l'équipe de Lizzie, qui devait son récent embonpoint à un lucratif trafic d'objets d'art extraterrestres dont ils étaient tous deux partie prenante.



    7 ) Les ruines cyclopéennes

          DS 616.3


       Les deux scaphandres garnis se matérialisèrent dans la morne plaine de Cygonia, principalement connue jusqu'ici pour abriter un massif géologique de trois kilobrasses de long sur deux de larges qui, éclairé sous un certain angle, évoquait de façon saisissante une main humaine faisant un geste malpoli.
       Après avoir vérifié qu'ils pouvaient encore entrer en contact avec Ritchie, ils se dirigèrent avec appréhension vers la base mobile, une sphère d'acier de huit pas de diamètre équipée de répulseurs antigrav pour la sustentation et d'un petit propulseur à exécration permettant de la déplacer à une vitesse modeste. Ils avaient envisagé l'hypothèse selon laquelle il resterait des gens vivants parmi l'équipe de scientifiques, c'était pour cette raison qu'ils avaient emporté des désintégrateurs Frémistes, armes puissantes que l'équipage du Disko avait récupérés naguère en grand nombre sur la lointaine Akhereb. Cependant, un rapide coup d'œil leur suffit pour estimer avec une raisonnable certitude que ces malheureux avaient subi le même sort funeste et incompréhensible que leurs collègues de Vomis Mons.
       Un homme en combinaison gisait dans la poussière rouge, le casque fendu par un choc violent. Les deux écoutilles de l'écluse béaient, de telle sorte que l'intérieur était dépressurisé. Dans les installations exiguës, ils découvrirent quatre autres cadavres, trois avaient dû périr de décompression, le dernier avait été pendu avec un fin câble de métal tressé qui avait aussi servi à lui ligoter les mains, et portait autour du cou un écriteau ainsi libellé : " Vive le POUM . Là encore, rien ne venait expliquer l'accès de folie criminelle qui avait emporté tous ces pauvres diables. Une fouille rapide ne permit de découvrir aucun indice, ni rien qui eut de la valeur. Dans le petit laboratoire, ils trouvèrent quelques fragments de pierres plates, visiblement taillées par des êtres intelligents et ruinées par le passage de millions de siècles, ornées d'une écriture qui ne leur était en rien familière. De telles reliques pouvaient certainement se vendre un bon prix sur les marchés de Baentcher ou de Sembaris, mais ils se voyaient mal les trimballer avec eux pendant des heures, aussi les laissèrent-ils sur place et sortirent pour explorer, à leur tour, les fameuses ruines cyclopéennes de la Cité Perdue de Cygonia.
        " Ça veut dire quoi, au juste, " cyclopéennes ?
       - D'après ce que je vois, c'est ce qu'on dit d'un tas de débris qui ne dépassent pas le niveau du sol de plus de trois pouces.
       - Tout ce cirque pour ça.
       - Tiens, y'a un trou là-bas. "
       Ils s'approchèrent d'une fosse rectangulaire creusée récemment par les fouilleurs. Ils avaient dégagé le flanc d'un mur fait de pierres polygonales assemblées de façon parfaite, sans l'ajout d'aucun mortier. A la base du mur, sur la gauche, on avait creusé un peu plus profond pour mettre à jour le sommet d'une voûte en plein cintre, puis le passage sous-jacent. D'après les traces de passage point encore recouvertes par la poussière de la planète rouge, pas mal de monde était passé par là, et on avait même traîné un chose lourde qui avait laissé des traces de raclement dans la pierre, mais sans qu'on puisse dire si on avait amené ce quelque chose à l'intérieur ou si on l'en avait extirpé.
       Lizzie se glissa la première dans l'ouverture, et alluma sa sphère lumineuse. Une poussière vieille comme le temps s'était accumulée dans le couloir, mais les scientifiques l'avaient déblayée jusqu'à découvrir un passage libre. Le corridor était de section circulaire, plus large que ne l'exigeait la circulation d'humanoïdes, et s'enfonçait en pente douce, sans qu'on puisse dire si ce détail avait été voulu par l'architecte ou si le sol s'était incliné après la construction.
        " Sûrement que " cyclopéennes ", ça veut dire " qui fout les jetons ", supposa Lizzie.
       - Oh, regarde, c'est allumé là-bas. "
       En effet, une pâle lueur émanait d'un lieu indistincts, vers lequel ils se rendirent sans enthousiasme excessif. Ils débouchèrent dans une vaste salle cylindrique, baignée dans une lumière actinique qui semblait provenir des murs eux-mêmes. On avait récemment foulé la poussière ancestrale qui recouvrait le sol, et par endroit, on l'avait sciemment balayée, découvrant une surface de verre noir et lisse qui rendait une étrange impression de profondeur et de lourdeur. Le plafond semblait fait de la même matière, mais on pouvait surprendre, dans la masse noire, des reflets qui n'étaient pas ceux des luminaires de nos héros, mais peut-être les souvenirs déformés des lumières émises en ce lieu voici des éons. Pour progresser, il leur fallut slalomer entre des rangées de colonnes de métal larges chacune comme le tronc d'un beau chêne, surgissant de terre et s'arrêtant en pointe effilée aux deux tiers de la hauteur de la salle. Des glyphes et des lignes d'alphabet ornaient ces piliers de leurs admonestations à jamais obscures.
       Deux autres couloirs partaient de la salle, dont l'un avait reçu plus de visites que l'autre, si l'on en croyait les traces. C'est celui-ci qu'ils empruntèrent, perplexes et tendus. Ils marchèrent ainsi quelques minutes avant de déboucher dans une seconde salle qui avait dû être similaire à la première. Toutefois, elle n'avait pas résisté aux assauts du temps : un des murs de pierre avait lâché sous la pression de la terre qui se trouvait derrière, sans doute à la faveur d'un séisme ou d'une chute de météore dans les parages, et un éboulis s'était formé. Plusieurs colonnes avaient été sectionnées sous l'avalanche de pierres, découvrant un intérieur fait de délicats mécanismes, de vastes vessies souples, de tuyaux et de câbles interminables. Ils savaient tous deux depuis longtemps que la science en usage dans l'Astrocorps n'avait rien à voir avec celle des extraterrestres qu'ils avaient rencontrés jusqu'ici, et ne furent donc pas surpris de ne rien reconnaître dans tous ces mécanismes. Lizzie prit néanmoins deux petites babioles rondes et métalliques qui s'étaient désolidarisées d'un des piliers, qui semblaient en bon état et étaient transportables. Puis, voyant qu'ils ne pourraient pas tirer grand chose d'autre, ils poursuivirent leur route par le seul autre accès dégagé.
       Et ils trouvèrent une autre salle à piliers, et encore une autre, et une autre dans laquelle ils découvrirent le corps du dernier membre de l'expédition, qui gisait en deux morceaux, déjà desséché par l'atmosphère avide et glaciale.
       Dans cette même salle, il y avait une porte. Une porte ronde faite de pierre verte, dont toute la surface était occupée par un bas-relief figurant la silhouette stylisée d'une créature arachnéenne au corps longiligne. Depuis que les derniers de ses constructeurs avait péri, seul et nu dans les déserts de Nabout, il s'était écoulé plus de temps que l'esprit humain ne pouvait en concevoir, toutefois, elle était à peine érodée par le passage du temps. Parmi les six membres de la créature, l'un se singularisait par la présence ostensible d'une main à trois doigts, qui semblait attirer sciemment l'attention du voyageur. Mû par une compulsion inexplicable, le docteur posa sa propre main en son centre. Le passage du temps n'avait eu aucun effet sur le mécanisme, la porte s'effaça dans la paroi avec célérité. Ils pénétrèrent dans une section de couloir semblable à tous ceux qu'ils avaient parcouru jusque là, hormis le fait que les parois étaient recouvertes d'une matière évoquant le métal, de couleur bleue électrique. A peine étaient-ils engagés dans le passage que la porte se referma derrière eux, sans le moindre bruit.
       Ni Khunduz, ni Lizzie n'avaient la réputation d'être particulièrement courageux, et rendons leur cette justice, aucun des deux n'avait jamais prétendu le contraire. Pourtant, à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les méandres de ces ruines mystérieuses, l'idée de rebrousser chemin leur était progressivement devenue parfaitement étrangère. Peut-on encore sentir la peur quand rien, dans ce qui vous entoure, n'évoque quoique ce soit de familier ? Ou bien était-ce quelque chose d'autre qui soutenait leur volonté, une force extérieure à leur âme, une conscience incroyablement ancienne, aux ambitions insondables ?
       Quelque chose avait changé dans l'ambiance générale du couloir, il fallut un moment au docteur pour comprendre : des sons provenaient de l'extérieur du scaphandre. Dans l'atmosphère raréfiée de la planète rouge, seuls les cataclysmes les plus abominables parvenaient à produire un murmure étouffé, mais depuis peu, ils parvenaient à entendre le bruit mou de leurs bottes sur la paroi. Ils étaient dans une écluse à air, comme celles qui équipaient le Disko, en bien plus perfectionnée sans doute. Depuis combien de millénaires attendait-elle d'exhaler ses gaz à l'intention de visiteurs ? Cet air était-il seulement respirable ? Ils décidèrent de ne pas tenter l'expérience et préférèrent s'en remettre aux systèmes de survie de leurs scaphandres.
       Une deuxième porte s'ouvrit comme la première. Et ils restèrent un instant bouche bée devant les dimensions de la salle qu'ils découvrirent. Même réglés à une puissance aveuglante, leurs boules à lumière ne parvenaient pas à disperser totalement l'obscurité, et ils ne pouvaient que deviner les murs lointains de leur nouveau champ d'exploration.
        " Je crois que c'est ça que ça veut dire, " cyclopéennes .
       - Bouducon, fit Khunduz, avant de se reprendre. Par l'esprit des arbres et des bestioles de la forêt, c'est vaste comme... comme... Mon dieu, on pourrait construire des vaisseaux, des flottes entières, des cathédrales... C'est comme ça que je m'imagine la Tour-aux-Mages de Sembaris, la Muraille d'Obsidienne des Géants de l'Est, la Salle du Conseil des Nains Aînés, l'appartement d'Hervé Gaymard...
       - Je suis pas myope. Bon, au pillage. C'est bien le diable si on trouve rien là-dedans. "



    8 ) La destinée de Nabout
       

       DS 616.4



       Ils parcoururent donc le vaste espace en quête de quelque chose à dérober. Des instruments biscornus jonchaient la majeure partie de l'endroit, qui donnaient l'impression d'être parfaitement fonctionnels, même si nul n'aurait pu dire ce à quoi tout ceci servait. Une lueur de compréhension éclairai toutefois les visages de nos héros lorsque, passant devant une immense baie vitrée, les rayons de leurs luminaires éclairèrent une belle collection de ce qui était indubitablement des petits véhicules, tous du même modèle, sagement alignés dans un hangar. Ils se promirent de revenir explorer tout ça de plus près, et continuèrent leur reconnaissance. Sept rangées de pupitres occupaient un coin de l'immense salle, chacun équipé d'un sinistre instrument de torture qui, après réflexion, devait être un siège conçu pour l'anatomie d'un extraterrestre particulièrement tordu. Juste en face du pupitre, sur le mur aveugle, étaient disposées trois grandes surfaces noires et polies, chacun de forme octogonale et d'une surface d'un bon demi-Gaymard chacun. Tout semblait parfaitement en ordre de marche, comme si on avait abandonné l'endroit la veille, et pourtant, aucune trace des constructeurs de ces installations.
        " Qu'est-ce que tu fais ? S'enquit Lizzie, étonnée du manège de l'elfe qui s'activait avec son épais couteau sur l'un des pupitres.
       - Ben tu vois, je dévisse les boutons. Tu sais que ça a de la valeur à la maison, cette espèce d'ambre qu'ils foutent partout dans leurs vaisseaux ? J'aimerais bien savoir de quel animal ça vient.
       - C'est pas d'un animal, ils le fabriquent à partir de produits alchimiques. Allons bon, qu'est-ce que tu as encore fait ?
       - Hein ? Eh, mais c'est pas moi... "
       La salle s'éclaira soudain d'une lumière crue, et les trois panneaux s'animèrent. Enfin, ils découvrirent la physionomie étrange des Nabéens, qui visiblement avaient été des arachnides plus grands que des hommes. Sans doutes leurs six jambes grêles avaient-elles fièrement parcouru les grands déserts de la planète rouge en des temps où nos ancêtres avaient encore l'aspect de musaraignes se terrant dans leur trou au passage des lézards géants, sans doute avaient-ils bâti une glorieuse et prospère civilisation, comme en témoignait l'importance de ces installations. Médusés, Khunduz et Lizzie virent défiler sur les écrans des scènes hallucinantes, des nations entières blotties dans les brumes de profondes forêts, le long de fleuves, au bord des lacs et des mers aux rivages luxuriants, des villes entières flottant dans l'espace, aux écoutilles desquelles tous les peuples du cosmos venaient arrimer leurs vaisseaux pour commercer, des monuments colossaux dressant leurs attributs obscurs à plusieurs kilobrasses d'altitude sur les pentes des grandes montagnes, des caravanes chatoyantes sillonnant les neiges de vastes calottes polaires, des milliers de citoyens se déplaçant par mer, par air, sur ou sous la terre, vaquant à leurs affaires inconnues en une joyeuse cacophonie.
       Et puis la guerre. Des images d'une violence extrême, des explosions à rendre aveugle, sourd ou bien fou, des rayons thermiques réduisant la pierre en cendre et l'eau en plasma. Une guerre acharnée avait eu lieu entre de multiples cités, puis au final, deux camps irréconciliables s'étaient opposés brutalement en un conflit impitoyable. Durant quelques secondes, un plan s'afficha, celui de la base dans laquelle ils se trouvaient, reconnaissable à ses multiples salles circulaires assemblées en réseau. D'autres installations du même genre apparaissaient maintenant en un vaste plan à l'échelle planétaire, des dizaines, des centaines de cités souterraines jonchaient les profondeurs de Nabout. Une civilisation toute entière s'était enterrée, en des lieux difficilement localisables, car à en croire la mappemonde qu'ils avaient sous les yeux, en ces temps là, il n'y avait pas trace des monstrueux volcans ni de Valle Lancyennis.
       Ils virent aussi l'ennemi des Nabéens, qui étaient d'autres Nabéens, parfaitement semblables. Selon la carte, ils n'occupaient qu'un modeste territoire, mais y avaient bâti une unique et inexpiable forteresse, protégée par un dôme opalescent montant jusqu'à l'espace proche et recouvrant la surface d'un beau duché terrien. Les machines de guerre avaient beau déferler en vagues denses et fréquentes, les rayons d'énergie provenant des fortifications, des milliers de tours blindées, les hachaient sur place comme un incendie de forêt calcine une nuée de moustiques.
       Puis, avec horreur, ils virent le sol s'ouvrir sur une échelle vertigineuse, une faille dantesque se creuser, et soudain, la planète Nabout dégueula de ses entrailles une mer de lave en fusion qui se répandit en marées scintillantes sur les plaines déjà ruinées par la guerre, éliminant les derniers vestiges d'une civilisation naguère pacifique. Et tandis que les citadelles des uns et des autres sombraient dans la thermie chthonienne avec leurs garnisons de millions de soldats, ils virent un Nabéen leur faire face sur l'écran, les considérer un instant, puis activer un bouton. L'instant d'après, sa face velue aux mandibules télescopiques se gonfla sous l'effet de l'agonie, et il périt avec une indéniable bravoure, en ce lieu même que les deux cosmatelots foulaient maintenant. Et derrière lui, sur ces mêmes écrans qui relataient maintenant ces événements, des lances de feu semblèrent sortir de la terre et filer dans l'éther en longues paraboles, puis retomber gracieusement sur toutes les contrées de la planète martyre, avant d'exploser en chapelets de multiples boules de feu aptes chacune à réduire en cendres une région et tous ses habitants. Lizzie humecta péniblement sa gorge sèche et demanda, vraisemblablement pour elle-même :
        " Mais quelle abominable folie a bien pu prendre ces malheureux ? Pourquoi ont-ils fait sauter leur propre planète ?
       - Ben, soyons honnêtes, ils étaient pas très beaux. Mais de là à s'autogénocider...
       Le mur d'images s'éteignit, sans apporter de réponse.



    9 ) Le silence de l'espace

          DS 616.6


       Le docteur Khunduz n'était pas vraiment un globe-trotter, aussi avait-il compté sur le sens de l'orientation de sa camarade pour les sortir de ce dédale antique. Or Lizzie n'avait aucun sens de l'orientation, travers secret qu'elle partageait avec ses collègues dragons, et avait présupposé que les talents de pisteurs de l'ancien ork les ramèneraient sans coup férir vers la sortie. Talents de pisteurs que, même à l'époque, il n'avait jamais exercé, car en tant que shaman, il avait été plutôt casanier.
       Bref, après trois heures de cavalcade, ils parvinrent quand même à retrouver les mornes plaines que le soleil, en disparaissant derrière l'horizon, avait eu la charité de dissimuler. L'éclat des luminaires magiques ne dévoilait qu'une bien dérisoire surface de poussière et de rocaille, au-delà, la création semblait avoir été avalée par quelque démon qui n'en avait laissé qu'un grand trou noir. Et sous le poids de la voûte céleste dont l'atmosphère ténue ne parvenait pas à atténuer l'écrasante proximité, ce panorama nocturne était des plus angoissants. Ils ne tirèrent aucun réconfort à reconnaître, piqué sur la tenture fuligineuse du ciel, l'éclat blanc et plus puissant que celui d'aucune étoile de leur monde natal, la douce Terre, flottant à des distances qu'ils savaient inconcevables. Quels que fussent les sentiments et griefs que les deux filous avaient eu l'un contre l'autre, en ce moment et en ce lieu, chacun savait ne pouvoir compter que sur l'autre.
        " Lizzie à Ritchie, Lizzie à Ritchie... Ritchie, tu m'entends ?
       - Tu es sûre que ton parloin fonctionne ?
       - Tu oses douter du matériel de l'Astrocorps ?
       - Comme tout le monde.
       - Branche-moi sur le tien. Allo, Ritchie ? Réponds, fils de putain, ou je remonte à pied et je te bouffe la rate. Et tu sais que j'en suis capable ! Ritchie, cloporte immonde, fils de chienne, bouge ton gros cul...
       - 'dingue ça, un quart d'heure qu'on essaie.
       - Tant pis, je contacte la passerelle.
       - La passerelle ? Mais ils vont savoir qu'on a pris le maquis ! Le capitaine va nous tailler les oreilles en pointe. Enfin, dans mon cas...
       - On inventera une bonne excuse. Au pire on aura un blâme. Vu ce qu'on est bien notés tous les deux, ça changera pas grand chose.
       - OK, va pour la passerelle.
       - Lieutenant Lightningstorm à Disko, nous sommes en situation de détresse, je répète, nous sommes en détresse. Pan pan pan, SOS, mayday, et tout ça. Allo Disko, vous me recevez ? C'est dingue, c'est à croire qu'il y a une merguez-party à la timonerie et que tout le monde y est.
       - C'est une explication logique.
       - Lightningstorm à Disko, Goodnews, tu me reçois ?
       - Kr... krrr... krrr... Disko à Lightningstorm, je vous reçois. Présentez votre requête, soyez brefs.
       - C'est toi Goodnews ?
       - Non, je suis l'enseigne Alysha Gonagall, officier de transmission.
       - Oui, c'est bien ce que je disais. Bon, va dire à l'officier de quart que je suis avec le toubib sur la surface de Nabout, et qu'on a besoin d'être woupés d'urgence.
       - C'est impossible, je ne peux pas transmettre votre requête sans une autorisation écrite du Bureau Central des Transmissions. En plus, la machine à woup est inaccessible pour le moment.
       - Inaccessible ?
       - En effet, inaccessible.
       - Alors, descendez pour nous prendre !
       - C'est impossible, la timonerie est inaccessible pour le moment, et la transmission de puissance a été désactivée.
       - Mais... Mais vous allez nous laisser crever ici ?
       - C'est tout à fait regrettable, mais compte-tenu des nouvelles procédures en vigueur...
       - J'arrive pas à croire que tu m'en veuilles encore pour cette vieille histoire.
       - Je ne t'en veux pas pour cette vieille histoire, et d'ailleurs je ne sais pas de quoi tu veux parler. De toute façon, nous sommes dans l'incapacité de vous aider, et votre sort est bien le cadet de nos soucis en ce moment. Fin de transmission.
       - Goodnews, je t'interdis de... mais... Ah la truie ! "
       Mais le transmetteur ne transmettait plus que des crachottis grumeleux.
        " C'était quoi cette vieille histoire entre Goodnews et toi ?
       - Quelque chose qui ne te regarde pas.
       - Une histoire de mec ?
       - Non, une histoire de filles.
       - Ouh là là...
       - C'est quoi ces mimiques grotesques ?
       - Hin hin, si tu vois ce que je veux dire, ah ah...
       - Allons bon, qu'est-ce que tu vas encore imaginer ?
       - Je vous imagine bien, toutes les deux, hin hin...
       - Ben quoi, on couchait ensemble à une époque, y'a pas de quoi tortiller du cul.
       - Ah bon ?
       - Ah là là, ces provinciaux, il faut pas grand chose pour vous épater. Bon, on reste là toute la nuit à discuter de mes fesses ? Au fait, il reste combien d'air ? "
       Tous deux se souvinrent alors de ce détail et, leurs boules lumineuses à la main, découvrirent avec horreur la jauge qu'ils portaient au poignet. L'aiguille de cuivre était dans le dernier segment du cadrant, celui qui était rouge. Ils se regardèrent, puis comme un seul homme, s'engouffrèrent derechef dans les ruines cyclopéennes.
       
       Parcourir trois kilomètres en quinze minutes et en portant un scaphandre est, de l'avis de tous les cosmatelots connaissant leur métier, une impossibilité technique, sauf dans le cas très précis où il vous reste quinze minutes d'oxygène et trois kilomètres à parcourir avant de trouver la seule réserve d'air connue dans la région. Ils n'attendirent même pas que l'écluse bleue ai fini de cracher ses gaz pour dévisser leurs casques, et inhalèrent à pleins poumons les derniers reliefs de cette atmosphère étrange qui avait jadis enveloppé Nabout. Un air visqueux et puant au goût de fer et d'huile, qui n'était pas idéal pour la respiration des terriens, mais qui avait le grand mérite de porter de l'oxygène à foison, et c'était tout ce que les deux naufragés à bout de souffle lui demandaient pour l'instant.
       Ils retournèrent dans l'immense salle et s'assirent en tailleur à même le sol, leurs luminaires entre eux deux, comme pour faire un feu de camp. Un feu purement symbolique, les boules magiques ne produisaient aucune chaleur. C'est qu'il faisait diablement froid dans les profondeurs de Nabout, ils s'en rendaient compte maintenant. Néanmoins, l'absence totale de vent rendait ces conditions supportables.
        " Bon, on a de l'air maintenant, qu'est-ce qui va nous manquer en premier ?
       - Comment le saurais-je ?
       - Tu es le médecin de bord.
       - Ah oui. Eh bien, je pense que la première chose à trouver, c'est de l'eau. Je ne sais pas pour toi, mais les réserves de ma combinaison commencent à baisser.
       - D'accord avec toi.
       - Puis de la nourriture.
       - Oui. Ça risque de poser problème. "
       Khunduz perçut une légère hésitation dans les paroles de Lizzie. Il vit son visage se fermer, comme si elle essayait tardivement de dissimuler une expression qu'elle ne voulait pas laisser sortir. Il était très sensitif, Khunduz, pour un ork. Pour un ELFE, pour un elfe. Et puis il se souvint que si lui-même n'avait rien emporté à manger, elle, par contre, avait toujours une option à sa disposition...
        " Mais à mon avis, plutôt que de rester là à rien faire, on devrait chercher un autre moyen de rejoindre le Disko.
       - Bonne idée. J'ai hâte d'aller botter quelques culs. Mais comment faire ? Je ne suis pas sûre que ces gens connaissaient la machine à woup.
       - La base scientifique, dehors, j'ai cru voir des propulseurs à exécration en passant.
       - Ils sont assez puissants pour déplacer la base d'un endroit à un autre, mais pas assez pour nous mettre en giration et rattraper le Disko. Il faudrait atteindre les deux kilobrasses par seconde environ, c'est pas conçu pour.
       - Même en les boostant un peu ?
       - La MOA pourrait sûrement faire des miracles, mais pas moi. En plus, vu ce que je m'y connais en navigation, y'a aucune chance qu'on retrouve le vaisseau. A moins que tu sois meilleur que moi.
       - Ben en fait pas vraiment... Mais j'y pense, puisque tu es un dragon, tu ne pourrais pas remonter là-haut en volant ?
       - Dans le vide ? A deux mille brasses par seconde ? Mais oui, bien sûre, suis-je bête, pourquoi est-ce que fatigue à vivre dans un vaisseau spatial et à supporter la compagnie d'imbéciles dans ton genre, puisque je peux voler dans l'espace toute seule.
       - Oh, ça va, ça va, je disais ça pour discuter. Sinon, on pourrait toujours se débrouiller avec les navettes.
       - Les navettes ?
       - Celles qui sont juste là, derrière, dans le hangar. On pourrait en prendre une et remonter.
       - L'air pourri de cette planète t'est monté à la tête, mon pauvre toubib, on ne sait pas comment ça se pilote, ni si c'est encore en état de marche, ni même si ce sont bien des vaisseaux spatiaux.
       - Reste donc la dernière option.
       - Qui est ?
       - On reste là et on crève dans l'honneur et la dignité, comme des terriens.
       - Bon, elles sont où déjà, tes navettes ? "



    10 ) La navette

          DS 617.0


       Les scaphandres cliquetants et fumants qui équipaient les membres de l'Astrocorps avaient sûrement un aspect folklorique, avec leur casque-groin, leurs tubulures jointives, leurs clapets de bijection et leurs articulations qui auraient sans doute été plus à leur place dans une armure de chevalier, mais malgré leur air louche, elles étaient équipées d'un certain nombre de gadgets sympathiques. Le plus apprécié était le phoque nain. Il s'agissait d'un animal assez commun mais que l'homme avait rarement l'occasion d'observer, vivant dans les régions boréales, séjour des dieux et des trolls d'après les légendes, et qui avait poussé à un point rare l'adaptation à son milieu naturel. Pour se nourrir, pas de problème, il se lovait simplement dans la boue qui tapisse le fond des mers, ouvrait grand sa gueule, et filtrait de ses fanons le plancton dont il se goinfrait. Toutefois, à l'instar des autres pinnipèdes, il était obligé de remonter à la surface pour respirer, ce qu'il faisait le moins souvent possible, car cela le rendait vulnérable aux coups de pattes des ours blancs, pour lesquels sa chair molle et flasque était un mets succulent. Aussi, la nature l'avait-elle doté d'une surprenante faculté à stocker l'oxygène dans son sang, ses muscles, sa graisse, ses os, et ainsi chargé, il pouvait rester au fond des jours entiers. Avant les sorties, chaque scaphandre était équipé d'un de ces animaux, sagement rangé dans un compartiment spécial, et des mécanismes spéciaux permettaient d'en extraire l'oxygène requis par le cosmatelot. Mais le plus intéressant, c'est que le processus était parfaitement réversible, et lorsqu'on revenait dans une atmosphère respirable, il suffisait d'ouvrir une valve pour que le mammifère marin se gave à loisir du précieux gaz nécessaire à sa survie. L'opération ne prenait qu'une demi-heure environ, et c'est donc forts de réserves d'air faites à neuf que Lizzie et Khunduz s'attelèrent au travail sur les navettes dans le vaste hangar, qui n'était pas pressurisé.
       Lizzie put faire étalage de toute sa science d'ingénieur, mais comme la science en question n'était pas bien étendue, il leur fallut six heures et trois explosions avant qu'ils ne commencent à comprendre la configuration des commandes de vol. Le docteur eut lui aussi l'occasion d'utiliser ses compétences médicales à plusieurs reprises, toutefois ces incidents leur permirent d'éclaircir le mystère qui entourait l'excellent état de ces installations : sitôt la fumée dissipée, ils virent accourir une légion de petites bestioles métalliques à multiples pattes qui se mirent à couper, souder, boulonner et repeindre tout ce qu'ils avaient pu endommager dans le hangar. Ainsi, malgré la disparition de leurs maîtres voici des éons, des armées de serviteurs venaient encore prendre soin de leurs créations. Néanmoins, ils ne prirent pas soin du tout des intrus, et ce furent donc deux sauvageons en piteux état qui embarquèrent, avec une compréhensible appréhension, dans un des vaisseaux. Ils s'asseoyèrent tant bien que mal dans les sièges prévus pour des fesses qui n'étaient pas les leurs et pour des conjugaisons exotiques, respirèrent un bon coup, puis d'un commun accord, ressortirent. Plusieurs gadgets étaient appréciés dans le scaphandre de l'Astrocorps, et si le phoque nain est bien connu, rares sont ceux qui, en dehors des cosmatelots, connaissent l'existence d'une toute petite flasque d'étain que l'on portait contre la cuisse gauche, dans une discrète poche de jute. A en croire le Manuel d'Instruction Réglementaire de l'Astrocorps, c'était une réserve " d'huile, ou de tout autre liquide que le cosmatelot trouvera avantage à transporter par-devers lui . Khunduz dévissa la sienne, et déversa dans le bouchon (faisant office de récipient) quelques gouttes d'un liquide qu'il avait trouvé avantage à transporter par-devers lui, et fit signe à Lizzie.
        " Honneur aux dames.
       - Comme tu veux. Alors, je te baptise " Stormblade . Puisses-tu nous mener fidèlement sur les routes de l'espace. "
       Puis ils montèrent à bord de Stormblade, pressurisèrent l'intérieur, défirent leurs casques, et burent chacun une bonne rasade du liquide par-devers-lui, jusqu'à finir la flasque. Par quel miracle cette navette et ses sœurs avaient-elle traversé sans dommage les ères géologiques, ça, c'était un mystère. De toute évidence, il s'agissait d'un véhicule utilitaire, dont la silhouette évoquait plus la boîte à chaussures que le bolide transluminique à injection directe. En fait, il y en avait, dans la caverne, des rangées entières de fusées aux lignes fuselées, aux ailerons chromés et garnies de sabords agressifs, mais pour leur apprentissage, ils avaient jugé plus prudent de faire confiance à un véhicule d'aspect plus bourgeois. Le poste de pilotage était biplace, avec une grande verrière bien pratique, et après avoir dévissé quelques accoudoirs, appuie-tête et repose-poche-à-oeufs dont ils n'avaient pas l'usage, ils obtinrent des sièges d'aspect vaguement chrétien sur lesquels ils purent s'asseoir. A l'arrière était aménagé une soute assez vaste pour contenir six hommes en armes avec leurs sacs, à laquelle on accédait par une large porte coulissante faisant rampe d'accès. Une écoutille étriquée et hexagonale située à l'avant, sur le côté droit, était le seul autre accès. Pour autant qu'ils vissent, il n'y avait d'armement à bord, mais ils n'avaient pas prévu de livrer combat.
       Lizzie n'avait jamais rien piloté d'autre qu'elle-même, ce qui lui conférait toutefois en la matière une compétence certaine par rapport au docteur, aussi prit-elle les commandes, laissant à son partenaire le soin de surveiller les quelques instruments dont ils croyaient avoir deviné la fonction, ainsi que la proximité des parois. L'unique couloir d'accès avait été taillé grossièrement, vraisemblablement par quelque rayon thermique si on en croyait l'aspect de la roche. Il était en fait bien assez large, mais aucun des deux n'avait une confiance extraordinaire dans leurs capacités de pilote, aussi, après un décollage passable, avancèrent-ils avec circonspection, à la lumière de leurs projecteurs frontaux. Mais bientôt, ils s'enhardirent, encouragés par la topographie parfaitement rectiligne du boyau et par un écran qui leur en montrait l'aspect en lignes vertes sur fond noir, avec des chiffres inconnus qui défilaient et des bip-bip rassurants. Ils poursuivirent donc à bonne vitesse, mais toujours concentrés, pendant une bonne demi-heure dans cet interminable souterrain à l'échelle de titans, jusqu'à ce que le bip-bip change de note. Ils stoppèrent à quelques encablures d'un mur d'acier qui barrait tout le passage.
       Et dans un silence irréel, l'immense obstacle s'effaça dans le mur, comme si on l'avait graissé la veille. Ils se hâtèrent de le franchir et poursuivirent. Une nouvelle porte se dressa, puis une troisième, et enfin, ils émergèrent à l'air libre, à mi-hauteur d'une falaise vertigineuse débouchant sur un panorama dantesque, celui du grand Labyrinthe de Tharshur éclairé par l'aube rose et crue. Le réseau des gorges et des plateaux était à la taille des dieux, mais forts de leur astronef qui s'était comporté jusque là avec une régularité digne d'éloges, nos deux explorateurs se laissèrent aller à quelques vrilles, voltes et lestes manœuvres autour des pignons aux contreforts givrés, sous le prétexte de mieux prendre l'engin en main. Ils profitèrent tout leur content de ce panorama propre à élever l'âme, puis songèrent à regagner le Disko.
       Ni l'un ni l'autre n'avaient la moindre idée des paramètres giratoires de l'astronef, ni de l'altitude à laquelle il évoluait, et par ailleurs, il était tout à fait possible qu'il fut reparti en direction de la Terre sans les attendre. Ils discutèrent un moment de la possibilité de rejoindre directement leur monde à bord de ce providentiel véhicule quand un grand écran placé à la périphérie de la planche de bord attira leur attention. On y voyait Nabout, ou du moins ce qui avait été la Nabout avant les cataclysmes inconcevables qui en avaient fait une planète morte. Mais il y figurait aussi la trajectoire des Deux Grosses Patates, comme on avait appelé ses satellites aux formes irrégulières, et aussi un troisième corps, qui ne pouvait être que leur cher Disko. Voyant cela, ils éclatèrent de rire, ouvrirent le flacon de Lizzie qu'ils vidèrent sans coup férir, puis s'élevèrent à toute vitesse, droit vers leur cible.
       Je vous épargne ici le récit des multiples corrections de trajectoire qu'ils durent effectuer, les équations, les périastres et autres collisions évitées de justesse. La mécanique orbitale est un sujet complexe, que l'on ne peut guère aborder de but en blanc avec des béotiens tant les nécessités de la physique céleste heurtent a priori le sens commun. C'est donc à la dure qu'ils apprirent que pour dépasser un corps en orbite, il convient de freiner pour perdre de l'altitude, et toutes ces petites choses que les pilotes de l'Astrocorps considèrent comme leurs secrets professionnels et répugnent à confier aux étrangers. C'est pour cette raison qu'il leur fallut encore pas mal d'heures avant qu'ils n'arrivent en vue de ce tas de poutres et d'alliages métalliques approximatifs qui était devenu leur foyer, et à une vitesse compatible avec un amarrage, aidés en cela par un dispositif dont je vous toucherai deux mots tout à l'heure.
       L'écoutille universelle du Disko, située sur le côté bâbord, non loin de la salle de chargement, était un ajout assez récent. Le terme écoutille ne doit pas vous induire en erreur, il ne s'agissait pas d'un mécanisme, mais d'un organisme vivant, ou pour être exact, d'une partie d'un organisme vivant. Cette chose survivait sans peine dans le vide, et par réflexe, s'adaptait de façon étanche à toute surface qui passait à sa portée, comme un court tuyau assez large pour qu'un homme de stature ordinaire puisse marcher debout en se penchant un peu. Une fois au bout, on glissait quelques doigts dans une fente que l'on devait palper quelques secondes pour déclencher l'ouverture de ce que les gens corrects appelaient une valvule, et les autres un sphincter. L'écoutille universelle fonctionnait très bien, mais bizarrement, peu de gens s'en servaient. Sans doute éprouvaient-ils quelque répugnance déplacée à piétiner les organes génitaux d'une bête des grands fonds marins.
       Mais en l'occurrence, l'écoutille de la navette n'étant pas du même modèle que celles en usage dans l'Astrocorps, il n'y avait guère le choix, et c'est donc par là qu'ils retournèrent dans les couloirs familiers quoique malodorants de l'appareil qu'ils aimaient tendrement.
        " Enfin ! Rah, par l'œil crevé de Gnursh, je suis affamé comme un loup des steppes en hiver, vite, à la cambuse ! Ce brave Clibanios nous fera bien un sandwich, quelle que soit l'heure !
       - Oui, mais avant, j'aimerais bien faire un petit détour par la salle de la wooping machine. C'est pas bien loin d'ailleurs.
       - Ah, ton compte à régler avec Restinpeace.
       - Oui, Restinpeace. Et je voudrais le retrouver avant que la nouvelle de notre retour ne se répande. Qui sait, peut-être irait-il s'imaginer que nous chercherions à nous venger de lui, va savoir ce qui pourrait passer dans sa tête de poisson pourri ? Ce serait dommage qu'il aille se terrer quelque part.
       - Ouais, pas injustifié, mais dommage. On avait une chanson pour les cas comme ça dans ma tribu. Ça disait " run, mother fucker, run... .
       - Il faudra un jour que tu m'inities aux subtilités de la culture elfique.
       - C'est ça, fous toi de ma gueule. Ah, mais tu avais raison, on arrive bien à la wooping machine par ce couloir. C'est dingue... "
       La confusion du médecin de bord était bien compréhensible, car la géographie interne du Disko était assez troublante. On pouvait changer de niveau sans avoir le moindre souvenir d'avoir franchi un escalier, passer d'un bord à l'autre en trois pas ou tourner indéfiniment en rond dans un couloir pourtant rectiligne. Ces étrangetés étaient causées par les multiples inflateurs magiques, dispositifs destinés à agrandir les locaux exigus, qui s'étaient multipliés anarchiquement à bord à mesure que les membres d'équipage se faisaient aménager des quartiers plus vastes, qu'il fallait entreposer de nouvelles armes ou qu'un ingénieur facétieux et désœuvré trouvait pertinent d'aménager un couloir large comme une avenue entre les extracteurs de phlogiston et les générateurs de vapeur. A ceci se rajoutaient quelques téléporteurs discrets que les équipes de manutention avaient installé un peu partout à leur usage unique (et par pure fainéantise), mais que le temps ou l'habitude avaient totalement débloqués, tant et si bien qu'il était tout à fait possible à un marcheur distrait de les franchir sans s'en rendre compte.
       Le fait est, toutefois, qu'ils parvinrent sans encombre à la salle de la wooping machine, dont la porte était ouverte. Lizzie fut très affectée par ce qu'elle y découvrit, non qu'elle tint particulièrement à Ritchie Restinpeace, mais les dragons n'aiment guère qu'on les prive d'une vengeance dont ils se font une joie. En outre, la scène produisait sur nos naufragés de l'espace une pénible sensation de déjà-vu.
       La wooping machine était hors service, c'était un fait. On en avait éventré les flancs et tiré les boyaux scintillants de fluide magique. C'est à l'un de ces câbles qu'on avait pendu Ritchie qui se balançait, nu comme un ver et la langue pendante. A son cou, on avait accroché une pancarte exposant en termes aussi brefs que peu clairs les motifs de cette exécution : " Espion des ploutocrates droitiers .



    11 ) L'aube rouge
       

       DS 618.4



        " Tu penses comme moi, Lizzie ?
       - Oui, je crois bien que cette terrible folie dont on a vu les ravages sur Nabout a fait son apparition sur notre pauvre Disko. Pauvres de nous qui croyions y trouver la paix familière de notre foyer itinérant de bois et d'électrargyre. Ô, nef perdue pour les hommes de raison, vogue parmi les immensités démentes de l'espace intersidéral, livré à un équipage de déments criminels...
       - Non, je voulais dire, je piquerais bien un chié roupillon. J'ai pas regardé l'heure, mais ça doit faire deux bonnes journées qu'on n'a pas fermé l'œil. Et puis j'ai super faim, et aussi soif.
       - Tu marques des points, compère. Allons voir au réfectoire s'il y a quelque chose à manger, mais avant tout, soyons prudents dans notre progression.
       - Soyons sur nos gardes. Et si nous croisons des cinglés, faisons mine d'entrer dans leur jeu, ça les apaisera. "
       
       Ayant de nouveau un objectif et un vague plan pour l'atteindre, ils se remirent en route dans les couloirs étroits de l'astronef sauvageon, en direction du réfectoire. Le réfectoire du Disko était un lieu mythique dans l'Astrocorps, en tout cas parmi ceux qui n'avaient jamais servi à bord de ce moyennement glorieux astronef. Les mauvaises langues prétendaient que, bien plus que la passerelle ou la timonerie, le réfectoire était le véritable centre nerveux du Disko. D'aucuns chuchotaient que le cuisinier était un ami personne du Roi-Dieu, et qu'il servait les breuvages les plus improbables à toute personne assez folle pour en faire la demande. D'autres disaient que les statues qui ornaient la grande salle étaient les victimes pétrifiées de la méduse qui hantait les coursives, une clé à molettes à la main. Tous ces gens avaient parfaitement raison.
       Dans les couloirs attenants, nos compagnons croisèrent quelques cosmatelots affairés qui ne leur accordèrent aucune attention, tous avaient sur le visage soit une expression exaltée, soit une mine résolue. La plupart avaient à la main des masses, des barres de fer ou d'autres instruments du même genre, et ne semblaient pas décidés à faire du bricolage avec. Ils prirent en les croisant l'air aussi dégagé que possible, et parvinrent sans encombre à leur destination. Le réfectoire n'était jamais un endroit calme, mais ce jour là, la pièce bruissait d'une excitation palpable. Elle était si pleine qu'on ne trouvait pas une place assise, les convives étant parfois obligés de se tenir debout sur les tables et les tabourets.
       A l'endroit le plus en vue, on avait dressé une estrade constituée de deux caisses de bois, au-dessus de laquelle on avait tendu un linge maculé de traces rouges dans lesquelles, avec un peu d'habitude, on pouvait reconnaître une écriture, et qui proclamait : " ASSEMBLEE GENERALE DU SOVIET GENERAL DE LA REVOLUTION POPULAIRE . Sur l'estrade se trouvait l'officier habituellement responsable du réseau de détecteurs sur la passerelle, le lieutenant Leonid Maxibestov, que le capitaine avait surnommé pour d'obscures raisons " Six-Cinquante . Il s'agissait d'un personnage osseux, pas très grand, mais qui en imposait par l'énergie qu'il développait, et qui semblait promis à un certain avenir. Malgré son jeune âge, son crâne était presque totalement chauve, mais il portait en compensation un bouc fort à la mode. Il menait avec aisance des débats agités à grands renforts d'effets de manche.
        " ...ceci étant dit, il est temps de mettre aux voix la motion. Qui donc, ici, est favorable à la proposition du camarade Pervez Mustafar de rebaptiser le Disko en " Ingénieur en Chef Sergei Korolev ? "
       Quasiment toutes les mains se levèrent, parmi lesquelles celles de nos deux explorateurs, qui avaient pris le parti de ne pas se faire remarquer.
        " La motion est adoptée. Une équipe de volontaires sera désignée pour procéder à une sortie extra-véhiculaire pour repeindre le nom inscrit sur la coque, ce qui sera fait dans les plus brefs délais. Oui camarade ?
       - Camarade Premier Secrétaire, fit une voix virile, ça va pas être facile, vu que les poumistes tiennent la salle de chargement.
       - Alors nous reprendrons les armes, et nous balaierons les socio-traîtres comme des fétus de paille, et nous nous emparerons de la salle de chargement. N'oubliez pas que tous les réactionnaires ne sont que des tigres de papier !
       - Ouais ! De papier !
       - L'aube rouge se lève à l'est, camarades ! Et elle verra l'avènement du Grand Soir ! Fini de l'oppression petit-bourgeoise, fini des corvées féodales !
       - Ouais, fait aux dalles !
       - Les exploiteurs ploutocrates ?
       - A la potence ! répondit la foule.
       - Les terres et les fermes ?
       - A la collectivité
       - La réaction contre-révolutionnaire ?
       - A la potence !
       - Les moyens de production ?
       - A la collectivité !
       - Les nervis du Grand Capital ?
       - A la potence !
       - Et la collectivité ?
       - A la potence ! Beugla un isolé du nom de Steve Slayee. Lequel sentit immédiatement qu'il s'était laissé emporter inconsidérément.
       - Je m'en doutais, un titiste ! Attrapez-le, qu'on lui montre comment meurent les séditieux !
       - Non ! Ah ! Pitié ! "
       Le supposé titiste se débattit et protesta vainement de son innocence, écartelé entre quatre révolutionnaires baraqués qui l'emmenèrent hors du réfectoire, sans doute pas pour faire un rami. Toute l'assistance les suivit, Six-Cinquante en tête, laissant seuls les Lizzie et Khunduz, interloqués, au milieu du réfectoire dévasté (encore plus qu'à l'accoutumée).
        " C'est quoi, un titiste ? Demanda le dragon.
       - Euh... l'ennemi des groministe, sans doute... "
       
       En tout cas, la vacuité du local les arrangeait, car ils purent s'empiffrer à s'en faire péter la panse et oublier quelques-uns de leurs tourments dans l'alcool. Ils finirent par s'endormir dans un recoin d'un sellier, enroulés l'un contre l'autre dans la banderole, dans la stricte observance de la chasteté que procure l'éthylisme avancé. Le lendemain matin (j'écris ça pour ne pas trop dérouter mon lectorat, il n'y avait pas lieu de distinguer les journées à bord d'un astronef en giration, en fait " le lendemain matin ", c'est quand ils se sont réveillés, le corps mou et la cervelle douloureuse), ils virent qu'un peu d'agitation était revenue dans les parages du réfectoire, et décidèrent de poursuivre leur exploration du Disko, toujours sans se faire remarquer. Ils ne purent que se rendre compte, consternés, de la terrible situation dans laquelle se trouvait leur astronef. En effet, ceux qui suivaient Six-Cinquante, qui se faisaient appeler " Soviet Général de la Révolution Populaire ", ne contrôlaient en fait qu'une partie assez modeste du Disko, à la périphérie de laquelle ils avaient dressé des barricades. Pour sortir de ce modeste territoire, ils durent ramper dans le secret labyrinthe de gaines courant entre les cloisons appelés " tubes de Jeffries . Personne ne savait pourquoi on les appelait comme ça, pas plus qu'on ne leur connaissait aucun usage productif, si ce n'est qu'ils fournissaient occasionnellement un moyen de se déplacer discrètement d'une section à l'autre du Disko, pour peu qu'on ne soit pas dégoûtés par la poussière et les cadavres de rats. En temps normal, c'est une voie sûre, mais arrivés à une intersection, ils furent alertés par la présence d'une masse sombre au milieu du conduit. Ils s'approchèrent avec circonspection, et sursautèrent quand la chose bougea mollement. Une bouteille de verre vide exhalant de forts relents de vinasse bon marché roula sur les panneaux métalliques du tube. Vision rassurante, c'était un vieil ivrogne qui avait trouvé refuge en ces lieux reculés pour se livrer à son vice en toute quiétude.
        " C'est tous eun'bande eud'cons, moi j'dis... Ouais, eud'cons... z'auront pas mon litron...
       - Bralic ? C'est toi ?
       - Z'AUREZ PAS MON LITRON !
       - Du calme, du calme, on n'en veut pas à ton litron.
       - C'est mon litron eud'moi... Bande eud'malades...
       - Bon, on va vous laisser tous les deux...
       - Bande eud'malades, à s'réunir com'des cons... Peuah, 'bon coup d'jaja, y'a qu'ça pour faire le bonheur d'eun'homme...
       - Saine philosophie.
       - Allez-y, qu'y disaient, allez avec les bolchéviens... Tu parles, mes baboules oui ! Paske le rouge, y z'en parlent beaucoup, mais y z'y boivent pas assez, moi j'dis...
       - Allez, salut...
       - 'litron ! "
        Ils laissèrent le chef de la sécurité à sa méditation et poursuivirent jusqu'aux parages de la salle de chargement, qui était non loin du réfectoire. Nos héros avaient espéré un temps que le reste de l'astronef sauvageon était aux mains de gens sensés, mais tel n'était pas le cas : ils se trouvaient maintenant sur les terres du POUM. Les poumistes prônaient l'autogestion, la collectivisation et l'extermination des nervis du SGRP de Maxibestov. Toutefois leur leader charismatique, un extraterrestre pisciforme du nom de Ghagal Bey, ne nourrissait pas de grief particulier contre Six-Cinquante, puisqu'il promettait de liquider aussi le Mouvement Révolutionnaires des Ouvriers et des Paysans, le Parti du Sentier Lumineux de Shaggodh Orrebeth, le Parti Rénové du Sentier Lumineux de Shaggodh Orrebeth, le Nouveau Parti Rénové du Sentier Lumineux de Shaggodh Orrebeth, le Nouveau Parti Rénové des Bolcheviques qui se Demandent Qui Etait Donc Shaggodh Orrebeth, le Groupe des Communistes Combattants, la Brigade des Socialistes d'Assaut, la Phalange Bolchevique en Lutte, la Division des Ecologistes Armés, l'Union Anarchiste Très Encadrée, le Commando des Martyrs du Seize Mai, le Comité Octobre Rouge, le Comité Septembre Noir, le Comité Novembre Sanglant, le Comité Décembre Vert, le Comité Août Oisif, les Fous de Dieu Athées, les Syndicats des Travailleurs Unifiés à la Hache, le Parti de la Démocratie Populaire Représentative Solidaire pour une Politique Ferme Contre les Usurpateurs Bourgeois aux Ordres du Parti de l'Etranger, les Libertaires Sous les Ordres de notre Génial Chef le Grand Timonier Punch, le Viet Ming, le Viet Conh, le Viet Tong, les Altermondialistes Contre José Bové, le Collectif Marxistes-Léninistes de Libération de la Timonerie, et quelques dizaines d'autres groupuscules de moindre importance.
       
        " On est tombés chez les fous, résuma le docteur.
       - A l'évidence. Qu'est-ce qui a bien pu leur arriver ? S'interrogea Lizzie.
       - C'est pas ça le plus important. Ce qui me préoccupe, c'est surtout pourquoi ça ne nous est pas arrivés à nous.
       - Ah oui, ça c'est une très bonne question. C'est sûrement parce qu'on était dehors quand ça s'est produit.
       - Probablement. Mais ça quoi ? D'où peut donc provenir cette épidémie d'aliénation mentale ?
       - C'est à toi de me le dire, c'est toi le doc.
       - J'ai peur que ça dépasse mes compétences. Et puis tu as remarqué comme les humains ne sont pas les seuls touchés ? Même les membres extraterrestres de l'équipage sont pris de la même folie. Et même Brok le Barbouzéen, qui est pourtant réputé pour sa sagesse...
       - Tu crois que ça aurait pu me toucher ?
       - Il n'y a aucune raison que tu fasses exception à la règle. D'ailleurs, rien n'indique que le danger soit passé, nous sommes peut-être déjà contaminés. Vite, allons à l'infirmerie, nous trouverons peut-être un remède. "
       Ils attendirent de nouveau en prenant l'air dégagé devant la bouche d'un tube de Jeffries, et dès qu'ils furent seuls, s'y glissèrent promptement. Ils rampèrent ainsi dans les sombres boyaux du Disko, que par bonheur tous deux connaissaient bien pour en avoir fréquenté souvent les circonvolutions, la plupart du temps avec un sac de produits de contrebande sur le dos. Ils arrivèrent donc sans encombres dans les parages de l'infirmerie.La bonne nouvelle, c'était qu'elle se trouvait dans un no man's land entre les territoires de la Guérilla Conformiste Révolutionnaire et des Gardes Rouges du Président MOA, et qu'ils avaient donc peu à craindre de se faire surprendre. La mauvaise nouvelle, c'est qu'elle avait été pillée et que tout remède de valeur avait été emporté ou détruit au cours d'affrontements qui avaient laissé une demi-douzaine de cadavres à l'infirmerie même et dans les coursives avoisinantes.
        " Malédiction, comment faire mes recherches ? Tout mon matériel scientifique est brisé !
       - Tu savais vraiment t'en servir ?
       - Je sais pas, j'avais jamais essayé. Oh les ordures, ils ont mes médicaments ! Ils les ont répandus à terre !
       - C'était quoi, ces médocs ?
       - Des médecines spéciales.
       - A l'odeur, ça ressemble à de l'alcool de prune.
       - Y'en a. Eh mais, j'y pense... Mais oui, c'est sûrement ça !
       - De quoi ?
       - Tu te souviens de Bralic, tout à l'heure ? Ce qu'il a dit ?
       - Divagation d'ivrogne.
       - Exactement, mais c'étaient d'honnêtes divagations d'ivrognes ! Il ne nous a pas tenu la jambe avec ses histoires de triompher du capitalisme en suivant la voie de je ne sais trop qui, comme les autres...
       - Marx et Engels.
       - C'est ça. Je parie que l'alcool a protégé son cerveau contre l'influence pernicieuse de cette étrange maladie.
       - Oui, mais Bralic n'est pas le seul pochetron de l'équipage. Pourquoi les autres sont devenus cinglés ?
       - Les autres ont peut-être été capturés ou tués par les malades. C'est pas bien compliqué d'assommer un ivrogne. Ça expliquerait aussi qu'on n'ai pas été touchés : si tu te souviens, nous mêmes, nous étions bien cuits quand nous sommes arrivés sur le Disko. Et aussi quand on est descendus sur Nabout. En fait, on n'a pas dessaoulé depuis l'expédition avec le capitaine.
       - Sauf cette nuit.
       - Sauf cette nuit. Aïe, c'est vrai ça...
       - Il faut vite trouver à se re-saouler.
       - Euh... tu peux te tourner deux minutes ?
       - Me quoi ?
       - Te tourner. Regarder ailleurs. Voilà, les gravures sur le mur. Et ne te retourne pas. "
       Il y eut un déclic, un chuintement, un grincement de charnière, puis un autre, et un nouveau déclic.
        " Voilà, ça devrait suffire.
       - Ah, monsieur a une petite cachette secrète.
       - C'est une réserve où je range le petit matériel qui pourrait être utile en cas d'urgence. Prends un godet.
       - Elle n'est pas bien grande, ta bouteille.
       - Elle n'a pas besoin d'être bien grande. Tiens, ça devrait suffire.
       - Quoi, ces trois gouttes ? Mais il y a à peine de quoi me... Oh mais dis-donc, c'est pas de la Liqueur 4D au moins ?
       - Garde-le pour toi. Je pense que ta constitution de dragon te permettra d'y survivre, pour ma part, j'en prends un peu moins. "



    12 ) Ciboulette
       

       DS 619.7



       Du point de vue chimique, la liqueur 4D était une hérésie. Le breuvage que Khunduz avait versé ne titrait qu'un très modeste 0,7%, c'est à dire qu'on pouvait à peine le considérer comme alcoolisé. Mais les 0,7%, ce n'était pas de l'alcool ordinaire. L'alcool ordinaire, ou éthanol, est un composé de formule C2H5OH, qui obéit de façon tout à fait prévisible aux lois de la physique. Mais ce 0,7% là, c'était l'homologue à l'éthanol émergé d'un hyperespace à quatre dimensions spatiales, un composé de formule C2H2t+1O3i-p/2H3320,5Ωx-1. Comme vous pouvez le constater, rien que la formule donne déjà le mal de tête. Il leur fallut donc une certaine bravoure pour boire cette chose.
        " Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait quoi ?
       - On réfléchit avec la plus intense... intensité. Bon, qu'est-ce qu'on peut faire pour rattraper le coup ?
       - On pourrait faire sauter le Disko, ça résolve... résol... on serait débarrassés du problème, tous ces cons partiraient en fumée. Pouf ! Ce serait cool, ils deviendraient tous des héros. Je sais comment faire pour faire sauter le noyau réactif, vu que c'est moi qui suis responsable du noyau réactif.
       - Ouais madame. Mais on va mourir si on fait ça.
       - Ah oui, c'est pas con.
       - C'est ça qui est chiant quand que on est bourrés, c'est que... on a du mal à réfléchir.
       - Bon, reprenons depuis le début, d'où ça a commencé tout ça ?
       - Les gars de la base Alpha sont devenus cinglés et se sont entre-tués. Le Disko est allé les chercher, et ils sont devenus cinglés, et ils vont pas tarder à s'entre-tuer.
       - Naaan. Moi j'dis, ça a commencé avant. Bien avant l'humanité. Moi j'dis, ça a commencé avec les gars de Nabout. Tu sais, ceux qui se sont fait sauter le carafon en groupe. A mon avis, ils ont eu exactement pareil à leur époque : ils sont tous devenus tarés en même temps, une sorte de maladie. Et au final, ils se sont balancé des grosses bombes dans la gueule et ils ont fait sauter leur planète.
       - Eh dis donc, j'pensais à un truc, si la Terre attrape aussi la maladie... Oh la zone...
       - Ah ouais, ça serait trop le souk.
       - Faut les empêcher. Finalement, le truc de faire sauter le Disko, il faut le garder à l'esprit. On sait jamais, ça peut servir.
       - Tu veux qu'on finisse en héros ?
       - Non, je veux qu'on se tire vite fait avant que ça pète. On a une navette, j'te ferai dire. Pas con non plus.
       - Ah, OK... J'ai mal à la tête...
       - Mais on pourra peut-être trouver une solution sur Nabout. Tu te souviens ce qu'on a vu sur l'écran ?
       - Le film rigolo où y font tout péter la planète ?
       - Ouais, ben y'avait plusieurs camps, si tu te souviens, mais y'avait une petite ville qui se défendait contre les autres.
       - Ouais, peut-être... Et alors ?
       - Ben, ceux du côté qu'on connaît étaient cinoques, mais ceux de l'autre camp, peut-être qu'ils l'étaient pas. Peut-être qu'ils avaient un moyen de se battre. Qui sait. Faudrait aller voir.
       - Tu veux qu'on retourne sur cette planète de merde ?
       - Ben... ça vaut toujours mieux que de rester sur ce vaisseau naze plein de fous criminels.
       - Présenté comme ça... "
       
       L'alcool a bien des vertus remarquables que chacun connaît : il égaie les soirées, rend bavard les timides et réchauffe les corps. En revanche, personne n'a jamais prétendu qu'il améliorait la clairvoyance ou le sens de l'orientation de ceux qui s'y adonnaient. C'est pourquoi, après quelques détours non prévus dans les tubes de Jeffries, nos adeptes de Bacchus ressortirent à quelque distance de l'endroit où ils se croyaient être.
        " Ben c'est malin, où on est maintenant.
       - Attends, je reconnais, c'est la salle de... tu sais, là où on entrepose les machins ronds en fer...
       - Ah ouais, je vois qu'est-ce que tu veux dire. Ben on est pas loin alors. C'est par là je crois.
       - Je crois aussi. Eh, fais gaffe, y'a des mecs là... "
       Effectivement, l'étroit couloir d'entretien était obstrué par ce qu'il est convenu d'appeler un barrage, constitué de trois personnages à l'air pas très finaud gardant une palissade de bois montée sans grand soin.
        " Halte là ! Vous entrez sur le territoire du Soviet Général de la Révolution Populaire. Identifiez-vous, amis ou ennemis ?
       - Ben... Amis bien sûr ! Répondit Khunduz.
       - Qu'est-ce qui me prouve que vous n'êtes pas des satanés Albanais (*) ?
       - Est-ce qu'on a l'air d'Albanais ?
       - Je sais pas, j'en ai jamais vu. Attends, dis " ciboulette ", pour voir.
       - Hein ?
       - C'est un test, cherche pas à comprendre.
       - Ben, ciboulette.
       - Comment vous dites ?
       - Ciboulette. Origan. Estragon. Assortiment d'herbes de Provence.
       - OK, vous pouvez passer. Les Albanais ne savent pas dire ciboulette, c'est bien connu.
       - Mais ça veut dire quoi au juste, shiboulette ? Demanda bien imprudemment Lizzie.
       - Hein ? Shiboulette ? A l'Albanaise ! Attrapez-les ! "
       Les instincts de Khunduz prirent immédiatement le dessus. Avant que son esprit alcoolisé n'ai totalement pris conscience du fait qu'il se battait, il avait empoigné une cagette vide participant à la barricade et l'avait fracassée sur le dos de l'un des gardes qui avait eu l'imprudence de le lui tourner. Une demi-seconde plus tard, une matraque s'abattit sur ses reins, mais l'un des avantages d'être saoul est que l'influx nerveux est plus lent, aussi ne sentit-il la douleur qu'après avoir rendu à l'importun un vigoureux coup de coude dans le menton, assorti pour faire bon compte d'un genou bien senti dans les organes génitaux. Lizzie, bizarrement, avait plus de mal avec le dernier garde, qui tentait de la frapper de son épée. Elle n'était guère à son avantage dans ce couloir étroit où elle ne pouvait pas prendre sa forme originelle, sous laquelle elle aurait triomphé de ce piètre adversaire sans même s'en rendre compte. Toutefois, sous son apparence humaine, elle conservait quelques qualités reptiliennes, telles que la souplesse et la vivacité des réflexes, qui lui permirent d'éviter les coups. Au final, le bolchevique se prit une chaise dans le dos, ce qui ne fut pas suffisant pour le terrasser, mais le divertit un instant de son Albanaise. Or, Lizzie Ligthningstorm n'était pas le genre de femme à qui il est très prudent de tourner le dos.
       L'affaire étant réglée de sanglante façon, ils hésitèrent quelques secondes sur la démarche à suivre, puis prirent le parti de poursuivre en direction de leur navette, furtivement et en vitesse. Alors ils galopèrent dans les coursives encombrées et moisies du vieil astronef. A chaque bruit, à chaque éclat de voix, ils s'arrêtaient, le cœur battant, et prenaient une démarche aussi calme et assurée que possible, luttant pour ne pas laisser transparaître leur essoufflement aux quidams qu'ils croisaient. Finalement, ils n'étaient plus très loin de l'écoutille universelle où était amarré leur astronef lorsqu'ils entendirent un grattement étrange. Ils se retournèrent d'un bel ensemble, avec sur le visage une mine du dernier coupable qui les aurait sans doute trahis s'ils s'étaient retrouvés face à un des disciples de Six-Cinquante. Mais au lieu de ça, ils furent soulagés de se retrouver nez à truffe avec un ourson de belle taille
        " Micha ! S'exclama Lizzie lorsqu'elle reconnut le plantigrade. Et aussi sec, elle courut le prendre dans ses bras, sans doute se comportait-elle ainsi sous le coup de la boisson.
       - Tiens, il est encore là lui ?
       - Mon Micha... Ah, tu as pris fait un peu de lard toi ! Comme je suis contente.
       - Tiens, c'est pourtant vrai qu'il a grossi depuis qu'on l'a trouvé. Mais si je ne m'abuse, il a presque doublé de taille, il a dû quintupler en poids, c'est prodigieux !
       - Oui, c'est bien toi, mon petit camarade Micha.
       - Ben oui, c'est lui, y'a pas d'autres ours à bord du Disko. Normalement. Allez, tu viens ?
       - Pour aller où ?
       - Ben, sur Nabout. Tu te souviens ? Pour découvrir la raison de cette folie qui a pris nos compagnons.
       - C'est inutile, tovaritch docteur, la raison je la connais.
       - C'est quoi alors ? Demanda Khunduz, soudain sur ses gardes.
       - Ils ont tout simplement découvert que le marxisme-léninisme est la seule voie historique conduisant à la libération des travailleurs, et ils sont légitimement entrés en lutte contre l'oppression patronale. C'est ainsi, par l'action du syndicalisme autogestionnaire et la constitution de soviets populaires, que la collectivisation des moyens de production et l'application du plan quinquennal élaboré au sein du Comité Central de la Révolution, que l'avancée fulgurante... Eh, où cours-tu ? Tu ne serais pas un social-traître, au moins ? "
       Epouvanté, Khunduz s'enfuit sans demander son reste, sans regarder en arrière, sans chercher à savoir quelle avance il avait sur Lizzie et son maudit ourson, ni même s'ils le poursuivaient bien. Mu par une terreur sans borne, il retrouva sans réfléchir le chemin de l'écoutille, s'engouffra dedans, la verrouilla de l'extérieur et retrouva le refuge de Stormblade, sa chère navette à qui il trouvait de plus en plus de charme. Comme dans un rêve, il déverrouilla les crampons d'amarrage, activa les propulseurs latéraux pour s'éloigner de l'écoutille et décrivit une courbe large et rapide pour s'éloigner du Disko, jadis son plus cher logis, qui à ses yeux n'était plus qu'un céleste Hollandais Volant punaisé sur l'obscurité d'un abysse plus insondable et plus effrayant qu'aucune profondeur océane.
       Dégrisé, il considéra froidement la situation. Pour l'instant, l'équipage était bien trop occupé à sa guerre civile pour s'unir, mais bientôt, une faction prendrait le pas sur les autres. Alors ils mettraient le cap sur la Terre, c'était inévitable. Et la perle de neige et d'azur, orgueil des dieux, mère des hommes, deviendrait un désert stérile pareil à Nabout, ruinée par cette incompréhensible peste et ces conflits absurdes. Il n'y avait qu'une seule force dans l'univers capable d'éviter au monde un tel destin, et par malchance, c'était la seule force au monde sur laquelle il savait ne pas pouvoir compter. Mais il fallait agir, et vite. Il consulta l'ordinateur de navigation. La navette avait gardé dans sa mémoire mille fois millénaire la trace de cette Nabout qui avait cessé d'être depuis longtemps, ce fantôme du passé. Si quelque chose avait subsisté de la sagesse des Nabéens après le cataclysme qui avait enseveli l'ancienne race, alors c'était assurément dans la cité du dôme opalescent, la dernière citadelle, qu'il fallait la chercher.
       
       Et bientôt, la navette plongea à nouveau dans l'atmosphère de Nabout.


    (*) Notez que le terme « Albanais » n'a pas ici un sens ethnique, mais désigne un partisan des théories socio-économiques du génial président Enver Hoxha et de sa condamnation incessante du révisionnisme contre-révolutionnaire.



    13 ) Acarias Mons

          DS 619.8


       Là où la croûte tellurique de Nabout s'était déchirées sous la poussée d'une titanesque surrection de magma, un volcan s'était formé. Les mots des langages humains manquent pour le décrire.
       En arrivant sur Nabout, les premiers hardis explorateurs de l'Astrocorps avaient noté avec effarement que nombre de formations géologiques étaient d'une échelle sans rapport avec ce qui pouvait se trouver sur la Terre, sans doute en raison de la faible gravité et de l'érosion ralentie qui avait préservé ces reliefs dantesques aux cours des milliards d'années. Qui avait contemplé la brume du printemps remplir l'immensité de Valle Lancyennis ne pouvait qu'en faire un récit halluciné. Les dédales de glace qui se cristallisaient aux pôles de façon saisonnière s'arrangeaient en immenses et éphémères piliers reliés entre eux par des arches troublantes, que l'on aurait pu croire calculées par le compas d'un architecte, et dont la portée n'avait rien à envier aux plus vastes cathédrales de la planète bleue. On peinait à imaginer le cataclysme biblique qui avait donné naissance au Cañon de la Fortune, crevasse large de mille pas et profond de trois-mille qui serpentait sur cinquante lieues dans le flanc d'un cratère qui avait, pensait-on, abrité naguère un lac immense, lequel s'était vidé en une journée lorsque la roche avait cédé, noyant les plaines alentours sous une épaisse couche de limon. C'était peut-être un phénomène du même genre qui avait excavé les Entrailles de Narsh, un réseau de cavernes vastes comme des villes serpentant sous le plateau de Moorka, qui de la surface n'en laissait rien paraître. Assurément, Nabout était parée de maint atouts pour inspirer la grandeur aux âmes les plus fortes et la effrayer les natures pusillanimes.
       Mais tout ceci n'était que futilité pour qui avait mesuré de ses propres yeux Acarias Mons. Dire de lui que c'était un volcan était presque inconvenant, c'était un objet auquel on ne connaissait aucun équivalent, et qui aurait mérité qu'on trouve un mot spécialement pour lui. Il était si haut que pour édifier sur Terre une telle formation, un dieu (probablement fou, car même un dieu ne pouvait se lancer dans une telle entreprise s'il disposait de sa raison) aurait dû en poser les fondations au fond de l'abysse sous-marin le plus profond, et la pierre sommitale plus haut que le sommet de la plus haute des montagnes. Et pourtant, sa pente était faible, presque imperceptible, en raison de son étendue. Il occupait une telle surface que ses flancs étaient nettement bombés, non pas sous la pression de la lave sous-jacente (il était éteint depuis des éons) mais parce qu'il devait épouser la courbure de sa planète. La périphérie du géant était défendue par une succession de falaises basaltiques pouvant atteindre une lieue de hauteur, et en son centre, des déchaînements de violence dignes de la genèse du monde avaient creusé une succession de calderas imbriquées les unes dans les autres, formant une cuvette aux pentes vertigineuse.
       C'était pourtant là, d'après les ordinateurs de la navette, qu'aurait dû se trouver la cité au dôme opalescent.
        " Es-tu sûr que c'est ici, Air Bœuf ?
       - Tribidou triloulibouli affirma l'ordinateur d'astronavigation.
       Car en fin de compte, lors de leur précédent voyage, Lizzie et lui s'étaient aperçu que l'ordinateur en question était équipé d'une interface vocale qui, inexplicablement, comprenait parfaitement le portolain qu'il parlait. Et chose encore plus surprenante, Khunduz n'avait lui-même aucune difficulté à interpréter les trilles métalliques émises par l'ordinateur, bien qu'il trouvât à ces sons particulièrement crispants et niais. Comme du reste, il désapprouvait les couleurs criardes de la console, il avait nommé son guide " Air Bœuf Dégueu .
        " Il ne reste rien. La cité a été entièrement recouverte par la lave, je le crains.
       - Britrouli birouti triboulibiroul.
       - Des fortifications souterraines ? Ah oui, ça m'intéresse.
       - Troubilou.
       - OK, allons voir le troubilou. "
       
       Le troubilou était constitué d'une paire de tubes parallèles qui avaient appartenu, naguère, à un vaste réseau de transport en commun souterrain. Ils émergeaient à l'absence d'air libre à quelques dizaines de lieues des contreforts d'Acarias Mons, à l'occasion d'une crevasse aux bords quasi-verticaux, si encaissée qu'aucune lumière ne parvenait jusqu'à ses tréfonds, lesquels auraient pu tout aussi bien donner sur la nuit la plus noire. Chacun des couloirs était bien assez larges pour que la navette s'y engage, aussi n'eurent-ils que l'embarras du choix. Et de nouveau, le petit astronef parcourut-il les entrailles de Nabout sous le titanesque bouclier basaltique du monstrueux volcan, ce qui prit deux heures.
       Et puis sans prévenir, les parois du tunnel s'effacèrent pour laisser la place à l'endroit le plus époustouflant que le docteur Khunduz avait vu jusque là, et il en avait pourtant vu pas mal. Bien que les os du dernier des Nabéens fussent partis en poussière bien avant que le premier homme n'ai appris à se servir d'un bâton pour cogner sur le dos poilu son semblable, tout était intact, figé dans le temps, paraissant attendre le retour imminent de légions de vacanciers après un improbable week-end du quinze août. Khunduz détailla ainsi les immenses véhicules que les Nabéens empruntaient pour se rendre d'une cité à l'autre à bord des tubes, chacun haut de quatre étages et long de cinq-cent pas, attendant patiemment sur leurs rails supraconducteurs qu'une population veuille bien les remplir. Il vit les escaliers mécaniques aux marches trop hautes pour être confortables à l'être humain, les échelles articulées qui toutes se mirent à fonctionner dès qu'il en approcha. Il vit les longues rampes roulantes conçues pour faire circuler chaque jour des populations d'une telle amplitude que que, sur Terre, on aurait attribuées à des nations prospères. Il considéra l'incroyable entrelacs de passerelles et de tunnels, de portes coulissantes, de tubes d'aération et de luminaires qui éclairaient cette stupéfiante caverne comme en plein jour. Et au milieu de tout ceci, seul sur son quai, dans sa combinaison de laiton et de caoutchouc, il sut qu'il était le premier à jouir de ce spectacle depuis la nuit des temps, et en conçut, durant plusieurs secondes, un étourdissant vertige. Après avoir vu ça, se dit-il, plus rien ne pourrait le surprendre.
       Ce qui fut vrai pendant environ treize secondes.



    14 ) L'agonie de Nabout

          DS 619.5


       Car dans une pièce à l'écart, derrière une vitre, on l'observait. Et chose extraordinaire, celui qui l'observait n'était ni un Nabéen, ni un de ses camarades du Disko, ni une quelconque bestiole iridescente aux chélicères ichoreux telles qu'on en rencontre à la pelle dans les recoins de tous les astéroïdes d'ici jusqu'à Capella. Non, c'était simplement un ork. Un vieux. Qui plus est, c'était un ork qu'il connaissait. Et qui l'invita à le rejoindre. Légèrement dépassé par les événements, Khunduz, actionna le mécanisme d'une épaisse porte métallique, entra dans ce qui ressemblait à une écluse à air, referma derrière lui, attendit quelques secondes, puis constata sans surprise que son manomètre différentiel s'équilibrait peu à peu. Lorsque la pression fut stabilisée, il ouvrit la seconde porte, et entra dans la pièce où se tenait le vieil ork. Celui-ci fit un geste qui, dans un autre contexte, aurait pu vouloir dire " tu vas te faire égorger ", mais ici, l'invitait à enlever son casque. Notre héros obtempéra.
       La pièce était encombrée de tables, de pupitres et de consoles, devant lesquelles étaient encore disposés des sièges adaptés à la morphologie particulière des arachnides géants qui les avaient installés. L'endroit mesurait vingt pas sur trente, et le plafond s'ornait de ce qui, au premier abord, ressemblait à une fresque abstraite, mais qui après réflexion devait être le plan du réseau de transport en commun.
        " Bienvenue, Khunduz Jdobrynewicz.
       - Merci, papa. Je peux savoir ce que tu fais sur Nabout ? Et pourquoi tu es en vie ?
       - Je ne suis pas ton père.
       - Je sais encore reconnaître mon père quand je le vois.
       - Je ne suis pas ton père, je suis une projection holographique d'une représentation mentale tirée de tes souvenirs.
       - Eh ? Ah, je vois, tu es le fantôme de mon père.
       - Non, tu ne comprends pas. Les capteurs psychokinésiques disposés dans cette salle ont analysé les schémas mentaux de ton espèce, et ont élaboré un hologramme arborant une forme qui t'est familière et rassurante, afin que nous puissions nous adresser à toi sans t'effrayer.
       - Ah. Tu es sûr de ne pas être le fantôme du paternel ?
       - C'est exactement cela. Je suis un être de synthèse revêtu des apparences de ton père et conçu dans le but...
       - Mais est-ce que tu es vivant ?
       - Euh... pas à proprement parler, non. Je suis le produit d'une matrice laser autorégulée générée par un algorithme récursif...
       - Tu n'es pas vivant, mais tu parles.
       - En effet. L'ordinateur central de la station a récupéré la base de données du transducteur universel de ta navette et grâce à des vibrateurs ioniques, a pu synthétiser une voix d'apparence humaine.
       - Si tu n'es pas vivant mais que tu parles, c'est que tu es un fantôme.
       - Mais puisque je me tue à te...
       - Probablement celui de mon père.
       - Bon, OK, je laisse tomber, je suis le fantôme de ton père. Tu es content comme ça ?
       - Tu peux le faire mieux ?
       - Khunduz, JE SUIS ton père !
       - Bien, là je te crois. Et sans doute es-tu revenu du royaume des morts pour mettre ton fils sur la voie de son destin.
       - Non, je suis apparu pour t'indiquer comment triompher du péril qui menace ta planète.
       - C'est bien ce que je disais.
       - Donc, nous sommes d'accord. Que sais-tu de l'histoire de Nabout ? Connais-tu le sort cruel qui fut celui de ses habitants ?
       - D'après ce que j'en ai vu, je crois qu'ils sont tous devenus fous, et qu'ils se sont entretués.
       - En effet. "
       Le fantôme prit un air fatigué et fit mine de s'asseoir, comme s'il s'apprêtait à raconter une longue histoire. Khunduz nota avec satisfaction que, comme il se devait pour un fantôme bien élevé, sa matière éthérée ne causa nulle dépression sur le coussin de skaï noir.
        " Tout a commencé par un différend commercial entre deux cités voisines, une stupide histoire de blocus et de taxation des routes de commerce. Se trouvant dans une situation difficile, l'une des deux cités, dont le nom peut se traduire par " La Merveilleuse du Croissant Equatorial ", conçut une arme secrète qui lui permettrait de mettre fin au conflit. Contrairement à bien des peuples de la galaxie, les Nabéens étaient des gens pacifiques qui répugnaient à faire couler le sang, aussi l'arme en question était-elle d'un type spécial : une arme biologique. A l'origine, c'était une forme de vie trouvée sur une lointaine planète et achetée à prix d'or à des marchands interstellaires de passage. Cette créature avait été bien difficile à capturer en raison d'une particularité singulière : la planète dont elle était originaire était d'une sauvagerie peu commune, ce n'était qu'une immense forêt stratifiée sur des kilomètres d'épaisseur, peuplée de prédateurs et de parasites particulièrement agressifs. Pour survivre dans un tel environnement, la créature avait parfait ses facultés de dissimulation à un point tel que non seulement elle pouvait changer de forme à volonté, mais en outre, elle pouvait adopter à loisir un aspect que ses prédateurs jugeraient inoffensif. Pour obtenir ce résultat, le bolchomorphe - c'est son nom - est capable de facultés télépathiques limitées, il peut lire dans l'esprit de ses vis-à-vis, et même dans une certaine mesure, émettre des ondes mentales apaisantes.
       Or, les scientifiques de la cité eurent l'idée de développer ces facultés. Ils soumirent la bête qu'ils avaient récupérée à des traitements génétiques accélérés afin d'accroître considérablement l'ascendant que le bolchomorphe pouvait avoir sur les espèces pensantes. Ils lui inculquèrent aussi, peut-être de façon excessive, les valeurs qui étaient celles de leur cité. Puis, leur création leur ayant donné entière satisfaction, ils l'infiltrèrent dans la cité rivale par le truchement d'un espion. Leur plan prévoyait que, sous l'influence du bolchomorphe, les habitants et les dirigeants de " La Perle aux Deux Lacs deviennent plus réceptifs à leur point de vue sur la politique économique et sociale, source du différend qui les opposait, et finissent par arriver à un accord.
       Hélas, quelle fatale imprudence n'avaient-ils pas commise ? Ceux de " La Merveilleuse du Croissant Equatorial pensaient sans doute que l'influence du bolchomorphe serait limitée par le fait qu'il n'y en avait qu'un, hélas, ils ignoraient un détail qui avait pourtant une importance cruciale : cette bête ne se reproduit pas en s'accouplant avec ses semblables, comme la plupart des espèces, mais par scissiparité. Bientôt, dans les souterrains humides de " La Perle aux Deux Lacs ", le bolchomorphe donna naissance à un de ses semblables, puis à deux autres, et ainsi de suite. En quelques semaines, ils se reproduisirent dans les couloirs de la malheureuse cité. Et là, au lieu de devenir plus enclins à la négociations, les habitants furent pris de folie, se rassemblant en groupes épars et irréconciliables qui bientôt se livrèrent à des actes d'une brutalité telle que Nabout n'en avait jamais connue dans son histoire.
       Mais bientôt, au milieu des ruines et des cadavres, émergea un gouvernement nouveau, qui imposa un ordre de fer. Pendant ce temps, les bolchomorphes avaient essaimé dans la plupart des cités, dissimulés dans les transports qui sillonnaient alors la planète. De nouvelles guerres s'allumèrent alors, cette fois entre les cités voisines. En quelques années, s'inspirant de ce qui se faisait chez d'autres peuples, les heureux Nabéens qui ne s'étaient jamais intéressé à ces choses devinrent des experts en fabrication d'armes de plus en plus sournoises, de plus en plus destructrices.
       Mais toutes les cités n'avaient pas été contaminées par les bolchomorphes. Les habitants de " La Rivière Bleue d'Etoiles ", où nous nous trouvons, comprirent ce qui s'était déroulé ailleurs et prirent les mesures nécessaires pour empêcher la contagion de les toucher. Ils accueillirent même les survivants de treize cités voisines, et tous ensemble, se mirent à parfaire leurs défenses en vue de protéger de la barbarie tout ce qui restait de la civilisation Nabéenne, c'est à dire eux-mêmes. Et tandis que les cités rivales s'épuisaient en guerres fratricides, ceux qui s'étaient appelés " l'Union faisaient de la vieille et glorieuse cité une forteresse imprenable, aidés en cela par le commerce qu'ils faisaient intensément avec les voyageurs des étoiles. Plusieurs années durant, ils parvinrent ainsi à sauver ce qui pouvait l'être.
       Puis un jour, les combats cessèrent hors les murs. Le fracas des armes se tut, et un calme trompeur s'imposa, car une des cités avait triomphé des autres, et contrôlait donc presque toute la planète. Mais " presque ", ce n'est jamais assez pour un tyran. Les cités rouges lancèrent alors un assaut contre l'Union, qui se brisa lamentablement sur les fortifications. Il y eut un second assaut, puis un troisième, et encore un autre et un autre, mois après mois, les soldats du despote rouge, rendus fous par les bolchomorphes, marchaient pendant des lieues sur les cadavres de leurs frères tombés lors des attaques précédentes avant d'atteindre la périphérie de la Rivière Bleue d'Etoiles, et de périr à leur tour. Et encore une fois, les armes se turent. Humilié par une si cuisante défaite, le maître des cités rouges se retira dans ses sombres pensées, et ordonna à ses savants de lui donner une solution. Et ils en trouvèrent une.
       En ces temps là, Nabout était encore une planète jeune, dont le cœur bouillonnant faisait occasionnellement jaillir à la surface des éruptions volcaniques. Mais ces scientifiques à l'esprit malade conçurent une machinerie énorme, un mastodonte contre-nature qui perturberait le mouvement sous-jacent du magma, dans le but de fendre la terre sous la cité rivale et de la précipiter dans la lave et les cendres. Cela fonctionna, hélas, et même trop bien. Au début, tout se déroula comme prévu, la terre trembla, les vieux volcans se réveillèrent un à un, crachant leurs panaches de fumée. Puis la réaction s'emballa. On eut beau éteindre la machine, les fleuves de lave s'épaissirent, la cendre obscurcit les cieux, les bâtiments les mieux bâtis tombèrent comme châteaux de cartes, et des crevasses de plus en plus énormes s'ouvraient maintenant, mettant à nu les entrailles blessées de la planète agonisante. Au lieu d'alimenter des éruptions et des séismes durant des centaines de millions d'années, toute l'énergie interne de Nabout fut libérée en quelques mois, créant les monstrueux volcans que vous avez vus. Bien sûr, rien de ce qui vivait à la surface, arbre, oissons, chimpampoulpes et bazibulbes, ne survécut au cataclysme. A l'exception de quelques installations souterraines spécialement protégées contre les séismes, tout ce que les Nabéens avaient bâti au cours des millénaires disparut à jamais.
       Et comme si ça ne suffisait pas, les dernières citadelles souterraines encore actives trouvèrent moyen, un jour funeste, de se livrer un ultime combat à coups d'armes nucléaires. Avaient-elles sombré de nouveau dans le chaos ? Ou bien un soldat survivant, ayant recouvré la raison, avait-il pris le parti d'éliminer les dernières traces de vie afin d'épargner à l'univers le fléau des bolchomorphes ? On l'ignore. Toujours est-il que depuis ces temps, rien ne vit plus sur cette planète. Ici comme dans une poignée d'autres cités, des robots d'entretien ont suivi leur programmation et patiemment reconstitué un semblant d'activité. Ils ont rallumé les générateurs, fabriqué d'autres robots d'entretien, remis en marche les ordinateurs qui sont maintenant les derniers témoins de cette folie, et fait bien des travaux pour des maîtres qui jamais plus ne reviendront. Telle est leur tâche absurde et obstinée. "
       Le fantôme se tut. Son histoire était terminée. Khunduz prit aussi quelques secondes pour tout digérer.
        " En tout cas, je vois que ton vocabulaire s'est grandement amélioré depuis ton décès, tout ce que tu savais faire c'était gueuler. Et je ne vois toujours pas le rapport entre l'histoire de Nabout et un vieux shaman Ork mort depuis quinze ans.
       - Non mais tu vas me foutre la paix avec tes... Hum, pardon, je m'emporte.
       - Et donc, c'est un de ces bolchomorphes que nous avons trouvés dans les ruines, et ramenés imprudemment sur notre astronef ?
       - Exactement.
       - Alors c'est sans espoir. Dès que ces crétins auront vidé leurs querelles, ils fileront droit vers la Terre...
       - Non, il reste un espoir. Souhaites-tu sauver ta planète ?
       - Euh... Oui, je crois.
       - Souhaites-tu lui éviter le sort tragique de Nabout ?
       - Sans doute.
       - Alors voilà ce que tu vas faire. Les anciens de la Rivière Bleue d'Etoiles avaient découvert un moyen de contrer l'influence délétère des bolchomorphes : ils avaient réalisé des oriflammes tissés dans un certain tissus, montés sur des hampes forgées dans un certain métal. L'un de ces oriflammes a survécu, il est ici, dans ces caves. Prends-le, il ne sert plus à rien ici. Et sous sa protection, retourne sans crainte à bord de ton vaisseau.
       - Tu es sûr que c'est ce que je dois faire ?
       - Tel est ton destin.
       - Ah, OK.
       - Euh... Ah oui, encore un détail, si mes souvenirs sont bons, certains de ces oriflammes, je crois qu'ils marchaient mi-moyen, alors à ta place, avant d'y aller, prends aussi un bon coup de gnôle, on sait jamais. "



    15 ) Le meeting unitaire

          DS 619.8


       Et bien plus tard, il fut dit dans les sagas des orks du Septentrion, des orks bien chétifs et aux oreilles pointues mais dans les cœurs desquels brûlait l'amour de la sauvage liberté et du fracas des armes d'acier à la lueur des flambeaux de bataille (en plus d'un intérêt naissant pour l'ikebana, le modern-jazz et la décoration d'intérieur), il fut donc dit dans les sagas qu'un fils de leur sang, un homme-médecine du nom de Khunduz, monta un jour parmi les cieux jusqu'à la lointaine planète Nabout, là où trône Gnursh le Borgne, dieu de la guerre, et que là, il reçut des mains du fantôme de son père la bannière sacrée qui lui permettrait de terrasser son ennemi.
       C'était une lance plus haute qu'un homme de belle stature, forgée dans quelque métal brun, fort léger mais toutefois plus résistant qu'aucun acier, aussi incorruptible que l'or ou l'électrargyre. Juste sous le fer, une lame en feuille d'olivier d'aspect classique, était enroulé l'oriflamme, un tissus semblable à la soie, dont l'inconcevable succession des millénaires n'avait réussi à entamer ni l'aspect soyeux, ni l'éclat des vives teintes rouge et blanche crûment juxtaposées. Une cordelette dorée que le docteur n'osa défaire maintenait le tout serré contre la hampe, ce qui la rendait plus facile à transporter. Vraiment, il n'y avait nul besoin d'imagination pour concevoir qu'une telle merveille put être enchantée.
       Ainsi donc, il quitta ce qu'il pensait être le revenant et, s'installant avec assurance aux commandes de Stormblade, retourna mener son combat parmi les étoiles. Son âme était maintenant habitée d'une confiance qu'il y avait rarement trouvée, le sentiment d'étouffer sous le poids de sa terrible charge l'avait quitté dès qu'il était entré en possession de la bannière sacrée. Par Hanhard ! Il se sentait de taille à combattre les dieux des enfers, les dragons de la terre, les sorciers de Zind et du Levant, les géants qui vivent sous les glaciers et les sautillantes maîtresses de Sook, à fouler de ses pieds nus le sol des planètes et des étoiles, à arpenter le cosmos infini à la seule force des bras et des jambes en respirant l'éther et en buvant la lumière, et se surprit même à envisager de trousser la reine de Drakonie. Mais il faut dire que suivant les conseils du spectre, il avait repris encore un peu de son alcool multidimensionnel.
       
       Laissant Air Bœuf procéder à l'approche du Disko et à la manœuvre d'amarrage, il empoigna fermement l'oriflamme de sa main gantelée. Tel les chevaliers de cette époque pas si lointaine mais déjà irrémédiablement révolue, il avait décidé de combattre en armure, dans son lourd scaphandre aux articulations grinçantes. L'écoutille universelle s'ouvrit, comme il était parti depuis des heures, ses poursuivants avaient levé le camp depuis belle lurette pour reprendre leurs luttes absconses.
       Par où commencer ? Un conteur moins honnête pourrait vous dire que le Destin avait poussé Khunduz dans la bonne direction, à moins que ce ne soit son Instinct, ou la Force, ou les Dieux, ou bien le Scénario. Mais en fait, les pas du docteur furent guidés par une considération pratique, à savoir que quand on trimballe une perche longue de plus d'une brasse dans des couloirs curvilignes encombrés de tubulures, de cartons d'emballage et de cadavres, on en vient naturellement à suivre les voies les plus larges et les mieux dégagées, lesquelles, comme en avaient décidé assez logiquement les architectes du Disko, se trouvaient mener à la salle de chargement.
       La salle de chargement était une écluse géante, un quadrilatère d'une cinquantaine de pas de long sur trente de large et deux étages de haut, au bout de laquelle se trouvait une grande porte de métal donnant sur l'extérieur (et en l'occurrence, le vide spatial). Les anciens du vaisseau avait connu à la salle de chargement des dimensions plus modestes, mais à mesure qu'on y entassait du bric-à-brac, la fainéantise naturelle du personnel de manutention leur avait fait préférer à l'option du rangement celle, moins laborieuse, de l'agrandissement magique du lieu par l'installation d'inflateurs. La salle de chargement était le lieu d'un grand meeting unitaire, comme en attestait les multiples affiches rouges et noires collées à la hâte dans les coursives. Notre héros pressa le pas, curieux de savoir ce qu'était exactement un grand meeting unitaire, et croisa nombre de ses camarades qui ne remarquèrent ni sa tenue, ni son armement. Il faut dire que beaucoup d'entre eux étaient équipés d'équipements mortifères, allant de la barre à mine au désintégrateur Vegon en passant par l'arc long (particulièrement utile, on s'en doute, dans les couloirs du Disko où les lignes de mire dépassaient rarement les trois mètres) et la traditionnelle hache de guerre des nains. Il faillit faire demi-tour en constatant qu'à l'entrée de la salle de chargement, il y avait deux gardes qui filtraient l'entrée, mais décida tout de même d'y aller au flan.
        " Es-tu un ploutocrate contre-révolutionnaire ?
       - Non, répondit-il.
       - Non quoi ?
       - Euh... Non, camarade.
       - Et...
       - Et vive la révolution des employés, des ouvriers et des paysans, camarade.
       - C'est bon, tu peux passer. "
       Il aurait eu tort de s'en priver. A l'intérieur s'étaient réunis deux petites centaines d'excités brandissant des drapeaux rouges, des faucilles, des marteaux, et quelques têtes sanguinolentes fichées au bout de piques. Le docteur connaissait peu de gens parmi eux, sans doute étaient-ce principalement des employés affectés aux lourdes machineries de l'arrière. Ils s'étaient assemblé pour écouter le discours enflammé d'un redshirt dont le nom échappait à Khunduz (c'était Sam Shortlife), juché sur une estrade constituée de trois lourdes caisses de bois. Et ça donnait à peu près ça :
        " ...et lorsque nous aurons balayé de la timonerie les nervis du grand capital, cette prétendue Union des Républiques Socialistes des Soutes, alors seulement, le triomphe de la dialectique marxiste-léniniste sur le révisionnisme petit-bourgeois... "
       Mais soudain, l'attention de Khunduz fut attirée par un mouvement, derrière l'une des caisses. Une forme molle et sombre se déplaçait lentement au ras du sol. Un mufle carré se releva, un mufle d'ours... Parbleu, c'était Micha ! Il était donc là, déployant son fluide maléfique autour de lui... Le docteur pouvait presque le sentir s'insinuer dans son esprit.
        " ...et ensemble, le peuple secouera les chaînes de la servitude et, dans un élan sublime, montera à l'assaut de la passerelle. Mais ce n'est pas encore là que s'achèvera, camarades, notre longue marche vers la paix, la liberté et l'écrasement des traîtres séditieux stipendiés par le parti de l'argent. Car une fois que nous serons maîtres du vaisseau, nous mettrons fièrement les voiles vers la Terre de nos aïeux, pour y porter la civilisation et la lumière du bolchevisme révolutionnaire, selon l'enseignement du camarade Léon Trotsky.
       - Poil au kiki ! "
       C'en était trop pour le docteur, qui était sorti du rang, jouant des coudes et de l'oriflamme pour parvenir jusque devant les caisses.
        " Mais de que ? S'exclama l'orateur interloqué.
       - J'extirperai de vous la folie qui vous ronge, dussè-je pour cela vous empaler là-dessus jusqu'au dernier. Allez, sors de là, bête de l'apocalypse, que tous voient ton groin répugnant. Viens te battre comme un homme !
       - Emparez-vous de ce réactionnaire ! Hurla Sam Shortlife d'une voix tremblotante. "
       D'un auguste moulinet, Khunduz tint en respect les trois gros bras du service d'ordre qui avaient fait mine de s'approcher. Il ne gagnait ainsi que quelques secondes, mais espérait que ça suffirait.
        " Allez, montre ton vilain museau, et affronte moi. On va enfin savoir si un tigre de papier peut vaincre un gros ours plein de merde !
       - BraaaAAââoooth... rugit soudain la bête.
       Et le bolchomorphe se dressa alors de toute sa hauteur. Il n'avait plus rien de l'ourson chétif recueilli sur Nabout, c'était maintenant une créature plus lourde qu'un taureau de combat, au pelage noir comme la suie, aux yeux rouges et lumineux, et de sa gueule immense et béante, on ne distinguait qu'une rangée de crocs éburnéens. C'était un monument de malévolence, un démon d'autant plus terrifiant qu'il n'était pas issu d'une création mystique, mais de la volonté d'êtres pensants. Et d'un seul coup, Khunduz sentit sa résolution fondre comme neige au soleil, il aurait juré que tout le sang s'était retiré des muscles de ses bras, et que ses jambes étaient désormais aussi incapables de le porter que celles d'un bébé.
        " Camarade ours, mais je ne... Commença Sam Shortlife avant d'être déchiré par un coup de patte d'une force prodigieuse. Puis le monstre fou de rage fit voler les caisses en éclats et s'avança vers Khunduz, qui se vit alors assailli par une violente attaque mentale. Et il entrevit alors tous les avantages sociaux que l'on pouvait obtenir d'une négociation paritaire tripartite et comprit la nécessité de l'action syndicale comme seule force de proposition capable de faire pièce au dogme économique dominant dans le cadre de la défense d'une optique collectiviste des relations marchandes. Horreur ! Bravement, notre elfe repoussa ces pensées abjectes hors de son cortex, se cramponna à la hampe de sa lance et remercia le dieu des cuites de l'avoir fait ivre. C'est sur le terrain physique qu'il contre-attaqua, visant le cœur de la bête furieuse dès qu'il eut une ouverture. Las, son allonge était approximative et il manqua son but, effleurant le flanc du monstre. Il eut le temps de porter une seconde attaque, mais alors qu'il allait lancer la troisième, l'ours immense empoigna la lance, l'arracha sans peine des mains du docteur et la projeta négligemment derrière lui.
       Ah, quelle arme bien piètre ! Cette bannière qui aurait dû lui assurer la victoire n'avait eu aucun effet sur les sortilèges du bolchomorphe, c'était une trahison désespérante, et pourtant, dès qu'elle lui fut ôtée, le shaman se prit à la regretter car, pour inefficace qu'elle eut été, elle n'avait pas moins constitué une défense contre la violence déchaînée du plantigrade maléfique. Ne pouvant combattre, il résolut de fuir aussi longtemps qu'il le pourrait les griffes et les crocs de la bête qui n'avait plus pour objectif que sa destruction. Il trouva refuge derrière de lourdes bobines de fil de fer, contourna un empilement de câbles usagés qu'on avait oublié de jeter, grimpa sur trois caisses parvint à monter sur une passerelle. Hélas, si l'ours n'était pas très véloce, lui-même ne l'était guère plus, engoncé dans son scaphandre, et son ennemi n'avait à aucun moment perdu sa trace. Au moins pouvaient ils combattre à leur aise dans la vaste arène de la salle de chargement, car les convives de la réunion, frappés d'horreur par l'incompréhensible combat et ne sachant quel parti prendre, avaient d'un bel ensemble regagné la sortie et soigneusement verrouillé les écoutilles internes. Massés devant les vitres blindées qui entouraient la salle de chargement, ils regardaient maintenant se dérouler ce duel prodigieux, n'osant s'en mêler.
       Jusqu'au moment où l'un de ces braves spectateurs décida de tirer le levier qui actionnait l'écoutille extérieure, sans qu'on sut jamais s'il désirait par là aider le bolchomorphe, secourir Khunduz ou simplement rigoler un coup.



    16 ) La lutte finale
       

       DS 619.8



       Reconnaissant le son caractéristique du lourd verrou, il n'eut que le temps d'enrouler un filin autour de son bras gauche, priant pour que l'autre extrémité fut solidement attachée quelque part. La porte s'ouvrit d'un coup, et l'irrésistible force de succion l'expédia en une fraction de seconde dans le vide interplanétaire. Il n'eut pas le temps d'avoir peur. Un choc d'une violence extraordinaire lui déboîta l'épaule. Ce maudit filin était bien accroché quelque part, mais dieu, qu'il était long ! Lorsqu'il rouvrit les yeux, ce fut pour apercevoir des planches, des tôles et divers débris catapultés avec lui par la dépressurisation, filant en trombe autour de sa personne. La grande écoutille du Disko, bouche ouverte sur un monde de lumière, était à cinquante brasses, autant dire à l'autre bout de la galaxie, mais le solide câble qui le reliait à son astronef semblait avoir parfaitement résisté au choc. Soudain, notre docteur eut un mouvement si rapide que même l'action réflexe d'un nerf n'aurait su l'expliquer, sans doute s'agissait-il d'un pur instinct de conservation qui avait décidé d'agir directement par les muscles sans passer par les lentes allées d'un système nerveux capricieux. Sa main droite se tendit pour attraper un objet long qui tournoyait trop vite pour être identifiable. Il le regarda. Et malgré sa situation précaire, suspendu au-dessus d'une planète morte, tournoyant à quelques brasses d'un astronef fou et uniquement séparé de la mort par une mince épaisseur de verre et de métal douteux, il ressentit une allégresse aussi immense que brève en constatant que de nouveau, il était en possession de l'oriflamme sacré.
       De courte durée, car dans le même temps, il vit du coin de l'œil la forme noire et massive du monstre sortir du vaisseau, agrippé à la coque par ses griffes rivées dans les plaques d'électrargyre, il évoquait irrésistiblement une tique obèse. Ni le froid, ni le vide ne semblaient l'atteindre le moins du monde. Il poussa un hurlement muet, et soudain, horreur, il trancha sèchement la corde, dernier lien de Khunduz avec le monde des vivants. Le docteur crut déceler chez son ennemi, pendant une infime fraction de seconde, l'éclat d'une joie mauvaise lorsqu'il le condamna à une mort lente et solitaire.
       Existait-il sort plus abominable que d'être projeté dans l'espace, sans secours aucun à attendre de quiconque ? Le docteur avait peine à se le figurer. L'horreur de sa situation le frappait de tout son poids tandis qu'il tournoyait, s'éloignant lentement de l'immense soucoupe. Aurait-il seulement accompli sa mission qu'il aurait pu périr l'esprit en paix, sachant sa planète sauvée, mais il fallait qu'il lui soit donné d'assister au triomphe de l'ours maléfique qui rampait avec obstination vers le sommet du vaisseau. Qu'allait-il donc y faire, ce rejeton du malin ? Khunduz frémit lorsque le rayon nu d'un soleil impitoyable éclaira pleinement le monstre. De prime abord, il était devenu informe et gras. Mais l'œil acéré de l'elfe décela dans sa silhouette distordue les prémisses de l'horrible transformation qui l'affectait : une petite tête lui avait poussé sur l'épaule, semblable en tout à la véritable tête de l'ours. Des embryons de pattes suivaient, ils s'agitaient déjà. Le monstre était en train de se reproduire, de se diviser. Sans doute était-ce pour cette raison qu'il cherché trouvé refuge à l'extérieur du vaisseau, pour se livrer en toute quiétude à l'abominable scissiparité qui était son mode de reproduction. De toute évidence, le monstre était vulnérable durant cette phase délicate.
       Ah, quel cruelle plaisanterie ! Khunduz flottait là, à moins de cent pas de son ennemi exécré, son arme à la main, et pourtant, il n'avait aucun moyen de le rejoindre pour l'achever. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était voir le Disko s'éloigner, seconde après seconde, dans la nuit étoilée, rapetisser jusqu'à n'être plus visible, puis périr de froid ou d'asphyxie, selon lequel de ses systèmes rendrait l'âme le premier. Aurait-il seulement le courage de mettre fin à ses jours avant d'agoniser dans son scaphandre ? Le docteur songea qu'il avait encore, dans le compartiment idoine, la petite flasque de liqueur 4D. Il y porta la main, puis se souvint qu'il n'avait aucun moyen de la porter à ses lèvres. Il fut prit d'un rire qui tenait plus du hoquet amer.
       Le plan s'imposa alors à lui avec la force d'une évidence. Dans d'autres circonstances, il n'y aurait même pas songé, mais le dénuement dans lequel il se trouvait réduisait considérablement les variables de cette fatale équation qui ne connaissait que deux issues, la vie ou la mort. Tout était devenu simple dans sa tête. Il calma ses tremblements, il aurait besoin de toute sa dextérité. Il palpa du bout des gants la valve d'admission de son système de stockage de l'oxygène. L'étendard serré entre ses genoux, il dévissa le bouchon de sa flasque et la colla aussitôt contre la valve caoutchouteuse, qui s'y aboucha hermétiquement. Il secoua le récipient pour faire couler le contenu dans les tuyaux qui alimentaient le phoque nain en eau potable. Et les mains crispées sur les buses d'expulsion des gaz, attendit les premiers tressaillements.
       Lorsque le fluide étrange pénétra dans les entrailles du phoque nain, cet alcool plus pur que de l'alcool pur entra en contact avec l'oxygène surconcentré stocké à l'intérieur du pinnipède. Par une réaction d'oxydoréduction extrêmement exothermique, comme disent les chimistes qui veulent expliquer l'apparition inopinée d'un cratère à la place de leur laboratoire, l'animal se mit soudain à se consumer et à émettre d'énormes quantités de gaz incandescents sous pression. Avec adresse, Khunduz parvint à les expulser dans les tuyères articulées de son scaphandre de manière à contrôler sa rotation, puis prit de la vitesse et se mit sur une trajectoire d'interception du Disko. Brûlant de se venger, il parvint même à viser l'ours mitotique avant de se retrouver à cours de carburant. Il serra alors sa précieuse lance contre sa poitrine et la pointa contre la bête pulsante et bavante qui se tortillait maintenant dans les douleurs de quelque monstrueux enfantement, la bête qui se rapprochait d'ailleurs à une vitesse bien plus élevée qu'il ne l'avait escomptée.
       Le choc lui fit sans doute perdre conscience l'espace d'une seconde, mais étrangement, il ne lâcha pas sa lance. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il la tenait toujours bien serrée. Le problème, c'est que l'autre bout était planté dans une créature extraterrestre furieuse d'avoir été dérangée à un moment délicat. Expulsé de la coque par la collision, Micha et Khunduz flottaient maintenant à quelque distance du vaisseau qui défilait sous eux. Au moins, se dit le praticien avec quelque motif de satisfaction, il emporterait l'animal maudit avec lui dans son voyage éternel autour de Nabout. Las, bien que blessée, la créature ne manquait pas de ressources. Il était donc vrai que le bolchomorphe pouvait changer d'aspect : il lui suffit de tendre une patte qui s'allongea démesurément, et accrocha un sabord externe. D'un spasme douloureux, l'ours expulsa l'arme fichée dans sa chair - si l'on pouvait appeler ça une chair - et tenta de recouvrer quelques forces avant d'en finir avec cet agaçant bipède.
       En des circonstances plus ordinaires, Khunduz aurait été catastrophé d'un tel revers et aurait sans doute noyé sa déception dans la boisson. Mais notre héros en était au point où la rage obscurcissait son jugement autant que sa vue. Lorsqu'il retomba sur la surface d'électrargyre, il trouva sans peine une prise, et n'hésita pas une seconde avant de charger derechef son adversaire.
       Et c'est alors que cédèrent les cordelettes dorées qui maintenaient la bannière contre l'oriflamme, après des millions d'années de vieillissement et les fatigues d'un violent combat. Il n'y avait pas de vent dans l'espace, et pourtant, la bannière flottait bel et bien, comme agitée d'un souffle divin. Tandis qu'il se ruait contre l'ours furieux, Khunduz contempla l'ancien oriflamme de l'Union. Treize bandes horizontales, blanches et rouges alternativement, rappelaient les treize cités évacuées avant qu'elles ne tombe sous le joug du péril rouge, tandis qu'un large rectangle reprenait l'ancienne bannière de la Rivière Bleue d'Etoiles qui avait donné asile à leurs réfugiés. Et le pouvoir de l'antique artefact se déploya enfin, emplissant le docteur d'une force qui, l'espace d'un instant, lui sembla infinie. Reconnaissant d'instinct les couleurs de ses antiques ennemis, le monstre se figea devant l'imminence du péril. Les mâchoires de Khunduz se desserrèrent, et laissèrent sortir un cri de bataille.
        " Meurs, vermine bolchevique ! "
       Embroché, transpercé en plein cœur, tel fut le destin du mal ancien venu de Nabout, qui périt ainsi d'une mort douloureuse, quoi que brève, tandis qu'au loin se levait la Terre, innocente étoile bleue pâle émergeant de l'horizon de la planète morte.
       Et malgré la fatigue qui engourdissait ses membres et l'oxygène qui se faisait rare dans son scaphandre, le noble guerrier trouva encore la force de se redresser, de porter la main à son cœur, et d'entonner l'antique chant de glorification de la Bannière Etoilée.
       
       
    Oh, say can you see, by the dawn's early light,
       What so proudly we hailed at the twilight's last gleaming?
       Whose broad stripes and bright stars, through the perilous fight,
       O'er the ramparts we watched, were so gallantly streaming?
       And the rockets' red glare, the bombs bursting in air,
       Gave proof through the night that our flag was still there.
       O say, does that star-spangled banner yet wave
       O'er the land of the free and the home of the brave?
       

       Et c'est ainsi, amis lecteurs, que la paix et la liberté de notre planète furent à jamais préservées du gauchisme. C'est ainsi que grâce au vaillant docteur Khunduz, digne défenseur du bon droit, nous fut épargné la peste communiste, n'oubliez jamais le nom de ce fier héros de la démocratie. Car sachez, jeunes gens, que partout où menace l'hydre bolchevique, il se dressera des hommes probes et décidés qui, les armes à la main et la vertu chevillée au corps, défendront les nobles idéaux de la Paix, la Liberté et la Justice pour tous. Ainsi en a-t-il toujours été, et ainsi en sera-t-il toujours ainsi.
       God bless America.