Les
intellectuels européens, lit-on, prennent peu position sur la
guerre
du Kosovo. Comment se prononcer en effet, à moins de s'en
remettre
à "sa" conviction profonde qui s'avère de bien mauvais
secours?
D'où un malaise dans
la pensée qu'activent des prises de positions tranchées.
Car beaucoup d'arguments peuvent se retourner au profit d'une autre
conviction profonde, par exemple lorsque sont comparées les
méthodes soit de l’Otan soit des Serbes à celles des
nazis. Ou bien les arguments sont peu crédibles, ainsi la
thèse de la manipulation de l'opinion par la presse
française (où chacun a pu trouver toutes opinions y
compris celles des serbes)… Ou alors la question est carrément
écartée: "s’il fallait déclencher une guerre
partout où sont bafoués les droits de l’homme…" comme
l'écrivait Jean Clair, directeur du musée
Picasso, dont le texte a été aussitôt repris sur le
site
beograd.com.
Et comment comprendre le
philosophe Jean Baudrillard qui persiste a développer sa
théorie (ça crève les yeux, dit-il) selon
quoi le régime serbe ferait le sale boulot voulu par les
occidentaux, celui de préserver une Europe "blanche",
théorie que déjà il étayait en 1994
en affirmant qu’on n'interviendrait jamais véritablement contre
les Serbes?
Et comment expliquer que
l’intellectuel Régis Debray se laisse aller par exemple à
dénoncer
la destruction par l'Otan de trois cent écoles alors qu’il n’a
personnellement constaté «que» le soufflage de
vitres dans trois écoles ?
Au fond pourquoi tant
d’arguments, censés dénoncer des intentions
inavouées ou faire apparaître les "vraies" raisons,
servent en réalité à justifier des convictions
partisanes, en l'occurrence: anti-américaine, anti europe
supranationale, voire anti modernité ?
On se dit qu’il doit y avoir
un ressort mental de gestion de ces convictions qui, en lieu et place
d'une
fonction de pensée, pousse à soutenir telle thèse
ou
tel camp, comme on "supporte" spontanément tel joueur ou telle
équipe dans une compétition sportive. Ainsi les partages
se font, pour ou contre, certains souhaitant l'effondrement du
régime serbe, tandis que d'autres espèrent une
catastrophe pour l’Otan.
Malaise aussi dans la
pensée devant la légèreté des jugements
portés sur
le processus diplomatique (on a mal négocié) ou sur la
stratégie militaire (il fallait envoyer des hommes au sol
dès le début). Devant la facilité avec laquelle on
crie à la barbarie de
l’intervention militaire après avoir tant clamé la
lâcheté
de la non intervention. Malaise devant la soudaineté de
l’abandon
du pacifisme ou au contraire du repli non interventionniste, tandis que
les chefs de guerre se trouvent être d’anciens pacifistes
(Clinton, Solana…).
Depuis le début
des bombardements
aériens on se sent sous une chape de plomb, on aurait
préféré
qu’ils ne débutent jamais. Chaque matin on redoute de nouvelles
bavures
autant que l'on craint l'annonce d'autres "exactions". Chaque soir on
espère
la fin de cette guerre survenue à un moment où l'on
commençait
d'entrevoir la possibilité que les conflits se résorbent
autrement.
Alors on remonte dans le
temps. Que le régime serbe n’a-t-il joué la
négociation et
appelé aux instances internationales pour défendre ses
minorités,
au lieu d'envoyer troupes et canons comme en «1914 »?
Que n’a-t-il choisi la
discussion et l’échange au lieu de soutenir dans le plus grand
cynisme le pilonnage de Sarajevo ou les exécutions collectives?
Que n’a-t-il
transformé le Kosovo, terre sacrée des ancêtres, en
un pays de développement, de culture et de paix, au lieu d'en
supprimer autoritairement le statut
d'autonomie, optant ainsi pour la force, la haine et finalement
l'expulsion
d'une majorité de ses habitants?
On se sent sous une chape de
plomb parce que les frappes aériennes relèvent d’une
stratégie, finalement imposée par l’adversaire, qui est
une stratégie
de la claque, puis du cassage de gueule en train de glisser vers la
mise
à mort. Et "on" aurait préféré que
l'Occident
en reste à "sa" stratégie de la négociation. A une
stratégie de civilisation.
On imagine cependant sous
quelle chape de ciment nous serions si les exactions s'étaient
poursuivies sans intervention, et maintenant si les forces serbes
reprenaient leurs
(ex)actions après cessation des bombardements.
Alors il faut encore revenir
à l’Histoire, pas à Sarajevo 1914 pour en conclure que
ça
recommence. Non, aux conduites millénaires des troupes
d'occupation,
avec déplacements de populations, viols, pillages et autres
"exactions"
qui se sont toujours pratiqués au fil de l’Histoire, souvent
même
au nom des plus grands principes.
Il se trouve que cela
désormais se sait, et que ce n'est plus supportable comme
ordinaire des conflits.
Non, chasser les habitants
de
leur maison, séparer les hommes d’un côté et femmes
et enfants de l’autre, incendier les maisons, violer les femmes,
liquider
une partie des hommes, finalement expulser ce qu’il en reste de cette
population
après l’avoir privé de tout, papiers et argent… Non, cela
ne
se fait plus, je veux dire, cela ne doit plus se faire. Il faut le dire
à
ceux qui exercent ces "pouvoirs" que cela ne se fait plus.
Personne ne le veut plus, ni
les peuples, ni même les populations qui sympathisent avec des
mouvements nationalistes (Irlande, basque, corse par exemple) ne
veulent plus la violence des armes. Autant le peuple serbe que les
autres.
Mais où donc situer
la
source de ces cruautés communes à toute l'Histoire? Dans
la
certitude d'avoir le bon droit, d'avoir raison, et donc de pouvoir user
de
tous moyens pour défendre sa cause forcément juste. Mais
d'où
cela vient? sinon de ce que l'on doit nommer l’idéologie de la
terre
qui ne peut-être que celle de "ses" ancêtres, et
l'idéologie du sang qu’on ne doit pas mélanger, celle de
la race qu’il faudrait conserver pure, de la religion qui serait
supérieure à celles des voisins etc. Vieux principes
selon quoi l’on peut aller bouter ou déloger voisin ou
étranger, imposer sa religion ou ses lois, bien sûr tout
cela par la force, sans discuter ni négocier, donc sans entendre
l'autre. Bref, être précisément à
l'opposé de toute attitude de communication.
Cette communication, si
décriée dans les phrases toutes faites, qui pourtant
gomme les conflits et réduit les frontières dès
qu'elle s'installe.
Ce qui a toujours
été de mode aussi et ne devrait plus l'être, c'est
le fameux entêtement à ne pas céder, jusqu’au bout,
plutôt la mort et quoi encore si c’était possible.
L'entêtement serbe, sans
nul doute valeureux dans la résistance aux nazis, ne
relève
plus du chevaleresque mais de l’entêtement borné. Tout le
monde
sait combien le «ne pas céder», érigé
en
fierté, conduit en général, comme dans la vie
privée,
aux pires catastrophes.
Malaise dans la pensée donc, sauf à décrypter, mettre en cause et rejeter de toute notre intelligence la culture de mort.
J’ai
lu dans le journal Le Monde votre article à propos des
médias qui m’a donné envie de vous parler. Alors j’ai
appelé chez
l’éditeur Gallimard, assez régulièrement, et tout
aussi
patiemment, jusqu’à me rendre compte que vous étiez aussi
difficile
à joindre qu’un homme d’Etat, sans pouvoir d’ailleurs
décider
si c’était pour vous une situation agréable ou
désagréable.
C’est au sujet de cet
article
dans Le Monde, ai-je expliqué à une personne
aimable,
j’étais sur le point de lui dire que je me réjouissais de
votre
phrase sur la dite « pensée unique », selon vous
l’une
des dix mille façons « au moins » de ne pas penser…
C’est
au sujet de cet article dans Le Monde, ai-je
réexpliqué
à une autre personne, aimable également, qui me renvoyait
cependant à quelques raisons générales pour
m’éconduire, comme on disait sous l’ancien régime.
Dans ce texte, vous
écrivez que s’il n’y a pas de bonne société,
jamais, on peut désormais s’inventer une vie créatrice et
intéressante. Voilà
en quoi il y avait urgence pour moi à vous joindre : C’est une
idée neuve, cher Monsieur, à l’image de ce que disait
l’autre du bonheur, que c’était une idée neuve en Europe.
Oui c’est une idée
neuve de penser que l’individu peut se fabriquer une vie
créatrice et intéressante. C’est une nouveauté,
une novation, une transformation dans le trajet historique des
sociétés, étant entendu que déjà
quelques-uns dans l’Histoire ont su se ménager une vie de cette
sorte. Mais ils se sont gardés de le formuler car en exprimer
l’idée aurait été passible du bûcher,
notamment quand le monde n’était qu’ «ici bas».
Aujourd’hui peu
écouteront cette proposition tant il semble difficile de
surmonter le vieux désir de servitude.
A ce propos je voulais vous
dire, et je vous l’écris, ce que depuis mon isolement relatif je
crois constater avec inquiétude. Ceci : un certain nombre de gens
–sûrement de cette vieille
cléricature dont vous parlez- ne semblent pas se rendre compte
qu’en
crachant leur haine un peu infantile à l’égard de leur
époque
ils collaborent de fait avec les intégristes, qu’en refusant
tout
constat de transformation du monde (rien ne change, c’était
mieux
avant, répètent-ils) ces gens s’en approchent
objectivement.
Cela devient si aigu que
certains intellectuels qualifiés de gauche ne sont pas loin de
n’avoir plus que l’exclusion comme séparation idéologique
avec l’intégrisme.
Pour le reste, ils ont
en commun la critique du libéralisme aussitôt
qualifié
de sauvage, en réalité l’anti-mondialisme et
l’anti-europeisme, et aussi l’appel à redécouvrir,
réinventer, réapprendre etc, qui traduit la revendication
du «retour» jusqu’à
la mise en cause des acquis de libération des années
septante, par exemple le rejet du féminisme, et celui du
libéralisme
dans l’éducation, dans les mœurs etc…
Il y a là me
semble-t-il un grand danger, d’autant que les médias sont
particulièrement accueillants pour ce type de discours et pour
leurs auteurs qui d'ailleurs ont le culot d’affirmer prendre le
contre-pied des valeurs admises alors
qu’ils reprennent simplement une idéologie historique
très
répandue, celle dont on espérait s’être
"délicoté"
comme le disait mon arrière-grand-père en
référence à ses chevaux...