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Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON,  La Reproduction, éléments pour une théorie du système d'enseignement.

 

Publié aux Editions de Minuit en 1970, cet ouvrage de 282 pages comporte deux parties d’importance inégale. Dans le Livre I, d’environ 70 pages, fondements d’une théorie de la violence symbolique sont exposés les principes théoriques et les hypothèses de travail ; le Livre II, le maintien de l'ordre, apparaît comme une application de ces principes au système éducatif français. L’ouvrage, qui s’inscrit dans le cadre d’une sociologique critique d’inspiration structuraliste, eut un fort retentissement lors de sa parution et reste une référence en sociologie de l’éducation. Il  se propose de dévoiler les fonctions cachées de l'école qui, loin de réduire les inégalités sociales, contribuent à les reproduire, à l’insu des agents sociaux.

 

I. L'École EST UN INSTRUMENT CACHE DE DOMINATION

A. La culture scolaire est une culture de classe .

·        La culture scolaire est la culture de la classe dominante, transformée en culture légitime, objectivable et indiscutable. En fait, elle est arbitraire et de nature sociale. Elle est le résultat d'une sélection qui définit ce qui est estimable, distingué ou, au contraire, vulgaire et commun. « La sélection de significations qui définit objectivement la culture d'un groupe ou d'une classe comme système symbolique est arbitraire en tant que structure et les fonctions de cette culture ne peuvent être déduites d'aucun principe universel, physique, biologique ou spirituel, n'étant unies par aucune espèce de relation interne à la « nature des choses » ou à une « nature humaine » ». La sélection des disciplines enseignées de même que le choix des contenus disciplinaires sont le produit de rapports de force entre groupes sociaux. La culture scolaire n'est donc pas une culture neutre mais une culture de classe.

·        Les critères de jugement de l'excellence scolaire par le corps enseignant sont des critères sociaux. L'école se voit déléguer par le groupe dominant le pouvoir d'imposer des contenus conformes aux seuls intérêts de ce groupe. Les épreuves orales peuvent être considérées comme des “épreuves de manières”, sanctionnant davantage la forme que le fond, sur la base de signes subtils de reconnaissance sociale qui transparaissent de la posture, de l'intonation, de ce que les jurys appellent « la présence », la finesse ou le « bon  goût ».  Les épreuves écrites comme la dissertation révèlent les mêmes dispositions dans le « style » employé. Dès lors, les critères d'évaluation formels sont moins importants que les normes informelles et implicites. Ce que l'on juge est moins l'excellence scolaire, que l'excellence sociale des candidats.

·        Le rapport pédagogique est un rapport de force. En en occultant l'arbitraire et en se faisant reconnaître comme instance légitime d'imposition, le système scolaire légitime la hiérarchie des cultures. « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel ». Il assure cette fonction de légitimation en imposant aux classes dominées la reconnaissance du savoir des classes dominantes. Ainsi, « un des effets les moins aperçus de la scolarité obligatoire consiste dans le fait qu'elle parvient à obtenir des classes dominées une reconnaissance du savoir est du savoir-faire légitime (…) entraînant la dévalorisation du savoir et du savoir-faire qu'elles maîtrisent effectivement. » De surcroît, l'école se montre « indifférente aux différences » de public, donc d’habitus. Elle cultive le sous-entendu et l'implicite, à tel point qu'on peut parler de « pédagogie de l'absence de pédagogie ». On présuppose une bonne volonté culturelle, un désir de connaissances, la possession d’une « culture libre » comme la musique ou la littérature non enseignée explicitement en milieu scolaire.

B. L'idéologie du don voile les mécanismes de la reproduction

·        L’idéologie du don est conforme au sens commun. Pour que l'école puisse assurer la reproduction sociale, elle doit se doter d'un système de représentation fondée sur la négation  de cette fonction. « L'idéologie du don », au fondement de la création de l'école républicaine,  postule que les inégalités de réussite à l'école reflète des inégalités d'aptitudes, considérées comme innées. Dès lors, elle s'accompagne de l'idéologie méritocratique qui affirme que tout individu peut accéder aux positions sociales que lui permettent ses talents, son travail, ses goûts. L'école va donc traiter comme égaux en droits et en devoirs tous les individus sous prétexte d’assurer l'égalité des chances scolaires, en niant toute différence d'origine sociale.  Elle s’inscrit ainsi dans l'idéologie politique  libérale qui fait de la liberté individuelle la valeur fondamentale de la société, reconnaissant à l'homme le droit à l'autonomie, à l'initiative, à l'épanouissement de ses potentialités. Cette idéologie est partagée par les membres du corps enseignant.

·        L'idéologie du don légitime les inégalités scolaires et donc sociales La neutralité proclamée des enseignements conduit, en réalité, à l'exclusion des classes dominées. Dans les faits, les critères de la réussite sont des critères sociaux et non scolaires. La hiérarchie scolaire est en fait une hiérarchie sociale voilée par l'idéologie du don. Avec l'idéologie du don, l'école va “naturaliser le social”, transformant des inégalités sociales en inégalités de compétences. « Rien n'est mieux fait que l'examen pour inspirer à tous la reconnaissance de la légitimité des verdicts scolaires et des hiérarchies sociales qu'ils légitiment, puis­qu'il conduit ceux qui s'éliminent à s'assimiler à ceux qui échouent, tout en permettant à ceux qui sont élus parmi un petit nombre d'éligibles de voir dans leur élec­tion l'attestation d'un mérite ou d'un « don » qui les aurait fait préférer en toute hypothèse à tous les autres »

 

L'école sert d'instrument de légitimation des inégalités sociales. Loin d'être libératrice, elle est conservatrice et maintient la domination des classes populaires.

 

II. L’École EST UN INSTRUMENT CACHE DE REPRODUCTION SOCIALE

 

A. Les classes populaires sont soumises à une violence symbolique qui provoque leur elimination

·        Plus la distance entre la culture scolaire et la culture du milieu d'appartenance sera faible, plus la réussite dans l'institution sera élevée. Les enfants des classes supérieures disposent d'un capital culturel hérité de leur famille. Celui-ci se compose d'un capital culturel incorporé sous forme d'outils intellectuels : grâce aux interactions dont ils bénéficient dans leur famille, les enfants des catégories aisées font preuve  en moyenne d'un niveau  de développement opératoire plus précoce, ainsi  que d'un type de langage mieux adapté aux exigences de l'école. Par ailleurs, l’environnement de ces enfants est propice aux apprentissages ( accès aux livres, œuvres d'art, voyages, médias…) et expliquent leur réussite scolaire. Ces acquisitions, constitutives de l'habitus, produiront leurs effets tout au long du parcours scolaire. Dès lors, il n'est point étonnant que les  héritiers”, étudiants issus de la bourgeoisie, soient sur-représentés dans les universités par rapports aux “boursiers”, à l'origine sociale modeste.

·        L'absence d'homologie entre la culture des catégories défavorisées et celle des catégories dominantes, due à la différence d'héritage culturel, provoque l’élimination des catégories défavorisées. La sélection scolaire est une sélection sociale.  A la différence des “héritiers”, les élèves éloignés de l'institution scolaire ont tout à y apprendre, et doivent réaliser, pour réussir, un véritable processus de déculturation. En témoignent, parmi d'autres, les différences de langue. La langue bourgeoise communique un certain rapport au langage, une certaine tendance à l'abstraction et au formalisme, à l'intellectualisme, toutes caractéristiques qui font partie des normes linguistiques de l'école. La langue populaire se manifeste, au contraire, par une tendance à majorer le cas particulier, par une certaine tendance à la gouaillerie et la gaillardise, peu conforme à la langue scolaire. L'acquisition de la culture scolaire est une forme de violence symbolique. Tout se passe en effet comme si les membres des classes dominées devaient apprendre une langue étrangère. Cette déculturation, au sens de perte de la culture d'origine,  s'impose pour garantir la survie dans l'institution. A défaut, le verdict scolaire prononcera leur exclusion.

·        Mais le système le plus puissant qui écarte les membres des classes populaires de l'institution scolaire est l'habitus . Produit de l'intériorisation des conditions objectives, il provoque une auto-élimination des catégories défavorisées. Les individus apprennent à anticiper leur avenir conformément à leur expérience du présent, et donc à ne pas désirer ce qui, dans leur groupe social, apparaît comme éminemment peu probable. Ainsi, la conviction que l'école peut constituer un moyen de maîtriser sa trajectoire sociale sera plus répandue chez ceux qui ont une chance  raisonnable d'y réussir. Les classes populaires se montrent donc moins disposées à fonder leur espoir d'ascension sur l'école et leurs enfants seront décrits comme “moins ou peu motivés”. Cette argumentation écarte des explications du sens commun, très répandues, faisant de l'élimination des catégories défavorisées un produit d'une inaptitude aux études ou d'un manque de ressources économiques.

 

B. La “democratisation” de  l’enseignement  est un leurre

·        La croissance des effectifs a peu modifié les chances d’accès des différentes classes au système scolaire. La concurrence entre les différents utilisateurs de l'institution scolaire a provoqué une translation globale de la structure des chances d’accès tout en maintenant les écarts relatifs entre les classes « l'enseignement supérieur a connu un accroissement très rapide, souvent imputé à une démocratisation du recrutement, la structure de la distribution des chances scolaires selon les classes sociales s'est effectivement déplacée vers le haut, mais à peu près sans se déformer » Ceci n'a pu qu'engendrer un certain désenchantement des catégories populaires face à une institution scolaire incapable de garantir un emploi conforme aux attentes liées à la possession du titre.  Ainsi, « …le baccalauréat(…) ne suffit plus à assurer automa­tiquement l'accession aux fonctions de cadre supérieur. »

·        Les différences qualitatives s'avèrent encore plus discriminantes. Aux inégalités d'accès à l'enseignement vont se substituer progressivement des inégalités de cursus à travers des filières et des options qui délimitent des parcours fortement hiérarchisés par la valeur qui leur est attribuée et par la composition sociale de leur public. « Les étudiants originaires des classes défavorisées s'orientent plutôt vers les facultés des lettres et des sciences et les étu­diants originaires des classes favorisées vers les facultés de droit et de médecine.… Bref, plus on descend dans la hiérarchie sociale et plus l'accès à l'enseigne­ment supérieur doit être payé d'une restriction des choix allant pour les catégories les plus défavorisées jusqu'à la relégation à peu près obligatoire dans les études de lettres ou de sciences. »

           

Contrairement à l'affirmation que l'Ecole est une institution neutre au service d'un savoir universel et rationnel, permettant la promotion individuelle, la sociologie bourdieusienne a montré qu'elle est à la source de la reproduction des privilèges culturels. Cette conclusion fit l’objet de vives polémiques, notamment avec R. Boudon. Elle fut aussi, après une période de « fatalisme pédagogique » dans les années 70, à l’origine d’expériences pédagogiques innovantes visant à surmonter le « handicap culturel » des catégories défavorisées.

 

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