Ecrivons tout de suite qu’il
ne s’agit pas de mettre
en cause des personnes en tant que telles, mais plutôt une
attitude
historique dite académique. Celle qui ponctue la pente
d’évolution du concept d’académie, depuis le nom grec originel
jusqu’au sens contemporain.
Aujourd’hui académique
signifie,
au mieux, classique, et en général un peu ringard, au
pire
pompier comme cela se disait pour un certain art du siècle
précédent.
C’est pourquoi, si dans une
existence
j’avais été académicien, je jure que je n’aurais
eu
de cesse d’œuvrer afin que ce sens d’académique reprenne celui
de
Platon et s’attache à l’idée de création et non de
conservation.
J’en aurais fait une question de dignité.
Car ce dont il est question
c’est
de cette attitude qui consiste à regarder passer le train des
événements,
puis à édicter que non décidément ce train,
donc
la réalité, la pratique, les faits même, disons
l’usage,
n’est ni correct ni juste ni orthodoxe. Et que de plus, il constitue
d'évidence
une détérioration par rapport à ce qui se faisait
antérieurement.
Les déclarations de
principe de l’Académie française à propos de la
féminisation des fonctions témoignent de cette attitude
académique qui relève
en vérité d’une idéologie conservatrice, voire
intégriste,
en ce qu’elle refuse toute évolution au nom du respect
intransigeant
de la tradition. Ne devrait-on pas en effet tout autant
féminiser
les fonctions nouvellement occupées par les femmes, que
masculiniser
celles jusqu’alors réservées aux femmes lorsque des
hommes
désormais les exercent?
Cette attitude s’illustre
également dans le discours des académiciens
français à propos de
la langue. Ainsi le secrétaire perpétuel de cette
institution a-t-il l’habitude d’affirmer qu’on parlait bien le
français au
17eme siècle.
Ce qui paraît signifier
que
nous ne le parlons plus bien, et qu’au fond malgré toutes nos
connaissances
contemporaines et nos avancées technologiques, nous sommes de
pauvres
«cloches» devenues incapables de parler cette langue
parfaite
du 17ème. On en viendrait à regretter d’être
nés
trop tard, on en reste un peu culpabilisés.
Cependant on doit se rappeler
que
l’Académie a justement été créée au
17ème
siècle, avec pour mission de surveiller le langage, donc la
langue
française du 17ème siècle… On peut alors se
révolter
contre cette affirmation, on peut aussi la prendre au mot.
Si on a bien parlé le
français
au 17ème siècle, c’est peut-être que nous ne
parlons
plus ce français du 17ème, qu’en tout cas nous le parlons
de
moins en moins. Et on peut en déduire que quiconque voudrait
écrire
ou parler aujourd’hui le français du 17ème
n’écrirait
ou ne parlerait pas bien le français de notre époque.
Car il y a d'évidence
un
français contemporain qui se développe, tant bien que
mal,
différent certes, mais pas plus pauvre que le français du
17ème
(voir la densité des dictionnaires récents). Pas plus
pauvre
certes, mais généralement perçu comme moins pur,
et
même considéré comme bâtard puisqu’issu de
formes
antérieures jugées supérieures.
Il est vrai que toute
l’histoire de la langue est celle d’une déformation des mots ou
d'un glissement des significations (comme on l’a vu pour
académie et académique). Mais elle est aussi celle d’une
complexification des concepts attachés aux mots qui part le plus
souvent d’un sens premier, très pratique et très concret,
pour aboutir à un sens figuré ou abstrait
(voir la transformation du concept de pur, ou bien du mot
communication, de
commun qui viendrait de «avec mur»).
Il y a surtout un
français d’aujourd’hui, en puissance, qui pourrait
«écrire et dire» encore mieux, si on le laissait se
développer, de sorte de parvenir au plus proche des
significations à transmettre, au plus proche des
concepts à formuler, au plus proche des données de vie
à
exprimer et à intégrer.
Il y a en somme un
français qui serait le plus souvent bridé, un
français au potentiel formidable
qui ne demanderait qu’à pousser notre langue vers une
qualification
de vivante et non plus d’idiome du passé en danger.
Il faudrait pour cela accepter
que
les transformations de la langue ne sont pas forcément des
maladies mais qu’au contraire elles peuvent constituer de nouvelles
richesses. Le plus
souvent, la déformation d’une forme correspond à
l’émergence d’une autre signification.
Il faudrait aussi que les
académiciens, en particulier, se réjouissent tout autant
d’inventer des mots nouveaux que de redécouvrir de vieux mots
disparus (et pourquoi pas? bien sûr!).
Si l’un d’eux pouvait se féliciter, lors d’une émission
télévisée,
d’avoir réintroduit l'ancien mot «sébile»,
proposer
un néologisme continue de relever du péché.
«On
me pardonnera cet horrible néologisme», s’excuse par
exemple
tel chercheur qui pourtant en a besoin pour exprimer un concept qu’il
vient
de créer, et qui est dans cette nécessité
s’il
veut poursuivre -en français- son travail de recherche, parfois
dans
une discipline qui n’existait pas il y a trente ans.
Il faudrait encore que le
débat sur la langue soit possible. Oser proposer de changer la
moindre règle de grammaire, c’est être pris aussitôt
pour un ignorant ou un
traître. Il y a à cet égard une tradition du
débat qui aurait dû perdurer. Les ancêtres
grammairiens de nos académiciens l’avaient beaucoup
pratiqué à propos du participé passé
en relation au verbe avoir. Devait-il rester invariable, se comporter
comme
avec le verbe être, s’accorder avec le sujet ou bien avec le
complément
d’objet?
Ainsi peut-on regretter les
réactions
autoritaires des académiciens à la circulaire du
Ministère
de l’Education sur la féminisation des métiers pourtant
déjà
pratiquée depuis longtemps par les élèves et les
parents.
On doit cependant prendre
conscience que ces réactions fondaient leur
légitimité sur l’idée que l’Académie aurait
à tout jamais et elle seule le droit de
contrôler la langue. «Depuis quand les ministres
s’occupent-ils de la néologie?» s’exclamait le
secrétaire perpétuel, se référant au
pouvoir donné par Richelieu. Ecartant du même coup les
Français(es) qui parlent et écrivent le français
et qui pourraient avoir leur opinion, tout comme les Ministres
qui représentent ces Français plutôt
démocratiquement.
Comment expliquer ces
réactions autoritaires sinon par le fait qu’au 17ème la
démocratie n’existait
pas, ni l’éducation généralisée d’ailleurs.
Et
comment s’en étonner si l’on considère que les structures
d'organisation
de l’Académie (secrétaire perpétuel,
élection
à vie, cooptation par les pairs) ont toutes disparu de nos
institutions
politiques, ou encore que l'image d'apparat de l’épée est
la
trace d’une époque où l’on pouvait se provoquer en duel
aussi
facilement qu’on téléphone aujourd’hui.
On comprendra que l’attitude
académique,
en confortant l’idée selon quoi une langue s’appauvrit
lorsqu’elle
vit et se transforme, conduit finalement à ne pas
«défendre» la langue, contrairement à
l’intention affichée, mais à la plomber de formes
archaïques, souvent illogiques et contradictoires.
On pourrait alors lui
reprocher de
maintenir les Français (particulièrement les enfants)
dans
une sorte de schizophrénie en les forçant à
pratiquer d’un côté un écrit
désaccordé de l’époque, et de l’autre une langue
parlée plus ou moins en prise avec le temps mais
considérée comme du mauvais français. Et aussi, du
même coup, d’amener des générations
d’étudiants du monde entier à délaisser petit
à petit, et sûrement, notre langue.
On pourrait encore accuser
l’attitude académique d’obliger les plus rétifs d’entre
nous, et même les plus francophiles des francophones, à
recourir de plus en plus souvent à l'anglais pour nommer des
concepts contemporains, langue qui crée librement et facilement
des mots en fonction des besoins
de la vie. Et ce contrairement à la nôtre qui doit
attendre
que des commissions ad hoc, généralement des
années après
l’introduction du mot anglais, décident si tel nouveau mot ou
expression
peut se "dire" en français.
Je reprocherais surtout
à ceux qui bloquent l’invention de nouvelles formes d’être
généralement les mêmes qui répètent
sans lassitude que le monde contemporain
est vide de sens. C’est pourquoi le temps est venu de poser la question
de
l’Académie.