Lettre
au
lecteur 3 de Jean Pierre
Ceton
du 19/06/1998
retour page principale
La nouvelle frontière de l’écrit
Une langue qui vivrait
Plus
d’histoires
La
nouvelle frontière de l’écrit
Q ue vient donc faire un écrivain sur internet ?
Beaucoup d’amis
écrivains m’opposent un regard d’incompréhension quand je
leur parle de cette page où je propose
régulièrement de nouveaux écrits.
Je sais que leur attitude
s’explique par la peur de ce qu’ils appellent le débordement
technologique
autant que par une crainte de voir disparaître le livre, mais
aussi
l’écrit et la culture qui va avec.
Pourtant quiconque va sur
internet découvre tout de suite l’omniprésence de
l’écrit,
et non sa mise en cause par les nouvelles technologies.
Ainsi internet est-il un
nouveau support de diffusion pour l’écrit. Et par
conséquent un support différent de celui du livre, alors
qu’il y a peu de temps encore cette
séparation de l’écrit et du livre était absolument
impossible
à concevoir.
A travers cette
séparation, l’écrit connaît certainement sa plus
grande révolution depuis qu’il existe.
Il est opportun de se
rappeler que l’invention de l’écrit a désigné le
début de l’Histoire, ou que l’Histoire est cette période
récente de la vie sur Terre qui naît avec
l’écriture.
C’était il y a plus
de cinq mille ans en Mésopotamie, puis en Grèce.
Peut-être ailleurs. Ensuite l’écrit a connu une longue
période de pratique faible, peu répandue, en raison de
l’incommodité des supports par exemple. Et aussi du très
petit nombre de gens qui s’en préoccupaient, dont une
majorité ne pratiquaient que la copie. Jusqu’au grand déclenchement de
l’imprimerie.
Avec le recul, on comprend
que l’écrit n’était pas quelque chose de naturel.
Que
son apparition a constitué un véritable sursaut mental.
Un
dépassement inouï, une novation formidable pour s’extirper
du
terrier mental.
A 2000 ans du calendrier
grégorien, on n'a jamais autant écrit, ni imprimé,
diffusé et lu
de livres. En moyenne on lit peut-être moins de livres que
les
plus grands lecteurs du début du XXe siècle, en raison de
la
multiplication des activités possibles, mais il y a beaucoup
plus
de livres et beaucoup plus de lecteurs.
Le livre, support papier,
va en toute probabilité continuer de se développer, et
pas
seulement parce que il n’est ni complètement facile ni vraiment
agréable de lire sur écran.
Dans le même temps,
l’écrit pourrait véritablement «exploser» sur
le réseau électronique. On peut imaginer en effet que
grâce
à ses qualités propres, (immédiateté de
transmission, système des liens etc. ) ce nouveau support
provoque un réel foisonnement d’écriture. Et c’est
peut-être là l’important, je veux dire le
développement de l’écrit.
D’abord parce que cette
nouvelle frontière de l’écrit se traduira
nécessairement par une nouvelle frontière mentale.
Ensuite parce que le
réseau électronique, support parallèle au livre,
est aussi un support de liberté pour celui qui écrit.
Puisqu'il permet de
s’adresser directement
aux lecteurs, c’est à dire à d’autres individus, sans
passer
par le filtre inévitable de l’édition et sa contrainte du
soi-disant respect pour le public, dit «grand», au
détriment
souvent de l' <information>.
Dire cela, c’est exprimer
la passion que j'éprouve pour l’écrit quel qu’en soit le
support, tout autant pour l’écrit livre que pour l’écrit
numérique.
Parce qu’écrire,
c’est comprendre l’histoire des humains et des civilisations à
travers la
mémoire que porte la langue.
Parce qu’écrire
c’est essentiellement nommer et donc produire de la
réalité.
La nouvelle
frontière de l’écrit, c’est l’invention du monde
après l’Histoire.
haut de
page
Défendre
la langue, si j’ose dire, n’est plus suffisant pour la défendre.
Il faudrait même que
les défenseurs de la langue française, ceux qui veulent
lui conserver «sa» pureté du 17e ou 18e
siècle,
se rendent compte qu’ils sont en train de la «suicider».
A l’origine de cette
attitude de défense, il y a selon moi une conviction
puérile, selon laquelle ce qui vient du temps passé est
meilleur que ce qui pourrait advenir.
Je dis : Pourquoi
ne faudrait-il pas changer cette langue alors qu’elle a en
réalité toujours changé ?
Elle a beaucoup
changé, me répond-t-on, mais moins depuis un
siècle, comme si elle s’était stabilisée, comme si
elle était arrivée à maturité. Parvenue
à une sorte de perfection,
se reprend le Monsieur.
D’abord je pense
: Est-ce qu’une langue peut exister en dehors du temps ?
Puis : Quelle
vision de la vie ont donc ces gens pour croire qu’une langue puisse
être mûre
au point de ne plus changer tandis que la vie de ceux qui la parlent ne
cesse
de se modifier ?
Je mets en avant la
contradiction existant entre les logiques contemporaines objectives et
les logiques des règles du français, bien
antérieures aux logiques d’information…
Je me défends
: Non il ne s’agit pas d’imposer une logique mathématique
à la langue mais de l’accorder aux logiques de la vie
contemporaine. On ne peut pas demander aux enfants d’être
logiques dans leur raisonnement et persister à les punir s’ils
ne respectent pas des règles illogiques et souvent
contradictoires…
J’insiste : Il
s’agit bien de promouvoir une libération de la langue, comme on
a
dit la libération des corps.
La libération de la
langue c’est écrire ce que l’on dit, vit et rêve.
C’est s’approprier la
langue comme on devrait le faire de notre santé, de nos amours
et
de nos destins. C’est choisir de l’inventer, donc sortir de la
répétition séculaire.
C’est d’abord se
libérer du péché de la faute, résultant du
non respect de règles formelles obsolètes. Et refuser le
plaisir pervers des pièges à fautes des dictées de
l’école ou des jeux télévisés.
C’est aussi comprendre que
la grammaire n’est pas «table de la Loi» mais l’histoire
d’une pratique. C’est donc libérer la langue de formes
archaïques afin
d’éviter la séparation croissante entre langue
parlée et langue écrite, et bientôt entre la langue
de l’écrit du livre et celle de l’écrit d’internet.
C’est choisir d’y
introduire des connaissances nouvelles au risque d’abandonner des
formes anciennes, tout comme il faudrait se séparer de la
mère Histoire, en douceur, pourquoi pas? comme d’une mère
trop aimée dont on sait cependant qu’il faut la quitter pour
vivre sa vie.
La libération de la
langue entraînerait une révolution mentale dont on ressent
tous le besoin, même si l’on peut en craindre la disparition du
«soi» que nous sommes en ce moment.
haut de
page
Plus d’histoires
I l
n’y a plus d’Histoire, ou bien nous l’avons quittée.
On le sent, on le sait que
l’Histoire s’efface sous nos pas.
A chaque archive
disponible, nous découvrons notre Histoire comme si nous n’en
avions jamais été. Et commençons ainsi d’avoir un
sérieux recul pour la juger.
Même si l’Histoire a
été belle dans sa fureur, elle nous apparaît en
effet être une histoire de cruauté et de prédation.
D’esclavage et de domination. D’ignorance et de mégalomanie
autocentrée.
Découvrir ce qu’a
été l’Histoire expliquerait d’ailleurs pour une part la
dépression «fin de siècle» qui semble
atteindre les populations
de toutes les cultures.
Pourtant je ne clame pas
la fin de l’Histoire. ce serait aussi ridicule que d'imaginer avoir
décrété la fin de la pré-Histoire au
début de l'Histoire....
Je dis qu’une phrase mille
fois répétée, selon quoi le monde moderne serait
déshumanisé, pourrait bien se renverser.
Il se pourrait en effet
qu’un monde humain se construise, c’est à dire selon l’humain.
Il
se pourrait que le monde enfin s’humanise après avoir
été tellement naturel.
Tout comme la naissance de
l’écrit a désigné le début l’Histoire,
aujourd’hui se libérer de l’Histoire, la transgresser dans un
sens général d’écriture, par un
développement inouï de l'écrit, serait pour l’humain
opérer un nouveau sursaut mental.
Ce serait
résolument inventer le monde de l’humanité.
En tout cas, s’il n’y
a plus d’Histoire, cessons donc de nous faire des histoires pour rien.
1998
/ tous droits
réservés
/ textes reproductibles sur demande
retour page principale
Ecrire
à jean
pierre ceton